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GASTON FERDIERE PSYCHIATRE épisode 2

Par Alain VERNET

 

Alain VERNET a exercé pendant 42 ans la profession de psychologue clinicien, dans divers services hospitaliers; retraité depuis août 2020 il continue à avoir une pratique d'expert judiciaire, étant par ailleurs titulaire d'un DESS de Droit Médical.

 

Article référencé comme suit :

Vernet, A. (2021) « Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud. Episode 2 : 1939, une première lobotomie documentée en France » in Ethique. La vie en question, sept. 2021.

 

NB 1 : le PDF est accessible en bas de document

 

NB 2 : Cet article fait suite à un précédent article sur Ferdière publié en juillet/août :  Vernet, A. (2021) « Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud. Episode 1 : Ombres et lumières d’une biographie » in Ethique. La vie en question, juillet/août 2021.

 

INTRODUCTION

 

En janvier 1940, le premier bulletin de l’année de la revue « Annales Médico-psychologiques » (1), publie le compte-rendu de la séance du 2 décembre 1939 de la Société Médico-Psychologique.

On y trouve une communication du Docteur Gaston Ferdière, sur un cas de lobotomie (résultats immédiats de la leucotomie préfrontale dans un cas de stupeur catatonique, pp 111-119), intervention réalisée à l’hôpital d’Issoudun (Sous-préfecture du département de l’Indre -36) le 2 décembre 1939, avec le Professeur agrégé Portes, obstétricien .

S’y trouve également la vive discussion qui suivit, avec, en particulier, les critiques du Professeur Henri Baruk . C’est la première communication relative à l’utilisation de cette technique en France, mais la Société Médico-Psychologique avait déjà entendu le 26 juillet 1937, une communication sur ce sujet d’Egas Moniz , « inventeur de la méthode » (2).

Les critiques, à vrai dire, sont peut-être plus intéressantes que la communication elle-même, car, d’une part, elles relativisent l’intérêt de cette méthode de psychochirurgie, aujourd’hui obsolète, abandonnée, et décriée, initiant des critiques scientifiques et éthiques, mais d’autre part elles mettent en évidence des conceptions différentes de la maladie mentale, et, par conséquent, des objectifs du traitement psychiatrique.

A l’évidence, et déjà à l’époque, cette communication n’avait pas un grand intérêt scientifique. Son intérêt aujourd’hui est purement historique, encore que cette pratique, heureusement complètement abandonnée, obtint une reconnaissance de la communauté savante, sanctionnée par l’attribution du prix Nobel de médecine à son fondateur : le Professeur Egas Moniz. Cette communication pose des questions éthiques, déjà pointées à l’époque, et qui restent toujours d’actualité : interventions de dernière chance en situation sanitaire dégradée, interventions sur l’essence même de la personnalité humaine, et de l’humanité en tant que telle, sur les fondements mêmes de la vie (OGM, interventions sur le génome humain, utilisation des embryons humains à des fins scientifiques, et même, désormais, toutes les expérimentations animales). Cette méthode pose aussi la question de la relativité de méthodes faisant pourtant consensus à un moment donné, et dès lors reconnues comme des « bonnes pratiques », voire comme des « références opposables », qui plus est quand elles sont revêtues d’une légitimité apparemment scientifique, au nom d’un argument faisant autorité, garantie de qualité. Que soit ensuite considéré comme erreur ce qui fut, un moment, donné en exemple, présenté comme un modèle, recommandé, c’est-à-dire un référentiel exposé comme parangon d’efficacité, de modernité, d’efficacité, de scientificité, doit nous inciter à la prudence par rapport à toutes les méthodes actuelles, qui pourraient, comme ce fut le cas pour la lobotomie, apparaître avec le temps, dépassées, obsolètes, ce qui n’aurait rien de choquant, mais éventuellement aussi aberrantes d’un point de vue scientifique, et scandaleuses d’un point de vue éthique ; ce qui, de toute évidence, ne peut que nous inciter à la modestie, et au doute, c’est-à-dire à une posture de questionnement éthique par principe.

Ce questionnement éthique (c’est-à-dire une opposition de théories, de doctrines, de pratiques ou de postures, ayant chacune leur légitimité interne ; non pas opposition entre le Bien et le Mal, mais opposition entre deux conceptions du Bien) est posé d’ailleurs par la personnalité complexe du communicant, homme de conviction, d’engagements, de principes, qui, par rapport à cette expérience pionnière, apparaît comme l’incarnation de certitudes scientifiques, alors qu’il fait état, à plusieurs reprises dans sa communication, de positions pragmatiques, et uniquement utilitaristes. En outre l’humaniste incontestable qu’il fut, et dont témoigne toute sa carrière (cf notre précédent article : Vernet, A. (2021) « Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud. Episode 1 : Ombres et lumières d’une biographie » in Ethique. La vie en question, juillet 2021), paraît ici, par l’utilisation de cette méthode (qui il est vrai, à l’époque, n’avait pas fait l’objet du développement critique qu’elle connaîtrait par la suite – mais qui, apparaîtront, et même d’un point de vue éthique, dès la discussion qui suivra immédiatement la communication -) en contradiction avec lui-même et ses propres valeurs.

 

Cas clinique étudié à la séance de la société médico-psychologique du 2 décembre 1939    

 

Il s’agit d’un homme de 28 ans, Louis, exerçant la profession de chauffeur-livreur, dont l’anamnèse permet de repérer le début des troubles au mois de septembre 1938, qui n’a pas d’antécédents notables, ni héréditaires, ni somatiques, ni psychiatrique, à l’exception d’une légère imprégnation alcoolique. Il est brusquement devenu sombre, soucieux, apragmatique et aboulique, replié dans une attitude de perplexité anxieuse. Ferdière fait observer dans sa communication (1) que Louis « le 19 août 1939 (…) croit être piqué dans la rue par un homme passant à distance ». On a là l’expression d’une bizarrerie coenesthésique, avec conviction inébranlable, entraînant un vécu d’hypocondrie délirante, sensation d’effraction corporelle, manifestant un possible ressenti de morcellement, symptôme négatif compensé encore par un symptôme productif, positif, de couverture, à savoir la construction délirante persécutive. Il est décrit ensuite une évolution vers des attitudes marquées par l’étrangeté, des postures d’écoute, en faveur d’une hypothèse d’hallucinations acoustico-visuelles, à bas bruit. Il est souligné que « le 24 août éclate un épisode confuso-onirique avec excitation ; « dans moi existent deux Louis, un saint et un méchant ; je suis Saint Louis et le méchant va mourir d’une mort atroce…Mes os seront pourris et à ce moment j’aurais sauvé la paix du monde ». On est là face à une bouffée délirante, dans laquelle le vécu dissociatif est perceptible, et exprimé.    

Louis est admis à Sainte Anne le 27 août, transféré à l’hôpital psychiatrique de Villejuif le 31 août 1939, transféré à l’hôpital psychiatrique de Chézal-Benoit le 18 octobre 1939, son état s’étant stabilisé, et l’excitation ayant diminué dès la première quinzaine d’hospitalisation.    

L’observation reprend ainsi : « je suis frappé par l’apathie de Louis et ses troubles profond de l’idéation ; l’activité psychique est considérablement ralentie, les réponses (…) retardées ; le malade est hésitant et ambivalent. Je soupçonne une démence précoce (…) ». On a effectivement un tableau de schizophrénie, avec vécu dissociatif, barrages, repli négativiste, apragmatisme, rires immotivés. Louis fera une fugue le 25 octobre, et rattrapé par les gendarmes il leur donnera son nom à l’envers ; autre bizarrerie. Au mois de novembre s’installe un syndrome catatonique, avec mutisme.     

Face à ce tableau une intervention de psychochirurgie est décidée, à laquelle la famille du patient donne son consentement. Celle-ci, pratiquée avec le Professeur agrégé Louis Portes, est effectuée le 2 décembre 1939, sous anesthésie rectale au tribromo-éthanol , et préparée par Ephedrine , Gardenal  et Chloral , selon la technique préconisée par Almeida Lima  : « je pratique au leucotome dans le centre ovale de chaque lobe préfrontal quatre sections sphéroïdales (antéro-interne superficielle, antéro-interne profonde, antéro-externe superficielle, antéro-externe profonde) ».    

La surveillance post-opératoire est détaillée, plus que l’intervention qui est très succinctement décrite, renvoyée à une autre communication, esquissant déjà des critiques méthodologiques - comme si Ferdière (qui ne repratiquera jamais une telle intervention) pressentait les critiques éthiques que la méthode allait progressivement susciter, et déjà celles qu’il allait subir lors de la réunion de la société médico-psychologique ; Cette société ne consacrera pas d’autres séances à des comptes-rendus d’interventions de lobotomie. Le patient est examiné tous les jours, et les constantes : température corporelle, pression artérielle, pouls, sont vérifiées très régulièrement. Physiquement le patient récupère facilement, se plaint de céphalées, ne présente plus d’état catatonique, et au bout de 15 jours est décrit comme ayant retrouvé son autonomie.

 

Les motivations de Ferdière par rapport à la lobotomie    

 

Ce qui fonde l’intérêt de Ferdière pour la lobotomie ne réside pas dans les conceptions théoriques du promoteur de celle-ci, le neurologue portugais Egas Moniz. Ferdière semble davantage être sensible à une logique conséquentialiste : ce sont les effets obtenus qui importent, des résultats positifs sur le comportement des patients rapportés dans la littérature scientifique. Ferdière le dit très explicitement : « ceux-là seuls comptent, au-dessus des interprétations et des doctrines ». Il adoptera d’ailleurs la même attitude vis-à-vis des électrochocs. On peut se demander tout de même s’il n’est pas sensible à un argument d’autorité : « de ceux-là nous ne pouvons douter si nous connaissons l’esprit d’observation et la probité scientifique du Professeur Egas Moniz, inventeur de l’artériographie cérébrale ». Ce faisant il fait montre d’une attitude pragmatique, qui, toutefois, reste inscrite dans une logique téléologique. Même s’il ne mentionne nullement ses intentions dans sa communication, il vise un mieux-être pour le malade. Même non énoncé, il demeure un cadre déontologique, et l’intervention pratiquée n’est pas faite « pour voir », mais repose sur une rationalité inductive, ayant permis de construire une forme de théorie de la pratique, quoiqu’il dise de son refus des théorisations, sur laquelle il appuie pourtant sa réflexion et son action.

Pour autant il redouble l’empirisme de sa motivation par un argument circonstanciel, auquel il donne une place centrale et déterminante en invoquant les difficultés du moment, liée à la déclaration de guerre, impliquant des restrictions de personnel et de matériels (à la fois l’impossibilité d’obtenir de l’insuline, et d’avoir le personnel en nombre suffisant pour effectuer des cures de Sakel, traitement qui semble avoir eu sa préférence, et dont il précise qu’il maîtrisait la technique pour l’avoir pratiqué régulièrement. De même il précise que les circonstances ne lui ont pas permis de mettre en place une convulsivothérapie par injection de cardiazol , selon la méthode de Von Meduna , pour les mêmes raisons de difficultés matérielles et de manque de personnel (3). Finalement « à la guerre comme à la guerre », les contextes, circonstances et la fin justifient les moyens » ; l’intention était bonne, et les principes humanistes sauvegardés ! Il reste cependant surprenant, pour quelqu’un dont on ne peut suspecter les principes humanistes, que ses choix thérapeutiques restent plutôt articulés sur une plus ou moins grande maîtrise des techniques, que sur des options plus philosophiques de respect de l’intégrité de la personne, ou même d’options théoriques, soit plus psychophysiologiques, soit plus neurologiques, soit plus psychodynamiques. Peut-être d’ailleurs a-t-on là un élément d’explication de sa non-participation au mouvement de transformation de la psychiatrie française au cours des années d’après-guerre, qui, lui, se rattachait expressément à des options théoriques, et même idéologiques, globalement étayées sur une analyse marxiste des rapports sociaux ?    

Ferdière, qui, somme toute, a d’emblée émis des critiques sur les fondements théoriques de la méthode de leucotomie préfrontale, anticipant peut-être les critiques, énonce diverses réserves quant à son expérimentation. Ce qui, même à ce niveau, souligne la posture tragique qui est la sienne, à tout niveau, puisqu’il balance entre les méthodes, comme il balance entre le primat des fins ou celui des moyens, comme il balance entre principisme et conséquentialisme, comme il balance entre action et esthétisation, etc.    

D’abord, sans le dire explicitement, il hésite sur le diagnostic qu’il a porté sur le patient, dans la mesure où les symptômes initiaux étaient récents, même si, citant Paul Guiraud (4), il indique que c’est moins la durée de la maladie, que l’organisation psychopathologique (évaluée par une analyse rigoureuse et fouillée) qui constitue le critère de gravité, légitimant in fine son diagnostic par un argument d’autorité. La bonne tolérance du patient à l’intervention lui permet aussi de justifier la pertinence de son intervention, par cet autre argument empirique, que valide, dans l’après-coup, le constat d’une amélioration du comportement du patient après l’intervention, certains des symptômes s’étant amendés : mutisme, catatonie, isolement et repli.    

Puis il tente d’expliquer pourquoi l’intervention pratiquée sur le patient, consistant à isoler complètement ou quasi complètement le lobe préfrontal du reste de l’encéphale, par section de la plupart des fibres de la substance blanche produit les effets constatés, mais fournissant moins de réponses qu’il ne pose de questions, l’une au Professeur Baruk de nature anatomique, sur le rôle du lobe préfrontal du cortex dans la catatonie, l’autre, plus physiologique, adressée au Docteur Guiraud, sur le rapport entre stimuli externes (interrompus par l’intervention) et le syndrome hébéphréno-catatonique, qu’il analyse implicitement comme une manière de neutralisation des sensations extérieures, qui, tel un bombardement de stimulations, ne parviennent plus à être décodées et différenciées, esquissant une interprétation qu’il disait cependant vouloir éviter. Encore une fois ce balancement entre un empirisme affiché, revendiqué, explicite, et une théorisation, voire une herméneutique, implicites, mais qui demeure en filigrane, peut-être manifestation à peine inconsciente d’un regret, d’une frustration, de la carrière universitaire avortée, en tout cas possible retour du refoulé.    

C’est d’ailleurs à ce niveau que la communication est sans grand intérêt ; en effet elle reste factuelle, événementielle, descriptive, c’est un constat qui ne formule, et a fortiori, ne discute et ne valide, aucune hypothèse.

 

Discussion en séance autour de la lobotomie ce 2 décembre 1939    

 

Les différentes interventions (Dr. M. Gouriou, Pr. H. Baruk, Dr. Ach. Delmas) sont très critiques par rapport à l’intervention, jugée peu convaincante quant aux résultats obtenus (Gouriou), sans assez de recul sur l’évolution (Delmas), trop précoce (Gouriou), n’ayant pas laissé le temps à une évaluation suffisante de la maladie, pour en affirmer avec certitude le diagnostic (Baruk), dans la mesure où la catatonie peut revêtir un accès transitoire, qui peut avoir d’autres étiologies qu’une psychose dissociative. Baruk remet donc en cause le diagnostic initial de Ferdière, comme Delmas qui retient lui le diagnostic de dépression majeure (il emploie le terme de mélancolie). De plus Baruk, à partir de ses propres expériences faites sur des animaux, conteste l’hypothèse anatomique d’un rapport entre le syndrome catatonique et le lobe frontal du cortex.    

Toutefois Delmas félicite Ferdière pour son audace face à un cas grave et, en réponse, Ferdière, compte tenu de son diagnostic, qu’il maintiendra, et argumentera eu égard à la sémiologie constatée, objectera qu’il s’agissait d’un cas grave et désespéré. Toutefois il conviendra qu’il n’ignorait rien de la dangerosité de l’intervention pratiquée, qui, de son point de vue, doit être réservée à peu de situations, essentiellement des états schizophréniques de type hébéphréno-catatoniques, s’opposant, par conséquent, au promoteur de la méthode, le Professeur Egas Moniz, qui avait publié des observations relatives à des traitements de psychoses bi-polaires (psychoses maniaco-dépressives) par leucotomie. Il maintient donc une posture téléologique - la fin primant sur les moyens - et devant faire discuter l’emploi des moyens.    

Ce faisant il contestait l’intervention du Dr. M. Hartenberg, qui citait des interventions de psychochirurgie effectuées par le Professeur Thierry De Martel  dans d’autres pathologies mentales, sans plus de précisions.

 

Précisions sur la méthode de la lobotomie    

 

Lobotomie ou leucotomie (de tome coupure et leuco blanche, ou lobo, lobe) désigne la même action, soit la section des fibres nerveuses de la substance planche d’un lobe cérébral, qu’on déconnecte ainsi du reste de l’encéphale. Cette section déconnectait certaines parties du cortex frontal, c’est-à-dire les zones mises en jeu dans les fonctions supérieures exécutives, affectant les gnosies, le jugement, la mémoire, et certaines fonctions motrices permettant des mouvements intentionnels. Parfois le langage (dans sa possibilité d’articulation des mots) pouvait être également affecté si l’aire de Broca  était touchée .     

Cette technique de psychochirurgie, qui avait été initié en 1890 par le docteur Gottlieb Burchardt, psychiatre suisse, fut donc popularisée par le neurologue portugais Egas Moniz, qui procéda ainsi avec son collègue Almeida Lima, en 1936, sur une patiente de 63 ans, ancienne prostituée. Il avait conçu cette méthode après avoir entendu la communication présentée au Congrès mondial de neurologie de Londres en 1935, par deux psychiatres américains : C.F. Jacobsen et J.F. Fulton, qui avaient présenté des résultats d’une expérience de lobotomie faites sur des chimpanzés agressifs, qui en devenaient indifférents et apathiques, alors qu’il se montraient auparavant agressifs et instables.    

Moniz procédait avec une trépanation bilatérale, et la méthode n’était pas sans risque, puisqu’elle aboutissait à 6% de décès, mais d’après lui, elle se révélait efficace, ainsi qu’il l’avait exposé à la société médico-psychologique le 26 juillet 1937 (5). A cette occasion son modèle théorique avait été critiqué, notamment par Paul Guiraud, et le professeur Sobral-Cid, qui le qualifiait de « pure mythologie cérébrale ».

Néanmoins il ne fondait pas sa méthode sur un simple point de vue utilitariste, sur l’effet observé, mais sur un point de vue anatomo-physiologique, certes discutable, mais cohérent et argumenté. Toutefois son fondement théorique n’était pas dénué d’un fond d’idéologie moralisatrice, puisque sa première patiente était une ancienne prostituée, et qu’il recommandait sa méthode également comme traitement de l’homosexualité.    

Cet arrière-plan moralisateur pourrait également se déduire du fait qu’un recensement des travaux produits sur la question pour la revue Nature, (quelques 80 articles et 3 thèses, en langue française, entre 1935 et 1985) (6), montre que 84% des interventions pratiquées l’étaient sur des femmes. Ces interventions portent sur 1340 cas recensés en France, Belgique et Suisse, comportant 1129 cas renseignés, et concernent des âges très différents, entre 2 ans et 85 ans, mais plutôt des adultes, [20 enfants, pour des diagnostics d’agitation psychomotrice nuisant à la vie familiale (ce qu’on pourrait considérer aujourd’hui soit comme des problématiques caractérielles, soit comme des TDHA- déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité-, soit comme, peut-être des TSA -Troubles du spectre autistique-)], principalement des troubles mentaux, mais dans 4% des cas des douleurs chroniques (dont des céphalgies résistantes à tout traitement), et 3% d’ulcères gastro-duodénaux ou rectocolites hémorragiques.

 

Que les femmes aient été majoritairement victimes de la lobotomie est un constat général, qui s’étend au-delà des frontières de l’Europe, dans le principal pays pourvoyeur de la technique : les Etats-Unis. Ce déséquilibre fort de la représentation de chaque sexe renforce l’idée d’une utilisation abusive de la technique pour des raisons morales, ou tout au moins sociétales. En effet, les comportements violents, auto-destructeurs, l'insubordination étaient le genre d’indications qui orientaient la décision d'une lobotomie. On devine là certaines raisons pour lesquelles la lobotomie sera plus fréquemment pratiquée chez les femmes puisqu’il ne faut pas seulement les chercher dans l’épidémiologie psychiatrique (la population psychiatrique étant majoritairement masculine et les pathologies qui orientaient la décision d’une lobotomie n’étaient pas surreprésentées chez les femmes) : c’est très certainement parce que le seuil de tolérance de l’agitation comportementale est moins élevé pour les femmes ! En outre, les patient.e.s lobotomisé.e.s sont décrit.e.s comme "passif.ve.s", "coopératif.ve.s", "émotionnellement indifférent.e.s", autant de caractéristiques de l’apathie frontale qui sont en réalité des séquelles neurologiques de l’opération mais qui, se révélant conformes aux attendus des rôles traditionnels féminins (docilité sociale, comportement maternel, accomplissement des tâches domestiques…etc.) conforteront l’utilisation de la technique.     

L’aspect purement utilitariste de l’intervention sera particulièrement développé au USA avec le neurologue J.W. Watts, mais plus encore le psychiatre Walter Freeman, qui pratiquera environ 4000 interventions, se déplaçant dans tout le pays dans une « leucomobile », autobus équipé pour les interventions, et qui pratiquait une leucotomie transorbitale, à l’aide d’un pic à glace enfoncé dans le lobe orbitaire, après avoir soulevé la paupière, méthode s’accompagnant d’un taux de létalité de 14%.

 

CONCLUSION    

 

La méthode, très vite, suscitera des critiques, et, on le lit, dès la discussion qui fait suite à la communication de Ferdière, lequel, lui-même, semble réservé sur certains aspects de la méthode, à laquelle, semble-t-il, il ne s’est résolu que sous l’effet de circonstances exceptionnelles, dans une situation de pénurie.

Les premières critiques porteront sur les fondements scientifiques de la méthode, son efficacité thérapeutique, et seul Henri Baruk émettra d’emblée des réserves éthiques.

Cependant la pratique n’a pas connu en France l’engouement qu’elle rencontrera aux USA, même si les Professeurs Thierry de Martel et Clovis Vincent  rapporteront quelques cas. C’est l’arrivée des neuroleptiques qui fera disparaître la lobotomie même si elle survivra de manière marginale (un rapport de l’IGAS recense 32 interventions de leucotomie en France entre 1980 et 1986, essentiellement pour des épilepsies non contrôlées avec crises de grand mal répétées (par scission du corps calleux)). La pratique n’est d’ailleurs pas interdite en France, et seule une recommandation du Conseil de l’Europe (N° 1235 / Année 1994) préconise de ne la faire qu’avec un consentement libre et éclairé du patient. Il n’y a donc pas d’interdiction formelle.    

Toutefois la méthode n’a pas révélé des améliorations notables des pathologies présentées par les patients (7) et en termes d’analyse bénéfices/risques, les effets secondaires (soit d’apathie, d’incurie, de perte de toute vie émotionnelle, de toute vie sociale, ou de libération instinctuelle semblable à celle rencontrée dans les atteintes frontales, ou d’atteintes cognitives) ont été tout aussi problématiques que les symptomatologies initiales. Comme l’argument conséquentialiste (« si c’est efficace, peu importe ce qui est fait ») était souvent le seul (les hypothèses plus scientifiques étant inexistantes, indémontrables ou non fondées), l’absence constatée d’efficacité ne pouvait à terme que condamner la méthode.    

Pourtant, quelques critiques qu’on puisse lui faire par ailleurs, les arguments développés par Henri Baruk (8), d’une atteinte à l’essence même de l’homme, posent la question en termes éthiques. Certes Baruk contestait l’intervention sur le cortex, du fait que celui-ci, particulièrement développé chez l’homme, devait être considéré comme un marqueur d’humanité, et ceci au nom d’une critique de la tentation Prométhéenne d’un homme, selon le mot de Descartes, « comme maître et possesseur de la nature », c’est-à-dire d’un homme de l’hubris, se pensant d’une autre nature que la nature ; il contestait aussi l’intervention, car le cortex, dépositaire de la raison en l’homme, du logos, en quelque sorte du « verbe » devenu « chair » ne pouvait qu’avoir un caractère sacré, métaphore de l’âme divine.

Il contestait également l’intervention comme une atteinte à la liberté de l’homme, puisqu’il considérait les symptômes psychiques, comme appartenant à l’homme, comme expression de sa liberté, devant apprendre à vivre avec eux, et non à les éradiquer. Ce faisant il considérait le malade avant la maladie, la singularité de l’être humain, fut-ce un malade mental, et la pathologie psychiatrique comme une des expressions de la nature humaine. Cette posture n’est pas si éloignée de l’opposition actuelle entre le cure et le care, qui nous fait considérer le malade soit comme une personne, avec des symptômes extérieurs à lui, à faire disparaître, soit comme une personne, avec des symptômes lui appartenant et l’exprimant, à respecter, car ils sont une de ses dimensions. Mais Baruk pressentait que la lobotomie avait, par son caractère irréversible (Même si l’on a pu constater la grande neuroplasticité des structures cérébrales, leurs facultés d’adaptation et de récupération), une action de transformation de l’homme, de transformation non de ses qualités extérieures, mais de sa substance essentielle, de son intériorité. Ce débat apparaît parfois aujourd’hui avec la question des OGM et de l’intervention sur le génome humain.    

Ainsi les raisons invoquées alors par Baruk pour dire son scepticisme et son opposition à la lobotomie rejoignent-elles ce qu’Hans Jonas théorisera comme le « principe-responsabilité » (9), principe de précaution qui allait être appelé à un grand développement.    

Mais, mutatis mutandis, ce débat sur les risques de la méthode que fut la leucotomie, et ses effets, réels, supposés, attendus, est-il si différent de celui sur les traitements du Covid 19, et notamment la chloroquine ? Faut-il agir, y compris en procédure dégradée, et sans toutes les garanties d’objectivité scientifique, ou faut-il respecter les procédures, quelle que puisse être l’urgence des contextes ? La différence est peut-être dans la recherche d’un consentement préalable, libre et éclairé, dont il est peu probable qu’il fut toujours demandé aux patients psychiatriques ; même s’il apparaît que, dans son expérimentation, Ferdière l’avait demandé, au moins à la famille, assimilée finalement à une « personne de confiance ».

 

Gaston Ferdière, psychiatre ambigu

Il reste que cette communication peut renforcer la représentation négative qu’on pourrait avoir de Ferdière, telle qu’elle fut construite par Artaud, et plus encore par les amis, puis admirateurs de ce dernier, le représentant d’un point de vue professionnel, comme quelqu’un de désinvolte, jouant à l’apprenti-sorcier, avec la lobotomie et, quelques années plus tard, avec la convulsivothérapie (les électrochocs). (Cf. notre précédent article sur Ferdière). D’un point de vue personnel, il pourrait apparaître comme peu respectueux de la personne humaine, de ses droits et libertés. Ce serait un peu injuste, compte tenu du parcours et des engagements de Ferdière (aide à la résistance ; nombreuses actions en faveur des autres). Ferdière n’a d’ailleurs jamais recommencé de lobotomie : n’a-t-il finalement pas été convaincu par la méthode (mais alors pourquoi en avoir fait la matière d’une communication aussi peu critique ?). A-t-il fini par considérer qu’elle entrait en contradiction avec ses propres conceptions ?

Néanmoins on ne peut que s’étonner qu’il n’ait pas perçu, ou qu’en tout cas il ne l’ait pas souligné plus explicitement dans la discussion (même si celle-ci pouvait avoir un caractère formel, académique, rapide) la problématique éthique sous-jacente, esquissée notamment par les remarques du Professeur Baruk (même si, peut-être, le caractère de Baruk faisait qu’il n’admettait pas une discussion à égalité avec un médecin d’un asile de province).

Car ses valeurs étaient incontestablement des valeurs humanistes, d’attention à l’autre, de reconnaissance de la singularité de l’autre, à travers ses potentialités de création, révélatrice de la personne que l’on demeure, malgré les symptômes psychiques, la maladie mentale, à laquelle on ne se réduit pas, continuant à exister malgré elle, existence qu’il appartenait au médecin de soutenir, et, le cas échéant, de faire revivre, voire même de révéler. Ainsi, peut-on dire, chacun demeure une personne, un malade, une individualité unique, malgré la maladie, les symptômes la définissant, la caractérisant, permettant de la cataloguer, susceptibles de se rencontrer, quasi à l’identique, en tout cas semblablement, chez plusieurs malades, maladie par rapport à laquelle, en permettant à chacun de s’affirmer, notamment par la création artistique, il cherchait à libérer le sujet.

Enfin, ce communicant qu’est le Docteur Gaston Ferdière, dont la carrière montre aussi qu’il sut être dans l’innovation, à la pointe, et à l’écoute des progrès de sa discipline :  Pionnier de l’art-thérapie ; qui plus est, en ayant recours aux méthodes présentées alors comme à la pointe du progrès scientifique, fussent-elles ultérieurement décriées, mais faisant alors consensus au sein de la communauté médicale et scientifique, comme l’électroconvulsivothérapie, et donc, la lobotomie. Il apparaîtra en contradiction avec lui-même, en ne participant pas au mouvement de rénovation de la psychiatrie en France, initié par des médecins qu’il connaissait, avec lesquels il avait échangé, et dont il était proche, géographiquement certes, mais aussi du point de vue des valeurs et des intérêts. Il y a dans le parcours professionnel de Gaston Ferdière une sorte de tragédie, et même un drame, une souffrance, perceptibles dans ses contradictions, et plus encore dans les représentations qu’il va laisser de lui-même.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

(1)    Ferdière G., « Résultats immédiats de la leucotomie préfrontale dans un cas de schizophrénie avec stupeur catatonique, in Annales Médico-Psychologiques, XVème série, 98ème année, T.1, janvier 1940, pp 111-119

(2)    Cyrulnik B., « la psychiatrie est-elle une branche folle de la médecine », in Cyrulnik B. et Lemoine P., Histoire de la folie avant la psychiatrie, Paris, Odile Jacob, 2018, pp 15-41

(3)    Clervoy P., Corcos M, Petits moments d’histoire de la psychiatrie en France, Paris, EDK Editions, 2012

(4)    Guiraud P., Dide M., Psychiatrie du médecin praticien, Paris, Masson, 1929

(5)    Moniz E., Furtado D., « Essais de Traitement de la schizophrénie par la leucotomie préfrontale », in Annales Médico-Psychologiques, T.2, 1937, p 298

(6)    Terrier L.M., Amelot A., Levêque M., « Most lobotomies were done on women », Nature, 548, 523, 2017, 31 août 2017

(7)    Levêque M., Cabut S., La chirurgie de l’âme, Paris, J.C. Lattès, 2017

(8)    Baruk H, Des hommes comme nous, « mémoires d’un neuropsychiatre », Paris, Robert Lafont, 1975

(9)    Jonas H., Le principe-responsabilité, « une éthique pour la civilisation technologique », Paris, Champs, Flammarion, 1990

 

Merci au service des archives départementales des Départements du Cher, de l’Indre, de l’Aveyron, au service des archives de la ville d’Issoudun, au service des archives de l’Hôpital psychiatrique de Ville-Evrad (93), au service de documentation du CH George Sand (Etablissement intercommunal de Santé du Cher, dont dépend l’établissement de Chézal-Benoit), à Mademoiselle Anne Ferdière.