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Flash-back sur un livre de FOLSCHEID

Il y a 11 ans, Dominique FOLSCHEID publiait Sexe mécanique (La crise contemporaine de la sexualité). A l'époque un "jeune" professeur publiait un compte-rendu de ce livre, le voici :


Dominique FOLSCHEID :  Sexe mécanique, La crise contemporaine de la sexualité, Paris, La Table ronde, 2002.

    Chez les grands philosophes de l’histoire occidentale le sexe a rarement été un objet d’étude à part entière. Michel Foucault dans son Histoire de la sexualité montrait que ce que nous appelons "sexualité" n’est pas une entité intemporelle qu’il faudrait étudier à travers les âges, mais bien une manière historique particulière de penser l’existence et que notre époque apportait en ce domaine du radicalement nouveau. Dominique Folscheid reprend ici cette piste.


    Le titre de l’ouvrage ne doit pas nous tromper. Il ne s’agit pas ici d’un pamphlet ou d’un ouvrage grand public qui brosserait une description sociologique bien dans l’air du temps. Non, il s’agit bien de philosophie. D. Folscheid cherche à penser l’homme, à penser notre rapport à l’existence, et l’usage parfaitement maîtrisé des philosophes est sans cesse là pour le rappeler. Le modèle d’analyse qui est ici clairement à l’œuvre est celui du Heidegger de la conférence de 1953 : "La Question de la technique". De la même façon que le philosophe allemand nous aidait à penser la technique comme ce qui ne se réduit pas aux objets empiriques qui s’entassent autour de nous mais à diriger la question vers "l’essence" de la technique, D. Folscheid nous aide à ne pas en rester au constat d’une société où s’est accru l’ "offre" pour "vivre sa sexualité  de façon épanouie". Derrière ce discours convenu de l’ "épanouissement", l’A. repère une logique à l’œuvre qui n’est le discours de personne (là encore la référence au "On" heideggerien est explicite) et qui vise à servir une figure de la sexualité qui se réduit au sexe. Le constat de l’ouvrage n’est pas celui d’un certain discours moralisateur qui lirait dans notre temps une "crise de la moralité", une "crise des valeurs". L’A. le précise : "la crise n’est pas celle de la sexualité, la crise est "la sexualité" elle-même. Autrement dit, "la sexualité" est la figure de crise de la sexualité humaine" (p.36). Le terme de "sexualité" est pris ici dans sa réduction au sexe brut.  

C’est en naturalisant la sexualité humaine que le discours ambiant manifeste cette crise, en oubliant que chez les hommes la sexualité est d’abord un discours, un imaginaire, un ensemble d’aspirations et de représentations qui les distinguent à jamais de la bête. Ce discours ambiant se caractérise par le fait de convertir le "désir" en "besoin sexuel". Il gagne ainsi sur deux tableaux : le droit de satisfaire ses besoins naturels est perçu comme inattaquable et inversement on fera entrer de force dans la catégorie de la frustration et de la "misère sexuelle" celui qui ne se conforme pas à la tendance qui meut le discours ambiant. Revendiquer de parler du sexe "librement et sans tabou" c’est simplement signifier qu’on a éliminé toutes les sphères qui le relativisaient (notamment celle du sacré) pour l’instaurer, lui, comme sphère. On neutralise par là même tout jugement moral. On feint d’oublier ce qu’il y a de violence dans le désir sexuel – le plus violent de tous les appétits naturels nous disait Platon. C’est pourquoi les hommes ont cherché à travers l’histoire à domestiquer cette violence latente en l’encadrant culturellement. Naturaliser la sexualité est donc une façon de régresser. A nouveau il faut ici distinguer le "sexe" et la "sexualité".    

La sexualité humaine authentique est "un système de médiations réciproques", une "intégration d’éléments aussi disparates que le biologique et l’humain, le charnel et le spirituel, la liberté et la nature, le pulsionnel et l’affectif" (p.30). L’humain est ainsi pris comme un tout, avec ses dimensions de sentiments et ses angoisses. Le discours du sexe ampute, lui, l’homme d’une part essentielle de ce qui le définit, visant à l’efficacité et à l’aboutissement de l’acte. Le discours techniciste ayant habitué l’homme à se penser abstraitement comme ayant des vies distinctes (une vie professionnelle, une vie familiale, une vie sexuelle etc.) l’a également habitué à séparer la fonction génésique (ou plus généralement créatrice) de l’univers du sexe. L’une des marques de l’empire du discours du sexe sur nous c’est de ne plus vouloir envisager la mort. Comme le remarque l’A. : "Avant on parlait sans hésitation et sans fard de la mort, mais on ne parlait pas du sexe ; maintenant on parle du sexe sans hésitation et sans fard, mais on ne parle plus de la mort" (p.173). Le sexe est une "exubérance de la vie dans la vie", mais dans cette répétition des "bons moments" centrés sur l’instant orgasmique il stérilise toutes les formes de fécondité (amour, art, science etc.). Georges Bataille avait montré, lui, que l’érotisme était "l’approbation de la vie jusque dans la mort" soulignant que les faces de l’existence humaine n’y sont pas niées comme dans le sexe. Le sexe ignore ou exclut l’attente, l’espoir, la temporalité, toutes ces dimensions qui animent le désir amoureux. Avant l’époque qui est la nôtre, tout ce qui concernait la sexualité humaine ne pouvait être vécu et pensé qu’en associant la vie et la mort - ce qui donnait une importance capitale à la procréation, à l’amour et à leurs enjeux métaphysiques. La réduction de la sexualité au seul sexe appauvrirait aujourd’hui la réalité humaine.

    Les analyses de l’A. sont le plus souvent d’une grande acuité. Le propos passe de la technicisation du sexe à l’avènement de la procréatique et à l’hygiénisme médical qui résout les "problèmes moraux dans des solutions sanitaires" (p.236).    

On peut se demander cependant si le sexe peut faire système comme la technique fait système chez Heidegger. En d’autres termes, le sexe est-il un cas particulier de la technique ou l’inverse ? N’est-il qu’une ontologie régionale ou est-il la nouvelle ontologie ?

D’autre part, tout comme Heidegger se plaisait à rappeler les vers de Hölderlin :

        "Mais là où est le danger, là aussi
        Croît ce qui sauve."

    Ne peut-on pas encore et toujours espérer que la pauvreté existentielle - qui serait celle de notre époque - amène l’aspiration à son propre dépassement ?
    
    Le lecteur habitué à un certain ton philosophique pourra être irrité par le style de l’A. qui avec un propos sérieux multiplie à l’excès les double-sens sexuels. A cela s’ajoute que l’ouvrage surabonde en références aux discours de notre temps et qu’il descend jusqu’aux hebdomadaires people, à la publicité, aux sondages sur la vie sexuelle des jeunes américains ou aux types de prise de vue du cinéma porno. Jean Brun disait à ce propos que pour mesurer l’évolution morale d’une société, il fallait commencer par examiner ses revues pornographiques. D. Folscheid s’y emploie. Il y a ici du Hegel qui ferait entrer les Additions dans le corps même de l’Encyclopédie. Jusque dans l’évocation des peep show ou du safe sex nous ne sommes donc pas en dehors du concept, mais dans un universel qui se dit à travers le particulier. Ne nous méprenons donc pas face à ce qui peut apparaître comme des obstacles à un accès conceptuel de cet ouvrage, il y a ici une œuvre véritablement philosophique.

Bertrand QUENTIN