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Chabert / le handicap ou la créativité de l’ajustement permanent

Anne-Lyse Chabert : le handicap ou la créativité de l’ajustement permanent

  Anne-Lyse Chabert : le handicap ou la créativité de l’ajustement permanent 

par Bertrand QUENTIN

Agrégé et Docteur en philosophie HDR. Maître de conférences à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée

Chercheur au Laboratoire LIPHA-Paris-Est (EA7373)

Responsable du Master 1 de philosophie, parcours « éthique médicale et hospitalière appliquée » (Ecole éthique de la Salpêtrière).

 

Critique de l’ouvrage de Anne-Lyse Chabert, Transformer le handicap, Au fil des expériences de vie, Toulouse, érès, 2017.

 

Article référencé comme suit : Quentin, B (2017) "Anne-Lyse Chabert : le handicap ou la créativité de l’ajustement permanent" in Ethique. La vie en question, juillet 2017.

 

L’article en version PDF et des notes de bas de page sont accessibles par un clic au bas de l’article.

 

Pour le grand public, le handicap n’est pas un thème spécialement réjouissant. On y pressent l’inconfort d’une vie faite d’incapacités multiples et le désagrément d’avoir seulement à y penser. Nous avons baptisé « empathie égocentrée » (1) cette manière classique d’envisager le handicap pour signifier que le rapide effort pour se mettre à la place de la personne handicapée s’avère tourner au pessimisme, car on part de notre expérience dite « de valide ».

Heureusement, la littérature sur le handicap est là pour nous aider à voir les choses autrement. L’exergue qu’a choisi Anne-Lyse Chabert pour ouvrir son livre (Transformer le handicap, au fil des expériences de la vie, Toulouse, érès, 2017), commence par quelques vers de Rainer Maria Rilke - vers qui nous enjoignent à nous réjouir de cette vie de l’homme, quand bien même condamnée à la finitude :

 

« Et cependant, quoique chacun essaie D’échapper à soi-même comme d’une prison Qui vous enferme dans sa haine,Il est de par le monde un grand miracle, Je le sens : toute vie est vécue. » (2)

 

Pourquoi « transformer le handicap » ?  Il s’agit surtout, on va le comprendre, de transformer la conception que nous nous faisons du handicap. Anne-Lyse Chabert connaît un handicap neuromusculaire qui de l’adolescence jusqu’à aujourd’hui l’amène à une atrophie musculaire évolutive. Elle se demande alors quand son handicap a débuté ? : « Est-ce à l’époque où ma mère s’est alarmée de mes chutes fréquentes dans la cour de récréation ? Est-ce lorsque ma calligraphie a commencé à s’altérer dans les premiers temps où ma pathologie s’exprimait ? Est-ce quand, après de longues errances diagnostiques, je suis revenue chez moi en portant désormais le sceau d’une maladie particulière dont j’avais enfin le nom […] Est-ce lorsque, vers 15 ans, j’ai eu ma première carte d’invalidité ? Est-ce la première fois que j’ai chaussé des chaussures orthopédiques ? […] est-ce plus tard, vers l’âge de 20 ans lorsque pour la première fois je me suis assise dans un fauteuil roulant ? » (p.16). Elle qualifie d’absurde la question posée au départ. Celle-ci ne l’est peut-être pas tant que cela. Mais ne prend pas sens pour l’Auteure, de par la thèse même de l’ouvrage qui ferait du handicap une situation d’adaptation progressive à un environnement changeant. Le fait est, nous dit-elle que « Si mon espace s’était tour à tour rétréci, remodelé, décousu, déformé, concentré, si j’avais dû le reconstruire à chaque évolution de ma pathologie, il ne m’avait jamais paru « déficient » pour autant […]  je n’étais pas différente de la personne que j’avais été avant l’usage de mon fauteuil » (p.17).

C’est donc à un nouveau positionnement sur la question du handicap qu’elle appelle. Trois thématiques vont l’aider à décrire cette situation d’inventivité permanente rendue nécessaire par le handicap : celle de la normativité, celle des affordances et celle des capabilités.

 

 

Normativité plutôt que norme : repenser la recherche de l’équilibre organique

 

    Canguilhem est ici évidemment l’auteur de référence. Dans  La connaissance de la vie il disait par exemple : « Nous ne pouvons pas dire que le concept de « pathologique » soit le contradictoire logique du concept de « normal », car la vie à l’état pathologique n’est pas absence de normes mais présence d’autres normes » (3).  On se rappelle que l’originalité du concept de normativité chez Canguilhem réside dans le fait qu’il ne s’agit pas d’une référence à un état donné mais à une faculté mobilisable selon la situation. La normativité est cette aptitude à passer d’une norme à l’autre. Le vivant peut alors être défini comme normal lorsqu’il est en pleine possession de sa normativité, c’est-à-dire lorsqu’il a la capacité à instaurer des normes de vie qui lui permettent de s’adapter à son milieu. L’observation de situations de handicap variées amène à découvrir que l’organisme peut jouer ainsi sur un grand répertoire de mouvements possibles pour réaliser la même tâche. Ce phénomène peut se traduire par le concept d’ « abondance »  (Israël Gelfand, Mark Latash) plutôt que par le terme de « redondance », souvent employé, mais qui, comme le fait remarquer A.-L. Chabert, n’est pas très heureux.

L’Auteure prend alors l’exemple du calligraphe Fumiyuki Makino. Ce calligraphe japonais de 45 ans, devenu 29 ans avant, tétraplégique, à la suite d’un accident de plongée, a dû réapprendre à calligraphier avec le pinceau à la bouche. Il y a eu un transfert technique pour passer de la calligraphie ordinaire à la calligraphie avec la bouche. Le calligraphe réorganise les moyens dont il disposait déjà auparavant mais qui ne s’exprimaient pas encore. D’où le prolongement par A.-L. Chabert des intuitions de Canguilhem : « La normalité que l’individu doit instaurer dans sa vie organique n’est donc pas une normalité « d’imitation », une normalité de l’ordinaire et du statistique, mais une normalité qui est toujours à redécouvrir, et qui correspond à un état singulier » (p.59).    

Après avoir donc montré que la normativité permettait à la personne handicapée de rétablir un équilibre intérieur avec les ressources de son corps, l’Auteure s’intéresse au rétablissement de l’équilibre intérieur avec des ressources extérieures : les objets vont s’offrir à l’individu comme des invitations à agir. Ici apparaît le concept d’ « affordances ».

 

Le handicap comme pratique permanente d’un ajustement des affordances

 

Le terme « affordances » a été forgé par James J. Gibson. Sa « théorie de la perception directe » apparaît en 1977 dans le chapitre « The theory of affordances » (4) et dans son ouvrage de 1979 : Approche écologique de la perception visuelle (5). Pour cet éthologue, l’Umwelt de l’animal est la résultante d’un couplage entre l’organisme et l’environnement constituant un monde défini uniquement par les actions qu’il appelle et qui sont traduites par le terme d’ « affordance ». L’affordance renvoie à l’idée que les événements naturels (lieux, nourriture, prédateurs) appellent des comportements appropriés. Ces événements ne doivent pas être pensés comme des stimuli car c’est l’action possible qui commande la perception : chaque chose dit ce qu’elle est. L’eau dit « bois-moi », un fruit dit « mange-moi ». Le rapace dit « se faire manger » au passereau qui cherche à s’en préserver. L’affordance est donc le fait qu’un acte soit investi dans un « objet » (6). La perception et l’action sont ici indissociables. La perception des affordances permet au comportement des animaux d’être ajusté aux possibilités d’action permises par l’environnement.Si l’on cherche des anticipations historiques de ce concept on les trouvera dans l’Umgebung de Jakob von Uexküll, dans l’Aufforderungscharakter de Kurt Koffka ou  dans le « corps agissant » de  Merleau-Ponty. De l’animal on passe à l’humain mais on retrouve l’idée que la perception habituée de notre environnement crée un vaste tissage d’actions anticipées déposées dans les objets de l’environnement-même. On peut évoquer ici l’ « assoyabilité » des surfaces, la « passabilité » des ouvertures, la « posturabilité » d’une surface, le caractère « attrapable » d’un objet, la « franchissabilité » des fossés, ou encore, la possibilité de passer sous une barrière.

A.-L. Chabert va ensuite se poser une question à propos d’une situation spécifique de handicap. Comment permettre à un aveugle de jouer à un sport collectif de ballon ? Les affordances doivent être ici réinventées. On connaît une adaptation du football aux personnes aveugles où chaque joueur non voyant est accompagné d’un coureur voyant qui lui décrit tout ce qui se passe et qui court à ses côtés. Mais A.-L. Chabert nous donne deux exemples encore différents d’adaptation des affordances. Le cécifoot et le goalball. Le cécifoot est issu d’un projet au Mali au dernier trimestre 2011 et soutenu par l’association Libre vue. Dans ce sport adapté, on use d’un ballon sonorisé à l’aide de grelots. Il y a des bips sonores derrière les buts pour les localiser. Une ficelle équipée de grelots trace les limite du terrain. Une équipe sera constituée de quatre joueurs de champ aveugles ou malvoyants avec bandeau sur les yeux et d’un gardien de but voyant (qui dirige la zone défensive). S’ajoutent un entraîneur voyant (qui dirige le milieu du terrain) et un guide voyant (derrière le but adverse qui aide à la finition). Chaque joueur est tenu de signaler son déplacement vers le porteur du ballon en criant « j’arrive ». Comme le repère l’Auteure : « les affordances ordinaires sont donc détournées, le matériau de base qui constitue le noyau dur de l’activité est infléchi par le biais de l’inventivité des porteurs de projet » (pp.84-85).    Pour illustrer le fait que l’homme peut jouer sur des répertoires différents pour réaliser des sports plutôt proches, A.-L. Chabert évoque le goalball, sport qui  dérive de la pratique de rééducation de soldats allemands devenus aveugles. Il y a là deux équipes de trois joueurs. Les buts font 9m sur 1,30 m, le terrain 9m sur 18 m. On jette le ballon sonore à la main pour marquer mais chacun reste dans sa moitié de terrain (poids du ballon : maniabilité difficile à une main). Est attendu un silence total du public et des entraîneurs (il faut pouvoir se concentrer parfaitement sur le bruit de la balle). Les deux sports que sont le cécifoot et le goalball « reposent sur des équilibres différents, tracent un espace des affordances dont les limites ne sont pas les mêmes, mobilisant des compétences différentes tant dans la perception que dans la motricité des joueurs » (p.93).Nous pourrions, au passage, imaginer qu’offrir ces possibilités nouvelles implique une société florissante et sans problèmes excessifs. A l’encontre de ce présupposé il faut remarquer que  le contexte politico-social du Mali à cette période était très défavorable à la construction d’un tel projet - la situation politique étant très instable, sujette à des coups d’Etat fréquents fragilisant le pays. Il ne faut donc pas attendre d’être l’Eldorado pour offrir des possibilités aux personnes en situation de handicap. Mais ce qui a été aussi souligné c’est que ce projet est allé jusqu’au bout grâce à beaucoup de solidarités apparues dès qu’une difficulté se présentait  (habitants voisins, autorités locales, diffusion médiatique ont à chaque fois pris une relève utile).Lorsque nous évoluons librement dans notre environnement, notre posture et notre locomotion s’adaptent donc très souplement et sans que nous en ayons conscience, au terrain sur lequel nous nous déplaçons. Mais ce résultat est en fait le produit d’un long apprentissage, d’une lente mise en adéquation que l’individu « normal » a instaurée au fil du temps avec son environnement. Toute la difficulté est qu’avec un handicap évolutif il faut régulièrement réapprendre de nouvelles « affordances » car l’adéquation de l’individu à son environnement est sans cesse remaniée.

 

Favoriser une égalisation des capabilités pour rendre possible les réajustements permanents nécessités par le handicap.

 

On rappelle que la « capabilité » est un concept développé en économie par Amartya Sen et fortement relayé dans le cadre philosophique par Martha Nussbaum. Il signifie la possibilité au sein d’une société d’avoir de réels choix de vie. Le modèle de justice prôné par John Rawls qui se satisfait de la variable « ressource » pour quantifier économiquement son système, néglige le fait qu’il existe de grandes variations entre les individus quant à leurs besoins de ressources et leurs capacités à convertir les ressources en réalisations de vie.

A.-L. Chabert va illustrer la thématique des capabilités avec l’exemple de Temple Grandin, une femme autiste née en 1947 à Boston, qui - disons-le dès le début – n’est pas autiste Asperger (ceux que l’on dénomme « autistes performants »). « Temple joue sur deux paramètres : développer ses capacités internes, mais également se placer dans un environnement dans lequel elle peut exprimer avec profit les capacités dont elle est dotée » (p.117). Tenir compte de ses capacités internes c’était par exemple identifier « dès son enfance qu’elle excellait dans les tests visuels et spatiaux tout en étant relativement médiocre pour réaliser des tâches plus séquentielles et abstraites. » (p.117) Tenir compte du lieu où ses capacités pourraient le mieux s’épanouir a été essentiel : « C’est dans l’univers du ranch que Temple Grandin se sent le plus à l’aise, et qu’elle peut non seulement dépasser son handicap mais le renverser : elle est beaucoup plus empathique face à la souffrance animale que face à celle du monde humain, dont elle ne comprend pas a priori le sens » (p.118). Temple dira à Oliver Sacks – qui l’a rencontrée dans le Colorado en 1963 : « les bovins sont perturbés par les mêmes sortes de sons que les autistes » (7). C’est là que prend place l’invention qui va être celle de Temple Grandin, invention qui va à la fois lui servir, servir à une meilleure appréhension de l’autisme et servir à calmer le bétail dans les ranchs. Tout part d’une aspiration d’enfant autiste : « Petite, elle avait très envie d’être prise dans les bras, tout en étant repoussée à cette idée et en évitant tout contact physique avec une autre personne : les étreintes de sa tante ou de sa mère lui donnaient une sensation d’écrasement, d’engloutissement. Dès l’âge de 5 ans, elle avait donc rêvé de disposer d’une machine qui pouvait la compresser puissamment avec douceur, comme des bras humains, tout en étant totalement maîtrisable » (p.119). La seconde étape sera la confiance à évoquer ce désir devant son professeur de sciences naturelles et l’ouverture d’esprit de ce dernier qui loin de se moquer d’elle l’a poussée à concrétiser son désir en fabriquant « la chose ». On a ici quelque chose de cette valorisation particulière du travail manuel et technologique dont la culture américaine du XXe siècle était férue (mais dont Matthew B. Crawford nous dit qu’elle a malheureusement largement reculé (8)).

Dans un premier temps, Temple va utiliser une trappe à bétail non aménagée. « Quand j’ai pu supporter d’être tenue en place, j’ai modifié la trappe à bétail pour qu’elle soit douce » (9). L’aménagement de la trappe amène Temple à être plus détendue : « Je m’entends mieux avec les autres, et mes ennuis de santé liés au stress, comme mes coliques, appartiennent au passé » (10). Ce qui différencie un autiste qui s’en sort très bien d’un autiste qui ne parvient pas à développer ses capacités est le fait que puissent se rencontrer ou non des capacités particulières et un milieu qui rende possible ou non leur éclosion.  Oliver Sachs a alors le commentaire suivant par rapport à deux personnes autistes : « José, qui est presque aussi doué que Stephen mais n’a jamais été reconnu ni épaulé par personne, continue à se languir dans l’arrière-salle d’un établissement spécialisé, tandis que Stephen mène une existence enrichissante et stimulante. » (11)Aujourd’hui Temple Grandin est docteur en sciences animales et spécialiste en zoologie, consultante sur les questions d’élevage des animaux. Elle a révolutionné les pratiques du traitement du bétail dans les ranchs et les abattoirs, notamment avec l’invention  de cette « machine à serrer ».

 

Conclusion

 

L’ouvrage d’Anne-Lyse Chabert est plein d’espoir et d’énergie positive. Il n’est pas pour autant naïf devant les difficultés du réel. Elle reconnaît tout d’abord la situation de fragilité et de pari que comportent ces permanents réaménagements : « Même si cet ajustement se fait de manière automatique et inconsciente, l’individu est toujours dans une situation de « pari » lorsqu’il transfère sa norme en réaction à un changement physiologique comme le handicap, puisqu’il ne sait jamais si la compensation dans laquelle il s’engage sera effectivement fonctionnelle » (pp.54-55). La phase normative, la phase de créativité où il faut réaménager sa vie n’est pas sans placer l’individu dans une grande fragilité puisqu’il ne bénéficie pas encore de la solidité d’une construction aboutie de sa nouvelle norme. L’Auteure appelle à aller courageusement de l’avant : « La norme vers laquelle tend l’individu via la normativité est une norme espérée plus solide ; l’amélioration de vie qu’elle peut procurer justifie les efforts qu’investit l’individu dans le processus de normativité » (p.45). Pour, selon ses termes, « Infiltrer les modifications au sein d’un ordre déjà établi » il faut un effort soutenu, qui ne pourrait se prolonger longtemps sans une bonne dose de confiance en soi du sujet. Et cette confiance est souvent le legs de parents et de proches. La personne en situation de handicap a en tout cas besoin de bienveillance devant les réaménagements de sa vie : « ces différentes compensations sont le résultat du choix de l’individu et […] elles doivent être respectées à ce titre, même s’il reste possible de lui proposer d’autres stratégies » (p.55). Chaque patient développe en effet ses propres solutions motrices. Mais« Parler de compensation, d’ajustement, n’est-ce pas déjà parler d’un ordre […] bancal, qui a encore le statut de désordre ? Ne se place-t-on pas dans la perspective de l’observateur tout-venant qui utilise encore le premier équilibre pour produire un jugement de valeur, même insidieux ? » (p.90). Encore une fois, l’ordre qui a été acquis par la personne initialement en situation de handicap n’a plus rien de bancal, même s’il reste peut-être plus précaire dans sa plus grande exposition aux bouleversements extérieurs.« on doit considérer le nouvel équilibre de vie qu’a instauré une personne handicapée comme tout aussi légitime que l’équilibre  standard dont font usage la majorité des gens » (p.122).

 

A.-L. Chabert appelle en tout cas ledit valide à enrichir son regard de la confrontation à la créativité dans le handicap : « le nouvel équilibre de vie que peut façonner une personne en situation de handicap ne peut-il pas être source de nouveauté et de richesse, selon la façon dont ce nouvel équilibre est accueilli par l’entourage et par la société ? » (p.124).

 

Une difficulté conceptuelle de l’ouvrage est que le point de vue de l’Auteure est peut-être paradoxalement biaisé par son propre handicap, du moins pour atteindre une universalité quant à la définition du handicap qu’elle propose. Le grand apport de l’ouvrage est en effet de penser le handicap comme un réaménagement perpétuel face à l’environnement. Mais on pourrait se demander si cet aspect des choses ne correspond pas essentiellement aux handicaps de type évolutifs et beaucoup moins à des handicaps « définitifs » et stabilisés – qui existent aussi.

 

Il reste que l’acuité particulière qu’Anne-Lyse Chabert a du fait de son vécu, nous ouvre les yeux sur un pan massif du vécu handicapé : un type particulier d’expérience  est d’être sans cesse chassé d’une position de semi équilibre. L’ouvrage vise donc à changer notre définition du handicap : « nous […] constatons […] la vacuité de sens du terme handicap et du lexique qui gravite autour de la notion telle qu’on l’utilise actuellement. Affirmer, dire le handicap, c’est adopter inconsciemment cette perspective dogmatique selon laquelle le monde où nous vivons, où nous nous développons et où nous agissons est figé, alors même que nous nous donnons le change en invoquant l’importance de la qualification de « situation » de handicap » (pp.139-140). Le handicap revêt alors la valeur de cas exemplaire dévoilant le fonctionnement du vivant même : il est une relation entre un individu et un environnement qui dans un premier temps ne sont pas adaptés l’un à l’autre. Le livre est donc un bel hommage à la créativité que l’individu, sous certaines conditions, peut déployer dans un contexte de handicap. « il existe une multitude de mondes possibles autour de nous, […] dans l’un je fais davantage l’expérience de ma force, dans l’autre bien plutôt celle de ma faiblesse. La grandeur de l’homme n’est pas d’être fort, d’être déjà adapté au milieu dans lequel il vit, de connaître le privilège ou la misère d’avoir pu s’assoupir dans un état stable » (p.140). C’est donc la personne handicapée qui par un renversement plaisant des rôles, devient « l’éveillée » face à ces endormis que seraient devenus lesdits valides. L’homme ne meurt pas des manques ou des défauts qu’il ressent ;  il meurt de ne plus avoir à se créer quotidiennement. « Encore lui faut-il la possibilité de se frayer un passage dans un monde qui ne cesse de bousculer et de menacer la pérennité de son existence. Ce premier espace des possibles, c’est celui que recrée l’Autre par un regard bienveillant quand il s’emploie à ouvrir cet espace, ou par un regard hostile, au contraire, quand il rétrécit ce champ des possibles déjà encombré. » (p.141)

 

Notes :

 

(1)    B. Quentin, La Philosophie face au handicap, Toulouse, érès, 2013, (rééd. 2015).

(2)    R.-M. Rilke, « Le livre du pèlerinage » in Les Cahiers du journal des poètes, 1939.    

(3)    G. Canguilhem, La connaissance de la vie, [1965], 2009.p.214.

(4)    J.J.  Gibson, « The theory of affordances », in Perceiving, Acting, And Knowing. Toward an Ecological Psychology, 1977, pp.67-82.

(5)    J.J.  Gibson, The ecological approach to visual perception, Boston, Houghton Mifflin, 1979.

(6)    J.J. Gibson : « Chaque chose dit ce qu’elle est […] un fruit dit « Mange-moi » ; l’eau dit « Bois-moi » ; le marteau dit « Crains-moi », The Ecological Approach to Visual Perception, Hillsdale, Lawrence Erlbaum Associates,1986, p.138.

(7)    O. Sacks, Un anthropologue sur Mars, [1963] 1996, p.375.

(8)    M.B. Crawford, Éloge du carburateur, Essai sur le sens et la valeur du travail. (Shop Class as Soul Craft. An Inquiry into The Value of Work [2009] 2016, La Découverte.

(9)    T. Grandin, Ma vie d’autiste, 1986, p.159.

(10)    Ibid. p.186.

(11)    O. Sacks, Un anthropologue sur Mars, [1963] 1996, p.344.