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Digressions poetico-phenomenologiques

Digressions poético-phénoménologiques au sein de l'hôpital d’aujourd'hui

 

Après un parcours dans l’industrie pharmaceutique, Catherine KORMAN DELAGRANGE est depuis plus de 10 ans, consultante indépendante en coaching et formation notamment auprès de patients en cancérologie et de professionnels de la santé.

 

Article référencé comme suit :

Korman Delagrange, C. (2020) « Digressions poético-phénoménologiques au sein de l’hôpital d’aujourd’hui » in Ethique. La vie en question, juin 2020.
 

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article

 

Quiconque fait l’expérience d’une visite à un proche, ou d’un séjour à l’hôpital s’expose à une déstabilisation engendrée par une confusion de sensations et de sentiments contradictoires dès le franchissement du seuil. Par la force de l’habitude, la plupart des soignants ont annexé à leur pratique la diversité de ces infimes perceptions, parfois jusqu’à une cécité lisible et ressentie par le malade. Dans cette asymétrie, l’atteinte d’une conciliation dans le parcours de soin s’avère délicate.

 

Par le biais d’une vision profane (malade ou simple visiteur), nous proposons une description et un point de vue particulier de ce « monde à part dans le monde », le nosochomeion, traduit du grec par : le lieu où l’on reçoit les malades : l’hôpital. Cette « spatialisation » pourrait favoriser une plus fine compréhension de l’impact de celui-ci sur le profane, sur les notions d’espace et d’enfermement renvoyant à l’obscurité et à la privation de liberté et soutenir alors, telle une nécessité absolue et systématique un regard et une attention accrue sur l’état d’extrême fragilité et de vulnérabilité qui accompagne désormais le malade et qui surgit dès le franchissement du seuil de cette institution.

 

Ensemble, pénétrons dans l’hôpital, passons de l’autre côté par la porte ou la grille qui en permet l’accès. Courbons-nous sous l’arche qui mène dans l’antre. Arche qui renvoie à une étymologie signifiant en latin arca : coffre, cercueil, sarcophage, mais aussi « commencement » en grec. Voici nos premiers pas dans cet autre monde à part qui érige un nouveau seuil de vulnérabilité. Observons plutôt ce qui se joue dans cette institution séculaire que chacun fuit, évite et en même temps s’y précipite, mu par le doute sur son état de santé, l’hypothétique gravité de son cas particulier, mais aussi l’espoir d’une guérison ou la menace de la mort qui aurait eu l’outrecuidance de se manifester prématurément. Peur d’y pénétrer, peur de ne pas y trouver de place en cas d’urgence. Voilà bien l’équivoque de ce lieu.

 

Observons. Observons le surprenant ballet qui s’y déroule en concédant une certaine vertu à la naïveté de cette démarche.

 

A l’entrée, légèrement à l’écart de la porte automatique dont un détecteur de mouvement déclenche l’ouverture, trois hommes, le regard perdu dans le vague, fument une cigarette sans échanger un mot. À leurs côtés deux ambulanciers attendent leur prochaine mission. L’un fait les cent pas, l’autre joue avec son téléphone. Sans davantage s’attarder, un flux continu de personnes passent la porte, s’engouffrent dans le hall ou quittent les lieux.

 

Dès l’entrée, passée la porte, nos sens sont avisés. Ce qui frappe c’est cette odeur âcre et particulière. Cette lumière : blanche, froide, crue, coupante et multiple. Ces cascades d’images se déversant d’écrans muets fixés sur les murs. L’effervescence des allées et venues. Le claquement des souliers sur le carrelage, le tumulte des voix indistinctes, le bruit d’un distributeur de boissons et des sonneries de téléphone d’antan. Lumières, couleurs, odeurs, bruits. Toute notion d’hospitalité est oblitérée ou imperceptible.

 

Ce hall, traduit de l’anglais « grande salle », est le lieu d’un chassé-croisé où se mêle une foule bigarrée. Certains le traversent rapidement à grandes enjambées, têtes baissées, sans relever les yeux pour se repérer et disparaissent dans les dédales et autres bouches d’ascenseurs, dont ils semblent familiers. Ils viennent « prendre » leur travail et croisent d’un geste furtif ou d’un sourire ceux qui d’un pas plus lent rejoignent leurs pénates. Ici, trois infirmières, blouse blanche, stylo dépassant de la poche, sabots en plastique multicolores produisant des coassements, gobelet de café à la main, discutent jovialement, s’éloignent et disparaissent derrière des portes battantes. Un couple se dirige vers la sortie. Elle, le visage bouffi par les larmes. Lui, entourant ses épaules de son bras. Un homme plutôt jeune, pas rasé, en savate, vêtu d’un jogging, traîne à ses côtés sa perfusion suspendue à une potence. Une vieille dame s’appuyant sur sa canne raccompagne sa visiteuse, dont elle lâche le bras pour la laisser franchir la porte. Déguisant son chagrin, la vieille dame envoie un baiser de la main et d’un pas vacillant rebrousse chemin. Plusieurs fauteuils roulants se croisent et s’accordent plus ou moins la priorité. Dans l’un d’eux, un vieil homme affaissé, comme endormi et recroquevillé dont on ne voit pas le visage. Une fillette souriante, encadrée par deux dames, sans doute sa mère et sa grand-mère, exhibe tel un trophée, un plâtre immaculé.  Un vieux monsieur, seul, l’air égaré, un volumineux pansement sur l’œil droit, trottine vers la sortie. Une femme, ni coiffée, ni maquillée, robe de chambre en nylon rose à fleurs et vieux chaussons, feuillette un magazine. Un homme en pyjama à rayures et pantoufles, tente d’obtenir une boisson dans un distributeur.

 

Quel étrange microcosme que cette antichambre.

 

Alors que toutes ces personnes ne recevraient pas chez elles, un proche ou un ami, ainsi dévêtues ; ici, l’intimité se déploie dans toutes les zones de l’hôpital.

 

Cette gigantesque résidence exhibe une facette de leur intimité et atteste de leur vulnérabilité, à peine le seuil franchi.

En équilibre sur la ligne 

C’est un kiosque à journaux, bonbons, boissons, bibelots et friandises qui fait le lien entre ce monde si particulier et celui que l’on vient de quitter. Plus loin, le bureau des admissions. Des personnes font la queue, attendant leur tour derrière une ligne jaune matérialisée au sol par un avertissement, une information : « limite de confidentialité ».

 

De quelle vertu se pare cette ligne ? Les philosophes de l’Antiquité nous disent que notre monde est fait de lignes. Des lignes qui se croisent et s’entrecroisent et sont légion dans notre vie et dans notre vocabulaire, mais toutes ne se valent pas. Il y a bien des lignes :

 

Virtuelle : ligne de la main

Dictatoriale : ligne du parti

Onirique : ligne d’horizon

Guerrière : ligne de démarcation

Mathématique : ligne droite

Défensive : ligne Maginot

Pédagogique : ligne d’écriture

Montagnarde : ligne de crête

Educative : ligne de conduite

Imaginaire : ligne d’équateur  

Energétique : ligne à haute tension

Musicale : ligne mélodique

Maritime : ligne de flottaison

Interdite : ligne blanche (autrefois jaune)

Généalogique : ligne héréditaire

Ferroviaire : ligne de chemin de fer

Commerciale : ligne de produit

Branchée : on line

Planante : ligne de coke

 

Qu’est-ce que la ligne ? En dessin, la ligne est définie comme un trait, une trace, un contour. Selon Euclide, c’est une longueur sans largeur conditionnée par deux points. Dans le courant artistique du Bauhaus, on parle de lignes actives comme la ligne à la promenade, sinueuse et fluctuante qui se redéfinit sans cesse, invente son orientation et offre des perspectives illimitées et invite au voyage.

 

Examens et dossiers sous le bras, à l’entrée de l’hôpital, les personnes patientent derrière la ligne pour l’obtention d’un code d’accès, autant dire leur nouvelle identité hospitalière : sésame vitale pour accéder aux mandarins, aux spécialistes, aux soins et aux thérapies et faire qu’il ne demeure de toutes les suppositions ou doutes qu’une certitude libératrice, aussi infâme, inavouable ou imprononçable soit-elle : leur maladie (enfin) identifiée et ainsi nommée.

 

Cette ligne est un point de bascule entre le monde avant, hors les murs, hors la maladie et le monde après un événement qui va contraindre à la fréquentation des équipes de soin.

 

Au-delà de sa signification et de l’ordre qu’elle intime, la ligne de confidentialité s’apparenterait à la ligne euclidienne. Vu d’en haut elle est un trait, au-dessus duquel le malade se tient debout, à la verticale, formant un T avec la ligne. Vu de gauche à droite elle est finie, définie, brève, abrupte, fixe, stricte, sans la fantaisie d’un écart, d’une déviation ou d’une échappatoire. Elle obture les perspectives, arraisonne et restreint tout élan dynamique ou suggestion d’exploration. Sa rassurance à produire un cadre est aussitôt désavouée par la menace de l’enfermement. Elle, si droite, si ordonnée entraîne le chaos avec toute l’arrogance de son statisme. Elle fragmente le trajet de la vie, interrompt son cours, le défait, le fige, brouille sa trace, désaligne l’avenir et l’emporte dans le labyrinthe de l’inconnu, sans fil d’Ariane, en lui assignant une nouvelle temporalité, une autre trajectoire, aléatoire et incertaine, dans l’invisible, la contingence et la vulnérabilité.

 

Passée cette limite et la furtivité de ce corps à corps avec la ligne, chacun dans cette file d’attente, sera bientôt tenu de dévoiler à une inconnue des informations personnelles qui devraient pourtant demeurer « pour moi seul, à moi seul, en moi-même » (1) écrit Paul Valéry, voire des secrets liés à sa présence en ce lieu. Secret, du latin secernere signifie : distinguer, mettre à part, séparer. Le secret est accordé et connu d’une ou de quelques personnes avec le risque de sa divulgation ou de sa trahison, ainsi que l’écrit Eric Fiat, « le secret est cachotterie provisoire par les initiés d’un fait » (2). Délicate mission que de le garder, le surveiller, le dissimuler. Haute responsabilité pour ses détenteurs. Sa divulgation lors de l’admission, ainsi qu’auprès des équipes soignantes peut être vécue comme une effraction qui arrache le malade et son entourage à la sphère privée et viole son intimité, alors que chacun voudrait préserver « des secrets à mi-voix dans l’ombre et le silence » (3) comme l’écrit Verlaine. Hélas, secret énoncé dans l’ombre protectrice de l’alcôve du médecin, n’en sera bientôt plus un, sitôt que la famille, les amis, un employeur et les dossiers médicaux seront renseignés et partagés. Ainsi exposé à autant d’interlocuteurs dans le parcours de soin, le malade est aussi dénudé qu’un chat Sphynx, son jardin secret ouvert aux quatre vents. Pour autant, comme l’écrit Gaston Bachelard, « le secret n’a jamais une totale objectivité » (4). En l’occurrence celui-ci donne d’abord une orientation, un axe de recherche et il nécessite des investigations à venir.

 

Poursuivons notre déambulation. Jouxtant le bureau des admissions, un bureau dédié autrefois à la location de téléphone (dont le coût rédhibitoire demeurait un privilège souvent inaccessible) et à la location de télévision. Télévision, tel un ersatz du compagnon sans exigence, qui trompe l’ennui au cours des heures qui s’étirent tout au long de l’hospitalisation, comme l’écrit si bien Verlaine :

 

« Quel souci, Quel ennui, De compter toute la nuit, Les heures, les heures, les heures » (5).

 

Tromper l’ennui sans plus fournir d’effort supplémentaire, en attendant et en attendant toujours, un médecin, un soin, un examen, une visite. Télévision dont il faudra parfois négocier l’usage avec son voisin qui aspire quant à lui au silence et au calme. Artefact braillant dont les cris se propagent dans les couloirs et viennent se briser à la face d’un malade épuisé, voire endormi. Lumières chancelantes qui, au cœur de la nuit, fuient sous les portes des chambres d’où s’évadent des ombres inquiétantes attestant de l’insomnie.

 

Suivons ce petit couple, âgé de cent soixante ans à eux deux, qui dépasse fébrilement la ligne de confidentialité et s’approche de la vitre derrière laquelle officie de manière expéditive, une femme à la voix assurée. Très attentifs, ils tendent l’oreille. A deux, l’un pourra toujours pallier la déficience auditive de l’autre. Ordonnances, carte vitale, carte d’identité, carte de mutuelle. Voici leur état civil, leur lieu de résidence, leur état de santé et leur couverture sociale jetés au vent et enregistrés dans l’indifférence. « Je passe sur les particularités de la réception qui rappellent un peu les formalités d’une entrée en prison » (6) écrivait Verlaine, qui avait de son côté, expérimenté l’accueil des deux institutions, qu’il serait injuste et désobligeant de comparer.  

 

Reçus par une secrétaire qui enregistre leur dossier et le code qui fait office d’identité hospitalière, celle-ci leur indique la salle d’attente dans laquelle ils prennent place sur des chaises en plastique décaties et décolorées dont les dossiers ont rainuré les murs recouverts d’affiches pour la plupart obsolètes. De loin, dans le couloir, une femme, médecin, en blouse, hèle leur nom. Ils se lèvent péniblement et la rejoignent. La consultation peut commencer.

 

Pénétrer dans un hôpital n’est pas anodin. Sitôt passé, le frontispice et franchie la ligne de confidentialité, que nous aimerions rebaptiser ligne de vulnérabilité, la peur et la contingence accompagnent le visiteur.

 

Etre malade, c’est faire l’expérience du drame, de l’effroi et de la vulnérabilité, perdre ses repères et se voir contraint de recomposer sa vie sous l’effacement de l’horizon. Pour Claire Marin, la maladie est « violente perturbation, brouillage de la représentation du monde et de soi, perte de repères » (7). La maladie est vécue au-delà de la perte de la santé. C’est un arrachement à la vie, un basculement. Vécue comme une disgrâce, une injustice, une rupture avec soi-même et son entourage. Les liens avec le monde ne sont plus qu’effilochage. Dès son entrée à l’hôpital, le malade se retrouve en terre étrangère, dans un monde obscur, opaque et oppressant dont il ne maîtrise pas les codes, ni le vocabulaire. Paradoxalement, il ne se trouvera jamais autant en pleine lumière que pour y être examiné et objectivé.

 

Cette oscillation entre l’ombre et la lumière peut être vécue par le malade comme une agression, une atteinte à sa pudeur et à sa dignité. Pour le soignant, la prodigalité de ces phénomènes a souvent basculé dans l’oubli et l’invisible. Celui-ci s’est même ingénieusement employé, dès le début de son parcours professionnel, à dresser des barricades pour empêcher toutes traces de sensibilité à l’égard de ces perceptions. Pourtant c’est à lui, que revient la mission d’une écoute vigilante, l’attention des moindres signes pour préserver un être qui souffre de sa maladie et de sa vulnérabilité.

 

Se pourrait-il que remettre sans cesse ces perceptions en perspective puissent éclairer la prise en compte de l’état de vulnérabilité du malade trop souvent négligé ou sous estimé ? Ne pas oublier que certains destins basculent à cet endroit précis qu’est la zone d’admission, c’est la raison pour laquelle ce lieu et cet espace sont le point de départ de notre réflexion pour esquisser une ligne pour une éthique et ce dès l’accueil.

 

Enfermé du dedans

 

Maintenant, retrouvons notre couple à la sortie de la consultation.

 

- Je vous garde, dit le médecin à la patiente, porte ouverte sur l’effroi et la solitude, tout en lui indiquant la direction de ses nouveaux quartiers.

- Vous me gardez ? interroge la femme, comme égarée.

D’un pas chancelant, ils pénètrent dans une chambre sous la direction d’une infirmière qui effectue, au pas de charge, le tour du propriétaire et leur explique la marche à suivre. Mais cela va trop vite pour eux, acquiesçant malgré tout et partageant de furtifs et dubitatifs coups d’œil. A la dérive, la vieille dame balaie du regard, cet habitat inhospitalier : un store brinquebalant pendouillant à la fenêtre, une potence comme tristement inutile, abandonnée dans un coin de la pièce, une table, qualifiée de table d’alité, sur laquelle trônera bientôt une carafe d’eau tiède en compagnie d’un verre réputé incassable, un lit esseulé, sur roulettes dont les montants en ferraille sont peu reluisants, un néon bourdonnant dont les hoquets irréguliers envoient des halots gris-bleu sur un plafond cloqué, un drap plat couleur jaune paille dont le logo de l’hôpital court sur sa bordure. Courbée, résignée, elle déballe ses quelques affaires, dispose sa brosse à dents dans un gobelet en plastique, enfile une chemise de nuit et une robe de chambre et s’assied sur le lit, immobile, le regard dans le vide. La voici donc déclarée malade et contrainte dans un lieu qui démultiplie et amplifie sa perception macabre, sombre et lugubre.

 

Son mari, sourire contrit, pose simplement sa main sur son bras, puis prend place dans un fauteuil marronnasse à l’apparence du cuir, qui se dégonfle au fur et à mesure que son séant s’y enfonce. Etrange particularité que ces fauteuils dont le coussin se dégonfle et vous place le regard à hauteur du matelas et non du malade. Ils se sourient, dodelinent de la tête, silencieusement s’interrogent du regard. Plus tard, il se lève, s’approche d’elle et l’embrasse sur le front en guise d’au revoir. Refusant de fléchir, elle le raccompagne sur le pas de la porte et le regarde s’éloigner. Ainsi séparés, ils entament leur périple vers la souffrance, dans lequel ils deviendront bientôt, un parent l’un pour l’autre. Dans le couloir, elle aperçoit des chariots, telles des pyramides de matériel, une femme qui claudique en blouse d’opérée, le dos et les fesses à la vue de tous. Un peu plus loin, sur un brancard, une masse informe remue lourdement sous un drap.

 

Tristes images que ces corps dénudés, perdus, flétris, épuisés, échoués. De retour sur son lit, insulaire, à la marge du cours de sa vie, les larmes qui s’échappent dans son extrême solitude sont les derniers mots qui l’arrachent à elle-même, dans l’obscurité naissante.

 

« C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent !

La sombre Nuit les prend à la gorge ; ils finissent

Leur destinée et vont vers le gouffre commun ;

L'hôpital se remplit de leurs soupirs »

 

C’est Baudelaire dans « le crépuscule du soir » (8). Pour le malade, chaque nuit est une nouvelle ligne à franchir. Celle de l’épreuve de la séparation, frontière symbolique entre le monde social qui va s’assoupir puis s’éteindre progressivement pour goûter au sommeil réparateur, tandis que l’hôpital artificiellement éclairé, assure la continuité des soins, dans une temporalité comme ouatée ou atténuée.

Chaque bruit est amplifié, inquiétant. Chaque souffle est perceptible et angoissant. Les pas dans les couloirs se font inquisiteurs et les cris des malades semblent monter d’outre-tombe, enfermant le patient dans l’errance de sa propre épouvante.

Parfois la panique se tient en embuscade et le soignant, gardien de cette traversée nocturne veille à l’émergence de tous ces signes et de ces appels au secours qui proviennent du fond d’un lit : petite coquille de noix perdue au milieu d’un océan déchaîné et obscurci par la douleur et la peur.

Lit de plume versus lit de fer

L’hôpital est un monde à part dans le monde.

La chambre : un gîte, une cage, une caverne, voire un refuge pour les malades.

Le lit : le lieu commun à tous les hospitalisés.

Du lit, à une époque où les enfants y venaient au monde dans l’intimité de la chambre où ils avaient parfois été conçus et où la vie s’éteignait, Xavier de Maistre nous dit : « un lit nous voit naître et nous voit mourir ; c’est le théâtre variable où le genre humain joue tour à tour des drames intéressants, des farces risibles et des tragédies épouvantables. - c’est un berceau garni de fleurs ; - c’est le trône de l’amour ; - c’est un sépulcre » (9).  Il y aurait donc lit et lit et tous ne se ressemblent pas. Depuis des décennies, la naissance est médicalisée. Elle échappe au matriarcat et à l’intimité de la chambre, car c’est à l’hôpital que la majorité des femmes mettent au monde leurs enfants. En fin de vie, lorsque que vient le tragique moment d’accoster sur les rives du « repos éternel », c’est presque toujours à l’hôpital que se déroule cet ultime moment, plutôt que dans le cocon de son habitation.

 

« Le lit que j’occupe cette fois à l’hôpital Labrousse, et qui porte le numéro 27 bis, a cette particularité que de mémoire de malade, aucun de tous ceux qui y ont dormi, sauf deux ou trois originaux de qui je grossirai peut-être le nombre, n’y est pas mort » (10) écrit Verlaine, avec une pointe d‘ironie, masquant à peine sa peur d’avoir le funèbre privilège de s’allonger dans un lit glacé d’où résonne encore l’angélus.

 

A l’hôpital, le lit est très éloigné du chaleureux accueil et des douillettes promesses de la caresse du lit de plumes, familièrement appelé plumard. Au contraire, « La couche étroite, solitaire, aux draps phéniqués, brûle un peu les reins, luxe les côtes » (11). Repaire de la douleur, de la disgrâce, de la vulnérabilité et de l’enfer du cauchemar.

 

Le lit est le segment du gisant ; la ligne de partage entre la verticalité où s’érige la santé et l’inconscience de ses bienfaits et l’horizontalité de la maladie, où sombre la conscience de l’obscure menace qui pèse sur le malade. Dans son lit : malade dégradé, malade en pointillé.

 

Chaque malade éprouve l’hospitalisation dans sa singularité. « La subjectivité est le partenaire de l’Énigme et de la transcendance qui dérange l’Être » (12) écrit Levinas. Que faut-il entendre et que pouvons-nous tenter de comprendre ? Est-ce à dire que sous l’épreuve de la maladie, la contrainte de l’hospitalisation et les thérapies, la sensibilité du malade se manifeste de manière partiale, car exacerbée par la peur, par l’inconnu, par un mouvement impétueux de sentiments qui vient le submerger, l’engloutir vers un ailleurs le privant de lui-même et dévorant la moindre perspective d’avenir ? L’épreuve de la maladie dessaisit, dépossède la personne et bouleverse sa vie de manière radicale. « Nous ne connaissons pas le contour du sentir, mais seulement ce qui le forme du dehors » (13) nous dit Rilke. Le malade se sentant en marge perd sa capacité à être. La nature du lieu tout autant que l’épreuve perturbe le plus profond de l’être.

 

Pour le malade, assigné dans une chambre évocatrice du tombeau, la fragile et vacillante lueur d’espoir de guérison n’a presque plus la force d’éclairer l’obscurité de l’enfermement. Rilke écrira :

 

« Derrière les barreaux qui défilent, son œil

est devenu si las, qu’il ne fixe plus rien.

Pour elle il n’y a que des barreaux sans fin,

Derrière ces barreaux, il n’y a plus de monde » (14)

 

Enfermé par la maladie et contrainte par la décision de l’autre : le médecin ? La maladie ? Enfermé du dedans et isolée par sa subjectivité et son angoisse qui rétrécissent sa vision et son entendement. Emmuré dans la spatialité hospitalière dans laquelle le malade ne sait plus orienter son être au monde.

 

Fin de parcours

 

Si l’hôpital est le lieu du commencement, du jaillissement de la vie, de la sortie de l’obscurité vers la lumière, du premier cri, du premier souffle, de la guérison, de la victoire, il est aussi le lieu du vacillement, de l’expatriation de la vie, de la finitude, de l’entrée dans les ténèbres, du dernier battement de cœur et du dernier souffle. Dans cet espace soutenu par une lumière artefact, qui ne s’éteint jamais, la vie se fraye un chemin, bataille et finalement s’incline pour se retirer à jamais.

 

L’hôpital est également un espace professionnel abritant une ruche dévouée, compétente, travailleuse, organisée, hiérarchisée, s’activant sous un flux incessant de lumières, tant techniques que symboliques dans lequel le soignant, s’il peut se féliciter de ses réussites, affronte aussi les obligations d’un métier exigeant, sa propre souffrance et celle d’autrui, des contraintes administratives et comptables de plus en plus exigeantes, la fulgurance des progrès techniques et les ultimes sollicitations des malades qui le sur investissent souvent d’un pouvoir chimérique.

 

Pluralité de lieux, l’hôpital est un phare dans la nuit des pauvres et des indigents ; un refuge, un îlot d’espoir pour tous les malades en quête de guérison, un lieu d’accueil, de dévouement et de secours de jour comme de nuit et un espace technique de savoirs et de connaissances. Au cœur de la nuit, parfois, une main, un mot, un sourire comme une lueur : la présence rassurante et apaisante du soignant.  

 

Dès l’entrée dans cet espace si particulier, le malade fait soudainement face à l’inconnu, à la virtualité de sa corporéité, à sa pathologie et au marchandage de sa pudeur qui vient parfois effacer toute trace d’altérité. Avant même l’empreinte du premier soin, la ligne de confidentialité semble attester d’un basculement instantané, accentuant une vulnérabilité latente chez la personne. Par la force de l’habitude, le personnel hospitalier a réussi à gommer ses premières appréhensions et parvient ainsi à la banalisation de son espace professionnel et de ses gestes, négligeant de ce fait la perception anxiogène ressentie par le malade dès son entrée. En occultant cette dimension, le pacte éthique n’est-il pas ainsi rompu avant même d’avoir pu exister ? Nous pensons que la réhabilitation de ces infimes perceptions, par le soignant, pourrait favoriser l’expression d’une relation qui se veut éthique. Une relation propice au questionnement, à l’interrogation, et affranchie de tout savoir dogmatique, qui viendrait témoigner au malade du maintien de son lien avec l’humanité. Il ne s’agit aucunement d’exhorter à une quelconque sensiblerie, mais plutôt d’accorder une place à l’écoute de la subjectivité et de la vulnérabilité, dès la première rencontre, afin d’encourager une relation de confiance.  

Notes

(1) Valery P., Le cimetière marin.

(2) Fiat E., Corps et âme, Paris, Editions nouvelles Cécile Defaut, 2017, p.22.

(3) Verlaine P., « Sagesse », Partie II, poème 3, in Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 267.

(4) Bachelard G., La poétique de l’espace, Paris, PUF, 2012, p. 31.

(5) Verlaine P., supplément inédit de « Mes hôpitaux », in Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 1537.

(6) Idem, p. 1536.

(7) Marin C., La maladie catastrophe intime, Paris, PUF, 2014, p. 6.

(8) Baudelaire C., Le crépuscule du soir, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 95.

(9) de Maistre X., Voyage autour de ma chambre, Paris, Flammarion, 2003, p.11.

(10) Verlaine P., Mes hôpitaux, Chroniques de l’hôpital. In Œuvres en prose complètes, op. cit., p. 258.

(11) Idem, supplément inédit de « Mes hôpitaux », p. 1536.  

(12) Levinas. E., En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 2006, p 296.

(13) Rilke M.R., Œuvres poétiques et théâtrales, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 537.

(14) Idem., p. 379.