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Du risque au tragique : un parcours médical

Franck SENNINGER est médecin du sommeil en libéral.

Article référencé́ comme suit :

Senninger, F. (2025) « Du risque au tragique : un parcours médical » in Ethique. La vie en question, janv. 2025.

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

Le risque est inhérent à l’exercice de la médecine. Une désinfection à la biseptine® pour un acte aussi bénin qu’un vaccin ne représente a priori pas de grands risques pour le patient, sauf s’il est allergique à la chlorhexidine et qu’il fait un choc anaphylactique. Encore faut-il le savoir au préalable afin de l’éviter, car le risque se cache dans l’éventualité d’un dysfonctionnement dommageable lors de la réalisation d’un acte médical. Il y a même un nom pour cela : l’aléa thérapeutique.

Le mot risque provient du latin resecum qui signifie « ce qui coupe » sous-entendu le fil normal et attendu d’une action. Plus le fil est ténu ou abîmé, plus les forces qui s’exercent dessus sont fortes, et plus ce même fil a des risques de se rompre.

 

« Il y a risque et risque »

Comme dans l’histoire comique sur les chasseurs, il y aurait « un bon et un mauvais risque ». Le bon risque correspond à celui que l’on prévoit comme le fait de programmer une césarienne devant une grossesse à risque. Cela reste du domaine du connu, du prévisible. Il y a aussi le risque inconnu, mais prévisible, comme le fait d’envisager des complications lors de cette même césarienne. Même si on ne les connaît pas précisément, on se doute bien qu’elles peuvent survenir. Ces risques-là sont inconnus, mais prévisibles.

Et puis, il y a le mauvais risque, celui de l’inconnu inconnu. L’événement imprévisible qui vient modifier parfois dramatiquement la vie d’un grand nombre de personnes, comme ces femmes enceintes dans les années 50 à qui l’on a prescrit de la thalidomide, un sédatif a priori bénin, afin de leur éviter des nausées et de leur permettre un meilleur sommeil. La suite, ce sont environ 12 000 enfants nés avec des anomalies graves. Cet inconnu inconnu, peu probable, imprévisible, d’une portée considérable et exceptionnelle, entre-t-il dans ce que Nassim Nicholas Taleb appelle un « cygne noir » (1) ?

Toutefois, en matière de responsabilité, le professionnel de santé ne peut mettre en avant le fait d’être le jouet des événements. Nemo auditur propriam turpitudinem allegans, disaient les anciens. Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude. Autrement dit, on ne peut pas se targuer de n’avoir pas prévu certaines conséquences en raison d’un manque de savoir, de formation ou d’expérience. La question se pose cependant face à l’imprévisible. On peut se demander si le savoir, la formation, l’expérience sont de nature à diminuer les risques.

Intuitivement, on aurait tendance à répondre par l’affirmative. Qui ne préférerait confier sa santé à un praticien chevronné plutôt qu’à une personne débutante en la matière, et dont la compétence reste à démontrer ? Cependant, le savoir peut aussi conduire à un excès d’orgueil, une sorte de toute-puissance qui conduirait à ignorer les conséquences de ses actes. On peut remarquer que le savoir ne s’acquière pas toujours de la même façon. Parfois, il fait suite à une démarche prospective, d’autres fois, ce sera de façon rétrospective, mais généralement il se manifeste davantage par induction que par déduction. Il va du particulier au général et l’on comprend aisément que cela puisse constituer un risque. Ce n’est pas parce qu’un traitement fonctionne chez certaines personnes que ce sera le cas pour tout le monde. Le drame de la thalidomide est là pour nous le rappeler.

Kant avait évoqué cet hétérogénéité du savoir dans sa Critique de la raison pure. Pour lui, nous produisons notre connaissance si bien que la notion de savoir absolu disparaît. Le savoir est en mouvement, en perpétuelle construction et relatif à soi. Il serait donc une pratique, puisque notre réflexion procèderait par comparaison. Kant introduit, au côté du savoir, la notion d’ignorance en contrepoids de l’obligation de savoir (2). Non pas une ignorance rejetée mais assumée à la manière de Socrate.

Jonas reprend à son compte cette dialectique entre savoir et ignorance. Pour lui, l’ignorance et le savoir sont indissociables, tant et si bien que plus le savoir augmente, plus son opposé augmente avec lui (3).

Le savoir ne serait donc pas un bon prétendant pour prévenir le risque. Qu’en est-il de l’expérience alors ?

Celle-ci n’a pas beaucoup plus les faveurs du philosophe du XVIIIe siècle, en matière de prévention du risque : « l’expérience nous dit bien ce qui est, mais elle ne dit pas qu’il faut que cela soit, d’une manière nécessaire, ainsi et non pas autrement » (4). Il est vrai que l’expérience nous renseigne sur ce qui existe, mais que chaque cas est particulier et que rien n’est immuable. Et puis, l’expérience montre que l’on est toujours près… pour le coup d’avant.

Alors l’éthique se montre-t-elle à même de réduire le risque ? Permettrait-elle à l’Art médical de trouver son kaïros, une certaine compétence qui permettrait de prendre des décisions en équilibrant prudemment les avantages potentiels et les dangers possibles grâce à des normes, des principes, des règles ?

 

Du bon usage de l’éthique

Lorsqu’un médecin, chef de service en gynécologie-obstétrique, promet d’effectuer lui-même une césarienne à sa patiente qui présente une grossesse à risque « pour éviter tout risque » et qu’il décide, en raison d’un déclenchement naturel de l’accouchement avant le rendez-vous prévu, de poursuive celui-ci par les voies naturelles, il prend un nouveau risque qui lui vaudra éloge et reconnaissance de la parturiente en cas de succès, condamnation et colère si le bébé venait à décéder. C’est malheureusement cette dernière éventualité qui est advenue. Nous avons vu que ni le savoir ni l’expérience, indiscutables chez ce professeur renommé, ne représentaient un garde-fou suffisamment solide pour éviter un drame. Mais a-t-il péché en quelque façon « éthiquement  parlant » ? L’obstétricien s’est-il senti suffisamment engagé dans cette parole donnée ?

C’est sur ce type de questionnement que Jankélévitch nous mène, affirmant que tenir sa parole doit constituer la norme : « Faire comme on dit parce qu’il n’y a que les actes qui comptent : tel est l’impératif numéro Un, et l’impérativité de toute normativité » (5). Jankélévitch rejoint ici des thèmes existentialistes, où l’existence et l’authenticité sont déterminées par les actions. L’intégrité implique que les individus agissent en accord avec leurs valeurs et engagements, démontrant ainsi leur authenticité et leur sérieux moral. Les promesses créent des attentes légitimes chez les autres, et les honorer est une question de justice et de respect.

Il existe toutefois ici une tension éthique entre les conséquences catastrophiques de ne pas tenir sa promesse et l’intention du médecin de rechercher le mieux possible dans les circonstances présentes. On ne peut faire abstraction de cette intention louable d’autant qu’une césarienne représente trois fois plus de risques de complications qu’un accouchement par les voies naturelles. Mais pour couvrir un risque, on en fait surgir un autre. La couverture est souvent trop courte. Elle met à découvert les limites fixées et transgressées et dans le cas présent par celui-là même qui les avait instaurées.

 

Limites médicales et leur transgression

La transgression est le moteur du progès et c’est parce que Pasteur a inoculé le virus de la rage (atténué) à un enfant que bien des maladies infectieuses sont désormais éradiquées. Attention toutefois à ne pas l’instaurer en règle. Pour certains auteurs, la transgression est aujourd’hui une partie intégrante de la vie, cette dernière « comme méthode, style de vie, signe des temps, partout répandue, feint de croire qu’aucune limite n’est à respecter » (6). Il semblerait exister une éthique de la transgression, ce qui peut paraître paradoxal à première vue.

C’est que le concept n’est pas facile à manier. Foucault déclare dans sa Préface à la transgression que celle-ci représenterait une profanation dans un monde qui ne reconnaîtrait plus le sens du sacré pour revenir sur cette idée quelques pages plus loin où il ne trouve rien de « négatif dans la transgression » (7). Cette contradiction vient peut-être de l’objet considéré par le philosophe. Si dans l’art elle trouve souvent sa justification, il en va autrement dans l’Art médical où le médecin doit se montrer plus conventionnel. Du reste, Ghislain Grodard ne transige guère lorsqu’il écrit que la transgression des normes, des limites ou des valeurs historiques de l’éthique est dangereuse et illégitime et que si, malgré tout, transgression il doit y avoir, la décision doit être collégiale (8), sous-entendu avec la famille, les professionnels de santé en charge du patient et éventuellement un comité d’éthique. Faute de cela, le sujet patient se transformerait en objet.

 

Des mots à la confiance

Les mots, pour Buber, n’expriment pas une chose qui existerait en dehors d’eux, mais ils fondent une existence une fois dits (9). La parole donnée est ainsi performative : elle engendre une situation ou une relation qui n’existait pas auparavant. Lorsque le médecin dit qu’il fera une césarienne, cette promesse ne se contente pas de refléter un plan futur, mais elle crée une attente et une obligation morale. De là naît la confiance. Pour parler un langage « buberien » la patiente est devenue le Tu du professeur, elle n’est plus une chose entre les choses, pas plus qu’elle n’est Elle ni un mode de l’être. Lui-même devient un Je au contact du Tu. Il reconnaît l’humanité de l’autre et partant, sa propre humanité.

La confiance vis-à-vis d’autrui porte davantage sur le présent que sur l’avenir, tandis que la promesse place l’avenir sous l’autorité du passé. Si la confiance libère l’âme, la promesse aurait plutôt tendance à la rendre dépendante de sa parole.

Quand le professeur assure : « je vous ferai moi-même la césarienne pour éviter tout risque », il donne rendez-vous à l’avenir avec l’obligation pour lui de se conformer à sa parole. De fait, cela constitue une perte d’autonomie pour le professeur. Une promesse est un engagement. Il n’agit pas seulement en tant que professionnel de la santé, mais en tant qu’être humain engagé dans une interaction authentique avec un autre être humain. Tout change lors du décès du bébé.

La patiente entend le mot fondamental Je-Tu comme le mot fatal je tue. Le médecin n’a pas respecté sa parole, il l’a transformée en objet, elle est devenue le Cela de la médecine. Cette rupture de la parole donnée peut être ressentie par la patiente comme une trahison profonde. Elle ressent que ses besoins et ses sentiments n’ont pas été pris en compte de manière adéquate.

L’engagement peut être défini comme une promesse ou une obligation que l’on s’impose à soi-même ou envers autrui, impliquant une fidélité et une constance dans la réalisation des actes ou des devoirs associés. Il est le fondement des relations personnelles, professionnelles et sociales et implique une responsabilité morale et éthique, en obligeant l’individu à tenir ses promesses et à respecter ses obligations.

Cela est le ressenti de la patiente, un point de vue subjectif. Le changement de stratégie constitue-t-il une transgression éthique majeure pour autant ?

Kant répondrait par l’affirmative, arguant que personne ne voudrait qu’un autre manquât à sa parole, tandis qu’Aristote serait sans doute plus nuancé. En effet, le Stagirite définit un acte juste comme celui qui « entraîne à agir justement et à souhaiter ce qui est juste » (10). Par juste, le philosophe entend ce qui est à la fois légal, équitable (honnête), qui assure le bonheur des concitoyens, qui implique un comportement vertueux avec autrui… On comprend que, dans le filtre éthique de la prise de risque, le rôle de l’intention se dessine peu à peu en contrepoint d’un conséquentialisme qui condamnerait l’action du médecin à la seule prise en compte de ses résultats.

 

Le temps de l’intention

Il n’y a que l’intention qui compte ! assure l’adage populaire. Mais de quelle intention parlons-nous ? De celle de la consultation ou de celle de la salle de travail ?

S’agit-il de l’intention de ne pas prendre de risque supplémentaire face à une grossesse à risque et de pratiquer une césarienne ou bien de l’intention de faire encore mieux que prévu et de pratiquer un accouchement par voie basse puisque tout se déroule pour le mieux et cela, de façon naturelle. Dans ce cas, s’agissait-il simplement de rassurer la patiente dans le cabinet de consultation en lui demandant de ne pas s’inquiéter parce qu’aucun risque ne serait pris ?

Nous pouvons remarquer que le fait de dire à une personne de ne pas s’inquiéter et qu’aucun risque ne sera pris a justement de quoi inquiéter, sinon pourquoi le préciser et mentionner qu’il existe bien un risque inquiétant. Par ailleurs, cette situation correspond à ce que Jankélévitch nomme une « affirmation de l’affirmation », c’est-à-dire une « virtuelle et naissante infirmation » (11) en raison de la manière dont les affirmations sont faites et perçues. Un peu comme quand une personne affirme « c’est vrai, je dis la vérité », le doute commence à poindre dans l’esprit de son interlocuteur.

S’agit-il de ne pas prendre un risque supplémentaire avec une césarienne alors qu’un accouchement par voie basse se déroule sans incident particulier. On imagine le tiraillement moral du médecin lié par son engament moral, par sa promesse et la tentation de laisser faire la nature, comme dans la méthode de Vermelin en cas d’accouchement par le siège et qui consiste à s’asseoir et à regarder l’accouchement se faire tout seul afin de ne rien faire pour contrecarrer la nature et ne pas rajouter de la difficulté à la difficulté.

On comprend que derrière ne pas vouloir prendre de risque supplémentaire se cachent deux intentions diamétralement opposées. Deux situations équivalentes sur le plan moral. Et pourtant, dans cette indécidabilité, il faut bien à un moment donné décider, ne pas rester sur des intentions, mais les transformer en action.

Pour Jankélévitch, la responsabilité éthique du médecin émerge dès l’intention initiale de soigner. Cette intention n’est pas une simple pensée passagère, mais le point de départ d’une chaîne d’actions et de conséquences. Une intention devient sérieuse lorsqu’elle intègre non seulement le but (la fin), mais aussi les moyens nécessaires pour atteindre ce but et les conséquences potentielles des actions entreprises. Ainsi, l’intention, les moyens, et les conséquences constituent un tout indissoluble et complet. Chaque partie de l’action éthique est dépendante des autres et doit être considérée dans son ensemble.

De ce point de vue, l’éthique jankélévitienne diffère de la déontologie médicale qui veut une obligation de moyen et non pas de résultat. La différence est importante, car l’intention, puis les moyens, revendiqueraient un bien-en-soi qui revendiquerait à son tour sa propre finalité, ce qui conduirait à assumer les conséquences de l’action, même celles qui ne sont pas immédiatement prévisibles en une sorte de holisme éthique.

Or, comme on le voit dans ce cas clinique, les intentions n’empruntent pas toujours des chemins balisés. Elles peuvent varier au cours du temps et suivant les circonstances.

D’autre part, la question de la finalité représente la clef de voûte éthique de ce cas où le praticien, de bout en bout, œuvre pour le mieux et où malgré tout, le drame final vient l’accuser. On peut se demander avec Jonas si la fin est un bien en soi et si devant un bien recherché, à savoir mettre au monde un enfant, son obtention devient un bien et son empêchement un mal, et si avec cette différence commence l’imputabilité de la valeur (12). Si la finalité faisait sens, la valeur d’un acte serait considérée alors à travers le prisme d’une éthique téléologique où le bien serait la réussite et le mal l’échec et la valeur éthique de l’action serait déterminée par la capacité à atteindre ou non la fin recherchée.

Kant répond à cette hypothèse dès la première phrase des Fondements de la métaphysique des mœurs : « De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne volonté » (13). Par « bonne volonté », Kant entend celle d’agir selon des principes moraux et rationnels, indépendamment des résultats de ses actions, et cela dans notre monde aussi bien que dans toute autre entité concevable. Il met ainsi en avant la pureté du cœur et celle de l’intention.

Cette « bonne volonté » kantienne ne satisfait que partiellement Jonas. Pour l’auteur de Le principe de responsabilité, de même qu’il faut ne pas être sourd pour entendre, de même les hommes ont en eux la capacité d’être affectés, et sont donc déjà potentiellement des « êtres moraux », car capables d’entendre la loi morale (14). Cette capacité d’empathie et de sensibilité morale serait une partie essentielle de la nature humaine qui permettrait d’entendre l’impératif catégorique « tu dois ». Mais pour ce faire, le sentiment moral a besoin d’être structuré et légitimé par une autorité extérieure, telle que des principes moraux ou des commandements éthiques.

On retrouve ici deux faces quant à l’éthique de la responsabilité. Une face objective et une face subjective. La première rationnelle, la seconde émotionnelle, l’une qui oblige, l’autre qui corrige. Ces deux faces ne s’opposent pas, elles sont mutuellement complémentaires et l’une et l’autre sont des parties intégrantes de l’éthique comme telle.

Kant et Jonas ne s’opposent donc pas, mais se complètent. En revanche les utilitaristes ne se satisfont pas de ces arguments. Pour eux, la raison peut bien épouser la sensibilité ; le plus important est de savoir si c’est pour davantage de bonheur ou davantage de malheur. Pour eux, seuls les résultats comptent pour qualifier si une action est morale ou non : « La doctrine qui donne comme fondement à la morale l’utilité ou le principe du plus grand bonheur affirme que les actions sont bonnes [right] ou sont mauvaises [wrong] dans la mesure où elles tendent à accroître le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur » (14). Il s’agit donc d’une conception conséquentialiste où la moralité des actions dépend uniquement de leurs conséquences.

Il nous semble que cette succession d’intentions, de moyens mis en œuvre, de sensibilité et de résultats, réglée de façon à obtenir le meilleur « rendu éthique », sonne parfois faux dans leur agencement trop bien ordonné.

Le fait de trancher de façon éthique n’exige pas en tout temps et en tout lieu le chemin emprunté par la vertu. Il arrive même que ce soit l’inverse qui se produise et qu’une décision ne trouve sa justification vertueuse qu’a posteriori de façon à l’entériner, à la ratifier à travers une délibération plus circonstancielle que rationnelle. C’est que le cœur, l’inconscient ou encore l’habitus peuvent prendre le pas sur la raison.

« Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point », affirme Pascal qui ajoute : « on le sait en mille choses » (15). Le coup de foudre entre deux personnes en est une belle illustration et les explications rationnelles peinent parfois à trouver une justification à l’émoi ressenti.

L’inconscient ignore également les intentions, notamment quand il s’exprime  sous la forme pulsion, concept vulgarisé par Freud. Une pulsion agressive, sous la forme d’une colère et de mots qui dépassent la pensée, peut laisser son auteur ainsi que son auditoire plongés dans la perplexité. Ce n’est qu’après coup qu’il pourra éventuellement en retrouver l’origine, une vexation refoulée liée à son enfance, période pendant laquelle il avait le sentiment d’être méprisé, par exemple.

 

En fin : le tragique

Quoi qu’il en soit l’issu de la décision se solde parfois par un drame. Mais y avait-il matière à décider en définitive. Après coup, on peut refaire l’histoire et décréter qu’il n’y avait qu’à suivre l’intention première. Mais entre deux solutions risquées, lorsque le temps joue contre soi, quand il s’agit de vie ou de mort, comment découvrir la moins risquée des solutions, la moins mauvaise d’un point de vue médical et moral. C’est là que réside la tragédie, ce drame de l’indécidabilité.

On peut se demander quel secours l’on peut attendre de la philosophie dans cette situation.

Paradoxalement, c’est Ricœur – un philosophe – qui apporte des éléments de réponse à savoir qu’il n’y a pas de réponse, philosophique en tout cas. « La sagesse tragique renvoie à sa sagesse pratique à l’épreuve du seul jugement moral en situation » (16). Aucune circonstance ne ressemble à une autre et en définitive, lorsque le tragique fait irruption, il y aura autant de réponses possibles que de situations différentes. Tous les conseils n’y changeront rien.

 Est-ce pour autant un aveu d’impuissance morale ?

Pas nécessairement, répond Ricœur, le fait que la tragédie soit « génératrice d’une aporie éthico-pratique » est à prendre en compte. Faute d’enseignement moral par le tragique, l’homme, et peut-être plus encore le médecin, doit puiser dans ses propres ressources morales en vue d’une « sagesse pratique en situation qui réponde le mieux à la sagesse tragique ».

Le tragique encourage un pragmatisme éthique, où l’on cherche à faire le mieux possible dans chaque situation, tout en sachant que l’on peut ne pas toujours pouvoir atteindre une « solution parfaite » et que, parfois, l’action entreprise entraînera une forme de perte, de souffrance, ou de sacrifice.

 

Conclusion

Le risque, l’aléa thérapeutique, la fatalité, quel que soit le nom qu’on lui donne selon les circonstances, dissimule toujours l’une des faces de la pièce, même lorsque celle-ci présente celle de la certitude. Il est facile de juger de la valeur morale d’un acte à ses conséquences, tout comme il est aisé de ne tenir compte que des intentions. L’éthique se voudrait plus nuancée et envisager dans le même regard le temps de l’intention dans sa pluralité, celui de la décision, celui de l’acte lui-même et celui de ses conséquences.

En dernier ressort, face au « caractère intempestif » du tragique, le médecin, désormais sans repères éthiques, se retrouve seul avec ses valeurs, ses convictions et son expérience, un exercice difficile qui révèle les limites de l’Art médical, mais qui lui confére aussi toute sa grandeur.

 

Références :

(1) Tabeb N. N., Le cygne noir, Paris, Les Belles Lettres, 2020. Le concept du cygne noir vient du fait que pour tous, un cygne ne peut être que blanc, jusqu’au jour où l’on découvrit un cygne noir en Australie, événement imprévisible et improbable.

(2) Kant E., Critique de raison pure, Paris, Puf, 2023, p. 233.

(3) Jonas H., Le principe responsabilité, Paris, Flammarion, « Champs essais », 1995, p. 33.

(4) Kant E., Critique de la raison pure, op. cit., p. 32.

(5) Jankélévitch V, Le sérieux de l’intention, Paris, Flammarion, « champs essais », 1983, p. 269.

(6) Atlan M., Droit R.-P., Le sens des limites, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2021, p. 93.

(7) Foucault M., Préface à la transgression, Paris, Lignes, 2012, p. 9.

(8) Grodard G., « Pour une éthique de la transgression » in Controverses éthiques d’aujourd’hui, Paris, Éditions du Cerf, 2023, p. 32.

(9) Buber M, Je et tu, Paris, Aubier, 2012, p. 35.

(10) Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, GF Flammarion, 2004, Trad.Bodeüs R., V [1177 a 6], p. 225.

(11) Jankélévitch V, Le sérieux de l’intention, op. cit.

(12) Jonas H., Le principe responsabilité, op. cit., p. 158.

(13) Kant E., Fondements de la métaphysique de mœurs, Paris, Le Livre de Poche, [1785], 1993. p  57.

(14) Mill J. S., L’utilitarisme, Paris, Flammarion, « Champs classiques », [1861], 1998, p. 21.

(15) Pascal B., Pensées, par Guthlin A,, Paris, Lethielleux, p. 218, (https://maxencecaron.fr/wp-content/uploads/2010/09/Pensees-de-Pascal.pdf).

(16) Ricœur P., Soi-même comme un autre, Paris, Éd. du Seuil, 1990, p. 281.