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TELECONSULTATION EN SOINS PALLIATIFS

Par Esther DECAZES

 

Esther Decazes est médecin de soins palliatifs. Elle a exercé en unité de soins palliatifs en région parisienne et travaille aujourd’hui en équipe mobile douleur et soins palliatifs au Centre Henri Becquerel à Rouen.

 

Article référencé comme suit :

Decazes, E. (2020) « Téléconsultation en soins palliatifs : et le corps dans tout ça ? » in Ethique. La vie en question, déc. 2020.

 

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article

 

Depuis 2018 la téléconsultation est un acte remboursé par la sécurité sociale. Il s’agit d’une consultation effectuée par un médecin à distance du patient par l’intermédiaire d’une visioconférence sécurisée. Comme c’est le cas pour beaucoup de nouveautés technologiques dans le domaine de la santé, le recours à ces techniques est encouragé au niveau des institutions où elles sont valorisées en tant qu’ « innovations ». Ainsi en 2018, le Dr Stéphanie Villet a bénéficié du prix de l’innovation de la Fédération Unicancer pour avoir mis en place une téléconsultation de soins palliatifs (1) .

La téléconsultation promet d’offrir à un patient de bénéficier d’une consultation avec un médecin distant de lui. Cet horizon est très désirable, mais la téléconsultation a quelques limites pouvant compromettre cette promesse. La téléconsultation a notamment le défaut d’être soumis aux aléas techniques : si internet défaille ou que la webcam n’est pas reconnue par l’ordinateur, elle ne pourra se dérouler. Autre limite : elle ne permet pas d’accès direct au corps du patient. Que ce soit par le toucher, mais aussi l’odeur, ou même la vue qui peut être très frustre en fonction des paramètres techniques. Or le médecin est souvent amené à effectuer un examen clinique : un examen du corps, où il l’observe, l’écoute, le touche. Il est souvent nécessaire pour poser un diagnostic. Ainsi si au décours d’une téléconsultation un examen clinique s’avère nécessaire pour aboutir à un diagnostic puis à un traitement, celui-ci ne sera pas possible en utilisant ce dispositif, compromettant la pertinence du diagnostic et du traitement proposé. Là est le premier inconfort prévisible de la téléconsultation, en particulier en cas d’urgence où cet examen clinique permet souvent de hiérarchiser le caractère de l’urgence.

A ce titre, les soins palliatifs pourraient offrir des caractéristiques facilitant la mise en place d’une téléconsultation : la maladie principale du patient est connue, et son évolutivité est prévisible. De plus, certaines consultations où l’accompagnement est central peuvent à première vue se dérouler sans avoir besoin d’examiner le malade. Une téléconsultation d’accompagnement en soins palliatifs, anticipée donc sans urgence, pourrait permettre de profiter de cette innovation sans l’inconfort qui y est associé.

Cette idée est séduisante, mais à condition de considérer que l’accompagnement se passe sans le corps.

Que l’accompagnement se passe du corps, finalement pourquoi pas ? La médecine actuelle est héritière du dualisme cartésien. Celui-ci sépare le corps, la chose étendue Res Extensa et l’esprit, la chose pensante Res Cogitans (2). La médecine s’occupe habituellement du corps. L’accompagnement, quelque peu étrange dans ce décor médical, traiterait de l’esprit.

Mais l’expérience clinique de l’accompagnement peut laisser penser que le corps y est plus impliqué qu’il n’y paraît. Le corps a-t-il une place dans l’accompagnement en soins palliatifs ?

 

L’accompagnement en soins palliatifs : du soin à la métaphysique

 

De quoi parle-t-on avec le terme d’ « accompagnement », notamment en soins palliatifs ? Il est employé couramment dans cette discipline pour désigner une réalité clinique, mais son contour précis est parfois difficile à définir. Le terme d’accompagnement vient du latin ad-cum-panum à côté de, avec le pain. Il était utilisé pour parler de l’accompagnement spirituel qui avait pour but de conduire le fidèle vers la paix avant la mort (3). Cette finalité peut se retrouver dans les soins palliatifs notamment dans les « stades du mourir » d’Elisabeth Kübler-Ross (4). Celle-ci y désigne l’acceptation comme le stade psychique ultime avant la mort. Or le cheminement du malade est bien souvent différent et cette normativité a été très décriée notamment dans le célèbre article de Robert William Higgins « L’invention du mourant. Violence de la mort pacifiée » (5). Higgins y dénonce la volonté de faire entrer de gré ou de force la personne en fin de vie dans le rôle d’un héros qui regarde la mort en face. Face à cela, comme le souligne Tanguy Chatel (3), ce concept a évolué dans les années 2000 pour se placer du côté du « cheminer avec ». Cheminer avec le patient, là où il nous emmène, sans guider spécifiquement dans une direction particulière.

A ce titre, l’accompagnement a une proximité avec la philosophie du care. Le care comme soin qui s’applique à répondre aux besoins réels de la personne et non pas aux besoins que l’on imagine pour lui. Il s’ancre d’ailleurs volontiers dans le soin lui-même. Accompagner serait par exemple non pas effectuer de façon systématique une toilette complète au lit dès lors qu’un malade s’altère. Ce serait s’appliquer à le laisser faire ce qu’il souhaite faire, quels que soient l’énergie et le temps que cela lui demande, et ne pallier son épuisement que pour les gestes pour lesquels il le demande ou l’accepte. Ou encore, ne proposer certains soins qu’en fonction du cheminement du patient. L’accompagnement s’ancre dans le soin, mais un soin qui s’applique à respecter les besoins du patient. Le soin en question dépendant de la fonction du soignant. Il est différent s’il est effectué par un médecin, une infirmière, un psychologue, un kinésithérapeute ou un représentant des cultes.

Dans cette continuité, un malade est libre de parler ou non de sa mort, et le devoir du soignant est peut-être d’être disponible pour le faire s’il le souhaite, mais de ne jamais forcer la main du malade.

L’accompagnement serait le care en soins palliatifs. Mais le soin ne suffit pas pour tenir compte de l’accompagnement, même s’il y est nécessaire.

Parfois, au décours d’une relation de soin de qualité, en présence d’un patient, une « teinte » apparaît. C’est une ambiance particulière, que certains appellent « être en vérité ». Nous entrons, avec le patient dans un moment loin des faux semblant, sans fard. Jacquemin dit « En fait nous retrouvons, au cœur d’une pratique d’accompagnement, cette importance du temps, un temps qui fait entrer conjointement accompagnant et soigné dans l’immédiateté de ce qu’ils sont et vivent. » (6).

Ces moments-là peuvent survenir à tout moment de la vie, comme nous le rappellent les poètes. Dans la tristesse, la solitude, la nostalgie mais aussi la contemplation, l’émerveillement. Elle survient avec une particulière puissance quand la mort approche.

Ricoeur utilise le terme d’Essentiel « l’Essentiel c’est en un sens […] le religieux ; c’est si j’ose dire, le religieux commun qui, au seuil de la mort, transgresse les limitations consubstantielles au religieux confessant et confessé. » (7)

S’il peut être présent à tout moment de la vie, l’approche de la mort semble révéler cet Essentiel avec une intensité particulière. Or cet Essentiel n’est pas toujours que grâce. Il peut être violent, douloureux, déchirant. Il peut être éprouvant à traverser. Il peut également être d’une grande douceur, ou d’une lumineuse beauté. Ou tout cela en même temps. Ce moment d’une particulière intensité correspond à l’entrée du patient dans l’Essentiel, et à celle du soignant avec lui. C’est une entrée conjointe dans l’Essentiel. Le rôle de l’accompagnant est d’accompagner le malade dans cette traversée de l’Essentiel. Avec lui.

L’accompagnement a plusieurs épaisseurs, deux « strates » : la première strate est le soin, le care. La seconde strate est l’entrée conjointe dans l’Essentiel que la proximité de la mort révèle. L’accompagnement se décline depuis le soin jusqu’ à la métaphysique.

 

Le corps dans le soin du médecin de soins palliatifs

 

L’accompagnement s’ancre dans le soin. La place du corps dans le soin d’une infirmière ou d’une aide-soignante, est évidente. L’infirmière utilise son corps pour agir sur le corps du patient (en posant une perfusion par exemple, ou en nettoyant une plaie). Quand une aide-soignante aide un patient à se nourrir, elle le fait avec ses bras, et la bouche du malade.

Une téléconsultation est effectuée par un médecin. Quelle place pourrait bien avoir le corps dans le soin effectué par le médecin, en particulier en soins palliatifs ? S’il s’agit de soins palliatifs précoces n’est-il pas derrière son bureau, à poser des questions ? Puis ne touche-t-il pas que brièvement le malade pour l’examiner avant de se retrancher de nouveau derrière l’autre rive de son bureau afin de rédiger une ordonnance ? Ordonnance de traitement ou d’aide humaine, qui eux agiront sur le corps du patient. Si le malade est hospitalisé, cette action ne se fait-elle pas derrière l’ordinateur dans un bureau, loin du malade ?  Le soin du médecin n’est-il pas toujours indirect ?

Le centre de cette consultation n’est-il pas la plainte exprimée du malade ? Alors quelle serait la place du corps dans cette consultation ?

Avant de se questionner sur les interactions des corps, il faut noter que, pour qu’il y ait rencontre entre un malade et un médecin (de soins palliatifs), il faut qu’il y ait une plainte du patient ayant trait à son du corps. Ou tout du moins cette plainte facilite-t-elle grandement la relation thérapeutique.

Une première rencontre sans plainte corporelle que le médecin pourrait tenter de soulager est difficile. L’alliance thérapeutique est pénible, voire impossible à mettre en place. Les équipes mobiles de soins palliatifs peuvent d’ailleurs « prendre l’excuse » d’un léger symptôme d’inconfort pour tenter une mise en relation. Le transfert en unité de soins palliatifs a plus de sens pour tout le monde si le malade est insuffisamment soulagé. Soit, quelques rencontres débutent sur la loi et les directives anticipées, mais elles sont rares. Dans la plupart des cas, c’est le corps souffrant qui est aux premières loges : une douleur qui fait mal, un sommeil qui se dérobe, une gêne respiratoire qui étouffe, une angoisse qui oppresse. La justification même de la rencontre entre le médecin et le patient se situe dans le corps.

Mais pas n’importe quel corps. Le corps ressenti, éprouvé. Il ne s’agit pas d’anomalie biologique ou d’imagerie, ni d’une métastase en tant que telle. Il s’agit d’une souffrance, que le malade éprouve dans son corps. Une souffrance ressentie dans sa chair.  

La phénoménologie différencie le corps objectif « Körper » et le corps éprouvé, la chair « Leib ». Le corps du malade est Körper, corps dans lequel se loge un dérèglement, une tumeur qui ne devrait pas y être, une fracture, une anomalie dans la concentration des minéraux du sang. Mais il est également corps éprouvé, Leib, corps tel qu’il est ressenti, corps « vivant ». Dans le cas de métastases osseuses, certaines ne font pas de bruit, ne sont pas ressenties, à peine connues du malade. En revanche d’autres provoquent des douleurs que le malade ressent. Son corps en est immobilisé, comme paralysée. Il se sent écrasé par cette douleur, terrassée par elle. Contraint, comme prisonnier. Il s’agit ici du corps éprouvé, Leib.  

De la même manière on peut trouver dans le corps objectif un épanchement liquidien dans un poumon. Mais à partir d’un certain volume, qui est propre à chacun, il pourra provoquer une gêne respiratoire voire un sentiment d’étouffement, qui sont ressentis, éprouvés.  

La maladie en soins palliatifs est une maladie évolutive qui conduit à la mort à des vitesses variables. Elle altère le corps objectif qu’elle blesse. Elle l’altère, elle le fait devenir autre. Différent d’avant. Et ces changements au sein du corps objectif sont de plus objectivés par la science médicale : les examens d’imagerie, de biologie, viendront décrire ces modifications avec des termes et des représentations qui étaient bien souvent inconnues du malade jusqu’alors.

En parallèle, la maladie altère également le corps éprouvé. Le corps ne répond plus comme d’habitude. Des douleurs apparaissent, la force diminue, l’appétit disparaît. Certaines postures pourtant si habituelles, comme dormir sur le côté la nuit, deviennent impossibles et source de souffrance.

La maladie altère le Körper et le Leib. Le corps devient doublement autre. La médecine se situe à l’intersection de ces deux corps. Michel Henri dans l’Incarnation nous dit à ce propos :

 

« Toutes les connaissances objectives mises en jeu sont traversées par un regard qui voit, sur la radiographie d’une lésion ou d’une tumeur, au-delà du corps objectif donc, ce qui en résulte pour une chair, pour ce soi vivant et souffrant qu’est le malade. La médecine est inintelligible sans cette référence constante à la vie transcendantale comme constitutive de la réalité humaine » (8).

 

Le médecin de soins palliatifs axe son soin sur le corps ressenti, et tente de l’apaiser. Pour cela il s’appuie sur le corps objectif. Par exemple de la morphine pourra être utilisée pour apaiser une douleur. Cette morphine est une molécule objective, concrète, qui va se loger au sein de récepteurs du système nerveux et diminuer la douleur ressentie. Peuvent ainsi être prescrits des traitements médicamenteux, des appareillages, de l’aide humaine. Ces soins le médecin ne les prodigue pas lui-même, mais indirectement en les « ordonnant ».

Peut-on pour autant réduire le soin du médecin aux ordonnances qu’il rédige ? Le bénéfice que pourrait tirer un malade de rencontrer un médecin pourrait-il s’y réduite ?

En soins palliatifs la plainte qui motive la rencontre entre le patient et le médecin est une plainte ayant trait au corps ressenti du patient. Mais cette souffrance ressentie fait écho, parfois de façon bien mystérieuse à ce qui se passe objectivement dans le corps du malade. Ces deux corps sont tellement modifiés qu’ils n’ont plus de lien, plus de cohérence l’un avec l’autre. C’est sur cette relation des deux corps que le médecin a un rôle bien spécifique.

Quand un patient se plaint d’une souffrance corporelle, le médecin effectue un « interrogatoire ». En soins palliatifs cet interrogatoire s’axe principalement sur le ressenti du malade. Il va encourager le patient à exprimer cette plainte venant du corps tout en l’analysant, en cherchant à ce que cette plainte prenne sens pour lui. Puis il va examiner, « ausculter », toucher la partie du corps souffrante. Cet examen est très particulier. Car tout en répondant au ressenti du patient, en cherchant ce ressenti à travers son toucher, le médecin va chercher ce qui se passe objectivement dans le corps de celui-ci. Autrement dit cet examen s’adresse simultanément au corps ressenti et au corps objectif. Il chercher la concordance entre l’altération de l’un et l’altération de l’autre. Il les remet en relation l’un avec l’autre. Il redonne la possibilité à ces deux corps de se lier l’un à l’autre. Cette mise en relation pourra être renforcée par une explication verbale de ce qui se passe objectivement dans le corps du malade et donner du sens à ce qu’il ressent. Un traitement pourra en découler, mais cet examen est un soin à part entière qui peut, en lui-même, apporter un apaisement au malade.

Et ce soin passe par le corps à corps du médecin et du malade. Certains soins du médecin de soins palliatifs sont donc beaucoup plus corporels qu’il n’y paraît, ils sollicitent toujours le corps souffrant du malade, et se déroulent bien souvent à travers un corps à corps.

L’accompagnement s’ancre dans le soin, et pour le médecin dans ce type de soin. L’accompagnement risque d’avoir des difficultés à se mettre en place si l’interaction des corps est impossible. Ce qui est malheureusement le cas en téléconsultation. On voit ici comment l’accompagnement peut déjà sembler compromis par la présence virtuelle.

 

Le corps lors de l’entrée conjointe dans l’Essentiel

 

Qu’en est-il de la place du corps dans la seconde strate de l’accompagnement, l’entrée conjointe dans l’Essentiel ?

Cette seconde strate survient au sein d’une relation de soin déjà instaurée. Elle peut se déployer si le soignant (accompagnant) y est disponible et que le malade le souhaite. Une invitation permet souvent d’en franchir le seuil.  Une invitation corporelle, où à travers son attitude le soignant témoigne de sa disponibilité à l’autre. Mais aussi bien souvent une invitation verbale, à travers une question ouverte qui, à ce moment-là, touche à l’intime. Cette même question pouvant prendre un sens très différent dans un autre contexte. Ce peut être par exemple : « Comment vous sentez-vous ? Comment est le moral ? Comment se porte votre conjoint ? Ce n’est pas trop dur ? Quels étaient-ils, ces projets ? ». Par cette invitation l’accompagnant manifeste qu’il est prêt, si le patient le souhaite, à entrer avec lui dans l’Essentiel, à l’y accompagner. Le patient est libre d’y répondre, ou non. Libre d’entrer dans l’Essentiel ou de rester loin de son seuil.

Quand elle a lieu, l’entrée dans l’Essentiel est une expérience métaphysique. Le corps y a-t-il une place ?

L’Essentiel n’est pas quelque chose qui se reconnaît par le contenu de son discours. Les propos du malade peuvent y être très variés. Certains parleront de la fin de vie, d’autres de leurs proches, d’autres encore de ce qu’ils affectionnent particulièrement dans la vie. D’autres enfin ne parleront pas. Ils se contenteront d’une phrase, un mot, un regard, un soupir, un contact physique (les fameuses mains qui se tiennent l’une l’autre). Cependant il n’y aura aucun doute sur le fait que ce moment-là, qu’il dure quelques instants, de longues minutes voire parfois une heure, sont de l’ordre de cette vérité, de cet Essentiel. Il n’y aura aucun doute car il y aura eu, à ce moment-là, cette « teinte » particulière dans l’atmosphère. Une teinte, une ambiance, que l’on ressent dans son corps parfois de façon extrêmement puissante.

Comment tenir compte de ce partage au-delà des mots ? Selon Erwin Straus les animaux se comprennent ou nous comprennent de façon immédiate, à travers des indices expressifs que nous dégageons, bien souvent sans le savoir. Une intonation. Un détail de l’expression du visage. Notre odeur peut-être. Cette communication est alinguistiques, sans le langage. De manière identique les Hommes peuvent se comprendre entre eux à travers des signaux venant du corps et perçus par celui-ci. « C’est pourquoi, au sein de l’éloignement et de l’impénétrabilité du monde, nous saisissons que quelqu’un pense, mais non ce qu’il pense, aussi longtemps qu’il ne parle pas ». (9)

De la même manière nous savons qu’un malade est entré dans l’Essentiel indépendamment de ses propos. C’est quelque chose qui se sent. Et le fait que le patient sache que nous l’y accompagnons, que nous y sommes avec lui, lui aussi le sent. De façon corporelle, immédiate, alinguistique.

Cet accompagnement, au-delà des thématiques qui peuvent s’y déployer, se déroule avant tout dans cette communication alinguistique. « Je sais que vous y êtes, et vous savez que j’y suis aussi » semble dire notre corps qui entre en résonnance avec les émotions du malade.

Et c’est dans ce corps même que nous allons puiser la justesse de nos réactions. Car ces situations sont tellement particulières qu’aucune réponse systématique ne saurait être juste dans ces circonstances. Comment être juste dans nos silences, nos réponses, la fixité ou le détournement de notre regard ou sur la précision du moment auquel saisir l’épaule ou la main du patient étreint par l’émotion ? Une réaction systématisée serait nécessairement inadaptée. Cette justesse nous la trouvons dans une disponibilité à l’autre, mais également une disponibilité aux suggestions de notre propre corps. Comme nous l’apprend Damasio (10), c’est de l’ensemble des états du corps que naissent les décisions et la créativité.

Cette entrée conjointe dans l’Essentiel est éprouvante pour le patient, mais elle ne nous épargne pas. Elle est éreintante pour l’accompagnant qui vit cette traversée. Après de tels moments il aura souvent besoin d’un peu de répit avant de continuer son travail.  

Cette entrée dans l’Essentiel, seconde strate de l’accompagnement, aussi métaphysique soit-elle, se fonde elle aussi sur une interaction entre les corps.  

 

Conclusion

 

Riches de ces réflexions, la tentation est forte, de juger la téléconsultation totalement inadaptée à l’accompagnement, après l’y avoir trouvée initialement parfaitement ajustée. Peut-être est-ce la juger trop durement.

Une des premières conclusions que l’on peut tirer de ces réflexions est qu’une téléconsultation d’accompagnement pure est impossible. Elle s’ancre toujours dans un soin. Et le soin médical repose toujours sur une plainte corporelle, plainte touchant au corps éprouvé. Ce corps éprouvé reste profondément lié au corps objectif et le médecin de soins palliatifs ne pourra pas, s’il souhaite se lancer dans la téléconsultation, s’épargner le malaise de ne pouvoir examiner son patient pour étayer son diagnostic.

Ensuite, le soin spécifique du médecin de soins palliatifs qui consiste à mettre en rapport les corps objectifs et éprouvés, peut être mis en péril par l’approximation diagnostique mais aussi par l’absence du soin corporel qui se cache dans l’examen clinique. Il pourra peut-être avoir lieu, uniquement à l’aide de l’entretien, mais de façon considérablement appauvrie.

Enfin l’élément le plus délicat est peut-être la partie métaphysique de l’accompagnement, l’entrée conjointe dans l’Essentiel. Ce partage est avant tout immédiat et corporel. Le soutien proposé par le soignant dans cette traversée se joue notamment dans sa présence. Or, celle-ci est impossible à distance.

Il est important de le souligner : l’entrée conjointe dans l’Essentiel étant impossible à distance, il convient donc d’être extrêmement prudent dans l’invitation à celle-ci, notamment verbale. Si celle-ci est formulée, il est possible que le patient ne sentant pas la présence adéquate du soignant ne s’y risquera pas. Mais s’il s’y risque, le danger est de l’avoir invité dans une traversée pour laquelle il a besoin d’être accompagné et dans laquelle, en réalité, il sera seul.

Malgré ces faiblesses de taille, la téléconsultation peut tout de même sembler pertinente dans certaines situations d’accompagnement. C’est le cas par exemple pour les patients altérés, inconfortables ou dont le transport pourrait être inconfortable, d’autant plus s’ils sont chez eux et souhaitent garder un lien avec l’équipe de soins palliatifs hospitalière. Un échange par téléconsultation peut alors s’entendre comme une réponse à un besoin profond du patient. Il pourrait être considéré comme un non-abandon.

Mais une telle téléconsultation ne pourrait malheureusement par permettre de réel accompagnement.

Comme l’a développé Dr Stéphanie Villet ou Clément Cormi (11), une solution intéressante est de ne proposer de telles téléconsultations qu’avec la présence, auprès du malade, d’un soignant (par exemple une infirmière), qui pourrait, lui, accompagner réellement le patient dans l’Essentiel si celui-ci se présentait au cours des échanges.

Ces échanges pourraient peut-être même encourager le transfert du médecin vers le soignant à ses côtés et le renforcer dans cette posture d’accompagnement et s’effacer progressivement.

 

Références :

 

1. UNICANCER - Prix Unicancer de l’innovation – 5ème édition : Le réseau Unicancer mobilise ses talents pour les patients ! [Internet]. [cité 7 oct 2020]. Disponible sur: http://www.unicancer.fr/prix-2018#palliatifwww.unicancer.fr/prix-2018#palliatif

2. Descartes R., Méditations métaphysiques, in Oeuvres philosophiques, textes établis, présentés et annotés par F. ALQUIÉ, Paris, Garnier, t.II , 1967 ; AT, IX

3. Chatel T., « L’accompagnant, Un Funambule de La Relation », in La Mort et Le Soin: Autour de Vladimir Jankélévitch, Presses Universitaires de France, 2016.

4. Kübler-Ross E., Les derniers instants de la vie, Genève, Suisse : Editions Labor et Fides, 1975.

5. Higgins R. W., « L’invention Du Mourant. Violence de La Mort Pacifiée », Esprit, 2003, pp.139–169.

6. Jacquemin D., « Place des soins palliatifs dans l’évolution d’une philosophie du soin » , in Manuel de Soins Palliatifs, Dunod, 2002, p.104.

7. Ricœur P., Vivant jusqu’à la mort, Paris, France, Éditions Points, 2019, p.43.

8. Henry M., Incarnation: une philosophie de la chair, Paris, France, Éditions du Seuil,  2000, p.232.

9. Straus E., Du sens des sens : contribution à l’étude des fondements de la psychologie, Grenoble, France, J. Millon, 2000, p236.

10. Damasio A., L’erreur de Descartes: la raison des émotions, Paris, France, Odile Jacob, 2010, p.314.

11. Cormi, C. (2020) « Télémédecine et soins palliatifs : entre non-sens et opportunités nouvelles » in Ethique. La vie en question, sept. 2020.