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Démence, l’humour a-t-il un sens ?

 Démence, l'humour a-t-il un sens ?

Par Jean-Paul PESTRE


Jean-Paul PESTRE est aide-soignant au centre hospitalier de Provins, après avoir exercé en EHPAD auprès de personnes souffrant de pathologies démentielles. Il exerce depuis  quatre ans dans une unité de court séjour gériatrique et participe au groupe de réflexion éthique de son établissement.


Article référencé comme suit :
Pestre, J.-P. (2018) "Démence, l’humour a-t-il un sens ? » in Ethique. La vie en question, juillet-août 2018.

L’article en version PDF et des notes de bas de page sont accessibles par un clic au bas de l’article.

La prise en charge des personnes atteintes de pathologies démentielles confronte aidants et soignants à des questionnements au quotidien. L’humour outil de communication à part entière, symbole du rire, du plaisir et de la joie de vivre a-t-il encore un  sens lorsque celui à qui il s’adresse n’est plus en mesure de comprendre ni de partager la joie qu’il est censé lui apporter ?

I Rire à travers le temps 

Tenter de concilier l’humour et la démence peut sembler paradoxal tant les deux mots renvoient à des univers qui nous apparaissent si différents, maladie démentielle, perte de la mémoire et  des capacités intellectuelles d’un côté ; rire, plaisir et joie de vivre de l’autre. Néanmoins, si la maladie démentielle altère les fonctions cognitives supérieures, il ne faudrait pas croire qu’elle prive la personne malade de ses émotions.  La tristesse, la peur, la colère mais également la joie et le plaisir provoqués par le rire font partie du quotidien des malades jusqu’à un stade très évolué de la maladie.
Mais  comment parler de l’humour sans évoquer le rire ancré dans la nature humaine depuis 14 millions d’années, et qui interroge depuis l’Antiquité. Ce rire inquiète un Moyen Âge qui se questionne face à ce phénomène irrépressible et bruyant qui déforme le visage, que l’on ne peut canaliser et dont la nature divine ou diabolique pose question aux pères de l’Église. Dès le IVe siècle Saint Jean Chrysostome, dans son Commentaire de l’épître aux Hébreux, écrit : « Le démon partout dirige ce triste concert, il pénètre dans tout, il exerce sur tout son empire. Jésus-Christ est méprisé, il est chassé ; l'église est regardée comme un lieu profane ». Au siècle suivant, la règle de Saint Benoît  voit le jour sous la plume de Benoît de Nursie pour guider la vie monastique des communautés cénobites dans le travail, la liturgie et la détente. Elle se montre sans aucune ambiguïté en ce qui concerne le rire qui y est traité. Au chapitre IV la règle 53 indique : « Ne pas dire de paroles vaines ou qui portent à rire  » et la règle suivante ajoute : « Ne point aimer le rire lourd ou bruyant  ». Au chapitre VI la règle 8 précise « Quant aux bouffonneries, aux paroles oiseuses et qui portent à rire, nous les bannissons pour jamais et en tout lieu, et nous ne permettons pas au disciple d'ouvrir la bouche pour de tels propos.  ». Enfin dans le chapitre VII qui énumère les douze degrés de l'humilité Saint Benoît écrit aux règles 59 et 60 : « Voici le dixième degré d'humilité : n'être ni enclin ni prompt à rire, car il est écrit : « Le sot, en riant, élève la voix. (Sir  21, 23)  » et « Voici le onzième degré d'humilité : le moine, dans ses propos, s'exprime doucement et sans rire, humblement et avec gravité, brièvement et raisonnablement, évitant les éclats de voix  ». Cette condamnation du rire s’inscrit dans la pratique d’une vie spirituelle et monastique qui doit s’effectuer dans l'observation du silence et donc par la prohibition du rire.


Jésus a-t-il ri ?


Un autre questionnement parcourt cette période, Jésus a-t-il ri ? Dès le VIe siècle, Saint Basile affirme dans ses grandes règles : « Les récits évangéliques l’attestent, jamais il [Jésus] n’a cédé au rire. Au contraire, il a proclamé malheureux ceux qui se laisse dominer par le rire . ». À la même époque dans la quinzième homélie de son commentaire de l'épître de Saint Paul aux Hébreux, Jean Chrysostome écrit : « Vous qui riez, dites-moi : où avez-vous vu que Jésus-Christ vous ait donné l'exemple ? Nulle part ». Mais les philosophes qui enseignent la scolastique, rappellent qu’Aristote dans son traité De Partibus Animalium défend l'idée que l’homme est le seul animal capable de rire. Malgré toutes ces argumentations sur le danger démoniaque que représente le rire dans les comportements humains, toutes ces recommandations, ces prescriptions, le rire sera présent tout au long du Moyen Âge au travers des carnavals, des charivaris et fêtes des fous préparant le terrain à ce que Georges Minois nommera: « L’éclat de rire assourdissant de la Renaissance » qui verra François Rabelais écrire dans son Gargantua  que : « rire est le propre de l’homme  ». Les tentatives de reprise en main par les autorités politico-religieuses au cours des siècles suivants qui voit l’interdiction de nombreux carnavals et fêtes populaires seront vaines. La Comedia Dell'arte se répandra dans toute l’Europe où Arlequin, Colombine, Pantalon, Lélio, le Capitaine Matamore et Scaramouche feront rire tout comme les comédies de Molière au XVIIe siècle. Le rire sera présent tout au long de l’histoire humaine car à n’en pas douter on riait au paléolithique, dans la caverne autour du feu, lors des chasses aux mammouths ou lors de la cueillette, dans l’Iliade et l’Odyssée d’un rire inextinguible commun aux hommes et aux dieux selon l’expression d’Homère. On riait dans les heures les plus sombres de l’histoire humaine, lors de la guerre de Cent Ans, ou des batailles napoléoniennes, dans les tranchées de la Première Guerre mondiale où les journaux satiriques comme Le Rire rouge tentent de redonner du courage aux combattants grâce au rire. On riait également dans les camps de la mort comme à Ravensbrück où Germaine Tillion et ses camarades de détention écrivirent au cours de l'hiver 1944-1945 une opérette, Le Verfügbar aux Enfers   dans laquelle elles relatent avec humour les conditions inhumaines de leur détention. Rire synonyme de liberté face aux totalitarismes du XXe siècle comme le fit Charlie Chaplin avec son film Le dictateur. Enfin, avec le XXIème, le rire semble vouloir envahir l’ensemble des moyens de communication et d’information, dans lesquels l’industrie du rire investit chaque année des milliards de dollars.

Plaisir et rire ancrés dans l’homme, réminiscence d’un temps lointain où la conscience d’avoir échappé à un danger, le soulagement d’être encore en vie se manifestait au travers de petits cris. Ce n’est qu’au XIXème que le neurologue français Guillaume-Benjamin Duchenne la distinction entre : Le « rire spontané », intimement lié à l’expérience émotionnelle  et l’autre rire appelé « rire conventionnel ».


Les deux rires (Duchenne et non-Duchenne)


C’est dans le cadre de recherches sur la fonction des muscles du visage dans l'expression des émotions que Duchenne découvre l’existence d’une forme de sourire et de rire spontané, universel et inné qu’il est possible de décrire comme un froncement oculaire caractéristique autour des yeux (patte d'oie). Nommé en son honneur sourire et rire de Duchenne, ils engendrent la joie sincèrement éprouvée lorsque l’on rit. Ils se développent naturellement chez les bébés vers six mois même chez ceux qui ne les ont jamais perçus, comme chez les enfants aveugles et sourds de naissance, ce qui semble signifier qu’ils ne sont influencés ni par l’imitation ou la transmission culturelle.
L’autre type de rire que l’on nomme rire « non-Duchenne » ou rire conventionnel qu’Alain Vaillant décrit : « le rire conversationnel, partiellement volontaire et d'une « structure acoustique plus simple », est un « rire non Duchenne […] non pas un rire réflexe, mais « un rire volontaire qui a atteint un certain niveau d'automaticité » et qui, totalement intégré au comportement, a fini lui aussi par échapper au contrôle conscient. […] L’homme, en riant ou en faisant rire de ses plaisanteries, manifeste par son rire, non plus sa force physique, mais ses aptitudes intellectuelles et son habileté conversationnelle (puisqu'il est doté de cette arme redoutable qu'est le langage)  ». Le rire Duchenne ou non Duchenne sera à l’origine  de nombreuses théories qui tenteront de répondre à la question du : « Pourquoi rit-on ? ».


Diverses théories du rire


Parmi les plus connues, la théorie du sentiment de supériorité et de dégradation du risible (théorie morale ou pessimiste) est sans aucun doute la plus ancienne puisqu’il est possible de la faire remonter à Platon, mais Aristote, Cicéron, Quintilien chez les plus anciens consacrèrent des écrits à ce sujet. Entre le XIIIe et le XVIIe siècle Castiglione, Erasme, Hobbes ou encore Descartes y consacrent une réflexion tout comme Baudelaire. Selon cette théorie la joie ressentie avec ce rire est une joie qui s’exprime à la suite d’un sentiment de supériorité, de mépris ou de haine face à un autre que l’on voit humilié, dégradé, abaissé, ou dévalué.
Emmanuel Kant et Arthur Schopenhauer s’intéresseront aux théories intellectualistes (ou théories du contraste et de l’incongruité) dans lesquelles le rire surgit quand : « Le sujet rit par suite de la perception subite et inattendue, en une personne, un objet, une situation, d’une absurdité ou d’une contradiction, d’un désaccord entre leurs deux représentations simultanées actuelles, abstraites et concrètes. »
Bergson quant à lui développera une théorie sociale du rire, avec sa célébre définition : « Du mécanique plaqué sur du vivant ». La théorie bergsonienne comme la théorie du sentiment de supériorité, mettent en évidence les défauts et les laideurs qu’entraînent les raideurs, les automatismes, et les inadaptations. Le rire intervient comme un correctif, une sanction face aux comportements qui sortent de la norme, forme d’institution permettant la vie en société : « Sa fonction est d’intimider en humiliant . »
La théorie psychophysiologique appelée également théorie de la décharge est développée par Freud. L’humour y est présenté comme un moyen de défense face à des situations qui provoquent en nous des sentiments d’angoisse, agissant comme un coupe-circuit offrant une prise de distance avec le réel, il permet l’économie d’émotions pénibles et nous épargne une douleur psychique. Ce coupe-circuit avec la réalité provoque alors le passage soudain d’un état psychique extrême vers un autre bien plus paisible, l’énergie qui était mobilisée sur le plan psychique est alors relâchée sous la forme d’un comportement physique, le rire. Cette forme de détente que nous consent le rire, évite certaines colères, désamorce les tensions et dédramatise, facilitant ainsi l’altérité et la sociabilité.
Moins connue, la théorie de la violation bénigne développée depuis par le linguiste Thomas Veatch, conditionne le rire à la satisfaction de trois conditions. Premièrement, la personne est témoin d’une situation de violation. Deuxièmement, cette situation est bénigne » Pour Veatch, l’humour demande une violation qui ne soit ni excessive ni insignifiante à l’encontre des normes (tabou, comportement inapproprié…) et ne se conçoit que dans un contexte sûr et sans danger. Troisièmement, les deux perceptions doivent se produire simultanément. Cette théorie permet d’expliquer les conceptions différentes de l’humour en fonction des cultures et des sociétés et de l’image qu’elles se font du bénin et violation comme forme de transgression.

Enfin ces cinq théories sont qualifiées de « théories restreintes sur le rire et l’humour  » par Mikhaël et Jean-Pierre Vandeuren S’appuyant sur les concepts « d’ambition de gloire » et « d’admiration » développés par Spinoza dans l’Ethique, ils conceptualisent une unification de toutes ces théories au sein d’une seule développée dans un ouvrage commun Théorie générale sur le rire et l’humour, unification des théories philosophiques du rire et de l’humour par le développement d’une théorie générale sur ces phénomènes.
Après deux rires et six théories, il nous faut maintenant nous tourner vers l’humour, « calvaire des définisseurs  » comme l’écrit Pierre Daninos.
En effet, il semble bien présomptueux de vouloir ramener un phénomène aussi bigarré et nuancé que l’humour à une simple définition, tant la notion renvoie à des disciplines aussi différentes et variées que l'histoire, la psychologie, la psychanalyse, la sociologie, l'anthropologie et la philosophie. Une autre difficulté à laquelle nous devons faire face est l’éventail des termes servant à désigner l’humour. Parmi ceux qui reviennent le plus souvent : comique, amusant, ridicule, plaisanterie, moquerie, ironie, dérision, raillerie, grotesque, drôle. Dans L'Art du comique, Dimitri Karadimos liste plus de 80 mots  pouvant servir à présenter l’acte humoristique. Les domaines de l’humour sont également très variés : fête, jeu, théâtre, des blagues carambar à l’almanach Vermot, du comique troupier des années vingt aux chansons de Fernandel, de Bourvil ou de Boby Lapointe, du cinéma de Chaplin, en passant par les films de Mel brooks et des Monty Python, de la grande vadrouille à Bienvenue chez les Ch'tis, des clowns à l’opéra-comique, de la marionnette, du ventriloque au théâtre de guignol, dans la littérature, la bande dessinée, les journaux humoristiques, la liste semble infinie et rien ne semble pouvoir lui échapper.


L’humour, le drôle et le bizarre


C’est à Voltaire, que l’on attribue l’apparition du mot humour dans la langue française dans le sens que nous lui prêtons aujourd’hui. Dans Le Trésor de la Langue Française, l’humour nous y est présenté comme une : « forme d'esprit railleuse qui attire l'attention, avec détachement, sur les aspects plaisants ou insolites de la réalité ». Le Larousse ajoute : « Caractère d'une situation, d'un événement qui, bien que comportant un inconvénient, peut prêter à rire». Les allers-retours du mot entre langues anglaise et française nous poussent à tourner également notre regard vers les dictionnaires anglo-saxons. L’Oxford English dictionary définit l’humour ainsi : « cette qualité détenue par des agissements, des paroles ou des écrits et qui suscite amusement, impression d’étrangeté, gaîté, sentiment de drôlerie ou rire ; […] la faculté de déceler ce qui est ridicule ou amusant, ou de l’exprimer oralement, par écrit ou par tout autre moyen. ». L’American heritage dictionary le détermine comme : « Cette qualité en vertu de laquelle quelque chose fait rire ou amuse ; la drôlerie ». Les dictionnaires qu’ils soient issus de la langue de Molière ou de celle de Shakespeare nous apportent peu de réponses. Cependant, il ressort de la consultation de l’ensemble de ces dictionnaires, mais également de notre expérience du quotidien qu’il existe des liens très étroits entre drôle, humour et rire.
Notons toutefois que  l’adjectif « drôle » peut prendre dans la langue française lorsqu’il n’exprime pas l’amusant et le comique, l’idée d’étrange et de bizarre. Le « drôle de goût » que l’on a dans la bouche, le « c’est drôle ! » pour indiquer l’étrange sensation que l’on ressent mais que l’on peine à décrire. Ce constat de double sens amusant / bizarre se retrouve dans la langue anglaise avec l’adjectif funny, mais également dans une douzaine de langues comme le démontre Matthew M. Hurley et al.  Il existe même des situations où le trio « drôle, humour et rire » perd de sa réalité. Dans certaines pathologies, les neuroscientifiques ont démontré que le rire pouvait subvenir sans contexte de « drôlerie ». En dehors du monde médical et de la maladie, l’inhalation de certains gaz comme le protoxyde d'azote ou gaz hilarant provoque le rire. Il est également des circonstances où rire et humour semblent inappropriés, comme le rire aux enterrements. Le neurobiologiste, Robert Provine affirme même : « que 80 à 90 % des rires intervenant dans des conversations suivent des propos totalement banals, ne comportant aucun élément humoristique : ces rires interpersonnels ont une fonction purement relationnelle ».
Malgré ces objections il est évident que rire et humour sont liées. Mais ce rire est cependant bien différent  de celui engendré par l’ironie ou la moquerie. Car si tous les trois peuvent croiser la route du rire, les raisons qui les motivent sont bien différentes. Blesser et faire rire de l’autre pour la moquerie, faire passer un message en prenant le risque d’être mal compris pour l’ironie, qu’elle soit Socratique, romantique, du sort ou verbale comme les distingue Pierre Schoentjes . Quand  la seule motivation de l’humour est d’offrir et de partager avec l’autre de beaux moments. C’est peut-être cet humour bienveillant, cette recherche d’un rire dont la seule finalité est d’apporter la joie qui a conduit le philosophe André Comte-Sponville à placer l’humour sur la liste des vertus , qui comme le constate le philosophe: « évite d’en incommoder les autres. Il y a du tragique dans l’humour ; mais c’est un tragique qui refuse de se prendre au sérieux. Il travaille sur nos espérances, pour en marquer la limite ; sur nos déceptions, pour en rire ; sur nos angoisses, pour les surmonter»  Et si de ce tragique émergent parfois quelques désillusions, c’est « une désillusion joyeuse. », qui« [ ] touche à la lucidité (donc à la bonne foi) ; comme joie, il touche à l’amour, et à tout  ».
Ce constat établi, il nous faut à présent nous demander si dans le cadre du soin et de la prise en charge des personnes atteintes de pathologies démentielles il peut éthiquement trouver sa place.

II Le rire, l'humour et le soin 

C’est Hippocrate, père de la médecine moderne qui nous offre le premier lien entre rire et médecine. Dans un écrit des débuts du premier siècle le Roman d’Hippocrate , nous relate sa rencontre avec le philosophe  de la cité d'Abdère, Démocrite, qui inquiète ses contemporains qui se demandent s’il n’est pas devenu fou car il se rit de tout. Inquiet pour sa santé, ils  demandent à Hippocrate de le soigner. Après l’avoir écouté, Hippocrate ne décèle rien de pathologique chez le philosophe dont le caractère rieur allait devenir légendaire.
Mais parfois le rire, semble être à l’origine de certains décès comme nous le montre la lecture de Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres du doxographe Diogène Laërce qui nous relate la mort de rire des philosophes Chrysippe et Chilon . Mais le rire est généralement et d’abord reconnu dans le monde médical pour ses bienfaits. Le neurologue Henri Rubinstein nous en dresse les vertus : « Il [le rire] agit sur trois axes. D’abord musculaire : le rire est une forme de gymnastique douce que j’appelle jogging stationnaire. Ensuite respiratoire : le rire provoque une respiration proche de celle du yoga […]. Enfin, le troisième axe est neurologique : lorsque nous rions, notre cerveau fabrique plus d’endorphines qui calment les douleurs, et davantage de neuromédiateurs qui contrôlent l’humeur, les mouvements, la mémoire et le sommeil ». Il en résulte une liste de bienfaits interminables, sur les muscles, le cœur et la pression artérielle. Il lutte également contre la dépression, la fatigue, le stress, la constipation, sans oublier le rôle que l’on lui prête également dans le renforcement du système immunitaire.
De nombreuse  études ont été menées sur la place de l’humour dans le soin, dans des domaines aussi variés que chez les patients atteints de cancer, les patients âgés, les personnes en fin de vie, ou encore chez les professionnels de la santé vivant des situations de stress dans des milieux de soins intensifs ou d’urgences mais également en psychiatrie ou dans les thérapies de groupe. La  description qui revient le plus souvent est celle d’un humour soignant où se mêlent amusement, jeu, plaisir, joie de vivre, affection, bienfaisance et partage dans le rire. Vision bien différente de l’humour comme mécanisme de défense souvent évoqué lorsque l’on aborde le sujet de l’humour et du soin. Théorie développé par Freud qui écrit : « l'humour peut être considéré comme la manifestation la plus élevée de ces réactions de défense .». Ces travaux seront repris par sa fille Anna Freud dans le moi et les mécanismes de défense dans lequel elle nous explique comment  les mécanismes de défense se mettent en place face aux dangers, aux angoisses et aux déplaisirs, sans pour autant accorder la même place que son père à l’humour.  Quoi qu’il en soit les travaux qui suivront de Mélanie Klein, J. Bergeret, J.Lacan, Valenstein, George Vaillant, Laplanche et Pontalis, Plutchik conduiront l’humour à intégrer le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux comme l’un des 31 mécanismes de défense (ou « styles de coping ») qui y sont référencés. Selon le DSM IV l’humour est un « processus psychologique automatique qui protège l’individu de l’anxiété ou de la perception de dangers ou de facteurs de stress internes ou externes. »
Ces deux conceptions très différentes de l’humour dans le soin établissent néanmoins  la possibilité d’un  humour soignant tourné vers le patient.


La fonction du rire dans le soin


Le professeur d’anthropologie Linda Miller Van Blerkom fait remonter la tradition des clowns docteur au clown shaman des tribus amérindiennes d’Amérique du Nord. En France, l’association « Le Rire médecin » est la plus connue des structures faisant le lien direct entre l’humour, le rire et le soin. Ces interventions de clowns dans le domaine hospitalier sont essentiellement destinées aux enfants même si des opérations semblables à destination des adultes se produisent de  façon sporadique notamment lors des fêtes comme Noël ou la saint Sylvestre. Toutefois l’association  « La vie en Clown », propose des interventions de clowns auprès des adultes, notamment les personnes âgées résidant en EHPAD  ainsi qu’en  USLD.
La volonté de faire rire le patient hospitalisé ne se limite pas au seul univers des clowns. Comme nous le relate  le docteur Philippe Biedermann certains hôpitaux aux Etats Unis ont développé un concept pour faire rire le malade hospitalisé. Sur des chariots appelés laugh mobile ou chuckle wagon sont disposés des vidéos de films comiques, des enregistrements audio mais également des livres humoristiques ainsi que des accessoires pour faire des tours de prestidigitation, des cartes ou encore des puzzles sont proposés aux malades pour les aider à vivre au mieux leur maladie.
Cette possibilité d’un rire thérapeutique se retrouve également dans la gélothérapie, dont le nom formé à partir du grec ancien gelos  signifie rire et therapeía (cure) qui donna therapévô servir, prendre soin de, soigner, traiter. Les adeptes de cette méthode la présente comme une médecine complémentaire et lui donne parfois le nom de « rigolothérapie » ou de « rirothérapie ». Mais dans ce concept, le rire apparait comme artificiel, forcé, non spontané, et l’humour en est totalement absent. Quant au rire prodigué par l’humour des revues, des livres, des spectacles et des films proposés par les chariots, si il offre aux patients un moyen de se soustraire aux angoisses de la maladie, c’est sans ou avec très peu des partages auquel l’humour invite. Enfin, l’humour des clowns du « rire du médecin » ou de l’association « La vie en Clown » s’inscrit sans aucun doute dans la tradition clownesque ou se retrouve « [ ] l’échange, le partage, la complicité du rire, du sourire, du souvenir» comme l’écrit Le  professeur  Nicole Vigouroux Frey. Ce rire : « enfant de l’humour, […] profondément humain, authentiquement vrai et immensément attachant. » se présente aux patients, aux soignants ainsi qu’aux familles sous la forme d’un spectacle où se mêlent  parade musicale dans les services, spectacle personnalisé et individualisé ainsi que de courtes improvisations mêlant le jeu, le chant, la danse ou la magie au gré de leurs pérégrinations dans les services. Humour nécessaire et complémentaire mais cependant fort différent de l’humour au cœur du soin qui se pratique au quotidien dans des domaines aussi différents que la pédiatrie ou dans le cadre des manipulateurs en électroradiologie médicale ou encore de la gériatrie ou des soins palliatifs. Humour de la vie quotidienne à l’hôpital ou en EHPAD issu de la rencontre entre deux êtres singuliers que sont le soignant et le soigné. Comme l’écrit Audrey Foubert : « lorsque le soignant utilise le rire avec un patient, il se permet de le considérer autrement que comme un simple malade : à ce moment-là, le patient ne se résume pas à sa maladie, mais est aussi un être à part entière qui décide s’il veut rire ou non  ». Cependant si cet humour  intégré à la démarche soignante facilite la relation de confiance que demande le soin, il réclame également  ce sens « du bon moment » que les grecs anciens appelaient Kairos et que Pierre Aubenque, nous présente comme « cette coïncidence de l’action humaine et du temps, qui fait que le temps est propice et l’action bonne […] l’occasion favorable, le temps opportun  ».
Cette possibilité de rire avec le patient ou le résident grâce à l’humour   dans la relation de soins engendre et permet d’inscrire le rapport de confiance dans la durée. Elle offre également au soignant un moyen de dédramatiser certaines situations en donnant à voir le côté amusant qui se présente parfois. Cet emploi de l’humour ne peut cependant se faire qu’avec subtilité et discernement sans jamais offenser ou blesser celui à qui il est destiné.

L’humour, la démence et le devoir de bienfaisance


On pourrait cependant  penser que l’utilisation de l’humour avec les personnes atteintes de pathologies démentielles notamment à un stade avancé semble plus complexe à mettre en place et moins naturelle. Quand les capacités de compréhension et d’expression de la personne sont altérées au point qu’elle ne reconnaît ni ses proches ni les soignants qui lui apportent des soins au quotidien, quand la communication verbale a disparu, remplacée par des cris, des hurlements, des pleurs voire un mutisme complet, nous pouvons facilement penser que l’humour ne pourra être assimilé et compris. On peut également se demander si l’humour peut seulement trouver une place  face au désarroi et à la douleur éprouvés par l’enfant qui ne reconnaît plus son père derrière les traits de ce vieillard déambulant des heures entières à la recherche d’un impossible ailleurs, perdu au-delà de notre réalité, ou face à cette épouse incapable de comprendre pourquoi celui qui partagea sa vie durant des dizaines d’années, tente en permanence de quitter le domicile pour aller se perdre dans un passé qui n’existe plus. Utilisation d’autant plus difficile, au fur et à mesure de l’avancement de la maladie, quand s’ajoute parfois en plus une modification du sens de l’humour des malades, notamment dans les dégénérescences fronto-temporale, comme le démontre les recherches du docteur Camilla Clark. Travail qui nous démontre la complexité de l’utilisation de l’humour avec les personnes souffrants de pathologies démentielles. Cependant la psychologue Natalia Isabel Tauzia nous relate dans son ouvrage  Rire contre la démence, essai d'une thérapie par le rire dans un groupe de déments séniles de type Alzheimer comment elle a utilisé le rire comme un médiateur au sein d'un groupe thérapeutique composé uniquement de personnes atteintes de démence afin de pouvoir : « le temps d'un rire, aider le vieillard à retrouver l'essence même de la vie, pour se placer à une juste distance de la mort, ni trop loin dans le déni, ni trop près dans l'angoisse paralysante ».
Confrontée à la maladie démentielle lors d’un stage dans le cadre de sa formation, la psychologue décide après avoir obtenu les accords de l'institution et des patientes de mettre en place un groupe de parole composé de onze femmes toutes sont atteintes de pathologies démentielles et présentant un déficit cognitif relativement sévère. Mais très vite confrontée aux particularités qu’imposent la prise en charge de personnes souffrant de démences, elle doit faire face  à partir de la seconde séance à une désorganisation  massive du groupe due aux cris et aux refus qui engendrent l’angoisse des participantes. Devant ce qui pourrait s’apparenter à un échec, elle nous dit : « je développais sans en prendre conscience un véritable mécanisme de défense, l'usage du comique, gestuel notamment, et le rire  ». Les séances suivantes lui confirment que « le rire issu du comique  » est le véritable moteur de la dynamique qui s’est mise en place au cours des mois en ayant comme visée principale le plaisir des participants : « Plaisir à fonctionner mentalement et physiquement, à retrouver une vie fantasmatique. Ce plaisir se manifeste à travers la joie et le rire, qui prennent une certaine autonomie, en devenant moteurs de la dynamique groupale, et médiateurs au même titre que les autres psychothérapies à médiation (art, musique, relaxation...).». C’est en utilisant une technique groupale qu’elle nous présente comme une : « expérience revitalisante » permettant d’amener le rire à travers un comique gestuel qui lui semble plus adapté à la régression psychique démentielle. Cependant le thérapeute ne doit pas se donner en spectacle mais doit proposer : «  un langage commun, un espace où une rencontre est possible. Il laisse libre cours à la fantaisie des âgés, l'accompagne en proposant des situations comiques simples (humour, comique gestuel), n'ayant jamais pour but la moquerie, l'ironie, l'humour noir, la parodie. Il s'investit émotionnellement mais reste toujours à sa place  ». Les conclusions que tire la psychologue sont pleines d’espoir puisqu’elle écrit : « j’ai pu constater que le fonctionnement démentiel pouvait évoluer, s'alléger le temps du groupe et au-delà, permettant à l'esprit de se retrouver, aux facultés «perdues» de revenir ». Cette communication avec la personne démente qui s’effectue grâce au rire provoque plaisir et joie, ce qui permet : « de rassurer le dément sur ses capacités à « retrouver sa tête » et à en jouir. Son reflet renvoyé est plaisant ». Ce rire qui fait parfois dire aux soignants et aux familles : «  Tout n’est pas perdu, il est des nôtres puisqu’il « fait » de l’humour, rit et nous fait rire ». Tauzia constate même une amélioration des symptômes démentiels et un soulagement de la souffrance psychique lors de ces rencontres, ainsi qu’un ancrage mnésique de ces réunions chez certaines des participantes, cependant en dehors du groupe, les participants retournent dans leur mode de fonctionnement antérieur. Malgré cela, cette expérience démontre une possibilité d’une communication bienveillante par l’intermédiaire du rire  avec la personne souffrant d’une pathologie démentielle même à un stade très avancé de la maladie. C’est la possibilité de ce rire avec la personne démente en dehors d’un contexte thérapeutique mais  dans le quotidien de la vie à l’hôpital ou en institution que nous offre le travail de Tauzia. Ce comique axé sur le gestuel est bien évidement possible en dehors de la psychothérapie et du travail de groupe ou du concept défini dans le clown relationnel, il se rencontre parfois dans la relation du soin au quotidien. C’est la reproduction exagérée d’une grimace lors de la prise d’un médicament au goût désagréable. On la retrouve également dans l’exagération de certains mouvements et déplacements lors des explications prodiguées, parfois mimées par le brancardier, l’aide-soignant, le kinésithérapeute, l’infirmière mais également le médecin. Ces possibilités sont multiformes et infinies et se glissent au hasard des soins et de la journée. Cet humour que ponctue parfois le rire, offre au soignant comme au soigné une source de complicité et de connivence qui facilite la communication et la relation de confiance. La mise en application de cette forme d’humour sans nez rouge dans la relation de soin avec la personne souffrant de pathologie démentielle est bien évidement possible, mais elle demande au soignant d’accepter et d’anticiper l’incompréhension toujours possible de cet humour même dans ses formes les plus simples et les plus évidentes.
Car si l’utilisation de l’humour et de la plaisanterie dans les stades de démence débutante  ne présente pas de problèmes particuliers, certains patients peuvent plaisanter à propos de leurs pertes de mémoire, il reste également possible jusqu’à un stade très avancé de la maladie. Car  la dégénérescence et  les lésions dans l'ensemble du cortex cérébral ainsi que l’atrophie des zones dédiées au langage, aux praxies, au jugement, aux émotions ne détruisent pas entièrement leur esprit et ils restent capable de plaisanter et de faire de l’humour. Comme le remarque Tauzia au sujet d’une des participantes hurlant parfois des phrases incompréhensibles, en proie à des accès de colère important, divaguant par moment ou victime d’angoisse indicible : « Elle avait un sens de l'humour décapant, adapté aux situations  ». Ou comme en témoigne Lefebvre des Noettes : « L’ingéniosité à répondre « presque juste », à ruser avec les questions et les évaluations cognitives avec un humour dévastateur», nous démontre que l’humour demeure néanmoins possible lorsque surgit par hasard un de ces  fugaces et très rares moments de lucidité qu’offre  parfois la maladie démentielle à un stade avancé. Cependant même la plus simple des plaisanteries demande un décryptage, une interprétation pour comprendre l’implicite et opérer les déductions qui engendreront le rire, couronnement de cet effort de l’imagination. Mais la volatilité des facultés intellectuelles augmente considérablement le risque d’incompréhension pouvant parfois engendrer chez le soignant un sentiment d’échec. Car la plaisanterie demande également une part d’instinctif, de spontanéité, de surprise qui aux stades les plus évolués de la maladie démentielle n’est plus accessible aux personnes malades.

Conclusion


Tout au long de cet exposé, nous avons vu que le rire et l’humour trouvent tout naturellement leur place dans l’univers  du  soin. De la maternité en passant par la psychiatrie ou les services de soins palliatifs, l’humour et le rire sont présents à l’hôpital et se retrouvent bien évidemment en gériatrie auprès des plus âgés, des grabataires ou des personnes souffrant de démence.   
Humour et rire, comme outils thérapeutiques dans la prise en charge psychanalytique des patients souffrant d’une maladie démentielle mais dont le but n’est pas de guérir ce qui demeure inguérissable, ni d’optimiser les performances intellectuelle du dément mais de lui offrir une qualité de vie meilleure quand celle-ci touche à sa fin. Car comme nous le dit Tauzia : « il est possible de libérer l'angoisse du vieillard tombé en démence, en donnant du sens même lorsqu'il ne paraît pas, en inventant une autre forme de communication  ». Mais également en dehors de ce concept psychanalytique lors des activités du quotidien en EHPAD ou à l’hôpital dans le cadre d’une démarche construite et réfléchie loin du traditionnel nursing et du soin technique où le rire et l’humour trouvent bien évidemment leur place. Humour et rire dans un contexte de bienfaisance où la blague et la plaisanterie se déclinent avec délicatesse et respect permettant ce « rire avec l’autre » aux antipodes du rire qu’engendre la moquerie. Humour et rire comme un moyen de retrouver une  image de soi valorisante dont se prive au fil des jours la personne démente isolée dans sa maladie et que l’humour, la plaisanterie et parfois le rire complice permettent de retrouver le temps d’un échange.
Mais la maladie démentielle confronte le soignant  aux réalités et aux difficultés de compréhension de la personne souffrant de troubles cognitifs. Dès lors, vouloir ériger l’humour comme une valeur suprême qu’il faudrait utiliser vaille que vaille  apparaît comme un leurre et c’est fort de la conscience de ses propres limites, de ses insuffisances, de ses faiblesses, que le soignant doit accepter le fait qu’il ne sera jamais possible de rire avec tous les patients qu’ils souffrent de démence ou qu’ils en soient préservés.
La maladie, la démence tout comme la souffrance, la fin de vie et la mort, permettent aux soignants de discerner l’important du superficiel. L’humour malgré la joie et le bonheur qu’il procure n’a pas plus importance dans le soin que  la compassion ou l’empathie, et ne doit en aucun cas être un frein à leur mise en place.   
Malgré toutes ces difficultés, l’humour, la plaisanterie, la blague, le simple plaisir de rire avec le soignant permettent lorsqu’ils atteignent leur objectif cette pure joie décrite par Spinoza. Cette joie qui  se distingue de la simple gaieté et qui émerge du plus profond de l’être humain, fruit du plaisir d’être ensemble et de désirer le bonheur de l'autre en construisant un « nous » où le rire apparaît parfois comme secondaire.