Dans la relation de soins,
la confiance n’est plus ce qu’elle était
Par ChristianTANNIER
Ancien interne et chef de clinique au CHRU de Montpellier de 1970 à 1978, thèse de médecine en 1975. Chef du service de neurologie au CH de Carcassonne jusqu’en 2010. Président du comité d’éthique hospitalier du CH de Carcassonne de 2008 à 2018. Thèse de philosophie pratique (direction E. Fiat) en 2013.
Article référencé comme suit :
Tannier, C. (2022) « Dans la relation de soins, la confiance n’est plus ce qu’elle était » in Ethique. La vie en question, juin 2022.
NB : le PDF est accessible en bas de document
« C’est certain, aujourd’hui encore, médecins comme patients valident l’importance de cette relation médecin-patient […], se retrouvant à l’unanimité autour d’un seul mot pour la définir : « LA CONFIANCE ». Ainsi conclut une enquête du Conseil National de l’Ordre des Médecins (CNOM) sur la relation médicale, 20 ans après la loi Kouchner (1). La confiance est donc « le cœur de la relation entre médecin et patient », comme l’affirme également l’Association médicale mondiale (2).
Mais peut-on définir plus précisément ce qu’est la confiance dans le cadre de cette relation interpersonnelle si particulière ? Et si, comme le dit le CNOM dans la même enquête, « le colloque singulier n’a plus rien à voir aujourd'hui avec celui des origines (3) », qu’en est-il de la confiance, s’est-elle transformée de la même façon ? Quelles sont les conditions de la confiance, à l’ère de l’autonomie du patient ?
Peut-on définir la confiance ?
La confiance, pour Mark Hunyadi, constitue un trait structurel fondamental de notre relation au monde, une force de liaison élémentaire qui connecte l’individu au monde qui l’entoure (aux choses, aux personnes, aux institutions…), s’opposant au modèle de l’individualisme, où chacun est comme un pilote dans son cockpit, face à un monde dont il gère les informations à son bénéfice (4).
La confiance suppose l’existence d’une incertitude (chacun sait qu’elle peut être déçue ou trahie), sinon on est dans le domaine de la croyance (la confiance aveugle) ou d’un savoir absolu. Mais, comme le dit Gildas Richard, « qui ne sent que faire confiance doit signifier bien autre chose que prendre un risque calculé ou mesurer le probable ? » (5).
Pour continuer à suivre M. Hunyadi, la confiance est à la fois un sentiment et un pari, qui réfèrent à une attente de comportement. Avoir confiance d’abord, c’est le sentiment que ce en quoi ou en qui j’ai confiance va se comporter conformément à mes attentes (par exemple, ce médecin m’inspire confiance). C’est un état de sécurité relevant plus de l’intuition que de la certitude, ajoute le CCNE (6). Faire confiance ensuite, c’est s’engager dans une action en faisant un pari sur les comportements attendus, en comptant sur la manière dont se comporteront les choses, les personnes ou les institutions (pour cette opération, je fais confiance à ce chirurgien).
En fait la confiance ne se décline pas de la même façon selon le degré de conscience associé à la situation. Souvent la confiance est automatique, une habitude, une routine, et l’incertitude est minimale, le comportement prévisible (cette voiture va bien s’arrêter au feu rouge ; mon médecin que je vois régulièrement depuis vingt ans me connait bien, je me fie à lui). Mais lorsque la situation sort de la routine, et c’est souvent le cas dans la relation médicale, la confiance s’intègre au sein d’une rencontre interpersonnelle complexe, dans laquelle la liberté des deux parties est impliquée : la confiance ne se décrète pas (7), elle ne s’exige pas (8), elle s’accorde, et elle se donne. La liberté peut abdiquer de son fait, on s’en remet alors absolument à la conscience et à la bienveillance de l’autre, dans un mouvement qui s’apparente à la soumission. Elle peut être revendiquée et la relation tend vers un engagement mutuel, qui implique reconnaissance et respect de chacun comme condition de la confiance. Alors la confiance se construit et se partage.
C’est ce passage de la confiance-soumission à la confiance-liberté puis à la confiance construite que nous allons tenter de commenter, dans le cadre de l’évolution de la relation médecin-patient.
La confiance, du paternalisme à la contractualisation
Historiquement (disons avant 1990), la relation médicale a été marquée par le paternalisme (9) : le médecin savait ce qui était bon pour le patient, qui s’en remettait totalement à lui, tel un enfant à son père. Détenteur du savoir et du pouvoir de soigner, il recommandait, voire ordonnait, en conscience, tandis que le soigné faisait don de sa confiance. Cette position est illustrée par les formules souvent citées de L. Portes, président du Conseil de l’Ordre des Médecins : « Face au patient inerte et passif, le médecin n’a en aucune manière le sentiment d’avoir affaire à un être libre, à un égal, à un pair ; tout patient est et doit être pour lui comme un enfant à apprivoiser, […] Le médecin, par contre, quand il domine sa pitié et que sa conscience reste en éveil, est seul à pouvoir exercer une volonté agissante […] Tout acte médical n’est, ne peut être et ne doit être qu’une confiance qui rejoint librement une conscience » (10)
Ainsi, de la confiance légitime liée à son autorité épistémique (celle de l’expert qui sait quelle est la maladie et ce qui est bon pour la santé), le médecin tirait abusivement une autorité déontique (celle qui repose sur l’obéissance et la soumission), gommant ainsi la liberté de décision du patient. Le médecin devenait le juge légitime de l’intérêt physique et moral de son patient, dans un souci d’humanité compte tenu de la position de faiblesse et de vulnérabilité de celui-ci. Quant au patient, il était en position de sujet passif, dans un état de confiance-soumission.
Bien sûr cette description est caricaturale et n’épouse pas toute la diversité des relations, d’autant qu’au début du XXème siècle, la confiance épistémique pouvait être mal placée, tant la médecine était encore balbutiante dans son efficacité et sa fiabilité ; de plus, la confiance était souvent trompée, tant la vérité était occultée, partiellement ou totalement et les patients n’étaient pas toujours dupes.
On peut néanmoins estimer qu’au début des années 2000, ce paternalisme est (partiellement ?) révolu.Sous l’influence du progrès des sciences et techniques médicales, de la démocratisation de l’enseignement et de l’accroissement des connaissances des citoyens, qui ont accès aux sources d’information d’une science médiatisée et numérisée, sous l’influence aussi de l’attraction du modèle alternatif nord-américain basé sur l’autonomie et la contractualisation, la relation médecin-malade devient plus égalitaire : la compétence professionnelle du médecin qui diagnostique et informe s’adresse à la « compétence personnelle » du patient qui sait ce qui est bon pour lui, consent et décide en connaissance de cause. Au principe de bienfaisance, s’ajoute le principe d’autonomie.
Présentant son projet de loi sur le droit des patients à l’Assemblée nationale en octobre 2001, Bernard Kouchner résume bien la philosophie d’une éthique de l’autonomie centrée sur des relations contractuelles et égalitaires entre médecins et malades, redéfinissant de ce fait le modèle de confiance médecin-malade. Il s’agit « d’adapter le système de soin français au monde moderne, en privilégiant les relations contractuelles […] La qualité devient la pierre angulaire, et elle n’existe que dans une confiance réciproque. Le projet a pour objectif de rétablir cette confiance en rééquilibrant la relation entre médecin et malade, désormais à égalité […] Notre objectif est bien de revoir les fondements mêmes de l’éthique médicale […] Sous prétexte d’agir pour leur bien, les médecins décident trop souvent à la place des malades. Notre objectif est que désormais ils décident avec eux. Ce respect de l’autonomie du malade doit être au fondement de l’éthique clinique » (11).
L’enquête précitée du CNOM montre que la loi du 2 mars 2002 a profondément modifié la relation médicale, même si elle reste encore trop largement ignorée dans la population. Le patient devient donc acteur de sa santé ; informé, il donne son consentement (ou son refus) aux traitements et aux soins (12). Mais la contractualisation, même tacite, est-elle le meilleur modèle pour assurer une relation de confiance ? En fait, de nombreuses critiques ont été émises à l’encontre d’une dérive libertaire et utilitariste du contrat de soins, plus courante d’ailleurs dans les pays anglo-saxon qu’en France. Le risque est que le médecin devienne un pur prestataire de service « producteur de soins » et le patient un pur client, « consommateur éclairé ». Dans ces conditions on pourrait par exemple imaginer que le médecin oublie que son patient n’est pas toujours capable de maîtriser les informations qu’on lui donne, par internet autant qu’en consultation ; la tentation pourrait être d’asséner des vérités dans une certaine indifférence et sans empathie, dans un but de protection, psychologique et juridique. Du côté du client, le risque est que l’autonomie se transforme en tyrannie de désirs irrationnels ou de peurs incontrôlées, avec une exigence d’examens complémentaires inappropriés, aboutissant au nomadisme médical ou à des notations du médecin sur des sites d’évaluation. La pente est celle de l’introduction du médico-légal dans la relation, et on peut lire dans l’enquête du CNOM que « le patient peut à tout moment se retourner contre son médecin, cela a induit une méfiance de la part des médecins et cela a eu un impact sur la relation de confiance » ; ou encore : « La définition de la relation a changé au fil du temps. La confiance s'est transformée en défiance, des 2 cotés ». Le CCNE liste les raisons expliquant les difficultés de créer et maintenir une relation de confiance dans la relation de soins (13) : la place de l’incertitude dans l’agir médical, le manque de temps ou l’urgence, la multiplication des soignants dans certains parcours de soin avec des avis ou des messages divergents, le manque de lieu dédié propice à une communication de qualité …On peut ajouter que la confiance institutionnelle a elle-même été érodée par des affaires médiatisées (sang contaminé, médiator…), par les rigidités bureaucratiques et administratives de l’hôpital, par des débats anxiogènes d’experts dans la crise du covid etc.
Plus que dans un contrat égalitaire, c’est donc dans un partenariat et une alliance entre le patient et son médecin que la relation de confiance va pouvoir s’épanouir. Qu’est-ce à dire ? Quelles pourraient être, 20 ans après la loi Kouchner, les conditions d’une confiance partagée entre le médecin et son patient ?
La confiance, un engagement réciproque dans un partenariat
La médecine moderne est devenue d’une efficacité impressionnante pour guérir ou traiter nombre d’affections aiguës ou chroniques. Mais cette médecine technoscientifique est potentiellement déshumanisante, parce qu’elle favorise l’objectivation du corps aux dépens de la subjectivité de l’être, l’universel et la statistique par rapport au singulier, l’image aux dépens de l’écoute et de l’examen clinique, le codage technique du savoir par rapport à la narration.Être un bon médecin, c’est d’abord être compétent et expert dans son domaine. Mais c’est aussi arriver à appliquer humainement ce qu’il sait (14). C’est sur ces deux piliers, de la compétence et de la relation humaine, que repose la confiance à l’ère du partenariat de soins.
Le partage des compétences
La compétence est la première des éthiques, elle s’inscrit dans la conscience du médecin, elle fonde la confiance du patient ; et celle-ci s’accommodera mal des errements, des erreurs, des incertitudes, des imprécisions, des hésitations, des inquiétudes inutiles, des examens redondants, de la désinvolture, de l’absence d’actualisation des connaissances … On peut ajouter que le manque de confiance en soi du médecin ne facilitera pas la mise en confiance du patient.
Le patient lui aussi a une compétence et le pacte de confiance demande au médecin de la reconnaître. Il s’informe sur internet, il sait des choses, souvent mal digérées, mais est en demande d’un dialogue et n’apprécie guère d’être considéré comme un demeuré. Il peut même devenir expert lorsque sa maladie devient chronique, et c’est vraiment une alliance thérapeutique qu’il recherche alors avec le corps médical. Sa compétence concerne aussi l’évaluation de sa situation personnelle en regard des décisions que le médecin jugerait les plus appropriées et que celui-ci expose le plus clairement et loyalement possible. Le but est donc de construire avec le malade une vérité qu’il peut s’approprier, basée sur la confiance et le partage des connaissances.
Une relation humaine entre autonomie et vulnérabilité
Prendre en compte la vulnérabilité autant que l’autonomie constitue au sein de la relation médicale une ligne de crête sur laquelle surfe la confiance. La dissymétrie fondamentale de la relation ne peut être gommée : sont face à face des niveaux de savoir et des niveaux de souffrance différents. Comme le dit Jacques Ricot : « il convient de ne pas enfermer l’autonomie du sujet dans une souveraineté qui nierait sa vulnérabilité » (15). Ce qui rejoint des paroles de patient recueillies par l’enquête du CNOM (16) : « il s'agit de prendre soin d'un sujet malade, d'une personne souffrante, et non d'un patient-objet à observer puis à réparer. Avoir un échange humain, et donc individualisé, améliore considérablement la qualité des soins ». Pour le CCNE (17), il est important de prendre en considération ce paradoxe : nous avons besoin d’autrui pour être autonome lorsque nous sommes malades et cela nécessite de la confiance. Consentir et accorder sa confiance ne relèvent pas d’une perte d’autonomie.
En pratique, y-a-t-il des recettes ? Point. Des manières d’être qui se cultivent ? Probablement.
De l’écoute empathique à la décision partagée
Il faut insister sur l’écoute attentive, cette manière de consacrer quelques minutes, parfois un peu plus, à écouter sans interrompre, sans préjuger, sans connaissance a priori du contenu qui va se révéler. Seule cette étape d’écoute permet d’accéder à l’empathie, qui, outre la capacité d’être affecté par ce que ressent autrui, est aussi un effort pour entendre les affects et les représentations du patient, une attention et une disponibilité à sa souffrance ainsi qu’à ses questionnements. Savoir faire un « pas de côté » par rapport à ses propres conceptions du monde, c’est pour le soignant à la fois reconnaitre et respecter son patient en tant que sujet autonome et s’enrichir soi-même à son contact.Le but étant d’aboutir à une décision médicale partagée, comme l’exprime A. Grimaldi : « On attend du médecin empathique non seulement une information adaptée sur les différentes possibilités thérapeutiques, mais aussi une facilitation de l’expression du malade sur son vécu, ses représentations de la santé, ses choix de vie, ses ambivalences et, finalement, une aide à faire un choix réaliste raisonnable » (18). Il s’agit d’une décision délibérative, engagée, mais qui reste à responsabilité médicale.
La confiance construite et partagée
Ainsi le patient, reconnu et respecté dans son autonomie comme dans sa souffrance, pourra-t-il plus facilement s’en remettre à la compétence et à la conscience de son médecin, donc lui faire confiance, sans se soumettre ni se défier.
Le médecin de son côté pourra aussi faire confiance à son patient et éviter autant que faire se peut le nomadisme et l’inobservance thérapeutique, en particulier dans la maladie chronique.
La confiance est un sentiment, un pari, elle se donne, mais aussi se construit ; oui, cela demande un peu de temps, de la disponibilité, de la bienveillance, mais le médecin n’est-il pas un artiste autant qu’un technicien ?
Au total, la confiance n’est plus ce qu’elle était. Comme la relation médicale, elle a évolué. La confiance-soumission est devenue confiance-liberté et finalement confiance construite. Certes, nombreux sont les obstacles pouvant conduire à la défiance, alors que paradoxalement la médecine est devenue beaucoup plus efficace et fiable qu’avant. Mais laissons la conclusion (optimiste) au CNOM, dans la synthèse de son enquête récente : « médecins comme patients sont majoritairement revenus aux fondamentaux du lien qui les unit dans cette relation si particulière consacrée au soin et dont certains disent même qu’aucune loi ne peut régir. Ce sont l’écoute, la bienveillance, l’humanité, le respect, le dévouement, se retrouvant à l'unanimité autour d'un seul mot pour la définir et qu’il nous faut retenir : la confiance » (19).
Notes
(1) Conseil National de l’Ordre des Médecins, La loi Kouchner 20 ans après, février 2022, p. 44.
(2) AMM, Déclaration de Cordoue sur la relation entre médecin et patient, adoptée par la 71ème assemblée générale de l’AMM, Cordoue, Espagne, octobre 2020.
(3) CNOM, op.cit., p. 8.
(4) M. Hunyadi, Au début est la confiance, Le bord de l’eau, 2020.
(5) G. Richard, « De la confiance », philo.pourtous.free.fr/Articles/Gildas/delaconfiance.htm, p. 4.
(6)CCNE, avis 136, L’évolution des enjeux éthiques relatifs au consentement dans le soin, avril 2021. p. 17.
(7) Michela Marzano, Eloge de la confiance, Arthème Fayard/Pluriel, 2012, p. 20.
(8) « Qu’un soignant dise, en préambule de son intervention, « Vous pouvez me faire confiance » au patient vulnérable devant lui, et celui-ci ne pourra que considérer qu’il n’a guère d’autre choix. » P. Sureau, De la confiance dans la relation de soins, SOINS, N° 824, avril 2018, p. 45.
(9) CNOM, op.cit. p. 7.
(10) L. Portes, A la recherche d’une éthique médicale, Paris, PUF, 1964, pp. 163, 164, 168.
(11) B. Kouchner, première lecture à l’Assemblée nationale, 2 et 3 octobre 2001.
(12) Il peut aussi désigner une « personne de confiance » qui pourra porter sa parole si sa maladie le rend hors d’exprimer sa volonté. Il s’agit de restituer le plus fidèlement possible les préférences de la personne malade.
(13) CCNE, avis 136, op.cit. p. 16.
(14) C. Tannier, C. Frot, T. du Puy-Montbrun, C. Martens, L. Gontard, S. Perrot, V. Lefebvre des Noëttes, Médecine narrative et philosophie, in Médecine narrative, F. Goupy et C. Le Jeunne, Paris, Med-Line éditions, 2016, pp 37-50.
(15)J. Ricot, Éthique du soin ultime, Rennes, Presses de l’EHESP, 2010, p. 145.
(16) CNOM, op.cit. p.41.
(17) CCNE, avis 136, op.cit. p.15.
(18) A. Grimaldi, « les deux versions de la décision médicale partagée in La Lettre du Neurologue, Vol. XXIII - n° 3 - mars 2019, p.65.
(19) CNOM, op. cit. p.49.