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Doit-on mériter sa greffe ?

Doit-on mériter sa greffe ?

 

Par Flore CHEVET

 

Après des débuts dans le soin des patients dépendants à l’alcool, Flore CHEVET rejoint l’équipe de Psychiatrie et Psychologie de Liaison de l’Hôpital Européen Georges Pompidou (Paris 15e), où elle exerce pendant 10 ans, notamment dans le service de transplantation pulmonaire. Elle est actuellement thérapeute familiale pour l’UFITAA (Unité Familiale Inter-hospitalière pour les Troubles du comportement Alimentaire chez l’Adolescent) à l’Hôpital Jean Verdier (93 Bondy).

 

Article référencé comme suit : Chevet, F. (2018) « Doit-on mériter sa greffe ? » in Ethique. La vie en question, mai 2018.

 

Une version PDF de l'article est accessible au bas du document Web.

« Si c'est un don, il est tout de même d'un genre spécial, pense-t-elle. Il n'y a pas de donneur dans cette opération, personne n'a eu l'intention de faire un don, et de même il n'y a pas de donataire, puisqu'elle n'est pas en mesure de refuser l'organe, elle doit le recevoir si elle veut survivre, alors quoi, qu'est-ce que c'est? La remise en circulation d'un organe qui pouvait faire encore usage, assurer son boulot de pompe ? » Maylis de Kerangal (1)

 

 

Résumé

 

Lorsqu’on entre dans le domaine de la greffe d’organe, la question des critères d’inscription sur liste d’attente est essentielle, et soumise à un débat constant. Plus que la loi en elle-même, c'est aux équipes, aux médecins, de trouver la juste mesure, face à la singularité de chaque situation, tout en s'appuyant sur des concepts de justice et d'équité nécessaires à leur processus de décision. Parce qu'il y a pénurie, les équipes contrebalanceraient ce flou de l'attribution par une forme de pression, créant l'idée d'un ultime critère : le patient est-il méritant ou pas ? Si, pour Marcel Mauss, le don est indispensable à notre lien social, on peut penser le don d'organe comme vision humaniste pure, et réseau humain le plus abouti. Mais il est aussi possible, avec Gildas Richard, que ce soit le donataire qui fasse le don. Le don devient ainsi non une nécessité qui contraint mais une nécessité qui oblige, renvoyant à bien autre chose qu'à lui-même. C'est en ce sens que Jean-Luc Nancy propose de parler, plutôt que de don, de transmission de vie, renforçant l'idée d'un passage, d'un flux de vie qui vient d'ailleurs, de plus loin que nous. Mais finalement, on peut poser l'hypothèse que le don d'organe post-mortem, loin d'être une triangulation, révélerait bien une relation duelle par procuration entre l'équipe et le receveur. Les équipes peuvent ainsi se sentir dépositaire de ce don particulier et créer des conditions d'attente envers le receveur, idéalement devenu donataire. Du côté des patients, les paris restent ouverts. Si le rôle de l'équipe est de créer les conditions, malgré les moments de frustration et de découragement, permettant au receveur de devenir donataire, d'accéder à plus d'autonomie, d'épanouissement, d'accroissement de soi, sa limite restera la singularité des histoires de chaque patient, leur temporalité, leur représentation de la greffe et leur rapport au désir et aux sentiments de gratitude.

 

 

Pour commencer

 

Quand j’ai commencé à travailler avec l’équipe de transplantation pulmonaire comme psychologue, j’ai d’abord été confrontée à une dimension inédite pour moi à l’hôpital : la pénurie de l’objet même du traitement, le greffon. Difficile de penser que la seule chance de survie du patient que je rencontrais avait pour contingence la « chance » qu’un autre compatible meure en temps et en heure pour qu’il soit sauvé. Dans un second temps, une autre dimension me frappait : un décalage entre une vision idéalisée du donneur super-héros et du receveur à jamais en dette, et mon expérience naissante bien plus complexe. Je me rendais bien compte que l’équipe était en demande de cette gratitude, de cette reconnaissance du patient greffé, et un certain contrat tacite pouvait s’instaurer entre les équipes et le patient, occasionnant parfois certaines difficultés relationnelles. Qu’est-ce que l’équipe pouvait attendre du patient receveur de greffe ? De quoi l’équipe se sentait-elle dépositaire ? Outre l’investissement important des équipes qui peuvent vivre l’échec d’une greffe comme un échec personnel, une question m’est alors apparue : au fond, doit-on mériter la greffe ? Y aurait-il une correspondance glissant naturellement de la valeur morale du don à celle de la vie du receveur, magiquement marqué par le sceau de la vertu, transformation inéluctable et attendue par les équipes ?

 

 

Comment fait-on avec la question du mérite  et la notion de justice dans le domaine de la greffe ? Comment définir les critères d’attribution ?

 

Dans le domaine de la transplantation, la demande excède l’offre et l’organe prélevé est une ressource précieuse. On est obligé de penser l’efficacité du traitement et la capacité du patient à tirer profit du traitement, c’est à dire de se poser la question de la plus juste et de la plus équitable répartition possible. Ces critères se situent dans une logique de sauvegarde de l’égalité des chances et de discrimination positive. Si ce qui est juste est ce qui fait coïncider le légal et l’égal selon Aristote, et que l’égalité est la condition nécessaire pour que la justice puisse fonctionner, l’équité intervient a posteriori pour rétablir l’égalité lorsque celle-ci est rompue malgré le légal. Il introduit l’équité comme correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité. Ainsi, si les critères d’inscription sur liste de greffe se doivent d’être justes, ils se doivent également de s’adapter à ce qui est le plus équitable, grâce au jugement prudent du soignant en fonction des lois, de la situation, de ses connaissances et de son expérience. Dans le domaine de la transplantation, qui va au-delà de la loi écrite pour être juste et devient ainsi « l’homme équitable » ? Le soignant peut-il endosser ce rôle ?

 

 

Penser avec Rawls l’équité en se basant sur la position du plus défavorisé

 

Rawls postule que les individus doivent se déterminer ne fonction de deux principes. Selon le premier principe, chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu des libertés de base égales pour tous. L’équité est un préalable obligatoire, une référence nécessaire à toute construction juridique, à la définition de ce qu’il appelle les principes de justice qui vont réguler le fonctionnement de la société. Le second principe (le principe de différence) cherche à faire toute sa place à l’idée d’égalité, où nul n’a le droit de garder pour lui l’intégralité des avantages qu’il retire des circonstances favorables et moralement arbitraires dans lesquelles il se trouve placé et où les inégalités ne sont légitimes que si tous profitent du surcroît de richesse qu’elles rendent possibles. L’exigence égalitaire se traduit donc par l’impératif de maximisation de la position la moins favorisée. Il s’agit de raisonner en tentant d’adopter le point de vue de celui qui occupe la position la plus défavorisée ou inconfortable afin d’être dans la posture la plus équitable possible.Le principe de justice ne pouvant être l’égalité arithmétique, le problème est celui de la distribution sociale équitable des contraintes, charges, privilèges et honneurs. Selon Rawls, un point d’équilibre doit exister dans les partages inégaux, afin que certaines inégalités soient préférées à des inégalités plus grandes, mais aussi à une répartition inégalitaire. L’équité est donc équilibre, convenance et juste mesure.

 

 

Ainsi comment déterminer ce qui est un critère d’attribution équitable ? Déterminer quelle est la position du plus défavorisé pour établir ces critères.

 

Les critères d’attribution dans le champ de la greffe d’organe sont : l’urgence et l’efficacité de la transplantation du point de vue médical, le temps d’attente et l’égalité des chances. La question éthique la plus importante touche à la hiérarchisation des critères d’attribution, il n’existe pas de critères purement médicaux et neutres sur le plan moral qui permettraient de s’abstenir de toute considération d’ordre éthique. Il y a aussi des critères non médicaux comme l’âge, les comportements à risque, la compliance, la motivation, le critère du « bon moment », du kaïros, ni trop tôt ni trop tard. Il est nécessaire d’introduire des considérations relatives à l’efficacité et à la capacité du patient à tirer parti de ce traitement, afin de réduire les échecs de greffe, car gaspiller le greffon constitue une injustice envers le défunt. Par exemple, en terme de discrimination positive, on peut prendre le critère de l’âge, et penser, avec Robert M. Veatch, la perspective de la vie parcourue et le temps qui reste à parcourir (the over-a-lifetime perspective), cité par Corine Pelluchon (2). Ainsi, à situation somatique équivalente, le jeune homme de 20 ans est plus défavorisé que l’homme de 70 ans, car s’il n’est pas greffé il ne pourra pas atteindre un âge avancé si on ne lui donne pas la priorité.Toute intervention médicale nécessite qu’on se pose la question du coût, du gain d’autonomie du patient, et de l’accroissement de sa qualité de vie. Si ces conditions ne sont pas réunies, on peut remettre en question la pertinence du geste médical. Cependant n’y a-t-il pas autre chose en jeu dans la transplantation ? Qu’est-ce qui fait qu’on attendrait en plus des valeurs morales de la part du patient receveur pour aider à la décision d’attribution ? Que peut-on attendre du patient greffé, qu’on n’attendrait pas d’un patient qui subirait un remplacement de valve cardiaque par exemple ?

 

 

Le mérite du côté du patient

 

Voudrait-on des patients courageux, qui feront des efforts, se surpasseront, seront à la hauteur, donneront du sens à cet acte médial particulier ? C’est en effet un chemin semé d’embûches, le parcours est long, parfois chaotique, mieux vaut s’armer de tout son courage. La notion de mérite interviendrait parce qu’il y a pénurie, parce que l’on n’arrive pas à fixer totalement des critères et qu’il est impossible de prévoir le devenir de la greffe chez le patient, autant du point de vue somatique que psychologique. L’équipe contrebalance ce flou par l’instauration d’une forme de pression en grandissant le patient d’un mérite supplémentaire, il se doit de devenir l’élu digne de recevoir, se doit de justifier ce choix. Doit-il y avoir un critère lié à la capacité, voire à la dignité, de recevoir une greffe ? Quid de la malchance, de la maladie, des parcours de vie qui sont eux-mêmes autant d’injustices, pouvant conduire à moins de capacité d’accueil et d’ouverture… Aucun critère ne semble permettre de prédire l’avenir, mais l’équité de l’accès au traitement reste le plus éthique dans cette clinique particulière.

 

 

Pourquoi le mot « don » ? Que donne-t-on quand on donne un organe et comment le reçoit-on ?

 

On peut envisager le don comme un renoncement ou une dépossession irrévocable. On accorde à quelqu’un la propriété ou la jouissance de quelque chose que l’on possède, de façon définitive, gratuite et inconditionnelle, transfert définitif et sans contre-partie exigible. Il n’est ni un dépôt car on ne donne pas pour reprendre, ni un contrat car aucune obligation n’est créée, ni un échange car il n’implique aucune réciprocité. Mais une ambiguïté du don existe pourtant : le cadeau peut être empoisonné, comme le souligne la langue allemande avec le mot gift qui a évolué de cadeau à poison. Payer sa dette peut alors être nécessaire pour conjurer le mauvais sort.Sur le plan juridique, l’article 16 du code civil assure la primauté de la personne et la non patrimonialité du corps humain ; par voie de conséquence, le corps ne saurait faire l’objet d’aucun trafic marchand. Le corps n’est ni une batterie d’organes, ni un pourvoyeur d’organes. Le don d’organe reste une question de lien social. Le corps n’est pas objet de partage, il est la seule chose qu’on ne puisse partager même si l’on y consent. Deux positions émergent dans le domaine du don d’organe post-mortem : est-il un choix partiellement volontaire car s’inscrivant dans un lien social, qui incite à penser le corps cadavérique comme appartenant plus à la société qu’à la famille ? Ou est-il un engagement personnel et intime, qui donnerait à cet acte une valeur supplémentaire et peut-être impliquerait un engagement plus fort du côté du receveur ?

 

 

De la nécessité du contre-don chez Marcel Mauss

 

Selon Marcel Mauss, le don n’est pas une suite discontinue d’actes individuels spontanés, aléatoires, motivés par des sentiments de générosité ou par les circonstances. Il se déroule en trois actes nécessaires et obligatoires chacun pour créer ce lien : donner, recevoir, rendre. Il n’est pas plus facile de recevoir que de donner, car celui qui reçoit contracte une dette qui le met en position de rendre. Cercle, mouvement incessant, le don attribue aux hommes, tour à tour, le rôle de donateur et de receveur, et par là même les transforme en partenaires de l’échange, en membre d’un groupe humain. Le don joue le rôle d’embrayeur social privilégié de toute sociabilité sans lequel aucun type de relation sociale ne serait possible. Le don exige donc de la réciprocité, tout don sans contre-don est un poison. Au fond, le donateur véritable n’est pas celui qui donne pour donner, mais celui qui donne aux autres la possibilité de donner à leur tour, c’est à dire de rendre. Mais on peut penser le don en terme de tyrannie : enlève-t-on à l’autre sa liberté lorsqu’on « l’oblige », par la greffe, à s’endetter pour sa vie, une nouvelle fois après sa dette primordiale envers ses parents ? Ou au contraire penser qu’au lieu d’échapper à autrui, le receveur peut être grandi par lui et voir son individualité s’épanouir dans l’asymétrie d’une dette. Même si on ne peut penser en terme de réciprocité pure dans le domaine du don d’organe, l’idée de la reconnaissance d’une communauté d’existence, d’une solidarité sous-jacente liée à notre lien social, et plus profondément à notre humanité semble essentielle dans ce champ. Celui qui transmet ses organes ne s’affirme pas comme un individu isolé, il affirme le lien social entre les individus. En post-mortem, le sujet qui donne le fait pour le bien de l’humanité, avec la conviction que nous appartenons tous à une même humanité.

 

 

Le donataire fait-il le don ?

 

Pour Gildas Richard cependant, c’est du donataire (et non du donateur) que le don doit recevoir absolument toutes ses déterminations. Le don d’organe serait don par le donataire. En reconnaissant la chose donnée comme telle, le donataire accomplit le don, il en est l’aboutissement, son accueil détermine finalement ou non le don. Donner n’a ainsi de réalité que par celui qui reçoit, la balle est dans son camp, tout en étant soutenu et accompagné par les équipes c’est à lui de faire ou non du don d’organe un don. Il s’oppose ainsi à la conception maussienne du don, il ne considère pas que le don puisse être obligatoire et nécessaire. Si je dois rendre à qui m’a donné, c’est d’abord parce que ce geste n’était pas nécessaire, qu’il aurait pu ne pas avoir lieu. C’est l’absence de causalité qui crée l’obligation, ce qui nous permet de faire la distinction entre la nécessité qui contraint et la nécessité qui oblige. La nécessité de donner est bien une obligation, dont l’origine ne peut être autre que le donataire lui-même.On doit envisager l'étant, ce qui est donné dans le don, comme symbole, trace, c'est-à-dire comme renvoyant à autre chose. Mais la difficulté de l'étant est précisément de se mettre lui-même en retrait. Ainsi il conserve l'ambiguïté d'être une réalité ontique, tout en invitant à regarder au-delà de lui. Le donataire de la greffe reçoit certes la reconnaissance de son être comme fin en soi, mais il la reçoit de manière effective et visible au travers de cet étant qui renvoie à bien d'autres choses que cette finalité en soi. Ainsi seul le donataire peut accueillir et déterminer l'étant comme symbole, renvoyant à autre chose qu'à lui-même, c'est-à-dire au-delà des poumons qui permettent de vivre et de respirer, mais également peut-être de retrouver son autonomie, aimer, penser. « Donnant quelque chose à l'autre, je ne peux au bout du compte que présupposer en lui la capacité à recevoir ce quelque chose et à le recevoir de telle ou telle manière » (3). Les paris sont ouverts, le bilan psychologique pré-greffe a bel et bien ses limites.Dans le domaine de la greffe, le don devient nécessaire, mais volontaire, et la loi, comme nous l'avons vu, est là pour protéger les citoyens dans ce cadre précis. Mais le don renvoie à la fois bien à autre chose, et à la fois peut ne pas être perçu comme tel. Il est certain que seul le donataire pourra, bien que reconnu par cet acte même comme fin en soi, selon ses déterminants, sa conscience et sa liberté, déterminer ou non le don comme don.

 

 

Don d’organe ou transmission de vie ?

 

Une transmission de vie serait, pour Jean-Luc Nancy, un concept plus juste que le don dans ce domaine. Il s'agirait de dépasser la vision du donneur-propriétaire. Nous ne sommes, au fond, que très superficiellement le propriétaire de notre corps et que très fugitivement en maîtrise de lui. Philosophe et lui-même patient greffé cardiaque, Jean-Luc Nancy pose la question de l'usage de la notion de don, et ce qu'elle implique, quand on parle de transplantation: "D'abord la greffe se présente comme une restitutio ad integrum : on a retrouvé un cœur battant. A cet égard, toute la symbolique douteuse du don de l'autre, d'une complicité ou d'une intimité secrète, fantomatique, entre l'autre et moi, s'effrite très vite"(4). Loin du fantasme du profane (non-greffé) qui voit en la greffe la transformation de soi, une chance inouïe de survie, un donneur qui sauve tel un héros la vie du receveur en dette à jamais, Jean-Luc Nancy vient poser des mots sur ce que d'autres patients que lui ont pu tenter d'exprimer, parfois avec beaucoup de culpabilité, comme Mr B.: "Au fond, on me répare, et c'est pour moi l'unique histoire de la greffe ; le donneur n'est pas mort pour moi, je ne le connaîtrai jamais, je suis reconnaissant que sa famille ait accepté, mais j'ai mon combat à mener, et c'est mon histoire plus que la sienne qui m'importe à présent".Il s'agirait plutôt, pour Jean-Luc Nancy, de parler de transmission de vie, nous rappelant l'idée de non-patrimonialité de la loi déjà exposée et la chaîne de solidarité que nous constituons, renvoyant plus loin qu'à nous-mêmes en tant qu'individu isolé. Ni cession ni rétrocession, donner un organe nous rapproche de notre humanité. Selon lui, « Il s'agit, en effet, de transmettre ce que j'ai reçu d'ailleurs, du flux de la vie, de l'émotion, du sens. Transmission de vie serait plus juste que « don d'organe ». On y entendrait mieux le passage et le partage, qui ne relève pas d'une décision généreuse mais de la reconnaissance entre nous d'une communauté d'existence qui précède et qui suit nos « personnes » (5). Ainsi, « il n’est pas le geste d’un possesseur qui se dépouille, mais il vient d'ailleurs pour aller ailleurs. La générosité nous vient de plus loin que nous » (6). La chaîne du don d’organe est ainsi une chaîne de liens.

 

 

Le donneur/l’équipe/le receveur : triangulation ou duo ?

 

Impliquant ou non une contre-partie, renvoyant ou non à autre chose que lui, donnant ou non une valeur supplémentaire, ce développement m’amène à me poser une nouvelle question : au fond qui fait le don ? Le donateur ? L’équipe ? Le donataire ? Mon hypothèse serait que, par certains aspects, la valeur de ce don d’organe serait médiée par l’acte ou l’équipe médicale. Est-ce que le don deviendrait don à l’aide ou par cette médiation ?Un donneur d'organe ne donne pas. L'équipe médicale le nomme donneur, transférant sur lui cette compétence, mais on ne sait pas prendre soi-même dans son corps l'organe nécessaire pour le mettre dans le corps de l'autre, nous n'avons pas ce "don". Utiliserait-on ce terme comme un symbole, renvoyant à autre chose qu'à lui-même, à cet acte médié par l'équipe médicale d'un côté, et à la chaîne de liens nous unissant dans une grande solidarité d'autre part? En somme, on pourrait dire que la relation, prime sur l'objet d'échange. Dans le don post-mortem, une relation par procuration est nouée avec l'équipe, qui incarne le don. Isabelle Pipien souligne que « ce qui engage n'est pas l'attente d'une réciprocité, mais une reconnaissance et la volonté de l'existence de l'autre. Contribuer à son existence est une façon de lui offrir la possibilité […] d'être à son tour capable de donner » (7). Serait-ce également le fantasme sous-jacent de l'équipe médicale? Et comment l'équipe peut-elle faire du receveur un donataire?Le don devrait générer gratitude et reconnaissance, car il y a bien abandon, perte d'objet, pour qu'il y ait don. Mais c'est sans compter que le cadeau peut être empoisonné : les cadeaux apportent, selon la nature de la relation, bénéfices ou maléfices. Vivre l'association avec autrui comme enrichissement, épanouissement, comme pari de vie, en assumant des liens non prévus, inattendus, et participer en cela à construire davantage le champ des relations sociales, voilà une réussite ! Mais la transplantation est aussi une transgression de la nature, de laquelle peut naître le monstre, celui qui est par-delà son humanité. Que se passe-t-il quand le receveur n'est pas en capacité de créer le sens du don et que le "cadeau" devient empoisonné par l'étrangeté ou la culpabilité ? Ainsi, on peut entendre la dualité voire la duplicité de ce don particulier qui oblige mais ne contraint pas, qui transmet du moins son paradoxe au donataire, lui-même aux prises avec sa propre histoire. Entre eux, un donateur médiateur, l'équipe.L'équipe se sentirait-elle dépositaire, par procuration, de la valeur de ce don si particulier ? Comme si elle se substituait au donateur, en devenant pourvoyeur de vie, ce qu'indiqueraient ces vécus de déception, de frustration, et de réussite aussi. Au minimum, l'équipe est le témoin du don. Au maximum, elle s'engage dans ce processus, et peut être décideur. Il n'y a pas de rapport duel entre donneur et receveur, comme cela peut être le cas dans la transplantation avec un donneur vivant. Ainsi l'équipe pourrait se substituer à la famille, qui est celle qui donne effectivement, en créant une nouvelle relation duelle entre elle et le patient receveur, l‘anonymat du don participant à cela.

 

 

Le balancier : un pari entre l’équipe et le donataire

 

Dépositaire du coût, de la valeur, et peut-être même de l’aspect transgressif, les équipes peuvent avoir besoin de donner du sens à ce don, et être dans l’attente de quelque chose. Si nous nous inspirons de deux paraboles, la parabole du fils retrouvé et la parabole des talents, nous pouvons nous représenter l’image d’un balancier, les équipes pouvant osciller entre deux postures. La posture du père du fils retrouvé tout d’abord, qui représente l’inconditionnalité où il n’est nulle question de mérite. Et la posture du maître de la parabole des talents où le retour sur investissement est attendu : s’il donne c’est à condition, à charge. Ainsi le balancier irait vers ne rien attendre du receveur, ne pas avoir à mériter, et d’un autre côté vers l’idée d’une donation à charge, donner à condition de, exiger un gain à travers le don. Le don est-il compatible avec une forme d’engagement, de pacte explicite entre le receveur et l’équipe ? On peut alors considérer que le don est plus que le don et l’étant auquel il correspond. C’est dire qu’il ne s’agirait pas uniquement d’un transfert d’organe, mais un don renvoyant à autre chose, donnant à autrui la pure possibilité d’être, ou d’être comme sujet visant simplement des fins (comme par exemple « réussir sa vie »), ou qui invite autrui à se soucier de lui-même et des autres comme des fins en soi. Réparation ou transformation ? De la naissance de cette chimère, par le passage d’une partie du corps de l’un dans le corps de l’autre, on peut, en tant que soignant, espérer une transformation, un au-delà de soi, un gain ou un accroissement de la valeur des talents donnés.Je dirais qu’il y a dans cette histoire de greffe une notion de pari et d’inattendu qui empêche la pure conditionnalité et la prévision. Au fond on ne peut pas savoir à l’avance si le donataire fera le don. Le dette peut barrer la route et empêcher le patient de bien vivre sa greffe, ou cela peut être vécu uniquement comme réparation d’un dommage génétique. Le don d’organe n’exige pas de contre-don, mais il oblige les équipes à créer, par conscience et respect de sa valeur, les conditions pour l’accepter, pour aider à grandir même dans l’asymétrie de la dette.

 

 

Du balancier au questionnement éthique dans le soin

 

Comment créer les conditions pour que, par ce don particulier, l’équipe puisse faire du receveur un donataire ? Une certaine prudence est requise, que l’éthique des vertus nous invite à penser. Pour Aristote, l’homme prudent ou sagace est celui qui, par son expérience de la vertu, en tire de bonnes habitudes, et agit selon une juste mesure, avec prudence, ni par défaut ni par excès. Lorsqu’on ne correspond pas aux normes établies - par exemple lorsqu’on est caractérisé par un handicap - comment créer de nouvelles normes pour l’élargissement de soi ? Comment aider le patient à trouver les ressources pour s’autonormer, trouver son épanouissement en-dehors d’une norme sociale ? Vouloir l’autonomie pour son patient, c’est aussi le replacer dans son être moral. Le soin pourrait avoir cette portée, au-delà de la réparation du corps, malheureusement trop aléatoire et souvent peu pérenne dans cette clinique de la greffe pulmonaire, de donner ou créer les conditions de possibilité, à travers ce geste fort du don d’un autre, de l’épanouissement d’une autonomie morale. Peut-être que la question du mérite est inévitable. Les équipes s'investissent, sont à la fois témoin du coût et de la pénurie, acteur dans le processus d'attribution et de répartition, et témoin des échecs et réussites. Mais cette question n'est pas à évacuer, car elle peut permettre de préciser en chacun sa conception du sens de la vie, de sa valeur, de ses idéaux. Ainsi elle peut, si l'on parvient à se décaler des sentiments de frustration et de découragement inhérents à cette clinique (qui reste assez précaire), nous mener vers cette juste mesure qui se crée entre des attentes en tant que soignant et un chemin venu du patient. Rencontre, où ce don si particulier renverra peut-être à bien autre chose qu'à lui-même. L’idéal serait de penser une nouvelle vertu paradoxale : « l’égoïsme vertueux » ou altruiste, mouvement centripète pour mieux être centrifuge. « Est-ce que ça suffit à remercier le donneur, si je me fais uniquement du bien à moi et que je profite de la vie ? », demande Mlle C. C’est ce qu’en tant que soignante, je continue à espérer pour chacun d'entre eux.

 

 

Notes

 

(1)    Kérangal de M., Réparer les vivants, Paris, Folio, 2015, p. 273.

(2)    Pelluchon C., L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, Paris, Puf, 2009, p.181.

(3)    Richard G., Nature et forme du don, Paris L'harmattan, coll. Ouverture philosophique, 2000, p.124.

(4)    Nancy J.-L., L’intrus, Paris, Galilée, 2000, p.29-30.

(5)    Nancy J.-L., " Don d’organes ou transmission de vie ?", Donner, recevoir un organe; Droit, dû, devoir, sous la direction de Thiel M.-J., Presses Universitaires de Strasbourg, 2009, p.376.

(6)    Ibid.

(7)    Pipien I., L'enfant peut-il consentir au don de sa moelle osseuse ? Histoire singulière d'un enfant autiste, Saint-Denis, éd. Connaissances et Savoirs, 2016, p.89.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Aristote Ethique à Nicomaque, trad. Bodéüs R., Paris, GF Flammarion, 2004

Boarini S., "Chapitre7. Les sens du don; l'essence du don" Que donne-t-on de "soi" dans le don d'organes?, Journal International de Bioéthique, 2009/3 Vol.20, p. 107-117.

Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé, Avis n°115: Questions d'éthique relatives au prélèvement et au don d'organes à des fins de transplantation, Paris, 7 Avril 2011.

Godbout J., L'esprit du don, Paris, La Découverte, coll. "textes à l'appui", 1992, p.32.

Kérangal de M., Réparer les vivants, Paris, Folio, 2015.

Mauss M., Essai sur le don PUF, 1950.

Montaigne, Essais, III, IX, p.969, Puf, 2004.

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Pelluchon C., L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, Paris, Puf, 2009.

Pipien I., L'enfant peut-il consentir au don de sa moelle osseuse? Histoire singulière d'un enfant autiste, Paris, Editions Connaissances et Savoirs, 2016.

Rawls J., Théorie de la justice, Paris, Le seuil, 1989.

Richard G., Nature et forme du don, Paris L'harmattan, coll. Ouverture philosophique, 2000.

Spitz J.-F., "John Rawls et la question de la justice sociale", Études 2011/1(Tome 414).

Thiel M.-J., Donner, recevoir un organe, droit, dû, devoir, Presses Universitaires de Strasbourg, 2009.

Zielinski A., "L'éthique du care. Une nouvelle façon de prendre soin", Etudes 2010/12 (Tome 413), p. 631-641.