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Ethique et vieillissement

L'Ecole éthique de la Salpêtrière publie ses travaux dans le Numéro 144 de Gérontologie et société : "Ethique et vieillissement" / D.FOLSCHEID, C.DELSOL, E.FIAT, M.GEOFFROY, V.LEFEBVRE des NOETTES, des extraits de travaux de M.-C. BLOCH-ORY etc...dans un Numéro coordonné par B.QUENTIN 

 

Argument du numero :

Depuis une vingtaine d’années, l’éthique est et reste à la pointe "de la mode", amenant sans cesse de nouveaux champs de l’existence à lui être confrontés ("éthique et politique", "éthique et capitalisme", "éthique et médecine" etc.). Mais cette prolifération sémantique est paradoxalement le signe d’une incapacité à fonder le champ de l’éthique de façon légitime. Un fossé béant apparaît entre la "demande d’éthique" et la solidité philosophique d’éventuels principes fondamentaux. Les repères traditionnels de la morale s’estompent au sein de la société et on parle d’un "vide éthique" où prend place un individualisme hédoniste et narcissique. A répéter à l’envi que l’idéal humain est celui de l’autonomie et de la performance et que son envers abhorré est celui de la dépendance, la manière d’envisager l’avancée en âge est devenue de plus en plus problématique. Une maltraitance dont on parle peu, se déploie à travers cette idéologie de l’autonomie qui finit par contaminer l’esprit des personnes âgées elles-mêmes en les amenant à penser qu’elles sont un poids pour les autres et qu’ "il faut savoir partir". Derrière l’exhibition du thème de "la mort dans la dignité" peut ainsi se profiler des arrière-pensées utilitaristes beaucoup moins reluisantes et qui de proche en proche, minent "éthiquement" l’ensemble de la société contemporaine.
Un enjeu de taille se présente alors à nous : plutôt que de s’enfoncer dans une civilisation du déni de ce qui fait le propre de l’homme, les personnes âgées pourraient bien jouer le rôle de "cogito éthique" en nous permettant de fonder solidement ce domaine de la pensée à partir de la vulnérabilité qui est la leur : la personne âgée est une des figures de la vulnérabilité qui révèle immanquablement la place d’une obligation humaine. Nous serions donc dépendants des personnes âgées pour réapprendre ce que c’est que d’être un homme.
Ce numéro, nourri notamment de réflexions issues de l’Ecole éthique de la Salpêtrière et coordonné par Bertrand Quentin, met en lumière que le vieillissement n’est pas une menace mais qu’il s’inscrit dans la logique métamorphique de la vie qu’il nous faut assumer comme telle, avec ses difficultés mais aussi ses richesses. Il est l’occasion de renouer avec certains fondamentaux qui donnent sens à l’ensemble de l’existence humaine.

 

Introduction / Cadrage par Bertrand Quentin

"Une éthique du vieillissement qui ne se paye pas de mots"

Si étymologiquement "éthique" et "morale" viennent tous deux de l’idée de mœurs (ethos chez les Grecs et MOS (MORIS) chez les Latins) l’histoire de notre langue a amené à ce que "morale" soit employé davantage pour des principes normatifs, et "éthique" pour la visée du bien qui leur est sous-jacente. Ricoeur revendiquait la primauté de l’éthique sur la morale et définissait la première en ces termes : "Appelons "visée éthique" la visée de la "vie bonne" avec et pour autrui dans des institutions justes" . Maintenir la visée éthique par rapport aux personnes âgées, c’est continuer à viser pour elles une vie aussi bonne que possible en la garantissant par des institutions justes. Mais comme le montre Chantal Delsol , notre modernité tardive est un peu prise au piège : elle aurait voulu clamer la dignité inaliénable des uns et des autres, mais en réduisant la pensée à des neurones et le corps aux fonctionnalités et à la chimie, elle a sapé la possibilité d’une dignité inaliénable. Le critère de la sensibilité et de l’aptitude à souffrir ouvre un éventail à la fois trop large puisque tout animal doit être protégé, et trop étroit, voire inquiétant, puisque si l’aptitude à sentir avec réflexivité consciente est suspectée, l’expulsion de la catégorie de "personne" nous guette aussitôt.
 Comme le revendique Eric Fiat, nous devons réfléchir à "une éthique du vieillissement qui ne se paye pas de mots" . En effet, c’est bien le propre de l’Ecole éthique de la Salpêtrière   de ne pas se satisfaire de phrases lénifiantes qui appelleraient à "agir avec bientraitance" et à "refuser la maltraitance". Le va-et-vient y est au contraire permanent entre une réflexion conceptuelle exigeante nourrie d’histoire de la philosophie et une confrontation aux situations de terrain vécues par les professionnels.

La peur Alzheimer

Ce qui frappe également dans ce numéro, c’est la récurrence des articles interpellés par la maladie d’Alzheimer ou autres maladies neurodégénératives de la vieillesse. Plusieurs auteurs rappellent pourtant que la plus grande partie des personnes âgées ne développeront pas de maladie d’Alzheimer ou de dégénérescence. Mais nombre d’institutions gériatriques sont confrontées aux difficultés de la démence. "Ethique et vieillissement" ne parle donc pas de la vieillesse dite "sans problème", de la vieillesse des Seniors magnifiques. Comme le dit d’emblée Dominique Folscheid : "on n’est plus vieux au même âge qu’auparavant et une fois vieux on ne l’est plus de la même manière" . Les curseurs se sont considérablement déplacés. Nos vieux sont bien plus jeunes et bien plus nombreux qu’autrefois. Mais le numéro s’intéresse à ces situations limites où la question de la définition même de l’homme se pose. C’est davantage aux "vieux vieux" malades, fragiles, vulnérables, dépendants, ayant perdu une grande partie de leur autonomie (il faut les qualifier car les "vieux vieux" peuvent se porter très bien cf. Stéphane Hessel, E. Morin, etc.)  que les différents auteurs s’intéressent ici. Mais comme nous le montre Hugues Bensaïd, les personnes atteintes de maladies neurodégénératives, en nous invitant à entendre la passivité comme éveil éthique de l’homme, nous aident à retrouver cette autre dimension de nous-même . Nous sommes tous amnésiques de notre incarnation, de notre vieillissement. Levinas est là : le vieillissement est altérité qui vient mettre en question l’homme comme objet simplement naturel. Ce qui va être dit ici n’est donc pas relatif à une spécificité du grand vieillard mais est au cœur de tout psychisme humain. Retrouvons ce qui fait le sens et le sel de l’aventure humaine. Ne nous contentons pas de cette caricature de nous-même qu’est l’animal consommateur professionnellement actif. Véronique Lefebvre des Noëttes, psychiatre en gériatrie, a passé sa vie à montrer toute la richesse humaine de ces situations et tout le sens éthique qu’il y a à maintenir des soignants pour permettre à l’homme de "signifier jusqu’au bout" .

Approches globales de la personne

C’est ici que peuvent aussi entrer en conflit des conceptions de l’homme hétérogènes. La culture anglo-saxonne a promu l’idéal d’un sujet individualiste et autonome, avec une survalorisation de la volonté. Ce modèle est entré en France dans le monde de la santé notamment à travers la loi du 4 mars 2002, dite "Loi Kouchner". Le patient est maintenant qualifié d’ "usager" et a le droit de refuser le soin que le médecin préconise. Certes, l’objectif est de contrebalancer un pouvoir médical paternaliste qui se vivrait dans la toute-puissance. Mais cela  symbolise bien en même temps la perte de confiance en ceux qui servent la santé publique - climat détérioré dont rend bien compte Gilles-Olivier Silvagni dans le texte un brin désabusé qui clôt le numéro . Pour contrebalancer le pouvoir du soignant sur un patient affaibli et dans certaines situations ne pouvant même plus parler (personnes souffrant de troubles neurodégénératifs), la loi du 4 mars 2002 a mis en avant un nouveau garant intitulé "personne de confiance". Sophie Moulias montre les intérêts de ce dispositif légal. Elle souligne néanmoins l’hétérogénéité entre la pensée anglo-saxonne et la pensée "continentale". Si le droit anglo-saxon assume fort bien que l’on puisse consentir pour un autre, en droit romain cela n’est pas concevable. La personne de confiance ne se substitue donc jamais au patient. Elle ouvre pourtant une brèche au cœur du secret médical, la personne de confiance pouvant accompagner et assister le patient jusque devant le médecin. Une dérogation légale au secret médical a donc dû être établie. Certes on peut craindre que le patient soit "sous emprise" ou inversement que les médecins puissent se décharger de leur responsabilité médicale sur la personne de confiance. Mais cette dernière permet aussi de poser le patient en tant que personne humaine, non pas définie par ses capacités à un moment donné, mais inscrite dans une histoire et un lien relationnel. L’éthique n’est ainsi pas désincarnée. Elle vit de liens forts et de fidélité à la parole donnée, de fidélité à la personne .
La contemporanéité aime à se gargariser de mots qui la dédouanent d’avoir à dire ce qui fâche. La "qualité" est ainsi un concept largement mis en avant car permettant souvent de "pressurer" les personnels en leur faisant passer la "quantité" (sa réduction)  - objectif peu fédérateur - pour cette "qualité" à laquelle nul ne pourrait raisonnablement s’opposer. Mais sous la plume de Sébastien Doutreligne, le programme MobiQual ("Mobilisation pour la Qualité", programme mis en œuvre depuis 2007 dans la  santé publique) semble attentif à des problématiques réellement éthiques : s’interroger sur le sens et les valeurs au-delà d’une logique d’action purement technique, prendre du recul face à des situations complexes, définir les enjeux de manière collégiale et pluridisciplinaire . Le Docteur Jean-Marie Gomas, chef de l’Unité Douleur chronique Soins palliatifs à l’hôpital Sainte-Perrine a ainsi proposé une Démarche pour une décision éthique. Ces "outils d’aide à la décision" ne sont pas des avatars d’un management qui cherche les économies de moyen, mais bien des efforts authentiques pour faire émerger les questionnements oubliés.
Un point commun souligné dans différents articles est l’importance de ne pas en rester à un regard technique, parcellaire, mais bien à envisager la personne avec une vision globale. Cela est repéré par le programme MobiQual, cela est mis en avant par Aline Corvol et fait  donne d’ailleurs tout le son sens du au "gestionnaire de cas" en gérontologie  dont elle nous parle dans son article. Derrière ce libellé qui pourrait inquiéter par sa tonalité managériale se trouve une pratique professionnelle récente qui se développe en France notamment dans le cadre du plan Alzheimer. La terminologie qu’elle développe a ses qualités : ne plus parler de "patient" (qui relève du paradigme médical et qui n’est donc pas approprié pour penser le vieillissement dans son intégralité), ni d’"usager" (aux connotations administratives refroidissantes) mais bien d’une "personne accompagnée". Tout l’intérêt de l’article d’Aline Corvol est de bien montrer que le "gestionnaire de cas", nonobstant son libellé, ne se situe pas dans un traitement stéréotypé, "gestionnaire", uniquement mû par l’obsession de l’efficacité économique, mais implique une véritable intelligence humaine. Loin des clivages binaires entre "personne capable d’un jugement éclairé" et "personne qui n’en est pas capable", Aline Corvol montre que la plupart des personnes accompagnées par le gestionnaire de cas se trouvent "dans une zone grise". La principale tâche du professionnel est donc de graviter entre le principe de protection des personnes vulnérables et celui du respect de leur choix de vie. Comment négocier et insister s’il le faut (bienfaisance), sans harceler, ni  manipuler (maltraitance) ? Comment faire entrer en maison de retraite quelqu’un qui souhaite rester à domicile mais qui se met en danger et qui épuise les autres ? Véronique Lefebvre des Noëttes a donne également des illustrations de ces situations ambivalentes où la personne aussi démunie soit-elle, peut laisser entendre son acceptation à celui qui veut l’entendre sans la brutaliser. Le "gestionnaire de cas" doit créer un lien de confiance malgré l’asymétrie fondamentale de la relation. Voilà une tâche humaine qui ne doit s’enfermer ni dans une relation thérapeutique, ni dans une relation de proche. L’engagement du soignant peut être bien fort. D’où le risque d’un épuisement professionnel. C’est ce qui a souvent amené à ce que Marie-Christine Bloch-Ory appelle le "paradigme de la contention" - paradigme malheureusement assez français, qui consiste à obtenir par la force (contention physique) ou les moyens insidieux (contention chimique) que la personne reste immobile, de façon à impliquer le moins d’efforts pour les soignants . Aline Corvol insiste enfin sur le fait que l’engagement du "gestionnaire de cas" dans l’histoire de la personne peut l’aider à maintenir une identité mise à mal par les problèmes neurodégénératifs. Comme le dit Gadow, il ne s’agira pas toujours de "trouver la bonne solution", mais de "donner du sens à une situation". Encore une fois, c’est l’approche globale de la personne qui est soulignée comme indispensable.
Quand il s’agit de l’aidant dit "familial" (le conjoint, le frère, les enfants etc.) le regard global sur la personne est encore plus évident. Sophie Ethier et ses co-auteurs québécois s’intéressent à la transformation et à la pérennité de la relation dans le couple aidant/aidé face aux troubles de comportement de l’aidé . Ils insistent sur le faux paradoxe de l’asymétrie et de la réciprocité dans la relation. L’asymétrie est certes là, avec parfois des ruptures ("on devient un petit peu moins épouse […] il devient notre enfant") mais aussi l’inverse ("Il est devenu plus amoureux, plus aimant […] Je me dis que je suis chanceuse […] des moments de jeunes mariés"). Loin d’être anodin , le rapport sexuel peut contribuer à maintenir le lien conjugal. A cela s’ajoute l’expérience fondamentale d’une responsabilité morale de l’aidant qui le conforte dans sa construction de lui-même.

Un temps pour la patience

Michel Geoffroy insiste sur ce que le regard strictement médical peut avoir d’an-éthique en tant qu’il réduit la personne à un empilage d’organes. Il nous faut réapprendre à rencontrer un corps et par-delà cela même, une personne. La relation entre soignant et soigné a besoin, pour être éthique, de la possibilité d’une rencontre, c’est-à-dire d’une inscription de la relation dans un temps qui, au sens de Bergson, soit durée. La rencontre exigera alors la vertu de patience qui seule rendra possible la coprésence rendue impossible dans le temps de l’homme pressé.
Mais ne nous méprenons-pas. Il ne s’agira pas dans ce numéro de proposer une éthique particulière pour les personnes âgées. Quel que soit leur état, elles ne sont pas, comme le dit Dominique Folscheid, "une sous-espèce d’humains" mais des personnes aux aspirations similaires à celles de tout homme.
Au XVIe siècle déjà, Montaigne devait rappeler à l’ordre ses contemporains : "La vieillesse a quelque peu besoin d’être traitée plus tendrement" . Retrouvons cette indulgence d’antan par rapport à celui qui perd un peu la tête. Acceptons avec Eric Fiat les métamorphoses que le temps nous impose et ayons pour nos vieillards, selon le vers de Jaccottet, "la main qui veille et le cœur endurant".