Par Olivier Carré
Olivier Carré a exercé une très grande partie de sa carrière professionnelle dans le secteur de l'éducation spécialisée, plus particulièrement dans le secteur du handicap. Il a été éducateur, chef de service, directeur de plusieurs établissements du médico-social, et a accompagné, pour le compte d'une fondation, des directeurs dans un rôle de conseil. Aujourd'hui, il intervient comme formateur auprès des travailleurs sociaux dans les domaines du Droit et de l'éthique et il est étudiant au Master Humanités médicales à l'université Gustave Eiffel.
Article référencé comme suit :
Carré, O. (2024) « Aux autres "empêchés" du médico-social : penser des insignifiances qui n'en sont pas » in Ethique. La vie en question, juillet-août 2024.
NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.
Qu’il est hideux ce petit mal qui ce camoufle dans les interstices de la vie, dans les encoignures de nos existences, dans les plis de nos négligences. Qu’il est ventripotent ce petit mal qui se nourrit, se délecte, des insignifiances quotidiennes qui peuvent joncher les couloirs de certains établissements du médico-social où essaient de vivre des gens que l’on dit en situation de handicap. Qu’il est insidieux ce petit mal qui est de l’ordre de l’infiniment petit, du presque invisible.
Qu’il peut pourtant être facile à débusquer au détour d’un geste de trop, qui a volonté de déterminer à la place d’autrui ce dont il a besoin de faire, de boire, de manger, d’aimer, ou d’un flot verbal qui est censé dire ce que l’autre pense sans lui demander son avis, son envie, son amour du moment.
Pas besoin de monstres, de bourreaux, pour que puisse officier le petit mal ; « madame et monsieur tout le monde » suffiront.
Les insignifiances et l’absence de pensée
On peut avoir choisi un métier dans le médico-social car notre volonté première était de contribuer à un monde plus juste, et dans nos actes quotidiens, contribuer à des formes d’injustices sans y penser, ce que nous appelons des insignifiances. On peut ainsi avoir été motivé par l’idée de permettre à des personnes en situation de handicap d’avoir une véritable place dans la société, qui leur permette d’être véritablement des femmes et des hommes, et dans des actions quotidiennes contribuer à les déshumaniser en les appréhendant comme des objets et en niant leur qualité de sujet.
Mais pourquoi est-il important de penser le sens de notre travail et les actions concrètes que nous sommes à même de mettre en œuvre dans notre emploi ? Tout simplement, parce que ces dernières doivent nous permettre de vérifier si notre comportement est en adéquation avec les valeurs morales, qui sont défendues dans notre secteur professionnel, et qui donnent sens à notre existence. Nous savons bien que les actes sont bien plus importants que les discours, car ils traduisent concrètement le monde auquel on aspire. Aussi, dans la vie professionnelle, il y a toujours des moments où il est nécessaire d’évaluer si une action est bonne ou pas, au risque de perdre le sens de ce que nous faisons. Ainsi, l’action professionnelle sera considérée comme bonne, ou pas, au regard de ce qui nous guide dans la vie.
Pour lier notre propos au sujet qui nous préoccupe, il suffirait de mettre en lumière les insignifiances qui peuvent encombrer les établissements du médico-social. Ainsi, on peut considérer les insignifiances comme des actes professionnels sans grande importance, sans grande valeur et qui ne sont signifiants que pour peu de personnes. Nous entendons, ainsi, le vocable insignifiance dans ces deux acceptions : qui n’a pas de valeur et qui n’a pas de sens ; autrement dit, les insignifiances seraient de l’ordre du négligeable et ne présenteraient pas de signe intelligible pour bon nombre de professionnels ; on pourrait même considérer qu’elles sont invisibles pour les profanes. On peut affirmer également que les insignifiances ne prennent pas leur source dans la méchanceté car elles n’ont pas la volonté de nuire, quelles ne sont pas de l’ordre de la maltraitance, puisqu’il n’y a pas matière à sanctionner. Elles ne sont pas plus les synonymes des négligences, qui elles sont du côté du manque, alors que les insignifiances se situent dans l’action, en proximité de l’excès, du trop.
En revanche, on peut faire l’hypothèse que ce sont des actes qui ne sont pas réfléchis d’un point de vue moral, qui sont fait sans y penser, ou qui sont réalisés avec une bonne intention, mais sans en mesurer pleinement les conséquences. Une insignifiance, par exemple,c’est : servir à table une personne handicapée comme un enfant pour éviter des maladresses ; pratiquer un rasage quotidien pour autrui parce que ça fait plus propre ; rendre impossible, par de petites actions anodines, une relation amoureuse sous prétexte qu’elle pourrait induire un chagrin d’amour ; décider pour quelqu’un d’une destination de vacances, d’un programme de télévision, sous prétexte qu’il aime bien d’habitude ; faire prendre des douches à 17h00 à un collectif sous prétexte que c’est plus pratique et faire, par là-même dîner des résidents en pyjama chaque soir. Ces actes sans grand relief, autrement dit ces insignifiances, pourraient incarner le mal, un petit mal en quelque sorte. Celui du quotidien, celui qui fait peu de bruit,celui qui s’installe insidieusement, dans le quotidien des personnes handicapées et… dans celui des professionnels. Un petit mal qui, banalisé, déshumanise, au fil du temps, les uns et les autres.
Si les insignifiances sont semblable à une démission de la pensée, il faut sans aucun doute comprendre ce que nous entendons dans l’acte de penser afin d’être plus précis dans nos propos. Mais voyons donc en premier lieu ce que n’est pas la pensée car bien souvent des mirages nous laissent à prendre des vessies pour des lanternes, et, par là-même, à prendre des actions pour des véritables actes de pensée alors qu’il n’en n’est rien. En effet, souvent à l’acte de penser nous préférons obéir, souhaiter, connaître.
Qu’est-ce que ne pas penser ?
Quand on obéit, on se soumet à quelqu’un en se conformant à ce qu’il ordonne ou défend. L’activité de penser semble, alors, exclue de l’action d’obéir puisque qu’en obéissant, on exécute un ordre qui nous est donné sans avoir, pour autant, la nécessité, le besoin, de penser ce que l’on fait. Dans cette forme d’obéissance, il n’est point besoin de penser, il suffit juste d’exécuter ce que l’on nous demande de faire. On pourrait alors considérer, qu’obéir c’est le contraire du choix délibéré, de la préférence.
Toutefois, ne pourrions-nous pas envisager que l’action d’obéir pourrait être, malgré tout, accompagnée de l’activité de penser. On pourrait le croire dans la mesure où l’obéissance n’est pas nécessairement une activité de robot. En effet, si l’obéissance aveugle exclut naturellement l’activité de penser, l’action d’obéissance mesurée peut tout à fait être empreinte de l’activité de penser ; on mesure, on réfléchit à ce que l’on nous demande de faire, on résiste à nos pulsions. Mais, il nous semble alors qu’elle est l’antichambre de la désobéissance, et que dans ce cas bien précis, obéir n’est plus du même bois que précédemment : obéir, ne serait plus tout à fait obéir, ce serait décider d’obéir et, par là-même, ne plus obéir vraiment.
Mais alors si l’action d’obéir est si peu saillante, si peu plaisante, mettant en relief plutôt nos mauvais penchants, ceux qui font de nous des moutons de Panurge, pourquoi la préférer à l’action de penser ? La réponse est complexe, pourtant nous pourrions dire qu’il est par moment plus aisé, plus confortable, d’obéir que de penser, délibérer, décider. En effet, obéir c’est éviter de faire face à des dilemmes, puisque nous ne décidons pas, et que nous pouvons avoir juste le sentiment d’être un rouage, ce qui nous dédouane de toute responsabilité.
Laissons maintenant ce verbe « obéir », et allons voir si « souhaiter » est la même chose que « penser ».
Souhaiter c’est désirer, pour soi ou pour un autre, la possession ou l’usage de ce qui est absent. Ainsi on peut souhaiter des choses qui ne sont pas à notre portée, sur lesquelles on ne peut pas penser, délibérer, décider. En effet, on peut souhaiter que cette jolie femme nous aime, que notre salaire soit plus important, mais on ne peut pas en décider. D’ailleurs, Aristote nous montre bien ce qu’est l’acte de souhaiter : « L’on ne décide pas des choses impossibles et, à le prétendre, on passerait pour un idiot, alors qu’on peut souhaiter des choses impossibles, par exemple l’immortalité. De plus, l’on peut aussi exprimer un souhait quand il s’agit de choses pour l’exécution desquelles l’on ne peut être d’aucune ressource, par exemple la victoire d’un certain acteur ou d’un athlète (1). » L’on voit bien qu’il n’y a pas de délibération sur ce qui est hors de portée, inaccessible. En d’autres termes, le souhait est d’essence passive, un peu comme le rêve. On peut rêver à tout va, sans suer une seule goutte, sans dépenser une once d’énergie. On peut souhaiter à tout va, sans jamais s’engager, sans jamais élaborer une pensée qui puisse faire naître une décision. On peut même exprimer des souhaits, qui n’ont pour volonté que de rassurer celui qui les exprime ; en affirmant, par exemple, la volonté d’un monde empreint de justice.
Comme l’acte d’obéir, celui de souhaiter n’est pas d’une grande rutilance et ne nous incline pas à vouloir en user de façon excessive. Pourtant, nous l’avons dit au préalable, il nous semble souvent préféré à l’acte de penser, et par là-même, à celui de décider. Pourquoi en est-il ainsi ? La réponse est à nouveau complexe, mais peut être d’une autre nature que celle qui était liée à l’action d’obéir, et à la volonté de s’en détacher. En effet, si souhaiter peut être, comme l’acte d’obéir, lié à une volonté de confort, de prise de risque à l’état zéro, le fait de ne pas rester dans cette posture de rêve est peut-être plus complexe que de quitter une posture d’obéissance.
En effet, pour dépasser le souhait, il faut faire preuve d’une grande habilité pour mettre sa pensée en marche en ayant un certain sens des réalités qui autorise à voir ce qui est faisable. Ainsi, si je souhaite, au préalable, un monde plus juste, il faudra me détacher de ce désir premier, et voir ce qu’il est possible de faire, à l’aide d’une action, pour tendre vers cet idéal tout en sachant qu’il ne sera jamais pleinement atteint. Savoir ce que l’on ne peut pas faire, est une chose, et savoir ce que l’on peut faire, en est une autre. Arriver à concilier les deux, demande une grande habilité, et finesse. D’où, nous semble-t-il, la difficulté de dépasser l’acte de souhaiter.
Nous venons de voir que souhaiter ne nécessitait pas l’acte de penser. Aussi, allons voir si connaître est penser.
A propos du mal et du bien, souvent nous attendons de la connaissance, qu’elle nous aide à prendre une direction, qu’elle nous éclaire et nous fixe un but. Alors nous faisons fausse route, car si le savoir doit nous aider à discerner le vrai du faux, il n’a pas de rôle à assumer dans la conduite de notre vie. Hannah Arendt le dit, ainsi, à sa manière : « La manifestation du vent de la pensée, n’est pas le savoir ; c’est l’aptitude à distinguer le bien du mal, le beau du laid (2). » En d’autres termes, le savoir doit nous renseigner sur la réalité, mais n’a pas pour fonction de l’évaluer ou de la juger : il se prononce sur ce qui est, non sur ce qui devrait être. D’ailleurs, la connaissance peut être synonyme de piège. Car parfois, nous voulons connaître, comprendre le monde qui nous entoure, pour éviter de nous pencher sur notre intériorité.
Aujourd’hui nombre d’experts tendent à vouloir imposer leurs jugements, en s’appuyant sur leurs compétences théoriques, car ils oublient que le savoir impose des faits, pas des normes. Il faut bien dire que l’intelligence, et on peut présumer que les hommes de science n’en soient pas dépourvue, n’est pas garant de perspicacité. Bien au contraire, elle peut empêcher de mettre à l’œuvre la pensée d’un être intelligent qui se positionne en tant que sachant ce qui rend difficile, l’apprentissage, le doute, le questionnement. Ainsi, on peut être intelligent, savant, et ne pas être sujet à l’activité de penser. Hannah Arendt l’indique de cette manière : « absence de pensée ne veut pas dire stupidité ; elle se manifeste chez des gens très intelligent » (3).
Mais après tout, il n’y a rien d’étonnant à ces propos, car les décisions pratiques, qui nous autorisent à choisir des fins que nous souhaitons poursuivre, ne relèvent d’aucune expertise théorique. Elles sont affaire de préférences, de choix, parce qu’elles ne sont pas déterminées. Ainsi, là où la connaissance se révèle impuissante, car hors sujet, il faut délibérer/penser pour être à même de décider de ce qui dépend de nous. Et nous délibérons d’autant plus que nous ne savons pas, a priori, ce que l’on devrait faire.
Nous l’avons vu l’intelligence n’est pas la pensée. Pour autant, l’une n’exclut pas forcément l’autre, et on peut être intelligent et être en capacité de penser. D’ailleurs, dans son travail de distinction entre le savoir et la pensée Hannah Arendt fait le lien entre ces deux concepts : « Je n’ai pas l’intention en distinguant vérité et signification, savoir et pensée, et en soulignant l’importance d’une telle différenciation, de nier le fait que la pensée en quête de signification, et le savoir en quête de vérités sont liés (4). » Pour notre part, nous pensons que le savoir devrait être à disposition de la pensée, en quelque sorte son vassal. Il ne devrait se contenter de nous éclairer, de nous renseigner sur le réel afin que la pensée puisse s’en emparer, et voir ce qu’il serait bon que soit la réalité.
Nous venons de voir qu’obéir, souhaiter, connaître, n’est pas penser. Allons voir maintenant, ce que peut être l’activité de penser.
Quand penser est chose fort compliquée
Platon, cinq siècles avant notre ère, définissait la pensée comme : « un dialogue intérieur que l’âme entretient, en silence, avec elle-même (5) ». Mais que voulait dire le philosophe dans cette idée de dialogue silencieux ? Parlait-il d’un dialogue entre « entre moi et moi-même » entre une part de moi qui pense blanc et l’autre partie qui pense noir. Autrement dit, une manière de peser, ce qu’il est bon de faire ou de ne pas faire, ce qu’il est bon de dire ou de ne pas dire ?
Il nous semble que oui, et nous pensons que le philosophe est au plus juste dans cette définition. D’ailleurs, penser c’est également peser (du latin pensare, peser, évaluer) et, à cette occasion, on peut voir une grande proximité avec le vocable délibération qui dit l’hésitation entre plusieurs solutions possibles et une manière de peser avant d’agir ; le mot vient du latin librare où on trouve libra qui était une unité de mesure pondérable. Penser serait donc en lien avec l’action de délibérer, et donc, par là-même de décider.
Derrières nos propos, nous voyons d’emblée que penser nous permet alors de juger ce qui est juste et injuste de faire, ou d’avoir fait. Nous pouvons considérer que le contraire serait l’absence de jugement dans un acte, soit une forme d’inconscience dans le faire ; ou plus exactement, pour ce qui nous intéresse, l’absence de jugement dans une action, ayant trait à l’accompagnement des adultes en situation de handicap. Il nous semble que cette absence de jugement présente des liens de cousinage avec l’inconscience. En effet, sans conscience, pas de regret, pas de remords, pas de remise en cause, pas de mauvaise conscience (6), pas de pensée structurée au service du bien faire.
Pour autant, nous pouvons affirmer que penser à ce que nous faisons est compliqué dans la vie de tous les jours, souvent remplie d’une multitude de turpitudes. Mais les difficultés de penser ne sont pas qu’externes à l’éventuel penseur, elles sont aussi, et pour une bonne part, liées, directement à l’individu. En effet, si l’activité de penser nécessite une pensée autonome libérée de tout diktat, nous voyons d’emblée les difficultés. En effet, il suffit d’avoir en tête, nos appartenances à des groupes constitués (amis, politique, syndical etc.), où la pensée semble commune, à nos liens de subordination dans le travail, qui peuvent induire une forme d’obéissance aveugle, à notre ambition professionnelle, qui peut faire fi de nos engagements passés, pourtant enracinés dans des convictions profondes, pour comprendre qu’il n’est pas aisé de penser à la manière de Platon. Pour poursuivre notre réflexion, il nous faut maintenant aller voir si la volonté d’agir en cohérence avec notre entendement est chose simple.
Dans son traitement du concept de le volonté, Hannah Arendt indique : « Je peux prendre une décision contre l’avis de ma raison, de même je peux prendre une décision contre la pure attraction exercée par les objets de mon appétit, et c’est la volonté plutôt que la raison ou l’appétit qui décide de ce que je vais faire. Donc, je peux vouloir ce que je ne désire pas et je peux ne pas vouloir, consciemment, ce dont la raison me dit que c’est bien, et dans tout acte, ce « je veux » ou ce « je ne veux pas » est le facteur décisif. La volonté est l’arbitre entre la raison et le désir ; et dès lors, la volonté seule est libre (7). »
Pour éclairer, et imager les propos de la philosophe, nous pourrions, dans une même soirée, décider de fumer une cigarette, alors que nous savons que nos problèmes pulmonaires nous l’interdisent, et décider, par ailleurs, de ne pas sortir avec nos amis, la veille d’un jour de travail, afin d’être raisonnable, alors que nous en avons terriblement envie. Dans ce cas de figure, la volonté est bien l’arbitre entre l’entendement (suivant ainsi une certaine tradition philosophique, nous préférons ce terme à celui de « raison ») et le désir. Dans la première situation, la volonté s’oppose à l’entendement en répondant positivement à un désir, dans la deuxième, la volonté s’oppose au désir, en choisissant l’entendement. On perçoit dans ces deux situations que la volonté est libre. Libre de répondre positivement, ou non, au désir ou à l’entendement, qui eux à contrario ne le sont pas. Effectivement, le désir n’est pas libre, nous désirons ou nous ne désirons pas, nous ne décidons pas de nos appétits. Mais l’entendement ne l’est pas plus. En effet, ce dernier, qui est à la fois, l’activité pensante de l’homme et son résultat, ne l’est pas davantage. Car si nous sommes libres de penser, nous ne sommes pas libres du résultat de notre pensée. En effet, nous pouvons regretter de penser ce que l’on pense, car notre pensée peut nous mettre dans l’inconfort si notre volonté ne décide pas de suivre notre entendement. Par exemple, si notre entendement nous dit qu’il est mauvais de fumer pour notre santé, mais que notre volonté décide que nous pouvons fumer, pour répondre positivement à notre désir, il est possible que nous soyons amenés à regretter de l’avoir fait par la suite, voire nous pouvons être amené à avoir du remords, si dans quelques années nous déclarons un cancer du poumon.
Enfin, si l’acte de penser est lié, comme nous venons de le voir, à notre intériorité, l’environnement peut induire une forme d’engourdissement moral pour tout un chacun. Aussi, dans la partie qui va suivre, nous allons essayer de voir, si le secteur du médico-social n’est pas responsable d’une forme d’économie de la pensée.
Quand penser peut être chose empêchée
Le secteur du médico-social depuis une vingtaine d’années s’est organisé à l’aide de lois, de recommandations de bonnes pratiques professionnelles, de procédures qualité, de protocoles, ayant pour volonté le respect des droits des usagers avec, en filigrane, le souci d’une plus grande professionnalisation induisant une efficacité plus prégnante. Et s’il n’est pas possible de contester la volonté de bien faire de l’ensemble du dispositif, force est de constater que celui-ci porte en lui un effet pervers.
Ainsi, à force de légiférer, de protocoliser, de réglementer, un réel humanisé au plus haut point, l’ensemble du dispositif a induit un prêt-à-penser qui semble déshumaniser, bien souvent, les professionnels qui finissent par ne plus savoir penser en autonomie, avec pour conséquence, la déshumanisation des personnes accompagnées. Afin d’étayer notre propos, nous allons nous appuyer sur deux exemples qui peuvent éclairer le lecteur : les évaluations et la démarche qualité.
D’une manière générale, on peut dire que l’histoire de l’évaluation est en lien avec la modernisation des Etats, le triomphe de la pensée managériale et son obsession de rationalisation, qui prône les notions d’efficience et d’efficacité. En France, dans le secteur du sanitaire et social, l’évaluation s’est d’abord développée dans le champ de la santé où la législation a pris une dizaine d’années d’avance sur son introduction dans l’action sociale.
Désormais, la question de l’évaluation est bien au cœur des politiques sociales, et le médico-social, qu’il soit public ou associatif, est amené à adopter un vocabulaire où certains vocables – « évaluation », « accréditation », « pilotage », « amélioration continue de la qualité », « contrat d’objectifs et de moyens » – sont fort usités. Si cette dynamique d’évaluation présente de l’intérêt pour la rigueur et l’efficacité, elle comporte aussi des risques de dérives que nous pouvons mettre en lien avec le sujet qui nous préoccupe.
L’évaluation est un processus par lequel on délimite et obtient des informations utiles permettant de juger les décisions, les actions. Elle n’est donc pas neutre et peut provoquer des débats conflictuels. En effet, en période de fortes contraintes économiques, son objectif est souvent transformé par l’application de nouvelles modalités managériales, et par des procédures standardisées, déshumanisées. Cela entraîne la prescription d’un certain type de travail social aseptisé, dans une organisation rationalisée visant principalement l’atteinte de résultats quantifiables. Dans cette forme de dynamique, les professionnels deviennent des rouages au service d’un bien commun déterminé ; la pensée individuelle n’est, bien souvent, pas de mise.
Pour autant, les évaluations, en tant que telles, ne sont pas à mettre au rebut, c’est leur but, leur application, qui doivent être regardées à la loupe. Sans cette précaution, le risque est grand de déshumaniser les professionnels concernés, en les utilisant dans une forme de robotisation, au service d’une rationalisation toujours plus grande.
En même temps que l’évaluation, on a observé l’avènement de la démarche qualité dans l’action sociale et médico-sociale. En premier lieu, elle peut être séduisante, et paraître adaptée. Qui peut en effet, se déclarer contre la qualité ? Pour autant, importée du monde industriel, on peut se demander si cette notion particulière de « qualité » peut être transposée de façon pertinente à l’action sociale et médico-sociale. La motivation du monde économique est pragmatique et s’inscrit davantage dans une logique d’efficacité et de productivité, plus que dans une recherche de sens. Mais alors qu’en est-il dans le médico-social ?
A l’instar du secteur marchand, nous avons pu voir au fil du temps, dans le secteur, que la qualité pouvait parfois être recherchée comme moyen de redorer une image publique, en vue d’une légitimation plus grande. Le recours à une certaine forme de publicité, sur des critères apparents de qualité, peut contribuer alors à une qualité de façade. De plus, quand la démarche qualité est vue exclusivement avec une visée de qualité totale, on peut avoir la volonté de tendre vers un fonctionnement optimal. La perfection technique cherche alors à trouver pour chaque type d’action, et de situation, la meilleure procédure, celle qui sera la plus efficace<s>,</s> et dont l’utilisation permettra d’assurer toujours le meilleur résultat. Mais, la recherche de l’excellence, du zéro défaut, génère une standardisation et une conformité au détriment de toute initiative et créativité. Il est bien évident que, dans ce cas de figure, la technique va à l’encontre de l’éthique car nous sommes à l’état zéro de la pensée ou, tout du moins, ce qui est offert au professionnel est un prêt à penser qu’il doit se contenter d’enfiler, cérébralement parlant. Il faut alors être d’une grande vigilance pour ne pas pervertir cette volonté de mieux faire qui est sans aucun doute nécessaire aux personnes en situation de handicap. Pour cela, nous sommes convaincu qu’il ne faut pas laisser aux qualiticiens, qui semblent être les nouveaux dieux opérants du secteur, le privilège d’exercer la qualité en nous proposant un accompagnement de surface, de grandes surfaces : un terreau parfait pour multiplier les insignifiances.
Qu’un « empêché » peut en cacher un autre
Qu’est-ce qui peut empêcher des professionnels de penser des actions d’accompagnement d’un point de vue moral ?
Nous avons vu qu’il est parfois plus aisé, plus confortable, de ne pas penser car cette activité, fort complexe, oblige à délibérer, à décider, et, par là-même, à répondre de ses actes. Les professionnels évoqués peuvent ainsi se situer, par habitude, par insouciance, par fatigue, dans une posture qui peut s’apparenter à une forme de coma moral qui n’autorise pas l’activité de penser. Par ailleurs, nous avons vus également qu’ils pouvaient être également entravés dans leur réflexion professionnelle, par un monde environnant qui ne prédisposait pas à l’activité de penser. En effet, il nous semble que le secteur médico-social, au travers d’un prêt à penser organisé par moult protocoles, procédures, peut empêcher certains professionnels à penser en autonomie.
Nous avions, dans un précédent article, esquissé le concept d’empêchement (8). Les personnes handicapées font partie d’un peuple caché. Elles sont entravées, empêchées dans leur marche en avant pour vivre socialement de façon ordinaire, car la perception de leur handicap, par leur monde environnant, ne leur permet pas de continuer à avancer vers le monde des normaux. C’est pour cette raison, que nous avons proposé de les nommer les empêchés. Nous avons rappelé à cette occasion que le verbe « empêcher » était issu du bas latin Impédicare « prendre au piège, entraver » dérivé de Pedica « piège pour prendre des animaux par la patte ». De même façon, nous pouvons considérer que les professionnels peuvent être pris dans des pièges qui sont d’un alliage étonnant constitué, en grande partie, d’une bureaucratie et d’une technocratie forcenées. Mais ce qu’il nous semble le plus important c’est qu’un empêché peut cacher un autre empêché, et qu’il faut par là-même considérer les uns pour prendre soin des autres.
Par ailleurs, si nous avons axé notre travail sur l’accompagnement les personnes en situation de handicap, nous avons le sentiment que nous aurions pu élargir notre horizon. Car il est sans doute probable, que ce n’est pas la spécificité de ces personnes qui est le plus important des fertilisants, mais plutôt le lien de dépendance qui unit les personnes les plus fragiles, les plus vulnérables et les professionnels. En effet, ce lien de subordination, quoiqu’on en dise, que l’on trouve entre celui qui accompagne et celui qui est accompagné, ne prédispose-t-il pas à une forme de toute-puissance des professionnels à l’encontre des usagers, et par là-même, un terrain favorable à nos fameuses insignifiances ?
Mais, n’est-il pas possible de trouver une forme d’analogie avec la relation établie entre les professionnels de terrain et leurs dirigeants ? En, effet, ce lien de subordination, pour le coup formel, n’est-il pas l’occasion, par moment, d’exprimer une forme de toute-puissance en actes, qui se traduit, pour les professionnels, par le sentiment d’être des rouages, des pions ? Ce lien de subordination, quand il n’est pas exercé avec nuance, ne serait-il pas l’élément qui empêche le véritable dialogue qui échoue à chaque fois qu’on a recours à une solution qui est prescrite en extériorité ? Ne pourrions-nous pas, en essayant de répondre à ces questions, tenter d’esquisser les conditions qui permettraient d’accompagner le professionnel afin d’aller où il va, et lui permettre de se trouver véritablement dans son métier ?
Sans répondre à ces questions, nous pouvons pourtant, dès maintenant, affirmer que l’accompagnement devra être alors empreint d’une espérance éthique en développant à l’égard du professionnel la certitude qu’il est capable d’initier un processus par lequel il se révélera une personne, un sujet pensant, parlant et agissant d’une manière autonome. D’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ? En effet, le savoir-faire guidant l’agir d’un professionnel de terrain est essentiellement convoqué par la situation concrète pour laquelle il importe de choisir ce qui est opportun, sans qu’une techniqueapprise et maîtrisée puisse permettre de faire l’économie d’une réflexion et d’une décision. Enfin, il faut reconnaître, une fois pour toute, que l’accompagnement se trouve placé sous le sceau de l’incertitude, de l’aléa, et qu’il y a toujours quelque chose qui nous échappe qui a trait à l’humanité de la personne accompagnée,au mystère de son existence …
Nous l’avons indiqué précédemment, respecter les personnes les plus fragiles, les plus vulnérables, c’est en premier lieu prendre en considération les professionnels qui les accompagnent chaque jour. C’est les prendre en estime, c’est considérer que ce sont des êtres pensants. Il faut les accompagner, et par là-même les aimer, pour qu’ils puissent exprimer en mots leur pleine sensibilité, leurs idées, leur savoir-faire, n’hésitons pas, donnons-nous les moyens pour le faire. Ne restons pas dans des constats qui laisserait à croire qu’il y a ceux qui pensent, et ceux qui font. Ne laissons pas cette forme d’immuabilité désespérante s’installer, qui laisserait à penser qu’il y a des sachants, une minorité, et la piétaille, tout juste bonne à s’occuper des tâches subalternes, qui sont souvent empreintes d’odeurs d’urine, de sueur, et d’excrément.
Notes
- Aristote., Ethique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004, 1111 b 20-25., p. 141.
- Arendt. H, (1982), Juger, Sur la philosophie politique de Kant, Paris, Editions du Seuil, 1991, P.158.
- Arendt. H., (1981), La vie de l’esprit, La pensée. Le vouloir, Paris, Edition Quatrige, p. 32.
- Ibid., p. 91.
- Platon. Sophiste, (2008), Les œuvres complètes, (sous la direction de Luc Brisson), Paris, Flammarion, 2020, 263 e, P. 1869.
- Jankélévitch. V. (1933), La mauvaise conscience, Paris, Flammarion, 2019.
- Arendt. H., (2003), Responsabilité et jugement, Paris, Editions du Seuil, 2014.
- Carré, O., « L’accompagnement des adultes en situation de handicap mental – au risque d’une protection abusive » in Ethique. La vie en question, fév. 2023.