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Alliance thérapeutique et décision partagée en orthophonie : des injonctions contre-productives ?

 

par Hélène BONNOT

Orthophoniste depuis 11 ans, Hélène Bonnot exerce actuellement en cabinet libéral en région parisienne. Sa patientèle se compose d'enfants, d'adolescents et d'adultes présentant des pathologies neurologiques diverses. 

 

Article référencé comme suit :

Bonnot, H. (2025) « Alliance thérapeutique et décision partagée en orthophonie : des injonctions contre-productives ? » in Ethique. La vie en question, sept. 2025.

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

En orthophonie, la durée et l’intensité des soins, nécessaires à la réussite du traitement, induisent un lien particulier avec les patients. L’orthophoniste les rencontre chaque semaine, parfois plusieurs fois par semaine, et ce pendant plusieurs années pour bon nombre de suivis. Les notions « d’alliance thérapeutique » et de « décision partagée », sont ainsi au cœur de notre pratique et des préconisations actuelles mais quelles sont leurs limites ? La recommandation à « faire alliance » ne revêt-elle pas un caractère d’injonction dans la pratique ? Et, ne bloque-t-elle pas, ainsi, l’expression du refus ou du désaccord dans certaines situations cliniques ?

 

Alliance thérapeutique et décision partagée : définitions et préconisations

L’alliance thérapeutique peut être définie comme un ensemble de règles communes associé à un plan de soin avec, pour objectif, l’amélioration de l’état de santé du patient. Il s’agit alors de décider ensemble, après une discussion, quelles règles (horaires, récurrence des rendez-vous, disponibilités…) et interventions (capacités, limites et priorités du patient) seront les plus bénéfiques ?

L’alliance entre soignant et soigné peut ainsi être pensée dans un but défensif avec l’idée de faire front, pour reprendre ce terme militaire, ensemble contre la maladie. Dans le vocabulaire médical, on peut d’ailleurs observer l’omniprésence du champ lexical militaire : « l’arsenal thérapeutique », « parcours du combattant », « lutter contre la douleur ». L’alliance thérapeutique serait alors entendue comme un pacte ou un accord entre le praticien et le patient pour « combattre la maladie », en mettant en place une stratégie commune pour gagner en efficacité contre cet adversaire. A l’instar de la mise en place de l’alliance et du plan commun qui vise à vaincre l’ennemi dans les situations guerrières.

La décision partagée est, quant à elle, définie par la Haute Autorité de Santé comme l’un des modèles de décision médicale qui décrit deux étapes clés de la relation entre un professionnel de santé et un patient que sont : l’échange d’informations et la délibération en vue d’une prise de décision acceptée d’un commun accord concernant la santé individuelle d’un patient (1). Ce qui revient à parler d’un échange suivi d’un accord, au même titre que l’alliance thérapeutique décrite précédemment.

La Haute Autorité de Santé précise que « le professionnel de santé et le patient partagent de manière bilatérale une information médicale, notamment les éléments de preuve scientifique » (2). Cependant, comment peut-on considérer qu’un échange d’informations médicales avec des preuves scientifiques peut se faire réellement de manière bilatérale ? En réalité, lorsqu’un patient vient nous consulter, il peut nous communiquer, éventuellement, les résultats de ses précédents examens. Mais, en pratique, rares sont les patients qui ont une connaissance des preuves scientifiques et qui en mesurent l’importance pour la mise en place du suivi orthophonique. La transmission d’informations médicales demeure principalement unilatérale. Exception faite, bien entendu, des patients ou parents qui sont, ou ont été, eux-mêmes soignants ou professions apparentées.

Dans la recherche d’une relation saine, il semble nécessaire d’accepter cette différence de connaissances théoriques inhérentes au statut soignant-soigné, sans dévaloriser celles qui sont en la possession du patient : ses ressentis, ses expériences personnelles, son histoire, ses besoins. Il serait peut-être plus réaliste de situer la réciprocité dans les échanges avec des éléments de connaissances différents entre le patient et le professionnel de santé. La Haute Autorité de Santé entend ainsi augmenter la participation du patient qui le souhaite aux décisions sur sa santé, améliorer la qualité et la sécurité des soins et éviter l’absence d’effets (3). Il est vrai que ces éléments sont importants au bon déroulement des soins orthophoniques mais est-ce vraiment réaliste ? Un patient est-il véritablement toujours décisionnaire lorsqu’il est atteint d’une maladie ? Et si les soins ne fonctionnent pas peut-on considérer pour autant que l’alliance thérapeutique ou la décision partagée sont un échec ?

 

Les échecs d’alliance thérapeutique : la part des troubles et la part du rythme      

Les troubles des patients suivis en orthophonie, mettent à l'épreuve ou, complexifient du moins, l’alliance thérapeutique. Comment permettre à un patient atteint d'une sclérose en plaques, d’être acteur de ses soins malgré son émoussement émotionnel, son apragmatisme et ses « Si vous le dîtes ! », dépourvus de tout investissement personnel ? En effet, la sclérose en plaques peut engendrer une atteinte de la pragmatique - difficulté à utiliser la fonction sociale du langage sans trouble d’articulation, de déformations de sons ou de confusions de mots. Comment, avec un tel trouble, construire une alliance thérapeutique de qualité ? Il est évident que cela vient ajouter une complication à la compréhension mutuelle et qu’il est nécessaire de dépasser un premier abord agressif ou trop familier si l’on souhaite établir une alliance thérapeutique malgré ce trouble.

D’autres troubles, tels que les atteintes mnésiques ou l’anosognosie (manque de conscience des déficits (4)), sont très invalidants dans les interactions sociales et ont un impact majeur sur l’accompagnement orthophonique et la qualité des soins. En présence d’un patient amnésique, les oublis répétés de séances nuisent considérablement à l’établissement d'une alliance thérapeutique. L’établissement d’une stratégie permettant que les rendez-vous d’orthophonie ne soient pas oubliés devient alors une priorité : notes sur post-it, agenda, rappels à l’entourage etc. L’anosognosie est également connue en orthophonie comme une priorité de soin. Elle peut être définie comme la méconnaissance voire le déni par un malade de son affection, cependant évidente (5). Ce trouble peut permettre d'établir une alliance mais l’anosognosie ne permet pas de lui associer un soin efficace. Le patient peut prendre plaisir à venir mais, faute de conscience suffisante de ses difficultés, le suivi se révèle bien souvent inefficace si l’anosognosie n’est pas levée.

On ne peut donc nier l’impact des troubles neurologiques sur la mise en place de cette alliance thérapeutique mais ils ne sont pas les seuls qui peuvent ralentir voire rendre impossible son établissement.

            La différence de rythme joue également un rôle non négligeable dans certaines difficultés à « faire alliance ». Sommes-nous vraiment à l’écoute du rythme de nos patients ou imposons-nous trop souvent le nôtre ? En tant que soignant, nous avons connaissance de certaines données. Dans le cas d’un accident vasculaire cérébral (AVC) par exemple, on distingue trois phases d’évolution post-AVC au cours desquelles la récupération opère (HAS, 2012) : la phase aiguë, avant le quatorzième jour post-AVC, période qui suit l’atteinte neurologiques et durant laquelle certains processus de récupération débutent, la phase subaiguë, entre le quatorzième jour et six mois post-AVC, période pendant laquelle la récupération spontanée opère et la phase chronique, après six mois post-AVC. Dans cette dernière phase, au-delà de six mois, la récupération est plus lente. Mais le temps vécu après un traumatisme, un handicap acquis, ou un accident n’est pas le même que le nôtre, en tant que soignant. Il y a un décalage : « L’aidant raisonne bien souvent en valide et le temps de la personne aidée lui semble alors déstructuré » (6) comme l’écrit Bertrand Quentin.De son côté, le patient traverse une période de transition durant laquelle sa relation au temps change. Michel Delage écrit : « la résilience suppose de nouveaux rapports entre les différentes dimensions du temps, une épreuve, une situation dommageable vient troubler le mouvement du temps. Celui-ci s’est bloqué. La résilience suppose la possibilité de revivre, c’est-à-dire de se projeter à nouveau en avant. Le futur qu’on imagine alors n’est pas le retour à la situation d’avant ; il n’est pas non plus la répétition de ce qui s’est passé » (7). La résilience peut être définie, dans ce cas, comme la capacité à surmonter les chocs traumatiques. Ce qui signifie qu’un patient peut être dans l’incapacité, à un moment plus ou moins long, d’avancer en ayant pourtant parfaitement conscience de la nécessité d’un travail orthophonique. Son rythme psychique peut être en décalage avec la rapidité du traitement préconisée.

            Dans de nombreuses situations, cette recommandation à faire alliance ou à prendre une décision partagée se confronte à ces freins liés aux pathologies ou au rythme des patients. En envisageant l’alliance thérapeutique comme une « délibération suivie d’un accord » ne risque-t-on pas de perdre de vue certaines de ces limitations et ainsi bloquer l’expression d’un refus ? Par ailleurs, cette injonction, placerait alors le professionnel dans une posture d’incertitude qui ne lui permet plus d’être lucide sur la nécessité d’insister ou de lâcher prise, singulière à chaque situation ?

 

Quelle place pour le désaccord ou le refus du patient ?

Accord et compréhension ne sont pas synonymes d’après Eric Dacheux (8). Et, il précise, que l’on peut se comprendre et être en désaccord. Et que, précisément, on est en désaccord parce que la compréhension réciproque a été suffisante pour permettre à chacun de se rendre compte que l’on ne partageait pas les mêmes opinions (9). Cela signifie que le rôle de l’orthophoniste est aussi d’entendre et de tenter de comprendre ce que le patient ne s’autorise peut-être pas à dire, ou ce qu’il ne peut pas dire à cause de ses troubles. Comprendre vient du latin comprehendere qui veut dire saisir par la pensée (10). Eric Dacheux distingue alors deux sens : le premier est celui « d’embrasser ensemble » c’est-à-dire englober et inclure et le second « d’embrasser par la pensée », ce qui revient à saisir le sens d’une chose (11). Comprendre nos patients revient à prendre en compte ces deux aspects : englober et inclure les choix du patient et du praticien et s’assurer d’une bonne compréhension réciproque de nos pensées. Les échanges initiaux lors du bilan et des premières séances sont un temps de réajustement de nos pensées respectives : l’orthophoniste propose des solutions possibles et le patient reste libre d’y adhérer ou non. Comprendre le patient c’est également savoir observer et effectuer les réajustements nécessaires en étant à l’écoute des retours verbaux et non verbaux tels que « C’est trop dur votre truc », « Ah j’adore! Hyper facile! », les froncements de sourcils, les soupirs, le découragement etc. La communication est, en effet, multicanale : verbale, paraverbale et non verbale (12).

L’orthophonie est définie, en France, comme une discipline paramédicale dont les professionnels dépistent, évaluent (bilan et diagnostic) et traitent les troubles de la voix, de la parole, du langage et de la communication orale et écrite (13). Notre travail consiste à porter attention à l’ensemble de ces canaux. Ils sont, pour nous, autant d’outils de travail : les canaux préservés sont des supports et des appuis à la stimulation et à la récupération des canaux déficitaires. Comprendre et écouter un patient, en orthophonie, repose donc sur une observation de ses attitudes et une écoute de chaque élément entourant son discours au-delà, bien souvent, de ce qui est formulé explicitement.

D’après Eric Dacheux, la communication, c’est prendre du temps et construire un espace (14). Pour obtenir une compréhension réciproque, il faudrait donc prendre son temps et construire un espace commun. En effet, il précise que la communication c’est la recherche de la bonne distance et que c’est en prenant le temps de comprendre pourquoi on ne se comprend pas que l’on peut construire des désaccords féconds (15). Les échecs d’alliance thérapeutique pourraient ainsi naître de l’incapacité à accepter ce désaccord. Plus tôt on l’accepte, plus vite nous serons dans la capacité de construire ce désaccord fécond. Et, si cela n’est pas possible avec cet orthophoniste et ce patient, de pouvoir alors permettre au patient de s’orienter vers un autre professionnel avec lequel la rencontre sera plus bénéfique pour son travail. Mais comment faire place à ce désaccord et pouvoir l’exprimer dans cette relation particulière qui est celle de la relation entre le patient et l’orthophoniste ?

Comme le dit Doris Vasconcellos-Bernstein : « La relation entre le patient et le clinicien est une relation asymétrique dans laquelle l’attribution de pouvoir est déplacée sur le professionnel qui a été consulté en raison même de la reconnaissance de ce pouvoir, représenté en premier lieu par sa qualification intellectuelle » (16). Le patient peut donc être en difficulté pour donner son point de vue ou ne pas se l'autoriser. Il n’est pas rare d’obtenir un : « c’est vous l’orthophoniste ! » lorsqu’on sollicite le point de vue du patient. L'orthophoniste est alors positionné comme détenteur du savoir avec une toute puissance dans la prise de décision, excluant la possibilité de réfléchir ensemble. Cette recommandation, à l’attention des professionnels de santé, de faire alliance en vue d’une décision partagée, n’oriente-t-elle pas notre discours lorsque l’on s’adresse à nos patients et ainsi ne laisserait que peu de place à cette possibilité de refuser ou d’exprimer un désaccord ? Comment l’orthophoniste doit-il se positionner face à un refus ou un désaccord du patient ?

Le lâcher-prise - moyen de libération psychologique consistant à se détacher du désir de maîtrise - peut s’avérer nécessaire. Est-ce que, parfois, le soignant n’a pas ce désir de maîtrise ? Les patients désirent, a priori, améliorer leur santé, il s’agit de leur désir ou de leur refus, de leurs possibilités ou de leurs impossibilités. Le soignant ne devrait pas vouloir imposer le sien. Pourtant, parfois, le désir de vouloir aider les patients à améliorer leur état de santé est si fort, qu’il dépasse peut-être la véritable écoute. Parce que oui, l’orthophoniste se doit d’accepter un refus de soins, il s’agit d’un principe moral mais également de la loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé (2002). Cette question se pose lorsque la marge de progression estimée par l’orthophoniste demeure importante mais que le patient a d’autres envies. Par ailleurs, l’orthophoniste peut également vouloir arrêter un suivi pour diverses raisons mais se l’autorise-t-il lorsque l’alliance est présentée comme une forme d’obligation professionnelle ?

 

Quelle place pour le désaccord ou le refus du soignant ?

Il arrive que certains patients refusent d’arrêter le suivi malgré cette préconisation de l’orthophoniste lorsque la rééducation a apporté suffisamment de bénéfices pour y mettre un terme, quand une incompréhension sur le rôle de l’orthophoniste ou portant sur les objectifs de la rééducation persiste, que les horaires ne sont pas respectés ou que des retards répétés mettent à mal la bonne conduite du travail. Il peut arriver, par exemple, que la demande relève davantage d’un soutien scolaire, champ de compétence de l’enseignant. Mais, malgré les explications, parfois le patient ou la famille refuse de suspendre ou d’interrompre le suivi orthophonique et de bifurquer sur un suivi adapté. Comment, en tant que professionnel de santé, refuser une prise en charge que nous considérons mal calibrée ou arrêter un suivi si les conditions nécessaires ne sont plus réunies et ne nous conviennent plus ? Dans quelle mesure un praticien libéral a-t-il le « libre choix » de son patient ?

L'article R4127-7 du code de la santé publique pose un principe général de non-discrimination mais le fait de ne pas « faire de différence » entre les patients dans la prise en charge, pour les motifs familiaux, ethniques, ou religieux cités dans cet article, ne l'empêche pas de refuser des soins (17). Ce même article précise que : « Quelles que soient les circonstances, la continuité des soins aux malades doit être assurée. Hors le cas d'urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d'humanité, un médecin a le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles » (18).

Sur le plan législatif, on ne peut donc refuser des soins sur des motifs discriminatoires, ni en cas d’urgence, mais on a le droit de refuser des soins pour des raisons professionnelles ou personnelles en assurant la continuité des soins. Ainsi, dans le cas d’un désaccord trop important qui met à mal le travail, cela est possible. Par ailleurs, sur le plan personnel, lorsqu’un orthophoniste préconise l’arrêt et que celui-ci est refusé durant plusieurs semaines, la non-écoute du patient aboutit à un agacement du praticien néfaste à l’accompagnement. Parfois, le professionnel se sent dans une impasse juridique et morale du fait d’être impuissant quant à la « continuité des soins ». On peut ressentir cette « responsabilité d’otage » évoquée par Levinas (19) en ne parvenant pas à sortir d’une situation qui ne convient pas. « La bonne distance qu’invente la douceur permet à chacun d’exister dans son propre espace » (20)écrit Anne Dufourmantelle. La brutalité de refus répétés peut être perçue comme un non-respect de son propre espace, par le professionnel. Plus le refus persiste, plus la frustration envahit et l'impatience de mettre un terme au suivi s’accentue, se teintant d’émotions de plus en plus négatives semaine après semaine. Cette impatience, est décrite par Emmanuel Housset, qui justement ne veut pas attendre, ne veut pas se soumettre à une temporalité qui n’est pas la sienne (21). Ce qu’il décrit comme « la capacité à se tenir soi-même, à tenir sa place, son rang, son rôle, dans les situations les plus difficiles » (22). L’impatience peut alors être un message à écouter signifiant que quelque chose ne convient pas dans ce lien, ce suivi, cet accompagnement. Il semble important que le soignant puisse être à l’écoute de ses ressentis et se sente légitime de mettre un terme à ces suivis. En effet, lorsque de telles émotions négatives traversent le soignant, il est difficile voire impossible de poursuivre des soins avec douceur et bienveillance envers le patient concerné.

Mais comment instaurer une « véritable relation de résonance », nécessitant selon Hartmut Rosa « l’activation d’un mouvement réciproque par quoi l’on touche, déplace, transforme et façonne les choses ? » (23) Comment, grâce à cette rencontre constructive et à l’établissement de cette relation, entendre les besoins du patient et les nôtres et les réévaluer régulièrement ?

 

Construction la relation de soin : la rencontre et l’écoute de nos différences

Avec Levinas, nous pouvons penser que répondre à quelqu’un, c’est déjà se placer comme ayant à répondre de lui (24). Dès lors que nous saluons notre patient en salle d’attente et l’invitons à entrer dans le cabinet, nous sommes déjà soucieux de lui, de ce qui l’amène, de sa demande. Nous prenons alors en compte sa singularité et la nôtre afin d’établir une connexion et une compréhension mutuelle qui nous permettra d’établir un projet thérapeutique commun pour le bien du patient. Il y a ainsi dans la posture de l’orthophoniste qui accueille son patient un devoir moral, une responsabilité qui nécessite de mettre de côté ce que l’on sait déjà pour s’ouvrir à la singularité de ce nouveau patient. Comme l’écrit Aristote : « Ce n’est pas « la » santé (...) que considère le médecin (...) car c’est le particulier qu’il soigne » (25). L’expérience professionnelle peut trouver sa place, dans un second temps, en se rappelant ce qui a pu fonctionner avec un autre patient et pouvoir l’essayer. Néanmoins, au départ, il semble prudent de ne pas risquer de se référer d’emblée à une situation connue. La rencontre initiale et les premiers temps exigent une pleine disponibilité à la singularité. Ensuite, certaines situations connues pourront nous guider dans la construction de la relation et l’établissement d’un plan de soin.

Hartmut Rosa écrit : « La relation, tel est le point de départ de la théorie de la résonance, précède aussi bien le sujet qui fait l’expérience et agit que l’objet façonné et façonnable qu’il rencontre ; mais elle est aussi stabilisée et renforcée dans la rencontre et la confrontation l’un à l’autre » (26). N’est-ce pas plutôt cela qui se joue lors du bilan orthophonique : une rencontre entre deux êtres humains qui vont expérimenter des modifications internes. Cette relation de soin pourra se stabiliser et se renforcer, ou non, dans cette confrontation régulière, spécifique à la fréquence des soins orthophoniques. La régularité et la redondance de ces derniers facilitent l’émergence d’une résonance.

Selon Laure Marmilloud, la relation est à la fois la possibilité d'interaction et la reconnaissance que chaque entité existe pour elle-même. Elle relie et sépare à la fois (27). Et, comme l’écrit Hartmut Rosa avec les notions d’être « façonné » et « façonnable », on peut effectivement se modifier, apprendre, progresser, changer au contact de l’autre, dans la relation, mais sans nier l’autre : son altérité, son identité, ses idées, ses besoins. Nathalie Dugravier-Guérin écrit ainsi : « Toute relation s’édifie autour d’une réalité : l’autre n’est pas moi, il diffère de moi-même. La différence est ce qui constitue ainsi un espace infranchissable entre autrui et moi-même » (28). Si l’on peut accepter nos différences de vécu mais aussi de point de vue, on peut alors laisser la place à une relation saine ou le patient comme l’orthophoniste peut s’autoriser à communiquer librement sur ses désirs, ses limites, ses inquiétudes ou ses refus. Ainsi, quels traits moraux sont nécessaires afin d’y parvenir ?

 

La relation de soin : redonner confiance avec tact et délicatesse

La construction d’une relation de soin constructive et saine nécessite du tact et de la délicatesse afin d’établir une confiance mutuelle. « Confiance» vient du latin confidere : cum, « avec » et fidere « fier » (29). Avoir confiance c’est « se fier à quelqu’un », ce que fait le patient lorsqu’il livre sa vulnérabilité au soignant et se repose sur lui pour optimiser sa récupération. Le « tact » vient du latin tactus, de tangere, qui peut se traduire par « le toucher » et par extension, comme le sentiment délicat de la mesure, des nuances, des convenances dans les relations avec autrui (Larousse). « Avoir du tact, c’est toucher sans toucher » (30) d’après Eric Fiat. En ce qui concerne le soin orthophonique, qui passe essentiellement par la communication, cette phrase prend tout son sens : la construction du lien thérapeutique s’établit majoritairement par la communication « non tactile ». Le « toucher » s’entend alors comme une entrée en contact « verbale » ou « paraverbale », déterminant dans la rencontre avec nos patients et, en particulier, en ce qui concerne le bégaiement. Ce trouble fonctionnel de l’expression verbale affectant le rythme de la parole en présence d’un interlocuteur (31) - n’apparaît qu’en présence d’autrui. C’est un trouble spécifique de l’interaction sociale avec une difficulté majeure à être avec les autres, à avoir confiance en soi, en son expression et en l’autre, en son écoute. L’interaction avec ces personnes ne peut se faire sans douceur - qui comprend à la fois le tact et la délicatesse - si l’on veut éviter qu’ils ne reviennent jamais et si l’on veut pouvoir les accompagner. La douceur est ce qui retourne l’effraction traumatique en création, écrit Anne Dufourmantelle (32). Mais comment approcher la douceur ou la sophrosuné (tempérance), décrite par les grecs, sans atteindre aux valeurs de courage, de fermeté (33)?

 

La relation de soin : redonner la parole avec patience et persévérance

La réhabilitation des fonctions chez des patients présentant une aphasie, que nous prendrons ici pour exemple, nécessite une très grande patience et une importante persévérance. La perturbation du code linguistique (Trousseau, 1864), affectant l’encodage (versant expression) et/ou décodage (versant compréhension) peut concerner le langage oral et/ou écrit. Il est lié à une atteinte cérébrale localisée ou diffuse de l’hémisphère gauche d’origine essentiellement vasculaire, traumatique ou tumorale (34). D’après Emmanuel Housset, « on peut voir dans la patience soit l’accomplissement de la volonté soit la capacité à suspendre sa volonté pour écouter le monde » (35). L’orthophoniste utilise ces deux composantes : il faut parfois savoir suspendre sa volonté d’agir pour se mettre à l’écoute du patient mais il faut également, à d’autres moments, savoir mettre en œuvre les objectifs thérapeutiques que l’on s’est fixés. La persévérance, définie par Christine Bergé comme une énergie de continuité, une poussée forte qui agit comme si elle était mue par une volonté de sauvegarder les acquisitions anciennes (36), est nécessaire dans ces moments de reprise d’activité plus intense.

Il faut cependant toujours garder à l’esprit que ces capacités varient d’une rencontre à l’autre, d’un contexte à un autre, et d’un moment à l’autre au cours du suivi. Et que celles-ci sont dépendantes également de la motivation. La stimulation par le discours et la stimulation cérébrale contribuent ainsi à maintenir une motivation réciproque.

Cette relation duelle alliant confiance, tact, délicatesse, patience et persévérance est nécessaire mais pas suffisante. En effet, la reprise d’une place sociale à l’extérieur du cabinet d’orthophonie est l’ultime objectif. Dans cette démarche, la réhabilitation écologique (activités concrètes dans le milieu de vie du patient) se développe de plus en plus. Alors comment accompagner nos patients dans cette reprise progressive de vie sociale en faisant preuve d’humour et de fluidité ?

 

La relation de soin : redonner une place sociale avec fluidité et humour

L’humour est « conduite de deuil » (il s’agit d’accepter cela même qui nous fait souffrir (37)), écrit André Comte-Sponville. Il permet d’accepter sa maladie, de pouvoir en rire, ce qui permet un recul face à la situation, à la souffrance. Il permet également de désamorcer le sérieux, la haine, la colère, le ressentiment (38). Rire de soi aussi, et de ses troubles permet de les mettre à distance mais aussi d’aborder la question de cette levée de l’anosognosie parce que, celui qui peut rire de ses troubles, les regarde, il me semble d’un peu plus loin et peut ainsi en prendre conscience en se mettant à distance de lui-même. Et, ainsi, reprendre progressivement une vie sociale et professionnelle sans nier pour autant l’existence des freins liés à la maladie. L’humour pourrait alors être une façon d’apprivoiser sa maladie, d’apprendre à vivre avec recul et bienveillance à l’égard de soi et de ses difficultés.

L'humour, comme le dit André Comte-Sponville, ne tient pas lieu d’action ; et l’insensibilité, concernant la souffrance d’autrui, est une faute. Mais il serait coupable aussi, dans l’action et l’inaction, de prendre trop au sérieux ses propres bons sentiments, ses propres angoisses, ses propres révoltes, ses propres vertus (39). L’humour permet également à l’orthophoniste de prendre du recul sur ses propres angoisses et ses propres limites et est également vecteur de lien. L’humour est réflexif (40). Il y a bien un échange dans l’humour : rire de soi, rire de l’autre mais aussi rire avec l’autre. « Rire et pleurer constituent des manifestations corporelles par quoi nous réagissons à des situations qui nous « touchent » mentalement et psychiquement » écrit Hartmut Rosa (41). Et donc si nous sommes touchés par une phrase humoristique que l’un ou l’autre propose, nous sommes dans un lien et une résonance l’un envers l’autre. La fluidité, quant à elle, permet le passage progressif d’activités analytiques au sein du cabinet, vers une reprise de liens sociaux à l’extérieur. L’alliance de ces deux traits moraux favorise le bon déroulement des soins et à la réussite d’une réinsertion sociale. « L’éthique des vertus accorde de l’importance aux traits de caractère et elle s’attache à mettre au jour ceux qui peuvent contribuer à améliorer notre rapport aux autres êtres humains (...) L’objectif visé par la transformation intérieure n’est pas pour autant de devenir une personne exemplaire » (42) comme l’écrit Corine Pelluchon.

 

Conclusion

L’alliance thérapeutique et la décision partagée correspondent à des modèles de décision médicale préconisés par la Haute autorité de santé qui décrivent deux étapes clés de la relation entre un professionnel de santé et le patient : l’échange d’informations et la prise de décision. Elles sont présentées comme une aide, un guide à l’attention des professionnels de santé et des patients. Si cette préconisation peut être aidante et guidante, nous avons vu que ce modèle peut également présenter de nombreuses limites. Les troubles des patients ainsi que le rythme psychique associé à la capacité de résilience de chacun peuvent mettre à mal ce modèle. De plus, cette incitation à faire alliance peut entraîner pour le patient comme pour le professionnel une forme d’injonction, qui oblige l’un comme l’autre à accepter, parfois contre son gré, certaines obligations.

La plupart du temps, la relation de soin se révèle bien plus complexe qu’une simple alliance ou prise de décision. Prétendre pouvoir faire alliance avec la singularité de chacun en faisant abstraction des freins, limites, refus, et désaccords, semble donc présomptueux.  Dans sa troisième maxime issue de la méthode, Descartes écrivait de manière très stoïcienne : « m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible » (43). Alors malgré la complexité de ce lien, essayons de faire au mieux et acceptons que tout ne soit pas en notre pouvoir, comme l’écrivait Descartes.

 

Notes  :

(1) André-Vert J. et al. « Patient et professionnels de santé : décider ensemble » dans has-sante.fr, Saint-Denis, 2013

(2) Idem

(3) Ibidem

(4) Bastin C. et Salmon E., « Anosognosie : modèles théoriques et pistes de prise en charge », dans Revue de neuropsychologie, Arcueil, John Libbey Eurotext, 2020, p. 26.

(5) Brin F. et al., Dictionnaire d’orthophonie, Isbergues, Orthoedition, 2004, p. 17.

(6) Quentin B., La philosophie face au handicap, Erès, Toulouse, 2022, p. 100.

(7) Delage M., Le temps et la résilience : pour soi, en famille, dans la société, Paris, Odile Jacob, 2020, p. 289.

(8) Dacheux E., Comprendre pourquoi on ne se comprend pas, Paris, Biblis, 2023, p. 19.

(9) Idem p. 19.

(10) Ibidem, p. 23

(11) Dacheux E., Comprendre pourquoi on ne se comprend pas, op. cit., 2023, p. 23.

(12) Idem., p. 14.

(13)Brin F. et al., Dictionnaire d’orthophonie, op. cit. , p. 180.

(14) Dacheux E., Comprendre pourquoi on ne se comprend pas, op. cit., p. 14.

(15) Idem, p.14

(16) Vasconcellos-Bernstein D., « Instaurer l'alliance thérapeutique », dans Le Journal des psychologues, Paris, Martin média, 2013, p. 25.

(17) Tamburini S., «Un praticien libéral a-t-il le libre choix de son patient?» dans macsf.fr/responsabilite-professionnelle/relation-au-patient-et-deontologie, 2024.

(18) Idem

(19) E. Levinas : «être soi - condition d'otage - c'est toujours avoir un degré de responsabilité de plus, la responsabilité pour la responsabilité de l'autre » [1978] Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, LGF, 2011, pp.185-186.

 (20)Dufourmantelle A., Puissance de la douceur, Paris, Rivages poche, 2013, p.115.

(21) Housset E.,« La douceur de la patience, La patience retrouvée », dans Revue d'éthique et de théologie morale,   Paris, Les Editions du Cerf, 2008, p. 24.

(22) Idem., p. 24.

(23) Rosa H., Résonance : une sociologie de la relation au monde, Paris, La Découverte, 2021, p 360.

(24) Levinas : « dans la responsabilité que nous avons l'un de l'autre, moi j'aie toujours une réponse de plus à tenir, à répondre de sa responsabilité même », Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p.134.

 (25)Aristote, Ethique à Nicomaque, traduit par Richard Bodéüs, Flammarion, 2004, p 65. [1097 a 13-17]

(26)  Rosa H., Résonance, une sociologie de la relation au monde, op. cit., p. 624.

(27) Marmilloud L., Donner vie à la relation de soin, Toulouse, Érès, 2014., p. 31.

(28) Dugravier-Guérin N., La relation de soin : Approches éthiques et philosophiques, Paris, Seli Arslan, 2010,                              p.7.

(29) Marzano M. « Qu'est-ce que la confiance ? », dans Études, Paris, SER éditions, 2010, p. 53.

(30) Fiat E., La pudeur, Paris, Plon, France culture, 2016

(31) Brin F. et al., Dictionnaire d’orthophonie, op. cit., p. 34.

(32)Dufourmantelle A., Puissance de la douceur, op. cit., p.113.

(33) Idem, p. 55.

(34) Brin F. et al., Dictionnaire d’orthophonie, op. cit., p. 18.

(35) Housset E.,« La douceur de la patience, La patience retrouvée», dans Revue d'éthique et de théologie morale, op. cit., p. 24.

(36) Bergé C., L'Odyssée de la mémoire, Paris, La Découverte, 2010, p. 12.

(37) Comte-Sponville A., Petit traité des grandes vertus, Paris, PUF, « Le livre de poche », 1995, p. 355.

(38) Idem, p. 356.

(39) Ibidem, p. 355.

(40) Ibidem, p. 354.

(41) Rosa H., Résonance : une sociologie de la relation au monde, op. cit., p. 120.

(42) Pelluchon C. Éthique de la considération, Paris, Points, 2018, p.42.

(43)Descartes R. [1637] Discours de la méthode, Flammarion, 2000, p. 58.

 

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