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Bentham et les réanimateurs italiens

"Bentham au chevet des réanimateurs italiens"

"Bentham au chevet des réanimateurs italiens"

 Par Bertrand QUENTIN 

 

Bertrand QUENTIN, Philosophe, Directeur du LIPHA (UR7373), Université Gustave Eiffel, dernier livre : Les invalidés. Nouvelles réflexions philosophiques sur le handicap, érès (Prix Littré de l'Essai 2019)

 

Article référencé comme suit :

Quentin, B. (2020) "Bentham au chevet des réanimateurs italiens" in Ethique. La vie en question, mars 2020.

 

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article

 

 

Avec l’accélération de la propagation du virus COVID-19, les derniers jours ont vu également une apparition de faits qui font forcément réfléchir en termes d’éthique.

 

La Société italienne d’anesthésie, d’analgésie, de réanimation et de soins intensifs (SIAARTI, équivalente des sociétés savantes françaises SRLF et SFAR) a publié le 6 mars un document de "Recommandations d’éthique clinique pour l’admission aux traitements intensifs et leur suspension, dans des conditions exceptionnelles d’équilibres entre les exigences et les ressources disponibles (1)". 15 recommandations sont ainsi énoncées.

 

Conscients que ces recommandations ont un contenu portant potentiellement fortement à polémique la Société savante italienne les a assorties d’un assez long préambule de justifications. Les mots graves sont lâchés : "Un tel scénario est sensiblement similaire au domaine de la "médecine de catastrophe"." Les milliers d’anesthésistes et de réanimateurs italiens font partie de la première ligne médicale qui se relaie 24 heure sur 24. C’est bien à la médecine de guerre que l’on pense.

Dès lors le souci éthique de la SIAARTI c’est de porter une aide psychologique à des soignants qui pourraient se trouver dans une solitude terrible devant des décisions inhabituelles. Le but de ses recommandations est donc "(A) de décharger les cliniciens d’une partie de la responsabilité de faire des choix, qui peuvent être émotionnellement onéreux". Quel est le principe de base qui va être relayé par  le soignant ? Les choses sont dites avec une parfaite clarté dans le document : "l’allocation […] doit viser à garantir un traitement intensif aux patients ayant les plus grandes chances de succès thérapeutique : il s’agit donc de favoriser "une plus grande espérance de vie" […] Cela signifie qu’il n’est pas nécessaire de suivre le critère du "premier arrivé, premier servi" pour l’accès aux soins intensifs.

 

"La recommandation N° 3 précise donc : "Il peut être nécessaire de fixer un âge limite pour l’entrée dans l’USI (2). Il ne s’agit pas de faire des choix valables dans l’absolu, mais de réserver des ressources qui peuvent être très rares à ceux qui ont le plus de chances de survivre et, deuxièmement, à ceux qui peuvent avoir plus d’années de vie sauvées, en vue de maximiser les bénéfices pour le plus grand nombre de personnes". Si l’âge limite pour bénéficier de soins intensifs n’est pas précisé dans le document, les discours en voix off entre réanimateurs français et transalpins évoquent aujourd’hui 60 ans (ce qui peut sembler fort bas).Le principe du "premier arrivé, premier servi" (le "first come, first served" des anglo-saxons) consiste à prendre en charge tout patient qui arrive, sans aucun critère de tri, et à le soigner le mieux possible avant de prendre le suivant. Tout patient porteur du COVID-19 et en détresse respiratoire serait donc susceptible d’être pris en charge. Ce principe que l’on pourrait décrire comme "kantien" (tout homme est également digne) est ce qui dans un contexte habituel est le plus largement relayé dans les discours des médecins français. Mais comme le dit la société savante italienne : "la disponibilité des ressources n’intervient généralement pas dans le processus de décision et les choix du cas individuel, jusqu’à ce que les ressources deviennent si rares qu’il n’est pas possible de traiter tous les patients." et c’est justement ce qui amène dans les recommandations italiennes, à préconiser de trier les patients entre ceux qui méritent (3) le plus de bénéficier d’une prise en charge (les plus jeunes) et ceux qui le mériteraient moins (les plus vieux ou qui ont des pathologies supplémentaires). Il faut que les ressources rares "valent le coût" d’être utilisées. Le critère de "justice distributive" n’est pas celui que l’on voit souvent, comme égalité de traitement sur tout un territoire, mais retrouve son sens aristotélicien d’une attribution supérieure des ressources aux "meilleurs" patients, dans un contexte de ressources sanitaires limitées. On est passé d’une logique kantienne à une logique utilitariste sur le mode d’un Bentham : maximiser le bonheur du plus grand nombre (4).

 

Plusieurs éléments peuvent nous sembler cependant problématiques : la référence à une "logique de guerre" correspond à des théâtres où le but est de conserver le maximum de chances de victoire et cela passe par des soldats en meilleur état que d’autres, susceptibles de repartir au combat. De même pour les contextes génocidaires où l’on préférerait laisser une chance à l’avenir en sacrifiant éventuellement des vieux ou des infirmes pour préserver des enfants et des combattants. Mais les Italiens ne sont tout de même pas dans cette situation d’un risque de disparition totale du groupe. Décider qu’avec les mêmes ressources il vaut mieux sauver deux hommes plus jeunes qu’un seul homme de 61 ans nous fait entrer dans des critères quantitatifs qui peuvent sembler au moins porter à discussion.

 

On peut également savoir gré à ces Recommandations de vouloir décharger les cliniciens de "la responsabilité de faire des choix émotionnellement onéreux" mais l’éthique peut-elle se déléguer si facilement ? Obéir à des protocoles normalisés qui affirment un principe utilitariste de fonctionnement pour tous, permet-il de ne plus être importuné par sa conscience morale ?

 

Loin de nous l’idée de faire la leçon à des médecins sans doute épuisés, mais il semble important de rappeler à tous que l’argument utilitariste n’est pas "objectif" et "neutre".

 

On peut voir aussi tout cela d’un œil cynique et rappeler que dès que l’homme en vient à manquer du nécessaire, la logique de survie lui revient. On le voit dans l’ouvrage qui a servi de source au film de Shōhei Imamura La Balade de Narayama, palme d’or à Cannes en 1983. Dans le récit de Shichirô Fukazawa (5), la grand-mère, la vieille O Rin vient d’avoir soixante-dix ans et va devoir aller mourir sur la montagne, alors qu’elle est encore bien portante. C’est un monde où il n’y a pas assez de nourriture pour tout le monde et les vieux doivent alors laisser la place aux jeunes. Fukazawa réussit à montrer que si une obsession devient première chez l’homme (ici l’angoisse de la faim) une société peut ne pas avoir d’autre ressource pour survivre que d’édifier ses règles internes en fonction de cette obsession (ici la répartition alimentaire). A défaut de relater des faits historiquement avérés au Japon, un fond inconscient universel dans notre rapport aux personnes âgées est ici bien senti. La question est de savoir si la pandémie de COVID-19 nous place dans une situation de survie analogue ou s’il n’y a pas de notre côté une transgression un peu rapide des frontières éthiques.

 

Nous apprenons ce matin "en voix off" que dans les hôpitaux français on a fixé à 70 ans l’âge de prise en charge des patients pour le COVID-19. Bentham se rapproche aussi des Français.

 

Notes :

(1)    "RACCOMANDAZIONI DI ETICA CLINICA PER L’AMMISSIONE A TRATTAMENTI INTENSIVI E PER LA LORO SOSPENSIONE, IN CONDIZIONI ECCEZIONALI DI SQUILIBRIO TRA NECESSITÀ E RISORSE DISPONIBILI", 06/03/2020 ; www.siaarti.it › COVID19 - documenti SIAARTI.

(2)     Unité de Soins Intensifs.

(3)    L’expression italienne est : "ritenuti meritevoli di Terapia Intensiva" ("jugé digne de soins intensifs"). La recommandation N°9 parle de créer "idéalement à temps une liste de patients qui seront considérés comme dignes de soins intensifs au moment de la détérioration clinique […] Une éventuelle instruction "ne pas intuber" doit être présente dans le dossier médical, prête à servir de guide."

(4)    Bentham a emprunté à Prietley cette thématique (Accorder "le plus grand bonheur au plus grand nombre" An Examination of Dr Reid’s Inquiry… Appeal to common Sense, 1774).

(5)    Etude à propos des chansons de Narayama, publiée en 1956.