"Diagnostic de la maladie de Lyme : une controverse médicale qui n'est pas sans soubassements"
Par Inès HARDOUIN
Inès Hardouin est médecin, spécialisée en douleur et soins palliatifs. Elle a travaillé à l’hôpital des Diaconesses, et comme médecin généraliste en Seine-Saint-Denis. Elle exerce actuellement dans l’unité de soins palliatifs de l’Hôpital Bretonneau, à l'APHP et elle est membre du comité d'éthique des Hôpitaux Paris Nord Val de Seine.
Article référencé comme suit :
Hardouin, I. (2020) « Diagnostic de maladie de Lyme : Une controverse médicale qui n’est pas sans soubassements éthiques » in Ethique. La vie en question, mars 2020.
Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article
Dans la communauté médicale et en particulier au sein des spécialités de médecine interne et d’infectiologie, un débat s’est ouvert portant sur les symptômes pouvant être reliés ou non à la maladie de Lyme. Causée par la bactérie Borrelia burgdorferi sensu lato, transmise par une morsure de tique, elle peut, après contamination, donner des symptômes principalement cutanés, articulaires et neurologiques, dont le diagnostic et le traitement sont relativement connus et cadrés. La question porte spécifiquement sur la réalité d’une des formes chroniques de la maladie caractérisée par une symptomatologie atypique évoluant depuis plus de six mois : syndrome polyalgique, fatigue persistante, ou plaintes cognitives. L’existence de cette forme chronique fait débat au sein des infectiologues et internistes, y compris chez les plus influents, même si ceux qui la reconnaissent demeurent très minoritaires. La question est devenue très médiatique : des émissions télévisées ou radiophoniques, ainsi que des articles de presse y sont consacrés. De nombreuses conférences sont également organisées, et des associations de malades interviennent en faveur de la reconnaissance de ces symptômes comme maladie de Lyme.
Ces débats sont souvent passionnés. Beaucoup de professionnels semblent très investis affectivement, et les partisans de cette forme de Lyme chronique atypique sont agacés du refus de la communauté médicale de faire évoluer ses pratiques, évoquant un déni de réalité possiblement sous-tendu par des raisons économiques, et un mépris des patients en raison du caractère subjectif de leurs symptômes. A l’inverse, leurs opposants leur reprochent de surfer sur une mode, d’abuser de patients en attente d’un diagnostic, et de manquer de rigueur méthodologique en l’absence de preuve réelle : irait-on jusqu’à une « médecine de la compassion » ?
Ces questions éthiques sont nombreuses. Du côté du patient, comment se positionner lorsque l’on est confronté à plusieurs vérités ? Quand le rapport effectué sous l’égide de la Haute autorité de santé (HAS) en 2018 regroupant ces signes cliniques atypiques en un syndrome (donc en une entité reconnue correspondant à une pathologie) n’est pas validé par les sociétés savantes, que les recommandations de ces dernières en 2019 sont quasiment à l’opposé ? La communauté médicale donnant pour le moment aux patients des réponses contradictoires, le diagnostic n’est jamais réellement avéré, et il en va de même pour un traitement éventuel. Les patients évoluent donc dans un entre-deux, qui n’offre ni le confort d’un diagnostic bien établi, ni celui de savoir qu’il faut chercher résolument une autre étiologie. La reconnaissance éventuelle de cette forme clinique ne peut exister que dans le huit clos d’une consultation sans entière reconnaissance de la communauté médicale. Ce qui l’exclut d’une pleine reconnaissance sociale.
Difficile d’accepter une incertitude pour des associations de malades souffrant de symptômes invalidants depuis longtemps, et qui sont souvent dans une errance diagnostique depuis plusieurs années. Comment se contenter d’une réponse incertaine, floue, anxiogène alors que certains médecins proposent enfin un diagnostic, une prise en charge, et une perspective d’amélioration ? Les explications données aux patients oscillent alors souvent entre vérité plurielle et inexploitable ou simplification partiale.
Comment choisir un camp, doit on choisir un camp ? Notre travail a donc été d’interroger notre rapport à la vérité dans ce débat. Derrière un discours présenté comme purement scientifique, de puissantes convictions personnelles semblent animer les acteurs de ce débat présenté comme pur et objectif. Quelles peuvent être les facteurs influençant ce discours ? Peut on décortiquer ce qu’il y a d’artificiel ou de partial dans cette argumentation ? Quelle est la part de subjectivité au sein d’une approche présentée comme purement scientifique ? La démarche scientifique mène t-elle forcément à LA vérité comme on nous l’a présenté pendant toutes nos études ?
En préambule il nous paraît important de séparer ces questions de celle de l’adhésion à la méthode scientifique. La démocratisation de l’information par les nouvelles technologiques a conduit à une explosion de la quantité et de la disponibilité de l’information médicale qui est diluée dans une mer de données que l’on peine à hiérarchiser. Des études de mauvaise qualité peuvent alors être utilisées comme justification — et l’information médicale devenir de la simple communication : chacun pouvant donner un avis qui n’est pas solidement étayé mais à même de devenir viral. Un certain scepticisme ambiant peut aussi découler du cheminement scientifique, qui par principe est émaillé d’erreurs et de vérités transitoires. Des groupes de pensée peuvent alors se constituer et se conforter dans leurs opinions, en sollicitant l’information sur des plateformes et des experts déjà acquis à leur cause. Dans ce contexte, nous pourrions être tentés par une grille de lecture un peu simpliste du débat sur la maladie de Lyme en classant les personnes et avis en « bien informés » et « mal informés ». Or il nous semble que cette lecture n’éclaire pas le fond de notre débat.
L’objet n’est pas non plus de prendre parti, de se positionner, et d’arbitrer entre les « pros » et les « antis ». Nous souhaitons plutôt dénouer ce qui se joue derrière ces postures très affirmées, et ces prises de position étonnamment contradictoires de la part d’experts de cette maladie qui disposent pourtant des mêmes informations et partagent la volonté d’une même approche scientifique.
La principale difficulté dans ce débat résulte de l’impossibilité d’établir la preuve directe de la maladie, car on ne peut pas rechercher directement la bactérie, dont la culture est difficile. Le diagnostic positif ou négatif de la maladie de Lyme, à la différence de beaucoup d’autres pathologies, dépend donc du regard spécifique du praticien et des symptômes qu’il décide ou non de raccorder à la maladie. A l’exception de la forme cutanée primaire, le diagnostic se fait par la concordance de trois signes : un signe indirect, la sérologie positive, c’est à dire la présence d’anticorps (nécessaires mais non suffisants, pouvant être d’apparition tardive, ou ne révéler qu’une affection ancienne : positifs chez des malades, mais aussi chez des personnes vivant en zone endémique), une exposition aux tiques, et des symptômes rentrant dans une catégorie, bien définie pour les atteintes habituelles, mais en suspens pour cette forme chronique atypique. Il s’agit donc d’un diagnostic complexe, discuté, avec la possibilité pour des praticiens différents de conclure à des diagnostics contradictoires à partir des mêmes éléments.
I La maladie de Lyme comme construction sociale ?
Ce débat s’enracine dans un ensemble de savoirs médicaux, mais également dans un contexte social. La maladie de Lyme appartient au domaine de la médecine, et aux sous ensembles de l’infectiologie, de la dermatologie, neurologie etc. Les maladies semblent s’y ranger de façon spontanée : une bactérie cause une infection, caractérisée par exemple par un syndrome inflammatoire, et qui se situe donc dans la classification du groupe infectiologie. Il existe un ensemble de maladies, de symptômes, regroupés comme faisant partie de la médecine, et qui semblent s’y intégrer naturellement. Il y aurait donc une séparation spontanée entre ce qui est de l’ordre de la médecine et de la non médecine — ou de la pathologie et de la non pathologie, en fonction de la nature des éléments.
Cependant Michel Foucault remet en cause cette affirmation. « Ce que nous refusons absolument, c’est ce que vous faites : c’est qu’on puisse analyser les discours scientifiques en leur succession sans les référer à quelque chose comme une activité constituante, sans reconnaître jusque dans leurs hésitations l’ouverture d’un projet originaire ou d’une téléologie fondamentale, sans retrouver la profonde continuité qui les lie » (1).
Nous ne serions donc pas dans un contexte d’informations purement scientifiques, qui se rangeraient spontanément et évidemment dans le cadre de la médecine, mais bien face à une construction humaine enracinée dans un contexte. La classification actuelle des symptômes, syndromes et maladies, qui entrent dans un grand tout, la médecine, n’est plus alors une succession d’informations naturelles que l’on a récoltées mais correspond à une construction sociale qui s’est établie au cours du temps et qui a une finalité. Le discours scientifique n’est pas vaporeux et sans attaches, il se réfère à une activité constituante, c’est à dire pleinement sociale. La réflexion de Foucault implique que cet ensemble a été élaboré à travers le temps, par des hommes, ce qui le rend artificiel et contingent. Un élément, une maladie, ou un syndrome va être inclus ou non dans un ensemble donné, en fonction des hommes et du temps. Ce qui change beaucoup la nature de notre débat !
Décider ou non de prendre en compte cette forme chronique de maladie de Lyme ne revient donc pas uniquement à effectuer la synthèse d’études scientifiques élaborant des données chiffrées, mais nécessite de comparer cette maladie, ces symptômes, et la façon d’établir un diagnostic, à la somme de ce qui a déjà été décidé auparavant pour pouvoir se positionner. C’est obéir aux règles, implicites ou non, présentes dans l’ensemble de ce qu’on appelle la médecine, et qui permettent de déterminer dans quelle mesure et par rapport à quoi un énoncé peut être considéré comme vrai.
Selon Foucault, « il n'y faut point chercher des objets qui se seraient, comme par leur propre poids, et sous l'effet d'une insistance autonome, imposés de l'extérieur à une connaissance qui trop longtemps les aurait négligés; il n'y faut pas voir non plus des concepts bâtis peu à peu, grâce à de nouvelles méthodes, à travers le progrès de sciences marchant vers leur rationalité propre » (2).
Donc ce n’est pas la maladie de Lyme qui nous « tombe dessus », mais bien notre vision des choses, le poids culturel de notre société, notre changement de paradigme, qui influent dans cette construction humaine. Ce sont eux qui font que nous acceptons de ranger dans cette maladie des symptômes atypiques et répondant mal au traitement, ou à l’inverse que nous considérons ces symptômes atypiques comme étant à la croisée de plusieurs maladies, ou qualifiés de purement psychosomatiques, etc. Ce débat n’est pas situé de façon épurée et flottante en dehors de l’entité de la médecine, il prend appui dans cet ensemble et en est imprégné. Intégrer ou non ces symptômes atypiques dans un diagnostic d’authentique maladie de Lyme, c’est bien se situer dans ce corpus médical et prendre en compte ses règles constitutives.
La découverte de la bactérie Helicobacter pylori illustre parfaitement la dimension culturelle et le poids des représentations pour faire admettre un nouveau concept dans la communauté médicale. Au début des années 1980, deux chercheurs ont pu cultiver la bactérie (quelques publications antérieures dès le début du XXe siècle faisaient déjà état d’une bactérie spiralée dans l’estomac) et démontrer sa responsabilité dans l’ulcère gastro-duodénal, mais leurs premiers articles sont refusés, L’idée qu’une infection bactérienne puisse être responsable de cette maladie (attribuée essentiellement à l’acidité gastrique, et au stress ) était considérée comme incongrue et ne rentrant absolument pas dans le schéma de pensée de l’époque. Devant les réticences, un des chercheurs s’administrera volontairement la bactérie afin de prouver sa théorie : ils n’obtiendront le prix Nobel de médecine que bien plus tard, en 2005, et il fallu de nombreuses années, y compris en France avant que l’ulcère gastroduodénal puisse bénéficier d’un traitement antibiotique, aujourd’hui bien classique.
La difficulté du changement de paradigme (l’estomac est une zone trop acide pour pouvoir accueillir le développement d’une bactérie, le stress est la cause des ulcères gastroduodénaux) est fonction de ce que nous connaissons déjà en médecine, et de ce que nous sommes prêts à admettre.
Le témoignage du Pr. Fauchère lorsqu’il présente la théorie à ses confrères, pourtant plusieurs années après les premiers articles des deux chercheurs l’illustre bien « Leurs attitudes étaient partagées entre leurs désirs, d’une part de ne pas avoir l’air de donner trop de crédit à une théorie qui pouvait faire « pschitt ! » d’un jour à l’autre, et d’autre part d’apparaître comme de vrais scientifiques, sans a priori devant une idée nouvelle, même si elle bouscule l’ordre établi» (3). Cette ambivalence montrant bien la part extrêmement sociale et de conviction surnageant dans cette question.
Il en va de même aujourd’hui dans d’autres domaines, qui mettent en lumière la réticence des scientifiques à s’engager sur un terrain dont s’est emparée une catégorie de la population, par peur de se décrédibiliser. La question de l’efficacité du jeûne thérapeutique l’illustre bien : très peu d’études ont été réalisées sur cette question, car elle a d’abord été défendue par des « profanes », et a été déconsidérée par des porte-paroles aux arguments douteux criant au miracle.
Le durcissement médiatique des positionnements
La médiatisation du débat sur la maladie de Lyme majore également cette coloration subjective, l’intervenant mettant en jeu son image, voire celle de son service ou de son équipe. Les positions respectives s’opposent alors les unes aux autres, et s’aiguisent les unes contre les autres. Une position nuancée et intermédiaire du type « à l’heure actuelle nous ne pouvons nous prononcer » est difficilement tenable par celui qui est invité à se positionner face à un partisan franc de l’une ou de l’autre position. Un journaliste, lors d’un sujet sur la maladie de Lyme, invite le plus souvent un adhérent à la thèse d’une forme chronique atypique et un opposant, ce qui ne reflète pas forcement la réalité des débats médicaux (un des avis pouvant n’être soutenu que par très peu de partisans, ou bien une majorité de la communauté peut être dans une position attentiste), la vivacité de cette sorte de « match » favorisant l’audience de l’émission.
Lors de cette opposition trop binaire, l’avis initial d’un intervenant peut glisser vers une position plus extrême. Dans cette confrontation, qui encourage la compétition, chacun cherche à être le plus convaincant ce qui incite à gommer les nuances, à caricaturer sa position, et à utiliser des arguments souvent plus binaires ou plus simplistes.
On voit donc l’importance de l’adhésion à sa théorie pour l’expliciter dans le cercle médiatique, comme un avocat qui épouserait la cause de son client pour mieux le défendre. Mais ce n’est pas cette conviction qui confère plus ou moins de valeur à une thèse, et la véracité d’une assertion n’est pas fonction de la conviction de celui qui la profère. Le débat est souvent gagné par le plus convaincant, mais le gain du débat n’ôte ni ne prouve la vérité de sa thèse. Cette adhésion change cependant le rapport du médecin interrogé à la vérité : il ne cherche plus seulement à savoir si son hypothèse est vérifiée, il désire qu’elle soit vraie. Ce désir correspond à une croyance a priori.
Une objectivité parfaite est illusoire (et même non souhaitable) dans un débat incarné par des individus qui, de plus, appliquent leur théorie dans leur pratique quotidienne auprès de leurs patients. Le débat glisse d’une absence d’objectivité à une absence de neutralité avec l’emploi d’arguments du type « la forme chronique atypique est un fourre-tout » ou « l’antibiothérapie n’est plus efficace », ils relèvent alors de l’opinion, que celle-ci soit légitime ou pas. A fortiori quand les symptômes des patients sont subjectifs, et conduisent à se positionner sans base tangible.
Derrière une argumentation scientifique présentée comme purement objective, neutre, et directement issue des résultats de la recherche scientifique sans altération, apparaissent donc de puissantes convictions personnelles. Le poids de l’environnement culturel comme façon d’appréhender le monde est également majeur, et l’on comprend que ce sont les changements de paradigmes qui font les avancées de la science, et qui expliquent tel ou tel positionnement. Ce ne sont pas des études scientifiques, produites froidement, selon une logique rigoureuse explorant les champs les uns après les autres, qui nous donnent des réponses, mais bien à l’inverse notre vision du monde qui surplombe et ordonne les hypothèses conduisant aux études.
II La méthode scientifique nous donne-t-elle une vérité absolue ?
Une systématisation inquiétante
La médecine se fonde sur la recherche scientifique, qui est définie par une méthode ayant des critères spécifiques tels que la justification des résultats, leur reproductibilité, la rationalité du raisonnement… Elle l’est devenue encore davantage avec la généralisation dans le monde de l’ evidence based medecine (EBM), grille de lecture permettant d’évaluer les affirmations scientifiques. L’apprentissage médical et l’exercice de la médecine clinique se fondent sur cette méthodologie qui permet une hiérarchisation des sources d’information en fonction des niveaux de preuve et de la qualité des études menées (randomisation, double aveugle, cohérence avec les autres études …). Ces critères sont devenus systématiques pour évaluer une information médicale et c’est le spectre à travers lequel chaque domaine est examiné. Nombre de débats ou de questionnements se concluent par un regard sur les études s’y rapportant, que ce soit pour comparer l’efficacité de deux médicaments ou pour évaluer des approches beaucoup plus larges comme l’hypnose, l’ostéopathie, l’acupuncture...
Premier problème, cela conduit à considérer que chaque domaine est évaluable par des critères scientifiques. Or la foi, les croyances en général, les passions, ne sont pas évaluables selon des grades A, B ou D. Leur mode d’établissement n’est pas celui de la preuve, ils ne relèvent pas d’une argumentation calculante, logico-mathématique, technique.
De plus, au delà de ces domaines, il nous semble que tout sujet n’a pas vocation a être prouvé par une étude scientifique, qui ne répond qu’à une question donnée – l’hypothèse formulée, de la façon dont elle est formulée - et que d’une seule manière – en évaluant certains critères ou en les comparant à d’autres. Les étudier de cette unique manière avec une unique hypothèse ne montrerait qu’une petite partie de la richesse de ce qu’ils sont : l’on n’obtient des réponses qu’à la question que l’on pose.
Une argumentation circulaire ?
Deuxième problème, si ces critères sont utilisés pour tout évaluer, c’est qu’ils se définissent comme universels. Ce sont alors des critères généraux, permettant de jauger la valeur de toute information. A titre d’exemple, ce qu’on appelle la « médecine chinoise » comprenant par exemple l’acupuncture (à différencier de la médecine chinoise actuelle qui est la même que la médecine occidentale, et tout autant fondée sur l’EBM) n’a pas actuellement de preuve scientifique d’efficacité. En partant du postulat que les études ont été correctement menées et avec peu de biais, cela veut-il dire que la « médecine chinoise » n’est pas efficace ? Ou que l’EBM et la méthode scientifique ne sont qu’une façon de voir les choses et la médecine chinoise une autre ? Que faire de ces résultats ?
Dit autrement, est ce que ce sont les critères d’une connaissance universelle ou bien de la méthode scientifique occidentale actuelle en particulier ?
Il faut de toute évidence des critères de sélection : dans chaque domaine il nous faut nous entendre pour partir avec un présupposé, afin que nous parlions tous le même langage et puissions avancer sur la même base. Le caractère reproductible par exemple des travaux scientifiques ne serait il pas simplement la traduction d’une remise en question de ceux ci ? Le double aveugle une volonté d’impartialité ? Mais l’hégémonie de cette méthode montre bien qu’elle se place au delà d’un simple cadre de référence.
Ces critères ont été définis par les personnes qui les utilisent. La science s’auto justifie, elle définit son propre critère de légitimité, construit ses propres fondements. L’argumentation qui conduit à la considérer comme universelle est en effet problématique : la méthode scientifique actuelle est la bonne car elle conduit à des études solides et permet des résultats efficaces ; or cette efficacité est mesurée par les études scientifiques.
Comme le souligne Claudine Tiercelin « Nous partons toujours de présupposés – par exemple, en science, les mécanismes pour qu’elle fonctionne – pour établir nos vérités, or soit nous les démontrons à partir d’eux mêmes et cette défense est circulaire, soit rien ne nous dit qu’ils soient plus vrais qu’autre chose » (4). Il nous faut soit accepter que tous les critères de vérité sont pareillement valides, ou déclarer qu’un seul critère est objectif : le nôtre. Le discours scientifique médical arguerait d’une meilleure forme de validation mais ne serait pas plus légitime que tout autre discours. Même en se soustrayant à un débat plus large sur la question d’une vérité absolue ou relative, à celui de trouver une place entre relativisme et dogmatisme, persiste toujours le problème concret du caractère circulaire qui nous place hors de danger en nous extrayant d’une possible critique de notre méthode, aussi louable soit-elle.
Une réalité seulement modélisée
Notre évaluation comporte une part d’arbitraire qui questionne. Un des arguments pour prouver la vérité d’une idée peut être de façon simple son adéquation au réel. Ce qui semble facile en médecine, qui offre des situations en prises avec le réel : avant de se poser des questions métaphysiques sur la vérité, cet antibiotique guérit-il le malade ? Est-il toujours vivant ? Dans le cas du diagnostic de maladie de Lyme : le traitement a t-il été efficace ? La symptomatologie a-t-elle disparu ?
Notre débat porte en particulier sur la question de catégoriser, et donc de considérer certains symptômes comme correspondant à une véritable maladie de Lyme. Les partisans de ce lien de causalité estiment que la moindre efficacité du traitement sur les signes cliniques résulte d’une prise en charge trop tardive. Leurs opposants nient l’existence d’une telle forme qui ne répond pas aux critères diagnostiques actuels, et du fait que la sérologie (qui comme nous l’avons vu est peu spécifique) n’apporte pas de certitude. Il s’agit donc bien d’une construction humaine : nous ne sommes pas devant une entité prédéfinie « borréliose de lyme » dont nous aurions juste à décoder les signes, mais c’est bien artificiellement que nous avons établi que certains signes pouvaient être regroupés, que nous avons établi un lien de causalité avec une bactérie, et que nous l’avons nommée avec un nom propre.
Les découvertes médicales semblent donc être des constructions humaines. Le corps humain et le génome sont-ils régis par nos classifications, qui seraient des lois naturelles universelles, ou les y a-t-on fait rentrer de force ? Difficile de savoir si notre raisonnement intellectuel découle de l’observation de la nature, si la nature est faite de la façon dont on la décrit. Ou si nous la conceptualisons pour la comprendre. Oblige-t-on la nature à parler notre langage ? Les lois physiques régissent elles le monde, ou les a-t-on inventées pour comprendre la nature ?
Le diagnostic de la maladie de Lyme se pose grâce à une « démarche combinée épidémiologique clinique et biologique ». Si le diagnostic n’est pas une construction humaine mais l’expression naturelle de cette maladie, elle est donc bien farceuse pour naître avec un diagnostic aussi biscornu… En réalité ce diagnostic en trois temps révèle la pauvreté de nos instruments et notre incapacité à découvrir comment évaluer toutes les conséquences de la transmission de Borrelia burgdorferi sensu lato. Il illustre aussi la façon dont nous établissons forcément nos classifications, maladies et diagnostics : selon une découpe artificielle, fonction de notre conceptualisation. Le corps humain sera toujours beaucoup plus complexe que ne l’explique notre médecine, qui réduit les concepts en choses. La confrontation à la réalité montre la limite de nos théories, elle nous échappe toujours un peu.
III L'adoption d'une conception poppérienne de la science : l'hypothèse de Lyme
Karl Popper explique que la science est exigence de fondement, que pour ne pas laisser place à l’arbitraire nous justifions nos affirmations et ce, selon deux voies : celle de l’empirisme et celle du rationalisme, c’est à dire sur la base de l’observation ou celle de la raison, de la vision intellectuelle. Dans notre exemple les justifications appartiennent en effet aux deux aspects, qu’il s’agisse de l’observation (par exemple l’observation de la survenue de différents symptômes, de leur modification ou non après traitement antibiotique), ou de la raison, avec l’affirmation logique d’un lien de causalité avec une morsure de tique, la physiopathologie du mécanisme…
Or « L’idée erronée est qu’il faille justifier notre savoir ou nos théories par des raisons positives » (5). Dans ce cas ni une sérologie positive ni un ensemble de critères diagnostics ne peuvent justifier de la véracité d’une hypothèse car l’objectif n’est pas de les justifier. Or la justification est le fonctionnement actuel de la recherche où la charge de la preuve incombe à celui qui affirme quelque chose de nouveau (articles, publications). La recherche médicale se situe donc à l’opposé de cette idée.
Popper va même plus loin que la question de la source et de la justification : selon lui il n’existe pas de possibilité de vérité. Aucune théorie ne peut être considérée comme établie, ce n’est jamais qu’une hypothèse, elle ne peut jamais être vérifiée de façon définitive. Nos adversaires ne devraient se positionner qu’en formulateurs d’hypothèse et non d’affirmations – ce qui, nous l’avons vu, est une position visiblement difficile à tenir sur la place publique.
Même un échec de la théorie s’avère donc encore un succès scientifique puisqu’il invite à une nouvelle théorie, oriente vers un nouveau problème à résoudre. En cela l’hypothèse d’un Lyme comportant des symptômes atypiques est plus audacieuse que l’hypothèse conservatrice car même si elle s’avérait fausse, elle ouvre le champ, pose de nouvelles questions, à l’inverse d’une théorie conservatrice. Popper nous encourage à être audacieux et à proposer des théories improbables : pour lui le progrès ne consiste pas à avancer vers une certitude, mais à poser un nouveau problème, plus profond, après avoir éliminé une théorie plus simple.
Cela change donc tout à fait notre façon d’émettre nos propositions, et conduit à abandonner l’attitude actuelle de défense de l’hypothèse la plus probable possible, par le moyen d’arguments rationnels, et en y croyant fermement, au profit de la proposition de théories improbables offertes à la critique (et non plus armées pour y résister). Cependant si cette critique émise par nos pairs prend appui, toujours, sur la méthode scientifique classique, et avec nos hypothèses, elle maintient le risque de rester en vase clos, en conservant son côté irréfutable.
Popper nous invite à changer notre manière d’appréhender la science, bouleversant notre manière de présenter nos théories qui doivent toujours rester à l’état d’hypothèses. Cette conception, par son exigence, est absolument nécessaire, mais elle n’est peut être pas suffisante. L’étude de cette pensée, notre cursus scolaire à l’université, une formation scientifique, tout nous pousse à une démarche efficace, opérationnelle, pour l’étude de résultats de recherche. On nous apprend que pour rendre efficace cette démarche, il faut mettre de côté, au moins dans un premier temps, toute question de type métaphysique (à différencier des questions de bioéthique qui, elles, sont posées à distance de la recherche elle même).
Le fait même de ne pas pouvoir tout réduire à nos formules et classifications artificielles nous confronte à une dimension profondément humaine puisque quelque chose résiste à notre mise en équation. Cela dépasse la simple limitation de notre pouvoir : cette résistance nous oblige à une forme de transcendance car elle signifie que les objets étudiés sont d’une dimension autre que celle qu’on leur a assignée. Cette forme de dépassement, cette nécessité de se projeter au-delà de ce que l’on avait imaginé, semble nous ouvrir un champ des possibles infini. Il nous paraît alors absolument primordial de réintroduire de la métaphysique au sein du noyau le plus profond de la science. Ne pas réduire un coucher de soleil à un effet de longueur d’ondes et de dispersion, ou ici des symptômes à une série de dysfonctionnements, un diagnostic à une somme de critères, un traitement à l’application de procédures. Bien sûr, dans l’histoire de la médecine, et aujourd’hui, nombre de scientifiques font l’effort de se positionner avec cette exigence. Mais il nous semble que le débat sur les différentes formes chroniques de maladie de Lyme, n’a pas actuellement cette ambition.
Cela va bien au delà de la classique injonction à « mettre le malade au centre de la réflexion » ou à « réintroduire de l’humain dans les procédures », mais signifie que l’on ne peut pas se contenter de juxtaposer le domaine de la science qui expliquerait le « comment », et les autres domaines (philosophie, spiritualité, art, etc.) expliquant le « pourquoi » ou « l’autrement ». Il nous semble que faire dialoguer profondément ces domaines différents, les incorporer les uns aux autres, permet grâce à leurs interactions de poser des hypothèses plus audacieuses, et cesser d’évoluer uniquement par incrémentation. Décompartimenter les spécialités médicales voire adopter une approche transdisciplinaire, nous permettrait peut-être d’ouvrir la question. Elle est ici posée uniquement en partant de symptômes qui sont juge et partie (faisant partie de la question mais aussi du diagnostic). Il nous semble que l’approche de la complexité permet de mieux traiter ce débat, et qu’il nous faut donc associer ces différentes approches dès l’initiation d’un travail de recherche, dès que l’on se pose la question des conséquences physiopathologiques d’une infection par Borrelia burgdorferi sensu lato.
Conclusion
Derrière un discours présenté comme purement scientifique, de puissantes convictions personnelles animent les acteurs de ce débat. L’influence de la société contemporaine est également sensible, avec sa dimension confraternelle ou médiatique, mais surtout par le poids du corpus entier de ce qu’on appelle médecine, c’est à dire l’ensemble des éléments qui s’y rapportent. A cet égard, Foucault nous éclaire sur ce qui « ne va pas de soi » mais résulte d’une construction humaine, et sur l’existence d’un ensemble de règles sous jacentes, qui détermine les objets qui s’y rapportent, donc ce que l’on considère comme vrai ou non, et les a priori que nous avons.
Se pose alors la question de la méthode scientifique en elle-même, de sa supposée neutralité, de son objectivité, voire de sa propension à l’universalité, d’autant qu’elle suppose une modélisation particulière de la réalité. La méthode utilisée pour catégoriser les symptômes ou pour classer les maladies comporte une dimension artificielle, voire empirique, ce qui réduit en partie l’enjeu du débat sur l’épineuse question du rangement (ou non) d’un groupe de symptômes dans la catégorie maladie de Lyme. Avec l’avènement de l’EBM qui s’est imposée comme grille de lecture générale, nous interrogeons aussi sur sa propension à tout jauger, et sur sa prétention d’universalité, alors qu’elle ne représente peut-être qu’une méthode parmi d’autres. Présentée comme l’alpha et l’oméga de l’évaluation médicale, cette approche s’appuie sur une argumentation circulaire, car elle juge elle même des résultats de sa méthode.
Y a t il dès lors une vérité en science ? Popper nous montre que ce n’est pas le cas, que la vérité ne peut être qu’un horizon, qu’un objectif sans cesse repoussé. Si l’on ne peut pas déterminer avec certitude ce qui est vrai, cela signifie que nous ne devons pas chercher absolument à prouver nos théories, à les justifier, mais qu’elles doivent toujours rester à l’état d’hypothèses. En revanche on peut déterminer ce qui est faux. Il nous faut donc exposer nos théories à la critique afin de pouvoir progresser vers des problématiques plus profondes que nos hypothèses initiales.
Pour dépasser l’opposition médicale sur la maladie de Lyme, et ses arguments parfois étroits, il nous faut remodeler complètement l’approche qui préside à de tels débats. Cela nous conduit tout d’abord à nous confronter à l’incertitude en acceptant l’inconfort d’une vérité provisoire. Cela nécessite ensuite que nous restions en mouvement en habitant nos convictions, nos contradictions, et nos aspirations, pour instaurer une dynamique qui nous permette de progresser. Enfin il nous faut prendre de la hauteur, pour élargir le champ de nos hypothèses, sans nous enfermer dans le cadre d’une méthode scientifique rigide. Il nous semble que c’est à ce prix que nous garderons une réelle ambition médicale.
(1) Foucault M., Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p 272.
(2) Idem, p. 265.
(3) Fauchère J.- L. « La folle histoire de la découverte de Helicobacter pylori » in Biologie et Histoire n°336, mai 2017, p. 56.
(4) Tiercelin C., La démocratie ou l’espace des raisons, Cours au Collège de France, 1er mars 2017.
(5) Popper K., Des sources de la connaissance et de l’ignorance, Paris, Rivages poches, 1985, p. 127.