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Le soignant doit-il être spontané

Le soignant doit-il être spontané ?

De la retenue en général et dans le soin en particulier

"Le soignant doit-il être spontané ? De la retenue en général et dans le soin particulier"

 

Par Maxime FLORIAT

Maxime FLORIAT travaille depuis 20 ans en psychiatrie adulte. De formation ergothérapeute, il est cadre de santé dans un centre de jour et membre du comité éthique du Groupe Hospitalier Nord Essonne

Article référencé comme suit :
Floriat, M. (2020) "Le soignant doit-il être spontané ? De la retenue en général et dans le soin en particulier" in Ethique. La vie en question, janv., 2020.

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article

 

La relation de soin est une composante essentielle de la prise en charge dans les services de psychiatrie. Elle s’emploie à mobiliser des grandes notions comme l’empathie, la distance, l’écoute, la bienveillance, le cadre de soin ou la confiance. Leur but est d’aider le soignant à ajuster son comportement de manière à ce qu’il puisse s’inscrire dans le contexte de la prise en charge de la maladie psychique et d’assigner à la relation un rôle thérapeutique. Mais ces grandes théories, pour aussi capitales qu’elles soient, ne suffisent pas à rendre compte de ce qui peut s’animer dans la rencontre entre une personne qui soigne, et une autre qui est soignée. En effet, un soignant est inévitablement amené à adopter des attitudes et des paroles spontanées qui n’ont pas toujours grand-chose en commun avec ces théories de la relation. Mais si cette spontanéité est inévitable et sans doute essentielle pour donner vie à la relation de soin, les limites et les écueils qu’elle comporte nous enjoignent à nous intéresser à la retenue et aux notions qui peuvent lui servir de fondement : la prudence et la pudeur, mais aussi et surtout la politesse.

 


VALEUR ET LIMITE DE LA SPONTANEITE


La spontanéité


Si une explication à la spontanéité est peut-être à trouver du côté de la personnalité du soignant qui s’engage dans le soin, elle est sans doute aussi provoquée par la promiscuité et la temporalité parfois longues de certaines hospitalisations. Ainsi dans des liens qui se tissent, dans des rapprochements souvent inéluctables, les soignants laissent libre cours beaucoup plus facilement à leur spontanéité et à cette part sans doute naturelle de leur individualité. De cette spontanéité, on peut dire qu’elle contribue assurément à la qualité de la relation de soin. Elle participe de la rencontre, lui confère une sincérité chaleureuse, une forme de vitalité et d’inattendu favorables à une humanité dans le soin. On peut ainsi faire le pari que quelque chose de bon émane de la spontanéité. Il s’agit certes d’une liberté individuelle, mais aussi comme le précise Rousseau d’un principe à l’origine de tout mouvement car "s’il n’y avait aucune spontanéité dans les actions des hommes, ni rien dans ce qui se fait sur terre, on n’en serait que plus embarrassé à imaginer la première cause de tout mouvement" (1). Cette spontanéité naturelle se situe du côté de la vie et peut-être que l’impression qu’elle possède un bien naturel provient de l’effet produit par l’enthousiasme qu’elle porte en elle. Ainsi est-elle l’allié substantiel du soignant dans la relation de soin qu’il instaure au quotidien.

L’empiètement

Mais cette spontanéité ne peut demeurer seule, sans licol, sans un autre mouvement capable de la limiter, de la contenir. Si la relation de soin a tout intérêt à se laisser porter par quelque spontanéité, elle doit tout autant se munir de retenue. Sans retenue, l’asymétrie serait raffermie, le déséquilibre conduirait à un excès qu’on pourrait désigner par de l’empiètement. Un débordement sur l’autre, un mot de trop, une maladresse. John Stuart Mill parle de l’empiètement pour décrire une limite dont il faut avoir conscience, a fortiori ici devant des personnes vulnérables, car "l’individu doit tenir compte de toutes les circonstances avant de se résoudre à franchir un pas qui peut tant affecter les intérêts d’autrui" (2). Et donc sans cette limite, la spontanéité perdrait toute valeur dans les soins. Aussi la retenue est-elle ce qui peut servir à pondérer la spontanéité, à l’adoucir, voire à la suspendre parfois. Sans un tant soit peu de retenue, la spontanéité serait ce qu’on peut appeler du "spontanéisme" et n’aurait pour seul effet que de léser autrui. Quoique plein de bonnes intentions, le soignant serait ainsi enclin à une forme d’hyper-présence, pris dans un mouvement individuel, aveugle, impétueux et peut-être écrasant pour l’autre. Invasif et impliqué malgré lui dans une démarche contraire à une éthique du soin. Nous avons proposé de considérer la retenue comme ce qui pourrait servir à pondérer la spontanéité, à l’adoucir, voire à la suspendre. Et donc ce qui pourrait mettre en repos, atténuer une forme de mouvement naturel.


PRUDENCE ET PUDEUR COMME FORME DE RETENUE

La prudence

Nous pouvons appréhender la spontanéité et la retenue à la lumière de la "prudence" aristotélicienne. La spontanéité est à rapprocher de l’incontinence comme acte dépourvu de réflexion. Aristote évoque dans son Ethique à Nicomaque, à propos de certaines personnes, que "c’est parce qu’elles n’ont pas délibéré qu’elles se laissent conduire par leur affection" (3). Dans cette partie il continue à propos des "personnes vives" qui sont portées à agir par précipitation car "elles ont en effet une réaction […] si rapide […] qu’elles ne restent pas à attendre la raison, parce qu’elles inclinent à suivre leur représentation" (4). Il y a là en effet de fortes ressemblances avec notre spontanéité. De la même manière que Montaigne opposait le "parler prompt", au "parler tardif", celui-ci étant bien plus "élaboré et prémédité" (5). Si on retrouve certes quelques caractéristiques mises en lumière plus haut, Aristote considère ce trait comme une forme de mollesse, un relâchement, qu’il oppose à la maîtrise de soi (enkrateia) qu’il situe du côté de la fermeté. Ce manque de maîtrise de soi qui justement peut tourner à la méchanceté, puisque dans la mesure où celui-ci agit, il le fait par delà la raison, alors "l’injustice se commet de plein gré" (6).
Autre exemple avec "l’enjouement", Aristote oppose en effet les deux extrêmes que sont la bouffonnerie et les rustres. Les bouffons sont ceux qui cherchent à faire rire à l’excès, quitte à faire fi de toute bienséance et à blesser ceux dont ils se moquent. Tandis que les rustres "ne profèrent pas le moindre mot pour rire et ne supportent pas ceux qui en disent" (7) ; ceux-là passent pour des "pète-sec". Aussi la moyenne se situe chez ceux qui sont enjoués c’est-à-dire ceux qui savent entrer dans le jeu. Et cet enjouement suppose d’avoir du tact : cette personne "sait dire et entendre le genre de propos qui s’accordent à l’honnêteté et au caractère d’un homme libre" (8). Par la même occasion, on peut facilement imaginer une spontanéité à l’excès située du côté de la bouffonnerie, et une retenue excessive proche de l’homme rustre avec une juste mesure à déceler, justement avec la question du tact que l’on abordera plus loin.
La pensée aristotélicienne nous permet de contrer, ou mieux, de contenir la spontanéité avec la retenue. Elle nous amène à les représenter comme deux pôles entre lesquels on a à déterminer la meilleure attitude.

L’aidôs

L’aidôs paraît en effet être aussi un bon candidat pour qualifier la retenue. L’aidôs, ou pudeur, est un contrepoids très à propos dans le cas de notre spontanéité. La pudeur suppose une forme de sensibilité au regard d’autrui, ce qui la rapproche en quelque sorte de la honte. Aristote nous le dit dans sa Rhétorique : "aussi avons-nous plus de retenue devant ceux qui devront être toujours en notre présence" (9). A l’origine, dans la Grèce antique, l’aidôs est une vertu guerrière. Et ainsi donc, "c’est le propre du guerrier noble de ne pas se livrer à de bas instincts, de ne pas s’abandonner à la violence, de garder la mesure alors qu’il se trouve en position de force" (10). C’est ainsi que cette retenue du guerrier trouve sa justification dans l’aidôs, qui l’empêche de laisser libre cours à son pouvoir extrême. Cette conduite serait haïssable, et le guerrier alors couvert de honte. Cette retenue ou réserve est une marque d’excellence, une qualité appréciée dans la société, et bien vue de tous. On peut aller jusqu’à penser que la pudeur, parce qu’elle prend sa source dans une sensibilité au regard d’autrui, parce qu’elle met en réserve quelque chose de soi, et donc de l’autre, participe, voire est indispensable, à toute forme de vie en commun. Elle est à rapprocher d’une forme de modération, de réserve, et évoque effectivement ce que l’on entend par "retenue". Ainsi la pudeur se définit-elle comme "une certaine crainte de l’infamie et son résultat ressemble fort à ce qu’inspire la crainte de dangers terribles, puisqu’on rougit quand on a honte et que la crainte de la mort fait pâlir" (11). Une crainte qui donc nous conduirait à réfléchir à deux fois avant d’agir, et à retourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler. Dans les Leçons sur l’Ethique à Nicomaque de Jérôme Laurent, la pudeur est présentée comme "cette retenue qui nous évite d’agir sous le coup de la colère, c’est la bonne hésitation de celui qui est partagé avant de prendre sa décision" (12). Face à la spontanéité, il y a à faire œuvre parfois d’une "bonne hésitation" en effet, pour ne pas se laisser prendre par la précipitation, par ses passions les plus funestes, et penser ainsi les conséquences de ce que l’on a à dire.


DE LA RETENUE ET DE LA POLITESSE EN GÉNÉRAL

La politesse comme vertu ?

En premier lieu, la politesse est ce respect des bonnes manières enseigné dès le plus jeune âge, au moment où l’enfant commence à acquérir le langage. Mais respecter les bonnes manières implique-t-il nécessairement de respecter l’autre ?
On s’en aperçoit très vite, intuitivement peut-être, la politesse peut difficilement être considérée comme une vertu. Très vite vient à l’esprit son caractère ambigu et superficiel. Avec Montaigne déjà, qui "a vu souvent des hommes incivils par trop de civilité" (13), où l’excès de politesse conduirait à une forme d’impolitesse. Alors même que pour le tout petit, et même tout au long de la vie, on n’envisagerait en aucune manière de s’en défaire, elle semble ne rien dire de la bonne conduite de l’homme poli. Il suffit pour ça d’imaginer un bourreau s’adressant à sa victime avec une politesse soignée. Celui-ci n’en serait que plus terrifiant. Elle peut être aussi excessive et ainsi traduire une forme d’hypocrisie, comme elle peut se faire glaciale et montrer alors une mise à distance fort désagréable. On la voit par ici obséquieuse, déférente et intéressée, et par là condescendante ou servile. Dès lors peut-on voir dans la politesse une sorte de parure, une étoffe, une mise en forme superficielle qui à l’évidence ne dit rien ou presque des intentions de celui qui en maîtrise les aspects les plus subtils. Et comme le dit si bien André Comte Sponville : "un rustre généreux vaudra toujours mieux qu’un égoïste poli" (14). Toutefois, loin de disqualifier la politesse, André Comte Sponville précise par la même occasion que se soumettre à l’usage révèle la primauté de la politesse sur la morale, comme si elle en constituait la première pierre, le socle originel, la règle initiale permettant à la morale de se construire. Ainsi serait-elle cette "petite chose qui en prépare de grandes" (15).


Les mœurs

Pour bien le comprendre, on peut se tourner vers Norbert Elias qui nous montre comment la politesse, ou civilité, a pris un essor considérable depuis le moyen âge et quelle fonction elle a occupé dans la société. La civilisation des mœurs semble éclairer les rapports entre la spontanéité et la retenue nous donnant ainsi l’occasion de redorer le blason de la politesse, simplement en tant que valeur équilibrant la spontanéité, ni plus ni moins.  
L’exemple de l’entretien entre Goethe et Eckermann illustre l’opposition entre deux types de comportement. L’un et l’autre appartiennent à un pays aux mœurs différents, mais aussi à une classe sociale ayant des valeurs bien distinctes. Eckermann appartenant à la petite bourgeoisie, Goethe à une société aristocratique, et le premier d’affirmer : "je manifeste ouvertement ma sympathie et mon antipathie", le second répliquant que "il faut essayer même à contrecœur, de s’accorder avec les autres" (16). Sans aborder ici tous ses sens ni l’ensemble des éléments qui le concerne, on peut dire que le terme de civilisation est apparu pour désigner un long processus de réforme des rapports sociaux. Même si les valeurs que défendent Eckermann et Goethe sont quelque peu antagonistes, elles sont une étape voire l’aboutissement dans les sociétés de ce processus. Norbert Elias le voit dans la notion de civilisation, "elle s’oppose en tant que terme général à un autre palier de la société, la barbarie" (17). Et la société de cour, qui en avait pris conscience depuis longtemps, notamment dans ses formes concrètes que sont la politesse et la civilité, y puisa une forme de supériorité. Au XVIIIème siècle, la réforme cherchera à étendre à toutes les couches de la société cette notion de civilisation. Celle¬¬-ci ainsi comprise dit Elias, "implique des mœurs et des manières plus raffinés, plus de tact et d’égard dans les relations sociales" (18). Ainsi la politesse et la civilité ont-elles l’ambition, semble-t-il installée peu à peu au cours de l’histoire, d’éloigner le peuple d’une vie fruste, non-civilisée, barbare.
La tendance qu’ont eue les hommes à se regarder, se comparer les uns les autres, s’observer et ainsi à s’influencer allait dans le sens d’une exigence accrue de bonnes conduites. La convenance a pris une importance croissante, notamment en ce qui concernait la tenue à table. Est apparue en effet une nouvelle sensibilité à l’égard des corps, le sentiment de pudeur s’est élevé en même temps que le sentiment de gêne relatif à certaines fonctions physiques. Norbert Elias décrit ainsi que "le code du savoir-vivre s’affirme, les égards que chacun attend de ses semblables se précisent ; le sentiment s’affine de ce qu’il faut faire ou ne pas faire pour ne pas blesser ou scandaliser les autres" (19). On voit bien que l’apparition d’une attention à ce que peut ressentir autrui va de pair avec le développement de la notion de civilité.
Si cette politesse a longtemps concerné les manières de se comporter à table, elle s’est par la suite élargie à toutes les autres formes de comportement humain dont le langage. Ce qui nous importe ici, c’est la progression du seuil de sensibilité et du sentiment de gêne qui semblent être la marque de la délicatesse, et qui vont accompagner l’acquisition de nouvelles normes de savoir-vivre. Aussi retrouve-t-on en quelque sorte la pudeur telle que nous l’avions abordée précédemment. Et aussi peut-on relier cette civilité à ce qu’on a nommé "retenue" en tant qu’élément servant à préserver d’une spontanéité indomptée, brute, à l’adoucir ou à la polir. Le sentiment de gêne peut ici aussi être considéré comme un sentiment moral. Ici aussi la sensation pénible qui accompagne l’inobservance de normes visant à respecter la sensibilité de l’autre donne consistance à la politesse. Le risque en effet de la spontanéité était compris comme un agir sans gêne. Si effectivement, cette gêne est le fruit du processus de civilisation, elle donne de l’épaisseur à la politesse puisqu’elle œuvre alors à "reléguer dans la coulisse loin de la vie sociale" (20) ce qui pourrait porter atteinte à la sensibilité d’autrui.
La notion de civilité, la politesse, portent en elles une modification de l’économie pulsionnelle. Les interdits qu’elles revêtent ne sont en somme que des sentiments d’embarras ou de pudeur jusqu’à devenir des rituels largement admis par la société. On peut croire à la nécessité de cultiver cette sensibilité, la préserver de l’usure et de l’affadie. Dans la routine et l’habitude, le risque est grand de voir la sensibilité et la gêne se dissiper. Il en va de même peut¬ on penser dans une relation de soin qui est quotidienne, parfois rugueuse et difficile. Ce "mur invisible de réactions invisibles se dressant entre les corps" (21) de Norbert Elias, qui n’existait que peu ou prou avant l’apparition de cette civilité, est une chose utile et sans doute essentielle qu’il faut cultiver. Peut-être d’ailleurs ce mur invisible est-il ce que l’on a coutume de nommer dans le soin la "distance". Celle-ci peut caractériser ainsi la retenue et conférer à la relation de soin le juste intervalle trouvant en partie sa concrétisation dans la politesse.

L’homme impoli

Très en lien avec la spontanéité et la gêne, laquelle préside au fait d’être poli, on peut citer ici Alain qui a consacré un chapitre de ses Propos sur le bonheur à la politesse. Il définit l’homme impoli comme un primesautier, "qui dit tout ce qui lui vient, s’abandonne au premier sentiment, qui marque sans retenu de l’étonnement, du dégoût, du plaisir avant même de savoir ce qu’il éprouve" (22). Cet homme aura ainsi toujours à présenter des excuses puisqu’il aura déclenché beaucoup d’embarras, du souci sans même avoir voulu déstabiliser les autres. Car en effet la maladresse confine à la spontanéité puisque l’acte spontané est par définition dépourvu de toute "bonne hésitation", radicalement situé dans l’immédiat. Aussi Alain énonce-t-il avec justesse qu’"il est pénible de blesser quelqu’un sans l’avoir voulu, par un récit à l’étourderie ; l’homme poli est celui qui sent la gêne avant que le mal soit sans remède, et qui change de route élégamment" (23). Difficile en effet de trouver meilleure définition de la politesse telle qu’on l’envisage ici.

De l’étymologie de la politesse

La politesse renvoie étymologiquement à l’acte de polir. Polir une pierre, lui ôter ses aspérités, la rendre lisse, unie et soyeuse, lui donne souvent de la valeur, une valeur supérieure à son état d’origine. Ce qui a été poli a quitté son état brut, et c’est en ce sens le résultat d’un travail de longue haleine, d’une élaboration, d’une transformation. La politesse peut amoindrir les rugosités du caractère. Elle peut faciliter le contact, l’adoucir. Il est question du toucher et de ce que l’on voit. On comprend ainsi que c’est la sensibilité qui est en jeu, renvoyant au processus de civilisation mis en lumière par Norbert Elias. Ensuite on peut aussi confirmer par cet exemple qu’il est seulement question de surface, d’apparence, de la partie superficielle d’un objet, et non de ses caractéristiques profondes. André Comte Sponville voyait d’un œil circonspect la politesse. A juste titre puisqu’elle n’a que l’apparence de la vertu. On peut y voir en effet quelque part un artifice, une parure dont il ne faut surtout pas être dupe. D’aucuns condamneront toujours la politesse au nom des valeurs de sincérité et de franchise, jusqu’à la reléguer au rang d’hypocrisie abjecte.

La politesse chez Bergson

Face à des critiques qui peuvent perdurer, il convient, afin de sortir de l’impasse, de distinguer trois sortes de politesse. Et c’est à Henri Bergson que nous devons le salut. Le philosophe distingue en effet dans son ouvrage La politesse ce qui relève d’une politesse des manières, d’une politesse de l’esprit et enfin, de la politesse du cœur.

Politesse des manières
De la première, on peut dire qu’elle est de surface. C’est-à-dire que la politesse des manières œuvre à convenir aux mœurs, aux normes, à exprimer à tout un chacun, sans distinction, une certaine considération à laquelle il a droit. Bergson y voit certes un souci d’égalité, un moyen de mettre tout le monde à un même niveau, mais elle pourrait également appartenir à un cérémonial appris par cœur, un vernis servant parfois à tenir à distance son interlocuteur ou au contraire, à l’amadouer. On retrouve sans doute ici la superficialité à propos de laquelle la critique de Comte Sponville prend tout son sens.

Politesse de l’esprit
C’est pourquoi la politesse de l’esprit vient ici à point nommé. Bergson considère effectivement que contrairement à la première, cette politesse est "la faculté de se mettre à la place des autres, de s’intéresser à leurs occupations […], de revivre leur vie en un mot, de s’oublier soi-même" (24). On découvre dans cette notion une forme de politesse d’une toute autre nature qui justement relève quelque peu de l’empathie. Elle est une politesse qui semble tenir à laisser son individualité de côté afin de laisser place à celle de l’autre. Cette belle retenue semble beaucoup plus intériorisée, aucunement superficielle, désintéressée et sans souci de quelque apparence que ce soit. Une politesse capable donc de préserver de l’empiètement, de retenir la spontanéité individuelle, d’en polir les saillies. Elle se situe au contraire dans un art de "circuler parmi les sentiments et les idées" et Bergson de trouver "qu’il y aura entre cette politesse raffinée et l’hypocrisie obséquieuse la même distance qu’entre le désir de servir les gens et l’art de se servir d’eux" (25).  

Politesse du cœur
Une autre politesse que Bergson situe non loin de la vertu, c’est la politesse du cœur. Telle est cette politesse dirigée vers les âmes sensibles, emplies de doute, timides et quelque peu inquiètes. Faite d’une parole aimable, elle cherche à valoriser celui qui en a tant besoin et ainsi "pourra produire sur ces âmes l’effet d’un rayon de soleil tombant tout à coup sur une campagne désolée" (26). Elle est ainsi une sorte de bonté concrète, un geste du cœur tendu vers la sensibilité d’autrui, sans nulle autre ambition. Et Bergson d’y voir la politesse la plus haute, la plus aboutie peut-être, la plus noble sans doute, que l’on pourrait qualifier de vertu, et qui requière selon lui une finesse et des aptitudes à lire dans le cœur de l’autre, à en pénétrer les profonds secrets. Cette politesse du cœur est tant éloignée de la politesse des manières, bien loin de la dissimulation et de la superficialité, qu’elle nous induit à la considérer avec grand intérêt. Bergson souligne magnifiquement cette forme de "sympathie délicate pour les souffrances de la sensibilité" (27). Adjointe à la spontanéité, voilà en quelque sorte une alliance prête à œuvrer dans la relation de soin. La collaboration de ces deux qualités, même si nous ne pouvons, ou osons, envisager qu’on les prenne pour des vertus, peut servir de bon repère à la relation en psychiatrie.


LA POLITESSE DANS LES SOINS

Comment dire ?

Les Romains se sont beaucoup intéressés à la façon de se comporter à l’égard d’autrui. La sincérité sans fard, l’intempérance verbale étaient de mise. Mais dans le cas de relations amicales, Cicéron défendait justement une certaine forme de retenue. Dire la vérité pouvait conduire au conflit et donc faire vaciller le lien d’amitié, mais ne rien dire et se calfeutrer dans la complaisance risquaient de laisser un ami se fourvoyer. Aussi insiste t il sur le fait qu’il faut dire la vérité, mais "éviter de formuler nos reproches sur un ton trop cassant" (28). Dire la vérité donc, mais en l’enrobant. Garder sa franchise, surtout lorsqu’elle s’adresse à un ami, mais en l’allégeant un peu de sa vigueur. Être vrai sans brutalité, sincère en ménageant ses mots.  
Ainsi la politesse est-elle capable de se distancer du calcul, pour appartenir à la sincérité, et peut-elle sourdre de la bienveillance, beaucoup plus que d’une vision utilitaire des formes. Le souci d’autrui est le propre d’une politesse plus élevée, plus forte. La place qu’elle donne à l’existence de l’autre dépasse de loin la basse politesse que Kant qualifiait de "monnaie de papier". De ce point de vue, elle nous rappelle que nous devons nous comporter devant l’autre en sachant qu’il est pourvu d’une sensibilité parfois extrême, et que nous devons alors nous efforcer de polir les formes de nos discours ou de nos actes qui risqueraient de l’égratigner. Cette politesse sincère est animée d’un désir de considérer le patient comme son semblable, d’un désir de faire au mieux sachant la vulnérabilité de tout un chacun, a fortiori dans un contexte où les soins imposent une asymétrie indéfectible entre soignants et soignés. Cette politesse s’adjoint les services de la prudence et de l’aidôs et corrobore la valeur de la retenue.
 Michel Lacroix considère que la fonction de la politesse est de nous apprendre "à respecter la singularité d’autrui, à écouter des points de vue différents du nôtre ; elle nous apprend à réfréner notre individualité et à rendre notre présence légère au milieu des autres hommes" (29). Elle s’inscrit de cette façon dans ce qui retient la spontanéité, l’adoucit, et l’empêche de nuire comme le détaillait Mill à propos de l’individualité. Et Michel Lacroix d’y voir également un "art de la pudeur", ce que nous avions pressenti avec l’aidôs. A travers cette réserve de l’affirmation de soi, nous voyons comment le soignant peut avoir de l’à-propos, nous voyons combien il agit avec prudence pour favoriser une rencontre qu’il recherche et dans laquelle il investit parfois une énergie vive mêlée de bienveillance.
 
Tact et délicatesse

Partant de cette politesse, de ce désir de ménager la sensibilité d’autrui, nous aboutissons sur deux autres notions toutes aussi intéressantes que la politesse porte en elle. En premier lieu il y a le tact : cette appréciation fine et mesurée relevant de l’intuition, capable de déceler ce qu’il convient de faire ou de dire ; elle est un sens de l’approche, une intelligence sensible et sûre en matière de relation. En effet, Bergson avait décelé cette nécessaire capacité que doit avoir l’intelligence pour apprécier la situation, jauger, percevoir ce qui tarabuste l’autre, ce qui l’inquiète ou ce qu’il recèle. Le tact renvoie au sens du toucher, à l’art de se joindre, d’appréhender la sensibilité et la nature de l’autre, pour y ajuster une présence qui peut être bonne. Une présence toute en retenue, pour une juste appréciation de la distance. Avoir du tact est assurément une grande qualité en psychiatrie, certes pas toujours très valorisée mais néanmoins appropriée.
Ensuite, il convient de mettre à jour la notion de délicatesse, laquelle est un pas de plus vers la grâce et la légèreté. Elle est une habileté dont la finesse permet de saisir les nuances les plus subtiles d’autrui. Cette finesse, on la trouve chez l’infirmière qui prend d’infinies précautions lors d’un soin, lorsqu’elle nettoie la plaie, allégeant son geste afin d’en dissiper le poids, afin que la douleur s’assoupisse, par respect, et par considération. La beauté de ce geste n’est pas qu’une affaire de technique, elle est une délicatesse de l’âme. Il en va de même dans le soin relationnel, parfois, lorsque la politesse du cœur sort de son écrin pour s’allier à la spontanéité individuelle.   



De cette capacité à se laisser investir par la spontanéité, et à osciller entre sa vivacité et la retenue, à ressentir la gêne et se raviser avant qu’il ne soit trop tard, avant le basculement, de cette capacité aussi à mettre les formes, à user d’une bonne hésitation, on peut penser qu’elle est un bien pour la relation de soin en psychiatrie. Il y a certes un antagonisme un peu hardi, un paradoxe quelque peu audacieux, une composition difficile et fragile, qui peuvent relever d’un pari impossible. Néanmoins, peut être que nous aboutissons ici à ce qui pourrait ressembler à de l’expérience, à savoir le résultat de l’effort à s’engager dans la relation avec prudence et justesse, tout en tenant compte de ce que nous sommes. L’apparition ici de la notion d’expérience pourrait en outre nous inciter à repenser l’autre voie de la spontanéité, celle qui appartient au registre de l’habitude, comme étant peut être l’aboutissement d’un équilibre stable en la spontanéité et la retenue.

 

NOTES


(1) Rousseau J.-J., Emile ou de l’éducation, Paris, GF Flammarion, 2009, p.392.
(2) Mill J.S., De la liberté, Paris, Gallimard, 1990, p.147.
(3) Aristote., Ethique à Nicomaque, VII, 1150 b 20, Paris, GF Flammarion, 2004, p.380.
(4) Idem., p.381.
(5) Montaigne., Les essais, Paris, Arléa, 2002, p.36.
(6) Aristote., Ethique à Eudème, II, 7, 1223a, Paris, GF Flammarion, 2013, p.111.
(7) Idem., VII, 1128 a 9, p.218.
(8) Idem., VII, 1128 a 20, p.219.
(9) Aristote., Rhétorique, II, 1384 b ; trad Ruelle, Paris, Le livre de poche, 1991, p.212.
(10) Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, tome II, Paris, PUF, 2014, p.1592.   
(11) Aristote., Ethique à Nicomaque, op.cit., IV, 1128 b 10, p.221.
(12) Laurent J., Leçons sur l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, Paris, Ellipses, 2013, p.127.
(13) Montaigne., op.cit., p.44.
(14) Comte Sponville A., Petit traité des grandes vertus, Paris, PUF, 1995, p.23.
(15) Idem., p.24.
(16) Elias N., La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973, p.74.
(17) Idem., p. 103.
(18) Idem., p.103.
(19) Idem., p.172.
(20) Idem., p.259.
(21) Idem., p.149.
(22) Alain., Propos sur le bonheur, Paris, Gallimard, 1928, p.190.
(23) Idem.
(24) Bergson H., La politesse, Paris, Rivage poche, 2008, p.23.
(25) Idem., p.24.
(26) Idem., p.25.
(27) Idem., p.27.
(28) Cicéron., L’amitié, Paris, Arléa, 1991, p.71.
(29) Lacroix M., "Civilités bourgeoises", in Politesse et sincérité, Paris, Esprit, 1994, p.37.