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Inversion inapercue du principe de double effet (Maastricht III)

De l’inversion inaperçue du principe de double effet dans le cas du Maastricht III

"De l'inversion inaperçue du principe de double effet dans les cas du Maastricht III"

 

par Marie BENAZZOUZ

 

Infirmière depuis 12 ans, sa carrière s’est déroulée dans des réanimations et des  salles de réveil-accueil des polytraumatisés. Elle occupe depuis près d’un an un poste de faisant fonction de cadre dans un service d’unité de soins intensifs neurovasculaires.

Article référencé comme suit :
Benazzouz, M. (2019) « « De l’inversion inaperçue du principe de double effet dans le cas du Maastricht III » in Ethique. La vie en question, décembre 2019.

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article




Selon Aristote, « tout le monde dans une certaine mesure, essaie de combattre et de soutenir une raison, de défendre, d’accuser » (1) Le débat au sujet du prélèvement d’organes illustre ce propos car comme dans tout débat, les défenseurs du don d’organes et ses détracteurs s’affrontent. Au cœur de ces échanges se mélangent combat d’idées, soutien d’une cause, défense de ses convictions, voire accusation. 
Pour répondre à la pénurie d’organes, les sociétés savantes telles que la Société Française d’Anesthésie Réanimation (SFAR) ou la Société Française de Réanimation de Langue Française (SRLF) ont réfléchi aux questionnements éthiques liés à une procédure intitulée « Maastricht III » avant son introduction en 2014 dans quelques centres.
Cette possibilité de prélever des organes suite à une décision de limitation et arrêt des thérapeutiques actives (LATA) est quasiment inconnue du grand public, et parmi les soignants, rares sont ceux qui connaissent cette possibilité au regard du nombre limité de centres autorisés à appliquer cette procédure. En conséquence le débat n’est pas clos, le risque de conflit d’intérêt reste une préoccupation majeure. Précisons donc d’abord ce qu’il en est de cette procédure.
Le type de patient défini par le cadre du Maastricht III est le patient cérébro lésé pour lequel vu le pronostic sombre (état végétatif, pauci relationnel), a été décidé d’interrompre ou de limiter les thérapeutiques actives évitant ainsi une obstination déraisonnable. La famille est informée de cette décision puis, si l’équipe pense que la famille sera réceptive à la démarche de prélèvement d’organes, l’équipe de réanimation évoque la procédure de Maastricht III avec eux. Si le patient entre dans les critères de cette procédure, qu’il s’était positionné pour le don d’organes et que la famille accepte cette procédure, il sera décidé de l’heure de l’arrêt des thérapeutiques actives et une sédation sera mise en place de façon concomitante afin de lui éviter une potentielle souffrance. Si le décès survient dans les 180 minutes après le début de la procédure, le patient pourra partir au bloc opératoire afin d’être prélevé de ses organes. Au-delà des 180 minutes, si le décès n’est pas avéré, la procédure s’interrompt et les organes ne seront pas prélevés.

Plusieurs questionnements apparaissent alors : quel est l’intérêt de mettre en place des sédations si l’on considère que le patient végétatif n’a aucune conscience et donc qu’il ne risque pas de souffrir ? Le bénéfice du doute semble être à l’origine de cette sédation, mais il y a incontestablement le facteur « temps » qu’il ne faut pas négliger, car le décès doit survenir dans les 180 minutes afin que les organes soient viables, sinon les organes seraient perdus et la volonté du patient qui souhaitait être prélevé ne serait pas respectée.
Mais lorsque cette sédation est mise en place à « doses efficaces », qu’est-ce qui différencie cette sédation qui mène inexorablement au décès, de l’euthanasie qui peut parfois être demandée par le patient ?
Cette dernière vient du grec « euthanasia » et signifie mort douce. Il s’agit de « l’acte d’un médecin qui provoque la mort d’un malade incurable pour abréger ses souffrances ou son agonie» (2). Le fait d’administrer des médicaments à doses efficaces en attendant l’arrêt cardiaque, participe à la mort du patient, car ce patient est justement considéré en phase agonique.
Le discours peut-il servir à justifier nos actes et dans ce cas précis, à rendre acceptable une pratique qui pose encore de nombreuses questions éthiques ?


La question de l’étanchéité des filières (réanimation et prélèvement)

La procédure du Maastricht III concerne le décès circulatoire attendu, après limitation ou arrêt des thérapeutiques actives (LATA). La majorité des pays qui prélèvent après un arrêt circulatoire le font sur des patients de la catégorie III (Canada, Japon, Belgique, Pays Bas, États-Unis). Cette catégorie représente 90% (3) des prélèvements dans les pays qui prélèvent sur des patients en arrêt circulatoire.
En France cette procédure est envisagée suite à une décision collégiale qui a considéré que « la thérapeutique est dans une impasse, que l’on se trouve en phase d’obstination déraisonnable ou d’acharnement thérapeutique et qu’il semble légitime d’envisager une limitation ou un arrêt des thérapeutiques» (4). La loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie autorise en effet l’arrêt des thérapeutiques. Ce qui de fait, a participé à la possibilité d’envisager puis de mettre en place le prélèvement d’organes sur les patients Maastricht III.
Cette procédure doit cependant être indépendante de la décision d’envisager le prélèvement d’organes pour éviter tout risque de conflits d’intérêts. En effet, comme interroge l’Agence de Biomédecine, « la décision d’arrêt du traitement de suppléance vitale pourrait-elle être influencée par la possibilité de don d’organes » (5) ? Cette limitation consiste à reconnaître que le patient est dans une impasse et que continuer en ce sens relève d’une obstination déraisonnable ou que cela s’apparente à de « l’acharnement thérapeutique » (vocabulaire des familles). L’Agence de la Biomédecine recommande donc une « étanchéité des filières » (6). Cette indépendance se manifeste notamment par les tâches assignées à chaque filière.
La réanimation qui accueille et a en charge le patient va décider de la limitation ou de l’arrêt des thérapeutiques puis la mettre en œuvre. La coordination de prélèvements d’organes interviendra dans un second temps lorsque la décision de LATA aura été actée afin d’évaluer le patient pour un potentiel prélèvement d’organes, puis l’équipe de prélèvement n’interviendra qu’au bloc opératoire.
Lorsqu’une limitation a été actée, le patient est déclaré « mourant » c’est-à-dire, celui « qui s’affaiblit, qui va disparaitre » (7) et les « traitements sont poursuivis mais non intensifiés » (8). Lorsque le patient est éligible à la procédure du Maastricht III, c’est-à-dire un patient cérébro lésé avec un pronostic sombre, l’équipe de coordination est contactée par la réanimation afin de procéder à l’évaluation du patient considéré désormais comme un « donneur potentiel » avant d’informer les proches. En effet, en cas de découverte fortuite d’une contre-indication au prélèvement d’organes cela évite une démarche inutile qui n’est pas anodine pour les proches. Il s’agit d’épargner à la famille un entretien au sujet du don d’organes si cela n’aboutit pas, car le patient peut ne pas être donneur en raison d’une cause médicale. La démarche peut s’entendre lorsque l’on sait qu’aborder le don d’organes n’est jamais une chose simple. Cela peut être parfois perçu comme une violence supplémentaire ajoutée à une situation déjà difficile. De plus, si une famille accepte le prélèvement mais que finalement le prélèvement n’a pas lieu cela en rajoute encore à la violence. Les familles peuvent très mal vivre cet échec.



Favoriser la transparence ou préserver les familles ?

Nous pouvons tout de même nous interroger sur cette façon de procéder. Lorsque l’on prône la transparence afin de ne pas rompre la confiance avec le grand public, que penser de cette décision d’évaluer un patient comme donneur potentiel sans même en informer ses proches ? Cela semble répondre au principe aristotélicien du moindre mal. Plutôt que de faire souffrir une famille en annulant un prélèvement d’organes après leur en avoir parlé, il a été préféré une évaluation première, en n’en parlant pas aux proches. Tous les examens se font au lit du patient, il s’agit d’une condition sine qua non. Il ne semble dès lors pas déraisonnable d’épargner les proches dans cette étape préliminaire.


180 minutes pour ne pas rendre impossible le prélèvement…

Lorsqu’il n’y a pas de contre-indication et que la famille confirme la non-opposition au prélèvement d’organes, la LATA est mise en œuvre et débute alors la phase agonique, « c’est le moment même du mourir » (9). Le patient est comateux par l’intermédiaire d’une sédation, il n’y a plus de mouvement volontaire, la respiration est entrecoupée de longues pauses respiratoires, cela entraîne la mort cérébrale puis la mort. Cette période fait suite à l’interruption des traitements de suppléance vitale comme la ventilation, la dialyse, les traitements vasopresseurs…
Une sédation est instaurée (qui peut être de l’analgésie de confort) (10) afin de s’assurer de soulager une possible douleur, une dyspnée, l’angoisse, une agitation. Il y a par contre une contre-indication formelle à l’utilisation des curares qui visent à paralyser les muscles et qui provoqueraient de façon franche le décès mais pour lesquels on a des doutes quant à la possibilité d’une douleur insupportable due à ce curare.
La phase agonique ne doit cependant pas excéder 180 minutes pour des raisons d’ischémie chaude nécessaire à des greffons de bonne qualité.


L’évolution jugée défavorable du patient n’est qu’un pronostic

Considérant que le don d’organes est une volonté et non plus un consentement comme il est défini par la Loi, le soignant doit respecter cette volonté du patient donneur mais doit aussi prendre en considération que cette procédure est mise en place en se fondant sur un pronostic.
Le diagnostic d’état végétatif ou d’état pauci relationnel est posé par les médecins, puis une IRM dite « de pronostic » est pratiquée afin de prévoir l’évolution du patient. Or, ce pronostic est une probabilité : il n’y a jamais de certitude.
Dans une présentation sur le rôle du réanimateur dans le Maastricht III, il y a le « scénario catastrophe » (11) qui est la preuve que ce pronostic relève de la probabilité et non de la certitude, car il faut « avoir en tête le scénario catastrophe, le pronostic décrit à la famille est celui d’un futur état végétatif, la famille accepte le MIII, pour une raison x, la procédure est annulée, à moyen terme, le patient finit par retrouver sa conscience avec un grand handicap fonctionnel, la famille se retourne contre les médecins en prenant à témoin les médias sur l’erreur pronostique ayant conduit à la demande de MIII » (12).
On se base sur une imagerie qui sépare en 3 catégories les patients : la zone blanche regroupe les patients qui ont un bon pronostic de récupération, la zone noire considère que ces patients ont un mauvais pronostic neurologique au vu de leurs lésions (très grand handicap, état végétatif ou pauci relationnel) et enfin la zone grise. Cette dernière zone pose question.
En effet, dans cette zone réside l’incertitude. On ne sait pas si le patient va récupérer ou pas. Comme vu précédemment avec le conflit d’intérêt entre la décision de LATA et le prélèvement d’organes, il y a un second conflit d’intérêt qui apparaît avec cette imagerie. Comment savoir si, lorsque le patient se situe dans la zone grise en se rapprochant plus de la zone noire que de la zone blanche, il n’y aura pas une tendance à informer la famille du risque de très grand handicap pour favoriser une possible prise de décision en faveur du Maastricht III ?


La catégorisation subjective de l’acceptabilité du handicap

L’argument d’un mauvais pronostic fonctionnel ou de la conscience altérée ou minimale est utilisé pour discuter de la limitation et arrêt des thérapeutiques actives.
Se pose alors la question de la perception du handicap dans notre société. Cette imagerie ne risque-t-elle pas de catégoriser de façon subjective l’acceptabilité du handicap ? Comme justification de cette classification participant à la prise de décision certains font appel au concept du « patient suivant » (13) en mettant en exergue « le juste soin au juste coût » (14).
Dans le cadre d’un possible élargissement des patients éligibles au Maastricht III se pose la question du handicap dans notre société. Dans le cadre des maladies neurodégénératives, si un patient décide comme cela se fait actuellement en Belgique, de donner ses organes, arrivé à un certain stade d’évolution de sa maladie, cela nous mène à nous interroger sur ce qu’est un handicap acceptable pour nous.


Le risque d’une médecine de prélèvement remplaçant une réanimation des individus

Avec la possibilité de prélever dans le cadre des LATA, il est légitime de s’interroger sur le risque de favoriser « la médecine de prélèvements » au détriment de la réanimation de l’individu en tant que tel. Il y a le risque de voir se modifier la priorité, mais cette modification se fera sous l’influence d’une éventualité, d’un pronostic d’où toute certitude peut être écartée. Cette incertitude peut être naturellement utilisée pour déplacer le curseur selon les convictions et croyances du corps médical. Quand on fait la LATA, il y a nécessité d’étanchéité des filières mais comment ne pas penser au Maastricht III ?
Tristam Engelhardt estime que le patient n’a plus de conscience, devient un organisme vivant mais inoccupé (15). Nous flirtons avec la transgression quand nous envisageons cela en termes de bénéfices pour contribuer à la hausse des greffons. Cette classification en termes de « zone », blanche, grise ou noire a pour objectif de catégoriser les individus cérébro-lésés dans des cases, et si ces derniers sont dans la zone grise ils risquent d’être envisagés comme de possibles donneurs d’organes Maastricht III selon les aspirations personnelles et donc subjectives de l’équipe qui prendra en charge ce type de patient. Cette transgression est l’un des risques majeurs, c’est pourquoi l’Agence de Biomédecine a mis en place des remparts dans le but d’uniformiser la pratique.


La fin du double effet : la mort comme intentionnalité implicite

La loi Claeys-Leonetti du 2 février 2016 autorise pour les patients atteints d’une maladie incurable, « une sédation profonde et continue provoquant une altération de la conscience » (16) et « le médecin met en place l'ensemble des traitements analgésiques et sédatifs pour répondre à la souffrance réfractaire du malade en phase avancée ou terminale, même s'ils peuvent avoir comme effet d'abréger la vie » (17). C’est ce qu’on appelle « le double effet ».
Saint Thomas d’Aquin a été le premier à évoquer ce « double effet » (18), qui sert à désigner dans quelles circonstances il est possible d’effectuer une action qui aura de bonnes et de mauvaises conséquences. Il y a cependant des règles à respecter pour qu'une action ayant un double effet (un bon et un mauvais) soit moralement autorisée, il faut réunir quatre conditions :
-   L’action faite doit être moralement bonne ou neutre, ou non interdite.
-   Le mauvais effet prévu ne doit pas être intentionnel mais simplement permis, le mauvais effet est considéré comme un « effet indésirable ».
-   Le bon effet doit être produit directement par l'action et non par le mauvais effet (le mauvais effet ne doit pas être un moyen pour produire le bon effet).
-   Le bon effet recherché doit être suffisamment désirable ou proportionnel au mauvais effet.
L’action doit être moralement bonne ou neutre ; la sédation dans le cadre du Maastricht III vise à soulager une éventuelle souffrance au patient, et sert à éviter une souffrance aux familles et aux soignants qui pourraient être affectés par des gasps, de l’agitation ou un visage douloureux par exemple.  Cette sédation n’est pas interdite, elle est en effet recommandée par la loi.
Le mauvais effet ne doit pas être visé (praeter intentionem) mais doit être envisagé et toléré et le mauvais effet considéré comme un effet indésirable. Dans le cadre de la loi sur la fin de vie ce mauvais effet est la mort consécutive à la mise en place de la sédation.
 Mais dans le cadre du Maastricht III il semble que ce mauvais effet soit envisagé, toléré mais surtout visé. Initialement dans la loi, cette sédation est mise en place pour soulager « la souffrance réfractaire du malade », or comme nous l’avons vu précédemment cette souffrance ne semble pas une certitude dans le cas des patients végétatifs.
Pour le Maastricht III, cette sédation est appliquée tout d’abord au bénéfice du doute concernant la souffrance du patient, elle est aussi mise en place vis-à-vis des soignants et des familles.
L’ombre du temps imparti à respecter semble se dessiner car ce temps est justement compté (180 minutes). L’un des aspects particuliers pour le Maastricht III est la notion de temps, car contrairement à la mort encéphalique ou au donneur décédé après arrêt cardiaque, cette procédure est le fruit d’un long processus. Mais lorsque la famille accepte et que l’heure de l’application de la LATA est décidée, le temps est compté, il en va de la qualité des greffons et surtout de la possibilité de prélever. Si l’arrêt cardiaque n’a pas lieu dans le temps imparti, le processus s’arrête et le patient n’est pas prélevé.
Nous pouvons nous interroger sur les doses administrées qui, si elles visent à soulager une potentielle souffrance peuvent être adaptées afin de respecter le temps imparti.
Dans cette procédure il s’agit de contrôler le moment de la survenue de la mort, en choisissant sa date et son heure en prenant en compte des impératifs familiaux par exemple, mais aussi en prenant en considération des aspects organisationnels comme la disponibilité de l’équipe qui va venir poser la CRN ou la disponibilité du bloc opératoire. L’aspect accidentel du deuxième effet semble alors bien s’effacer au profit de son intentionnalité « in intentione ». Le « double effet » comme l’évoquait Saint Thomas d’Aquin appliqué à la sédation dans le cadre de la fin de vie trouve sa justification morale justement parce que le deuxième effet qu’est la mort n’est pas visé. Or, cela ne semble pas être le cas dans le cadre du Maastricht III.  L’intentionnalité masquée modifie le sens de ce double effet.
L’effet premier visé est d’éviter une éventuelle souffrance du patient dans le cas d’une perception de la douleur. Mais quel est le sens de cette sédation si l’on considère que les patients éligibles au Maastricht III sont végétatifs et donc n’ont aucune conscience ? Cela semble en réalité lié à la perpétuelle incertitude, certes ténue, mais omniprésente, et qui accompagne toute cette procédure.
Le cas du patient pauci relationnel est différent, la question ne se pose pas car il y a un état de conscience minimale avéré. Mais dans le cas du patient végétatif vaut-il mieux sédater inutilement ? Cette possible inutilité est toute relative, car la mise en place des sédations participe au décès. Or comme nous l’avons vu, le décès doit survenir dans les 180 minutes pour que les organes restent viables. Donc le double effet initialement évoqué est attendu et même provoqué dans le cadre du Maastricht III car c’est ce qui va contribuer à la possibilité du prélèvement d’organes.
Si la sédation peut poser question dans le cas du patient végétatif, il est légitime de s’interroger sur sa frontière fine avec l’euthanasie. Cette dernière est en théorie une demande du patient, anticipée, et est l’aboutissement d’une réflexion menée par une personne libre de s’exprimer. Le patient en exprimant ce souhait inclut le médecin dans cette démarche. Il s’agit d’une volonté mais cette dernière implique l’intervention d’une tierce personne et engage donc sa responsabilité ce qui engendre un « droit-créance » dans les pays où l’euthanasie est rendue possible par la loi.
Or avec Maastricht III, la sédation devient le moyen d’accéder au vœu du patient de donner ses organes. Elle est donc le moyen qui permettrait d’atteindre la fin que le patient souhaitait.
Mais cette sédation est aussi mise en place pour éviter la souffrance des soignants et des proches. Il y a une violence visuelle dans le processus agonique qui est subie par ceux qui sont présents au moment de la LATA. La sédation va éviter toutes les manifestations de souffrance du patient et donc les épargner dans une certaine mesure.
Il est intéressant de noter le paradoxe de la mise en place de l’arrêt des thérapeutiques actives et la mise en place de façon concomitante d’une sédation. En effet, cette sédation est constituée par l’association d’une analgésie pour éviter la douleur et d’un hypnotique pour son effet sédatif. Habituellement, ces traitements font partie des thérapeutiques actives utilisées en réanimation afin de maintenir le patient dans le coma, afin de protéger son cerveau dans le cas d’un traumatisme crânien, ou de permettre au patient d’être ventilé sans résistance dans le cas d’une défaillance pulmonaire. Ces thérapeutiques visent initialement à participer au bon déroulement des autres traitements administrés au patient. Ici cette fonction est détournée. La sédation serait donc un compromis médical qui permettrait de respecter la volonté du patient, d’obtenir des greffons de qualité et de protéger en un sens les proches et les soignants.


Le subterfuge possible du discours

Selon l’usage que nous en faisons, le discours permet de s’épanouir, de s’émanciper, mais il peut aussi enfermer, étouffer en rompant toute communication. Il faut en effet se méfier du langage qui peut prétendre dire ce qui est, alors qu’en fait, il dit juste ce qui n’est pas. Car tout ce en quoi nous croyons renvoie à une image étriquée de la réalité. Le discours peut-il être réduit à un subterfuge ? En effet « subterfugere » signifie initialement « fuir secrètement » ; la définition a évolué pour devenir un « moyen détourné pour se tirer de l’embarras » (19).
Pour Aristote « il y a trois espèces de rhétorique ; autant que de classes d’auditeurs, et il y a trois choses à considérer dans un discours : l’orateur, ce dont il parle, l’auditoire. Le but final se rapporte précisément à ce dernier élément, je veux dire l’auditoire » (20). Dans un échange sur un sujet sensible comme le don d’organes, il y a toujours la volonté pour les coordinateurs de prélèvements de valoriser le don d’organes et donc de convaincre l’auditoire du bien fondé et de la légitimité de cette pratique. Mais lorsque l’on a demandé à un coordinateur la légitimité de la mise en place des sédations avec comme finalité secondaire le respect du délai imparti pour avoir des greffons viables, il a été répondu qu’il s’agissait de « respecter la volonté du patient qui souhaite vraiment donner ses organes ». Ce qui est la reconnaissance de la sédation comme moyen d’arriver à une fin (celle de respecter le temps imparti afin d’aboutir au prélèvement) et non d’un moyen de soulager les souffrances éventuelles du patient.
Dans le cadre du don d’organes, il s’agit pour un coordinateur de persuader l’interlocuteur du bien-fondé de sa pratique. Il s’agit de justifier sa pratique. Associer le verbe « respecter » à « la volonté », est le signe d’une fuite en avant. Pour persuader, on utilise des termes forts et marquants qui vont mettre l’interlocuteur devant à une difficulté. 
En faisant appel au concept fort du « respect de la volonté », la parole tend à être utilisée pour fonder l’acceptabilité d’une pratique. Le langage est une façon d’influencer. Ainsi Alex Mucchielli estime que « pour influencer, il faut d’abord mettre le récepteur dans un « état » particulier, obtenu en manipulant ses émotions » (21). L’orateur choisit soigneusement ses termes dans le but de rallier l’interlocuteur à sa cause en faisant appel à ses émotions.
Ici, cette fuite débute par une mise en avant de la volonté du patient qui se doit d’être respectée. Qui pourrait envisager d’aller à l’encontre de ce principe ? L’orateur fait appel aux valeurs professionnelles du soignant qui est sensible et se doit de respecter la volonté du patient dans la mesure du possible.


Consentement présumé, consentement avéré, volonté : un glissement dangereux

Tout soignant sait qu’en dehors des pathologies psychiatriques qui peuvent altérer le jugement du patient, il est nécessaire de toujours prendre en considération la volonté de celui-ci. Dans ce cas précis, un premier mot est détourné de son sens. Concernant le prélèvement d’organes, il est d’usage d’utiliser le terme de « consentement », soit avéré quand le patient l’a transmis à ses proches, soit « présumé » lorsque la famille prend en compte le tempérament du patient et conclut que, vu sa personnalité, il aurait accepté de donner. 
La volonté qui est la « faculté de se déterminer librement à certains actes et de les accomplir » (22) est différente du consentement qui est « action de donner son accord à une action, à un projet ; approbation » (23). Or, dans le discours, l’un supplante l’autre. Ce patient qui a initialement dit à sa famille qu’il acceptait d’être prélevé de ses organes, qui a donc manifesté son consentement à cette démarche devient un patient qui a « décidé », qui a « souhaité presque plus que tout » donner ses organes. On assiste à un habile glissement du consentement à la volonté et l’on sait que consentement a moins force de conviction qu’une volonté.
Dans le cadre du prélèvement d’organes, légalement il s’agit plus de consentement, d’assentiment, et le plus souvent présumé opposé au refus qui, lui, n’est pas présumé mais ferme. Nous en trouvons d’ailleurs l’expression sur le « registre national des refus », ou à travers le témoignage des proches qui portent ce refus à la connaissance des soignants.
En remplaçant le consentement au don d’organes par la volonté de donner, cela signifie que la mise en place de cette sédation n’est que le moyen d’arriver à une fin, fin désirée par le patient. Il y a donc un déplacement de l’utilité première de la sédation qui vise à soulager le patient mourant.
La volonté est ici utilisée uniquement dans le but de justifier la mise en place de la sédation. Cette sédation qui, nous l’avons vu précédemment pose certaines questions.

Platon fait dire à Socrate dans le Gorgias : « il est vrai que ceux qui savent sont convaincus, et que ceux qui croient le sont aussi » (24). En effet, lorsque l’on affirme détenir la connaissance sur un sujet nous en sommes convaincus, de la même façon que ceux qui croient. La conviction est une notion fondamentale dans la prise de position sur un sujet qui prête à débat.
Quelle différence peut-il y avoir entre un patient qui demande à ce qu’on l’euthanasie car il souffre trop et ne tolère plus ses souffrances, et le patient à qui l’on administre la sédation dans le contexte du Maastricht III ?
Quelle est, s’agissant du respect de la volonté du patient, la juste mesure ? Peut-on dans le cadre du don d’organes vouloir respecter la volonté du patient au point d’introduire de fortes doses de sédation dans le seul but de contrôler le moment de la mort et dans le cas d’une maladie incurable refuser au patient d’accéder à sa volonté de décider du moment de sa mort ?

Le discours vise à rendre acceptable une pratique qui pose question. La puissance de l’utilité du langage s’exprime souvent dans les situations les plus sensibles du point de vue éthique. Il s’agit de savoir s’il n’y a qu’une seule vérité que l’on peut asséner à son interlocuteur, ou si justement chacun n’a pas « sa vérité ». Il y aurait ainsi autant de vérités que de discours si l’on considère que le langage est la production d’une vérité. Dans le Gorgias, il est dit que « la rhétorique est donc, semble-t-il, productrice de conviction, elle fait croire que le juste et l’injuste sont ceci et cela, mais elle ne les fait pas connaître » (25). Le discours produit vise à engendrer une conviction chez celui qui l’écoute et ce en faisant fi du lien entre la persuasion ressentie par l’auditoire et la qualité des arguments produits par l’orateur. Ce dernier au travers de son discours énonce ses propres convictions. Il s’agit bien là d’énoncer sa conviction profonde, or selon le Larousse, la « conviction » (26) est une « croyance ferme ». La conviction serait issue d’une argumentation raisonnée tandis que la persuasion viendrait de purs sentiments. Mais distinguer le domaine du « croire » et celui du « savoir » n’est pas toujours aisé. Souvent lorsque l’on entend le discours assuré de quelqu’un qui croit profondément en ce qu’il dit, nous sommes nous-même pris au jeu et par contamination nous pouvons avoir tendance à nous approprier cette persuasion que le discours a créé chez nous.
En effet, dans le cadre du prélèvement d’organes, ce qui semble être juste, c’est dans un premier temps de respecter la volonté du patient, puis dans un second temps de le prélever car il y a une utilité, une visée du bien d’autres personnes vulnérables. Mais cela serait simplifier un sujet qui est un véritable cas de conscience, preuve en est l’intérêt qu’il suscite et le débat qui en découle.
Socrate critique la superficialité de la rhétorique, qui au lieu de nous faire entrer dans le domaine de la connaissance au moyen de certitudes et de savoir, n’est qu’un artifice qui nous fait côtoyer la croyance, nous fait croire des choses mais ne nous les fait pas connaître.
Or, il semblerait que l’utilité du discours - dont la rhétorique est l’une des formes méprisables si l’on en croit le Socrate du Gorgias - serait de nous faire connaître, de nous faire entrer dans le savoir. Ce qui fait dire à Polos, un des interlocuteurs de Socrate dans le Gorgias que la rhétorique  est « un savoir-faire, voilà ce qu’est la rhétorique, pour toi » (27). Il ne s’agirait donc que d’un art au service de l’apparence, plutôt que de quelque chose mis au service de la vérité.


Conclusion


L’utilisation de la sédation autorisée par la loi sur la fin de vie pose question autant par sa justification du « bénéfice du doute » que par l’atteinte du mauvais effet. Cette sédation participant à décider du moment de la mort, veillant à respecter les délais d’ischémie pour les greffons. Il est légitime de s’interroger sur l’intentionnalité et la technicisation de la mort, dès lors que la date et l’heure de la LATA sont choisies et que son instauration est concomitante de la mise en place d’une sédation qui participe à la mort.
Échanger, dialoguer permet en effet de prendre en considération le point de vue de l’autre, d’ouvrir son esprit à des angles de réflexion que nous ne percevions pas forcément. En philosophie, il y a de nombreuses écoles de pensées et donc autant de façon d’envisager les choses.
En interrogeant la place du discours dans le cadre du prélèvement d’organes nous comprenons que des sujets sensibles peuvent bien vite devenir tabous, amenant maintenant même à qualifier d’ « égoïstes » les questionnements légitimes sur les enjeux de la pratique du Maastricht III.




Notes

(1)    Aristote, Rhétorique, Paris, Le livre de poche, 2018, p.75.
(2) « euthanasie », www.larousse.fr/dictionnaires/francais/euthanasie/31769=
Euthanasie #31695.
(3) Agence de la Biomédecine, Conditions à respecter pour réaliser des prélèvements d’organes sur des donneurs décédés après arrêt circulatoire de la catégorie III de Maastricht dans un établissement de santé, mai 2016, p.6.
(4) Idem, p.12.
(5) Ibidem, p12.
(6) Ibidem, p.14.
(7) « Mourant », www.larousse.fr/dictionnaires/francais/mourant/52951
(8) Agence de la Biomédecine, Conditions à respecter pour réaliser des prélèvements d’organes sur des donneurs décédés après arrêt circulatoire de la catégorie III de Maastricht dans un établissement de santé « op.cit. », p.15.
(9) Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs, L’agonie, définitions et caractéristiques, sfap.org
(10) Agence de la Biomédecine, Conditions à respecter pour réaliser des prélèvements d’organes sur des donneurs décédés après arrêt circulatoire de la catégorie III de Maastricht dans un établissement de santé « op.cit. » p.22.
(11) Puybasset Louis, Éthique en neuro réanimation, le besoin absolu d’outils fiables de pronostication en phase aigüe/ subaigüe, anarlf
(12) Idem.
(13) Puybasset Louis, La mort et les sciences, les techniques, Colloque au collège des Bernardins, mars 2019.
(14) Idem.
(15) Engelhardt Tristan, The foundation  of bioethics, Oxford University Press, 1996.
(16) Loi n° 2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie (1).
(17) Loi Claeys Léonetti, 2016, article L. 1110-5-3.
(18) Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1855, IIa, IIae, question 64, a. 7.
(19)« Subterfuge »,https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/subterfuge/75134?q=  subterfuge#74278
(20) Aristote, Rhétorique, « op.cit. », p.93.
(21) Mucchielli Alex, L’art d’influencer, Éditions Armand Colin, 2000, p.11.
(22)« Volonté »,https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/volont%c3%a9/82476?q=volont%c3%a9#81505
(23)« Consentement »,https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/consentement/18359?q=consentement#18255
(24) Platon, Gorgias, « op.cit. », p.142.
(25)Platon, Gorgias, p. 143.
(26)« Conviction »,https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/conviction/19012?q=conviction#18903
(27) Platon, Gorgias, « op cit. », p. 15