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De l’attente en psychiatrie

"De l'attente en psychiatrie"

 

Par Maxime FLORIAT

Après avoir exercé comme ergothérapeute pendant quinze ans, Maxime FLORIAT est cadre de santé sur un secteur de psychiatrie adulte et membre du comité éthique du Groupe Hospitalier Nord Essonne.


Article référencé comme suit :
Floriat, M. (2018) « De l’attente en psychiatrie » in Ethique. La vie en question, déc. 2018.


Le texte est accessible en version PDF en bas de l'article.



Les couloirs de psychiatrie, ainsi que les petits salons qui les jalonnent, sont des lieux propices pour échanger avec les patients. Des discussions qui peuvent durer très longtemps, si on ne s’emploie pas à y mettre un terme. Ou qui à l’inverse parfois se réduiront à l’essentiel sans que l’on sache pourquoi. Parmi les sujets abordés, il y en a un qui semble particulièrement récurent : le temps qui passe. Ou ne passe pas justement. Très vite, pour peu que l’on tende l’oreille, on se rend compte qu’en psychiatrie, il est beaucoup question de l’attente.
Cette attente, on l’entend de plus belle lorsque l’agacement sinon l’exaspération, voire la colère, surgissent soudainement. Des propos comme « j’en ai ras le bol d’attendre » ou bien « j’en ai assez d’attendre c’est trop long » ou encore « je m’ennuie, attendre, toujours attendre… » sont quotidiens et semblent exprimer une douleur diffuse liée à la longueur d’un temps qui n’en finit pas. Lors de son séjour à Cadillac, le poète Thierry Metz consigna dans L’homme qui penche : « tous assis dans un fumoir, c’est comme si on attendait un train » (1). Une image qui restitue avec justesse la posture physique de beaucoup de patients, et qui pourrait être une figure du désarroi, comme celui qui est dépourvu d’arroi.
La loi du 4 mars 2002 reconnaît le soulagement de la douleur comme un droit fondamental mais qu’en est-il de cette douleur égrainée par l’attente et le temps qui défile au compte-goutte ? Faut-il chercher à supprimer l’attente ? Est-elle indissociable du soin, qui plus est du soin en psychiatrie ? Qu’est-ce donc qu’attendre ?

L'attente existentielle chez l'homme : mauvaise et bonne attente

Mauvaise attente
On ne peut pas ne pas attendre. Cette attente nécessaire, nous la connaissons tous. Nous l’éprouvons au jour le jour, sans même y réfléchir. On l’oublie certes, sauf peut-être quand elle se prolonge et qu’elle nous rappelle que notre puissance n’était qu’une illusion. On l’accepte aisément, sauf lorsqu’elle perdure, s’étire, se dilate et nous laisse dans l’ignorance de sa fin et de son dénouement.
Mais l’attente peut aussi être douloureuse et mauvaise. Dans le cas par exemple des demandeurs d’asile, l’attente peut durer de longs mois alors même que l’issue, dont leur vie désormais dépend, appartient à une administration sans visage et sans âme. La situation de précarité, une impuissance majeure doublée d’une profonde incertitude confèrent à l’attente une charge particulièrement négative et assurément douloureuse.
La « mauvaise attente » est du côté de la déréliction, et de l’inexistence. Une attente exigée, forcée et inutilement trop longue n’est-elle pas nécessairement aliénante ? L’attente revêt un caractère dangereux et pernicieux lorsqu’il y a du vide et de l’impensable, lorsqu’elle précipite le sujet dans l’abîme, le conduit à son corps défendant dans un ennui mortel. L’attente dans une pathologie chronique qui ne finira jamais d’alourdir l’existence, tout comme l’attente du détenu, celui « qui a pris 20 ans », de voir terminer enfin sa peine d’emprisonnement. N’a-t-on jamais eu envie de tuer l’attente quand elle prend le contrôle de tout, quand elle prive le sujet de son temps et le limite à un présent où plus rien ne peut survenir ? Quand la personne attend dans une institution qui ne laisse aucune possibilité d’aménager le temps et l’espace, ne serait-ce justement pour supporter l’attente, celle-ci peut s’avérer délétère, mauvaise et désespérante. Quand l’immobilité et le confinement altèrent la temporalité de l’être, il ne fait assurément pas bon d’attendre.

Attente féconde
L’attente dépasse le contexte de la vie quotidienne et matérielle. Elle est aussi existentielle. Elle ouvre une perspective de vie, un horizon, de nouveaux lendemains. Beaucoup peuvent se rappeler avoir vécu l’attente parfois haletante de devenir adulte, indépendant et libre. Elle peut semble-t-il ressembler à une promesse, traduire le désir qu’on éprouve ou l’espoir qu’on caresse : avec Marcel Proust, « combien de fois par heure ne me récitais-je pas la lettre que Gilberte, m’enverrait bien un jour, m’apporterait peut-être elle-même ? » (2). Et dans un registre plus transcendantal, l’attente peut être aussi cette espérance permettant de garder intacte la confiance ou la foi dans ce qui pourra advenir, nous permettant d’affronter les épreuves de la vie.
Aussi l’attente peut-elle être agréable, lorsqu’il y a un bonheur à la clé, lorsque l’on sait son issue pétrie de plaisir. Rousseau nous le dira, « on jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère ». Une attente alors plus délicieuse encore que la satisfaction de son achèvement, justement parce qu’il y a quelque chose d’imminent, de certain et de bon qui semble s’annoncer.
Ainsi donc, l’attente peut être du côté de l’élan, et de l’existence. Cela est vrai à propos de l’amour comme nous le dit Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux : « l’attente est un enchantement : j’ai reçu l’ordre de ne pas bouger » (3). Il y a une attente qui est du côté du plaisir, de la jouissance et d’un certain bonheur à vivre, une bonne attente, qui est féconde et vertueuse. « Prendre le temps de voir où on en est », « prendre le temps de la réflexion », « se mettre à l’épreuve du temps » ou « donner du temps au temps » comme l’a dit Cervantès, autant d’expressions qui indiquent les temporalités de l’attente dans lesquelles nous pouvons réfléchir à notre existence. La σχολή (skolé) n’est-elle pas une figure de cette bonne attente ? Il s’agit d’une attente de raison, juste et utile à toute personne humaine. Dès lors que l’on a choisi d’être là, quitte à attendre, et même s’il faut attendre longtemps, est-ce un problème sachant que l’on s’engage vers l’objectif et vers le terme de notre attente, tous deux profitables à notre existence ? La pulsion n’est-elle pas un désir auquel on a ôté le temps de l’attente ? En outre, même quand on ne choisit pas d’attendre, il y aurait toujours une possibilité de dépasser, sublimer la contingence et s’emparer de l’opportunité, de l’inattendu, de la rupture et du temps qui permet de penser. En d’autres termes, tant qu’on arrive à désirer, à espérer quelque chose, ce peut être toujours bon d’attendre.

L'attente en psychiatrie

Dans le soin, le choc des temporalités
Dans le contexte du soin, la salle d’attente est ce moment inaugural et ce lieu si particulier qui nous fait entrer dans une autre temporalité. Eric Delassus a bien mis en lumière le « choc des temporalités » (4) dans un système de soin avec les soignants d’un côté, toujours très occupés et actifs, et les patients de l’autre, dans l’attente de recevoir la parole de l’expert et souvent inactifs. Des soignants qui n’ont pas le temps. Des soignés, à disposition, qui ont tout leur temps. Et pour une fois, la psychiatrie ne semble pas échapper à la règle : combien de fois ne disons-nous pas « attendez cinq minutes », « pas maintenant, deux secondes, je suis occupé » ... Et combien de fois ne sommes-nous pas passés devant des patients assis en train d’attendre ? Comment s’étonner qu’à force, le patient exprime de l’impatience, comment ne pas reconnaître que cette moutarde qui lui monte au nez puisse être le fait, en partie du moins, d’un écart des temporalités, d’un face à face entre des temps qui ne se mélangent pas ? Effectivement l’agacement est souvent de mise, et l’impatience vraiment inévitable.


Psychiatrie et mouvement entravé
Dans L’ontologie du temps Nicolas Grimaldi souligne le lien entre attente et mouvement. En ce qui concerne les patients en hospitalisation complète, ceux-ci n’ont en aucune manière consenti à être retenu dans un service de soin. Cette contrainte s’est imposée compte tenue de leur état de santé et d’une anosognosie certaine. De plus, un service de psychiatrie n’est en général pas conçu pour favoriser le mouvement, loin s’en faut, les espaces cloisonnés et souvent exigus s’ouvrent sur des couloirs étroits à la perspective souvent limitée. L’organisation institutionnelle met tout en œuvre pour stabiliser l’espace et le temps de l’hospitalisation. La plupart des portes sont fermées à clé, et l’accès à certains espaces demeure régulé selon un emploi du temps très strict. Nicolas Grimaldi précise très justement que « nous faisons d’autant plus l’expérience du temps que nous faisons moins celle du mouvement et du changement » (5). Aussi peut-on comprendre que dans ce contexte si particulier, le confinement, la régulation, la discipline, quelque nécessaires qu’ils soient, participent d’une perception intense et lourde du temps.

La psychiatrie comme pouvoir de faire attendre (la restriction de liberté)
La psychiatrie est un lieu de restriction de liberté. Ce n’est sans doute pas un hasard si un jour, un patient cria que nous étions tous des geôliers. En dépit d’un délire à thème persécutif avéré, il n’en demeure pas moins que ces propos révélèrent aussi la réalité d’une hospitalisation complète : un enfermement, même si ce terme est galvaudé. Il existe une asymétrie assez nette entre ceux qui ont le pouvoir de faire attendre, et ceux qui subissent l’attente. Sans qu’il soit ici question d’une quelconque volonté malveillante de faire attendre, force est de constater que l’attente est au centre d’un dispositif de domination. Comme l’a souligné Bourdieu, l’expérience de la soumission dans l’attente modifie durablement « la conduite de celui qui est suspendu à la décision attendue ». Et comme l’énoncera encore Barthes, attendre nous précipite dans une dynamique transférentielle : que l’on attende à un guichet ou à pôle emploi, « on établit aussitôt un lien agressif avec l’employé, l’hôtesse, dont l’indifférence dévoile et irrite ma sujétion » (6). S’il est vrai que l’attente rend compte d’une immobilité, l’immobilité semble aussi forcer l’attente.
Grimaldi montre aussi que faire l’expérience de l’attente, c’est demeurer dans un présent à l’affût d’un avenir qui viendra s’y glisser et l’emplir de sa nouveauté. Le temps de l’hospitalisation est un temps prescrit. Le patient se voit imposer une temporalité qui n’est pas la sienne : rythme des repas, des soins, prise de médicament, entretiens etc… Chaque journée se reproduit à l’identique avec si peu de chose pour l’embellir, d’activités pour l’agrémenter, et si peu d’inattendu pour la célébrer. Dès lors, les patients n’auront sans doute plus rien à percevoir si ce n’est ce qui constituait jadis la toile de fond de toute perception : le temps. Même si l’idée est de structurer le malade, les patients se retrouvent dépossédés de leur maîtrise du temps. Dans le documentaire de Depardon, 12 jours, un patient parle de son désarroi, et dit très justement avoir l’impression que « son avenir recule ». Ainsi, le présent de l’attente est un temps qui n’a de cesse de se prolonger, dans lequel nul avenir ne semble vouloir s’introduire, et où la conscience n’a rien d’autre à saisir qu’un temps pur, immobile, qui ne passe pas.

Psychiatrie et ennui
Enfin la psychiatrie est le territoire d’un ennui qui n’est sans doute pas celui que nous connaissons usuellement. Certainement beaucoup plus éloigné de l’oisiveté passagère d’un dimanche pluvieux, plus pesant et douloureux, plus amer aussi puisqu’il serait le prolongement d’une attente qui n’aurait pas trouvé d’issue. Une attente dépourvue d’objet, un « pourrissement de l’attente » suggère Maurice Blanchot. La vie qui par essence est un devenir, une transformation, se voit contrainte de reporter sans cesse ses promesses et demeurer en suspens ou pire, se voir engloutir dans une répétition que l’avenir finit par bouder. Une hospitalisation qui n’en finit plus, dont le terme semble indéterminé, produit une attente qui vire à l’ennui car comme le note Pascal : « l’homme sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide » (7). Enfermé dans le présent de l’attente, le sujet perd de vue toute perspective de devenir. Scellé à son immédiateté, « celui qui attend meurt en attendant » (8). La trajectoire de l’attente ne serait-elle pas la perpétuité d’une forme d’immobilité ? D’ailleurs les plaintes, la colère et l’opposition du patient n’alerteraient-ils pas déjà l’Institution de ce risque délétère ?

 

Temporalité altérée dans la maladie psychiatrique

Binswanger et l’impasse pathologique d’un avenir barré
Il convient également de comprendre que la maladie psychiatrique participe d’une temporalité qui peut être altérée, précipitant le sujet dans une attente pathologique. C’est du moins ce que l’on peut penser avec Biswanger qui présente dans Manie et Mélancolie le cas d’un écrivain qui témoigne de sa dépression résistante. Il l’évoque en effet en des termes assez durs : « si l’on trouve la résignation dans cet état alors on peut errer comme un mort et attendre, on n’a qu’un seul besoin, que rien ne vienne perturber la patience » (9). S’appuyant sur les travaux de Husserl, Biswanger définit la défaillance de la temporalité comme un relâchement de la trame censée relier et articuler les moments structuraux intentionnels que sont la rétention (pour le dire simplement, le passé), la présentation (présent) et la protention (l’avenir). La souffrance conduit à une altération des liens entre ces trois moments structuraux. Et Biswanger de définir l’attente comme « une intention protentive vide », un avenir inopérant, désinvesti, sans attache avec le moment présent. Grimaldi voyait dans l’attente un état où « la conscience n’a de cesse d’ausculter la chair du présent s’efforçant d’y discerner le moindre signe par lequel peut-être quelque avenir s’annonce » (10). Vive et tournée vers l’avant, l’attente décrite par le philosophe tombe chez le patient de Biswanger dans une impasse pathologique : son avenir étant barré, le malade se trouve à errer dans une patience coupée de toute finalité et de tout possible.

Maldiney et la transpassibilité devenue impossible
Dans la continuité de Biswanger, Henry Maldiney reprend l’idée d’une détérioration de la temporalité dans la psychose, en particulier chez le schizophrène. Le sujet est dépourvu de mouvement temporel, reclus dans une existence qui ne se temporalise plus. Le malade est pris dans une répétition d’instantanéités avec un délire qui souvent contaminera l’espace et construira le seul édifice capable de donner du sens au monde. Avec la « transpassibilité », Maldiney apporte une notion qui nous éloigne quelque peu de la temporalité et qui autorise à rapprocher le phénomène de l’attente à la notion de rencontre et d’ouverture. Cette transpassibilité se définit comme l’ouverture de l’être à l’événement de la rencontre, au nouveau qui le mobilise et le transforme : parce que « nous sommes passibles de l’imprévisible, c’est cette capacité infinie d’ouverture de celui qui est là, attendant, attendant, n’attendant rien » (11). La transpassibilité fait défaut chez le schizophrène. En cause sans doute la grande vulnérabilité et le caractère dissociatif de cette pathologie. Et compte tenu du caractère menaçant de la rencontre, de cette ouverture à l’altérité devenue impossible, le malade s’isole, et demeure impassible. Dès lors, c’est son « être-là » au sens du Dasein heideggérien qui est atteint. Ainsi est-ce peut-être un état que l’on assimile à de l’attente mais qui au fond n’est que son double, tout du moins, une attente qui surtout n’attend rien, un état d’impassibilité, une fermeture des possibles.
Aussi Maldiney nous aide-t-il à distinguer deux sortes d’attentes. Une qui serait du côté de l’ouverture au monde, prête à accepter l’inattendu de ce qui adviendra, à soutenir l’effort parfois ardu de la rencontre, de la transformation, et capable d’orienter l’être vers une autre modalité de l’existence. Une seconde attente, plus opaque, plus sombre, du côté de la fermeture où la souffrance fige l’être dans ce qu’il est. Attente tournée vers l’impassible et peut-être l’indifférence, qui justement choisit (ou la souffrance psychique l’impose) de ne s’attendre à rien afin d’éviter d’autres maux causés par la périlleuse rencontre. Il s’agit d’une attente hermétique parce que, et pour citer à nouveau Grimaldi, « rien ne pourrait donc arriver si l’avenir ne cessait subrepticement de venir se glisser dans le présent » (12). D’un côté, donc, une attente où tout peut arriver. De l’autre, une attente où rien ne doit advenir. Mais dans ce second cas, peut-on toujours parler d’attente s’il n’est plus question de « tendre vers » ?

Minkowski et une attente qui serait activité
De cette attente qui fige, Minkowski dira qu’elle produit de l’effroi voire de l’angoisse et conduit au rétrécissement de l’être, à une rétractation inéluctable. Et donc cette attente « annonce une atteinte portée, par contact immédiat, à nos forces vives par une force étrangère » (13). Une ambiance hostile limite le sujet, le tient dans l’attente, et le retient dans l’instantanéité. A cette attente Minkowski propose d’opposer non pas l’immédiateté, mais l’activité. Tourné naturellement vers l’avant, fait de temporalité, ce phénomène est essentiel à la vie. Synonyme d’expansion l’activité détermine ce que l’on est. Le philosophe suggère ainsi que « c’est probablement grâce à l’action conjuguée de l’activité et de l’attente que je suis ce que je suis, c’est-à-dire un être limité, vivant dans le monde, susceptible d’y déployer son activité, susceptible aussi de supporter les heurts venus du dehors » (14). Son étude peut permettre d’ajuster notre regard sur l’attente en psychiatrie. Et la rendre à la fois profitable et juste en l’équilibrant avec son opposée : l’activité. En somme, deux couleurs complémentaires, pour le bien du patient, dans l’espoir d’un équilibre recouvré.

Un temps capital pour la prise de conscience de la maladie
Prendre conscience de sa maladie et l’accepter, critiquer les troubles, comprendre l’importance du traitement médicamenteux et psychothérapeutique, tout ce travail nécessite un effort pour le patient. Toute cette démarche de remise en question de soi est longue et requière des capacités d’introspection jamais évidentes. Aussi le temps disponible de l’hospitalisation, accompagné par les soignants aux travers des différentes interventions du processus de soin, est-il l’occasion pour le patient de s’arrêter, faire face à son état et réfléchir à son mieux-être. C’est le moment de verbaliser ce qu’il vit en essayant de symboliser ce qui se manifeste à lui, et en essayant de comprendre ce qui peut être défaillant. C’est une opportunité aussi pour s’ouvrir à l’autre, celui qui l’écoute dans sa souffrance et sa singularité. Ce temps donné au sujet lors d’une hospitalisation est capital et à l’évidence, l’attente y trouvera une place importante, une tension verra le jour dans l’injonction qu’il aura à considérer sa propre existence.
On peut comprendre ainsi que même si le patient n’a pas choisi l’hospitalisation ni à fortiori sa temporalité si particulière, ce temps dont il est pourvu peut se montrer d’une grande utilité. Mais comment faire pour l’aider à choisir, à l’intérieur de ce temps et de cet espace, ce qu’il va vivre ? Comment l’aider à tirer profit de cette expérience, de l’abondance de temps qui est offert ? Ce temps de l’hospitalisation est un moment opportun. L’attente y est essentielle, elle ne peut pas ne pas être. Il faut donc s’enquérir de l’usage qui en est fait et tout mettre en œuvre pour accompagner le patient et l’aider à en faire bon usage. Puisqu’elle peut être une pente glissante qui conduit dans les abîmes de la colère et du désespoir, et puisqu’elle est nécessaire, parfois bonne et que nous devons en faire un bon usage, n’y aurait-il pas une réflexion à mener afin de trouver une juste mesure de l’attente ?


La "juste attente" implique la phronesis du soignant
C’est pourquoi il semble judicieux d’appréhender l’attente à partir de la φρονησις (phronesis) aristotélicienne. Il y a certes une attente nécessaire et universelle. Mais dans la mesure où l’attente semble particulièrement inhérente au soin, qui plus est dans le cas d’hospitalisations sous contrainte, on pourrait envisager de la considérer à travers le prisme de la sagacité d’Aristote. Le soignant aristotélicien sait les conséquences d’une attente qui se prolonge, connait les risques d’une attente pernicieuse, dépourvue d’activité et de projet, qui se situe à l’orée de la mort. Il sait par ailleurs les vertus dont elle peut être porteuse, et sa dimension nécessaire. Il en connaît aussi les excès qui consisteraient à penser qu’il ne faut surtout pas attendre. Tout comme il en a compris les dangers lorsqu’elle s’inscrit dans un contexte de domination et de sujétion. Ne pourrions nous pas développer l’idée d’une prudence à l’égard de l’attente du patient, prudence qui consisterait à vouloir l’ajuster, si possible la réguler au mieux afin d’en déterminer la juste mesure ? Veiller à ce que l’attente se maintienne, mais ne s’éternise pas. Être attentif à en révéler l’issue sans donner de faux espoirs. Aménager le temps de l’attente, sans en remplir tout l’espace. Laisser venir de l’imprévisible, sans pour autant fournir d’incessantes animations. Laisser le patient s’approprier le temps, sans non plus le laisser trop aller. Et se rendre disponible à lui, plutôt que l’enjoindre à se soumettre chaque jour à la temporalité institutionnelle. De manière progressive, laisser donc un peu au patient la maîtrise du temps, de son temps, ainsi que celle de l’espace, un espace qui est aussi le sien. A cet égard, on peut croire que l’Institution a une responsabilité. Une vigilance accrue peut être de mise.  

Conclusion 
Nous avions certes identifié la dimension temporelle de l’attente, bien visible, mais nous avions aussi compris avec Maldiney ce qu’elle pouvait cacher à savoir une ouverture à l’autre bien difficile dans le cas de la psychose. Aussi n’y a-t-il pas à réfléchir sur l’importance de libérer du temps soignant pour aller davantage au devant de ceux qui attendent le train, comme l’a si joliment dit Thierry Metz ? L’écart des temporalités a parfois quelque chose à voir avec le délaissement, sinon l’abandon. Il est vrai que les écrans semblent de plus en plus accaparer l’attention de nos soignants. La traçabilité prend du temps, tout comme la bonne tenue des dossiers informatisés, surtout lorsque l’on sait que le cadre viendra les contrôler tous les mois. La bureaucratisation du métier de soignant ne fera aucunement diminuer les temps d’hospitalisation, et ne pourra non plus atténuer certaines attentes de patients, quelle que soit la forme qu’elles prendront. Au reste, on sait que les effectifs soignants n’iront pas non plus dans le sens escompté d’une augmentation. C’est pourquoi il apparait urgent de comprendre la souffrance que peut entraîner l’attente, dès l’instant qu’elle s’exprime dans les paroles ou dans les actes. Et le temps qui est pris aux soignants par leurs obligations administratives, c’est du temps dont le patient pourrait être privé une fois encore.
Dès lors nous devons garder une vigilance à l’égard de la situation d’hospitalisation sous contrainte, pour ne pas infliger au patient une double peine : celle d’un temps infini à l’intérieur d’un espace confiné. Pour cela, chercher une juste mesure semble être la plus sage démarche.
On l’a vu, certaines circonstances peuvent détourner l’attente de tout ce qu’elle a de bon. Le danger est que l’attente fasse basculer l’homme dans le désespoir. Qu’elle se perpétuât, sans finalité et sans compréhension, l’homme se verrait précipité dans le néant.  
Attendre, c’est affermir son intention. Attendre suppose vouloir conduire son existence vers une perspective plus ou moins proche. C’est l’ouvert de l’homme à du possible. L’attente suppose une attention soutenue, discrète et vertueuse. Au-delà de son apparente passivité, elle fomente une volonté durable et traduit la détermination d’un être. Enfin, elle instruit l’homme de sa temporalité. A quoi ressemblerait l’homme sans l’attente ? A quoi ressemblerait une société qui néglige ou déprécie la valeur de l’attente ? Dans notre monde, numérisé et poudré d’algorithmes, monde contaminé par le haut-débit, l’info en continue et en temps réel, par la « livraison en un jour ouvré » et le fast-food, l’attente ne pourrait-elle pas être la vertu la mieux à même de redonner sa valeur au temps de vivre ?


Notes 
(1)    Metz T., L’homme qui penche, Bordeaux, Pleine Page Editeur, 2008, p. 61.
(2)    Proust M., A l’ombre de jeunes filles en fleurs, volume 2, Paris, GF Flammarion, 1987, p.270.
(3)    Delassus E., « Le patient impatient », in Ethique et Santé, Vol 11, n°4, décembre 2014, pp. 216-219.
(4)    Grimaldi N., Ontologie du temps, Paris, PUF, 1993, p.37.
(5)    Barthes R., Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, p. 50.
(6)    Pascal., Pensées, article 2, 131-622, Paris, GF Flammarion, 1976, p.34.
(7)    Blanchot M., L’attente, l’oubli, Paris, Gallimard, 1962, p.55.
(8)    Binswanger L., Manie et Mélancolie, Paris, PUF, 1987, p.57.
(9)    Grimaldi N., op.cit., p.38
(10)     Maldiney H., Penser l’homme et la folie, op, cit., p.304.
(11)     Grimaldi N., op.cit., p.41.
(12)     Barthes R., op. cit., p.48.
(13)     Minkowski E., Le temps vécu, Paris, PUF, 1995, p.81.
(14)     Minkowski E., op.cit., p.81.