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Le film Hannah Arendt

Réflexions sur le film Hannah Arendt de Margarethe Von Trotta

Hélène de Gunzbourg, membre de l'école éthique de la Salpêtrière, raconte :

"Lorsque je vis apparaître dans les rues de ma ville

et dans le métro d’immenses affiches au fond sombre et terne exposant au premier plan une femme au regard pensif  devant sa machine à écrire d’une autre époque à la fois très proche et déjà lointaine je la reconnue même si elle ne lui ressemblait pas vraiment.  C’était elle, son nom était écrit en grande lettres blanches sans autre titre et  je l’attendais : Hannah Arendt m’accompagne depuis longtemps, et sa présence est si vivante qu’il me sembla évident qu’elle surgisse ainsi dans mon espace familier.

Margarethe Von Trotta et son actrice Barbara Sukowa vont nous faire vivre ce moment particulier de l’histoire, où Hannah Arendt quitta New York pour Jérusalem afin de suivre le procès d’Adolf Eichmann, envoyée par le journal  The New Yorker. Elle écrivit à son retour une série d’articles qui firent scandale et un livre que nous n’avons pas fini de lire et de relire : car cette affaire donna lieu à une controverse ardente qui n’est à ce jour pas encore éteinte.

Elle voulait voir de ses yeux, elle qui n’avait pas assisté aux procès de Nuremberg mais qui avait déjà écrit ses deux ouvrages sur l’antisémitisme et le totalitarisme, un représentant du système nazi qui avait participé de manière active à un niveau essentiel de la hiérarchie  à la destruction des juifs d’Europe : Adolf Eichmann qui venait d’être enlevé par les services secrets israéliens en Argentine où il s’était caché et qui allait être jugé par un tribunal israélien à Jérusalem.
Eichmann dans sa cage de verre, nous le voyons sur l’écran puisque la réalisatrice a préféré, à juste titre, utiliser quelques images d’archives du procès. Il est en effet le meilleur acteur de lui-même : il se lève comme un pantin dès que le procureur le lui demande, répond comme un automate aux questions précises de ses juges ou des avocats, le visage déformé par des tics et des mimiques parfois grotesques. Les questions sont en allemand et portent sur la mise en place des déportations de masse qui conduisirent au génocide dont il était chargé. Il répond en allemand mais sur des points de détails sans aucune pertinence autre que celle d’une évaluation bureaucratique et comptable  d’événements qui furent jugés comme crimes contre l’humanité. Il parle des camps de concentration et d’extermination en terme d’économie, d’Auschwitz et des chambres à gaz dans tous les camps d’extermination comme d’une "question médicale».
Cette langue dit Hannah Arendt n’est pas de l’allemand c’est une autre langue (1) :
C’est un ensemble de "clichés" qui lui procurait une jouissance euphorique, seul signe de sa sensibilité perverse: celle d’avoir obéi aux ordres du Führer, sans parole, sans lien avec une quelconque émotion ni même un sentiment ni un essai de réflexion. C’est l’expression risible et pitoyable si elle n’était aussi dramatique dans ses effets de la non pensée. Voilà ce que vit Hannah Arendt et elle trouva un nom à cette terrifiante performance : la banalité du mal.
 Eichmann se prétendait kantien parce que sa volonté se mettait au service de la loi incarnée par Hitler lui-même et de l’"éthique" perverse qu’il avait édictée et qui s’était répandue comme un chancre malfaisant du haut en bas de la société allemande et de ses soutiens : l’inversion des valeurs morales : tu ne tueras point devient tu tueras (2), tu ne voleras point, tu voleras !
Il se prétendait sioniste parce qu’en disciple de Theodor Hertzel, il organisait la déportation avec l’horizon possible d’une émigration ultérieure des Juifs vers Madagascar. La " Solution finale" décidée en 1942, ce sionisme serait devenu obsolète, à son grand regret, disait-il encore, mais il aurait, par son efficacité, cherché à régler la "question juive" avec "le moins de souffrance possible".
Lorsque à son retour les articles d’Hannah Arendt furent publiés et surtout lorsqu’elle écrivit à partir de cette expérience son livre Eichmann à Jérusalem les critiques se déchainèrent, et la plupart ses amis intellectuels américains ou allemands exilés, jusqu’à son vieux compagnon Kurt Blumenfeld au moment de mourir à Jérusalem, se détournèrent d’elle.  Le film retrace le combat d’Hannah Arendt  et sa solitude face à cette incompréhension. Hannah Arendt affronte cette solitude qui d’ailleurs n’est pas absolue puisqu’elle reçoit le soutien sans faille de son amie Mary Mac Carthy et de son mari adoré Heinrich Blüche, ainsi que des étudiants de son séminaire.

Que lui reprochait-on ? 

D’avoir banalisé le mal le plus extrême celui auquel nul autre ne pourrait être comparé celui du nazisme, d’Auschwitz et d’Eichmann son représentant. Non ! Répond-elle, la banalité du mal n’est pas une fatalité et ceux qui l’ont mis en pratique de manière systématique comme Eichmann ne seront certes pas pardonnés pour autant. Il mérite la peine de mort car refusant de laisser la vie aux hommes en tant qu’hommes ceux-ci ne souhaitent plus partager le même monde.
Elle a voulu comprendre l’essence de ce mal qui en arriva à détruire non seulement l’homme comme ennemi, comme rival, comme autre, ou comme image inquiétante de soi mais l’humanité même de l’homme. Et c’est en observant Eichmann dans sa cage et ses mimiques, sa pauvre langue de bois, ses souvenirs mités et son autosatisfaction : celle du travail bien fait, qu’elle le comprit. Il ne s’agissait plus d’un mal monstrueux inhumain ou d’un mal radical comme celui que définissait Kant et qu’elle-même a évoqué dans son ouvrage sur le totalitarisme à propos des camps nazis (3). Le mal radical loin d’être l’absence de conscience, disait Kant, est enraciné dans la nature humaine. L’homme dans la confrontation entre ses désirs liés à sa nature limitée et la liberté de sa raison illimitée est tenté d’inverser "l’ordre des mobiles" et de faire passer en priorité ses désirs ses intérêts à court termes, son bonheur, avant sa liberté et l’aspiration à suivre sa raison morale (4).
La banalité du mal que découvre Hannah Arendt malgré le terme qui semble l’adoucir et même l’excuser est infiniment pire et surtout il correspond à cette forme de mal qu’a engendré notre monde au XXe siècle et que les camps d’extermination, la Shoah ont mis en pratique : la destruction systématique de l’homme en tant qu’homme non plus seulement par l’inversion des "mobiles" mais par l’inversion des valeurs morales elles-mêmes et la toute-puissance de la Technique créée par l’homme mise  au service de la destruction de sa civilisation  et de son Etre. Nous retrouvons Heidegger qui d’ailleurs apparaît en flash-back (5) : dans un monde d’ étants où l’oubli de l’Etre et même de l’être de l’étant a disparu, où tout devient équivalent et peut être mesuré, comptabilisé, mis en forme de manière statistique ou virtuelle, l’homme lui-même risque d’être exclu de son humanité puis détruit et même transformé et recyclé  avec la meilleure bonne volonté bureaucratique du monde.
Qu’est-ce que la banalité du mal ? L’absence de pensée, répond Hannah Arendt.  Lorsque l’homme renonce à sa faculté de pensée qu’il  intègre les lois, législatives ou morales comme de pures certitudes, qu’il obéit sans critique, qu’il abandonne sa liberté de conscience et son intelligence morale dans un monde qui n’est plus qu’un enchainement de causalités dictées par la volonté d’un tyran et de ses sbires, le mal n’est plus radical et individuel mais banal et collectif :  ce mal est sans racines il s’étend comme un chancre et rien ne l’arrête. Il n’est plus l’exception mais au contraire la banalité de ces "sombres temps". L’homme moral, le Juste devient l’exception et le mal devient la norme. Eichmann n’était pas stupide, dit-elle, " c’est la pure absence de pensée — ce qui n’est pas du tout la même chose que la stupidité— qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque" (6).
Seuls les hommes ou les femmes qui ont choisi de penser par eux-mêmes  pendant cette époque ont échappé à la banalité du mal : les résistants qui ont pris les armes au risque de leur vie pour le combattre, les Justes qui, dans la mesure de leurs moyens et de manière individuelle souvent en affrontant des risques extrêmes, ont refusé les lois iniques et ont sauvé des juifs, et même, dit-elle, ceux qui ont tout simplement refusé d’obéir à cette absurdité destructrice (7). "La condition préalable à cette forme de jugement n’est pas une intelligence hautement développée ou une haute sophistication dans les affaires morales, c’est plutôt la disposition à vivre explicitement avec soi, c’est-à-dire à être engagé dans ce dialogue silencieux entre moi et moi-même que , depuis Socrate et Platon, nous appelons penser (…) Les meilleurs de tous seront ceux qui savent seulement une chose : que quoi qu’il se passe , tant que nous vivrons, nous aurons à vivre avec nous-mêmes."
Socrate est son maître car c’est lui qui lui apprit ce dialogue avec elle-même mais Kant est aussi convoqué car c’est la liberté morale, la liberté de jugement au-delà de toute contrainte qui permet à l’être humain de vivre en paix avec lui-même.
La solitude est la compagne de la pensée, la pensée philosophique mais aussi et surtout la pensée morale qui n’exige aucune connaissance particulière ou expertise au-delà de ce choix : dialoguer avec soi-même et c’est ce qui rend l’exercice si difficile. Nous voyons Hannah Arendt seule, sans livre, ni cahier allongée sur son canapé en train de fumer : elle pense. Au risque de perdre sa position sociale si chèrement acquise, son  confort matériel, ses collègues, ses amis parfois. Affronter l’exil, la ruine et la haine ou l’injustice et même ce que nous voyons dans le film, l’incompréhension.
Pas plus que pour Socrate qui mourut parmi ses amis et disciples, la solitude n’est l’isolement. Hannah Arendt insiste sur la vie en commun la vie parmi les hommes  ceux qu’elle aime qu’elle a choisi auprès desquels elle a voulu s’engager. Kurt Blumenfeld et Gershom Sholem lui reprochèrent de ne pas aimer son peuple, le peuple juif. Sa réponse fut catégorique : elle est juive car le monde de son temps l’a renvoyée à cette identité  et c’est en tant que juive qu’elle répond à l’antisémitisme comme en tant que femme elle répond à la misogynie. Mais elle n’aime que ses amis, ceux qu’elle a choisis, ceux qui l’accompagnent (8).

Notre école est adossée à l’Institut Hannah Arendt. Pourquoi ?

Nous sommes pour la plupart des praticiens du domaine médical, économique ou social, notre pratique nous a questionnés : qu’est-ce que l’éthique médicale, quelles sont les nouvelles questions que pose en ce début de XXIe siècle l’évolution des technosciences et leur application à la médecine, à la biologie, au comportement de l’homme à son psychisme ? Quels sont les risques de ces progrès, comment y sommes-nous entraînés, comment les penser ? Nous avons rencontré des professeurs, des maîtres, qui nous ont enseigné la philosophie et qui nous ont  incité et aidé à penser notre pratique. Nous avons rencontré des compagnons de route avec lesquels nous avons confronté nos recherches et qui nous ont eux aussi aidé à avancer. Mais cela ne suffit pas nous dit Hannah Arendt. Nous devons aussi affronter cette solitude, ne pas nous contenter de suivre l’air du temps, les normes morales et les habitudes éthiques. Nous devons dialoguer avec nous même sans cesse. Les dangers extrêmes de la banalité du mal se révèlent en temps de dictature ou de totalitarisme. Cependant notre temps n’est pas sans risque : la mainmise l’ "arraisonnement", disait Heidegger, de la Technique sur les étants mais aussi sur notre propre pensée reste d’actualité. La langue se pervertit toujours et notre vigilance reste en alerte. Ce qui ne veut pas dire que nous sommes condamnés à nous retirer du monde et à redouter le nouveau ou l’action, comme aurait dit encore Hannah Arendt, au contraire, et pour la sage-femme que je suis c’est l’arrivée des nouveaux venus qui transforme le monde et lui donne l’espoir du commencement".

Notes :

(1) Cf. également Victor Klemperer, La langue du troisième Reich. Carnets d’un philologue (1947) Paris Albin Michel, "Bibliothèque Idées", 1996, p. 38 : La "catastrophe langagière" qui anéantit la pensée et le jugement moral de ces sombres temps est celle de la jouissance barbare et sans limites du nazisme qui tel "un poison" se diffusa "dans la chair et le sang du grand nombre , à travers des expressions isolées , des tournures, des formes syntaxiques, qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente".
(2) Hannah Arendt, Responsabilité et jugement, Paris, Payot, 2005, p. 73.
(3) Hannah Arendt Les origines du totalitarisme vol III, le système totalitaire Paris, Seuil, 1972, p. 180.
(4) Cf. E. Kant, La religion dans les limites de la simple raison (1794).
(5) Cf. Martin Heidegger, "Lettre sur l’humanisme" in Questions III et IV, Paris,  Gallimard, "Tel", 1990, et La question de la technique, in Essais et conférences,  Paris, Gallimard, "Tel" 2001. Malheureusement Heidegger tomba lui-même dans "son propre piège", dit Hannah Arendt, du moins en 1933 lorsque il adhéra eu parti National Socialiste et qu’il rédigea son "discours au rectorat". Il n’en demeure pas moins que pour réfléchir à la banalité du mal et aux conséquences tragiques de l’absence de pensée chez l’homme, elle s’inspira de Heidegger, son premier maître, son amant, qu’elle a toujours défendu, ce qui apparaît d’ailleurs dans le film.
(6) Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, op. cit., p. 495.
(7) Hannah Arendt, Responsabilité et Jugement, op. cit., p. 75, 76.
(8) Hannah Arendt entretien avec Günter Gaus, "Seule demeure la langue maternelle" in  La tradition cachée, Paris, Christian Bourgois, 1996.