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Télémédecine et soins palliatifs : entre non-sens et opportunités nouvelles

Doctorant en Sciences pour l’Ingénieur, Clément Cormi inscrit ses travaux de recherche dans l’analyse des interactions médiées par les technologies de l’information et de la communication (TIC). Il s’intéresse notamment à la manière dont se développent et se consolident de nouvelles pratiques de soins en utilisant la télémédecine, et aux évolutions des métiers qu’elle entraîne.

 
Article référencé comme suit :
Cormi, C. (2020) « Télémédecine et soins palliatifs : entre non-sens et opportunités nouvelles » in Ethique. La vie en question, sept. 2020.
Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article 
Si les premières expérimentations de télémédecine datent de 1990, il faut attendre 2009 pour que le législateur la définisse, puis 2018 pour qu'elle entre dans le droit commun. Cette « forme de pratique médicale à distance, [utilisant] les technologies de l’information et de la communication » (1), fait aujourd'hui rêver les décideurs par les « perspectives immenses » qu'elle semble dessiner (2). Si certaines spécialités médicales s'y prêtent particulièrement, il est moins intuitif d'imaginer lui laisser une place lorsqu'il s'agit de soins palliatifs. Accompagner, apaiser, soutenir, sauvegarder la dignité, les missions des soins palliatifs sont avant tout humaines, même si la technique ne leur est pas étrangère. Dans une société croyante et pieuse, c'est l’Église qui s’intéressait aux questions de la fin de vie, et de nombreux malades, surtout désargentés et isolés, se voyaient mourir dans les divers hospices et hôtels-Dieu qui maillaient le territoire. Ici, il s'agissait surtout d'atténuer l'angoisse de la mort et de prodiguer les soins palliatifs de l'âme, mais nullement d'en adoucir les traductions somatiques. Les années 1990 et les progrès de l'anesthésiologie voient apparaître de nouvelles molécules et de nouvelles techniques, comme le midazolam ou les PCA  de morphine, permettant de contenir les épisodes douloureux majeurs. Dans le même temps, pour assurer la diffusion de ces nouvelles pratiques, la filière d'enseignement se structure et les premiers diplômes universitaires sont créés en 1991. Depuis, les soins palliatifs n'ont eu de cesse de se techniciser. Il suffit d'ailleurs de regarder les programmes des derniers congrès des sociétés savantes pour s'en convaincre. Mais accompagner, apaiser, soutenir et sauvegarder la dignité nécessite du temps. Pour les équipes mobiles de soins palliatifs, chargées de ces missions hors de l'hôpital, ne peut-on pas souhaiter une abolition de la géographie par la technique ? A quelles conditions la télémédecine pourrait-elle être une solution alternative acceptable pour la prise en charge d'un patient en fin de vie ? 
Dans un contexte où les ressources sont contraintes, alors que le plan national « Soins Palliatifs 2015-2018 » n'a pour l'instant pas de successeur, et si la télémédecine ressuscitait les soins palliatifs ? 
 
Télé-relation : vraie relation ou simple interaction ?     
 
La rencontre d’un patient avec des professionnels de santé peut se faire selon deux modalités : l’interaction ou la relation. Si la distance physique peut être initialement considérée comme une « mise à distance » de l’autre, l’utilisation de la télémédecine pourrait être l’occasion d’un changement de paradigme.    
Hartup définit l’interaction comme le fruit de « rencontres significatives entre individus, mais qui restent ponctuelles » (3), là où la relation correspond à « une accumulation d’interactions entre individus qui durent et qui impliquent des attentes, des affects et des représentations spécifiques » (4).     
Lors d’une consultation simple de cardiologie par exemple, l’affect est peu pris en compte. Les pathologies cardiologiques sont bien connues et facilement stabilisées par des traitements pharmacologiques de référence. En dehors des patients ayant eu des complications sérieuses, la rencontre entre le cardiologue et son patient relève plus souvent de l’interaction.     
Lorsqu’un patient rencontre un médecin de soins palliatifs, l’affect n’y peut être extérieur. Parce que les enjeux sont colossaux, que les patients sont suivis dans des formes avancées de maladies évolutives, et que la conclusion de la prise en charge est connue, alors les deux protagonistes entrent en relation. Elle peut être conflictuelle ou apaisée, plus ou moins longue, plus ou moins forte.     
Si l’interaction est toujours asymétrique, le soignant apporte son expertise au patient qui vient la lui demander, la relation tend vers l'équilibre. Le savoir appartient toujours au soignant, mais le patient est inclus dans le processus de la décision thérapeutique : « êtes-vous toujours douloureux ? », « comment vous sentez-vous ? », « voudriez-vous que l’on retire de votre ordonnance les traitements qui ne sont plus indispensables ? ». Alors que dans l’interaction la personne n’est qu’objet de soins, dans la relation elle devient partenaire de soins. Mais l’écran, empêche-t-il vraiment l’entrée en relation ?    
Dans une société où le paraître est supérieur à l’être, où tout est performance car jugé et évalué en permanence, chaque homme est poussé à ne considérer que sa propre existence. Oubliant qu’il fait partie d’un tout lorsqu’il est fort et robuste, il omet également que ces attributs ne sont pas éternels. Un jour viendra où, au bout du chemin, il se tournera vers la société et attendra d’elle qu’elle ne le laisse pas tomber. Mais comme l’homme est un être d’expérience, comment peut-il imaginer ce que ressent le mourant lorsqu’il n’est pas dans sa situation ?    
À cet instant, c’est l’humilité qui doit être guide, cette prise de conscience de ses propres limites et insuffisances. Nous parlons ici de l’humilité pure, pas de celle affichée faussement lorsque quelqu’un nous félicite. L’humilité pure se réfléchit par soi-même mais pour cet « autre ». Pour Corine Pelluchon c’est « l’humilité [qui mène] à la compassion » (5), cette capacité à percevoir et ressentir la souffrance d’autrui et d’y remédier. Mais pour garder l’action juste, l’action mesurée, la main du médecin se doit de toujours trembler. A cette condition, l’écran n’est pas incompatible avec la relation.    
Concernant les « autres », les proches, ceux qui ont partagé tout ou partie de la vie du mourant, leur accompagnement ne cesse pas après le décès de cette personne, et les missions des équipes mobiles comprennent le soutien des familles. Souvent réalisé par le psychologue, est-il possible d’imaginer une téléconsultation de soutien avec un proche endeuillé ?     
Une consultation de psychothérapie met en jeu, outre l’utilisation du discours, un certain nombre d’éléments non-verbaux. Derrière un écran focalisé sur le visage du proche devenu patient, il n’est pas possible de remarquer ses attitudes et son comportement. Là encore, le professionnel peut faire évoluer sa pratique pour faire abstraction de ces éléments et focaliser son attention sur le discours, sur les silences.     
Enfin, Alexandre Mathieu-Fritz met en évidence le paradoxe de la distance. À travers une étude sociologique portant sur des entretiens réalisés auprès de psychothérapeutes utilisant la télémédecine, il remarque que « la relation visiophonique produit chez le patient une impression de distance qui le protège pour une part […] du regard du praticien, et qui le conduit à se dévoiler plus aisément et à moins se soucier des formes de désapprobation morale que ses propos pourraient susciter » (6). Pour aborder des éléments douloureux, la distance serait donc facilitante.    
Avec quelques précautions, si l’essence de la relation n’est pas altérée, voire qu’elle est renforcée, est-ce que le rôle de l’infirmier ne pourrait pas jouir des mêmes effets ?
 
Le télé-infirmier ou l’infirmier augmenté
 
Une prise en charge palliative est un carrefour des complexités où les tensions sont nombreuses. La première d’entre elles vient aujourd’hui des EHPAD qui se définissent comme des lieux de vie. Cependant, en accueillant des personnes de plus en plus âgées, définies comme polypathologiques, la contrepartie est d’accepter qu’un jour prochain elles mourront. L’accompagnement de ces fins de vies dans les meilleures conditions nécessite des ressources adaptées, mais la vie en institution est insulaire. Les résidents y sont à temps complet et les professionnels se relaient pour y assurer les soins. Contrairement à l’hôpital, aucun médecin de garde, pas d’infirmier la nuit, et un accès limité aux consultations externes spécialisées. La télémédecine semble donc être un moyen de faire entrer cette expertise, à défaut de pouvoir faire sortir le résident. S’il n’existe plus de lien hiérarchique entre médecins et infirmiers, leurs missions respectives organisent de facto une subordination. Parce que le médecin prescrit et que l’infirmier exécute, s’il n’est pas hiérarchique, ce lien est au moins fonctionnel.     
À l’intérieur de chaque métier, du plus prestigieux au plus sous-estimé, il existe des tâches source de plaisir et de fierté pour celui qui les réalise, et des tâches considérées comme ingrates. Souvent, lorsqu’un glissement intervient entre deux professions, ce sont ces activités, communément appelées le « sale boulot » qui sont déléguées (7).     
Lors d’un acte de télémédecine, plus particulièrement en soins palliatifs, la présence d’un relais soignant au chevet du patient est indispensable. Aussi, si l’objectif est de continuer à diffuser la démarche palliative, et afin d’éviter un désengagement des équipes des EHPAD, il est préférable qu’il soit membre de l’établissement requérant. La ressource la plus adaptée semble alors être un infirmier de l’établissement qui serait dès lors propulsé sur le devant de la scène de la consultation. Ici, ce n’est plus le « sale boulot » qui lui serait délégué mais le « vrai boulot » (8) : sans les données qu’il va recueillir par son propre examen, le médecin expert ne pourrait organiser aucune prise en charge. Alors que de nombreux pays ont fait le choix de promouvoir le rôle de l’infirmier, la France reste désespérément en retard. L’avènement de la télémédecine pourrait alors permettre d’y pallier, et d’accompagner ainsi leur montée en compétences.    
Si le médecin spécialiste est d’ordinaire autonome dans sa prise de décision, l’implication d’un tiers nécessite de le convaincre, de rechercher son adhésion au projet thérapeutique. Cette collégialité se fait au bénéfice du patient, car la solitude face à la prise de décision est un facteur favorisant « l’escalade de l’engagement ». Elle est définie par Kiesler et Sakumura (9) comme le fait de persévérer dans son choix initial, après avoir acté une décision, même lorsque des faits tangibles montrent l’inefficacité de son action. Elle est source d’erreur médicale.     
Le processus délibératif permet donc de réduire ce phénomène d’autant plus que les professionnels n’appartiennent pas à la même équipe soignante au départ. Ainsi, par la télémédecine, tout l’acte de collaboration entre les acteurs du soin se trouve réorganisé, et une fois de plus, renforcé. 
 
Pour une juste seconde place de la télémédecine en soins palliatifs
 
Ni pessimiste, ni optimiste, ni technophobe, ni technolâtre, entre angoisse et exaltation, une troisième voie est à trouver.    
La boussole du sens est primordiale car sans orientation, sans finalité, le risque est de reproduire la configuration du « ill for every pill ». Décrite par Ray Moynihan (10), elle traduit les efforts considérables déployés par l’industrie pharmaceutique pour nous faire croire que nous avons tous besoin d’un médicament.     De nombreux industriels tentent aujourd’hui de réaliser la même prouesse, et les sociétés de la Silver Economy fleurissent. Elles promettent ainsi à nos aînés, que Paro le phoque leur apportera du lien, ou que des lunettes de réalité virtuelle leur permettront de faire le tour du monde. Mais quel est le sens de cette proposition lorsque Madame X n’a jamais quitté son petit village ardéchois ? Le changement pour le changement, le progrès pour le progrès ! Dans une société technicienne, ce qui est possible techniquement doit être réalisé.     Bien que la place de la technique soit croissante dans l’exercice médical, à mesure que les innovations sont disponibles, il appartient au mouvement des soins palliatifs de ne pas se laisser déborder et de définir ses propres usages. Ainsi, la télémédecine semble d’autant plus adaptée que le motif de recours concerne des éléments cliniques, et que l’expertise se fait entre professionnels. C'est donc le versant biomédical de la prise en charge qui est ici concerné. Une prise en charge des autres aspects du total pain, la souffrance psychologique, sociale ou spirituelle, nécessiterait, elle, une rencontre physique. La prise en charge ne peut pas être que technicienne et la place de l’humain est primordiale. Si nous pouvons imaginer des machines capables de compiler l’entièreté des connaissances médicales disponibles, et peut être même d’en produire de nouvelles, il paraît difficile de penser qu’une machine s’occupera un jour de la relation.     La complexité des soins palliatifs est immense, et ce n’est pas par la technique que nous apaiserons le corps, l’esprit, l’âme et l’entourage du patient. Si dans Le discours de la méthode, Descartes voudrait rendre l’homme « comme maîtres et possesseurs de la Nature », l’homme doit surtout aujourd’hui devenir maître et possesseur de sa technique, sans jamais oublier le sens de celle-ci, sa finalité, son but.     Comme outil de gestion, la télémédecine est condamnée à l’échec. Elle n’est pas consommatrice de moins de temps médical ou de personnel, mais elle permet de transformer les pratiques, de s’affranchir des distances, et de donner ainsi des soins « à quiconque les demandera » (11). 
 
Références :
 
(1)    Article 78, Loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, JORF n° 167 du 22 juillet 2009. 
(2)    Discours de M. Edouard Philippe, Premier ministre, Châlus, 13 octobre 2017. 
(3)    Formarier, M., « La relation de soin, concepts et finalité », Recherche en soins infirmiers, n° 89, 2007, pp. 33-42.(4)    Idem.
(5)    Pelluchon, C. Ethique de la considération, Paris, Seuil, 2018, p. 35.
(6)    Mathieu-Fritz, A., « Les téléconsultations en santé mentale », in Réseaux, Vol. 36, janvier-février 2018, pp. 122-164
(7)    Idem.
(8)    Ibidem.
(9)    Kiesler, C.-A., Sakumura, J., « A test of a model for commitment », in Journal of Personality and Social Psychology, 1966. 
(10)     Moynihan, R., Cassels, A., Selling Sickness: How the world’s biggest pharmaceutical compagnies are turning us all into patients, USA, Nation Books, 2005. 

(11)     « Le Serment d’Hippocrate », Conseil National de l’Ordre des Médecins