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La normalité à l'école de CANGUILHEM

Est-ce normal d’être malade ?

"LA NORMALITÉ À L'ÉCOLE DE CANGUILHEM"



Est-ce normal d’être malade ?

Nous avons tous, un jour ou l’autre, été malade. Etions-nous anormaux pour autant ? Le fait d’être malade, de tomber malade peut-il être qualifié d’anormal ? A l’évidence non, puisque tout vivant connaît à un moment de sa vie cette situation. En ce sens donc, on peut dire qu’il est normal d’être malade.
Pour autant, quand on est malade, "on n’est pas dans son état normal", lequel est associé à la santé. Etre malade, c’est non seulement ne plus réagir comme d’habitude (sur le plan physiologique, affectif, social), mais c’est éprouver négativement ce nouvel état. Rien n’est donc plus normal dans la maladie.
Qu’est-ce à dire ? S’il est vrai que tout vivant est confronté à la maladie, alors la maladie n’a rien d’une anomalie, et il y a au contraire de la normalité dans le fait d’être malade. Pour autant, cette normalité n’est pas celle de la santé, tant du point de vue quantitatif que qualitatif. Y aurait-il alors plusieurs normalités, ou bien peut-on retrouver une normalité unique sous cette apparente diversité ? Que signifie alors "être normal" ?

Le repérage par CANGUILHEM de l’ambiguïté du terme "normal"

Au début de son article "Le normal et le pathologique"(1), Canguilhem pose d’emblée la définition du terme "normal" en termes d’ambiguïté : "normal qui désigne tantôt un fait capable de description par recensement statistique (…) et tantôt un idéal, principe positif d’appréciation, au sens de prototype ou de forme parfaite." Ou encore : "en médecine, où l’état normal désigne à la fois l’état habituel des organes et leur état idéal" (2).
En un premier sens donc, l’état normal se définit comme étant ce qui est le plus fréquent, le plus habituel. La norme est alors une norme calculée, métrique : une norme quantitative et objectivable. Normal est ici pris au sens descriptif et factuel.
En un second sens, sera considéré comme normal "ce qui est tel qu’il doit être" (3), incluant donc un jugement de valeur. La norme, c’est ce qu’il convient de faire, d’atteindre, de respecter, c’est donc une norme estimée, valorisée : une norme qualitative, d’ordre axiologique. Normal prend ici un sens prescriptif ou idéal.
Or cette ambiguïté est aussi une confusion, au sens où bien souvent l’une des acceptions ne va pas sans l’autre : être normal, c’est être dans la moyenne, ce qui est considéré comme un bien, un signe de bonne santé physique ou mentale ou encore de bonne intégration sociale. C’est précisément cette confusion que Canguilhem se propose d’interroger, non seulement pour en montrer les fondements, mais aussi pour la critiquer.

C’est la vie qui invente les normes ("normativité")

Il faut d'abord préciser que pour Canguilhem, on ne peut comprendre ce qu’est une norme qu’à condition de la penser à partir d’une réflexion sur la vie. La vie, c’est l’idée qui permet de ressaisir le concept de norme. C'est ainsi que Canguilhem va être amené à poser la vie comme une activité consistant à poser des normes : la vie ne se caractérise pas par le simple maintien des normes, elle est invention de normes pour répondre aux modifications des milieux de vie (extérieur et intérieur) dans lesquels un corps se situe. Or cette capacité à inventer des normes, c'est ce que Canguilhem appelle la "normativité". La vie se définit donc comme une activité normative, comme ce qui est capable de transformer les normes, d'en instituer de nouvelles ; la vie est création, nouveauté, altérité.
Mais pour parvenir à cette thèse, Canguilhem doit d'abord revenir sur "une sorte de dogme, scientifiquement garanti"(4) : celui d'une identité, aux variations quantitatives près, du normal et du pathologique. Dogme dont Canguilhem va montrer d'une part qu'il se fonde sur une ontologie (erronée) unifiée de la vie, d'autre part qu'il conduit à concevoir négativement, comme une déficience, une erreur, toute forme de pathologie. C'est cette conception (erronée selon Canguilhem) de la normalité que je présenterai dans un premier moment.
Contre donc cette idée de normalité biologique univoque, Canguilhem fait valoir un perspectivisme, l'idée d'une pluralité des formes de vie : la vie a plusieurs "allures"(5), qu'on ne saurait ramener à un dénominateur commun. Plusieurs conséquences en découlent : un régime qui n'est plus celui de la déficience mais de l'altérité, une redéfinition par leur individualisation des concepts de normal et de pathologique, une relativisation de la normalité. C'est ce que je développerai dans un second moment.
Mais tout vivant humain est non seulement un individu biologique mais aussi un individu social, dont l'inscription dans le social n'est pas sans effet sur la vie. C'est pourquoi Canguilhem développe aussi une réflexion sur la normalisation à l'œuvre dans le social. Il sera alors question d'une "normativité sociale", qu'il distingue de la normativité vitale, et dont il montre les effets sur la vie tout en insistant sur le fait que les normes sociales n'échappent pas à la logique créatrice du vivant. C'est le troisième aspect de la pensée de Canguilhem que je développerai pour terminer l'exposé de ses thèses.

La normalité selon le dogme de l’identité

Dans la première partie de l'"Essai"(6), Canguilhem montre comment au 19ème le fait pathologique est dissout dans le fait normal (qui est quant à lui assimilé à la santé), ce qui conduit à la formulation d'une normalité en soi, considérée alors comme forme dominante de tout vivant.
L'homogénéité des phénomènes normaux et pathologiques s'impose comme un dogme épistémologique, tant selon Canguilhem d'un point de vue médical que biologique : la pensée médicale, dont la restauration du normal est l'objet, détermine toujours la maladie comme une augmentation ou une diminution d'être. La pathologie est alors considérée comme un fonctionnement normal, mais qui fonctionne trop bien ou pas assez bien "Ces déviations sont de l'ordre du défaut ou de l'excès"(7). La pensée biologique quant à elle considère la maladie comme le substitut naturel d'une expérimentation qui est impossible ; la pathologie est alors destinée à mieux connaître le fonctionnement normal par l'exagération qu'elle en donne. Dans les deux cas, le postulat est le même : c'est celui d'une identité réelle, aux variations quantitatives près, des phénomènes vitaux normaux et pathologiques (la maladie n'étant plus alors qu'un sous-phénomène visant à éclairer la santé, et non un phénomène autonome, ayant une spécificité). Comment en est-on arrivé là? Quelle est l'origine de ce processus?
Ce dogme trouve d'abord une origine dans une ontologie unifiée de la vie : c'est d'abord parce qu'on considère qu'il y a une unité des phénomènes de la vie, qu'on peut ainsi assimiler les phénomènes pathologiques aux phénomènes normaux de la vie. La vie, comme réalité unifiée, peut ainsi faire l'objet de cette science qu'est la biologie, dont physiologie, pathologie et tératologie ne sont que des parties homogènes.
Ce discours transparaît notamment, selon Canguilhem, dans le primat accordé à la physiologie sur la pathologie : si la pathologie est envisagée, ce n'est pas pour elle-même, mais en tant qu'elle est un obstacle à la santé, ou encore qu'elle permet de mieux comprendre la santé. La maladie n'est donc envisagée que par rapport à la santé, la pathologie qu'en référence à la santé ; ce qui est premier c'est donc la santé et ce qui s'y rapporte. En somme pour Canguilhem, le primat de la physiologie sur la pathologie révèle un discours qui, légalisant les phénomènes biologiques, les homogénéise ; lequel discours révèle lui-même une conception unifiée des phénomènes de la vie.
En amont encore de ce dogme et de cette ontologie unifiée, Canguilhem montre que ceux-ci ne sont pas sans fondement idéologique. Cette norme scientifique élaborée au 19ème est en fait sous-tendue par un jugement normatif d'origine sociale : "la tentative thérapeutique de restaurer, contre le désordre de la maladie, l'ordre de la bonne santé, est à comprendre à partir d'un primat général de l'ordre sur le désordre."(8). Je reprends ici les explications que donne G. Le Blanc : derrière cette identification du normal et du pathologique, ce qui se joue c'est l'affirmation de la primauté de l'ordre sur le désordre, de la conservation sur le changement, de l'identité sur la différence. Il y a ainsi une norme sociale qui érige en valeur l'ordre, qui considère alors toute forme de désordre comme dangereuse et donc contre laquelle il va falloir lutter. Tout changement, toute différence, toute modification sont interdits ou supprimés dans l'affirmation d'une primauté absolue de l'identité. Ce que reprend admirablement le dogme de l'identité du normal et du pathologique.

Contre ce caractère unilatéral d'une normalité biologique univoque, d'un pathologique réductible au normal, Canguilhem développe un perspectivisme qui affirme la pluralité irréductible des formes de vie.

La normalité à l’aune de la pluralité de la vie

Pour rendre compte des rapports entre normal et pathologique, Canguilhem change de perspective, quitte l'approche scientifique, pour adopter le point de vue subjectif du malade, lequel révèle selon lui la différence qualitative de la pathologie. C'est à l'expérience du sujet individuel qu'en appelle Canguilhem pour repenser le rapport entre normal et pathologique. Il rejette donc une définition scientifique du normal, au profit d’une signification subjective. Car le normal, avant d’être une catégorie scientifique, est d’abord ce à quoi se rapporte, positivement ou négativement, un individu dans l’expérience de la santé ou de la maladie.
Or, si on adopte le point de vue du sujet malade, on voit bien que pour celui-ci la maladie n'est pas comparable à la santé. L'expérience de la maladie est l'expérience d'une autre forme de vie. Le malade a un sentiment d'anormalité dans l'expérience de la maladie, se vit autre. Pour le sujet malade, être malade, c'est être un autre homme : "être malade, c'est vraiment pour l'homme vivre d'une autre vie"(9). La maladie ne se contente pas de désorganiser ou de révéler, mais elle aboutit au bouleversement complet d'une vie. La maladie instaure une rupture : pour le vivant, la maladie surgit comme un événement, comme une altération qualitative de la totalité de son être. D'où une polarisation de l'existence entre ce qui est valorisé (la santé) et ce qui est vécu comme une restriction (la maladie). Canguilhem ajoute que l'activité humaine qui consiste à évaluer la vie normale et la vie pathologique, est une activité de la vie même. La polarité subjective révélée dans la maladie se fonde sur une autre polarité, celle de la vie même. On peut alors comprendre sa conception de la vie comme normativité.
"Nous pensons [...] que la vie n'est pas indifférente aux conditions dans lesquelles elle est possible, que la vie est polarité et par là même position inconsciente de valeur, bref que la vie est en fait une activité normative. [...] Au sens plein du mot, normatif est ce qui institue des normes."(10)  La vie est qualifiée en termes d'activité. Or cette activité de la vie est double : c'est non seulement une activité de conservation, de maintien de l'organisme dans sa normalité organique (stabilité interne de l'organisme, capable d'autonomie et de constance malgré les variations du milieu). C'est donc une activité globale de régulation. Mais Canguilhem insiste aussi sur la dimension productrice ou créatrice de la vie. C'est cette puissance créatrice qui permet à l'organisme, dans des situations nouvelles ou menaçantes d'inventer de nouvelles normes. Il n'est plus simplement question ici de normalité organique mais bien de normativité organique.
Ce que précise Canguilhem, c'est que l'activité de régulation se fonde sur l'activité de différenciation : car si l'équilibre de l'organisme peut être maintenu, c'est d'abord parce que l'organisme valorise ce qui est favorable à cet équilibre et dévalorise ce qui pourrait le perturber. La régulation suppose en amont une activité de valorisation de l'équilibre du milieu : il n'y a donc pas de normalité organique sans une normativité. Cette normativité exprime l'activité fondamentale de la vie comme lutte contre ce qui lui nuit. Ainsi donc la vie apparaît-elle comme ce processus de différenciation par lequel tout vivant produit ses propres normes biologiques. En somme, la normativité a deux effets : elle valorise la vie, tout en individualisant le vivant.
La normativité permet alors de clarifier la distinction entre le normal et le pathologique.  Plusieurs points sont ici à souligner.
-La normativité désigne la puissance de la vie de créer de nouvelles normes. Or c'est elle qui va fonder le normal : la normalité d'un organisme vient de sa normativité. Ce qui signifie que la norme, pour un organisme, c'est sa capacité à changer de norme ; à l'inverse, la pathologie se manifeste par la réduction de l'organisme à une norme unique. "l'homme normal, c'est l'homme normatif, l'être capable d'instituer de nouvelles normes, même organiques. Une norme unique de vie est ressentie privativement et non positivement."(11)  C'est donc la normativité organique, comme capacité de changer de normes de vie, qui fixe la normalité de l'organisme ; et de ce point de vue, un organisme malade est un organisme dont le pouvoir normatif est réduit.
-de là découle une redéfinition de la santé et de la maladie. Si la santé se caractérise par une capacité normative, par une normativité accrue, en revanche dans la maladie c'est cette capacité normative qui est affectée. Non pas que toute normativité disparaisse, mais il s'agit d'une "normativité restreinte" : être malade, c'est voir sa normativité atteinte, restreinte, à la fois par rapport à ce que peuvent faire les autres, et à la fois pas rapport à ce que l'individu pouvait faire avant. En somme, la distinction entre la santé et la maladie n'est pas une distinction selon la normalité mais selon la normativité. Ce qui signifie aussi que la maladie n'est pas l'absence de normes : "l'état pathologique ou anormal n'est pas fait de l'absence de toute norme. La maladie est encore une norme de vie, mais c'est une norme inférieure en ce sens qu'elle ne tolère aucun écart des conditions dans lesquels elle vaut, incapable qu'elle est de se changer en une autre norme."(12) Etre malade, c'est se sentir anormal non au sens où on ne serait soumis à aucune norme, mais au sens où on éprouve subjectivement un sentiment d'amoindrissement de la normativité.
Ce que montre alors Canguilhem, c'est que le sens du normal et du pathologique est d'abord individuel : c'est par référence à la capacité normative d'un individu qu'il faut les déterminer. La norme  ne prend sens que pour un individu. Canguilhem opère ainsi une individualisation des concepts de normal et de pathologique : "en matière de normes biologiques, c'est toujours à l'individu qu'il faut se référer"(13). La normalité est donc singulière et non universelle : c'est un individu qui se sent ou non normal, qui s'éprouve subjectivement comme tel. Par conséquent, il n'y a pas de séparation absolue entre ce qui est normal et ce qui est pathologique : ce qui est normal dans une situation peut devenir pathologique dans une autre, et inversement. Quant au passage de l'un à l'autre, il est subjectivement éprouvé par un individu : "de cette transformation, c'est l'individu qui est juge"(14).
De cette individualisation de la normalité découle alors sa relativisation : il n'y a plus de frontière distincte entre le normal et la pathologique, puisque celle-ci dépend non seulement d'un individu, mais encore de la manière dont il appréhende une situation (une même situation peut être vécue, par un individu, comme normale à un moment donné, et anormale à un autre). "Il n’y a pas de fait normal ou pathologique en soi. L'anomalie ou la mutation ne sont pas en elles-mêmes pathologiques. Elles expriment d'autres normes de vie possibles."(15) On ne saurait donc établir, de manière absolue, une normalité valable de manière immuable pour un individu et de manière universelle pour tous les individus : la normalité se mesure à l'aune d'une subjectivité qui s'éprouve comme telle.
Mais en définissant ainsi la normalité par le vécu individuel d'une normativité accrue, et par opposition au sentiment d'une normativité restreinte (ressentie comme anormale), Canguilhem ne rétablit-il pas une différence quantitative et non qualitative entre les deux ? Ne réintroduit-il pas une continuité entre le normal et le pathologique ?
Il faut comprendre au contraire que la maladie ne se contente pas de désorganiser ou simplement modifier l'état normal de santé. La maladie n'est pas à concevoir selon le régime de la déficience (par rapport à un état normal de santé), mais de l'altérité : elle est un complet bouleversement de la vie, une allure de vie distincte. Canguilhem insiste en effet sur cette idée que la vie a plusieurs allures : "Parmi les allures inédites de la vie, il y en a de deux sortes. Il y a celles qui se stabilisent dans de nouvelles constantes, mais dont la stabilité ne fera pas obstacle à leur nouveau dépassement éventuel. Ce sont des constantes normales à valeur propulsive. Elles sont vraiment normale par normativité. Il y a celles qui se stabiliseront sous forme de constantes que tout l'effort anxieux du vivant tendra à préserver de toute éventuelle perturbation. Ce sont bien encore des constantes normales, mais à valeur répulsive, exprimant la mort en elle de la normativité. En cela elles sont pathologiques, quoique normales tant que le vivant en vit."
Or cette altérité de la maladie est à entendre non seulement au sens biologique, mais aussi au sens existentiel et social. Au sens biologique car la maladie affecte la totalité de l'organisme, le rendant alors étranger à lui-même. Canguilhem prend l'exemple du diabète, qui montre que la maladie n'affecte pas une ou deux fonctions de l'organisme (même si certains organes sont favorisés), mais l'organisme dans sa globalité (même les larmes du diabétique sont sucrées). En ce sens, le diabète apparaît comme une autre allure de la vie. La vie est créatrice, productrice, jusque dans la maladie. Mais l'altérité de la maladie est aussi existentielle : le rapport  à la vie est autre dans la pathologie. Le malade, s'il n'est pas privé de normes, a un sentiment d'anormalité car il se sent malade, s'éprouve comme séparé et des autres (non-malades) et de lui tel qu'il était avant la maladie. La pathologie introduit une rupture, une discontinuité dans l'existence du sujet. Etre malade, c'est donc être transformé dans son corps et dans son esprit : la vie psychique, et pas seulement la vie somatique, est marquée par la maladie (chacune pouvant d'ailleurs évoluer différemment : on peut être encore atteint psychiquement alors même qu'on est guéri physiquement). De même, la vie malade est toujours nécessairement rapportée non seulement à une signification existentielle, mais aussi à une signification sociale : le normal est socialement associé au régime de la capacité, quand le pathologique est associé à celui du handicap, de l'incapacité.

Ce que montre donc Canguilhem, c'est que si pour le vivant singulier malade, la maladie est une restriction, en revanche pour la vie, la maladie est une forme nouvelle, une invention de vie, qui accroît donc la normativité de la vie.
Faire de la maladie un phénomène normal pour la vie même s'il est vécu comme anormal par le vivant malade, c'est alors aussi totalement repenser l'irrégularité, l'erreur, le raté que pourrait constituer la maladie : la maladie est à concevoir comme une création originale de la vie dans un vivant.  Bien plus, la maladie n'est pas un simple accident externe à la vie et au vivant : elle est au contraire une structure nécessaire du comportement vivant. Dans la maladie, la santé est mise à l'épreuve, à la fois testée (et renforcée par cette épreuve) et menacée. En somme pour Canguilhem, ce qui définit la santé, c'est la possibilité de courir des risques, d'admettre de l'imprévu, d'affronter l'inédit, et par là d'ouvrir des possibles inexplorés de la vie. Et la maladie, c'est ce qui vient limiter cette capacité d'innovation, d'adaptation, et en même temps la révéler dans la capacité à surmonter cette maladie ou à vivre avec : l'erreur que constitue la maladie n'est pas le contraire de la réussite que serait la santé. L'une et l'autre sont des devenirs possibles du vivant, l'une et l'autre sont des allures distinctes de la vie.

Du vital au social

Parce qu’à travers l’analyse du dogme scientifique, Canguilhem a décelé en réalité un dogme social de conservation de l’ordre établi ; parce que par ailleurs la question de la norme se pose aussi dans le champ du social, Canguilhem en vient à se confronter alors plus explicitement au problème des rapports entre le sens social des normes et leur sens vital. Deux problèmes animent sa réflexion.
Dans l’Essai de 1943 (16), le problème que se pose Canguilhem est le suivant : comment préserver le sens vital du normal et du pathologique (révélé par cette compréhension philosophique de la vie), contre les diverses réductions produites par le champ social, lequel investit également le terrain du normal et du pathologique ? L’enjeu vise donc à préserver un sens vital du normal, contre les réductionnismes sociaux, qui viendraient réintroduire une unification non seulement théorique (dogme scientifique), mais aussi pratique. Dans cette perspective, Canguilhem va insister sur la nécessité de préserver le sens subjectif du normal, contre toute détermination purement sociale : il s’agit de faire du normal un concept vécu, et non un concept social, médiatisé par la science.
De même le souci de Canguilhem est-il de faire apparaître la dimension profondément originale de la normativité appréhendée dans l’expérience d’une subjectivité : le normal et le pathologique sont ainsi, pour le vivant humain, des valeurs subjectives qui échappent "à la juridiction du savoir objectif. On ne dicte pas scientifiquement des normes à la vie. (...) Il n’y a pas de pathologie objective. On peut décrire objectivement des structures ou des comportements, on ne peut les dire "pathologiques" sur la foi d’aucun critère purement objectif."(17). Il est donc impératif, contre toute détermination externe du normal et du pathologique, de retrouver le sens individuel, vécu, immanent, de ces concepts.
Mais si la normativité vitale ne doit pas se dissoudre dans la normativité sociale, à l’inverse la normativité sociale ne doit pas non plus être a priori limitée par la normativité vitale. C’est ici que l’on retrouve le deuxième problème : comment, sans perdre la valeur et la spécificité de la normativité vitale, prendre en compte cette autre forme de la norme qui apparaît dans la normalisation ?
Il va d’abord s’agir de reconnaître que la vie n’est pas une première "chose", une nature première : on n’a jamais accès à du vital pur. Au contraire la vie est toujours socialisée, traversée d’énoncés et de pratiques culturels, sociaux, etc. De sorte que l’organisme est toujours dépendant de son inscription dans un certain milieu social, lequel détermine un certain rythme de vie, une certaine longévité, une certaine alimentation, etc. Il serait donc totalement vain d’imaginer concevoir et a fortiori rétablir un mythique état de nature biologique, une "innocente" normalité biologique. Si la peur d’être malade ou la réalité même de la maladie pousse l’individu à se projeter vers une parfaite santé antérieure, vers une normalité objectivement déterminée par la biologie, reste que cette pureté de la santé, cette normalité biologique objective n’existe pas.
D’autre part, Canguilhem insiste sur la nouvelle distinction qu’il y a à faire entre deux formes de normativité : si la "normativité vitale" rend compte de l’enracinement de la normativité dans la vie, la "normativité sociale", qui se manifeste dans le processus de normalisation, a une vie propre et des caractères propres. 1) Sur le plan social, la normativité prend la forme d'une normalisation. Le normal, c'est ce qui se soumet et qui correspond ainsi à des règles : le normal, c'est le normalisé. 2) Dans le vivant l’exigence de normes est interne à l’organisme, immanente car elle correspond à une nécessité vitale ; dans le social au contraire, la normalisation repose sur un choix arbitraire de normes transcendantes collectivement déterminées : "la normalisation […] est l’expression d’exigences collectives" (18). La norme ne vaut pas de manière interne, elle est imposée de manière prescriptive, en vue de promouvoir une valeur socialement construite. La norme au sens social, c’est une exigence qui cherche à s’imposer à une existence. 3) La normalisation c’est ce qui permet, par l’institution d’une valeur commune, d’unifier le champ social. Les normes sociales visent donc à organiser l’espace social. Mais cette organisation n’a rien d’immédiat, d’évident comme ce peut être le cas pour un organisme ; le phénomène de régulation qui est inhérent à l’organisme est au contraire extérieur et donc à conquérir pour la société. Dans l'organisme, la fin est immanente et se confond donc avec sa mise en œuvre ; dans la société au contraire, l'organisation, parce qu'il n'y a pas de fin naturellement assignée, doit être déterminée par les individus eux-mêmes (et de ce fait, toujours en débat, toujours susceptible d'écart, de variation).
Comment alors articuler ces deux normativités ? Faut-il concevoir deux normalités, l’une vitale l’autre sociale ? Ou peut-il émerger une conception commune de ces deux champs ? On peut remarquer que les normes sociales elles-mêmes n’échappent pas à la logique créatrice du vivant : de même qu’il y a une normativité vitale, il y a une normativité sociale ; à la fois la position de valeurs, et la possibilité d’un écart à cette valeur constituée en norme. Pas plus que les normes vitales ne sont garanties (toujours menacées par la maladie ou les modifications du milieu de vie), les normes sociales ne le sont. Toute norme s’accompagne du risque de dissolution de la norme : "C’est par leurs écarts qu’on reconnaît les normes" (19). Ce qui signifie que sans négliger la spécificité des normes sociales, on peut insister sur l’idée que la normativité sociale, comme la normativité vitale, est productrice d’écarts (au sein desquels, un sujet peut inventer une voie nouvelle, faire "craquer les normes" et "en instituer de nouvelles" (20)). En somme, la vie comme le social est position de valeurs, lesquelles sont toujours à concevoir dans leur fragilité, dans leur possible remise en cause et dépassement. Etre normal c'est être normatif, capable d'un écart à la norme par l'invention de nouvelles normes.

Canguilhem nous invite donc à penser le concept de normalité en lien avec une réflexion sur les valeurs. Etre normal, c'est à la fois être capable de valoriser, et en même être capable de supporter des écarts à ce qui est ainsi valorisé. Or il me semble qu'à partir de là, on peut envisager à la fois des conséquences, mais aussi des problèmes issus d'une telle conception de la normalité. C'est pourquoi je voudrais, pour finir, ouvrir quelques pistes pour une réflexion plus orientée vers l'éthique, à partir de ces analyses de Canguilhem sur la normalité.

Conséquences et problèmes éthiques

La première de ces pistes, je la reprends à P. Ricœur dans un article paru dans Le juste 2 (21). Dans cet article, Ricœur insiste sur le fait que le pathologique, parce qu'il est une allure propre de vie (et non une anormalité, une infériorité) mérite d'être en soi-même objet de respect. La pathologie, ou le handicap, parce qu'ils ne sont pas seulement à concevoir en terme de déficit, mais bien comme des aventures singulières de la vie, ont à être respectés pour eux-mêmes. "La maladie (...) est autre chose qu'un défaut, un manque, bref une quantité négative. C'est une autre manière d'être-au-monde. C'est en ce sens que le patient a une dignité, objet de respect."
Pourquoi alors constate-t-on des formes d'irrespect à l'égard des malades, des handicapés? Pourquoi une telle mise à l'écart (de plus en plus véritable mise à l'index si on regarde du côté du début comme de la fin de vie) du handicap, de la malformation, de l'infirmité, de la faiblesse sous ses différents aspects? Cette question conduit alors à réfléchir sur les normes sociales qui viennent encadrer le vital : alors que le vital admet en son sein même des écarts à la norme, des maladies, etc., leur rejet ne peut se comprendre que du point de vue d'un jugement social. Pour Ricœur, cette non reconnaissance de la vie malade en général relève d'un jugement social d'exclusion, appuyé sur une certaine idée (erronée selon Ricœur) de la normalité sociale : "Est normale la conduite capable de satisfaire aux critères sociaux du vivre ensemble."(22) Or ainsi que le remarque très bien Ricœur, le critère qui détermine aujourd'hui le vivre ensemble, c'est celui de l'autonomie, "de gestion propre de son genre de vie". Dès lors l'hétéronomie, l'incapacité à l'autonomie ne peut qu'être renvoyée hors du champ de la normalité, ce qui signifie sur le plan social, qu'être exclue. "La société voudrait ignorer, cacher, éliminer ses handicapés. Et pourquoi? Parce qu'ils constituent une menace sourde, un rappel inquiétant de la fragilité, de la précarité, de la mortalité."(23) C'est ainsi que ce qui n'était qu'un écart sur le plan biologique, se transforme en mise à l'écart sur le plan social.
    C'est pourquoi, contre cette non reconnaissance du pathologique, Ricœur réaffirme-t-il qu'être malade est une autre manière d'être au monde, autant digne de respect qu'une autre. Le respect dû au patient est la conséquence éthique obligée qui découle de cette nouvelle allure de vie qu'est la maladie. En somme, si le patient a à être respecté, ce n'est pas ici en référence à une quelconque notion d'humanité ou de dignité qui serait conférée à toute personne, même la plus fragile. Le respect dont il est ici question est un respect dû à la personne en tant précisément qu'elle est malade. La respecter, c'est alors reconnaître qu'elle a une valeur propre, que la maladie est porteuse d'une autre forme de vie. Car derrière ce respect dû au patient, ce qui est manifesté c'est un respect plus fondamental dû à l'allure de vie nouvelle : le pathologique, par lui-même, est digne de respect car porteur d'un sens autre de la vie. "Il importe à l'individu réputé bien portant de discerner dans l'individu handicapé les ressources de convivialité, de sympathie, de vivre et de souffrir avec, liées expressément à l'être malade." Il y a donc une véritable richesse de l'altérité malade, que la société doit non seulement reconnaître, mais aussi prendre en charge. C'est-à-dire que la société doit ouvrir au maximum ses normes aux formes de vie autres.
    Le deuxième aspect de ma réflexion consistera plus à souligner ce que pourrait être, me semble-t-il une mauvaise lecture de Canguilhem, qui servirait, au nom de la normativité et de la créativité, à justifier certains choix, certaines nouvelles normes. N'est-ce pas en effet inventer de nouvelles normes, se montrer normatif que de proposer comme norme en matière de décision dans le champ de la naissance le "projet parental"? N'est-ce pas se montrer inventif et normatif que d'envisager la GPA ou l'ectogénèse?(24). Certes les auteurs en faveur de ces pratiques ne mentionnent pas Canguilhem, ne se réfèrent pas à lui, n'évoquent nullement ses thèses pour justifier les leurs. Mais parce que celles-ci critiquent un certain immobilisme, une certaine rigidité des normes, on pourrait envisager de fonder ces thèses sur ce que dit Canguilhem. La question se pose en somme de savoir jusqu'où on peut accepter une pluralité de normes. Refuser l'ectogénèse est-ce manifester une incapacité normative, et donc une forme de pathologie? Refuser nombre de possibilités offertes par la technique, n'est-ce pas se montrer incapable d'adaptation au milieu (aux changements de la société), refuser de nouvelles allures de la vie?
    Contre cette possible utilisation des thèses de Canguilhem, il me semble qu'on peut renvoyer à deux aspects de sa pensée :
- des décisions, sous couvert de nouveauté, de créativité, semblent plus révéler une perte de normativité qu'une réelle normativité accrue : ainsi peut-on lire certaines décisions prises à l'égard du handicap. Bien plus qu'une tolérance à des formes de vie autres, les choix opérés, visant de plus en plus à l'éviction de tout handicap, sont peut-être à lire comme un rétrécissement de la capacité à accepter la diversité, la pluralité, la différence. Les nouvelles normes consistent alors à se resserrer sur une seule : l'humain sans défaut, parfaitement conforme au projet parental, parfaitement adapté à une société de l'autonomie.
- par ailleurs, la manière dont Canguilhem articule normes vitales et normes sociales peut, me semble-t-il, nous aider à critiquer ces nouvelles pratiques ou ces nouvelles revendications. La réflexion de Canguilhem en effet suppose de penser ensemble les normes vitales et les normes sociales, l'émergence du sujet humain dans sa singularité et sa liberté se jouant précisément dans cette interaction : de même que la normativité sociale rend possible un arrachement de l'homme au déterminisme naturel, la normativité vitale est aussi ce qui permet à l'homme de ne pas être le simple produit de normes sociales. C'est pourquoi il me semble qu'avec Canguilhem on est conduit certes à faire place à la normativité sociale, à inventer socialement de nouvelles normes, de nouvelles allures de vie. Mais en même temps celles-ci sont à inscrire au sein d'une normativité vitale, d'une prise en compte de ce que la vie elle-même produit. En somme, à la lecture de Canguilhem, on apprend je crois à chercher un rapport aux normes qui ne soit ni réductible au biologique ni réductible au social. Ce qui montre alors une nécessaire limitation au pluralisme des normes.

Marie GOMES-ST-BONNET

 

Notes :

(1)    paru dans La connaissance de la vie, Vrin, 1965 (CV).
(2)    Idem. p. 76
(3)    Ibidem.
(4)    Le normal et le pathologique, PUF, 1966 (NP) p. 14
(5)    Id. p.137
(6)    Ibid.
(7)    NP p.24
(8)    G. Le Blanc : Canguilhem et les normes, PUF, 1998, p.48
(9)    NP p.49
(10)    NP p.77
(11)    NP p.87
(12)    NP p.119
(13)    NP p.118
(14)    NP p.119
(15)    NP p.91
(16)    NP II chapitre 3
(17)    NP p.153
(18)    NP p.176
(19)    NP p.205
(20)    NP p.106
(21)    Le juste 2, Esprit, 2001, p.215 sq.
(22)    p.220
(23)    id.
(24)    voir sur ces questions les travaux notamment de P. Descamps, D. Mehl, M.-A. Hermitte