Marie BOURGOUIN
Marie Bourgouin est médecin en équipe mobile de soins palliatif dans un Centre de Lutte Contre le Cancer depuis 10 ans. Impliquée dans le comité éthique de cet établissement ainsi qu’au sein de l’Espace Régional d’Ethique d’Occitanie, elle a intégré une équipe INSERM de recherche en Sciences Humaines et Sociales dans le domaine de la bioéthique (BIOETHICS au sein du CERPOP).
Article référencé comme suit :
Bourgouin, M. (2024) « Agonie et silence, comme ouvertures au phénomène du sacré » in Ethique. La vie en question, oct. 2024.
NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.
« Il n’en finit pas de mourir… »
Combien de fois avons-nous été conduits à entendre cette phrase prononcée par les équipes de soins auprès d’un patient en fin de vie. Comme un fait-exprès, le patient dont la mort apparaît si proche, se prolonge et déjoue les meilleurs pronostics, ne laissant que la possibilité de l’attente. « Il n’en finit pas de mourir… » Cette phrase ne traduit-elle pas le désarroi, l’impuissance des soignants au chevet des patients ? Une attente interminable, plongée dans le silence…
Si les situations de fin de vie sont aussi singulières que les situations y ayant conduit, une constante s’y impose. Celle du silence, si bien illustré dans la littérature – en témoignent les murmures d’Arkël au chevet de Mélisande (1) – ou d’autres formes artistiques à l’image du tableau de Munch, Près du lit de mort. Si le silence pourrait être initialement pensé par défaut, comme une simple absence de bruit, ou d’échanges de paroles, nous avons pu souligner dans des travaux précédents combien, au contraire, il peut être signifiant (2). Si, intuitivement, le silence ayant remplacé les plaintes, les pleurs, les gémissements du patient, peut se présenter comme une perspective d’apaisement de ce dernier comme de ceux qui l’entourent, l’expérience nous montre que ce n’est pas toujours le cas, particulièrement lorsqu’il se prolonge par une sédation ou une « interminable agonie ». Rupture dans le quotidien des soignants qui franchissent le seuil de la chambre du patient silencieux, les éloignant du bourdonnement de l’existence animée des vivants et de leurs préoccupations pressées, le silence n’est pourtant pas le vide, le rien. Il est au contraire exposition. Mais à quoi ?
Le silence de la chambre de ces patients se fait l’expérience d’une atmosphère bien particulière. On y adopte une attitude singulière, les pas se font feutrés, la voix chuchotement, le silence se fait comme le messager d’une injonction pourtant jamais formulée. Il nous semble que quelque chose s’y dissimule, un je-ne-sais-quoi qui ne nous laisse pas indifférent…
Le sentiment du sacré
La chambre du patient en fin de vie est un lieu singulier. Il s’y vit, s’y éprouve, un sentiment étrange, un quelque chose que nous peinons à nommer. Dans le silence qui l’habite, cette chambre se fait le lieu d’une confrontation. Peut-être celui du dernier combat, ἀγών, que mène le patient, qui ne se résigne pas à quitter cette vie, contre cette mort qui peine encore à s’installer, prolongeant ces derniers instants d’existence dans une lente agonie qui n’en finit pas… Mais également une confrontation du soignant avec l’intime des derniers moments d’une existence. Dans le silence, il se retrouve sans voix. Quelque chose le repousse ou le retient, ou les deux à la fois. Quelque chose l’intimide et l’intrigue. Le sentiment qu’il perçoit est indescriptible, mélange de fascination et d’effroi, comparable à l’appel du vide ressenti devant un gouffre ou une falaise s’étendant presque sous ses pieds. Source d’une émotion d’une intensité rare, assimilable à celle vécue devant la violence d’un orage : spectateur fasciné par les éclairs mais abrité pour ne pas en être la cible ; ou celle ressentie en entrant dans le chœur d’une cathédrale – ou tout autre lieu de culte – le souffle coupé par sa majesté et la pensée tournée vers ceux qui, des siècles auparavant, l’ont bâti pierre par pierre au péril de leur vie ; ou encore celle ressentie sur les pas des premiers hommes et des traces de leurs mains laissées contre les parois rocheuses… Expériences inoubliables bien souvent vécues et éprouvées dans le silence…
Ce sentiment né de la confrontation à un quelque chose qui nous dépasse, ce phénomène émergeant du silence de ces derniers instants, c’est ce que nous avons appelé le sentiment du sacré.
Occurrences transcendantes du sacré
Intuitivement, le terme sacré apparaît comme immédiatement lié à la notion du religieux. Pourtant, il nous semble nécessaire, ici, de réinterroger les apparences. Qu’est-ce qui est sacré pour moi ? Dans le langage courant, ce qui est sacré c’est ce dont je dépends absolument, ce à quoi il ne faut pas toucher. En effet, le sacré « appartient à un domaine séparé, interdit, inviolable » (3). C’est aussi ce « qui est digne d’un respect absolu » (4). L’étymologie vient de sacer désignant ce qui ne peut être touché sans être souillé ou souiller en retour.
Autour du patient en fin de vie, cette dimension du sacré devient une incarnation évidente de cette inviolabilité, de cette interdiction. Les soins prodigués au patient en phase agonique sont sans cesse interrogés : « Dois-je mobiliser cette patiente pour ses soins de nursing ? » ; « Dois-je changer l’aiguille du PAC[1] de ce patient posée il y a plus de 8 jours ? » L’imminence de la mort vient réinterroger les habitudes et les soins protocolisés, à juste titre, afin d’éviter tout geste futile et source possible d’inconfort, mais en est-ce la seule explication ? N’y-a-t-il pas aussi, parfois, des stratégies d’évitement, signe de notre difficulté, de nos craintes, à entrer en contact avec ce corps dont la vie s’échappe lentement ? Sa fragilité, la crainte d’un décès qui surviendrait lors d’une mobilisation y sont bien entendu pour quelque chose, mais nous ne pouvons-nous ôter de l’idée que c’est aussi la situation du patient, cette mort à venir, qui aurait tendance à nous en éloigner…
Si le terme sacer en latin sera à l’origine à la fois des mots sacré et saint – participant probablement à l’entretien de la confusion d’une certaine identité entre le religieux et le sacré – il est également à l’origine du terme latin conservé de sacrum. Cet os se fait le symbole du lien entre sacré et existence humaine. Offert aux divinités lors des sacrifices antiques, il est aussi l’os pyramidal sur lequel repose la structure rachidienne permettant à l’homme sa nomination d’homoerectus et sa bipédie, comme celui impliqué dans les phénomènes de nutation permettant les mouvements du bassin lors de l’accouchement.
Au cours de son voyage initiatique raconté dans Les chemins du sacré, Frédéric Lenoir traduit les récits de l’expérience du sacré à travers le monde et les cultures (5). Des prières silencieuses des coptes éthiopiens, à l’expérience immobile de la conscience de l’instant présent dans le zazen japonais, en passant par l’ivresse giratoire des derviches tourneurs ou encore par le lien vital entretenu avec la nature chez les chamans héritiers des mayas, le sacré apparaît comme un phénomène, une expérience sensible, une perception. Source de sentiments mêlés, mélange de crainte et d’émerveillement, de grandeur et d’incompréhension, il est ce sentiment que nous expérimentons devant quelque chose qui nous dépasse. Indissociable de l’existence humaine, il peut être décrit comme un « type de perception et de conception d’une réalité différenciée […] dotée d’une puissance propre dont la manifestation directe ou indirecte nous impressionne et nous affecte vivement, soit positivement, soit négativement » (6).
Rudolph Otto et le numineux
La notion de sacré n’est pas sans rappeler celle du numineux décrit par R. Otto : un « élément, d’une qualité absolument spéciale, qui se soustrait à tout ce que nous avons appelé rationnel, [qui] est complètement inaccessible à la compréhension conceptuelle » (7). Ainsi, par définition, il est un élément qui se soustrait à nos capacités rationnelles, ne pouvant être défini « qu’en notant la réaction sentimentale particulière que son contact provoque en nous » (8). Otto décrit les différentes composantes de ce phénomène parmi lesquelles en particulier celle du mysterium tremendum, « le mystère qui fait frissonner » (9). Il en fait le point commun avec le sentiment mystique de la conception religieuse du sacré. Il s’agit ici de la confrontation à un élément mystérieux, inexplicable, ineffable inspirant une dimension de crainte, de peur, et en même temps source d’un sentiment de fascination (10). Le numineux se compose également de ce qu’Otto qualifiera d’absolue supériorité de puissance, majestas, responsable d’un sentiment d’humilité naissant de la confrontation à ce quelque chose qui nous dépasse, à « l’inaccessibilité absolue » (11). Cette supériorité de puissance fait naître le « sentiment de l’état de créature » (12), prise de conscience de notre contingence, du caractère négligeable de notre existence à l’échelle du temps, de notre insignifiance face à l’immensité de l’univers. « Sentiment de notre propre effacement, de notre anéantissement, conscience de n’être que poudre et que cendre, de n’être que néant. » (13) Comment ne pas ici faire le lien avec la confrontation à celui qui va quitter ce monde et tout le mystère qu’il nous inspire ? Comment, ainsi, face à un être au terme de sa vie ne pas percevoir la vulnérabilité propre à l’être humain, son extrême fragilité, son incarnation la plus frêle ? Révélation de notre humilité devant la matérialisation de notre impuissance face à la survenue de la mort.
Otto décrit le numineux comme un sentiment qui nous pénètre, nous envahit, « nous remplit de cet étonnement qui paralyse » par la confrontation à « ce qui nous est étranger et nous déconcerte, ce qui est absolument en dehors du domaine des choses habituelles, comprises, bien connues et partant "familières" » (14). Le mysterium se fait ainsi source d’un étonnement plus intense que la stupeur, un « étonnement qui paralyse », celui de « l’homme qui reste "bouche bée", absolument interdit » (15).
Aux côtés du patient en toute fin de vie, le soignant fait l’épreuve de sa futilité, de son dénuement. Tarrou, témoin de l’agonie de l’enfant se débattant contre la peste (16), ressent l’incompréhension, l’injustice et en même temps se trouve témoin de la résistance de ce corps frêle aux assauts incessants et répétés de la maladie. Effroi, scandale et fascination. Incompréhension. Reddition devant une force extérieure qui nous dépasse…
Face au sacré, nous nous retrouvons naturellement dans l’impossibilité de dire, de décrire voire de comprendre ce qui survient, justement parce que « l’objet réellement mystérieux est insaisissable et inconcevable » (17). On entrevoit ici la notion de numineux comme échappant aux conceptualisations habituelles, indéfinissable, presque insaisissable…
Simone Weil et le sacré immanent à l’homme singulier
Si Otto, à travers son mysterium tremendum et sa majestas, développe une conception transcendante de la notion de sacré, dans son ouvrage La personne et le sacré, Simone Weil s’est intéressée à définir le sacré et son lien avec la notion même d’humanité. « Il y a dans chaque homme quelque chose de sacré. Mais ce n’est pas sa personne. Ce n’est pas non plus la personne humaine. C’est lui, cet homme, tout simplement (18). » La personne aurait ainsi plus trait aux apparences ou à une reconnaissance juridique ou institutionnelle, en lien avec son étymologie de persona (19), qu’à la nature même de l’homme. Car c’est bien la nature même de l’être humain, qu’il soit reconnu ou non par la loi comme personne, qui en fait le caractère sacré. « Ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain est impersonnel (20). » La notion de sacré apparaît s’étendre ici au-delà d’une « simple » force extérieure s’exerçant sur l’existence humaine, mais y être intimement liée. Est-ce à dire que justement le sacré est un universel ? Que pour la nature humaine il est de nature ontologique ?
Simone Weil fait ainsi de l’expérience du sacré une expérience du sujet. Ce qui est sacré chez l’être humain est ce quelque chose qui « au fond du cœur de tout être humain […] s’attend invinciblement à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal » (21). Une part de notre être qui, malgré toutes les expériences de violence dont elle a pu être témoin, qu’elle a pu subir, subsiste, résiste, survit de façon indestructible. Face aux coups qu’elle subit, au sentiment d’injustice, cette part de nous crie « Pourquoi me fait-on du mal ? », mais ce cri est « un cri silencieux qui sonne seulement dans le secret du cœur » (22). Une attente du bien au cœur même de l’expérience de la souffrance.
La part du sacré de nos existences est donc ainsi directement liée à la notion du bien : « le bien est la seule source du sacré » (23). Simone Weil fait de la notion du sacré une question philosophique par essence, telle que la pensait la philosophie antique, le sacré ayant pour source le bien, le beau et la vérité (24). Mais à la différence de la tradition philosophique socratique établie dans le λόγος, cet accès au sacré, à l’impersonnel, n’est possible selon S. Weil, que dans la solitude (25). Simone Weil fait même du langage un frein à l’accès au sacré. « Même en mettant les choses au mieux, un esprit enfermé dans le langage est en prison (26). » A travers sa métaphore de la cellule, que l’on pourrait sans doute rapprocher de l’allégorie de la caverne, S. Weil nous expose en quoi la quête de la vérité, l’accès au sacré, ne peut s’envisager que dans un dépassement de la raison incarnée dans le λόγος. C’est bien le dépassement de la raison, de la logique, de l’intelligence, leur au-delà, qui en permet l’accès. L’esprit étroit qui s’enferme dans l’erreur – esprit captif ignorant sa captivité (27) – ou dans le mensonge – prise de conscience de sa captivité qu’il s’est empressé d’oublier pour ne pas en souffrir (28) – ne peut envisager d’accéder au sacré. C’est en dépassant l’intelligence, la rationalité, son langage et ses conceptualisations que le sujet pourra progresser dans sa quête de vérité, son entrevision du sacré. Entrevision car la vérité ne se livre pas de façon absolue, ne se livre pas en totalité. Le sujet se confrontera à de nouvelles limites mais la prise de conscience des limites précédentes sera le début du cheminement vers la sagesse.
Sacré et expérience des limites
Le sacré se présente ainsi comme une expérience sensible qui peine à être analysée, catégorisée, tant elle échappe aux expériences habituelles. Il se présente ainsi comme un phénomène mettant en échec les capacités rationnelles. Il ne s’agit pas en effet d’un phénomène connaissable mais de quelque chose que l’on perçoit, que l’on entrevoit, sans le saisir tout à fait. Il dépasse notre conceptualisation, nos catégorisations, notre sens de la mesure.
Le médecin démuni devant la fin des analyses
Aux côtés du patient en fin de vie, lors de cette phase agonique, entourés de silence, nous nous trouvons dépassés, démunis, stupéfaits. L’expérience de cette fin de vie est l’expérience de la perte de repère. Habituellement, se trouver au chevet d’un patient engendre de multiples analyses : écouter et entendre ses plaintes, observer sa façon de bouger, de se comporter, examiner, rechercher, etc. La rationalité est mise en éveil, stimulée, tentant de faire des liens, de comprendre par ses raisonnements déductifs. Elle fait des suppositions, propose, pour enfin agir, et mettre son raisonnement en actions. Là, face à cette imminence de la fin de vie, elle se trouve démunie. Aucun processus n’aboutit. L’action n’est déterminée que par une décision : rester là ou partir. Elle bute contre un incompréhensible. Le constat de cet incompréhensible devant moi n’est pas une économie de la raison. L’entendement a fait ce qu’il sait faire : observer, catégoriser, déduire ; il peut catégoriser les phénomènes visibles : évaluation de l’état de vigilance par le score de Glasgow, analyse de la fonction cardio-vasculaire grâce à la fréquence cardiaque et à la mesure de la pression artérielle, rythme respiratoire et même échelles de gradation de l’intensité des râles, présence ou non de marbrures, diurèse, etc. Mais il persiste un quelque-chose qu’il ne peut saisir malgré tous ses efforts.
Là, dans le silence, s’ouvre une perspective toute autre. Le temps s’arrête. La routine s’interrompt. La course effrénée d’une journée où l’on court après le temps, où tout va toujours trop vite, se ralentit. Le temps s’étire et s’attarde. Là, dans le silence, le temps élastique prend une autre épaisseur. Il devient long. (Trop long ?) Il ouvre à un autre rythme, et à des pensées d’une autre nature. Il rend attentif à ce que l’on perçoit de ce qui nous entoure mais également de ce qui se trouve en nous. Il invite à la finesse, à la délicatesse. Il nous recentre sur nos sensations, nos perceptions, nous met à l’écoute de ce que nous peinons à percevoir. Mais ce qui se passe, malgré nous, n’est pas le fruit d’une volonté, d’une raison dirigée. Cela s’impose et cela effraie. Ce que nous ressentons, nous peinons à le nommer. Ce phénomène que nous ressentons et que nous avons nommé sacré tant sa nature se distingue des phénomènes ordinaires, ce quelque chose qui échappe aux conceptualisations et aux catégorisations habituelles, ce quelque chose se fait un je-ne-sais-quoi tant il est difficile à saisir.
Dans son Théétète, Platon, à travers la bouche de Socrate nous demande de faire preuve de persévérance sur le chemin de la connaissance (29). Face à la difficulté, il n’est pas question de renoncer. Connaître est un effort. La connaissance doit suivre un chemin pour approcher la vérité. La raison ne doit pas renoncer à connaître. Mais peut-elle tout connaître ? Selon Jankélévitch, il est justement des choses qui échappe à la raison et c’est ce qu’il nomme le je-ne-sais-quoi.
Jankélévitch et le Je-ne-sais-quoi du sacré
Pris au sens premier du terme, le je-ne-sais-quoi ou nescio quid pourrait ne poser aucun problème philosophique : si moi je ne sais pas, il est possible qu’un autre que moi sache, ou que je sache plus tard (30). Le je-ne-sais-quoi se présenterait ainsi comme un manque à combler entre ma connaissance en un temps précis et un tout connaissable, s’amenuisant nécessairement par la progression continuelle de la science, et devenant par la même finalement démontrable.
Il pourrait être aussi une paresse, une approximation, trouvant sa source dans ce que Jankélévitch nomme la psychasthénie : « tout mathématicien peut être démissionnaire à ses heures, et il n’y a rien à conclure de cela » (31).
Mais le je-ne-sais-quoi n’est pas encore cela, il n’est ni la pièce manquante d’un savoir fini, ni un quanta indivisible d’une totalité ouverte, il est d’un tout autre ordre (32) – ne faut-il pas ici se remémorer la définition du sacré ? Jankélévitch le décrit comme le « malaise d’une conscience insatisfaite devant une vérité incomplète » (33). Ce je-ne-sais-quoi n’est pas coutumier pour notre conscience rationnelle. Il est ce devant quoi elle se trouve en échec, l’indémontrable. Ce sur quoi butte cette conscience, lui infligeant ce sentiment d’insatisfaction, d’incomplétude, de malaise, de vertige. Il est un « quelque-chose qui n’existe pas et qui est pourtant la chose la plus importante entre toutes les choses importantes, la seule qui vaille la peine d’être dite et la seule justement qu’on ne puisse pas dire » (34) ! Devant cette impossibilité de connaissance, cette impossibilité de compréhension, la conscience a néanmoins le sentiment qu’elle se trouve face à quelque chose d’essentiel, dépassant ses capacités de compréhension, « la vérité des vérités » (35), qui reste pourtant impalpable, indescriptible, indicible, « dont l’invisible présence nous comble, dont l’absence inexplicable nous laisse curieusement inquiets » (36). Nous pourrions douter de son existence, et pourtant, sa plus belle manifestation est au cœur même de nos existences, car si les approches scientifiques, biomécaniques, physiologiques, neuropsychologiques peuvent apporter des explications à de nombreux phénomènes organiques conduisant les esprits forts à le négliger, le je-ne-sais-quoi est pourtant « [ce résidu] qui manquera toujours pour expliquer totalement la vie et la pensée » (37).
Dépassant nos facultés rationnelles, impalpable, incatégorisable, ineffable, il est un quelque chose qui s’entrevoit ; l’esprit d’arithmétique comme l’esprit de finesse échappe à le saisir, car pour cela il faut une intuition d’un tout autre ordre (38). De fait, ni l’entendement ni même la raison nous permettent d’approcher ce phénomène. Ce mystère, Jankélévitch l’illustre par cette notion d’apparition disparaissante, par l’aurore crépusculaire, le clair-obscur (39). Il est une présence et une absence, omniprésent, partout et nulle part à la fois, tout et rien, un presque-rien (40). Il est une entrevision dont le mystère « résulte d’un secret traversé par un pressentiment » (41). Le je-ne-sais-quoi est une totalité mystérieuse, il est un tout qui se manifeste à nous tout en se dérobant, une expérience sensible précédent la conscience même du phénomène que nous expérimentons, peinant à être appréhendé. Il peine à être connu, mais nous pressentons qu’il est, sans jamais savoir ce qu’il est. Il n’est pas l’objet de connaissance. « C’est cette essence de la totalité que l’intuition nous révèle (42). » Par sa nature tout autre il peine à être appréhendé par la raison, il se révèle dans sa totalité et disparaît aussitôt, il se manifeste dans cette sensation que nous avons d’avoir touché quelque chose qui pourtant reste mystérieux, dans cette intuition d’avoir approché, en simple témoin, quelque chose de l’ordre du mystère de l’existence, de l’être, de l’univers. Cette intuition, naissant au chevet du patient qui s’apprête à quitter ce monde, nous donne la sensation d’avoir effleuré quelque chose d’essentiel, quelque chose que nous avons l’impression d’approcher sans complètement le saisir. Elle se présente comme une immersion dans la dimension la plus authentique de l’existence humaine, nous conduisant au plus proche de sa nature, de son essence. Dénué de tout apparat, de toute apparence, démuni, dénudé presque, ce sentiment d’authenticité nous envahit également. Ce qui fait de ce moment un moment difficile à partager, au-delà des apparences quotidiennes, une vulnérabilité exposée…
Tarrou détourne le regard face à l’enfant agonisant, il ne peut croiser celui de Rieux… Ce regard posé sur lui le traverserait, le percerait à jour… Ce moment est source d’une intensité rarement perçue dans la vie quotidienne, mais aussi empreint d’une gravité. Une fois vécue, cette expérience transforme, comme si par la suite, rien ne pouvait plus être vécu comme avant, comme si chaque instant de vie se fera toujours reviviscence de ce moment : vécu avec toujours plus d’intensité, conscience de sa richesse, mais aussi de cette gravité, car il pourrait être le dernier. « Primultime » aurait sans doute dit Jankélévitch. Conscience de l’irréversibilité du temps, de notre faillibilité, de notre finitude.
Il est la source du trouble et de la perplexité de la raison, mais, par-là même, il est aussi celui de l’intranquillité, celui qui met en mouvement (de inquieto, inquietudo, qui ne trouve pas le calme et le repos). Ce je-ne-sais-quoi est donc sans doute celui qui mène à se dépasser, à chercher à transformer cette entrevision en vision. « Ce mystère à moitié caché nous attire et nous trouble » (43) rappelant l’angoisse et la fascination du numineux d’Otto. Ce sentiment n’est sans doute en rien étranger à la réflexion que nous menons à travers ce travail…
Le sacré dans la modernité : de nécessaires métamorphoses
Le sacré concerne ainsi tous les temps, toutes les époques, toutes les civilisations et apparaît comme indéfectiblement lié à l’histoire de l’humanité et à l’existence humaine. Il revêt une dimension universelle. De la mythologie grecque et l’histoire de Minos sacrifiant tous les neuf ans quatorze jeunes Athéniens au Minotaure, en passant par les offrandes romaines d’ovins et bovins lavés et parés de rubans, leurs cornes dorées, offerts sur les autels des divinités par des sacrifiants parés d’une toge blanche ayant la tête couverte (44), en passant par le sang des prisonniers de guerre offert aux divinités mayas, ou aux peintures tracées avec leur sang par les moines coptes sur les parois rocheuses des montagnes d’Éthiopie ou encore des mantras récités le long des chemin de pèlerinage des montagnes sacrées du Dewa Sanzan par les pratiquants du shugendō (45),le sacré se pare bien souvent de rites et de rituels, dépendant des cultures et des époques, mais se faisant le lien vers une quête du sens de l’existence ou du lien avec la mort. Sans doute par cette vulnérabilité éprouvée, il est prise de conscience de notre extrême fragilité, de notre faillibilité. La fin de vie s’en fait ainsi sans doute, sa plus grande incarnation.
Si les traces de l’histoire nous permettent d’illustrer la place du sacré dans les sociétés antiques et à travers les différentes croyances religieuses, il nous reste à savoir quelle place lui est accordée – et s’il en est une – dans nos sociétés modernes laïcisées et particulièrement dans le domaine du soin.
Certains penseurs font du sacré le fondement même de la possibilité de la vie en société. J.-J. Wunenburger envisage le sacré, à travers la pensée de sociologues comme Durkheim ou de psychanalystes comme Freud, ainsi qu’une production humaine, nécessaire à la régulation sociologique et psychologique (46), force cohésive nécessaire à l’adhésion aux normes sociales et à l’intégration au groupe, et ainsi « condition de la survie de la société » (47), un « puissant narcotique » (48) permettant le refoulement des pulsions et donc le vivre-ensemble.
Pour autant, nous ne pouvons manquer de souligner qu’aborder aujourd’hui la notion de sacré, particulièrement du fait de sa confusion première avec un unique aspect religieux, ne puisse porter à discussion. Nous ne pouvons que faire le constat d’une volonté de désacralisation et de laïcisation de la sphère sociale et professionnelle au profit de la raison, du rationnel qui « se confond peut-être avec le projet intellectuel, né dans l’Antiquité grecque, d’ordonner l’homme et la société autour des seules valeurs de la raison » (49). Nous pouvons nous demander dans quelle mesure cette volonté de rationalisation de toutes les sphères de la vie humaine, de négation du sacré, de « désacralisation de la culture participe […] d’une véritable crise de la modernité » favorisant « frustration et angoisse » (50). Cette rationalisation n’épargne pas le domaine du soin où l’Evidence-Based Medicine règne en maître. Pourtant, si le sacré se présente en effet comme une nécessité sociologique ou psychologique à la vie en société, à l’épanouissement de l’homme, à sa réalisation, comment, même au prétexte de la suprématie de la raison, peut se constituer une société moderne pérenne l’ayant volontairement complètement écarté ? On peut ainsi facilement penser que, face à cette volonté de suppression du domaine sacré dans les existences humaines, s’élèvent des contre-penseurs le réhabilitant. Ils exposent ainsi ce qu’ils nomment les métamorphoses du sacré. Le sacré apparaît ici comme le sel de la vie en société, un horizon, une nécessité. Ainsi, le sacré n’aurait pas été supprimé de la société mais se serait réinventé sous une forme rationnellement acceptable par la modernité. Face à la force du rationalisme, on ne peut plus penser le sacré selon ses formes historiques et notamment ses formes religieuses, il doit donc se réinventer. Ainsi J.-J. Wunenburger décrit un phénomène de « désacralisation et une resacralisation simultanées » (51) à travers « la recréation de nouvelles expériences du numineux, l’invention de nouveaux rites [afin de résister ou s’opposer] – de manière efficace ou illusoire – aux blocages et aux déceptions de la désacralisation religieuse » (52). Le sacré se transforme, se modernise. Il en décrit ainsi plusieurs exemples : celui d’une sacralisation du politique, du développement d’imaginaires sociétaux à travers des phénomènes de transe tirant leurs sources dans la psychothérapie, les phénomènes sectaires, les activités ludiques tel que le sport ou les univers alternatifs, ou encore l’écologie ou les médecines alternatives (53).
Parmi ces « nouvelles sacralités » (54), certaines s’illustrent comme un renouveau du sacré par la forme d’une résurgence discrète, « plus apolliniennes que dionysiaques, plus réflexives qu’émotionnelles, plus métaphysiques que psychosociales » (55). Ces nouvelles sacralités, que sont l’éthique et la poésie, semblent se présenter comme une recherche d’harmonie poussée par une démarche réflexive se plaçant au-delà des apparences. Ainsi, l’éthique, pourrait se faire l’incarnation d’une forme moderne de sacralité, acceptable et acceptée. Ce phénomène n’est sans doute pas étranger à l’essor de l’éthique dans de multiples champs d’activités de la vie humaine…
Nous ne pouvons faire abstraction du fait que pour ces penseurs, le sacré est ainsi production humaine. Il nous faut ainsi pouvoir l’envisager comme unique création illusoire de l’esprit humain pour masquer son ignorance et lutter contre ses angoisses, ou comme moyen de contrôle développé par les représentants religieux envers leurs croyants en s’appuyant sur leur crédulité et leur superstition, imaginaires éloignant dans tous les cas l’homme de la réalité (56).
Le sacré comme construction de la psyché humaine face à l’irréversibilité de la mort ?
Ainsi, notre travail de recherche en serait-il l’illustration ? Notre sujet témoigne-t-il de la recherche d’une certaine harmonie dans le chaos de la fin de vie. Est-ce cela qui nous pousse également à cette réflexion éthique et à ces interrogations que l’on pourrait qualifier de poétique concernant l’agonie ? Interroger la notion de sacré dans ces situations traduirait-il alors une volonté d’harmonie, d’apaisement, face au tragique du mourir ? Le sacré viendrait-il alors se positionner comme un concept rassurant face au néant de la mort ? Il devrait donc être ici envisagé comme une construction de la psyché humaine face à l’irréversibilité de la mort ?
Il est ici intéressant de s’arrêter sur la conclusion de J.-J. Wunenburger soulignant le fait que « projeter du sacré sur l’être humain peut devenir un moyen pour ne pas le chosifier […] [participant] au déploiement d’une conscience morale » (57). Il éveille à la précaution, au souci de l’autre et à la sollicitude (58). Ainsi, cette perspective explique sans doute pourquoi la thématique du sacré vient ici faire effraction dans le domaine du soin, et particulièrement des soins palliatifs et de la fin de vie. En effet, la prise en soin des patients en situation de toute fin de vie, en phase agonique, terrain de notre travail de réflexion, se confronte à ces patients qui ne sont presque plus et sont exposés peut-être plus qu’ailleurs à subir des autres la tentation de la réification. Cette pratique vient interroger le sens que l’on donne au prendre-soin de celui qui s’apprête à quitter ce monde, dont la vie – ou en tous cas le bien-être – dépend souvent entièrement des soins conférés. De celui dont la vie presque inexistante, se limitant parfois à un filet de souffle, là où les bribes de vie restante prennent toutes les apparences de la mort, nous conduit à nous interroger sur la dignité, l’autonomie et le statut même de personne et surtout de sujet. Alors là, plus que nulle part ailleurs, nous avons peut-être besoin de cette notion de sacré pour continuer à prendre soin de celui qui n’est presque plus, mais pourtant toujours là, et de continuer à le considérer comme être vivant à part entière, dans ce lien qui nous unit toujours et dans le partage de notre vulnérabilité. Face à la violence de la fin de vie, à la confrontation à la mort, à la possibilité du néant, le sacré ne s’impose-t-il pas comme une nécessité de poétisation du tumulte, adoucissement du tragique de l’existence ?
Conclusion
Ce phénomène du sacré échappe aux conceptualisations habituelles, à la binarité de l’opposition du transcendant et de l’immanent, embrassant ces deux dimensions dans son rapport à la vulnérabilité ontologique de l’être humain. Il s’éprouve dans l’expérience sensible, par essence subjective, et pourtant nourrit cette notion d’universalité et le lien invisible qui traverse chaque être. Il est ce que l’on peine à nommer, à définir autrement que par l’impression qu’il laisse en nous, émotions contraires associant émerveillement et effroi, attrait et recul, plénitude et incompréhension, étrangeté, mystère. Il se fait la trace de l’invisible.
Dans sa manifestation, il apparaît comme une évidence, comme une expérience qui s’impose sans que même on ait à s’interroger sur sa tangibilité. Et pourtant, on ne peut manquer de s’interroger sur la possibilité que cette notion de sacré naisse d’un besoin en lien avec la difficulté naissant de la confrontation à ces situations de fin de vie, se révélant comme une nécessité au maintien du lien entre les vivants et particulièrement du lien avec celui qui s’apprête à quitter ce monde. Cette notion de sacré s’avère ainsi intimement liée à la notion d’éthique, à la nécessité de la relation face à la grande vulnérabilité, ce sans quoi, rien n’empêcherait, là, plus que dans tout autre domaine du soin, de réifier le patient, de le mépriser voire de l’abandonner. L’éveil au souci de l’autre, la considération de sa vie dans ses plus ultimes instants comme un phénomène sacré, ce sentiment de profonde responsabilité qu’il fait naître, est garant de son prendre-soin.
Par expérience, on ne peut nier que ces instants, d’autant plus lorsqu’ils se répètent d’une prise en charge à une autre, peuvent être source de grande difficultés, d’épuisement, d’incompréhension, pour ceux au chevet du patient en fin de vie. Est-ce ainsi le tragique de l’existence qui impose la notion de sacré comme nécessité, phénomène de résistance voire de résilience nécessaire ? Comme poétisation au cœur de la souffrance ? Est-ce donc cela la source du sentiment du sacré ? Se manifeste-t-il comme une nécessité ne laissant à celui au chevet du patient en fin de vie que deux solutions : une adhésion à cette notion de sacré – peu importe la façon dont il la nomme – ou la fuite devant le tragique – peu importe la façon dont il la manifeste, de la fuite physique à la banalisation, matérialisation d’une fuite psychologique ? Ne se révèlerait-il qu’une création consciente ou inconsciente permettant le prendre-soin des plus vulnérables parmi lesquels les « mourants » ? Et ainsi, plus largement le vivre-ensemble ?
A la lumière de cet écrit, nous ne pouvons éluder ces questions, mais il nous sera difficile d’y répondre autrement que par une conviction. Conviction que ce qui est là, devant nous, est autre chose qu’une simple création de l’esprit humain face à la nécessité du vivre-ensemble… « Aux vraies et grandes questions de la vie, il n’est pas de réponse. Le silence au bout de sa pénombre chuchote des confidences. A chacun de les interpréter (59). »
Références :
- Maeterlinck M., Pelléas et Mélisande, Bruxelles, Espace Nord, 2021 [1902], p. 94 [650].
- Bourgouin, M. (2022) « "Silence, ici, on meurt !" Paradoxes du silence en soins palliatifs » in Éthique. La vie en question, novembre, 2022.
- Le Petit Robert de la langue française, Paris, Éditions 2020.
- Idem.
- Lenoir F., Les chemins du sacré, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2020.
- Wunenburger J-J., Le sacré, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2019, p. 10-11.
- Otto R., Le sacré, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2015 [1949], p 25.
- Idem, p 35.
- Ibidem, p. 36.
- Ibid., p. 69.
- Ibid., p. 46.
- Ibid., p. 46.
- Ibid., p. 46.
- Ibid., p. 58.
- Ibid., p. 57.
- Camus A., La peste, Barcelone, Gallimard, Collection Folio, 1947.
- Otto R., Le sacré, op.cit, p. 59.
- Weil S., La personne et le sacré, Paris, Éditions Payot & Rivage, « Rivages poche Petite Bibliothèque », 2017, p. 26.
- Idem, p. 13.
- Ibidem, p. 34.
- Ibid., p. 28.
- Ibid., p. 29.
- Ibid., p. 28.
- Ibid., p. 36.
- Ibid., p. 37.
- Ibid., p. 66.
- Ibid., p. 67.
- Ibid., p. 67.
- Platon, Œuvres complètes, Tome II, Théétète, op. cit., p. 88 [145 (c)].
- Jankélévitch V., Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, 1. La manière et l’occasion, Lonrai, Éditions du seuil, 1980, p. 43.
- Idem, p. 46.
- Ibidem, p. 50.
- Ibid., p.11.
- Ibid., p.11.
- Ibid., p.11.
- Ibid., p.11.
- Ibid., p. 77.
- Ibid., p. 50.
- Ibid., p. 67.
- Ibid., p. 103.
- Ibid., p. 67.
- Ibid., p. 67.
- Ibid., p. 109.
- Scheid J., La religion des Romains, Paris, Armand Colin, 4ème édition, 2019 [1998], p. 81-111.
- Lenoir F., Les chemins du sacré, op. cit., 2020.
- Wunenburger J-J., Op. cit., p.86.
- Idem, p. 86.
- Ibidem, p. 88.
- Ibid., p. 82.
- Ibid., p. 91.
- Ibid., p. 105.
- Ibid., p. 105.
- Ibid., p. 107-115.
- Ibid., p. 115.
- Ibid., p. 116.
- Ibid., p. 81-84.
- Ibid., p. 117.
- Ibid., p. 117.
- Lubrina J.-J., Vladimir Jankélévitch. Les dernières traces du maître, Paris, Éditions du Félin, 2009, p. 165.
[1] PAC : Port-À-Cathéter. L’aiguille du PAC doit être changée tous les 7 jours en conditions strictes d’asepsie pour éviter tout risque d’infection.