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Soin du patient exilé

Soin du patient exilé,

l’espoir d’une éthique de la discussion

Soin du patient exilé, l'espoir d'une éthique de la discussion

 

par Sophie BOUQUIGNAUD

    
Sophie Bouquignaud est assistante sociale en faveur des patients à l'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris depuis 1995. Elle exerce actuellement au sein du service de cancérologie à l'hôpital Cochin.

Article référencé comme suit :
Bouquignaud, S. (2019) "Soin du patient exilé, l’espoir d’une éthique de la discussion" in Ethique. La vie en question, juillet-août 2019.

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article
    
    La prise en charge de patients rendus vulnérables par l’exil, la précarité et la maladie cancéreuse, questionne, heurte, indigne parfois, dans ce qu’elle révèle de contradictions.
    La situation administrative des patients ayant fait le choix de l’exil pour accéder aux soins ne permet pas l’obtention d’une couverture sociale dans un court délai, éloignant, de là, l’initiation d’une prise en charge médicale. Sans réponse favorable à offrir, nous semblons manquer à notre responsabilité.
Après le "refus" de certains médecins qui peut prendre la forme d’un "les soins sont possibles si vous parvenez à obtenir une couverture sociale", l’assistante sociale devient "porteuse" de toutes les attentes du patient dont celle d’obtenir l’Aide Médicale, perçue comme un sésame qui permettrait la guérison.
L’incohérence temporelle entre le projet médical et le projet social induit un questionnement éthique important, enfermant l’assistante sociale dans des injonctions contradictoires.
En effet, si d’un côté il argue des "soins pour tous", l’hôpital public s’efforce dans un même temps de répondre aux exigences de l’Etat qui attend de lui un équilibre budgétaire, voire d’être excédentaire. Si l’accès aux soins doit être assuré, le coût de l’hospitalisation reste une réalité et la facture est imputable au patient en défaut de couverture sociale. Les personnes en situation précaire souffrent de fait des conséquences des contradictions entre l’hospitalité et les politiques sociales.
Ainsi, quand nous nous heurtons aux limites des lois, des politiques sociales et de l’engagement de l’autre, il ne semble rester que la conscience de notre responsabilité.
Ce contexte d’injonctions paradoxales lourdement ressenti par le travailleur social semble l’être aussi par l’ensemble de l’équipe médicale et soignante. La force des demandes de ces patients et notre difficulté à y répondre, mènent parfois à des discours et des prises de positions caricaturales des différents acteurs. Cela donne lieu à des enjeux individuels, du fait de la fonction de chacun, qui semblent parfois s’opposer, générer des désaccords, tendre les échanges, voire rendre le dialogue inexistant.
En effet, le sujet semble mettre en lumière une certaine forme d’incapacité à échanger qui questionne plus largement le concept de discussion et son importance dans le dessein d’une décision qui semblerait la plus juste pour tous et interroge une forme de responsabilité plus collective dans le processus pré-décisionnel pluridisciplinaire.


Soins du patient exilé, les mots pour dire l’autre

La responsabilité infinie, à l’épreuve des paradoxes

La traduction des injonctions contradictoires qui sature l’espace de la prise en charge des patients exilés atteints de cancer contient, en soubassement, la question de la responsabilité. Cette dernière semble nous placer au cœur d’injonctions paradoxales et nous donne le sentiment de devoir servir deux maîtres à la fois ; d’abord le patient, l’Autre envers lequel, selon Levinas, notre responsabilité est infiniment engagée et qui nous assigne à responsabilité. Je suis responsable d’autrui du simple fait de l’existence d’autrui. Mais aussi le tiers, qui modère la responsabilité à laquelle nous enjoint Levinas et qui exige lui aussi un dévouement important.
Pour Levinas, la responsabilité est une responsabilité pour autrui. "Dès lors qu’autrui me regarde, j’en suis responsable, sans même avoir à prendre des responsabilités à son égard ; sa responsabilité m’incombe. C’est une responsabilité qui va au-delà de ce que je fais" (1). La conception levinassienne du sujet et du rapport au monde dépend de cette expérience fondamentale. La responsabilité que j’ai à son endroit semble toucher mon statut d’être et semble incessible.
Ainsi, face au patient trop démuni pour assumer le coût des traitements, se trouver dans l’incapacité de lui offrir une réponse favorable ne me dégage pas pour autant de la responsabilité que j’ai à son endroit.
Pensée ainsi, la responsabilité envers autrui connaît-elle des limites ?

Les contradictions que semble porter en son sein l’institution hospitalière, réclamant d’un même mouvement l’accès aux soins pour tous et la recherche d’un équilibre budgétaire, se situent également sur un autre plan. En effet, si le visage lévinassien porte en lui un commandement à responsabilité pour autrui, si l’Autre est "le pauvre pour lequel je peux tout et à qui je dois tout" (2), il n’est ici question que d’une relation duelle et interpersonnelle.
La réalité est que nous établissons des relations avec une pluralité d’individus et s’y engage, avec la même force, la responsabilité pour autrui. Il y a un infini de l’exigence éthique. En effet, l’Autre n’est pas seul. Le visage d’autrui ouvre à l’humanité tout entière. Le tiers, "c’est-à-dire de toute l’humanité qui nous regarde" (3), exige lui aussi un dévouement absolu. La responsabilité éthique en est modifiée car nous ne pouvons plus tout donner à l’Autre sous peine d’ignorer le tiers et les autres avec lesquels nous constituons société. La responsabilité infinie que j’ai à l’endroit de l’Autre doit l’être également à tout Autre.
La responsabilité à laquelle nous enjoint Levinas, modérée par l’intervention du tiers qui exige lui aussi un dévouement absolu, amène la question de la justice. La présence du tiers signifie que la justice doit articuler et concilier une justice éthique, où l’Autre est tout,  et une justice politique qui tient compte du tiers.

Le domaine du soin, ressource rare, questionne avec force son accès inégalement réparti sur la planète et interroge notre hospitalité et notre responsabilité envers les personnes malades, qui font le choix de l’exil pour accéder aux soins. L’idée d’en faire bénéficier tous les êtres humains qui en ont besoin, semble avoir peu de prise dans la réalité.
Ainsi, la maîtrise médicalisée des dépenses de santé porte en son sein un enjeu éthique important. Elle questionne la répartition et la distribution des richesses au sein d’une collectivité. La question de la justice y est ainsi inhérente. En effet, une allocation moralement bonne de ressources rares est une allocation justement allouée. Ceci a pour conséquence de bien souvent placer les directions des hôpitaux dans une dynamique prioritairement économique, tout en déléguant la question éthique du juste et du bien aux personnels soignants. Par rapport à l’entreprise d’un traitement médical pour les patients étrangers, dépourvus de couverture sociale, il semble bien que les soignants aient intériorisé le poids de cette contrainte et de ce choix, les plaçant dans une injonction contradictoire à l’aune de l’hospitalité, valeur majeure et incarnée par les hôpitaux publics français.


Le langage, une guise de l’hospitalité

Les déplacements récents de populations et les milliers de morts aux frontières de l’Europe, semblent avoir questionné les populations européennes, poussé les gouvernements à mettre en place des politiques d’accueil et à s’exprimer largement sur les flux migratoires. L’intensité de la demande d’accueil rend plus présentes les questions de l’hospitalité, du rejet et la possibilité même d’un monde commun. La mobilité et les déplacements des hommes en réponse à une inégalité des conditions de vie, permet de prêter attention aux mots des sociétés pour parler des personnes exilées.
Les termes employés aujourd’hui par les pouvoirs publics et les médias, pour décrire ces personnes exilées, semblent ne pas recouvrir la même signification pour tous, ni la même réalité. Des distinctions de langage et des catégorisations existent. Elles désignent le "réfugié", qui, menacé de mort ou de persécution dans son pays d’origine, doit partir et demander l’asile à un Etat, et le "migrant", souvent qualifié de "migrant économique" qui, par choix ou contrainte, quitte son pays d’origine et ne peut faire valoir ses droits à l’accueil. Cette distinction de langage, tout d’abord expliquée par la nature des droits auxquels les personnes exilées peuvent prétendre, semble aujourd’hui ne plus se cantonner à cette unique distinction mais tenir à une sorte de "tri" qui tend à hiérarchiser, voire juger, la légitimité du motif d’exil. Le migrant dit "économique" semble bénéficier d’une importante représentation négative. Ce construit péjoratif renvoie l’image d’une personne au motif de présence douteux, orienté vers le profit des richesses d’une nation, au détriment des autres.
De nos jours, les soins des patients exilés s'inscrivent dans le contexte de la mondialisation de l'humanité et la réalité économique actuelle contrecarre l’idée du cosmopolitisme et d’une hospitalité effrénée. En effet, l’impact de la crise économique et du chômage semble enfermer l’Etat et les citoyens dans des préoccupations de subsistance, qui ne fondent pas un terreau fertile à l’hospitalité, y compris dans le domaine du soin (4).
Cette relation incertaine établie entre les personnes exilées et les sociétés européennes, tiraillées entre la peur et le devoir de sauver ces personnes, semble se retrouver dans la confusion des termes pour désigner les personnes exilées. Elle se perçoit à l’échelle plus réduite de l’hôpital, posant le même type d’injonctions contradictoires et questionnant, de la même façon, l’engagement.

L’état de santé des exilés est associé à des facteurs de vulnérabilité multiples qui touchent les plans psychologique, social, juridique, et celui, proprement médical.  Ce cumul d’éléments constitue une spécificité de cette catégorie de patients accueillis à l’hôpital. La prévalence du cancer chez les patients venus se faire soigner est importante. Pour eux, le retour au pays signifie souvent la mort et la souffrance à court ou moyen terme. Ils ressentent souvent une forme de culpabilité de n’avoir pas pu faire autrement que partir pour accéder aux soins, et ce sentiment est décuplé par la dévalorisation sociale et l’absence de logement décent ou d’hébergement.
Les politiques sociales ont apporté un certain nombre de réponses spécifiques en faveur de l’accès aux soins des patients en situation de précarité. Le régime de Sécurité Sociale (5) en France reste l’un des plus favorables et protecteurs dans le monde. Ainsi, toute personne, française ou étrangère, résidant en France de façon ininterrompue depuis plus de trois mois ouvre droit à une protection maladie.
Il existe une représentation négative forte à l’égard des migrants venus pour se faire soigner. Les préjugés associent souvent "migration" et "fraude". Ils induisent l’idée d’une forme d’abus du système de soins français de la part des patients exilés et peuvent conduire à de la suspicion et à une délégitimation des demandes du patient.

Etymologiquement, le mot hospitalité vient du latin hospitalitas, dérivé du mot hostis, qui désigne l’étranger, et singulièrement aussi une parenté étymologique avec l’ennemi. L’hospitalité est une forme de sociabilité qui dispose à ouvrir sa porte et à accueillir l’Autre, chez soi, qu’il soit ou non étranger. Elle semble répondre à la vulnérabilité, à un appel auquel nous ne saurions nous dérober. Derrida semble exprimer l’idée que c’est même elle qui nous humanise : "Je ne serais pas ce que je suis et je n’aurais pas de maison, de nation, de ville, de langue si l’autre, l’autre par sa venue ne me les donnait" (6). L’hospitalité oblige ainsi à se révéler et à montrer sa condition d’homme.
Le phénomène migratoire semble poser à la philosophie la question des critères justes pour autoriser ou non l’entrée et le séjour d’une personne de même que la question des droits et des devoirs qui découlent de cette présence (7).
La légitimité du motif d’exil semble ne pas devoir être ce qui définit la qualité de l’accueil et de l’hospitalité. L’étranger, catégorisé, semble bénéficier ensuite d’un accueil et d’une hospitalité circonstanciée. Cela peut apparaître contradictoire avec ce que recouvre la notion déridéenne de d’hospitalité.
L’une des guises de l’hospitalité semble être la parole et présuppose l’échange, le dialogue avec la personne qui a fait le choix de l’exil. Ainsi, elle suppose à chacun de faire un pas, de trouver le langage de l’accueil, la parole en ce qu’elle confère à l’autre son appartenance à une même humanité et peut déjà constituer un espace et un temps d’hospitalité.
    Il est important d’avoir conscience que le langage, les discours en institution ainsi que les positionnements sont perméables aux discours dominants concernant la migration et la catégorisation des personnes exilées. Le dialogue entre soignant et patient doit primer pour singulariser l’expérience et le vécu de l’autre venu pour chercher des soins et la possibilité d’une vie.
Le sujet des soins à prodiguer aux patients exilés met en lumière une certaine forme d’incapacité, ou un mésusage du langage pour décrire le réel et, en pratique, à pouvoir échanger librement et posément sur les prises en charge médico-sociales de ces patients. Le migrant dit "économique" semble être celui autour duquel les tensions se cristallisent le plus. Cela interroge ce qui semble en jeu dans les instances mêmes où la discussion a officiellement sa place, et où la parole des soignants révèle aussi des failles.


Silences et paroles autour de la prise en charge des patients exilés

Ce que masquent nos silences…

Peu d’hôpitaux disposent d’instances délibératives pluridisciplinaires dédiées à la prise en charge des patients en grande difficultés sociales. Cependant, l’intégration des équipes mobiles de soins palliatifs dans certaines unités de cancérologie ont permis la mise en place de réunions de concertation pluridisciplinaire proposant une approche plus globale du patient qui constitue, par-là, une opportunité d’expression du champ social et devient, à l’occasion, le théâtre de discussions au sujet d’un malade étranger dépourvu de couverture sociale.
L’évaluation de ce type de situation n’est pas réduite au seul champ médical et se complique lorsque les aspects sociaux s’assortissent mal à la prise en charge médicale souhaitée. La situation des patients exilés, toujours singulière et complexe, semble en inadéquation avec les cadres théoriques. Elle contrarie des fonctionnements installés, un rythme de travail et l’exécution rapide des examens médicaux qui conduisent à la dispensation d’un traitement. Parce qu’il devient nécessaire de tenir compte de l’absence de couverture sociale ou d’hébergement, le médecin ne peut d’emblée proposer le traitement optimal dans le délai le plus favorable, comme il le ferait pour tout autre patient. Des écueils s’imposent et le contraignent à discuter des limites de la prise en charge.
Bien que représentant une occasion de discussion, ces temps d’échanges peuvent révéler quelques limites et tendent parfois à montrer que décider collégialement ne revient pas toujours à délibérer éthiquement. En effet, les conditions de possibilités de paroles semblent féconder les conditions de la vie éthique.

Il est notable que le silence occupe largement cet espace. Communément, ce dernier définit l’état d’une personne qui s’abstient de parler. Une fausse simplicité fait assimiler le "silence" et le "rien". Le silence est indispensable à la pesée de la pensée. Il semble nécessaire à la saisie du temps qui permet à la pensée de se placer.
Si le silence revêt ainsi une apparence constructive, il peut aussi se charger de sens négatifs. "Il nous faut être sensible à ces fils de silence dont le tissu de parole est entremêlé" (8). Il y a une équivoque dans le silence.
Dans ses acceptions négatives, le silence peut être rejet, violence, refus, non-dialogue, le reflet d’un malaise, d’une peur, le signe d’une aporie…
Dans l’activité discussionnelle, certains silences sont frappants et ne laissent pas indifférents. A titre d’exemple, le fait de ne pas répondre à une personne qui énonce un argument en réunion est une forme de négation de l’autre. Ce silence réduit le locuteur et semble le nier. Le silence peut ainsi être imposé, se présenter alors comme un bâillon, une suspension violente du dialogue et de la discussion.
Le silence peut être aussi une parole retenue, des mots que nous n’osons pas formuler. Garder le silence peut être une façon de ne pas prendre part au débat, par indifférence ou par couardise. Parler revient à toujours exposer un peu notre singularité et nous exposer à critique. Rester dans le confort du silence peut alors confiner à une forme de lâcheté. Le silence nous garde de la honte et permet de rester à l’ombre des jugements.
L’épuisement des professionnels, fréquemment aux prises des injonctions paradoxales, peut revêtir la forme d’un silence. La fatigue amène parfois les professionnels à fonctionner de façon plus mécanique, plus à distance d’une démarche délibérative.


…Que nos paroles révèlent

L’acte de langage suppose l’existence d’un sujet doté du pouvoir de parole pour interpeler autrui, lui demander quelque chose, l’influencer, parler à, parler de, parler pour… Le langage possède une fonction d’expression et de communication et constitue  une puissance d’agir sur les autres et le monde.
Dotés d’une même faculté de parole, nous faisons de cet outil d’influence, un usage singulier et cela fait pressentir le questionnement éthique qui en découle. Si la parole exprime la spécificité humaine, ce n’est pas tant par sa capacité à nommer les choses que par les relations qu’elle permet à l’intérieur d’un groupe. Ainsi, "les bases du langage ne sont pas des noms de choses, mais de rapports" (9). Chez les auteurs grecs, la parole joue un rôle essentiel dans le domaine politique et la parole remplit ses trois fonctions d’exprimer, d’informer et de convaincre, fonctions également attendues d’elle dans le cadre du processus délibératif  hospitalier.
    L’exercice de la discussion, dans sa dimension politique, ne saurait être réduit à une forme de bavardage. Mais la communication entre professionnels peut parfois être le jeu de routines installées, l’énonciation de mots creux ou encore de dialogues convenus, sans réelle mise en éveil de l’attention à porter au sujet. La prolifération de paroles, le verbiage, est responsable de leur dévalorisation.
De même, certaines circonstances oblitèrent la maîtrise de la parole et laissent apparaître les enjeux de pouvoir qui y sont inhérents. Les mots ne sont pas neutres et contiennent une certaine puissance, dont nous sommes inégalement dotés. De là le fait que les réunions pluriprofessionnelles à l’hôpital soient constituées d’un panel très hétéroclite et que l’usage des mots et l’exercice de la parole y soit hétérogènes.
    Par ailleurs, la maîtrise de la parole dans l’exercice de la discussion peut également être perturbée par le fait que plusieurs facettes de ce que nous sommes doivent pouvoir coexister : les professionnels que l’institution attend que l’on soit, des individus doués de valeurs et d’émotions propres et, en même temps, des citoyens aux orientations politiques possiblement divergentes. Le sujet des patients exilés pour des raisons thérapeutiques affère aux champs du médical, du social, du politique, du culturel, du juridique, du religieux, et révèle parfois des stéréotypes et les orientations politiques ou religieuses de certains participants à la discussion. La situation discussionnelle peut trahir certaines valeurs ou croyances au regard desquelles, en tant que fonctionnaires de l’Etat, nous sommes tenus au devoir de neutralité et de discrétion. Le devoir et la bienséance ne permettent pas toujours une parole franche et d’aborder la composante politique du problème.
    La parole reste toujours l’acte d’un sujet individuel. Il ne saurait y avoir de paroles sans une certaine forme d’engagement de ce que nous sommes à titre d’individu.
Parce que les mots semblent parfois nous manquer et que la communication prend l’expression de paroles maladroites, parfois caricaturales, l’espace délibératif doit tenir compte de la dimension essentielle des actes que les silences et les paroles constituent. Dans leurs mésusages, paroles et silences rendent compte des injonctions paradoxales qui saturent l’espace de la prise en charge du patient exilé. Cependant, notre responsabilité à l’égard du patient ne nous intime-t-elle pas d’assumer en conscience une discussion à son sujet et d’élaborer une éthique de la discussion ?  


L’espoir d’une éthique de la discussion

Les conditions de la délibération collective

La délibération est le moment où nous pesons les mobiles et les motifs de l’acte projeté, de manière à aboutir à une décision. La décision, comme choix préférentiel, repose sur la délibération, elle la présuppose. Aristote précise que "nous délibérons non pas sur les fins elles-mêmes, mais sur les moyens d’atteindre les fins» (10). L’une des difficultés est ainsi le passage de la délibération à la décision et interroge ainsi les conditions dans lesquelles l’activité délibérative s’exécute.
La délibération est une ressource précieuse car sa qualité impacte directement sur la qualité de la décision qui en découle, notamment dans le domaine du soin où les situations sont à la fois complexes et toujours singulières.
La délibération, lorsqu’elle est pluriprofessionnelle suppose l’émergence d’un dialogue rendu nécessaire par la rencontre des regards différents et complémentaires,  portés sur un même patient.
Une délibération de qualité semble requérir un certain nombre de traits moraux chez chacun des participants : une volonté d’agir en commun, une propension à l’écoute, une certaine forme de modestie et d’attention ; autrement dit une disposition à décentrer son propre point de vue pour écouter pleinement et intégrer un point de vue possiblement très éloigné du sien. La délibération suppose, de la part de chacun des intervenants, une volonté d’échange réel d’arguments. L’attention nécessaire à la délibération suppose des dispositions organisationnelles et temporelles favorables, souvent difficiles à instaurer dans le monde hospitalier, où le temps semble toujours manquer.  
La délibération concernant la prise en charge des patients exilés, parce qu’elle suppose de prendre en compte l’ensemble des éléments hétérogènes qui la compose, est plus complexe. Le sujet implique la nécessaire prise en compte du champ social, contraint le corps médical à une discussion moins technique et scientifique, à tenir compte de l’intégration des soignants non médicaux dans l’espace délibératif, et, plus largement, des conditions du débat.


Habermas, dans De l’éthique de la discussion, pense les conditions d’un débat correct et la manière dont les relations communicationnelles sont à l’œuvre dans la délibération. Il propose une éthique de l’intercompréhension dont les normes d’action prétendent à la validité. Habermas va introduire l’idée que l’exercice délibératoire doit permettre de dégager une norme reconnue comme ayant du sens pour une communauté, à partir de délibérations entre différentes personnes.
En effet, parler d’une éthique de la discussion, c’est parler d’un échange qui amène à une transformation dialogique. Dans l’effort d’expliciter, nous alimentons la qualité argumentative de la discussion dont résulte un élargissement des points de vue. Nous devrions, en situation de réelle discussion, accepter la faillibilité de notre point de vue et pouvoir accepter que l’argument d’autrui fasse vaciller celui que l’on a initialement énoncé.
Une réelle situation communicationnelle supposerait donc une adoption par chacun des participants des conditions de la discussion : écouter, accepter d’adopter le point de vue de l’autre, s’astreindre à l’argumentation et à produire une justification.


Les écueils de la discussion

Habermas pose des conditions presque idéales de la délibération raisonnée, avec des valeurs partagées des participants, un système de référence et la nécessité d’une sincérité réciproque qui engage chacun des participants à argumenter de façon rationnelle.
L’exercice de la collégialité donne à voir la parole sous différentes présentations. Certains privilégient une approche technique, très rationnelle et logique. Elle peut comporter le défaut d’une certaine sécheresse et tendre à limiter la communication. Dans un contexte où la maladie grave, l’annonce de l’incurabilité et la mort sont éminemment présentes, ce mode d’expression exclut les émotions dont il est pourtant important d’admettre l’existence. De même,  certaines paroles inadaptées ou inutiles révèlent, conduisent à l’élaboration de jugements qui invitent davantage à la polémique qu’au débat. A l’extrême, peut parfois surgir une parole violente qui rend compte de possibles enjeux de pouvoir au sein de l’activité discussionnelle.


 En situation de délibération, nous cherchons à penser ensemble pour parvenir à une certaine décision consensuelle. Le terme consensus désigne l’intention d’un sujet, dans un but recherché, de donner son accord à d’autres sujets pour que l’action produite soit partagée, en terme de responsabilités, mais également en terme de coproduction de sens. Une décision consensuelle, nourrie des arguments partagés au cours de la délibération, assure ainsi une décision du moindre mal et un compromis raisonnable.
Cependant, le consensus revêt une forme passive "dont rien ne garantit la validité, mais qui offrent simplement une efficacité ponctuelle dans la stabilité des systèmes sociaux» (11). Parce ce qu’il ne révèle pas ce qui a sous-tendu ou justifié son avènement, le consensus se présente comme une décision troublée, offrant l’apparence d’une fausse unanimité et ne présume en rien de sa qualité morale.
La situation de délibération, dans le cadre professionnel, constitue une forme de débat, qui, dans son acception politique, représente un usage public de notre autonomie dont l’exercice peut pourtant être contrarié et révéler des enjeux de pouvoir. Ainsi, le consensus peut dissimuler des mécanismes qui oblitèrent l’exercice de la délibération pouvant aller jusqu’à la domination. Ces mécanismes rendent compte de l’exercice de pouvoir que peut représenter le débat, notamment en présence d’un participant doté d’une fonction hiérarchique importante ou faisant figure d’autorité. Si la décision de prise en charge et de délivrance d’un traitement revient toujours, en dernière instance, au médecin, la pensée et la délibération ne sauraient reposer sur une seule personne, mais tenir compte de l’égalité des participants dans le débat pluriprofessionnel.
Ainsi, l’expérience du dissensus apparaît positive, garante de ne  pas nous placer dans une "pensée unique" mais bien dans les conditions d’un débat démocratique et éthique. Le dissensus donne "la possibilité aux idées contraires de vivre ensemble […]. Le dissensus a le bénéfice de maintenir en marche la réflexion, de nourrir et féconder les idées par leur contraire" (12). Le conflit des points de vue semble être également ce qui permet d’assurer l’existence de tous les possibles.


Une fausse délibération peut produire une décision dénuée de toute éthicité. Un des premiers dangers semble siéger dans la volonté de participer à la discussion moins pour chercher, ensemble, la décision la meilleure ou la plus juste, mais plutôt pour avoir raison.
Une fausse délibération peut tenir à une présentation partielle des éléments et des informations détenus par les participants. Ainsi, la rétention et l’énonciation partielle, voire choisie, des éléments, ne permettent pas de délibérer de façon la plus éclairée possible. Sur le sujet du patient exilé, il est aisé de mettre en avant des motifs orientés pour conduire à un refus d’initiation de traitement. La production d’arguments orientés uniquement vers les difficultés est une tentative de réduction de la complexité et biaise l’exercice délibératif. Cette pratique peut traduire la difficulté de certains professionnels de se trouver dans des paradoxes inconciliables qui les conduisent à emprunter un raccourci vers la décision qu’ils souhaitent voir aboutir. Sous cette forme, la discussion ne produit pas la décision mais avalise une idée déjà arrêtée.
L’honnêteté associée à une parole franche et respectueuse apparait comme la propédeutique de l’activité délibératoire. La discussion devient alors un "courage qui tend à se défaire de toutes les servitudes auxquelles nous consentons trop librement et accueillir tous les possibles et les assumer, plutôt que de nier l’existence de certains, et ne retenir que ceux qui nous arrangent" (13).
Pour rester fidèle à ce que nous attendons qu’elle soit, une éthique de la discussion semble devoir se soucier de la présence du doute et d’une forme d’inquiétude, qui mettent en éveil la réflexion chez chacun. L’acceptation de la différence entre ce que nous pensons tous, semble constituer la garantie démocratique du débat. De là, nous pourrons tenir compte de la liberté de s’exprimer de chacune des personnes présentes, pour que le soin reste une "décision d’humanité qui se féconde par la parole" (14).



 
Conclusion

La responsabilité à l’endroit de l’Autre détermine une part majeure de l’engagement envers les patients vulnérables. L’exil, la maladie grave, l’histoire unique de chaque individu, sa volonté d’exister chuchotée au chevet d’un lit d’hôpital ou revendiquée avec force, sont autant d’échanges intenses, puissants, à ce point que parfois, nous sommes presque otages de la fragilité de la vie vacillante de l’Autre, venu nous rencontrer. La vulnérabilité de ces personnes, frappées par la violence de l’exil et de la maladie cancéreuse, nous rappelle à notre humanité et à la responsabilité incessible que nous avons à l’endroit d’autrui.
L’histoire de ce "nouveau départ" que représente l’exil, et le chemin si douloureux qu’il embrasse à sa source, doit pouvoir en être un. Répondre à cet appel et s’en donner les moyens semblent nécessité pour s’accorder non seulement aux missions de notre métier, mais plus certainement encore, pour être l’humain que nous pensons devoir être.
Dans le colloque singulier, il est aisé d’oublier le tiers qui vient pourtant troubler cet engagement infini d’humain à humain. La justice se rappelle en sa présence, qu’il soit le médecin détenteur de la décision d’initier une prise en charge, l’institution hospitalière, les politiques sociales ou encore les autres patients envers qui nous devons engager la même responsabilité. Ainsi naissent les tensions entre éthique (où l’Autre est tout) et justice dans ses deux acceptions, à la fois comme vertu mais aussi comme organisation générale harmonieuse de la vie sociale.
Les catégories de langage utilisées pour désigner les personnes exilées semblent présenter une hiérarchisation et une disqualification sociale du migrant dit "économique", dont relève le patient venu pour accéder à des soins. Le terme, loin de singulariser le parcours de la personne rendue vulnérable par l’exil et la maladie cancéreuse, semble témoigner du mouvement oscillatoire du Politique, par les catégories qu’il propose, entre la peur de trop accueillir et le devoir de secours envers les personnes réfugiées, entre la responsabilité qui nous engage à l’endroit de l’humanité, et l’inhospitalité.
Cette hésitation semble se retrouver à l’échelle de l’hôpital, où s’opposent une approche managerielle et utilitariste, tournée vers la réduction des coûts et une optimisation des soins, et une approche morale, enjoignant l’hôpital public, incarnation de la valeur d’hospitalité, de dispenser des soins à tout patient.
Parce que le sujet de la prise en charge de ces patients ne relève pas uniquement de la seule appréciation médicale, technique et scientifique, mais requiert la prise en compte du champ social, mais aussi politique et économique, les discussions professionnelles révèlent des tensions et des failles dans la discussion à ce sujet. Rappelant avec force les injonctions paradoxales dans lesquelles se trouvent les professionnels intervenants dans le soin de ces patients, le sujet semble justement réclamer une attention particulière.
 La discussion, si elle ne peut prétendre à apporter une solution en tant que telle, peut être une manière de sortir de l’enclavement où s’opposent une approche managerielle du soin, orientée vers la réduction des coûts, et une approche morale qui ne saurait relever de la seule "belle âme", mais proposer une éthique pour questionner à la fois la morale et le Politique. La discussion peut offrir une conciliation éthique. La délibération éthique permet un éclairage du réel et de sa complexité et, la manière dont nous discutons, traduit l’attention que nous portons à la situation du patient exilé et à la décision de soin. Ainsi, le chemin et le dessein ne sont pas séparables.
    Au-delà du temps et de l’espace propice à la délibération, s’enjoindre à intégrer le point de vue de chacun, de façon égale, pour, peut-être, parvenir à un réel croisement des regards, même s’ils ne sont que le partage d’une incertitude.
L’exercice de la discussion est difficile mais n’est pas pour autant impossible. Peut-être le devons-nous au patient, à l’égard de la responsabilité que nous avons à son endroit. La parole demande parfois un sursaut de courage, mais elle demeure une chance de maintenir l’accord entre le professionnel que l’on est, celui attendu par l’institution, et l’humain que nous pensons devoir être.

    


 
Références
(1) Levinas E., Ethique et Infini, Paris, Editions LGF, 1982, p. 92.
(2) Idem, p. 83.
(3) Levinas E., Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, Paris, Editions LGF, 1971, p. 234.
(4) Agier Michel, Les migrants et nous, Paris, CNRS Editions, 2016, p. 8-9.
(5) Texte fondateur : Ordonnance n° 45-2250 du 4 octobre 1945 portant organisation de la Sécurité Sociale.
(6) Derrida.J, De l’hospitalité, Paris, La Passe du Vent, 2001, p. 141.
(7) Chavel S. "La philosophie politique néo-républicaine : immigration et non-domination", in implications-philosophiques.org.
(8) Merleau-Ponty M., La prose du monde, Paris, Editions Tel Gallimard, 1969, p. 64.
(9) Buber M., Je et Tu, Paris, Edition Aubier, 2012, p. 35.
(10) Aristote, Ethique à Nicomaque, Paris, Editions GF Flammarion, 2004, p. 146.
(11) Cusset Y., Habermas, L’espoir de la discussion, Paris, Editions Michalon, 2001, p. 66.
(12) Pacific C., "Le soin : recherche de consensus ou principe de conflit nécessaire ?", Recherche en soins infirmiers, vol. 114, no. 3, 2013, p. 14-20.
(13) Pacific C., Idem, p. 172.
(14) Pacific C., Ibid., p. 186.