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Du courage en éducation thérapeutique

L'Auteur :

 

Philippe WALKER, né en 1953, est médecin endocrinologue, praticien hospitalier, chef de pôle et exerce en cabinet libéral à Bourges. Promoteur et président du réseau de soins du Cher CARAMEL pour les personnes diabétiques et obèses, il est doctorant en philosophie à Paris-Est et porte ses recherches sur l'éducation thérapeutique du patient.

 

DU COURAGE EN EDUCATION THERAPEUTIQUE


Parler du courage peut-il nous éclairer pour mieux comprendre ce qui détermine le choix entre deux modèles d'éducation thérapeutique ? Il est étonnant d'entendre sereinement prononcer le même mot avec des sens opposés, sans que les sujets ne s'aperçoivent que ce qu'ils veulent dire est compris à l'inverse par l'autre. Une sorte d'accord metaverbal fait alors consensus. Il en est ainsi du courage et de l'éducation thérapeutique.
Nous savons que deux modèles d'éducation du patient se côtoient pour le meilleur et contre le pire. Un modèle de connaissances extérieures, centré sur la maladie, il s'agit de bien le faire, et un modèle d'autodétermination, centré sur le malade, il s'agit de faire le bien. Pour le courage aussi, deux modèles sont dans nos têtes. Notre pari est que parler en même temps de ces deux termes ambivalents, le courage et l'éducation thérapeutique, permet de faire sens. Ainsi parler du courage pourrait nous éclairer pour mieux comprendre ce qui détermine le choix du modèle d'éducation thérapeutique. Et parler d'éducation thérapeutique pourrait nous aider à mieux comprendre le modèle de courage utilisé.
Trois questions peuvent être posées :
– Qu'est-ce que le courage ?
– Comment penser le courage quand on est soignant ou soigné ?
– Comment le questionnement du courage permet de comprendre l'éducation thérapeutique ?

Petit survol historique et conceptuel sur la notion de courage

Le mot courage dérive de cur, le coeur, les dispositions du coeur, et pendant longtemps coeur et courage étaient synonymes. La Fontaine illustre les trois sens du courage que donne Le Robert.
– L'ensemble des passions (sens vieilli) : « Au moins que les travaux, les dangers, les soins du voyage, changent un peu votre courage » (résolution), Les deux pigeons, L. IX, fable 2.
– Le fait d'agir malgré les difficultés, c'est l'ardeur, la volonté, le zèle, l'énergie dans l'action. Sens actif : « Je ne sais pas l'endroit mais un peu de courage vous le fera trouver. Vous en viendrez à bout » Le laboureur et ses enfants, L. V, fable 9.
– Le fait de ne pas avoir peur, devant la souffrance, physique ou morale. Sens passif : « La vraie épreuve du courage n'est que dans le danger que l'on touche du doigt. Tel le cherchait, dit-il, qui changeant de langage s'enfuit aussitôt qu'il le voit. » Le lion et le chasseur, L. VI., fable 2.
Aristote attire notre attention sur les faux courageux (1) : ceux qui apprécient mal le danger, et ceux qui sont sans crainte. Celui qui ne perçoit pas le danger, l'aveugle au bord de la falaise, et celui qui est sans peur, le sage aphobique ou l'homme entraîné ou l'impulsif, ne sont pas des personnes courageuses. De même celui qui ne fait preuve de bravoure qu'à cause de l'espérance ou de l'attente du bien, n'est donc pas homme courageux (2)  et Aristote condamne le suicide. Ainsi pour certains patients, l'auto injection d'insuline mobilise de nombreuses craintes par défaut d'expérience (crainte de la douleur, crainte de se tromper). Pour d'autres, au contraire, l'injection sous-cutanée ne provoque aucune crainte car ils en ont l'expérience pratique, comme cette infirmière devenue diabétique, elle n'est pas courageuse, elle connaît simplement son métier.
Dans la philosophie occidentale, on retrouve le courage entre coeur et raison, entre thumos et logos. Aristote, dans L'éthique à Nicomaque, fait du courage une vertu qui est guidée par le sens de la juste mesure entre deux extrêmes : la lâcheté et la témérité. Pour notre auteur, le courageux n'est pas celui qui ne craint rien, mais celui qui sait avoir peur de ce qui est véritablement un mal à craindre et qu' « il choisit d'endurer parce qu'il est noble de le faire, ou parce qu'il est honteux de ne pas le faire » (3).  Aujourd'hui, le terrain du courage s'est déplacé et nous ne pourrons plus suivre Aristote jusqu'à sa perception de la noble mort à la guerre, les guerres rencontrées par les soignants se produisent dans d'autres espaces et dans un autre temps. Nos patients ont des maladies qui leur offrent d'autres occasions de mourir dans d'autres combats, combats non plus contre les autres mais avec eux-mêmes. Pour Platon, le thumos est un sentiment d'ardeur qui, comme le dit Michel Tournier, vient s'insérer entre la tête raisonneuse et le ventre-sexe. Un sentiment qui viendrait de ce qu'il est communément appelé le coeur, comme dans l'expression « du coeur à l'ouvrage » qui indique l'ardeur avec laquelle on travaille.
Le courageux est-il le vainqueur ou bien le vaincu, le combattant ou la victime ? Le courage « à l'ancienne » aurait non seulement déserté le terrain social, mais aussi le champ de l'individu. Le courage n'est plus à la guerre, mais dans l'âme. Nombreux sont les soignants ou les patients qui invoquent les maux issus d'une fatalité de société, de l'état, des autres. Ils se sentent contraints à l'impuissance et ont des difficultés à mobiliser leurs capacités, à intégrer des changements d'habitude d'agir ou d'habitude de penser, à mobiliser leur courage. « Non ! Çà suffit ! Trop, c'est trop ! ». Le courage, c'est aussi dire non à une situation mal vécue, chercher une solution, une médiation, un remède à défaut d'un médecin.
Ainsi, deux modèles de courage se sont imposés. Un modèle personnel guerrier qui s'est progressivement socialisé. Le courage viril d'Achille, andréia, chanté par les poètes, permettant la vie éternelle du héros, a servi de modèle à Alexandre le Grand puis à César. C'est le courage héroïque du guerrier. Un autre modèle apparaît avec le courage de la maîtrise de soi, de former ses opinions. Avec les stoïciens, la connaissance de ce qui doit être supporté permet le courage car « rien n'est mal de ce qui se fait selon la nature » (4).  Pour le chrétien, le fait d'accepter les épreuves, son sort avec patience et soumission est réputé courageux. C'est le « chevalier de la résignation infinie » qui accepte sa condition humaine. Nous avons là des réactions habituelles à court terme de nos patients : se battre contre sa maladie ou contre ses émotions pour accepter ses contraintes, lutter contre ce qui est extérieur à soi ou lutter contre ce qui est intérieur à soi. Le courage né du doute est apparu avec le christianisme, avant qu'il ne réapparaisse un courage plus politique, décrit par Machiavel, au service de la communauté.
Dans le premier modèle, être courageux, c'est lutter hors de soi, contre un autre, quelqu'un puis contre des idéaux. Dans ce deuxième modèle, être courageux, c'est lutter en soi, contre moi, contre un état pathologique. « Le courage ne s'oppose alors plus comme dans l'Antiquité à la lâcheté, mais à la paresse et à la mollesse de la volonté » (5).  Agir de manière courageuse, c'est encore combattre, mais c'est lutter contre des ennemis intérieurs, désirs, faiblesses ou peurs. Ainsi la morale n'est pas le respect d'un code de valeurs établies, mais celui d'une procédure d'évaluation de soi.
Ce déplacement intellectuel et subjectif du courage introduit une nouvelle temporalité dans le courage. Ce n'est plus la force impétueuse et brève d'un acte d'éclat, mais la force constante que demande la cohérence dans le comportement et la maîtrise dans l'attitude. Ce n'est plus l'action isolée, mais la disposition générale face à la vie. Cette nouvelle forme de courage permet d'aborder la maladie non tant dans sa forme aigue, où le courageux soignant, armé de sa puissance de compassion et de ses armes techniques, part à l'assaut de l'accident aigu qui attaque son prochain, mais dans sa forme chronique avec celui qui, armé de savoirs techniques et de philosophie, permet l'abord du mal chronique qui rend son prochain impuissant d'être.

Le métier de soignant entre vertu froide et vertu chaude

Courage d'action ou courage de pensée ? Le courage est-il un geste d'éclat, inaugural, ou la persistance d'un effort ? Comme le disait Nietzsche, le courage est l'exemple même d'une vertu froide et d'une vertu chaude.
« A vrai dire, l'humanité a jugé très utile le courage, qu'il soit de sang-froid ou ardent, et de plus, trop peu fréquent pour ne pas le ranger parmi les joyaux sous deux couleurs différentes » (6). 
Nous pourrions en rapprocher le sang chaud des uns s'opposant au sang froid des autres, et au courage passionné, un courage raisonné. Pour le courage comme vertu chaude, nous en rapprocherons le langage martial des soignants et des soignés qui se battent contre la maladie. Dans le film La guerre est déclarée (I), Roméo et Juliette luttent contre la maladie de leur enfant Adam ; il faut être plus fort qu'elle, l'héroïsme homérique se manifeste par la visibilité du geste d'éclat sur une scène publique, à l'hôpital comme sur le champ de bataille. Guerre contre la maladie, qui ne doit pas se transformer en guerre contre le malade, ce qui n'est pas rare dans la maladie chronique qui remet tellement en question le soignant. C'est une vertu utile dans toutes les situations d'urgence, où l'action prime. A l'inverse dans les maladies chroniques, cette version chaude du courage peut favoriser un mécanisme de défense habituel du soignant contre la remise en question de sa toute puissance est d'attribuer la responsabilité de sa maladie à la toute puissance du malade. « Moi, je vais lui dire, lui dire la vérité : Nous, on n'y peut plus rien, c'était à vous de faire ce qu'il fallait faire avant. »
A l'inverse, pour le courage comme vertu froide, le courage est en latin virtus qui signifie aussi la vertu, et qui vient de vir, l'homme mais aussi l'humain. On voit donc dans le courage se dessiner un symptôme d'humanité. Le courage, comme vertu, est puissance d'humanité. Nous en rapprocherons l'effort pédagogique du philosophe, l'héroïsme platonicien d'une relation au disciple dans sa recherche de la vérité. Il débouche sur le rôle politique. C'est une vertu du rapport de soi aux autres. Chez les Grecs, le courage était de s'exposer devant le public. Courage de dire la vérité face au tyran ou à l'assemblée du peuple. Puis au fil du temps, avec le développement du christianisme, la notion a évolué et le courage est devenu une vertu du rapport de soi à soi. Dans les situations d'urgence, le sang froid sera apprécié pour organiser les secours, rassurer les équipes, mais réduira la réactivité aux évolutions imprévisibles des situations abordées. Face à la maladie chronique, il n'y a pas d'urgence et le temps est souvent nécessaire pour trouver la meilleure solution d'accompagnement dans la durée, mais le sang-froid ne veut pas dire ne rien décider, mais décider après un temps de réflexion permettant de prendre en compte tous les facteurs.
Le courage est un joyau, un joyau à ranger sous deux couleurs différentes nous dit Nietzsche, il est remarquable et remarqué. Mais sa perception dépend de la référence du sujet et du sujet lui-même. D'une part, le même sujet peut apprécier le courage par rapport à soi-même ou par rapport aux autres, D'autre part, deux sujets peuvent référer différemment l'expression de ce courage, la même action peut demander du courage à l'un et pas à l'autre. Se lever tôt le matin pour prendre un train pour travailler demande le courage de programmer son réveil-matin, mais se lever de bonne heure pour lire un essai passionnant, ou pour écrire le fruit d'une nuit de repos, est un réel plaisir et ne demande aucun effort et donc pas de courage. Pour notre lecteur matinal, la perception de ce qui n'est pas évitable n'est pas vécu comme courageux, car il n'a pas le choix, alors que choisir de se réveiller tôt pour faire quelque chose qui demanderait un effort à autrui, peut lui paraître courageux. L'effort est subjectif, il dépend du sujet. Il peut apparaître courageux à celui qui se baigne avec plaisir de voir l'autre rester allongé sur la plage à se laisser stoïquement brûler par le soleil. A l'inverse, il peut apparaître courageux à celui qui est allongé voluptueusement sur le sable, de voir l'autre se baigner dans l'eau fraiche. Mais l'habitude du courage pour l'un pourrait être perçue comme le courage de l'habitude pour l'autre. « Je ne le ferai pas. Mais lui, il est habitué ! » Pour moi, il me faudrait faire un effort, mais pour lui cet effort est réduit par l'habitude dont nous avons parlé. Le courage se réfère au choix volontaire d'un effort perçu comme tel par soi ou par autrui. On comprend donc pourquoi ce qui peut-être perçu comme courageux par les uns peut-être perçu banal pour d'autres. Le courage se réfère à sa perception inter et intrasubjective.
Les champs de bataille, où le courage de chacun est appelé à s'exprimer, se sont modifiés dans l'histoire et explorent les différents sens du courage. D'où l'intérêt de l'alliance de l'esprit et du coeur, du thumos et du logos car là où s'accomplit le miracle de leur articulation, nait ce que l'on peut appeler une “oeuvre de civilisation“ (7).

Le courage en milieu de soin

Comment le soignant peut-il comprendre et utiliser le courage dans son action de soignant et dans l'action du soigné ? Le discours sur le courage est abondamment utilisé en éducation du patient, à la fois par le soignant mais aussi par le soigné, courage de dire, courage de faire, mais aussi courage d'être et d'assumer sa responsabilité, courage de s'engager dans une relation complexe. L'éducation du patient nous amène à développer le rapport du courage au faire, le rapport du courage à être.
Le courage s'identifie différemment devant la même situation, selon le sujet, selon qu'elle est vue par le soignant ou vue par le patient. Plus le risque est perçu comme important, plus il faudra de courage au sujet. Marcher sur une planche de 30 cm de large posée sur le sol ne comporte pas de risque et ne demande aucun courage. Marcher sur la même planche à 3 m de hauteur comporte plus de risque en cas de chute, et marcher sur la même planche à 10 m de hauteur relève du défi car un faux pas nous serait fatal. Objectivement, la planche a la même largeur, mais le risque et par conséquent le courage à mobiliser pour surmonter notre crainte dépendra de l'idée que chacun se fait de la hauteur subjective à laquelle est placée la planche. C'est l'évaluation du risque induit par la situation que je rencontre. Le patient dit : « J'ai pas le courage de me piquer » ; le soignant dit à sa collègue à la transmission d'équipe « Celui-là, il ne veut rien entendre, bon courage ». A notre impuissance devant la maladie chronique, aux contraintes de sa prise en charge, soignés et soignants partagent un espace et un temps lourds à supporter. Le courage est la vertu à mobiliser pour rompre, rompre avec la peur de l'injection pour le patient, rompre avec la tentation de laisser le patient dans ses difficultés pour le soignant. Mais quel type de courage peut nous aider à résoudre la crise, à laquelle nous sommes confrontés, afin de se retrouver en adéquation soignant avec soi-même ? Alors, le courage, vous le voulez chaud ou froid ? Ou tiède ?
Ce déplacement intellectuel et subjectif du courage introduit une nouvelle temporalité dans le courage. Ce n'est plus la force impétueuse et brève d'un acte d'éclat, mais la force constante que demande la cohérence dans le comportement et la maîtrise dans l'attitude. Ce n'est plus l'action isolée, mais la disposition générale face à la vie. Cette nouvelle forme de courage permet d'aborder la maladie non tant dans sa forme aigue, où le courageux soignant, armé de sa puissance de compassion et de ses armes techniques, part à l'assaut de l'accident aigu qui attaque son prochain, mais dans sa forme chronique avec celui qui, armé de savoirs techniques et de philosophie, permet l'abord du mal chronique qui rend son prochain impuissant d'être.
Pour malades et soignants, le courage peut s'exprimer par l'encouragement à se battre contre la maladie, contre le malade, ou contre le soignant. Le courage, c'est aussi lutter contre le découragement du sujet malade ou soignant face à la maladie,. Allons courage ! Courage, fuyons ! Entre ces deux expressions opposées du courage, soignants et soignés expriment leur façon courageuse d'aborder leurs rencontres avec eux-mêmes soignant et la maladie ou eux-mêmes soignés et leurs maladies, ou bien avec les autres soignants ou les autres malades.
En effet, le courage est contagieux, et c'est ainsi qu'entre malades, les groupes animés par un soignant dans le cadre de groupes thérapeutiques, ou les groupes animées par un malade comme dans les associations de patient dans le cadre de l'accompagnement peuvent s'animer de la diffusion du courage d'un membre du groupe aux autres participants. Nous le constatons autant dans nos réunions du réseau CARAMEL, que dans le cadre des hospitalisations de semaine de nos patients. Mais cette diffusion du courage touche aussi les soignants, lors de leurs réunions d'équipe, en transmission, en staff, ou en formation, comme nous avons pu le constater lors de nos formations internes que nous nommons “Café éducation”. Cette diffusion du courage dans son sens passif ou actif, prend toute sa dimension dans les réunions partagées entre soignants et soignés que nous organisons annuellement, nos “Ateliers de printemps”.
Ce partage est incontournable, car n'oublions que bien au-delà de l'organe malade, de la cellule qui ne fonctionne plus ou du gène qui nous y prédispose, nous sommes avec le diabète, l'obésité ou l'anorexie dans des maladies dont l'évolution dépend de la vie quotidienne. Une expérience que chacun partage, puisque stress, alimentation, mobilité et sexualité sont le lot de vie de chacun, soigné et soignant.  L'approche scientifique se retourne dans cette maladie contre elle-même car plus elle se développe, et plus elle nous amène, par une biologisation, toujours plus intensive de l'existence de la personne diabétique au travers de ses variations glycémiques, à prendre en compte notre humanité dans notre intériorité et notre extériorité. Une patiente nous dit : « Je me suis disputée avec ma compagne pour une bêtise et le soir j'avais 1,94 g. Comme quoi, il faut modérer son comportement. » Cette patiente a remarqué qu'une contrariété modifiait son équilibre biologique. En effet, cet affect a favorisé la fabrication d'hormones hyperglycémiantes, et notre patiente souffrant de diabète n'a pas pu compenser cette hyperglycémie par la fabrication d'insuline. Les capteurs de glucose dont nous disposons actuellement mesurant toutes les cinq minutes la glycémie sont de véritables affectomètres. Mais on ne peut que constater, car ils ne peuvent pas prédire la perception affective consciente et inconsciente de la personne, ils ne peuvent que souligner son importance dans la compréhension de l'évolution de la maladie.
Une personne diabétique, n'est ni seulement un diabétique, ni seulement un diabète. Le courage philosophique serait le courage de pouvoir dire non à la vision réductrice, heureusement autolimitée par la pratique, qui fait l'échec ou le succès de nos rencontres thérapeutiques. La vie ne se met pas en équation (II).  Dire non à l'hégémonie de l'industrie pharmaceutique dans le raisonnement médical, dire non à l'Isoméride, et aux anorexigènes, dire non au Médiator, et aux glitazones. C'est facile quand c'est interdit, mais il faut un peu de courage pour résister aux pressions multiples de prescriptions lorsque c'est commercialisé, et que les premiers effets indésirables apparaissent dans la littérature internationale. Les visions scientifiques et éthiques sont alors requises pour lutter contre une médiacratie omnipotente.

Trois alternatives pour cibler le courage en éducation thérapeutique

Le courage contemporain peut se penser autour de trois alternatives (8).  Ces trois alternatives s'appliquent à notre problématique et après les avoir décrits, nous verrons comment ils éclairent notre appréhension de l'éducation thérapeutique :
— Est-il plus courageux de supporter une situation pénible ou de rompre ? C'est un premier conflit entre l'endurance du coeur et l'affirmation des valeurs.
— Être courageux est-ce réfléchir avant d'agir ou agir avant de réfléchir ? Ce deuxième conflit se situe entre lucidité et passion.
— Être courageux, est-ce défendre le bien ou n'importe quelle cause ? Ce troisième conflit explore la relation entre morale et sentiments.
Nous allons voir comment soignant ou soigné peuvent se poser ces trois questions autour de l'imbrication entre coeur et raison, et nous permettent de resituer cette antique vertu au centre de notre existence. Plus précisément : en son coeur. Toutes ces questions sont posées aux soignés quand il faut affronter la crainte des conséquences de la maladie ou celle du traitement et de ses effets secondaires. Ces questions sont aussi posées aux soignants quand il faut affronter nos peurs de ne pas pouvoir éviter les complications vitales pour le patient ou de ne pas pouvoir éviter une réduction importante de sa liberté. Alors que pour le soignant, la peur des complications de l'hyperglycémie prédomine sur la crainte de provoquer des hypoglycémies ; pour le soigné, la crainte d'hypoglycémie immédiate l'emporte sur la crainte de complications du long terme. Certains soignants brandissent la menace des complications à éviter pour invoquer une HbA1c inférieure à 6,5 %, mais ce qui multiplie par trois le risque d'hypoglycémie sévère (III).
Nous pouvons nous représenter pour chacune des trois questions, deux réponses extrêmes. Le courage de chacun peut alors se représenter comme un curseur placé entre ses deux expressions extrêmes, comme étant dans chaque situation le meilleur compromis. Pour choisir la tendance entre ces alternatives, répondons d'abord à la troisième question : Être courageux, est-ce défendre n'importe quelle cause ou défendre le bien ? Faut-il écouter davantage son coeur que sa raison ? Notre réponse à ce questionnement éthique permet de situer le courage, quelque part entre coeur et raison.
Plus le savoir permet de mobiliser le courage du côté du coeur et davantage les sentiments prennent le pas sur la raison. “J'ai peur ! Il vient de me dire que si mon HbA1c ne baisse pas, je vais devenir aveugle.” Ainsi savoir que l'état actuel de mon diabète peut me conduire à la cécité génère le courage dans sa couleur chaude. Et pour y pallier, nous développerons plus facilement une approche éducative du type sécuritaire immédiate, avec ses risques de formatage pour la personne éduquée et d'autoritarisme pour la personne éducatrice. Dans cette approche le courage, version chaude, favorise la rupture plutôt que l'endurance dans le cadre de la première question, et privilégie l'action plutôt que la réflexion dans le cadre de la deuxième question.
Plus le savoir permet de mobiliser le courage au profit de la raison, et donc aux dépens du coeur, plus nous favoriserons une éducation de type autodétermination. “Je pense préférable d'équilibrer mon alimentation, plutôt que de prendre un médicament qui peut me donner des effets indésirables.” L'endurance est alors privilégiée sur la rupture, ce qui répond à la première question et où la réflexion est favorisée par rapport à l'action, ce qui répond à la deuxième question.
Cette approche par le courage de l'abord de l'éducation thérapeutique nous permet aussi de comprendre, selon le type compliance ou autodétermination de cette éducation, comment sa mise en oeuvre peut être un combat épuisant pour le soignant comme pour le soigné avec burn out du soignant et dépression chronique du soigné, ou au contraire devenir une habitude valorisante pour le soigné comme pour le soignant par une satisfaction partagée entre soignant et soigné sur le long terme de la maladie chronique.

                    Éthique du courage
                               Savoir
Coeur--------------------------------------Raison

Rupture---------------------------------Endurance
Action------------------------------------Réflexion

Éducation "sécurité"        Éducation "autodétermination"

Penser l'éthique du courage nous permet de comprendre les oscillations entre l'éducation “sécurité” et l'éducation “autodétermination” et apporte un éclairage à l'éthique de l'éducation du patient. Nous pouvons alors nous installer avec le patient dans une approche de l'habitude pour renforcer cette pratique. Habitude du courage pour éviter la succession des efforts aboutissant dans la durée à la fin du courage.


NOTES EXPLICATIVES :

(I) Film réalisé par Valérie Donzelli, sorti en 2011.

(II) Ainsi la composition des aliments est moyennée comme si la moyenne permettait un calcul. Ainsi l'analyse de la pomme, dont nous connaissons les différentes variétés, l'état différent de maturation, les différents modes de production avec leurs différents terroirs, ne peut pas aboutir à un chiffre scientifiquement exact, mais invariable de nutriments glucidiques, pour la pomme qui est en réalité consommée. La pomme aussi est du domaine du vivant. Il n'y a pas, dans ce domaine, de paradigme, si ce n’est celui que l’homme se construit. Un référentiel arbitraire produit du hasard technique et du désir humain de transformer une image en réalité. Les influences hyperglycémiantes des hormones de contre régulation fabriquées en cas de stress sont tout simplement omises, car on ne peut les prévoir. On ne peut prévoir le stress perçu par autrui. Et tout cela produit non pas une mais bien évidemment des équations… à chaque "scientifique" de choisir la sienne eu égard au principe de liberté de chacun… de chaque scientifique… ou de chaque scientiste.

(III) Ceci explique d’ailleurs les pondérations introduites en 2010 par les chercheurs qui ont augmenté à 7,5 % chez une personne souffrant d’une cardiopathie le seuil souhaitable d’équilibre glycémique afin d’éviter les troubles du rythme parfois mortels, en cas d’hypoglycémie, et à 8% pour les enfants.

 

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES :

 (1) Aristote, Ethique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 2001, III, 10, 1115 b 24-30.
 (2) Aristote, Les grands livres d’éthique (La grande morale), trad. Catherine Dalimier, Paris, Arléa, 1995, XX, 9, 1191 a 15.
 (3) Aristote, Ethique à Nicomaque, idem. , III, 11, 1116 a 10-15.
 (4) Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, II, XVII, p. 49.
 (5) Thomas Berns, Laurence Blésin, Gaëlle Jeanmart, Du courage, une histoire philosophique, Paris, Les Belles Lettres, encre marine, 2010, p. 106.
 (6) Friedrich Nietzsche, Aurore in Oeuvres, Paris, Laffont, Bouquins, 2004, t.1., 277, p. 1120.
 (7) Paul Audi, Créer, introduction à l'est/éthique, 11200 Lagrasse, Verdier, 2010, p. 33.
 (8) Vincent Delecroix,  « Le courage aujourd'hui », Philosophie magazine, n° 29, Paris, mai 1995, p. 36-59.