Flux RSS http://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr fr Thu, 28 Mar 2024 17:10:59 +0100 Thu, 28 Mar 2024 17:10:59 +0100 news-5741 Fri, 01 Mar 2024 21:50:52 +0100 Ateliers de lecture sur le soin, animés par Anne GRINFELD https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/ateliers-de-lecture-sur-le-soin-animes-par-anne-grinfeld 3 dates en février/mars 2024 pour un atelier de lecture sur le soin, animé par Anne GRINFELD

Anne GRINFELD, que nous avions quittée avec son chapitre marquant dans l’ouvrage Controverses éthiques d’aujourd’hui, Paris, Éd du Cerf, 2023, nous revient ici avec l’animation d’un atelier de lecture sur le soin.

Le soin à voix haute

Atelier de lecture animé par Anne Grinfeld (IDE, Ms en philosophie et création littéraire) avec la participation de Simon Lhéritier (Ms création littéraire)

Les jeudis 29 février, 14 mars et 28 mars 2024 de 17h30 à 19h30. Salle Marie Curie, Hôtel-Dieu (escalier B1 3ème étage)


La lecture à voix haute avec d'autres, pour d'autres, n'est pas la même chose que la lecture pour soi, dans le silence de sa tête. On y découvre autrement sa voix et le texte lu. Le soin à voix haute se propose de rentrer dans les fibres du texte, d'aller gratter les mots, de repérer les motifs, la forme, et d'en découvrir le rythme. Que nous raconte le texte ? Que nous fait-il ? Qu'en fait entendre la lecture à voix haute ? En passant le texte au filtre de nos voix et de l’écoute collective, de nouvelles pistes s’ouvrent.
Chaque séance de l’atelier sera consacrée à un texte contemporain que nous découvrirons ensemble. Nous en lirons collectivement des extraits à voix haute :

  • Gwendoline SOUBLIN, Depuis mon corps chaud, Les Matelles, Éditions Espaces 34, 2022
    Pièce de théâtre qui fait plonger dans la tête d'un homme hospitalisé aux urgences puis dans celle de l'étudiante en soins infirmiers qui l'accompagne.
  • Mary DORSAN, Une passion pour le Y, Paris, POL, 2018
    Récit de la rencontre d'une infirmière en accueil de jour en psychiatrie et d'un homme qui a une passion pour le Y - ou comment une lettre peut vous ancrer quelque part.
  • Sophie TORRESI, Apnée, 2022
    Docu-fiction qui témoigne de l'expérience d'une annonce de greffe et raconte la vie d'une mère avec un enfant atteint d'une grave maladie chronique.

Le soin à voix haute a aussi le souhait de faire découvrir des textes littéraires encore peu connus du grand public. Ces trois récits donneront lieu à des échanges littéraires, philosophiques et expérientiels entre les participants. Chacun sera invité à prendre la parole et se prêter à la lecture à voix haute, dans la mesure de ses souhaits, lors des séances.

Il est demandé de s’inscrire par mail, l’inscription valant engagement à participer à l’ensemble du cycle.

Contact :  anne.grinfeld@gmail.com

]]>
news-5740 Fri, 01 Mar 2024 21:34:35 +0100 Dissémination : penser la parole médicale avec Derrida https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/dissemination-penser-la-parole-medicale-avec-derrida Par Nicolas MEROT


Nicolas MEROT est médecin au Centre Hospitalier Simone Veil, à Beauvais, dans l’Oise. Son exercice professionnel est partagé entre les soins palliatifs et la prise en charge de la douleur. Sa pratique, récente, de l’hypnose a infusé sa manière d’être en tant que médecin. Le travail de recherche qu’il a mené dans le cadre du Master « éthique médicale et hospitalière appliquée » se nourrit de ce que l’hypnose a à nous dire de la relation de soins en général.


Article référencé comme suit :
Merot, N. (2024) « Dissémination : penser la parole médicale avec Derrida » in Ethique. La vie en question, mars 2024.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.


Rhétorique et manipulation dans la parole médiale
Fragments cliniques : Temps de transmission du matin à l’unité de soins palliatifs. La psychologue m’interpelle, comme médecin de l’unité. « Il faudrait que tu revoies Mme Z. Elle a besoin d’entendre les choses, que tu lui redises. » Comme une évidence, j’acquiesce et peu après m’exécute, m’en allant parler à Mme Z. Cette femme âgée est malade du cancer. Ce n’est pas le premier problème de santé qui lui arrive et quand elle a compris que la perte d’appétit, la fonte musculaire, mais aussi la chute qu’elle avait faite quelques jours auparavant étaient probablement en lien avec cette image évocatrice, présente sur le scanner thoracique, elle a tout de suite saisi qu’il s’agissait d’un cancer. Elle avait d’emblée dit ne pas « vouloir se soigner » refusant de chercher à gagner du temps. Pas qu’elle veuille mourir, non. Seulement, elle avait compris qu’elle n’attendait rien d’un traitement de ce cancer. Ce discours avait très simplement rejoint l’avis du médecin gériatre qui s’occupait d’elle, et qui lui non plus n’attendait pas grand-chose d’éventuels traitements d’un cancer. Ils avaient ensemble convenu de ne pas pousser plus loin les investigations. Ce matin-là, cette patiente avait besoin de parler à un médecin. L’entretien avait conduit à ce qu’on aborde le sujet de la maladie, de sa gravité, du temps compté, du temps qu’il reste, de son inquiétude sur le moment de la mort. Toutes choses qu’elle avait déjà abordées avec la psychologue, mais qui prenaient pour elle une autre signification dans l’échange qu’elle avait avec son médecin. Quelques jours plus tard, la psychologue de l’unité de soins palliatifs revient vers moi, pour parler de Mme Z. Mon entretien a porté, me dit-elle, la situation est meilleure, elle a pu fonder un travail nouveau avec la patiente après notre rencontre. Cette situation de parole illustre la place de la parole, son importance dans le travail médical. La relation se construit dans la parole, dans le discours. C’est une interaction. Lorsque je parle, je modifie quelque chose chez l’interlocuteur, j’agis sur lui. L’action médicale est en partie constituée par la parole même. Or, agir ainsi sur l’autre soulève d’emblée une question : S’autoriser à agir sur l’autre, c’est prendre le risque de le manipuler, de porter atteinte à sa liberté.
Porter atteinte à la liberté, c’est une critique déjà formulée à l’encontre de la rhétorique. Pourtant, c’est lui porter un regard borgne que de ne la considérer qu’ainsi. La rhétorique s’inscrit dans une série d’oppositions duales que propose Platon : rhétorique contre dialectique, écriture contre discours, intériorité contre extériorité. Mais plus encore, elle s’inscrit dans un système de compréhension du monde faite d’oppositions en cascades. Dans le Phèdre (1), Platon s’intéresse au couple écriture – logos. Cette inscription dans un système d’oppositions en cascade conduit à le comprendre comme Pharmakon, nous allons le voir, c’est-à-dire considérer à la fois ses deux facettes, poison et remède. Ainsi, se comprend le discrédit jeté sur la rhétorique. Dans le Phèdre, l’écriture est discréditée face au discours oral. L’écriture est présentée comme une copie, comme morte, du discours oral, seul capable de mener à la vérité intérieure. Vulgaire copie, l’écriture a perdu tout lien avec son père ; elle est comme orpheline. La suggestion est, si l’on suit la série d’oppositions, du côté de l’écriture, disqualifiée, de l’extérieur, de la rhétorique. Écriture et rhétorique empêchent l’accès à la vérité que seule la pratique philosophique de la maïeutique permet d’atteindre, en soi-même. Ainsi comprise comme rhétorique la valeur de parole en elle-même se trouve questionnée. Nous proposons ainsi de réfléchir à cette situation clinique.
Nous proposons d’avancer en considérant largement la parole médicale par analogie avec une autre forme de langage, celle de la poésie, langue par excellence si l’on suit ce qu’en dit Heidegger (2). Je reprends également ici le terme de parole tel qu’il apparaît dans Acheminement vers la parole (3). Ce travail est centré sur le langage verbal. Il faut pourtant bien entendre ce terme dans une acception large qui recouvre le langage bien plus largement que son seul aspect verbal, c’est-à-dire aussi ce qui est non-verbal, corporel, comportemental. Sur ce chemin, nous proposerons de réfléchir la parole médicale à partir de la notion derridienne de dissémination. Nous appuyant sur des fragments cliniques qui concernent l’annonce des soins palliatifs, nous montrerons ce qui pourrait être compris, sous ce terme de dissémination comme la puissance germinative de la parole. Nous mettrons en relation cette notion de dissémination avec la semaison de Jaccottet, afin de permettre de mieux cerner le cœur de notre propos.


La parole comme violence contre autrui
Faire usage de la parole, utiliser les ressorts rhétoriques de la parole comme dans la situation de Mme Z. relève d’une forme de violence dirigée vers l’autre. Bien sûr, c’est par préoccupation pour l’autre (Mme Z.) que je lui parle. C’est bien elle qui est au centre de notre intérêt commun de soignants. Quand bien même mon intervention tiendrait compte au mieux de cette dernière, de ses souhaits, de son autonomie, de sa liberté, cette dimension est présente. En prenant comme hypothèse que toute communication est dissémination, c’est-à-dire transmission, acte de germination de l’un vers l’autre, l’interroger de manière théorique met à jour pleinement les questions éthiques qui se posent, que nous laisserons Levinas reformuler ici :

La rhétorique qui n’est absente d’aucun discours et que le discours philosophique cherche à dépasser, résiste au discours, (ou y amène : pédagogie, démagogie, psychagogie). Elle aborde l’Autre non pas de face, mais de biais ; non pas certes comme une chose puisque la rhétorique demeure discours et que, à travers tous ses artifices, elle va vers Autrui, sollicite son oui. Mais la nature spécifique de la rhétorique (de la propagande, de la flatterie, de la diplomatie, etc.) consiste à corrompre cette liberté. C’est pour cela qu’elle est violence par excellence, c’est-à-dire injustice. Non point violence s’exerçant sur une inertie - ce ne serait pas une violence - mais sur une liberté, laquelle, comme liberté précisément, devrait être incorruptible. À la liberté, elle sait appliquer une catégorie - elle semble en juger comme d’une nature, elle pose la question contradictoire dans ces termes : « quelle est la nature de cette liberté ? » (4).

Avec Levinas, toutes les préventions qui sont les nôtres semblent sans effet. La rhétorique n’est absente d’aucun discours. La parole utilisée pour agir sur l’autre est discours, pleinement discours, elle est violence faite à autrui. Dans cet extrait, il laisse apparaître l’intransigeance de sa pensée. La parole médicale est radicalement questionnée, qu’il s’agisse d’un usage de la parole explicitement utilisé comme outils, comme c’est le cas lorsqu’on utilise volontairement la suggestion ou le discours hypnotique, mais aussi dans tout échange, comme c’est le cas ici avec Mme Z (5) qui s’inscrit comme ayant un objectif thérapeutique. Toute parole, tout discours peut être questionné avec ce texte de Levinas. Quelles que soient les intentions et modalités de ce discours, « qu’il sollicite son oui » c’est-à-dire qu’il aille vers l’autre, qu’il se préoccupe de son consentement, qu’il considère l’autonomie de la personne, le discours médical est rhétorique, et par là-même, à suivre Levinas, relève de la violence, d’une corruption de la liberté (6). Dans la situation de Mme Z, nous avons, dans l’équipe la sensation d’avoir su apporter une aide à la patiente en poussant à faire évoluer ses représentations. Comme médecin nous avons agi sur elle. Il n’y a que peu d’enjeux apparents dans cette situation et pourtant la question n’en est pas moins entière. Il y a bien quelque chose de notre action, de notre propre volonté qui a infusé en elle. Il y a là corruption de sa liberté. Il y a là une tension éthique.


La parole comme pharmakon
Cette tension éthique se trouve abordée par Platon dans le Gorgias. Il le fait, certes sur un mode différent, mais on peut établir un lien direct, qui chemine du Gorgias au Phèdre. Platon critique la rhétorique face à la dialectique. Dans La dissémination (7) Derrida aborde le langage, non pas en se référant au couple « dialectique/rhétorique », mais au couple « discours écrit/discours oral ». La critique de l’un par rapport à l’autre s’inscrit dans une même opposition que l’on pourrait condenser schématiquement dans une opposition entre intérieur (du côté du vrai) et extérieur (du côté du faux). Cependant un paradoxe apparaît avec ce Platon, qui semble avoir écrit un texte contre l’écrit. Derrida revisite la notion Pharmakon afin de dépasser ce paradoxe. Derrida part du postulat qu’il n’est pas possible que Platon ait écrit un texte uniquement à charge contre l’écriture. Il faut en effet tout ce travail de dévoilement, de réinterprétation du texte par Derrida pour sortir d’une interprétation qui voudrait voir dans le Phèdre un écrit contre l’écrit. Une traduction alors habituelle de pharmakon par « poison » participe à en masquer le sens – le double sens – là où il faut bien comprendre qu’il signifie simultanément « remède ». Déjà, à travers le jeu (8) que permet la traduction, voilà démontré comment le texte écrit, puis traduit peut altérer et donc paradoxalement enrichir le texte, peut dévoiler un pan caché d’un texte menant à une interprétation autre. Dévoiler, ajouter sans supprimer, enrichir le texte par tout ce qui y est caché, tramé : voilà ce que peut le pharmakon.
Derrida se propose donc de dévoiler ce qui autorise à réhabiliter l’écrit face à l’oral. Complexifiant la lecture de Platon, il en ressort la possibilité d’interprétations diamétralement opposée et l’apparition de la notion de supplément.

Le pharmakon, sans rien être par lui-même, les excède toujours comme leur fonds sans fond. Il se tient toujours en réserve bien qu’il n’ait pas de profondeur fondamentale ni d’ultime localité. […] C’est aussi cette réserve d’arrière-fond que nous appelons la pharmacie (9).

Dans le texte, mais plus généralement dans le langage, on s’intéresse avec la dissémination à ce qui est sous-jacent, ce qui est caché en dessous ; en dessous du discours ; en dessous, mais en soi. Que trouve-t-on caché, suggéré, sous-jacent dans le discours que je tiens à Mme Z ? Derrida nous engage ici à prendre acte de l’étendue de la polysémie, de l’ambivalence, des niveaux d’action du langage. La parole porte en elle la possibilité d’agir sur l’autre, non seulement directement par le message qu’elle véhicule mais également entre les lignes, entre les mots, indirectement. La parole, est une « pharmacie » pour le médecin. Cette action se trouve disséminée dans la parole.


Le langage comme dissémination
Derrida détourne et forge le concept de « dissémination » à partir de la racine grecque sema, « le sens », et du latin seminem, « le germe ». À plusieurs reprises il distingue la dissémination telle qu’il l’entend du terme polysémie : « À s’écarter de la polysémie, plus et moins qu’elle, la dissémination interrompt la circulation qui transforme en origine un après-coup du sens(10) ; plus loin : « L’ouverture […] qui écarte la dissémination de la polysémie ». À chaque fois les deux références (sema, seminem) sont mises en parallèle. Ailleurs, on lit : « sperme (terme / germe(11)) » trois termes qu’il rassemble pour mieux souligner la manière dont il les articule, sous le concept de dissémination. Il s’agit de montrer la puissance germinative, dans l’écriture, du sens qui s’altère.
L’écriture, lorsque Theut l’invente consiste en un simulacre (une imitation, un double) de la parole de Dieu. À partir de ce geste inaugural, ce « déclenchement » ce « coup » porté à la vérité (12), apparaît la dissémination, c’est-à-dire la multiplication du sens : « Qu’il s’agisse de ce qu’on appelle « langage » (discours, texte, etc.) ou d’ensemencement « réel », chaque terme est bien un germe, chaque germe est bien un terme (13).
Le langage procède par dissémination. La polysémie du langage est mise à profit par le thérapeute qui use de suggestion, soit pour avancer caché, pour suggérer le contraire de ce qu’il semble dire, pour donner vie à l’idée qu’il souhaite instiller. Si l’on revient à la situation de Mme Z., on décrira avec la dissémination la manière dont nos propres représentations vont agir sur Mme Z., vont produire chez elle un effet. Si l’on en reste au simple contenu thématique de notre entretien, on peut constater que nous n’avons fait que redire des choses déjà dites, on peut retenir le caractère informatif de l’entretien avec Mme Z. : le cancer est localisé à tel et tel endroit, il y a un risque d’évolution de tel type, qui conduirait à telle ou telle action médicale. Ce serait ignorer la raison pour laquelle la psychologue me demande de revenir la voir. Le sens clinique qui est le sien la conduit à demander à ce que cet entretien ait lieu avec le médecin. Elle souhaite que j’agisse sur elle. Ce n’est pas seulement ma présence de médecin, ma fonction, qui agit. C’est bien ici parce que je suis investi, de par ma fonction d’un pouvoir particulier que mon action aura une importance différence de celle de la psychologue. Ce que contient ma parole en elle-même (vocabulaire, tournure, posture) va agir de surcroît. La notion même de dissémination permet de mesurer combien le discours et ses différentes composantes n’est pas univoque, ne contient pas une vérité unique.
La parole véhicule en « germes » des fragments qui sont autant d’actes en puissance. Le thérapeute, inscrit dans une relation doit faire avec cette fonction « disséminatrice » du langage. À la manière du rhéteur, le soignant utilise le langage-outil nécessairement. Il ne peut pas ne pas l’utiliser. Quoi qu’il fasse, les idées qui sont les siennes sont transmises au malade, quelque prévention qu’il prenne. Lorsque je parle à Mme Z., je dissémine quelque chose de mes idées.
Cette notion de Dissémination conduit à prendre du recul sur la question initiale, celle de la violence sur l’autre que constitue le simple fait d’agir sur lui. Non pas en occultant le fait qu’il s’agisse d’une « corruption de la liberté », mais en replaçant cela au cœur de la relation de parole. Nous voilà au cœur du langage. Ce ne sera donc qu’à peine un pas de côté que de se tourner vers le langage poétique pour explorer ce qui peut se jouer de tentative de contrôle. Nous proposons en effet par la suite un cheminement poétique, tour à tour chez Mallarmé qui affirme poursuivre le but de contrôler ses effets dans son écriture poétique, puis chez Verlaine et Jaccottet qui semblent prendre le contre-pied de Mallarmé, prônant une démarche libre, moins contrôlée. Ce cheminement permettra, comme miroir de la clinique d’interroger une pratique du lâcher-prise, dans l’écriture poétique, comme dans la relation de soin.


La poésie de Mallarmé, le contrôle
La notion de suggestion est centrale dans le dispositif d’écriture de Mallarmé. Critiquant l’écriture descriptive, Mallarmé propose une écriture centrée sur l’effet produit sur le lecteur, provoquant celui-ci de manière indirecte. « évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme, par une série de déchiffrements » (14). S’il se définit comme le poète de la suggestion, il est aussi celui de la maîtrise de ses effets. Maîtrise qu’il a poussé à un niveau de perfection revendiqué qu’il explique dans une lettre où il commente son travail (15).

Je t’envoie enfin ce poème de l’Azur que tu semblais si désireux de posséder. Je l’ai travaillé, ces derniers jours, et je ne te cacherai pas qu’il m’a donné infiniment de mal […] Il m’a donné beaucoup de mal, parce que bannissant mille gracieusetés lyriques et beaux vers qui hantaient incessamment ma cervelle, j’ai voulu rester implacablement dans mon sujet. Je te jure qu’il n’y a pas un mot qui ne m’ait coûté plusieurs heures de recherche, et que le premier mot, qui revêt la première idée, outre qu’il tend par lui-même à l’effet général du poème, sert encore à préparer le dernier.

« Est-ce beau ? », demande Mallarmé plus loin. Ce n’est pas qu’une question rhétorique. Il fait passer la recherche de l’effet produit avant la recherche esthétique, dont il dit qu’elle lui importe moins. Le médecin qui travaille à ce point les effets produit par sa parole laissera-t-il lui aussi de côté certains aspects de la relation ou du travail médical ? Y perdra-t-il par exemple une forme d’authenticité dans une démarche qui serait trop parfaitement maîtrisée ? Y perdra-t-il une nécessaire spontanéité ?


L’art poétique
Verlaine comme Mallarmé fait référence à la musicalité de la poésie. Il paraît critiquer cette démarche poétique trop maîtrisée, et en appeler à une plus grande spontanéité. Ce texte est connu comme un manifeste, un appel à une écriture libre et légère, Indécise, voire imprécise. Il semble prendre le contre-pied de Mallarmé : D’un côté la maîtrise des effets, de l’autre, l’appel à la chanson grise et l’indécis.

De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint. (16)

À première vue, ce texte répond à l’inquiétude qui est la nôtre, à trop vouloir contrôler nos effets, dans ce texte qui nous invite à laisser la place à l’indécis, à l’imprécis, aux zones grises, aux nuances, aux « cheminements de bonne aventure ». Et pourtant, que de maîtrise pour y parvenir ! Michel Grimaud (17) livre une analyse qui souligne tous les paradoxes de ce poème. En effet, sans contester toute la singularité de son écriture, de sa liberté, de ce que l’on reconnaît comme étant spécifique à Verlaine, il démontre combien chacune des injonctions contenues dans ce texte est aussitôt contredite par la construction même du poème, par la structure de son écriture. Il montre combien l’écriture poétique, l’usage syntaxique, le vocabulaire, les sonorités conduisent à pouvoir faire deux lectures diamétralement opposées du poème. « Faut-il, alors, privilégier le sens « latent » ? demande-t-il. Non, car c’est du rapport entre les deux modes de communication que naît l’effet poétique ».
Ne pas choisir entre les différents niveaux de signification d’un texte ; les laisser s’enrichir, s’altérer, se renforcer et composer les uns avec les autres ; s’intéresser à chacun des niveaux de sa trame… voici des prescriptions qui ne vont pas sans rappeler le Derrida de la dissémination. Contrastant avec les écrits de Mallarmé, l’« art poétique » semblait promettre d’ouvrir une piste plus critique à l’encontre de la posture du contrôle. La lecture qui en découle participe finalement à brouiller les pistes, à rendre plus indécidable encore le questionnement éthique qui est le nôtre.


La semaison : l’art du lâcher prise
Fragments cliniques, suite. Et puis il y a M. G. Il a bientôt cinquante ans, un fils de vingt ans. Son épouse vient vers moi. Lui est atteint d’une tumeur de la base du crâne, découverte trois mois plus tôt et il vient juste de débuter une chimiothérapie. Il a déjà été hospitalisé à l’unité de soins palliatifs, d’où il est sorti dix jours auparavant. Lorsqu’elle m’aborde, quelques heures après leur arrivée, elle me sourit et d’emblée, comme une évidence : « vous m’aviez prévenu ! Vous m’aviez dit que vous ne seriez pas étonné si je vous rappelais dans une semaine ! C’est ce qui s’est passé ! Vous aviez raison ! » Parole performative.
Ce que tous deux avaient entendu devenait réalité ; ce que j’avais dit avait produit l’aggravation à laquelle on semblait assister. Ou plutôt, conduisait à interpréter les signes qu’ils percevaient comme ceux annonciateurs de la fin à venir. Ces signes, je pensais les avoir évoqués comme possible, dans l’objectif de préparer tout le monde à leur éventuelle survenue, afin qu’ils sachent comment y faire face le cas échéant. Je ne les avais aucunement annoncés, quand bien même je les savais possible, seulement possible. Tous deux avaient pris mes paroles pour des présages. En effet, au moment de l’arrivée, j’avais rencontré le couple. L’oncologue leur avait annoncé peu de temps avant l’aggravation, la découverte d’une méningite susceptible d’obérer le pronostic. C’est justement cette question qu’ils souhaitaient aborder avec moi. Pour son épouse, la question se posait alors de manière aiguë, pour pouvoir se préparer, s’organiser. Devait-elle arrêter de travailler, pouvait-elle se le permettre ? La situation risquait-elle de se dégrader vite. L’inquiétude médicale était certes importante et j’avais plusieurs objectifs : je souhaitais lui permettre de se préparer aux éventualités, lui permettre aussi de s’autoriser à se reposer. J’étais d’autant plus enclin à leur livrer toutes ces informations qu’ils m’avaient fait comprendre combien ils ressentaient le besoin d’être informés de ce qui aurait pu se passer.
Et voilà qu’elle m’attribue cette prévision, l’annonce anticipée de l’aggravation ; elle en fait un signe de ma clairvoyance. Cette aggravation je ne l’attendais pourtant pas. Je l’avais évoqué comme un risque redouté. Comme un élément des possibles. À cet instant, elle m’explique qu’elle a interprété cette aggravation comme la réalisation de ce qui pour elle était une prédiction de ma part. Je ne peux pas ne pas me questionner. Est-ce que cette prédiction (ou ce qui a été compris comme tel) a participé à réaliser l’aggravation ? Ai-je malgré moi émis ce qu’on appelle une prédiction autoréalisatrice ? Jusqu’à quel point est-il possible que la parole puisse devenir acte ? Bien sûr, rien ne pourra venir confirmer ou infirmer cette impression première me dis-je alors. Je sors de mes pensées. J’ai tout de même la présence d’esprit de lui répondre, dans un ultime effort pour contrecarrer cette prédiction : « c’est vrai ? C’est ce que je vous avais laissé croire ? » Je lui manifeste mon étonnement. Je résiste à mon envie de la détromper pleinement, je suis prudent dans la manière de laisser ouverte la possibilité de re-stabilisation. Je suis partagé entre deux craintes : d’une part je suis réticent à la laisser consolider son impression d’une fin imminente, au risque qu’il devienne pour elle impossible de continuer à accueillir la possibilité qu’il puisse encore vivre, qu’elle entame un deuil anticipé, d’autre part je ne veux pas lui laisser trop d’espoir, et je souhaite lui éviter les affres de l’incertitude. Rien de plus dur, au moment même ou l’on s’attend à la mort imminente, que de devoir dans le même temps faire la place à nouveau à l’espoir. Rien dans la présentation clinique de son époux ne me permet de trancher, de prévoir plus précisément.
Peut-on parler de suggestion, là ou finalement mon discours est lui-même le fruit d’intentions contradictoires. Je ne crois pas. Évidemment, l’effet procède de la même manière, les paroles agissent. L’image de la dissémination est ici plus juste pour décrire ce qui se passe. Chacune des paroles, chacun des mots, chaque impression agit pour son propre compte, et va trouver à germer, dans l’esprit de l’interlocuteur. Cette dame va peut-être laisser germer telle ou telle idée. La laisser infuser auprès du reste de la famille ; peut-être.
Une incertitude de cet ordre invite ici à faire référence à la notion de « semaison » telle que l’utilise le poète Philippe Jaccottet, qui nomme ainsi la série de Carnets qui rassemblent au fil de l’eau des écrits parfois versifiés, parfois en prose. Proche de la dissémination, il y a dans la notion de semaison quelque chose de naturel, non volontaire, cette dissémination au fil du vent, qui n’est pas contrôlée. Ce se sont pas des semis (précis, au cordeau) ce ne sont pas ce ne sont pas les semailles, période précise des semis, qui conduiront à une autre période précise à une récolte. La semaison ne se décide pas.


Conclusion
Pour conclure ce propos, c’est à Jaccottet qu’il nous faut laisser la parole. Il dira mieux la responsabilité qui est la nôtre à faire usage de dissémination. Si toute parole est rhétorique, elle est dissémination, elle est donc tout à la fois indissociablement corruption de liberté d’autrui et notre seul moyen d’aller vers lui.

Beauté : perdue comme une fleur livrée aux vents, aux orages, ne faisant nul bruit, souvent perdue, toujours détruite ; mais elle persiste à fleurir, au hasard, ici, là, nourrie par l’ombre, par la terre funèbre, accueillie par la profondeur. Légère, frêle, presque invisible, apparemment sans forces, exposée, abandonnée, livrée, obéissante – elle se lie à la chose lourde, immobile ; et la fleur s’ouvre au versant des montagnes. Cela est. Cela persiste contre le bruit, la sottise, tenace parmi le sang et la malédiction, dans la vie impossible à assumer, à vivre ; ainsi l’esprit circule en dépit de tout et nécessairement dérisoire, non payé, non probant.

Ainsi faut-il poursuivre, disséminer, risquer des mots, leur donner juste le poids voulu, ne jamais cesser jusqu’à la fin – contre toujours contre soi et le monde, avant d’en arriver à dépasser l’opposition, justement à travers les mots – qui passent la limite, le mur, qui traversent, franchissent, ouvrent et finalement parfois triomphent en parfum, en couleur – un instant, seulement un instant (18).

Ce texte est écrit en mars 1962 dans la semaison. Jaccottet exprime la difficulté de l’écriture poétique, l’effort rarement récompensé et pourtant indispensable. Il dit l’impossibilité de ne pas mener cette tâche. Il file la métaphore de la graine, de la plante. Cette métaphore sied autant à l’écriture poétique qu’au parler médical. La blessure secrète, la gravité qui est la sienne, le caractère vain, dérisoire de cet effort paraissent répondre à l’impasse médicale des situations de soins palliatifs. Et pourtant, « faut-il poursuivre, disséminer, risquer des mots, leur donner juste le poids voulu, ne jamais cesser jusqu’à la fin » ; risquer la parole, face à la personne malade, oser risquer cette parole, éminemment non maîtrisable, lui donner le juste poids voulu, risquer les mots qui « traversent le mur, franchissent, ouvrent », ces mots qui annoncent justement une barrière infranchissable, annonce vécue comme telle, non de la mort déjà-là, mais de l’arrêt d’un traitement ou même de l’« entrée » en soins palliatifs. Confier aux mots prononcés ici la tâche de traverser, franchir, ouvrir ce mur qu’en même temps ils bâtissent, alors qu’ils annoncent la fin qui vient. Voilà tout l’enjeu des mots disséminés par le médecin lors de l’annonce des soins palliatifs. Peser les mots, quand bien même on sait qu’ils sont vains, insuffisants, toujours perdus, toujours voués à disparaître ; peser ses mots lorsque la mort est si présente, si menaçante, risquer les mots, déjà, c’est rendre la possibilité de la vie, de la germination, de la floraison, de la beauté, de la vie malgré la maladie. « Cela persiste contre le bruit, la sottise, tenace parmi le sang et la malédiction ». C’est aussi dire ici toute la puissance de ces mots. Risquer les mots, cela veut dire aussi oser entrer en parole, entrer dans le face-à-face. Cela veut dire engager le dialogue ; lorsqu’on engage un dialogue, on s’engage à répondre de nos paroles. Le langage oral est engagement de la responsabilité, le langage vivant est engagement de responsabilité, engagement à répondre de soi-même. « Contre toujours contre soi et le monde », risquer les mots, qui ainsi soupesés semblent même répondre aux objections de soi et du monde. Si les mots ne faisaient pas cet effort de contradiction, ils en perdraient leur justesse. Risquer la parole, c’est penser contre le monde, mais aussi contre soi – effort philosophique par excellence. – effort philosophique par excellence.


Références :
(1) Platon Phèdre, Garnier Flammarion, 2020.
(2) Heidegger, Acheminement vers la parole, NRF, Gallimard, 1976.
(3) Parole : le choix de ce terme plus restrictif en français que le Sprache Allemand est volontaire. Le traducteur s’en justifie « Il n’existe en français aucun verbe proche du substantif « langue » alors que die Sprache est au contraire le substantif qui dérive du verbe sprechen : parler. ». J’utilise ce terme de parole pour désigner le cœur de mon objet : la parole médicale. Il ne se superpose pas à l’usage qu’en fait Heidegger.
(4) Levinas, E., Totalité et infini, Livre de poche, [1961] 2003, p. 66-67.
(5) L’hypnose, à laquelle il n’est pas fait référence dans cet article est pourtant le point de départ de cette réflexion en considérant son lien avec la suggestion et donc la rhétorique. Tout hypnopraticien est censé avoir pris conscience des effets de suggestion qui existent lorsqu’il parle.
(6) Cette lecture de ce passage de Levinas ne doit pas masquer l’importance dans sa pensée du discours, c’est-à-dire dialogue, à la fois comme lieu du rapport à l’autre et comme séparation. Avec Levinas la parole apparaît comme lieu éthique par excellence. Il y a bien ici un double mouvement, ou la parole est à la fois violence et pleinement éthique.
(7) Derrida, J., la dissémination, Paris, Seuil, 1972.
(8) Entendre par « jeu » à la fois espace, possibilité de mouvement et jeu de mot.
(9) Derrida, J., op. cit., p. 153.
(10) Id., p. 23.
(11) Ibid., p. 396.
(12) La seule vérité possible est celle d’une parole, celle divine d’Amon, le dieu des dieux.
(13) Derrida, J., op. cit, p. 354.
(14) Campion, P., Mallarmé. Poésie et philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 43.
(15) Mallarmé, S., Correspondance. Paris : Gallimard, 1995.
(16) Verlaine, P., « Art poétique » in Jadis et naguère, Paris, 1884.
(17) Grimaud, M. "L’« art poétique » de Verlaine, ou de la rhétorique du double-jeu" in Romance Notes, Winter, 1979-80, Vol. 20, nᵒ. 2 pp. 195-201.
(18) Jaccottet, P., la Semaison, carnets 1954-1979, Gallimard, NRF, p. 50.

 

]]>
news-5656 Fri, 02 Feb 2024 19:30:00 +0100 Nouveau livre de Maylis DUBASQUE https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/nouveau-livre-de-maylis-dubasque Qui a peur des médecins qui pensent ?

 

Chez l’éditeur Connaissances et savoirs


Quelle place pour la pensée dans la pratique médicale ? Explorez les méandres de la relation thérapeutique à travers le regard d'un médecin en formation.

Qui a peur des médecins qui pensent ? Dire la chair du soin, représente le deuxième volet de cette réflexion concernant la complexité mais aussi la profondeur de la relation thérapeutique déjà évoquée dans l’ouvrage précédent.

Il y a dans le soin ce qui relève d’un collectif évolutif, où l’enseignement, la réalité technique et l’organisation socio-politique affirment leurs choix. Il y a également, ce qui relève du singulier et de l’intime dans le ressenti à l’égard de la vie-malade, pour celui qui la subit, et pour celui qui soigne.

Maylis Dubasque invite le lecteur à suivre les étapes d’une formation à la profession de médecin. Parcours de transformation intellectuelle, suivi d’une prise de conscience de l’altérité fragilisée, il est enfin marqué par l’acceptation de son rôle propre par le nouveau médecin dont la vie sera définitivement inquiète et l’exercice soumis à de multiples contraintes paradoxales ; un éprouvé radical de la « chair » du soin, exigence de la rencontre et nécessité du courage.

]]>
news-5655 Fri, 02 Feb 2024 18:56:45 +0100 Peut-il y avoir quelque chose comme des « sciences infirmières » ? https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/peut-il-y-avoir-quelque-chose-comme-des-sciences-infirmieres

par Stéphane TIGÉ

 

Stéphane Tigé est cadre de santé formateur depuis douze ans dans un IFSI du Val d’Oise, après avoir suivi un parcours d’infirmier, principalement en psychiatrie.

 

 

Article référencé comme suit :

Tigé, S. (2024) « Peut-il y avoir quelque chose comme des « sciences infirmières » ? » in Ethique. La vie en question, février 2024.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

Impromptu 

La publication, le 18 décembre 2023, de la position du Conseil national de l’Ordre des infirmiers sur les pratiques non conventionnelles de santé (1), qui fait suite à la signature, le 1er juin 2023, d’une convention entre l’Ordre infirmier et la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, la MIVILUDES (2), est une très bonne chose : l’ensemble de la profession doit en effet s’engager dans la lutte contre les phénomènes sectaires. Ces derniers trouvent trop souvent, dans le domaine de la santé, l’opportunité de développer un marché pour des entreprises lucratives et frauduleuses par les promesses illusoires de guérison aux conséquences dangereuses pour la santé. Du fait de la vulnérabilité que la maladie entraine chez les patients, ceux-ci représentent les premières victimes de ces manœuvres. Les soignants ne sont pas non plus à l’abri de telles tentations, aussi bien comme victimes que comme adeptes. Il faut rappeler qu’une alerte avait déjà été donnée en 2017 par Serge Blisko, député et alors président de la MIVILUDES (3). Mais avant d’exploser, le phénomène avait très certainement taraudé les professions de la santé depuis de longues années. Il reste à souhaiter que le mouvement qui s’annonce soit porteur d’une volonté de clarification et d’esprit critique, sans lesquels l’appel à la vigilance ne peut « éviter de rentrer dans la polémique et la rhétorique des mouvements sectaires » (3, p. 67).

Mais quittons ce préambule intempestif en nous interrogeant sur ce qui permet de lutter contre le charlatanisme, pratique interdite par l’article R4312-10 du Code de déontologie. N’y aurait-il pas des ressources à trouver dans ce que nous appelons de façon nouvelle les « sciences infirmières » ?

 

Et les « sciences infirmières » furent…

À double titre, le concept de « sciences infirmières » mérite d’être évoqué ici : d’une part parce que l’activité scientifique porte en son ethos, fondé sur une attention majeure à la consistance logique des raisonnements et à leur adéquation avec les faits, la propension à lutter contre toute forme de mythe et de mystification (même si elle n’y parvient pas toujours à temps, elle est peut-être plus réactive en ce domaine que toute autre activité humaine, et même si cette attention ne lui est pas propre, qu’elle partage avec la philosophie) ; d’autre part parce que les sciences infirmières sont encore nouvelles en France, et qu’il convient de voir si leur émergence va dans le sens d’une telle démarche de critique rationnelle.

Nouvelles, les sciences infirmières le sont bien : c’est par l’arrêté du 6 décembre 2019 portant nomination des personnels enseignants-chercheurs en sciences infirmières, que la discipline est portée sur les fonts baptismaux de l’université. Ceci est une étape importante dans le parcours qui mène à la reconnaissance académique. Mais il reste encore beaucoup à faire pour que cette naissance de facto soit reconnue de jure. L’éditorial du numéro 127 de la revue Recherche en Soins Infirmiers, paru en 2016, invite la profession infirmière à se dire : « ne doutons plus, la discipline sciences infirmières se place bien à un niveau professionnel, scientifique » (4, p. 7). N’y a-t-il vraiment plus de raison de douter ? Il faut préciser tout de même que douter des sciences infirmières n’est pas refuser les sciences infirmières : le doute peut au contraire signifier un attachement profond aussi bien à la science qu’à l’exercice professionnel infirmier, et manifester un surcroît d’exigence quant à la validité de leur association.

 

Les impasses d’une prétention non légitime à la scientificité

Dans un article à propos de l’arrêté évoqué, Marc Nagels, chercheur en sciences de l’éducation, membre du Centre de Recherches sur l'Éducation, les Apprentissages et la Didactique (CREAD) à l’université de Rennes 2, lance un appel à « l’urgence d’une épistémologie des sciences infirmières » (5). D’après l’auteur les conditions ne sont pas encore réunies pour que l’on puisse réellement parler de sciences. Sans entrer dans le détail de l’article dont le ton (un peu) polémique ne doit pas rebuter le lecteur infirmier, deux énoncés font écho à notre problématique :

1°) « faut-il vraiment qualifier une science du nom d’un métier ? », et

2°) « l’enjeu d’émancipation sociale et scientifique réside aussi dans l’émergence d’une épistémologie solide », l’auteur estimant qu’à l’heure actuelle la discipline infirmière est sans unité conceptuelle et théorique évidente.

Le premier énoncé interroge l’adjectif choisi, et incidemment l’objet : quel est l’objet des sciences infirmières ?. Le deuxième pose la question de la solidité de l’édifice théorique.

Sur l’objet il est peut-être encore un peu tôt et un peu difficile de se prononcer. Une science précise son objet à mesure qu’elle se construit. Mais il reste qu’à mesure que poindrait cet objet (le soin ? la santé ?), il n’est pas certain que l’on puisse conserver le qualificatif d’infirmier. Sur ce point l’infirmier franco-suisse, professeur d’histoire et d’épistémologie en sciences infirmières, Michel Nadot adopte une position radicale : soulignant la contingence historique du terme « infirmier » au regard de la nécessité logique d’une science qui doit se constituer (6), il appelle de ses vœux à concevoir celle-ci comme une médiologie de la santé : exit l’infirmier. Le monde professionnel semble peu se soucier de ces arguments.

Sur la solidité théorique de l’édifice « sciences infirmières », les doutes de Marc Nagels devraient susciter un débat plus nourri. Commençons par un fait un peu dérangeant : l’existence d’un diagnostic infirmier intitulé « champ énergétique perturbé », qui renvoie à la pratique du « toucher thérapeutique ». Ce diagnostic est ainsi défini : « modification du flux énergétique [aura] entourant la personne, se traduisant par une dysharmonie du corps, de la pensée et de l’esprit ». La notion de « flux énergétique » ne fait l’objet d’aucun définition, malgré son caractère non obvie : est-ce de l’électromagnétisme ? Est-ce de la chaleur ? La mesure préconisée par l’article (« déplacer les mains lentement au-dessus du patient à environ 5 cm de la peau, afin d’apprécier son champ énergétique et le flux énergétique de son corps ») est-elle possible objectivement ? Le fait est dérangeant car ce diagnostic existe dans les écrits infirmiers, mais son statut n’est pas établi scientifiquement ; pire, il semble difficile de le distinguer des assertions qui font partie de la rhétorique des pseudo-sciences et des pratiques non conventionnelles.

Il faut savoir gré au physicien américain Alan Sokal d’avoir consacré cinquante pages de son livre sorti en 2005, Pseudosciences et postmodernisme (7) à la question des pseudosciences dans la pratique infirmière. Relatant l’expérience effectuée en 1998 par Emily Rosa qui montre l’absence de validité objective des mesures proposées par les tenants du toucher thérapeutique, il rappelle, et il n’est pas le seul, que ce dernier n’est pas fondé scientifiquement. Il continue néanmoins à être pratiqué. Or si le toucher thérapeutique est souvent présenté comme étant « sans danger », il appelle deux remarques : premièrement, sa dénomination entretient une confusion avec le simple usage du toucher, dans un certain nombre de situations de soins, qui n’implique nullement le rééquilibrage énergétique ; deuxièmement, une pratique sans évaluation fondée sur des preuves va à l’encontre des efforts actuels pour promouvoir les principes de l’evidence based practice, la pratique fondée sur des preuves : il y a là contradiction.

Mais le physicien américain porte surtout son intérêt sur la théorie en science infirmière de Martha Rogers. Il met en évidence un usage fantaisiste des sciences physiques, notamment de la physique quantique, pour justifier le toucher thérapeutique. Il souligne une propension à mélanger sans recul critique des connaissances scientifiques mal comprises à ses yeux, pour construire un discours englobant, holistique qui prétend, à la fois, dépasser les limites de la science perçue comme à l’étroit dans l’exigence analytique, et instaurer un nouveau paradigme. Sokal n’utilise pas un argument d’autorité, et ne nous dit pas ce que doivent faire les infirmières ; en revanche il nous dit ce qu’elles ne peuvent pas faire quand elles utilisent des connaissances qui ne proviennent pas de leur champ de compétence. La portée de l’argument est rude pour les sciences infirmières, telles en tout cas qu’elles sont pratiquées de cette façon-là par les auteures étudiées, dont Martha Rogers. Quand bien même le physicien aurait laissé passer quelques approximations (il semble en effet que la dénomination de la théorie qu’il vise n’est pas « science de l’être humain unitaire », mais « école de l’être humain unitaire »), sa critique reste valide. Le postmodernisme qu’il dénonce peut en effet être retrouvé dans la présentation de la pensée de Martha Rogers que font les auteures canadiennes du livre La pensée infirmière, Jacinthe Pépin, Suzanne Kérouac et Francine Ducharme : « Rogers a puisé dans les connaissances provenant de nombreuses disciplines, dont la psychologie, la sociologie, l’astronomie, la philosophie, l’histoire, la biologie et la physique, pour proposer la vision de l’être humain unitaire » (8, p. 66). Si un doute peut s’installer sur la capacité d’une seule personne à maîtriser autant de savoirs pour construire sa théorie (la structure moderne de la connaissance scientifique rendant tout à fait improbable l’apparition de nouveaux Pic de la Mirandole), il ne réfute certes pas a priori la validité de l’entreprise. En revanche si après examen il s’avère que les connaissances utilisées sont erronées, la partie examinée s’écroule, menaçant l’ensemble de la construction théorique. Cet examen a été fait par le physicien et la conclusion est bien que le savoir physique utilisé par Martha Rogers est erroné, approximatif, et ne permet pas d’établir ce que l’auteure prétend établir. Cela met forcément un doute sur le reste de l’entreprise.

L’exemple pris par Sokal ne montre pas que les sciences infirmières ne sont pas possibles, mais maintient le doute sur la manière dont elles sont effectivement construites. On ne peut certes pas induire de cet exemple que toute production théorique infirmière en général subirait le même sort, ce qui serait une faute de raisonnement ; mais il faut au moins en tirer une leçon de prudence intellectuelle, pour éviter que toute théorie de soins infirmiers qui agirait ainsi (quelle que soit la source de connaissance utilisée (histoire, biologie, philosophie)) ne subisse de fait le même sort. La démarche du physicien américain d’exigence logique et de démarche critique semble bien correspondre à ce que préconise la publication du Conseil de l’Ordre infirmier.

Dans certaines productions théoriques infirmières, on peut déceler une instabilité dans le choix entre science et savoir. Or, les deux termes sont loin d’être équivalents. Certes, dans la langue de tous les jours, savoir et science sont presque synonymes. Mais, à moins de jouer sur la polysémie des termes, le savoir que construisent les sciences donnent à ce dernier un sens beaucoup plus restrictif, en y apportant des conditions de plus en plus exigeantes, de sorte que si toute science est un savoir, tout savoir n’est pas nécessairement scientifique. Dans le vocabulaire de Lalande, on trouve sous la plume un peu poussiéreuse de Langlois et Seignobos la notion de « répertoire méthodique » que seraient par exemple, la Diplomatique et l’Histoire littéraire. La méthode ne garantit pas à elle seule la scientificité, même si elle en fait partie. Plus généralement les éléments constitutifs de la science (méthodes, lois, théories, formalisations ou mathématisations, expériences ou expérimentations) ne garantissent pas, pris un à un et par soi seul, la scientificité. Celle-ci provient d’un système du savoir résultant de l’agencement logiquement ordonné de ces éléments, système du savoir dynamique qui est une exigence de la raison qui ne se contente pas d’un « agrégat de connaissances qui ne porte pas, et à bon droit, le nom de science », comme l’écrit Hegel dans la préface à la Phénoménologie de l’esprit. Or, la discipline infirmière se construit préférentiellement autour du seul aspect de l’élément « théorie ». Chaque école de la discipline infirmière expose une théorie : théories de l’école des besoins, de l’école de l’interaction, de l’école des effets souhaités, etc. Ces théories forment un ensemble conséquent d’écrits, constitutifs du savoir infirmier.

C’est à certaines de ces auteurs (J. Fawcett, S. Thorne, PL. Chinn) que fait référence Clémence Dallaire dans son article sur la relation difficile des infirmières avec le savoir (9). Cet article a pour objectif d’ « affirmer l’existence et la nécessité du savoir infirmier ». Il part d’un problème constaté : des divergences de points de vue existent chez les soignants à l’égard du savoir infirmier, allant de sa négation par certains jusqu’à son affirmation par d’autres, en passant par l’indifférence d’autres encore à son égard. Mais l’article ne procède pas à la résolution argumentée du problème que peut attendre le lecteur. Le point de vue de l’existence du dit savoir est réaffirmé immédiatement après le constat, et l’article développe alors un historique de la constitution de ce savoir. Il problématise moins qu’il ne décrit, et n’examine pas les raisons des positions existantes, ni la validité ou non de leurs arguments, ni n’explique les divergences constatées au départ. Mais ce qui pose surtout un problème pour la solidité des sciences infirmières, c’est l’affirmation selon laquelle « le savoir théorique d’une discipline peut être issu d’autres types de cheminement que celui adopté par la science » (9, p. 19). Il semble difficile de soutenir que l’on cherche à constituer une science tout en affirmant que le savoir peut être issu d’un autre cheminement que la science : il y a là aussi contradiction. Celle-ci risque de freiner, voire de stopper la construction désirée. Et si une distinction conceptuelle est établie, il faut qu’elle le soit de façon argumentée, en articulant savoir et science plutôt qu’en affirmant de facto leur différence. Même si l’on n’est pas dans une perspective aussi contraignante que celle de la logique formelle, on ne peut faire l’économie d’une cohérence dans les grands axes comme dans chaque niveau subalterne. C’est peut-être moins avec le savoir qu’avec la science que les infirmières ont une relation difficile.

Un autre point problématique soulevé par les sciences infirmières est le rapport avec la validation empirique. Ce problème a été évoqué par Sokal dans le cas de la théorie de M. Rogers. Et Marc Nagels demande ainsi : « les théories en sciences infirmières permettent-elles de formuler les lois de la personne soignée ? » (5, p. 5). C’est au pouvoir explicatif et également prédictif d’une théorie scientifique que se réfère cette question, et cette possibilité explicative et prédictive implique qu’il y ait un rapport avec la possibilité d’une confirmation ou d’une réfutation empirique.

Si les questions posées peuvent ne pas encore trouver de réponses, sans que cela n’invalide pour autant le projet de constituer les sciences infirmières, il reste que les réquisits épistémologiques ne peuvent être négligés et doivent être inclus dans le projet dès le commencement. Lorsque Marc Nagels écrit que « l’émergence de sciences infirmières a besoin d’une vision programmatique » (5, p. 4), il est possible de le comprendre au sens de la notion de « programme de recherche », développée par Imre Lakatos : quelle structure faut-il constituer qui puisse guider la recherche future, selon les deux axes d’une « heuristique négative » et d’une « heuristique positive ». La première circonscrit l’ensemble des hypothèses de base non modifiables sous-tendant le programme et constituant un noyau dur ; la deuxième trace les directions de développement du programme de recherche, complétant le noyau dur en intégrant des hypothèses supplémentaires pour expliquer les phénomènes (10). Si la profession infirmière ajourne cette exigence épistémologique inaugurale, en se contentant d’affirmer un savoir propre sans le soumettre à la critique, interne ou externe, alors l’existence des sciences infirmières fera encore longtemps l’objet d’affirmations et de contre-affirmations, dans une instabilité qu’aucune décision volontariste ne pourra résoudre.

 

Proposition d’un nouveau modèle épistémologique pour les « sciences infirmières »

D’une certaine manière, les théories infirmières se présentent moins comme descriptives que comme prescriptives. Elles s’apparentent plus à des règles de comportement d’un sujet, voire à une vision du monde, qu’à un ensemble de propositions définissant les caractéristiques d’un objet. C’est peut-être cela qui expliquerait l’absence de souci pour la validation empirique : ce n’est en effet pas le propos de ces élaborations théoriques. Il s’agit moins de savoir ce qui est vrai objectivement que ce qui a du sens pour le soin et les interventions soignantes. Mais alors il faudrait prendre la mesure de cette caractéristique. Elle n’exclut pas, bien évidemment, le rapport aux sciences, mais celles-ci n’en sont pas l’élément central, elles ne constituent pas la pratique soignante, mais en sont des éléments contributifs. Cette partition préside d’ailleurs à l’organisation du référentiel de formation des infirmières. Il y a coexistence entre les unités d’enseignement contributives (sciences biologiques et sciences humaines et sociales) et les « sciences et rôles infirmiers » (avec les fondements, les interventions et l’intégration de toutes les connaissances utilisées), éléments constitutifs du métier. Mais il faudrait clarifier la nature et la portée de cette partition : parler de « sciences infirmières » constitutives c’est nommer ce qui délimite, en l’occurrence, le champ de la pratique professionnelle ; mais ce champ ne peut pas être qualifié de scientifique stricto sensu sans une pétition de principe. En effet, les fondements en question relèvent de la méthodologie de résolution de problème (traitement des données cliniques pour l’identification des problèmes de santé d’une personne en vue d’un projet de soins, et organisation du travail en interprofessionnalité ; le travail écrit de fin d’étude ayant un statut « instable »). Pierre Fornerod, infirmier suisse, enseignant à la Haute école de santé de Fribourg, a mis en évidence l’erreur de jugement qui mène à la confusion entre une méthode de recherche scientifique et une démarche pratique de résolution de problèmes en situation de soins (11, p. 68). Ce sont deux champs distincts, aux règles de fonctionnement qui ne se recoupent pas forcément. Pour apporter une solution à ce problème, dont il attribue la cause en partie à la prédominance d’une dissociation, dans les modèles conceptuels infirmiers en vigueur, entre un modèle mécaniste et un modèle humaniste, tous deux datés dans les connaissances qu’ils utilisent (l’auteur insiste sur ce point), Pierre Fornerod propose de concevoir un nouveau modèle conceptuel mis à jour et mieux pensé. Mais il semble qu’il y ait une fragilité dans l’argumentation consistant à souligner le caractère dépassé des connaissances utilisées dans les modèles conceptuels jugés périmés, et à proposer de mettre à jour un nouveau modèle conceptuel à partir des connaissances contemporaines actuellement disponibles : en effet, du fait de l’accélération avec laquelle les connaissances scientifiques se succèdent, tout modèle conceptuel risque d’être périmé d’une manière elle-même accélérée, si n’est pas incluse dans l’épistémologie du modèle la question du rapport à ces connaissances, ce dont l’auteur ne parle pas. Il semble ainsi difficile de rendre scientifique un modèle conceptuel infirmier, même lorsqu’on procède de façon informée et argumentée.

 

Assumons de changer notre focale sur la définition des « sciences infirmières »

Ne pourrions-nous pas dire sans porter atteinte aux sciences ni au métier infirmier lui-même, qu’il s’agirait finalement moins de sciences infirmières que d’un rapport infirmier aux sciences ? Nous retrouverions un cadre de pensée déjà conceptualisé philosophiquement par Georges Canguilhem dans Le normal et le pathologique, et repris par Dominique Folscheid, dans l’article « La médecine comme praxis : un impératif éthique fondamental », au sujet de la médecine : « Considérée dans son essence, la médecine n’est donc ni une science ni une technique, mais une pratique soignante accompagnée de science et instrumentée par des moyens techniques » (13, p. 509). Canguilhem écrit quant à lui : « Voilà pourquoi, sans être elle-même une science, la médecine utilise les résultats de toutes les sciences au service des normes de la vie » (14, p. 156) La différence catégorielle, historique et sociologique entre médecine et métier infirmier importe peu ici au regard de l’articulation logique des éléments constituants les deux pratiques professionnelles. Il semblerait alors que l’éventuel noyau dur du programme de recherche glisse insensiblement d’un domaine scientifique vers un domaine pratique. Poussant encore plus loin, au risque de provoquer quelques mécontentements, ne serait-il pas possible de reconnaître à l’heure actuelle que les sciences infirmières ne sont pas infirmières quand elles sont des sciences et qu’elles ne sont pas des sciences quand elles sont infirmières ? Cette formulation, peut-être un peu facile, reflète néanmoins relativement bien, il me semble, l’articulation du référentiel de formation, non conceptualisée selon une épistémologie rigoureuse : le référentiel expose en effet une coexistence entre des sciences contributives qui sont bien des sciences réelles mais qui ne sont pas infirmières, et des pratiques de méthodes de résolution de problème ou d’organisation interdisciplinaire des interventions soignantes, qui, quoique rigoureuses, ne peuvent être qualifiées de sciences.

Les sciences n’ont pas le monopole de la rigueur : toute science est rigoureuse, mais toute rigueur n’est pas nécessairement scientifique. Il y a dans l’action, dans la pratique qui reste somme toute le terminus ad quem de toute conceptualisation du métier infirmier, une rigueur que peut-être le plus averti des savants se montrerait incapable de mettre en œuvre. Si les sciences infirmières doivent être construites, c’est à destination d’un métier qui existe, qui évolue certes, mais dont le socle reste le même : le soin. Le rôle propre des infirmiers dans le soin, rôle discret mais essentiel, est d’en assurer la continuité, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Cette réalité est évoquée à plusieurs reprises par Virginia Henderson, condensée dans cette formule : « En fait de toutes les prestations médicales, seuls les soins infirmiers sont permanents » (15). Si les sciences infirmières cherchent le noyau dur pour l’heuristique négative de leur programme de recherche, il est tout trouvé : c’est penser la relation de soin dans une présence continue. Comment la mettre en œuvre, comment se rendre disponible pour autrui ? Cette relation de soin engage le sujet du soignant, et exige de lui « des traits moraux qui vont bien au-delà de ses compétences scientifiques et techniques » (15, p. 15), comme l’écrit Corine Pelluchon. En cela, la pensée infirmière tend à rejoindre le champ non des sciences, mais de l’éthique, entendue dans un sens large, d’une pensée de la pratique, et pas seulement celui de la bioéthique ou de l’éthique médicale. Pour autant, le lien avec les sciences n’est pas rompu. Bien au contraire, pourrait-on dire, c’est dans la clarification de la distinction disciplinaire de ces divers champs comme de leur nécessaire liaison pratique, que la rigueur pourra être maintenue.

 

L’objet des sciences infirmières serait la « relationnalité »

Comment faire alors la synthèse de tant de disparate ? Par le jugement. Les sciences font croître habituellement chez leurs praticiens la correction du raisonnement. Mais les métiers de l’action exigent plutôt un jugement fiable, qui n’est pas toujours issu d’un raisonnement formalisé ; le facteur déterminant est le temps, qui, dans le laboratoire, n’est pas le même que dans le bloc opératoire, et y apparaît sous la forme de l’occasion, que le raisonnement peut laisser passer entre ses doigts. À l’esprit de géométrie que semble requérir le programme de recherche des sciences infirmières, il faut adjoindre l’esprit de finesse, selon la distinction féconde établie par Pascal.

Développer le jugement, c’est aussi considérer de nouveau l’importance de la culture générale : « Les résultats positifs d’une culture générale doivent être reconnus, étant entendu que la personnalité de l’infirmière est probablement le facteur intangible le plus difficile à apprécier pour mesurer les effets des soins » (14, p. 132) écrit Virginia Henderson, et elle conclut sur cette citation de C. Dennison, infirmière : « Finalement et fondamentalement, la qualité des soins infirmiers dépend de ceux qui les dispensent » (id.). Ce n'est pas un hasard si l’éthique des vertus prend une place croissante dans les métiers où l’action, trop souvent perdue dans des environnements aliénants, est en recherche d’une éthique : le point de convergence des deux, action et éthique, est bien l’agent lui-même. Si, comme l’écrit Corine Pelluchon, « la vertu c’est donc à la fois l’excellence du jugement et la rectitude morale » (15, p. 65), le métier infirmier peut trouver la synthèse conceptuelle des divers éléments qui le constituent dans l’exercice du jugement et, à partir de là, construire l’ensemble des conditions nécessaires qui permettent de faire croître celui-ci comme un trait moral professionnel. Il y aurait un sens à concevoir les sciences infirmières comme le lieu de tension conceptuelle irréductible et nécessaire entre toutes ces composantes du métier. De la sorte l’objet des sciences infirmières serait moins le soin ou la santé, que la relationnalité, conçue comme une catégorie fondamentale du métier, et dont il conviendrait de circonscrire les dimensions de façon claire et rigoureuse, à commencer par ce socle paradoxal, à la fois contingent et nécessaire, celui de la relation du soignant à la personne soignée. Les sciences infirmières pourraient être ainsi pensées, épistémologiquement de manière rationnelle, articulée et unifiée, comme la connaissance pratique de « l’usage du logos au cœur de l’exercice des vertus morales » (16, p. 24), vertus du soignants qui conditionnent, dans les situations concrètes de soins, la mise en œuvre effective du prendre soin, thématisé par Walter Hesbeen et qui assure la convenance des actes de soins à la singularité de la personne soignée. Un tel effort conceptuel apparaît comme nécessaire et complémentaire à toutes les décisions académiques, institutionnelles et réglementaires prises pour assurer la qualité des soins. L’appel légitime du conseil de l’Ordre des infirmiers est l’occasion de mettre en œuvre un travail fondationnel d’instauration des sciences infirmières selon une exigence rationnelle d’articulation logique et épistémologique, d’examen critique, et de conscience du primat de l’éthique dans l’exercice professionnel.

Si l’Ordre national infirmier veut, à raison, combattre le charlatanisme, ce combat ne peut être mené selon une scientificité inappropriée. Il faut souhaiter qu’il permette aux soignants de fortifier la volonté et l’esprit comme un fond culturel propre. Le primat de l’éthique comme activité philosophique est la seule garantie d’asseoir les principes déontologiques du métier, et constitue peut-être le meilleur rempart contre le charlatanisme et les risques de dérives sectaires.

 

Bibliographie 

(1) Ordre national des infirmiers, « Position du Conseil national de l’Ordre des infirmiers sur les pratiques non conventionnelles de santé », 18/12/2023

 https://www.ordre-infirmiers.fr/position-du-conseil-national-de-l-ordre-des-infirmiers-sur-les-pratiques-non-conventionnelles-de

(2) Ordre national des infirmiers, « Communiqué de presse », Paris, 06/06/2023

https://www.ordre-infirmiers.fr/system/files/inline-files/CP_dérives.pdf

(3) Blisko Serge, « Menaces sur la santé : l’explosion des dérives sectaires », Les Tribunes de la santé 2017/2 (n° 55), pp 63- 67 Éditions Presses de Sciences Po

https://www.cairn.info/revue-les-tribunes-de-la-sante1-2017-2-page-63.htm

(4) Lecordier Didier, Cartron Emmanuelle, Jovic Ljiljana, « Les sciences infirmières : une clarification s’impose », Recherche en soins infirmiers 2016/4 (N° 127), pp 6-7, Éditions Association de Recherche en Soins Infirmiers

https://www.cairn.info/revue-recherche-en-soins-infirmiers-2016-4-page-6.htm

(5) Nagels Marc, « L’urgence d’une épistémologie des sciences infirmières », DE IPA -Université́ de Nantes - Document du cours “ Leadership ”, Master, France, 2020

https://hal.science/hal-02428762/document

(6) Nadot Michel, Le mythe infirmier, ou la pavé dans la mare !, Paris, L’Harmattan, 2012

(7) Sokal Alan, Pseudosciences & postmodernisme. Adversaires ou compagnon de route ?, Paris, Odile Jacob, 2005

(8) Pépin Jacinthe, Kérouac Suzanne, Ducharme Francine, La pensée infirmière, Montréal (Québec), Chenelière Éducation, 2010, (première édition : Éditions Études vivantes, 1994)

(9) Dallaire Clémence, « La difficile relation des soins infirmiers avec le savoir », Recherche en soins infirmiers, 2015/2 (N° 121), pp 18-27, Éditions Association de Recherche en Soins Infirmiers

https://www.cairn.info/revue-recherche-en-soins-infirmiers-2015-2-page-18.htm

(10) Chalmers Alan F., Qu’est-ce que la science ? Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, Paris, Le Livre de Poche, 1987, biblio essais

(11) Fornerod Pierre, La pratique du soin infirmier au XXIe siècle. Repères conceptuels d’une pratique réflexive, Genève, Cahiers de la section des sciences de l’éducation, 2005, n° 106

(12) Folscheid, Dominique, « La médecine comme praxis : un impératif éthique fondamental », Laval théologique et philosophique, 1996, 52(2), 499–509

https://doi.org/10.7202/401007ar

(13) Canguilhem Georges, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966, « quadrige »

(14) Henderson Virginia, La nature des soins infirmiers, Paris, InterEditions, 1994

(15) Pelluchon Corine, L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, Paris, PUF, 2009, « quadrige »

(16) Laurent Jérôme, Leçons sur l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, Paris, éditions Ellipses, 2013

]]>
news-5592 Mon, 08 Jan 2024 18:15:46 +0100 « Simplement marcher… ! » Récit d’une perte de tendon d’Achille https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/simplement-marcher-recit-dune-perte-de-tendon-dachil Par Nadine COJEAN

Nadine Cojean est pédiatre, responsable de l’Equipe Régionale de Soins Palliatifs Pédiatriques d’Alsace depuis 2010. La rencontre de l’autre est au cœur de sa pratique. Le reste de son temps est partagé entre sa famille, la lecture et la marche.


Article référencé comme suit :
Cojean, N. (2024) « « Simplement marcher… ! » Récit d’une perte de tendon d’Achille » in Ethique. La vie en question, janvier 2024.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.
 


INTRODUCTION

Ça commence toujours par cette petite phrase : « T’as jamais le temps de jouer avec moi… ». Et nous voilà parties ce samedi matin, ma fille et moi, avec shorts et raquettes, pour une matinée de badminton « Amène ton parent ».  Nous avions gagné le premier match, perdu le deuxième et nous étions au dernier point du dernier match. Le volant passa au-dessus de nos têtes. Je m’élançai dans un mouvement désespéré pour le rattraper et là, j’ai senti que ça avait claqué, craqué, lâché, cassé… Je me suis assise en laissant le volant terminer sa course. Il est tombé à l’intérieur du terrain, nous venions de perdre le match. Moi, je venais de rompre mon tendon d’Achille ! Et même si dans un mouvement rassurant, la responsable de cette matinée me dit qu’il ne s’agissait probablement que d’une petite élongation…Moi, je savais, je suis médecin, je l’ai déjà vu aux urgences ce trou à l’arrière de la cheville, ce trou qui montre que le tendon le plus fort du corps humain avait rompu !
Trois jours après, je m’allongeais sur la table d’opération. « Faites comme si vous étiez à la plage » m’a dit l’infirmière anesthésiste. Et pendant que le chirurgien réparait mon tendon, nous discutions des vacances d’été à venir. J’en aurai pour six semaines d’immobilisation puis en deux semaines de kinésithérapie, je reprendrai une vie normale. Alors que je quittais ma chambre où je n’avais passé qu’une nuit, je posais cette drôle de question à l’infirmière : « Ça doit faire mal combien de temps ? ». Elle me répondit deux jours au maximum. J’étais rassurée et je rentrais chez moi, soulagée.
Mais c’est au septième jour que j’ai commencé à avoir mal, d’une douleur pulsatile qui irradiait dans le pied. « Ça doit être le processus de cicatrisation » me dis-je, je suis médecin, je sais. Puis une rougeur s’est installée sur mon pied qui me semblait de plus en plus lourd, puis la fièvre est apparue, d’abord en pointillée puis en continue. Puis, c’est mon corps tout entier qui a plongé. Du canapé, j’ai gagné le lit. Je ne pouvais plus en sortir, je n’étais plus que fièvre, douleur et épuisement. Mon corps ne voulait plus et ma tête ne pouvait pas. Je me suis retrouvée dans un lit à la clinique. Prise de sang, perfusion, échographie, scanner, ponction écho-guidée…Mon corps était bringuebalé d’ici de-là…ma tête était vide… A vingt-trois heures, je m’allongeais sur la table d’opération. Il n’était plus question de plage et de vacances. Il fallait mettre à plat l’abcès de neuf centimètres et lutter contre la septicémie qui attaquait déjà mon foie. Hospitalisation, immobilisation, antibiotiques, perfusions, pansements… Après la tempête, après six semaines, c’est la rencontre avec ma kinésithérapeute, la lueur d’espoir !
A la deuxième séance, elle s’est étonnée : « Il y a un petit écoulement en bas de la cicatrice, il faudrait demander au chirurgien… ». Ça ne doit pas être grand-chose, je suis médecin, je sais. Antibiotiques… Scanner… Image…
Pour la troisième fois, je m’allongeais sur la table d’opération. Le silence était lourd. Mon corps m’a dit que c’était grave, ma tête s’est mise à pleurer. A plat-ventre sur cette table que je haïssais, je pleurais. Et quand le chirurgien s’est approché pour me dire que mon tendon avait disparu, lysé par l’infection, et qu’il ne restait qu’un trou… J’ai pleuré… Mon corps avait raison, cela faisait si longtemps que je ne l’écoutais plus. Ma tête n’avait rien à dire, rien à penser. Hospitalisation, immobilisation, infirmières, piqûres, antibiotiques, perfusions, pansements…
Quand, trois semaines après, j’ai retrouvé ma kiné et qu’elle m’a demandé mon objectif, je l’ai regardée, les yeux pleins de larmes… : « Simplement marcher… ! »

 

Perdre pied

La bipédie est une action, celle de marcher sur deux jambes. Allongée dans mon canapé, ne pouvant justement plus marcher, je suis dans un premier temps sonnée, abasourdie, vidée. J’ai des doutes et des questions car la perte de la bipédie me coupe, m’isole des autres et de ma vie habituelle, de mon travail, de mes activités, de mes rencontres avec le monde. Je suis enfermée chez moi, dans mon domaine privé. Effacée du domaine public, c’est cette sensation d’effacement qui m’ébranle et crée une sensation d’étrangeté à moi-même. Je repense à la définition de l’Homme d’Aristote, de celui qu’il nomme zôon politikon… C’est peut-être cela que je ressens en creux. « Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’être humain est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement et non pas par hasard, est soit un être dégradé, soit un être surhumain » (1). L’être humain est avant tout un être de et en relation, dont l’objectif n’est pas simplement le vivre-ensemble, sorte de co-habitation sans saveur, mais d’aller vers le bien-ensemble, d’œuvrer, de penser, d’agir pour la cité et alors il réalise pleinement son humanité. Me voilà hors cité, exclue du monde humain. Je ne suis plus en marche, en mouvement, en lien. Et ce n’est pas seulement mon incapacité à marcher qui me vide, c’est davantage cette impression d’avoir quitté le monde actif des hommes, les liens que je tisse avec les parents des enfants dont je m’occupe, l’écoute et le soutien que j’offre aux soignants qui soignent ces enfants petite flamme. Mon rôle de pédiatre palliatologue s’est mué au fil de ces années, en une écoute bienveillante, réceptacle des angoisses et des peurs de chacun. Ecouter une mère me parler de sa peur de l’après, écouter le réanimateur qui s’interroge sur jusqu’où aller, écouter l’institutrice qui n’avait jamais pensé s’occuper d’un enfant qui allait mourir, écouter cette éducatrice qui n’avait pas pensé la fragilité de cet enfant lourdement handicapé… J’ai aussi ce luxe de pouvoir sortir des murs de l’hôpital, je vais dans les maisons, les HLM, les écoles, les Instituts médico-éducatifs, les hôpitaux généraux. Je vais partout où est l’enfant avec cette sensation d’être dans la Cité, de me confronter à la vraie vie. La mort de l’enfant oblige les adultes à penser, échanger, éprouver et mon rôle est d’être là, accueillant, écoutant, informant, expliquant, rassurant et permettant de faire ce pas de côté entre ce qui incombe à chacun et ce qui ne dépend pas de nous, des limites institutionnelles et de la vie.
En perdant l’action, j’ai aussi perdu la parole qui est ma façon d’être dans le monde, de signifier mon intérêt à l’autre, de lui offrir mon écoute, de lui expliquer mon rôle et comment nous allons cheminer ensemble sur un bout de chemin de sa vie. Nous avons l’habitude de dire que le soin palliatif est la médecine de l’être plus qu’une médecine du faire. Je suis la première à me désoler de ce constat de glissement, cette réalité qui tend à ce que cet art se perde dans une technique au détriment de ce qui fait lien, de cette écoute où peuvent éclore les mots, de cette rencontre qui fait reconnaître pleinement la beauté de l’autre.
Je perds cette parole, qui est ma façon d’être, mais de façon encore plus intense je vais même perdre ma capacité à parler. Le désespoir ressenti lors de la troisième intervention et l’annonce de la lyse de mon tendon d’Achille, m’ont plongée dans un mutisme que je n’avais jamais expérimenté. Ce que je vivais à l’intérieur de moi était d’une telle puissance dévastatrice que je ne pouvais y mettre aucun mot. En sortant du bloc opératoire, j’ai retrouvé la salle de réveil, ma jambe était endormie par l’anesthésie loco-régionale, je ne sentais physiquement rien mais psychiquement, émotionnellement, c’était aussi l’abîme, l’impensable, l’irréel. Quand on m’a ramenée dans la chambre, j’ai simplement envoyé un message à ma famille : « Je suis de retour du bloc, mon tendon a été détruit par l’infection. J’ai besoin de rester dans mon silence. A demain… » Le silence était le seul élément à la hauteur de ce que je traversais, comme le dit Hannah Arendt ; « En fait, le sentiment le plus intense que nous connaissons, intense au point de tout effacer, à savoir l’expérience de la grande douleur physique, est à la fois le plus privé et le moins communicable de tous » (2). A travers mon expérience, j’ai éprouvé cette douleur qui peut être physique mais aussi morale et qui touche à l’existence même de ce qu’on est, de notre moi, de notre intériorité que nous sommes seuls à pouvoir expérimenter.
Le lendemain, les infirmières entraient dans la chambre avec cette phrase intolérable : « Alors, comment ça va ce matin ? »… Voulaient-elles la vraie réponse ? Voulaient-elles entendre que ça n’allait pas ! Que je n’allais pas ! Que leurs mots violaient mon silence, que leur présence même me hérissait, que leurs gestes, leurs pansements, leurs prises de tension, leur injection de Lovenox étaient comme des agressions supplémentaires sur mon corps déjà amputé et souffrant ? Que si j’avais osé, je leur aurais crié de décamper de ma chambre, de me laisser seule avec mon chagrin et mon trou à l’arrière la cheville. Leur présence m’était insupportable car d’emblée trop envahissante. C’est comme si j’avais perdu cette couche protectrice entre mon moi et les autres. Tout était intrusion, viol, vol d’un moi béant qui n’arrivait plus à faire son unité mais qui me donnait l’impression de « fuiter » de partout. A ma plaie du pied était collé un dispositif en aspiration pour récupérer le sang et le pus mais à la plaie de mon âme, il n’y avait rien et je sentais le risque de me perdre. Le silence et la solitude étaient les éléments indispensables pour que je me retrouve et que je refasse corps et une. Plus rien ne sera comme avant, je venais d’éprouver une noyade sèche, une asphyxie muette.
Cette sensation est maintenant gravée en moi et revient dans ma clinique. Ainsi, alors que la maman du petit Grégoire, en soins palliatifs d’une leucémie réfractaire, me réclamait des séances de kinésithérapie motrice « pour le faire bouger », j’ai regardé Grégoire dans les yeux et lui ai simplement demandé : « Et toi, veux-tu de la kiné, veux-tu qu’on touche ton corps ? » Il m’a dit NON, de ce NON qui veut dire stop, je n’en peux plus, je veux rester là, au calme, à l’économie. La question était réglée.

 

La rencontre de nos incertitudes

Durant le suivi, quand je consultais mon chirurgien et lui décrivais ce que mon corps m’envoyait comme perceptions, je lui parlais de mes sensations dans le pied, de l’hyperthermie qui s’installait, puis, plus tard dans notre histoire, le pied bloqué en équin, la cicatrice encore fraîche, je lui demandais si j’allais pouvoir remarcher…Il me répondait selon les résultats des examens complémentaires ou selon ce qu’il avait appris ou déjà vu. Mais dans ses mots, son intonation et son attitude, transparaissait son incertitude qui venait rebondir sur ma propre incertitude. Mais au lieu de se répondre, cette rencontre créait un abysse.
Qu’est-ce que l’incertitude médicale ? C’est une incertitude de Savoir, c’est-à-dire une angoisse fondamentale de ne pas savoir répondre ou faire, une angoisse de praxis. « L’incertitude est une condition du choix réel. Il s’agit de vaincre la peur du vide ou plutôt de vivre avec, en faisant des choix en l’absence de garantie et sans savoir à l’avance quel sera le résultat » (3). Pour celui qui se forme à la Médecine, l’incertitude est inconcevable et pour la défier, il s’engouffre dans l’apprentissage, le travail, l’accumulation de connaissances livresques, l’empilement de données objectives, de connaissances sur les pathologies, leur diagnostic et leur traitement. L’incertitude de Savoir est l’enjeu des dix années d’études médicales donnant l’impression au futur médecin d’être armé pour le combat contre la maladie. Savoir, il faut tout savoir, connaître l’Homme dans toute son anatomie, ses moindres petits muscles, l’intérieur de ses cellules, le fonctionnement de ses reins... Puis quand l’Homme normal est connu, il faut apprendre les mille et une maladies qui peuvent l’assaillir. De cet enseignement, le médecin peut croire qu’il sait, sorte de toute-puissance face à la maladie et donc à la mort, « victoire contre l’incertitude qui reste vécue comme une ignorance partielle des informations nécessaires à un jugement ou comme l’inertie d’une faculté en panne » (4), d’où ce mouvement de la Médecine de passer d’un art à une science. « Or, en se rendant maîtres et possesseurs d’une nature placée sous le joug de lois universelles, les hommes ont déchainé l’infinité de l’univers » (5). En voulant tout connaître du corps, de son fonctionnement, de son dysfonctionnement, l’avancée des découvertes a participé à la complexification, et comme pour toutes les sciences, devenant science de l’incertitude même.
Mais le plus dommageable est que le médecin apprend à lutter contre la maladie sans apprendre à soigner l’homme malade ? Or, c’est de cet homme malade que naît l’incertitude de Savoir. « Dans l’élaboration graduelle de son savoir et de son savoir-faire, la médecine a négligé le sujet et son histoire, son milieu social, son rapport au désir, à l’angoisse, à la mort, le sens de la maladie, pour ne considérer que le « mécanisme corporel » […] la médecine repose sur une anthropologie résiduelle. Ce n’est pas un savoir sur l’homme mais un savoir anatomique et physiologique » (6).
Allongée sur la table d’opération pour la troisième fois, puis de retour dans la chambre d’hôpital, traversant cette période de mutisme, assaillie par une angoisse viscérale sur ma capacité à pouvoir remarcher, c’est une autre incertitude qui s’exprimait à moi, l’incertitude de Pouvoir. C’est une incertitude différente de l’incertitude du Savoir. Elle est centrifuge, tournée vers soi et sa capacité à être. Elle est sensitive, centrée sur le ressenti corporel : sentir son pied, pouvoir contracter son muscle, bouger les orteils, estimer si le pied peut supporter le poids du corps, oser lâcher la béquille… L’incertitude de Pouvoir est une introspection sur l’être qu’on a été, qu’on est et qu’on ne sera peut-être plus. Il est alors bien question d’un pouvoir-être et donc de la mort, ce qu’Heidegger énonce par « Avec la mort le Dasein a rendez-vous avec lui-même dans son pouvoir-être le plus propre. […] L’être-jeté dans la mort se révèle à lui plus originalement et de façon plus impressionnante dans la disponibilité à l’angoisse. L’angoisse devant la mort est angoisse « devant » le pouvoir-être le plus propre, sans relation et indépassable. Ce devant quoi s’éveille cette angoisse est l’être-au-monde lui-même » (7).  Le Dasein, ce que la philosophie française traduit par être-là, existant, est en rapport direct avec la mort. La mort est constitutive de l’être-là. En tant qu’être-jeté dans la mort, c'est-à-dire allant vers la mort, il me serait invivable de vivre en ayant cette fin en pensée à chaque instant, aussi, suis-je capable de l’oublier, de me distraire. Mais quand mon corps est touché, je ne peux plus tourner les yeux, penser à autre chose puisque je vis cette déchirure, dévoilement de ma vulnérabilité et l’angoisse surgit.
La relation médecin-malade m’apparaît aujourd’hui comme une dysharmonie tant ce qui se joue pour l’un et l’autre appartient à deux univers différents ; l’incertitude de savoir tournée vers la mort-de-l’autre et l’incertitude de pouvoir centrée sur sa propre-mort, la mort-de-son-existant.

 

L’autre comme moi

J’attendais ce moment depuis un mois, mon entrée au centre de rééducation. En poussant la porte d’un monde inconnu, avec mon planning sous le bras, mon short et mes baskets, je clopinais avec mes béquilles. C’est Séverine qui m’a accueillie en sortant de l’ascenseur. Séverine, c’est un sourire, un regard pétillant, une voix dynamique, une bienveillance instantanée. Est-elle secrétaire, aide-soignante, infirmière ? Peu importe, elle est cette femme qui vous dit bonjour chaque matin avec bonne humeur et avec votre prénom, qui vous regarde dans les yeux, qui vous donne envie d’y aller. Elle a dû en voir des choses, des gens cassés, abîmés, boitant, sans jambe ou sans bras, dyspraxiques, dysphasiques. Elle a dû en entendre des larmes, des inquiétudes, des « je-n’y-arrive-pas » et des « je-n’en-peux plus ». « Tout homme a besoin de l’attention empathique d’autrui pour prendre confiance en lui-même » (8), souligne Bertrand Quentin dans son livre sur le handicap. Le sourire de Séverine, c’est une bouffée d’empathie qui vous cueille le matin, qui vous donne l’impression qu’elle vous attendait, qui vous redonne du corps et de l’être-moi. Elle vous fait exister pour de vrai là où le handicap vous efface.
Puis c’est le couloir-salle d’attente qui mène à la salle de sport, les salles des kinés et l’espace balnéo-piscine. On se dit bonjour chaque matin, on se regarde, on se sourit, on se retrouve. On, c’est Nous, les gens cassés. Ici, chacun a son handicap, son truc abîmé ou son truc parti. Dans cette communauté de gens cassés, nous pouvons baisser la garde. De façon étonnante, nous ne nous demandons pas ce qui nous est arrivé. Ça, c’est une question que pose le bien-portant, le on de l’extérieur, cherchant peut-être à éloigner le mal, à mettre de la distance avec le handicap ! Non, ici, ce n’est pas le passé qui nous travaille, c’est l’avenir : nous regardons devant, nous regardons demain, nous voulons avancer. Ici, nous partageons ce que les autres n’entendent pas. Quand l’un de nous dit : « je suis fatigué » ou « j’ai mal », Nous comprenons, Nous partageons parce que Nous savons, Nous comprenons ce que ça fait de l’intérieur. « C’est la présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, qui nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes » (9). Le monde de la rééducation est un monde hors du temps, hors du on, un moment de reconstruction où l’essence même de qui-nous-sommes est questionné. Le partage de cette vulnérabilité, mise à nue dans l’épreuve, est un point d’ancrage pour se reconstruire. Le décalage avec le monde habituel peut sembler tellement énorme qu’on pourrait s’y perdre et c’est dans la cohabitation avec les autres gens cassés que j’ai trouvé les ressources pour calmer mes inquiétudes et tenter de reprendre pied. Il est pompier, elle est directrice des ressources humaines, il est chirurgien, il est chef d’entreprise…mais ici, Nous redevient des corps.
La période de soins aigus, de douleur, de perception du corps est une période où les autres n’existent pas, c’est une occasion de retrouver ce qu’Heidegger appelait son soi-même. Entrer en rééducation, c’est donc revenir au monde, aux autres mais ce n’est pas le monde normal, c’est un entre-deux, ce n’est pas encore la « dictature du on » : « Cet être-en-compagnie fond complètement le Dasein qui m’est propre dans le genre d’être des « autres » à tel point que les autres s’effacent à force d’être indifférenciés et anodins. C’est ainsi, sans attirer l’attention, que le on étend imperceptiblement la dictature qui porte sa marque » (10). C’est ainsi qu’Heidegger décrit la relation du soi-même avec les autres dans la quotidienneté, avec trois éléments qu’il regroupe sous le terme « publicité », c'est-à-dire vie publique. Le monde de la rééducation préserve l’être-en-compagnie de la dictature du on, parce que la distantialité se joue entre le soi-même d’avant et le soi-même d’aujourd’hui, parce nous sommes tombés de cette état d’être-dans-la-moyenne et qu’au cœur de cet instant se questionnent les possibilités d’être.
Cette période de rééducation est pour moi la mise en lumière de trois mondes : celui avec-soi-même, duquel je commence à prendre de la distance, celui de la rééducation, que j’ai envie d’appeler le monde-du-nous, comme une rencontre non pervertie des soi-mêmes et celui avec-le-monde, du on, que j’aperçois avec l’envie de reprendre une vie normale mais en y voyant ses travers et peut-être un certain manque de sens. Mais, je n’y suis pas encore !

 

Marcher seule

Treize janvier 2023, c’est mon dernier jour au centre de rééducation, dernière séance de sport, dernières longueurs dans la piscine. Je quitte ce cocon avec appréhension, laissant ma place à des plus abîmés que moi, car je marche. Je marche comme marche l’enfant qui a tout à découvrir, je marche sur des petites distances, le pied n’est pas encore totalement sûr et la sensation d’étau de la cheville jamais très loin, mais je marche. Le tendon disparu est remplacé par du tissu cicatriciel qui arrive à faire bouger mon pied. J’ai perdu en stabilité surtout quand la route est en dévers mais je marche !
Je me trouve dans un double décalage, je marche mieux que ceux qui arrivent en rééducation mais pas aussi bien que les valides, que mes collègues de travail, que les gens dans la rue…Je suis en décalage et pas seulement sur le plan physique. Le monde que je retrouve va trop vite, est trop fugace, trop futile. Les autres me félicitent de me voir marcher mais imaginent-ils d’où je viens et ce que je sens encore dans ce pied ? Pour eux, pas de cassure, ils ont poursuivi leur chemin, leur route, leurs vacances d’été, leur travail… Alors que faire ? Se remettre dans le mouvement, dans la ronde ou résister ? Le choix n’en n’est pas un, la réponse s’impose, l’évidence est immédiate : je vais marcher.
Je comprends que marcher est mon rythme mais pourquoi ? « Marcher, c’est exister au sens fort comme l’étymologie le rappelle, ex-sistere : s’éloigner d’un lieu fixe, sortir hors de soi » (11). Marcher libère le corps, le met dans ce mouvement rythmique de déséquilibre et rééquilibre, les bras accompagnent le mouvement, la respiration se cale sur le pas, les sens se libèrent et la pensée vagabonde. L’idéal est de marcher seul, sans enfant à surveiller ou à motiver quand la fatigue se fait sentir, sans voisin qui jacasse pour occuper l’espace, sans chien qui s’arrête à chaque touffe d’herbe…seul. Dialogue entre le corps et l’âme, entre muscles et pensées, ce qui conduit Frédéric Gros à écrire : « Dès que je marche, aussitôt je suis deux. Mon corps et moi : un couple, une rengaine » (12). Oui, un couple car c’est comme des retrouvailles entre un corps qui peut être fatigué, occupé, malmené et un moi, une âme qui peut aussi être surmenée, écrasée par le rythme de la vie. La marche les réunit dans un moment d’enlacement, de dialogue, d’écoute. La rengaine en donne une autre image, plus amusante d’un vieux couple qui se retrouve éternellement, sans surprise, sans débordement, fidèles à ce qu’ils sont, l’un sur terre et l’autre en l’air, sur le même air ! Marcher libère le corps et ouvre l’espace à la pensée.

 

Des philosophes qui marchent

Aristote est probablement l’un des premiers représentants de ce lien entre marche et pensée, lui qu’on surnomme le promeneur, le péripatéticien, lui qui déambule à l’aube entouré de ses élèves. Ils marchent en pensant et pensent en marchant. Il décrira le mouvement de la marche chez les animaux et l’homme. Son traité de la marche des animaux se terminera ainsi : « Voilà ce que nous avions à dire en ce qui regarde toutes les parties des animaux en général, et spécialement celles qui concourent à leur marche et à toute leur locomotion. Après ces détails, ce qui les suit naturellement, c’est l’étude de l’âme » (13). Aristote fait ainsi un lien entre l’étude de la marche et celle de l’âme, l’une introduisant l’autre comme si décrire la marche l’avait conduit à vouloir décrire l’âme, l’une allant avec l’autre.
Nombreux sont les philosophes qui vont écrire sur la marche. Rousseau décrit avec force son lien avec elle : « Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans les voyages que j’ai faits seul et à pied » (14).  La marche est l’occasion de retrouvailles entre le corps et l’âme mais dans un moment vrai, un moment de dénuement, c’est comme si le soi prenait corps, devenait palpable tant il est présent. Quand on marche avec soi, on ne peut être que vrai, il n’y a pas de place pour le mensonge ou la fausseté. On est entre soi et soi et c’est peut-être à ce moment-là qu’on se sent pleinement vivant, car juste. Quand on marche, il n’y a rien à faire, juste à être et c’est ce qui fait toute la différence avec d’autres activités, d’autres moments de la vie. Rousseau aura tenté de retrouver l’homme original à travers la marche, en accord avec la Nature, sans le vernis et la compétition que lui confère la société. C’est à travers la marche qu’il tente de « retrouver la vérité native des passions humaines, il ne découvre qu’un amour de soi naïf et sans prétention. L’homme ainsi naturellement s’aime, mais ne se préfère jamais » (15). Cela illustre l’émotion de la marche avec soi où on écoute son corps, on trouve son allure, on se motive pour soi-même et avec soi-même. C’est du partage équitable, du donnant-donnant, du je t’aime juste à soi. La marche remet à niveau, pas de compétition, juste un chemin, un sentier, un espace où le pas déroule en liberté permettant à la tête de se libérer, on marche pour soi et non contre l’autre.
Dis-moi comment tu marches et je te dirai qui tu es ! Kant utilisera la marche quotidienne comme un élément d’hygiène de vie, toujours à la même heure et toujours le même tracé. Levé à 4h45, il préparait ses cours donnés de sept à neuf heures puis écrivait ses livres. Il déjeunait avec quelques amis puis partait chaque jour pour la même promenade dans les rues de Königsberg vers la vieille ville jusqu’aux pâturages. Tous les jours, quel que soit le temps, il refaisait le même trajet, respirant par le nez, saluant les habitants qui le connaissaient. Il se couchait à 22h. A quoi pensait Kant lors de son parcours ? La rigueur de sa marche se retrouve dans son œuvre : dans le fond avec son argumentation, ses éléments mis l’un après l’autre comme un pas devant l’autre, c’est droit, rectiligne, pas d’écart ni d’échappée belle ! Dans la forme, car cette marche souligne le travail quotidien, le labeur, la droiture prussienne de celui qui par son œuvre théorise le Devoir, la Loi Morale et la Raison. Kant utilisait-il la marche comme un temps de repos cérébral, d’aération intellectuelle, d’hygiène mentale, d’oxygénation neuronale, de décontraction musculaire d’un homme passant des heures à sa table de travail ? Alors oui, la marche est une bouffée d’oxygène qui permet de reprendre corps avec son corps quand le travail pourrait conduire au risque de n’être qu’une âme. Au piège de n’être que dans sa tête, cette marche redonne du sens, des sens. A l’opposé se trouve Nietzsche pour qui « la marche au grand air fut comme l’élément de son œuvre, l’accompagnement invariable de son écriture » (16). Il trouvera dans la marche un apaisement à ses douleurs mais surtout un espace de création : « Nous ne sommes pas de ceux qui ne pensent qu’au milieu des livres et dont l’idée attend pour naître les stimuli des pages ; notre êthos est de penser à l’air libre, marchant, sautant, montant, dansant, de préférence sur les montagnes solitaires ou sur les bords de mer, là où même les chemins se font méditatifs » (17).  Nietzsche a une marche centrifuge, en communion avec le dehors, marchant pendant plusieurs heures il laissait vagabonder ses pensées et les notait de-ci de-là sur ses carnets. Dans Le Gai Savoir, chaque paragraphe s’articule autour d’une idée, d’un mot, et s’organise en quelques phrases, parfois quatre à cinq pages, comme une promenade ou une marche, ouvrant sur un espace de pensée. Les titres, pas toujours très académiques, sont une invitation à prendre la route pour une échappée belle : « Face à un livre de savant », « L’ermite parle encore une fois », « Notre point d’interrogation », « L’allure »… Tout cela donne la sensation de marcher avec, là où l’écriture de Kant donne la sensation de marcher contre. Kant s’impose là où Nietzsche propose.

 

Je marche donc je suis

Dis-moi comment je marche et je te dirai qui je suis ! Loin de Kant et de Nietzsche, je me sens plus proche de Rousseau pour qui la marche était un exercice pour retrouver l’homme naturel, primitif et par extension, soi-même. Chaussures aux pieds, de celles qui tiennent le pied et la cheville pour assurer le pas, sac sur le dos avec sa réserve d’eau et son casse-croûte, le chemin commence, d’abord assez plat, en bordure de rivière, comme un terrain d’échauffement pour dérouiller le corps de ces mois trop calmes de voiture-boulot-dodo. Les pensées vagabondent entre le travail, les collègues, la famille, les impôts, les travaux à faire, les cartables à acheter pour la rentrée, le rendez-vous chez le pédiatre pour le certificat de sport, ce qui a été fait durant ces derniers mois et ce qui reste à faire. La pente débute, les lacets s’enchaînent, quelques gouttes de sueur commencent à perler dans le dos. Les voix se taisent, le silence s’écoute. Après deux heures de marche en montagne, peut arriver cet instant, ce moment très particulier de sérénité. Loin du tohu-bohu du monde, dans cette marche vers le haut qui ouvre sur un panorama où le regard se perd, hauteur prise, petits tracas laissés en bas, les pensées se calment, s’évanouissent, perdent leur sens, diminuent d’importance ou se déchirent comme le font les nuages, pour laisser place à cette unique sensation d’être, être soi, Je marche donc Je suis !
C’est un instant d’équilibre que Simone Weill appelle l’attention. « L'attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l'objet […]. Et surtout la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l'objet qui va y pénétrer » (18).
C’est un instant d’équilibre entre une âme qui s’apaise et un corps qui ne crie pas encore, car dans une heure ou deux, c’est lui qui va prendre le relais avec ses « j’ai mal », « j’ai faim », « j’ai soif », « quand est-ce qu’on arrive ? »… C’est un instant de pureté où le soi se laisse ressentir. Rencontre avec soi, sensation d’exister pour de vrai, émotion des retrouvailles… Il se passe bien quelque chose dans cet instant.  
C’est un instant d’équilibre entre les pas qui s’enchaînent comme libérés de leur carcan quotidien et une pensée qui s’échappe comme libérée d’un tunnel. On s’en aperçoit au moment même où on reprend conscience qu’on ne pensait à rien ! C’est comme le sommeil qu’on ne ressent qu’au moment du réveil. On ne prend conscience de l’absence de pensée que quand on se remet à penser. Il est même impossible de dire la durée de cette pause, c’est bien là que le temps s’est suspendu.

Je ne pense à rien,
Et cette chose centrale, qui n’est rien,
M’est agréable comme l’air de la nuit,
Frais en contraste avec le jour caniculaire.
Je ne pense à rien, et que c’est bon !
Ne penser à rien,
C’est avoir une âme à soi et intégrale.
Ne penser à rien,
C’est vivre intimement le flux et le reflux de la vie…
Je ne pense à rien
(19).
 
Ne penser à rien est une sensation rare car nous baignons dans un flux de sollicitations permanentes. Tout s’enchaîne et les instants de pauses ne sont faits que pour mieux se préparer à la suite. Ne penser à rien est reposant, apaisant. Les tensions disparaissent, il y a de la plénitude dans cet instant, une adéquation parfaite entre corps et âme, qui fait émerger un quelque chose enfoui en nous. C’est le Soi qui émerge dans cet instant d’attention, un soi tout nu, un soi total, intégral, qui enfin se libère et se montre, se fait entendre de sa petite voix, envahit le corps, prend possession de tout notre être. Rencontre du Soi, c’est cette forme d’être qui n’est ni être pour, ni être avec, ni être en train, ni être contre mais simplement être. Que c’est bon ! David Le Breton l’exprime ainsi quand il parle de « l’autre dimension du monde, une liberté intérieure qui tient du vertige, une transe légère qui efface tout sentiment de fatigue et rend malaisé un arrêt. Rompre la continuité de soi avec le chemin exige un effort » (20). Le Soi se dévoile au fil de la marche, créant une relation fragile, douce et intense, en pointillés pour les novices, probablement plus profonde pour les aguerris, les marcheurs au long cours. Le Soi se trouve au cœur du dénuement, au fil des pas et crée une émotion de plaisir, de plénitude addictive qui se cueille le long du sentier, d’où l’effort au renoncement, au sevrage quand le bout du chemin s’annonce, quand le refuge apparaît, quand il faut s’arrêter. Le Soi se replie en soi, se recroqueville dans son antre mais on sait qu’il est là et qu’il suffira d’une marche pour le retrouver.
Quinze août, levé 6h, nous commençons l’ascension à 7h30, direction le pont de Pierre sous le refuge des Drayères, sentier à droite, montée vers le lac Rond puis le lac des Muandes par le GR57, pique-nique à 2.580 m, puis descente par le lac Long et la sente qui ramène sur le refuge de Laval, retour au point de départ après 5h30 de marche. Oui, je marche ! Oui, j’ai réussi à ne pas penser !

 

CONCLUSION

Ça se termine toujours par cette petite phrase : « Si j’avais su… ».
Si j’avais su ce samedi matin, qu’en partant jouer, ma vie allait basculer. Que ce coup de raquette entraînerait la rupture de mon tendon d’Achille. Que la chirurgie entraînerait une infection qui lyserait mon tendon et me mettrait face à l’angoisse de ne plus pouvoir marcher. Que pendant trois mois je me retrouverais allongée dans mon canapé, coupée du monde, soutenue à bout de bras par ma famille. Que cet arrêt brutal serait l’occasion de parcourir un chemin d’introspection à la rencontre de mes sensations et de mes incertitudes. Que je découvrirais un monde où le nous a encore du sens et où la lenteur aide à reprendre vie. Que marcher deviendrait un défi. Et qu’en marchant, je ferais l’extraordinaire expérience d’éprouver une bouffée de plénitude me remettant dans les pas d’un soi qui enfin se dévoile. Que ma carrière professionnelle prendrait un virage sans que je sache encore où elle  m’amènera…


Si j’avais su…J’y serais allée !

 

Notes

(1) Aristote, Les Politiques, Paris, GF Flammarion, 2015, p. 108.
(2) Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, [1961] 2006, p.90.
(3) Pelluchon C., L’autonomie brisée, Edition Quadrige, Paris, 2014, p.233.
(4) Astor D., La passion de l’incertitude, Paris, Editions de l’observatoire, 2020, p. 23.
(5) Ibid., p.35.
(6) Le Breton D., Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 1990, p.189.
(7) Martin Heidegger, Etre et Temps, Gallimard, Paris, 1986, p. 305.
(8) Quentin B., La philosophie face au handicap, Editions Eres, Toulouse, 2022, p.117.
(9) Hannah Arendt,  Condition de l’homme moderne, Op. cit., p.90.
(10) Martin Heidegger, Etre et temps, op. cit., p.170.
(11) Le Breton D., Marcher la vie, Paris, Editions Métailié, 2020, p. 22.
(12) Gros F., Marcher, une philosophie, Flammarion, 2011, p.83.
(13) Aristote, Traité de la marche des animaux, chap. XIX, §3, tome 2, Paris, Hachette, 1885, p. 405.
(14) Rousseau JJ., Des confessions, Paris, Le livre de poche, 1972, p.248.
(15) Gros F., Marcher, une philosophie, op. cit., p.105.
(16) Ibid., p.22.
(17) Nietzsche, Le gai savoir, Paris, Flammarion, 2020, §366, p. 327.
(18) Weill S., Attente de Dieu, éditions Fayard, 1966, p.72.
(19) Pessoa F., Poésies d’Alvaro de Campos, Gallimard, 1968, p. 123.
(20) Le Breton D., Marcher la vie,  op. Cit., p. 28.

 

 

]]>
news-5577 Thu, 21 Dec 2023 09:17:21 +0100 Communiqué des présidentes et des présidents d’université relatif au projet de loi immigration https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/communique-des-presidentes-et-des-presidents-duniversite-relatif-au-projet-de-loi-immigration
Nous, présidentes et présidents d’université et d’établissement d’enseignement supérieur et de
recherche, prenons connaissance des mesures du projet de loi relatif à l’immigration voté par le Sénat
et l’Assemblée Nationale ce 19 décembre 2023.
Faisant suite à la vive inquiétude qui était déjà la nôtre à l’issue des débats parlementaires, comme
exprimé par France Universités dans un communiqué diffusé dimanche 17 décembre, nous déplorons
que la version proposée à cette heure vienne s’attaquer aux valeurs sur lesquelles se fonde
l’Université française : celles de l’universalisme, de l’ouverture et de l’accueil, de la libre et féconde
circulation des savoirs, celles de l’esprit des Lumières.
À l’heure où les établissements d’enseignement supérieur sont invités à renforcer leurs ambitions
pour le rayonnement de la recherche, comment accepter des mesures qui tendront à replier
l’université française sur elle-même, alors que nos étudiants et chercheurs accueillis participent à la
production, à la diffusion des valeurs et des savoirs académiques et culturels au-delà de nos
frontières ?
L’accès aux connaissances et à la formation ne peut être entravé par des considérations financières
si restrictives et sans fondement, à l’image de l’instauration d’une caution de retour ou d’une limitation
des aides sociales. Les étudiantes et étudiants internationaux sont une richesse pour notre pays, et
participent du dynamisme de notre communauté académique.
Par ailleurs, appliquer de façon généralisée et sans possibilité d'exonération la majoration des droits
d'inscription pour les étudiantes et étudiants extra-communautaires aurait un effet particulièrement
délétère sur le nombre, l'origine géographique et la situation sociale des étudiantes et étudiants
pouvant venir étudier en France. Cela reviendrait également à mettre en cause l’autonomie des
universités quant à leur stratégie d’accueil et de rayonnement international.
Ces mesures indignes de notre pays mettent gravement en danger la stratégie d’attractivité de
l’enseignement supérieur et de la recherche française, et nuisent à l’ambition de faire de notre pays
un acteur majeur de la diplomatie scientifique et culturelle internationale.
Pour toutes ces raisons, nous réaffirmons collectivement notre opposition ferme et déterminée à cet
ensemble de mesures.

 


Les signataires à ce jour


Lamri Adoui – Président de l’Université de Caen Normandie
David Alis – Président Université de Rennes
Annick Allaigre – Présidente de l’Université Paris 8 Vincennes - Saint Denis
Philippe Augé – Président de l’Université de Montpellier
Mathias Bernard – Président de l'Université Clermont Auvergne
Mohammed Benlahsen – Président de l’Université de Picardie Jules Verne
Carine Bernault – Présidente de Nantes Université
Éric Berton – Président d’Aix-Marseille Université
Laurent Bordes – Président de l’Université de Pau et des Pays de l'Adour
Régis Bordet – Président de l’Université de Lille
Vincent Bouhier – Président de l’Université d’Evry Val d’Essonne
Hélène Boulanger – Présidente de l’Université de Lorraine
Jeanick Brisswalter – Président de l’Université Côte d’Azur
Eric Carpano – Président de l’université Jean Moulin Lyon 3
Fabienne Casoli – Présidente de l’Observatoire de Paris-PSL
Eric de Chassey – Directeur de l’INHA
Marc Chaussidon – Institut physique du Globe de Paris
Michel Deneken – Président de l’Université de Strasbourg
Nathalie Dompnier – Présidente de l’Université Lyon 2 Lumière
Nathalie Drach-Temam – Présidente de Sorbonne Université
Jean-Luc Dubois-Randé – Président de l’UPEC
Virginie Dupont – Présidente de l’Université Bretagne Sud
Christelle Farenc – Directrice de l'INU Champollion
Dominique Federici – Président de l’Université de Corse
Frédéric Fleury – Président de l’Université Claude Bernard - Lyon 1
Frédéric Fotiadu – Directeur de l’INSA Lyon
Christophe Fouqueré – Président de l’Université Sorbonne Paris Nord
Anne Fraïsse – Présidente de l’Université Paul – Valéry Montpellier 3
Alain Fuchs – Président de l’Université PSL - Paris Sciences et Lettres
Philippe Galez – Président de l'université Savoie Mont Blanc
Emmanuelle Garnier – Présidente de l’Université Toulouse - Jean Jaurès
Laurent Gatineau – Président de CY Cergy Paris Université
Guillaume Gellé – Président de France Universités – Président de l’Université Reims Champagne
Ardenne
Philippe Gervais-Lambony – Président de l’Université Paris Nanterre
Arnaud Giacometti – Président de l’Université de Tours
Vincent Gouëset – Président de l'Université Rennes 2
Jean-François Huchet – Président de l’Inalco
Romain Huret – Président de l’École des hautes études en sciences sociales
Estelle Iacona – Présidente de l’Université Paris Saclay
Édouard Kaminski – Président de l’Université Paris Cité
Hugues Kenfack – Président de l'Université Toulouse Capitole
Lionel Larré - Président de l’Université Bordeaux Montaigne
Virginie Laval - Présidente de l’Université de Poitiers
Pascal Leroux – Président de Le Mans Université
Dean Lewis – Président de l’Université de Bordeaux
Georges Linarès – Président d’Avignon Université
Daniel Mouchard – Président de l’Université Sorbonne Nouvelle
El Mouhoub Mouhoud – Président de l’université Paris Dauphine - PSL
Pierre-Alain Muller – Président de l'Université de Haute-Alsace
Christine Neau-Leduc – Présidente de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Jean-Marc Ogier – Président de La Rochelle Université
Florent Pigeon – Président de l’Université Jean Monnet, Saint-Etienne
Bertrand Raquet – Directeur de l’INSA Toulouse
Christian Robledo – Président de l’Université d’Angers
Claire Rossi – Université de technologie de Compiègne
Gilles Roussel – Président de l’Université Gustave Eiffel
Vincent Thomas – Président de l’Université de Bourgogne
Emmanuel Trizac - Président de l’École Normale Supérieure de Lyon
Macha Woronoff – Présidente de l'université de Franche-Comté
Catherine Xuereb – Présidente de Toulouse INP
Laurent Yon – Président de l'Université de Rouen Normandie

]]>
news-5498 Sat, 02 Dec 2023 15:37:17 +0100 L’exercice clinique pourra-t-il se passer de l’intuition ? https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/lexercice-clinique-pourra-t-il-se-passer-de-lintuition Une réflexion sur l'importance de l’intuition

Par Gérard FITOUSSI


Gérard Fitoussi est médecin généraliste et travaille dans le champ de l’hypnose et de la douleur en centre de santé et en centre hospitalier (CHU H. Mondor)


Fitoussi, G. (2023) « L’exercice clinique pourra-t-il se passer de l’intuition ? » in Ethique. La vie en question, déc. 2023.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

Introduction


À la suite de l’appel d’une patiente inquiète pour un léger malaise, le phénomène de l’intuition s’est imposé dans mon exercice clinique. Alors que j’étais sur le point de la rassurer, je me suis entendu dire à la patiente : « Peut-être vaut-il mieux appeler le 15 ». Elle suivra ce conseil, et le médecin urgentiste, à son tour, bien que n’ayant constaté aucun signe de gravité, décidera de l’hospitaliser. Le lendemain, j’ai appris qu’elle était décédée en attendant son transfert pour une intervention chirurgicale.
L’issue tragique de cette situation a suscité en moi un mélange d’émotions, de tristesse, de colère, ainsi qu’un sentiment de soulagement teinté de lâcheté. Tristesse due au décès de cette patiente que je connaissais bien. Colère, face à une mort prématurée et soulagement que je pourrais qualifier de « lâche », pour avoir conseillé d’appeler les services d’urgences plutôt que de rassurer la patiente, comme je m’apprêtais à le faire. Ce conseil qui m’exemptait d’une erreur de diagnostic a soulevé pour moi de multiples questions quant à ce qui s’est passé pendant ce bref moment où, alors que j’allais rassurer la patiente, une « voix », m’a conseillé plutôt d’appeler le 15.
Quelle est cette voix ?  Qui est celui qui l’a prononcé ? Et pourquoi avoir choisi de la suivre ? S’agissait-il d’une intuition ? Quelle est la nature de l’intuition ? D’autres médecins ont-ils des intuitions ? Est-il éthique de prendre une décision basée sur une intuition ? L’intuition est-elle l’apanage des seuls humains ou l’intelligence artificielle pourrait-elle par exemple s’en emparer ?

 

Brève histoire de l’intuition en théologie et philosophie


L’intuition est une vision, une vision provenant de l’intérieur. Le terme latin Intueor signifie « voir en dedans » ou « à partir du dedans », « regarder, considérer avec attention » et fait référence à la perception sensible ou à un effort d’attention de l’esprit sur un objet particulier, sollicité par cette perception. Cette vision est souvent décrite comme une illumination et a d’abord été associée à la théologie, soulignant un lien avec le divin, apanage des devins, des mystiques et des poètes doués d’une connaissance inspirée du divin : « Les Bienheureux dans la gloire auront une connaissance intuitive de la Majesté de Dieu & des mystères, ils en verront toute l’immensité » (1).
Par la suite, le mot a pris une signification philosophique, comme indiqué dans le dictionnaire de Richelet en 1759 : « On dit intuition, lorsque l’esprit aperçoit sans examen, tout d’un coup, et d’une seule vue, la vérité qu’il cherche » (2). Le passage du théologique au philosophique est ici la conséquence de l’œuvre de Descartes, qui dans sa recherche d’une certitude sur laquelle fonder la science nouvelle, établit le Cogito comme première certitude indiscutable. Et Descartes de n’admettre comme actes de l’entendement permettant la connaissance des choses sans cause d’erreur que « l’intuition et la déduction » (3).
John Locke, dans son Essai sur l'entendement humain, considère l’intuition comme l’un des trois degrés de la connaissance, aux côtés de la connaissance démonstrative et de la connaissance habituelle. Il définit la connaissance intuitive comme la saisie immédiate de la concordance de deux idées, sans médiation et cette connaissance est « la plus claire et la plus certaine dont la faiblesse humaine soit capable » (4). Pour Kant l’intuition pure ne concerne que les formes a priori de la pensée, l’espace et le temps, qui conditionnent l’apparition de tous les phénomènes et la connaissance objective. L’intuition perd sa dimension métaphysique et se place après ou en deçà de l’entendement.
C’est Bergson qui a ramené l’intérêt pour l’intuition au premier plan. Bergson n’oppose pas l’intuition à l’intelligence, mais souhaite les associer, considérant qu’une humanité complète et parfaite serait celle où « ces deux formes d’activité consciente (intuition et intelligence) atteindraient leur plein développement » (5).

 

Formes du rejet de l’intuition dans le champ scientifique


Assez près de nous, le positivisme d’Auguste Comte et la méthode expérimentale de Claude Bernard, qui reposent sur l’objectivité des faits et la rationalité des décisions ne font que peu de place à l’intuition. Cette tendance s’est accentuée avec l’instauration de la médecine fondée sur les preuves.
Aux raisons scientifiques du rejet de l’intuition s’associent des raisons psychosociologiques. Le savoir rationnel est explicable et transmissible, ce qui n’est pas le cas de l’intuition. Étudiant l’usage de l’intuition dans un autre contexte (le monde de l’entreprise), Jean-Fabrice Lebraty, identifie plusieurs causes à ce rejet, toutes convergeant vers un thème commun : la difficulté pour les acteurs d’expliquer et de communiquer ce qui justifie leurs actions basées sur l’intuition (6).

 

Vers un renouveau en science de l’intérêt pour l’intuition ?


    Après une longue période de désaffection pour l’intuition, on observe un regain d’intérêt pour cette faculté humaine. Cet engouement se manifeste dans le domaine de la psychologie populaire, avec des couvertures de magazine grand public consacrées à l’intuition, des séries télévisées comme Manifest (2018) ou des romans comme Intuitio (2021) de Laurent Gounelle. Il se remarque aussi dans le secteur économique, avec des entreprises proposant des formations pour enseigner les règles de fonctionnement de l’intuition afin d’en tirer parti (7), ainsi que chez des chercheurs en psychologie tels Gary Klein, qui s’efforcent de mieux comprendre les processus de prise de décision dans des situations complexes où l’intuition joue un rôle majeur (8).
Le monde de la santé ne fait pas exception, avec le développement depuis les années 2010 de recherches sur les processus de décision en médecine et l’utilisation de l’intuition, souvent désignée sous le terme de « gut-feeling » (sentiment tripal). Ce sentiment est éprouvé par les professionnels de santé lorsqu’ils ressentent que « quelque chose cloche », ou au contraire qu’en dépit de signes alarmants, les « choses iront dans la bonne voie » (9).  
    Le travail pionnier de Stolper, d’abord consacré à l’intuition des professionnels de santé (10), s’étendra par la suite à l’intuition des patients (11). Ces recherches ont mis en évidence que, même si l’intuition peut parfois conduire à des erreurs, elle est toujours très présente dans le monde de la santé. Cette présence persistante de l’intuition se produit malgré ou en raison de la prolifération de normes et de protocoles, conçus pour clarifier et structurer les décisions des médecins. Ces normes s’avèrent de plus en plus contraignantes au risque d’asphyxier toute spontanéité et de devenir contre-productives. Elles incitent les individus à se tourner parfois vers l’irrationnel comme une bouée de sauvetage leur permettant de respirer, de souffler, de prendre de la hauteur sans être enchaînés à des règles rigides, et de retrouver les raisons du cœur que « la raison ne connaît point »  (12).
Dès lors, s’intéresser à l’intuition, lui accorder de l’attention peut être considérée comme une forme de révolte, une brèche dans le processus de normalisation excessive de la médecine. Ivan Illich nous invitait à réfléchir à ce paradoxe d’un système qui se développe si démesurément qu’il finit par produire des résultats et des conséquences opposés à ceux initialement souhaités (13).

 

L’intuition s’appuyant sur les expériences acquises


Plusieurs types d’intuition peuvent être distinguées tout en ayant pour point commun l’expérience acquise plus ou moins consciemment et qui lors d’une situation donnée va se cristalliser pour laisse émerger une pensée qualifiée d’intuitive. On peut dans cet agrégat réunir, la première impression, les impressions vagues, les ressentis souvent décrits à l’aide d’expressions telles que « j’ai des papillons dans le ventre » ou « j’ai le ventre noué ». Dans la pièce de Cocteau, la Machine infernale, le personnage de Jocaste déclare « je sens les choses, je les sens mieux que vous tous (elle montre son ventre) je les sens-là ! » (14).
On peut évoquer « l’intuition-Eurêka » avec comme type emblématique la situation vécue par Archimède. Dans cette situation, l’intuition liée aussi en partie à l’expérience du savant vient en réponse à une question qu’il se pose et dont la réponse jaillit à un moment inattendu. Si les instruments d’une extrême précision dont disposait Lavoisier, lui ont permis de mettre en évidence ce que l’impression grossière ne pouvait percevoir, ses découvertes ne sont pas dues aux outils dont il disposait, mais aussi et surtout au savoir approfondi de la chimie de son époque associé à la connaissance des sciences physiques et des mathématiques (15).
Dans le cadre de la médecine, l’intuition du médecin est d’autant plus présente que le médecin a de l’expérience et a été confronté à de nombreux cas. André Maurois décrit bien ce phénomène : « Considérez le vieux clinicien, au moment où un malade lui est amené. Peut-être demandera-t-il, comme ses confrères, à voir des analyses, et sans doute ces analyses l’aideront-elles en ses raisonnements subconscients, mais c’est l’instinct, né des milliers de cas observés par lui, qui lui dictera son diagnostic. Ses raisons d’être, au sujet de tel malade, inquiet ou rassuré, sont si multiples, qu’il serait embarrassé pour les exprimer. À côté de tel jeune et brillant professeur, il semblera peu savant. Pourtant il sait, et en fait se trompe un peu moins que les autres » (16).

 


Des intuitions souvent non conscientisées mais pourtant fréquentes en médecine


L’intuition est, comme l’ont confirmé les travaux de Stolper, beaucoup plus présente lors des consultations médicales que ce que les professionnels pensaient. Et même si elle peut être source d’erreurs, elle l’est moins souvent qu’on ne l’imaginait.
Mais que faire de l’intuition lorsqu’elle survient ? Faut-il s’en méfier comme il est enseigné lors des études médicales ou faut-il la suivre ? On peut comprendre la prudence des professionnels de santé à l’égard de l’intuition. Par exemple, lorsque le Dr Spock conseillait de coucher les bébés sur le ventre en se basant uniquement sur son expérience et son intuition, il s’ensuivit des centaines de cas de morts subites du nourrisson. Et il faudra de nombreux travaux et une méta-analyse en 1990, pour qu’un lien soit établi entre la recommandation et les décès (17). Ainsi, l’intuition devenue dogme s’est révélée dangereuse lorsqu’elle était la source unique de jugement.
Mais à l’inverse, ne pas suivre son intuition peut conduire à un principe de précaution dévoyé, à un primum non nocere paralysant, conduisant à prendre la décision la plus confortable, la plus rassurante pour le praticien, mais quitte à imposer examens et traitements inutiles au patient.
L’intuition nous rappelle que la médecine demeure un art, malgré l’omniprésence des données scientifiques et des normes. Elle oblige le médecin à se confronter à une certaine ignorance : d’où provient-elle ? Que dit-elle ? Quelle valeur lui accorder ? Autant de questions restant bien souvent sans réponse certaine. L’intuition est aussi un rappel à l’humilité. Dans la situation clinique présentée, je croyais décider par pure volonté, quand soudain une voix surgit et prit le dessus sur ce que j’allais dire. Cette manifestation de l’intuition éloigne alors le médecin d’un certain sentiment de quiétude.
L’intuition offre également une forme de liberté qui ne se soucie pas des déterminismes et bouscule l’ordonnancement des recommandations. Elle se présente comme un rappel à l’ordre  éveillant le praticien au moment où il s’apprêtait à suivre des voies balisées et l’oriente vers des chemins plus audacieux.

 


Des obligations épistémologiques récusant l’intuition ?


L’intuition nous confronte cependant à des obligations épistémologiques et éthiques. La science recherche ce qui est stable et définitif, du moins jusqu’à ce que de nouvelles remises en question surviennent. Elle a pour boussole le Vrai et le Faux. En revanche, l’intuition ne procède pas de la méthode argumentative, qui avance étape après étape, approuvant l’une avant de passer à la suivante. L’intuition est immergée dans le monde sublunaire du contingent et de l’instabilité.
A la question épistémologique « est-ce que cet énoncé est scientifique et répond aux critères de preuves reconnues » se substitue une question d’ordre pragmatique : « est-ce que cet énoncé est utile, efficace ?  Il fait de la question un pari dont la réponse n’est fournie qu’une fois l’action réalisée.  
Dans la délibération du médecin avec lui-même, celui-ci ne dispose pas d’arguments probants et ne peut se baser que sur la réduction des risques. Est-il alors approprié de suivre son intuition dans de telles circonstances ? Peut-il prendre une décision sur la seule base de son intuition lorsque la vie d’un patient est en jeu ? Est-il possible de dire à un malade : « Je vous propose cette option, parce que c’est ce que je ressens ! », suivi de « Vous devez me faire confiance » ? Une telle approche ne constituerait qu’une version actualisée de l’argument d’autorité, qui n’est plus acceptée de nos jours dans la relation entre le médecin et le patient, tant en raison des évolutions de la société que de la législation en vigueur. Si le médecin suit ses intuitions et qu’elles s’avèrent erronées ou si le patient rejette les suggestions du médecin prodiguées sur cette base intuitive, quelles sont les responsabilités qui en découleraient ? Et en dernier ressort, le médecin ne devra-t-il pas étayer son action avec des arguments ?

 


L’intelligence artificielle se saisira-t-elle de l’intuition ?


Curieusement, des questions similaires à celles évoquées ci-dessus se posent dans le contexte nouveau de l’intelligence artificielle (IA). Lorsqu’un médecin suivra les indications fournies par une intelligence artificielle, sera-t-il toujours en mesure de les expliquer ? Pourra-t-il s’y opposer ? Et le patient pourra-t-il, non en droit, mais en fait, les refuser tant est imposante la puissance d’un modèle algorithmique prenant l’allure d’une vérité indiscutable à l’instar de l’intuition qui s’impose quand elle se manifeste ?
La présence grandissante de l’intelligence artificielle dans le champ médical incite à mieux comprendre le fonctionnement des processus cognitifs, y compris celui de ces phénomènes intuitifs. Des travaux récents dans le domaine de l’intelligence artificielle s’attachent à modéliser le processus créatif. Pourra-t-on créer des systèmes aussi fonctionnels que ceux de la créativité humaine ? Les nouveaux outils de la science, en particulier des neurosciences, seront-ils en mesure de traquer ces sensations, intangibles, évanescentes que sont la créativité ou l’intuition ? Est-ce que la psychologie va se transformer en psychométrie de la même manière que l’économie a évolué en économétrie ? Une étude récente sur la créativité semble confirmer cette idée (18). La neuroscientifique Alizée Lopez-Persem décrit l’un des objets de cette étude comme étant la création d’un modèle computationnel et la mise au point d’une explication mécanistique du processus créatif. Les hypothèses des chercheurs sont devenues des équations mathématiques permettant d’observer les réponses données par le système étudié. Ils constatent que le fonctionnement de ce système était très similaire à celui du comportement humain lors du processus de création : « on s’est rapproché d’une compréhension du fonctionnement cérébral du processus de créativité » (19).
Il semble cependant que même si l’on se rapproche de la mise en algorithme du processus créatif, il persiste de multiples mécanismes inconscients, difficiles à modéliser où interviennent la mémoire, les biais de confirmation, la métacognition et les émotions. Selon Sylvie Chokron, directrice de recherche au CNRS, ces mécanismes rendent « peu probable que cette part inconsciente puisse être recréée par une IA », un point de vue partagé par Raphaël Gaillard, psychiatre et auteur d’Un coup de hache dans la tête, Folie et créativité (20).

 


Conclusion


Les différents ingrédients, instruments performants, curiosité, savoirs croisés permettront-ils aux scientifiques de notre époque de traquer l’intuition jusque dans ses limites ultimes ou subsistera-t-il un incompressible, un zeste irréductible, un parfum d’humanité de l’ordre de la conscience, faisant appel à la mémoire, aux sentiments diffus au processus chaotique, aux émotions et même aux erreurs créatives inhérentes à l’être humain qu’il sera toujours impossible à modéliser ?
Si l’objectif du questionnement éthique, selon P. Le Coz, est de « mettre la pensée en crise, d’élucider ses contradictions et ses apories » (21) , alors on résistera à la tentation de fournir une réponse définitive à la question de savoir s’il faut agir exclusivement de manière rationnelle ou intuitive. Ni l’une, ni l’autre de ces approches ne sont à la fois réalisables et souhaitables. La solution semble plutôt résider dans une voie médiane, un compromis aristotélicien exigeant, celui d’un « juste milieu », qui ne serait ni vice par excès de rationalité ni vice par défaut, par excès d’intuition, mais plutôt un juste équilibre entre rationalité et intuition, chacune tempérant l’autre.
Cette absence de réponse préétablie et systématique peut s’avérer bénéfique en évitant de catégoriser ce qui relève de l’intime humanité. Il n’existe pas de guide universel prescrivant comment agir en toutes circonstances. Il est préférable d’avoir des structures mentales et des convictions solidement ancrées qui permettent de s’orienter dans les situations complexes.
L'approche clinique, qui privilégie l’observation attentive du patient et la prise en compte de sa singularité, permet au médecin de mieux comprendre la situation médicale en considérant les aspects spécifiques du patient qui ne sont pas pris en compte par les protocoles standardisés. L’Evidence-Based Medicine (EBM) peut compléter cette approche clinique (conformément à l’intention de ses promoteurs avant que son usage ne soit détourné).
En intégrant ces différentes approches, il est possible d’améliorer la qualité des soins dispensés et de prendre des décisions adaptées à chaque situation clinique. Si, selon le psychiatre Simon-Daniel Kipman, l’intuition est « un objet scientifique invisible » (22), elle demeure pourtant étroitement liée à la part non rationnelle et émotionnelle de l’être humain.
L’intuition ne reconnaît pas les « nouveaux dieux » des recommandations et des protocoles, et remet en question une certaine conception de la rationalité. De nombreux débats continueront d’explorer ces thèmes. Il ne s’agit pas ici de les trancher, mais plutôt de tenir compte de ce « mode alternatif d’appréhension des situations » (23).
La réflexion sur l’intuition mène-t-elle dès lors à une impasse désespérante, ou à l’exemple des apories socratiques, est-elle plutôt une ouverture stimulante vers de nouvelles directions et des chemins à explorer ?
     Les protocoles de la modernité ont « l’arrogance de la généralité »  tandis que l’intuition est « sympathie (vers) et avec l’autre » (24). Il se pourrait que la sagesse soit à rechercher dans des figures de l’Antiquité comme celle d’Ulysse, le sage et le rusé, qui a su écouter les chants envoûtants des Sirènes, ces êtres à la fois femmes et oiseaux, symboles de la terre et du ciel, de la matière et du spirituel, tout en restant solidement attaché au mât de la raison.

 

Références


(1) Simonetta D., Histoire de l’intuition intellectuelle à l’âge classique (1600-1770, France et Angleterre, p. 18.
(2) idem, p.18
(3) Descartes, R., Règles pour la direction de l’esprit, Paris, Livre de poche, Classiques de la philosophie, [1684] 2002, p. 84.
(4) Locke J., Essai sur l’Entendement humain, Paris, Livre de Poche, [1689] 2009, p. 782-783.
(5) Bergson H., L’évolution créatrice, [1941], Paris, PUF, Quadrige, 2012, p. 267.
(6). Lebraty J-F., « Décision et Intuition : un ́état des lieux », Éducation & Management, 2007, pp. 33-37.
(7) Site www.iris-ic.com
(8) Gary Klein, The power of intuition, Crown currency, 2007.
(9) Département de médecine générale, « L’intuition ou guts feeling », site Sorbonne Université, medecine-generale.sorbonne-universite.fr/wp content/uploads/2020/10/Guts-feeling.pdf
(10) Stolper E., van Leeuwen Y., van Royen P., van de Wiel M., van Bokhoven M., Houben P., Hobma S., van der Weijden T., & Jan Dinant G., « Establishing a European research agenda on ‘gut feelings’ in general practice. A qualitative study using the nominal group technique », European J. of General Practice, 16:2, 2010, pp. 75-79, doi.org/10.3109/13814781003653416?
(11) Stolper CF., van de Wiel MWJ., van Bokhoven MA., Dinant GJ., Van Royen P., « Patients' gut feelings seem useful in primary care professionals' decision making. » BMC Prim Care., 23(1), 178, 2022 Jul 20.
(12) Pascal, B., Pensées, Paris, GF-Flammarion, [1670] 1976, p. 137.
(13) Illich I., Némésis médicale, Paris, Seuil, Points-Essais, [1974] 2021.
(14) Cocteau J., La machine infernale, Paris, Nouveaux Classiques Larousse, 1975, p. 43.
(15) le chimiste français Antoine Laurent Lavoisier (1743-1794), grâce aux balances de très grande précision dont il disposait, pesa un morceau de plomb avant et après l’avoir chauffé, constate, contrairement à la conception ayant prévalu jusqu’alors, que le plomb calciné résiduel était plus lourd. Il remet alors en cause la théorie en vigueur du « phlogistique ». La combustion ne laissait pas échapper un élément sous forme de flamme, élément que le médecin et chimiste G. Ernst Stahl (1660-1734) avait nommé « phlogistique », mais ajoutait un élément. Lavoisier découvre et nomme cet élément, l’oxygène, il n’y avait à la fin de l’expérience plus de chaux de plomb, mais du plomb oxydé. Lavoisier crée une nouvelle science, l’Alchimie devient la Chimie.

(16) Maurois A., Un art de vivre, Paris, Librairie académique Perrin,1967 [1939], p. 76.
(17)  Gilbert R, Salanti G, Harden M, See S., « Infant sleeping position and the sudden infant death syndrome: systematic review of observational studies and historical review of recommendations from 1940 to 2002. », Int. J. Epidemiol., 2005 Aug., 34, (4), pp. 874-87.
(18)   www.lemonde.fr/sciences/article/2023/08/29/les-neurosciences-recherchent-la-source-de-notre-creativite_6186972_1650684.html
(19)  Lopez-Persem, A., Moreno-Rodriguez, S., Ovando-Tellez, M., Bieth, T., Guiet, S., Brochard, J., & Volle, E. (2023). How subjective idea valuation energizes and guides creative idea generation. American Psychologist. Advance online publication. doi.org/10.1037/amp0001165
(20) Le Monde,  www.lemonde.fr/sciences/article/2023/08/29/les-neurosciences-recherchent-la-source-de-notre-creativite_6186972_1650684.html
(21)  Le Coz P., « L'exigence éthique et la tarification à l'activité à l'hôpital », Revue de philosophie économique, 2009/1, vol. 10, p. 35-53.
(22)  Wikipédia, article intuition.
(23)  Lecointre C., « Intuition : génie ou folie ? Réflexion autour de l’usage et de la légitimité de l’intuition dans le soin en pédiatrie », Revue française d'éthique appliquée, 2020/1, n° 9, p. 129-143.
(24)   Finkielkraut A., Nous autres modernes, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 2005, p. 33.

]]>
news-5497 Sat, 02 Dec 2023 15:33:04 +0100 Les 20 ans de la très importante revue ÉTHIQUE ET SANTÉ https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/les-20-ans-de-la-tres-importante-revue-ethique-et-sante

Rappel sur les 20 ans de la très importante revue Éthique et Santé fondée par un des membres de l’Ecole éthique de la Salpêtrière (Alain de Broca).

Ce colloque a eu lieu les 6 et 7 juillet 2023.

« D’hier à demain, à l’épreuve du risque en Santé »

]]>
news-5425 Thu, 02 Nov 2023 11:08:50 +0100 LEVINAS ET MERLEAU-PONTY https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/levinas-et-merleau-pont Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) et Emmanuel Levinas (1906-1995) reprennent l’héritage de Husserl et de Heidegger en opérant une réhabilitation du corps et du monde sensible dont les conséquences en philosophie et en éthique sont considérables. Il y a des différences notables entre la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty ou sa description de la structure ontologique du monde et la pensée de Levinas qui fait de la rencontre d’autrui le point de départ de l’éthique. Toutefois, en insistant sur la corporéité du sujet et en l’inscrivant dans un tissu social, ils renouvellent l’un et l’autre la conception de la condition humaine, qui n’est plus pensée seulement à la lumière de la liberté.

Cet ouvrage est issu d’un colloque franco-japonais qui s’est tenu à Cerisy du 6 au 12 juillet 2022. Accueillant plusieurs traducteurs japonais de l’œuvre de Levinas et de Merleau-Ponty ainsi que des chercheurs venus de différents pays, il souligne l’actualité de ces phénoménologues ainsi que l’originalité des approches qu’ils ont pu inspirer.

Une attention particulière est accordée à la manière dont ils contribuent à renouveler la réflexion sur le soin, l’habitation de la Terre et l’éco-phénoménologie, la philosophie de l’animalité et l’esthétique.

 

]]>
news-5424 Thu, 02 Nov 2023 10:41:40 +0100 Torture en Syrie. Indifférence en CHU normand. Quand le soignant devient-il complice de maltraitance ? https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/torture-en-syrie-indifference-en-chu-normand-quand-le-soignant-devient-il-complice-de-maltraitance Les dilemmes éthiques à vif

Par Cédric DASSAS


Cédric Dassas est médecin urgentiste. Il travaille comme référent en médecine d’urgence au sein de Médecins Sans Frontières depuis plus de dix ans, et au SAMU du CHU de Rouen depuis presque vingt ans.

Article référencé comme suit :
Dassas, C. (2023) « Torture en Syrie. Indifférence en CHU normand. Quand le soignant devient-il complice de maltraitance ? » in Ethique. La vie en question, novembre 2023.

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 


Introduction dans le vif du sujet syrien

— C’est bien le même prisonnier que vous nous avez amené il y a une semaine après l’avoir appréhendé à coup de pare-chocs dans les reins non ? demandé-je naïvement, devant l’entrée du service des urgences d’un petit hôpital de Médecins Sans Frontières.
L’hôpital est ouvert depuis peu dans le Nord-Ouest de la Syrie, alors en plein début de guerre civile entre un dirigeant officiel par trop viril dans sa conception de l’exercice du pouvoir et des rebelles assez d’accord avec l’analyse faite ci-dessus.
Nous sommes au petit nombre de cinq internationaux, ou expats, pour l’ouverture, coté rebelles, de cet hôpital. Il y a Anna, une chirurgienne MSF expérimentée et un pré burn-out pour le prouver, Alan, infirmier anesthésiste, Daniel, infirmier de bloc, Khalid, super log palestinien (un super log est une personne capable, par exemple, de transformer avec un peu de matériel et une table d’opération, une grande cuisine Syrienne en bloc opératoire) et moi, médecin urgentiste français mettant pour la première fois des pieds peu assurés sur un terrain de guerre.
— Yes indeed… Mais aujourd’hui il a essayé de se tuer en se coupant les poignets avec un tesson de bouteille. Vous pouvez le soigner avant qu’on le remette dans sa geôle ?  Me répond dans un anglais parfait, celui qui semble être le responsable de la milice qui escorte le dit prisonnier. Il est beau ce responsable. Il a des traits fins, un sourire charmant, un phrasé doux et un Beretta 92 à la ceinture.
Le soigner ? Ce prisonnier qui, au deuxième coup d’œil, porte des stigmates évidents de tortures qu’il n’avait pas la semaine d’avant ? Oui, je dois pouvoir le soigner. Je suis soignant, mon travail c’est de soigner… Comme ses geôliers l’ont soigné ? Peut-être pas finalement.

 

Vous avez dit soigner ?

Le Larousse propose deux définition des soins.  Une de soins « techniques », de réparation d’une machine cassée, et une autre de soins « bien-être », englobant le patient dans son entité physique et psychique. Le deuxième type de soin inclut le premier et paraît d’emblée moins réducteur et plus emballant pour le soignant et pour le soigné. Cynthia Fleury, dans Le soin est un humanisme nous dit que les « soins et sujets sont indissociables [et que cela] est constitutif du soin et de son perfectionnement, au même titre que la présence des technologies les plus modernes, et ouvre même à l’appropriation de ces dernières » (1). La technique n’est pas un problème si elle précédée, accompagnée, enveloppée d’une relation humaine. Le soin technique fait sens s’il s’incorpore à un soin « bien-être ».

Pour le cas brûlant décrit en préliminaire, on devine le drame de l’indécidable se nouer devant l’équipe MSF qui devra choisir entre le soin bien-être et le soin technique pour ce patient. Ce drame peut se présenter de façon moins éclatante dans un contexte moins violent, aux soignants du services d’urgence d’un CHU Normand, surchargé en hiver. Ces soignants y croisent, sans le regarder l’homme de quatre-vingt-trois ans, dément, dénudé, allongé depuis vingt-six heures sur un brancard dans le couloir, et demandant à qui peut l’entendre d’aller aux toilettes. Le regarder, rencontrer son visage serait prendre le risque de voir, de connaître, de reconnaître Salomon Leclerc qui a repris le prénom de son grand père, mais gardé le nom de sa mère adoptive après la guerre, ancien chauffeur routier passionné de cartes Michelin,  quatre-vingt-trois ans, veuf depuis quinze ans mais en couple avec et amoureux de Claudette sa voisine de chambre à l’EHPAD, de cinq ans sa cadette, père de trois enfants, et grand père de huit (Philippe, son petit-fils de vingt-trois ans qui habite en région parisienne est son préféré, il lui amène systématiquement deux religieuses au chocolat qu’ils partagent tous les deux quand il vient lui rendre visite en Normandie, malgré le diabète insulino-dépendant de Salomon et l’interdiction respectée à la lettre par le service restauration de l’EHPAD de manger des sucres rapides). Il faudrait bien alors l’accompagner aux toilettes, répondre à ses questions, réaliser que sa démence n’est pas si avancée que ca, et avoir très envie de lui offrir une religieuse.
Ce serait prendre le risque de passer des actes thérapeutiques visant à la santé des corps de l’ensemble des patients des urgences, relevant de l’Equivalence, à des soins visant au bien-être de Salomon, relevant de l’Abondance, de la Poiesis. Là aussi on pressent la complexité du choix à faire entre ces deux soins.

 

Le mot "complice"

Le complice, « qui plie avec », s’oppose au résistant, « qui se tient debout devant », et qui trouve son origine dans le Sto latin voulant dire être debout, qui après une réduplication du radical donne Sisto, sistere se tenir debout, et puis s’augmente du préfixe RE pour donner Résister. Sacrément motivé pour ne pas plier, ne pas plier devant, au risque de paraître trop rigide, pas assez souple, pour une pensée éthique. Mais la pensée éthique peut tout de même préférer le résistant au complice - si l’on résiste « après avoir pensé » par opposition à un « plier avec » sans réflexion. On devine tout de même plus de mouvement, d’élan vital dans le résistant, que dans le complice. Bien sûr, il peut y avoir des complices autonomes, acceptant totalement, après réflexion, la flexion. Il y en a également des hétéronomes intègres (qui assument ne pas avoir la force de résister), d’autres couards (qui préfèrent penser qu’il est impossible de résister), d’autres mous (quel problème ?) Et finalement d’autre graves, qui plient sous le poids de leur propre vie ne leur laissant aucune potentialité de réaction, comme les pivoines du pays natal de Jaccottet qui « s’inclinent sous leur propre poids, certaines jusqu’à terre, [dont] on dirait qu’elles vous saluent quand on voudrait les avoir les premiers saluées » (2).

Peut-on être complice de maltraitance et soignant ?
D’après Anna, avec qui on a du mal à ne pas être d’accord, on ne peut pas être complice de maltraitance et soignant.
— On le garde à l’hôpital ! Si on leur remet, nous ne sommes plus soignants, mais complices de tortures ! lance-t-elle à l’équipe réunie dans la pièce à vivre, manger et douter de la maison hôpital MSF.
A moins peut être que l’on ne considère uniquement les soins techniques et que l’on répare ses poignets. Mais certainement pas si nous nous attachons aux soins « bien-être » dans le cas du patient torturé. Et nous y sommes attachés. On devine que tenter de combiner soins « bien-être » et complicité de maltraitance pour le même patient ferait s’effacer le mot soignant devant celui de complice, et non pas l’inverse. Pourtant, quand les soignants des urgences, en France, en hiver, ne prennent pas le temps de demander leurs prénoms à Salomon et à ses compagnons d’infortune du jour, qu’ils ne voient pas toujours leur visages, et qu’ils empêchent ainsi d’acter la dignité intrinsèque de ces patients, perdent-ils tous leur qualificatif de soignants ? Peut-être pas non plus…

— On peut tenter de le garder Anna, s’ils ne repartent pas d’emblée de force avec lui, mais il y a de bonnes chances que ce soient alors les patients civils de l’hôpital qui tentent de le tuer. répond Khalid, le super log, seul arabophone de l’équipe qui avait bien compris que le client en question était décrit par le village comme un mercenaire, envoyé par le camp adverse semer la terreur (comprenez, tuer, détruire et occasionnellement violer) de ce côté-ci. On ne peut pas le protéger ni l’évacuer vers un lieu sûr. enchaîne-t-il. Et tu sais comme moi que s’il se fait tuer dans l’hôpital, il faudra fermer.

Remettre à ses tortionnaires, un patient torturé après l’avoir « soigné » dans le but de continuer à soigner une population victime de guerre fait-il perdre le titre de soignant ? Probablement dans le lien avec le torturé, peut-être pas avec la population en détresse.
Deux vignettes, deux contextes, deux structures
Les deux vignettes cliniques se déroulent dans deux contextes politiques très différents comme elles se jouent au sein de deux structures de soin aux modes de fonctionnement (et non pas de prise en charge médicale) également très différents.
La première, la syrienne se déroule dans un contexte politique violent,  où évoluent des hommes en armes qui cherchent ouvertement à se servir des « soins » pour continuer à faire souffrir le prisonnier. Ces hommes en armes ne sont pas tous hermétiques à l’élaboration d’un argumentaire contradictoire, mais, étant armés, ils peuvent couper court à toute discussion et déclarer qu’ils ont raison. Cette éventualité est prise en compte par les structures comme MSF et donne lieu à des solutions pour la contrecarrer :
— On a tout de même un bon argument pour éviter qu’ils repartent de force avec le patient : si on nous empêche de travailler en toute autonomie, on ferme l’hôpital ! répond Anna à Khalid. En revanche, poursuit-elle de façon moins virulente, pour ce qui est de le protéger des autres patients, je sèche…
Le contexte politique pour Salomon et les soignants normands, n’est pas immédiatement violent lui. Il produit même pléthore de recours pour protéger un patient maltraité, et ne menace pas physiquement et à court terme des soignants qui souhaiteraient se dresser contre ce qu’un système chercherait à leur imposer. De plus, dans cette vignette normande, la potentielle complicité de maltraitance est beaucoup moins visible, moins criante qu’en Syrie, mais n’est pour autant pas questionnée d’emblée par les soignants.
La structure de soin dans la vignette syrienne est indépendante de tout système politique. L’équipe d’Anna ne rend des comptes qu’à une autre équipe restreinte au siège de MSF. Le nombre de couches managériales est faible. On est plus proche de la tarte aux prunes (une pâte sablée comme base, et des prunes qui cuisent ensemble au-dessus) que du mille-feuille. Et toutes le prunes ont voix au chapitre.
Arendt, dans Eichmann à Jérusalem souligne le pouvoir de déresponsabilisation qu’a la bureaucratie quand elle la définit comme « le règne de Personne […] la forme politique connue sous le nom de bureaucratie » (3). Edgar Morin pointe ce même phénomène dans Encore un moment…  quand il dit qu’il est un devoir de résister contre la « barbarie […] destructrice […] de responsabilité […] qui se développe avec l’extension du monde bureaucratique » (4).
Le CHU de la vignette normande est un mille-feuille administratif, totalement dépendant d’un mille-feuille politique, favorisant peu la responsabilisation des soignants, mais offrant tout de même une forme de protection aux soignants comme aux patients.

 

Les points communs et leurs nuances

Jaccottet pointe en quelques lignes, dans Après beaucoup d’années, les similitudes entre deux façons vivre, de brûler d’apparence si différentes quand il dit de la première lampe qui s’allume dans une maison et du flamboiement d’un grand nuage pourpre juste au-dessus, que ce sont les images superposées « de deux façons de vivre, puisque vivre, si prudent qu’on se veuille c’est brûler » (5).
Mathias, ami et néanmoins excellent médecin urgentiste travaillant au sein du CHU normand, même en hiver, trouva cela un peu grinçant qu’on lui suggère des similitudes entre des soignants d’un hôpital MSF en zone de conflit remettant éventuellement un prisonnier torturé à ses tortionnaires après l’avoir « soigné », et des soignants normands qui « n’ont pas le temps » de se préoccuper des envies mictionnelles de Salomon. Puis il conclut que si ça grince, ça l’intéresse, car c’est qu’il y a matière.

 

D’où vient le poids qui ferait plier ?

Dans les deux vignettes il y a un risque pour les soignants de devenir complices de maltraitance, de plier avec. Qu’est ce qui serait commun aux deux situations, extrinsèques aux soignants, qui les inciterait à plier ? En Syrie c’est clairement un système politique violent (la cité-Etat contrôlée par les rebelles) qui cherche à faire souffrir un individu et qui requiert l’aide des soignants afin que la victime soit encore un moment en état de souffrir. Aux urgences françaises, en hiver c’est la structure de soins qui, par son organisation qui limite le temps, les moyens et l’espace des soignants crée l’impossible mise en acte par les soignants de la dignité en puissance des patients. Cette structure de soins est totalement dépendante du système politique (l’Etat français) nulle part vraiment incarné, qui s’il n’a pas pour but de faire souffrir, bien au contraire, amène des conditions propices à la maltraitance des patients en hiver. Il semble bien que ce soit dans les deux cas le système politique en place qui incite le soignant à devenir son complice de maltraitance de façon volontaire et visible d’un côté, de façon involontaire et insidieuse de l’autre.

 

Ne pas penser pour plier ?

Pourquoi les soignant plieraient ils sous cette pression ? « Ne pas penser » paraît une raison explicative. Arendt, dans Eichmann à Jérusalem introduit la notion de « la terrible, l’indicible, l’impensable banalité du mal » (6). Il ne s’agit nullement ici de rapprocher, de mettre au même niveau, ni de comparer les crimes commis par Eichmann et la potentielle complicité de maltraitance des soignants des deux vignettes décrites. Cela serait insensé. Il s’agit d’essayer d’éclairer les vignettes de cet article à la lumière du travail d’Arendt dans Eichmann à Jérusalem. La banalité du mal que décrit Arendt est d’abord terrible. Cette terreur parait illustrée par Arendt quand elle caractérise comme une « attitude altière » la réaction du philosophe Max Buber qui refuse de partager avec Eichmann, une humanité autre que formelle, tellement cette banalité est terrible. De la même manière des soignants pourraient par terreur, ne pas envisager être capable de complicité de maltraitance dans nos deux vignettes. Puis Arendt écrit de cette banalité qu’elle est indicible. Ce caractère indicible peut être illustré par le silence qu’évoque Arendt de la part des opposants inconditionnels à la peine de mort, lors de la condamnation d’Eichmann. Sa banalité d’être humain est indicible.  Ne pas mettre en mot sa possible participation à de la maltraitance serait la nier, l’étouffer, tenter de croire que la taire pourrait magiquement lui ôter toute existence. Enfin, Arendt dit de cette banalité qu’elle est impensable, un peu comme Eichmann, toujours d’après Arendt, avait pu « devenir un des plus grands criminels de son époque [par] la pure absence de pensée »(7) (qu’elle différencie de la stupidité). Ne pas penser sa possible part dans la maltraitance est s’assurer de ne rien en faire, de ne pas s’y opposer, de ne pas résister. Voilà donc ce qui, dans le cas de nos soignants en Syrie comme en France, apparaît nécessaire, mais peut-être pas suffisant, pour ne pas être complices de maltraitance : reconnaître le risque, le mettre en mot, le penser et agir. Dans la vignette syrienne comme dans la normande, on peut imaginer possible une absence de pensée commune des soignants, par mollesse, par fatigue, par manque d’élan vital disponible. A quelques nuances près. En Syrie il apparaît plus difficile pour les soignants d’être « mous » tellement la maltraitance en question comme leur potentielle complicité sont évidentes. Il faudrait presque fournir un effort pour ne pas s’en saisir, ne pas se questionner. Côté normand, le problème est beaucoup moins flagrant. L’esquiver par mollesse inconsciemment paraît moins difficile, plus probable. A contrario, il apparaît beaucoup plus facile, moins dangereux physiquement et immédiatement, de se dresser contre la maltraitance en France qu’en Syrie.
S’il apparaît nécessaire aux soignants de penser afin d’éviter d’être complices de maltraitance, cela ne semble pas suffisant. Arendt décrit la façon dont les nazis ont amené les responsables juifs à participer à l’organisation de la déportation vers les camps de la mort des membres de leur communauté. Elle évoque « comment se sentaient les responsables juifs lorsqu’ils devinrent des instruments de meurtre — comme des capitaines » (8) qui jetaient par-dessus bord une partie de leur cargaison pour sauver le reste. Ici aussi il pourrait paraître déplacé d’évoquer côte a côte les situations des soignants de nos vignettes et la violence inouïe faite par les Nazis aux responsables Juifs, par l’assassinat systématique de leur communauté et par la situation tragique ou ils les mettaient en les forçant à choisir qui partirait vers les chambres à gaz et qui ne partirait pas. Nous espérons que ça ne le soit pas en disant clairement qu’évidemment ces situations n’ont aucune commune mesure, mais que la deuxième vient illustrer comment penser ne suffit pas pour éviter de participer à de la maltraitance, que l’on peut être complice en ayant pensé, et dans une volonté de moindre mal.
       

Manquer de modèles vertueux pour ne pas penser ?

L’absence de boussole, de modèle d’un homme vertueux, sagace, le phronimos d’Aristote, facilite l’action non vertueuse, là où sa présence ancrée pourrait inspirer une réaction, un élan, une possibilité de bifurcation dans un comportement.
« Comme Eichmann le déclara, le facteur le plus décisif pour la tranquillisation de sa conscience fut le simple fait qu’il ne vit personne, absolument personne qui ait prit effectivement position contre la Solution Finale » (9). Nous dit Arendt dans Eichmann à Jérusalem. Elle précise, qu’a l’inverse, à la même époque, au Danemark, certes déjà « quasiment immunisé contre l’antisémitisme […] Quand les Allemands abordèrent avec une certaine précaution le sujet de l’étoile jaune, on leur dit simplement que le roi serait le premier à la porter». Voilà un exemple bien visible qui ne demande qu’à être suivi et qui le fut :  l’ensemble du pays prit acte de protéger les Juifs.
En Syrie, la société et le contexte politique en place, acceptent, voire souhaitent, que le prisonnier soit torturé. Il est dans leurs yeux le symbole de leur souffrance, ainsi que son média. Personne ne critique éthiquement la torture qu’il subit. Il n’est pas impossible pour le soignant de suivre le mouvement moral ambiant, et de ne pas s’offusquer du devenir de ce patient. Ce serait oublier ce qu’est le soin et la neutralité que cela implique, mais ce n’est pas impossible. Au CHU également il est possible, voir même aisé, de ne pas voir le problème, de ne pas lever la main. Le soignant n’y est pas l’organisateur des soins, il n’y est que l’instrument.
Et pourtant dans les deux vignettes, des modèles vertueux existent. Coté syrien la structure MSF en est un avec ses valeurs et sa charte, très inspirée du serment d’Hippocrate, et qui prône un accès aux soins à tous « sans aucune discrimination », comme la liberté entière des MSF dans l’exercice de leurs fonctions. Cette charte qui est un sujet de conversation récurent au sein de la structure, est signée par chaque membre a l’occasion de chaque nouvelle mission. Côté normand tous le médecins ont prêté le serment d’Hippocrate qui leur fait promettre de ne pas agir contre les lois de l’humanité, même sous la contrainte, mais ce serment n’est pas récité tous les matins. On croise tout de même en Normandie, quelques soignants qui comme l’écrit La Boétie dans Discours de la servitude volontaire, « sentent le poids du joug et ne peuvent s’empêcher de le secouer » (10). Ceux-là ne peuvent pas ne pas prendre le temps de penser/panser le soin pour ne pas basculer dans la maltraitance. A chacun de s’en inspirer ou pas.

 

Ne pas considérer la dignité intrinsèque de l’autre

Il faut encore, pour être complice de maltraitance à l’égard d’un patient, qu’il ne soit pas son semblable, mais un simple objet, nier son essence humaine. Qu’en est-il de l’absence de reconnaissance de l’autre dans un service d’urgence surchargé quand on se contente de soins techniques, ou encore quand on rend après l’avoir « soigné » un prisonnier torturé, à ses geôliers ? Le déni de l’humanité du patient, semble bien être là pour qu’il y ait complicité de maltraitance. A défaut d’être niée, la dignité intrinsèque de l’autre ne sera pas envisagée.

 

Le tragique en commun

— Bon. Si on le garde, ça risque de dégénérer entre patients et il nous faudra fermer l’hôpital, tente de résumer Alan l’infirmier anesthésiste de la petite équipe MSF. D’un autre coté, leur remettre serait de la complicité de torture et ça n’emballe personne non plus.
Court moment de silence…
— En même temps, fais-je timidement remarquer, sa seule demande à lui est de mourir ici et maintenant plutôt que là-bas et dans une semaine. Et ça on sait faire non ?...
Un ange passe, le silence est accueilli. L’amour et la mort. Puis Anna reprend les choses en main et nomme le tragique :
— Deux options pour que perdure une offre de soin dans la région : On le remet à Mr Beretta en étant complices de tortures, ou on le tue… Les deux me paraissent impossibles. On appelle Mégo.
Mégo est le responsable de l’équipe MSF au siège qui chapeaute celle en Syrie. Il est pro, chaleureux, disponible en un coup de fil même à une heure du matin et coronaropathe. Il est une des ressources internes à MSF pour les discussions éthiques. Il y en a d’autres.
Des ressources éthiques officielles au CHU existent aussi, mais malgré la qualité des membres référents, leur temporalité de réaction est bien plus longue et leur pouvoir décisionnel plus douteux que ceux de MSF. Mille-feuille au CHU, tarte aux prunes chez MSF. Au CHU les soignants discutent éthique surtout entre eux.
— Mathias, on fait comment pour continuer de travailler aux urgences en hiver quand on n’a même plus le temps de regarder les patients dans les yeux ?
— Tu préfèrerais que l’on n’en choie chacun que trois patients par heure en laissant les autres sans médecins, ou encore mieux que l’on quitte complètement le service afin de souffler un peu ?
— Non. Que l’on quitte le service pour ne pas être complices de cette maltraitance…
Arendt nous dit qu’Eichmann défend sa participation au meurtre de masse des Juifs, entre autres de la façon suivante : « S’il fallait absolument que cette chose soit faite, il valait mieux qu’elle soit faite en bon ordre » (11). Eichmann décrit un devoir de moindre mal. L’erreur immonde et « stupide » (11) d’Eichmann est de construire son argument sur le postulat « qu’il fallait absolument que cette chose soit faite » (11). Les soignants normands n’ont pas pour but de tuer ni de faire souffrir, mais de soigner, et travaillent pour une structure qui n’a pas pour but la maltraitance, mais le soin. Les deux situations ne sont nullement équivalentes, et chez ces soignants l’idée que ne plus participer aux « soins » maltraitants serait aggraver cette maltraitance, paraît légitime. Mais elle ne suffit pas. Seule, elle fait du soignant un employé maltraitant. Accompagnée d’une stratégie afin que, malgré les conditions, il ne doive pas forcément en être ainsi, elle peut paraître légitime et vertueuse, sans pour autant totalement effacer la complicité de maltraitance.

 

Peut-on résister ?

Avant même toute délibération pour résister, un problème moral se pressent en en étant initialement indigné, en ressentant l’intranquillité que le choix de son accueil générerait, C’est bien avant la décision (et la part de courage que toute décision implique) qu’il faut une part de courage pour résister. Il en faut pour reconnaître que l’on a reconnu le problème. Il en faut pour rester indigné. Et pour s’indigner d’une maltraitance faite à autrui, il faut lui reconnaître une dignité intrinsèque, le reconnaître comme un semblable. La Boétie écrit dans discours de la servitude volontaire que la nature nous a fait semblables « afin que nous nous reconnaissions tous comme compagnons ou plutôt comme des frères » (12). Et il introduit la centralité du soin dans cette relation en disant qu’en faisant des différences entre les hommes, la nature « voulait ménager une place à l’affection fraternelle » (12).
Arendt dans Eichmann à Jérusalem évoque le cas du docteur Bamm, médecin de l’armée allemande qui avait vu le meurtre systématique des Juifs, et n’avait rien fait parce que cela aurait été, d’après lui, inutile. Inutile parce que cela n’aurait pas empêché les meurtres, qu’il aurait été tué et que son geste aurait été effacé de l’Histoire. Elle évoque l’existence d’Anton Schmidt, soldat de la Wehrmacht qui après avoir assisté à l’assassinat de juifs, en cacha certains, en aida à fuir d’autres, leur donna des armes et en mourut fusillé en avril 1942. Par le fait que son histoire soit connue, elle démontre à quel point l’argumentation de Bamm comprenait une « faille tragique ». L’oubliette n’existe pas. « Il restera toujours un survivant pour raconter l’histoire » (13) dit-elle. Pour que soit donné à voir que ce chemin-là est possible.

Résister est possible et nécessaire. Résister contre la dépossession de son indignation première. « Refuser de se dessaisir de sa propre faculté de jugement » (14).

 

L’ombre et la lumière

— Paris non plus ne pense pas, au vu des circonstances, qu’on puisse le garder. nous résume Anna après sa conversation avec Mégo et son adjoint. Ils nous demandent de ne pas le tuer pour autant... Tuer nos patient, même celui-là, ne consoliderait pas le lien de confiance de notre jeune hôpital avec la communauté.
Se joue aussi, bien sûr, que si l’équipe locale avait jugé comme seule issue morale possible de tuer le patient, elle l’aurait fait avant d’appeler Paris. Une telle décision n’est pas impossible dans cette structure, mais uniquement dans un rapport direct, immédiat entre le patient et les soignants, ainsi que dans la transgression plutôt qu’après une validation froide et à distance.
 Comme suggéré par Paris, nous avons remis le patient à la milice après avoir documenté la torture, et en leur disant vigoureusement et clairement, que nous avions bien compris, que nous ne validions nullement et que s’ils nous remettaient une fois dans cette situation, nous fermerions l’hôpital. Notre ton bravache devant ces hommes en armes et la certitude que notre menace serait, le cas échéant, suivie d’effet furent notre sauvetage moral. Malgré notre complicité de torture pour ce patient-là… Résistants et complices à la fois. L’ombre et la lumière.
Cette règle morale institutionnelle de MSF qui est de refuser de devenir à répétition complices de tortures, même au prix de ne plus pouvoir soigner une population en détresse, n’est pas né ce jour-là, mais après plusieurs dizaines d’années d’exposition à des situations similaires et pléthore de discussions enflammées. La pensée qui a amené à cette conclusion s’est aussi construite avec des principes moins altiers, et a pris en compte le fait qu’en général MSF est la seule structure de soins polyvalents dans les secteurs en conflit où elle travaille, ce qui donne un poids conséquent à sa menace de fermer boutique.

— Ecoute moi bien petit bonhomme. me lance amicalement Mathias après que je lui eut suggéré qu’il était peut-être complice de maltraitance en travaillant en hiver aux urgences du CHU. Je la vois cette maltraitance institutionnelle, poursuit-il, et elle ne me plait pas non plus. Si je quitte le service ce sera au dépend des patients, alors je reste au risque d’être un peu complice, mais pas sans essayer de la combattre.
Et pour ce faire, Mathias cherche à faire réagir, à présenter ce qui devrait indigner. Après la énième annonce laconique, par courriel, de fermeture de lits dans les services d’hospitalisation (entraînant un passage encore rallongé des patients aux urgences dans des conditions encore plus dégradées) par défaut aggravé de soignants pendant les vacances scolaires, il envoya un courriel à son tour. Il y stipula de façon tout à fait fictive pour le fond, mais tout à fait crédible dans la forme, que par défaut de soignants, les urgences allaient fermer et que les patients iraient directement dans le service, qui, à la louche, collait le mieux aux symptômes présentés… Il rappelle aussi, régulièrement, aux autres médecins du CHU que les patients aux urgences ne sont pas exclusivement les siens, mais bien ceux du CHU et donc tout autant les leurs. Il encourage tout travail de recherche mettant en avant cette maltraitance institutionnelle comme cet article à sortir sous peu, prouvant puisqu’il fallait encore le prouver, la surmortalité des patients âgés restant plus de vingt-quatre heures au urgences par rapport à ceux y restant moins longtemps avant d’atterrir dans un service d’hospitalisation. Et enfin, il s’efforce à accorder un sourire sincère et un échange véritable, bien que fugace à presque chaque patient dont il s’occupe. Tout en participant, a minima, à la maltraitance qu’il combat. L’ombre et la lumière.

On peut retenir aussi, de la comparaison entre ces deux vignettes, qu’il semble que ce soit plus l’évidence de la maltraitance, qui semble inciter le soignant à s’en emparer et à résister (la torture en Syrie et l’ensemble de l’équipe qui réagit face à des hommes armés), que le faible risque encouru si l’on résiste (la non reconnaissance de la dignité intrinsèque en Normandie, et le faible nombre de Mathias volontaires pour remuer une administration pourtant non violente – à court terme et physiquement en tout cas).

 

Conclusion

Cynthia Fleury, dans le soin est un humanisme définit le chemin éternel de l’humanisme de la manière suivante : « comment l’homme a cherché à se construire, à grandir entrelacé avec ses comparses, pour grandir le tout et non seulement lui-même pour donner droit de cité à l'éthique, et ni plus ni moins aux hommes. Quand la civilisation n'est pas soin elle n'est rien » (15).
La façon de soigner ne définit pas que le soignant, ni même uniquement les institutions qui organisent les soins, mais bien l’humanité tout entière. Elle se doit, « pour que cette planète reste habitable pour l’humanité » (16) d’être du côté, tant que faire se peut, de l’élan vital, de la résistance, plutôt que de celui de l’instinct de survie et de la complicité.

 

Références

(1)     Fleury C., Le soin est un humanisme, Paris, Gallimard, Tract, 2019, p.21
(2)     Jaccottet P., Cahier de verdure suivi de Après beaucoup d’années, Paris, Gallimard 2022, p.102
(3)     Arendt H., Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard 2002, p.1297
(4)     Morin E., Encore un moment…, Paris, Denoël 2023, p.36
(5)     Jaccottet P., Cahier de verdure suivi de Après beaucoup d’années, Paris, Gallimard 2022, p.132
(6)     Arendt H., Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard 2002, p.1262
(7)     Idem, p.1296
(8)     Idem, p.1141
(9)     Idem, p.1131
(10)    La Boétie E. de, Discours de la servitude volontaire, Paris, Librio 2018, p.25
(11)    Arendt H., Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard 2002, p.1201
(12)    La Boétie E. de, Discours de la servitude volontaire, Paris, Librio 2018, p.17-18
(13)    Arendt H., Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard 2002, p.1243
(14)    Fleury C., Le soin est un humanisme, Paris, Gallimard, Tract, 2019, p.9
(15)    Idem, p.4
(16)    Arendt H., Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard 2002, p.1243

 

 

 

]]>
news-5355 Wed, 04 Oct 2023 15:41:07 +0200 Un ouvrage publié par Marielle LACHENAL https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-fortifiant-a-propos-des-parents-dadultes-ayant-un-handicap-par-marielle-lachenal Être parent d'un adulte en situation de handicap. Grandir ensemble

Préface de Charles GARDOU

Ce livre donne la parole à des parents d’adultes ayant un handicap, sans édulcorer ni dramatiser. Ils y racontent l’épuisement, la colère, mais aussi les joies, le respect et l’amour pour leurs enfants, les relations avec les professionnels, le combat pour trouver une place et le regard que pose la société sur le handicap.

Ici, ce ne sont pas des professionnels qui parlent des parents, mais des parents qui parlent d’eux-mêmes, de ce qu’ils vivent au quotidien auprès de leurs enfants adultes ayant un handicap et dont on entend si peu parler. Le livre dit le fil de la vie, la recherche d’une place, les relations avec les indispensables professionnels, avec les médecins. Il dit aussi l’aide des amis et la solitude, la peur, la joie, les changements de regards et les difficultés qu’a le monde pour faire une vraie place pour leurs enfants. Il pose la question du rôle et des besoins de ces « aidants » et met en évidence les mesures concrètes qu’ils attendent.

 

 

 

]]>
news-5354 Wed, 04 Oct 2023 15:29:41 +0200 Auscultation de l’indigne avec Cynthia Fleury : diagnostics et propositions https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/auscultation-de-lindigne-avec-cynthia-fleury-diagnostics-et-propositions A propos de La clinique de la dignité, Paris, Éd. du Seuil, 2023.


Par Bertrand QUENTIN
MCF HDR Université Gustave Eiffel

 

Article référencé comme suit :
Quentin, B. (2023) « Auscultation de l’indigne avec Cynthia Fleury : diagnostics et propositions » in Ethique. La vie en question, octobre 2023.

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

La collection « Le Compte à rebours » dirigée par Nicolas Delalande et Pierre Rosanvallon a pour particularité de présenter le texte d’un invité ou d’une invitée suivi de textes plus courts d’autres intervenants et intervenantes intitulés « Rebonds et explorations ». L’ouvrage qui nous intéresse ici est celui de Cynthia Fleury intitulé La clinique de la dignité, publié en 2023 et suivi de trois rebonds : « La dignité au regard des droits » par Claire Hédon, « Inhumaine dignité. La charge de la Terre et des vivants » par Benoît Berthelier et « De l’humiliation à la résistance. La mobilisation des malades du SIDA » par Catherine Tourette-Turgis.
Le texte de Cynthia Fleury fait 120 pages. Plutôt qu’un travail parfaitement nouveau et original il faut le considérer davantage comme un jalon, comme un travail de synthèse et de prolongement des analyses que l’autrice a menées ces dernières années. Sera donc ici auscultée la « dignité ». Depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ce concept est devenu un concept de droit positif. Mais l’on peut ajouter que « la notion de dignité s’est imposée ces dernières décennies comme aussi centrale que celles de liberté et d’égalité » (9). Plus encore, si nous suivons la philosophie d’un Axel Honneth, en plaçant au cœur du social le concept de « reconnaissance », une nouvelle hiérarchie des principes démocratiques semble se dégager, posant le concept de dignité devant celui d’égalité, « comme si l’ultime atteinte à la dignité était plus déterminante encore que celle à l’égalité » (24). Cependant une tendance inverse apparaît également, réinterrogeant la légitimité du concept de dignité : « comment définir la dignité humaine dans un contexte qui dévalue la notion d’universel, ou qui ne reconnaît pas l’exceptionnalité humaine par rapport au reste du vivant ? Comment croire à la validité de ce concept tandis que la modernité reste une fabrique collective de l’indignité des vies » (19).


L’indigne partout

L’ouvrage ne nous parle pas d’un monde de guimauve, mais bien du nôtre, celui pour lequel trois chapitres ont pour titres respectifs : « l’indignité universelle », « la clinique du « sale » » et « le devenir-indigne du monde ». Cynthia Fleury ne mâche pas ses mots : avec elle « nous pénétrons dans le monde de l’indécence commune (common un-decency) » (78). Et alors que par le passé, seuls des groupes ciblés d’individus étaient violemment concernés par le risque de perte matérielle de dignité, la modernité semble devenir « une fabrique systémique de perte de dignité pour le sujet. Avec la réalité anthropocénique, les vécus d’effondrement se multiplient, comme les risques de déplacement des populations » (75-76).
Bien-sûr le discours ambiant maintient encore les apparences au sein des démocraties occidentales : Il y a « d’un côté le discours toujours plus solennel de valorisation de la dignité humaine et universelle ». Mais, « de l’autre la multiplication des formes dégradées de dignité dans les institutions et les pratiques sociales (hôpitaux, Ehpad, prisons, centres de réfugiés ou de migrants, pauvreté et précarisation des vies ordinaires, etc.) Le devenir indigne de la société s’est banalisé, donnant à voir un retour de l’incurie dans le quotidien de nos vies, et ce plus spécifiquement dans le monde du soin » (10). Nous avions utilisé il y a quelques années l’expression d’« homme des marges ». Cynthia Fleury procèdera ici à « une analyse du concept de dignité par ses marges et son envers, en proposant une « clinique de l’indignité » » (10).
Il ressort des analyses de la philosophe la responsabilité centrale des institutions dans la dégradation généralisée du sentiment de dignité des individus : « La souffrance éthique advient quand la confiance dans l’institution disparaît progressivement, voire totalement […] Le devenir-indigne de l’institution s’est considérablement généralisé, non seulement par le biais de la banalisation des « modes dégradés » comme nouveaux modes de gouvernance et d’urgence, mais également par l’acceptation de l’abandon de valeurs relevant de l’empathie la plus élémentaire […] Il faut entendre le discours des personnels soignants, des universitaires, des directeurs d’école et de lycée, des agents de l’aide sociale à l’enfance, ou encore des magistrats, des policiers, etc.» (83-84). Ce qui tend dorénavant à manquer c’est la « capacité « phorique » de l’institution [comme] condition sine qua non de l’efficience d’un soin » (84).

Plus généralement, c’est la totalité du monde du travail qui est atteinte. On retrouve ici une reprise des analyses de Christophe Dejours à propos de la souffrance au travail et des épuisements professionnels devant un qualitatif dévoyé par un recours sournois au quantitatif. « Les atteintes à la dignité des personnes sont devenues un mode de management commun dans la société, tant en son centre (le monde « inclusif » du travail) qu’à ses marges (le monde de l’exclusion sociale) » (11). « notre modernité accumule les mécanismes de production de l’indigne ordinaire, dans les institutions de toutes sortes (administrative, scolaire, culturelle, policière, etc.), dans le monde du travail, dans l’espace public, etc. » (41).
Dans ce monde hostile, rien ne nous sauve : Même le care a sa face d’ombre. La « clinique du sale » (Chapitre 3) va nous le mettre sous les yeux. « nulle notion n’échappe à son instrumentalisation, ni à son ambivalence substantielle : le care, le « prendre soin », n’y échappe pas non plus. Derrière son évidente bienveillance, il engage des rapports de force sombres, voire inavouables » (43) Ce n’est pas ici le « vernis communicationnel » qui est en jeu, mais bien la structuration interne du concept : « le care déporte sur « autrui » une charge qu’il dit pourtant assumer » (43). L’éthique du care emporte donc avec elle sa falsification possible, à savoir le « dark care », le « dirty care », en français « le sale boulot ».
Cynthia Fleury marche sur les pas de Joan Tronto, Pascale Molinier, Everett Hughes, pour lesquels « soigner se résume encore trop souvent à assumer le « sale boulot »» (46). Pourtant « Ce dirty work n’est nullement indigne, mais chacun s’en éloigne pour le faire porter par d’autres, comme s’il était indigne de lui » (46). Elsa Dorlin nous montrera de même que pour que les uns reçoivent le soin, il faudra que d’autres endurent une violence dans leur corps. Pour restituer leur dignité à certains (nos aînés dépendants), d’autres vont se trouver dans des conditions indignes (tous ceux qui s’occupent de nos aînés dépendants). Et assumer le sale boulot fait de vous instantanément un « invisible ».
Cette ambiguïté du care se trouvait déjà à la source du discours colonialiste et Joan Tronto en était consciente. Le legs de la civilisation comme « fardeau de l’homme blanc ». « Ce « prendre soin », non consenti, [qui] a créé des dettes infinies pour les populations autochtones » (43). La face sombre du care en fait « une technique de soumission de l’autre sujet dit vulnérable, qui dévitaliserait sa puissance de résistance en la délégitimant, puisqu’il s’agit d’une aide et non d’une oppression » (44-45).

La clinique de l’indignité commencera alors par une « éthique narrative de l’indignité » « « Ecrire la vie indigne » est essentiel pour formaliser une pensée de la dignité, à l’instar des éthiques narratives qui sont désormais indispensables à la constitution des sujets humains » (28). Un moment particulièrement réussi de l’ouvrage est cette mise en avant du débat entre Margaret Mead et James Baldwin au début des années 70 où l’on assiste en direct à un « dialogue de sourds terrible » (34) entre les deux penseurs. « Alors que Baldwin réhabilite l’universel en témoignant d’une conception de la dignité humaine apte à supporter l’adversité de l’exil, réel et symbolique, Mead ne saisit pas la portée conceptuelle d’un tel acte » (37). « Mead n’entend pas ce que Baldwin dit de la condition humaine, et pas seulement de la condition noire, comme elle ne parvient pas vraiment à penser l’effet structurel de sa couleur de peau : « le fait d’être blanche ne m’a jamais ni meurtrie ni particulièrement avantagée » » Ce qui amène Fleury à conclure « Jusqu’à ce jour encore, quantité d’individus sont « dominants » par défaut, pendant que d’autres sont « dominés » par défaut » (36). Poursuivant avec Baldwin le ton est véhément : « la réconciliation est impossible avec « ceux » qui sont désignés comme meurtriers, murderers […] qui cherchent délibérément à conserver l’ordre dominant qui « perpétue » les régimes d’indignité infligés aux « autres » […] notion qui fait écho à l’impardonnable de Jankélévitch » (39). Il faudra donc se mettre au clair sur les effets systémiques du colonialisme : « Toute clinique de la dignité se pose […] nécessairement comme dire vrai sur le fait du meurtre » (39). Mais Cynthia Fleury n’est pas héraut d’une violence répondant à la violence : « L’enjeu, si ardu soit-il, est d’articuler jusqu’à la tension maximale les approches décoloniales et la possibilité d’un universel, sans essentialiser ni les notions d’irréconciliation ni celles de réconciliation » (40). Il faudra en tout cas garder la leçon de Baldwin à Mead : sont victimes de l’indignité même ceux qui n’en ont pas conscience (Mead en l’occurrence). « La clinique de l’indignité montre […] que les victimes de l’indignité sont universelles, car personne n’échappe à l’amplitude de l’indignité » (40). Même les nantis de la célébrité commencent à pouvoir craindre le lynchage médiatique qui essore la dignité de celui qui se croyait préservé. Nathalie Heinich avait repéré que le « capital de visibilité » définissait désormais les nouvelles élites sociales (Heinich : 2012). Pour l’avoir peut-être expérimenté elle-même, Cynthia Fleury mesure le nouveau risque que courent les personnalités médiatiquement mises en avant : « C’est le retour de la fama communis ou publica comme outil de régulation sociale et morale par les communautés, ou plus spécifiquement de la di-fama, autrement dit du risque – de plus en plus probable – d’une atteinte à la réputation par des campagnes communicationnelles d’une rare violence et efficacité […] La dégradation par la parole est devenue un risque très probable, non seulement pour les plus « connus », mais aussi pour les citoyens ordinaires, sur lesquels elle agit comme un vieil outil de « régulation », c’est-à-dire de contrôle » (106).

Nous pourrions alors espérer des gouvernements démocratiques une réponse à la hauteur de tous ces enjeux : Malheureusement cette réponse est plus qu’inquiétante : « le gouvernement a tendance, en régime d’exception, à quitter l’approche aristotélicienne et jurisprudentielle de l’éthique, centrée sur le respect et le soin de la personne en tant que telle, pour une éthique de type utilitariste, dédiée au management et à la sécurité du grand nombre, quitte à mettre à mal les identités et les modes de vies des singularités » (78). Dans ce « devenir indigne du monde » où la crise climatique s’accroît, le nombre des dé-placés progresse considérablement et c’est le camp qui devient un lieu de plus en plus commun et qui risque encore de progresser quantitativement avec les conditions de l’anthropocène : « Les camps ne sont […] pas des lieux garants de l’hospitalité, mais précisément les témoins des limites de l’hospitalité d’une société […] il ratifie le fait que la société a considéré certaines vies comme indignes » (89).
Que faudrait-il faire ?  En particulier « la « politique de la dignité […] est prioritairement une affaire d’éducation et de soin […] la politique actuelle entérine – de façon indigne – un sous-investissement dans ces domaines » (121). « Les sociétés produisent généralement, par défaut d’éducation et d’entraînement, des normes morales assez basses, qui ont tendance, dans une situation de survie imposée à la collectivité, à s’effacer complètement » (58).
La question qui nous est posée est dorénavant : « comment protéger une conception de la dignité à l’âge de l’anthropocène ? » (85)
L’inquiétant dans tout cela, c’est que les populations des pays démocratiques aisés n’ont pas envie de prendre acte des faits déplaisants. Comme le dit Everett C. Hughes : « Il est bien connu que les gens peuvent garder le silence et le font à propos de choses dont la discussion ouverte menacerait la conception que le groupe a de lui-même et donc sa solidarité […] briser le silence, c’est attaquer le groupe, une sorte de trahison si c’est un membre du groupe qui le fait » (Hughes, 1962 : 26). C’est ce silence partagé qui permet à nos fictions de groupe de s’épanouir : nous allons maintenir notre confort, continuer à rouler en voitures individuelles, aller au ski et prendre l’avion pour passer des vacances au soleil. Dans les livres d’histoire l’épuration ethnique est le mal absolu (Hitler est une contre-figure consensuelle pour tous) mais quand nous avons besoin de gaz à bon prix pour l’hiver, nous sommes prêts à accepter que l’Azerbaïdjan d’Aliyev entre septembre et octobre 2023 procède à l’épuration ethnique d’une population arménienne ancestrale et surajoute à cela un discours négationniste affirmant une vie ancestrale azérie que les historiens savent ne jamais avoir existé. Une épuration ethnique dans le présent est toujours plus abstraite qu’une épuration ethnique élevée au rang d’historique. Et la lâcheté d’un pétainisme du présent est souvent invisible tant qu’elle n’a pas atteint les manuels d’histoire.
Le réel va pourtant nous revenir à la figure : « La prise en considération des déboires anthropocéniques que la Terre subit nous oblige à reconfigurer nos circuits de production et de consommation, à penser des économies circulaires et de recyclage, à produire de l’habitabilité de ce monde sans simultanément produire de l’inhabitable à ses environs » (60). Une nouvelle forme d’invalidation est en route : « face à une société qui fabrique de l’indignité […] La société s’invalide en tant que telle » (24). Et pourtant se maintient le narratif mondial de l’ultraconsommation comme preuve du bonheur et de la dignité. « les responsables politiques, quand ce ne sont pas les individus eux-mêmes, considèrent ces modes d’être et de consommer comme « non négociables » » (92). Nous trouvons alors ici malgré tout une goutte pour notre soif, avec Jared Diamond, lorsqu’au sein de ses douze propositions pour enclencher une renaissance en contexte d’effondrement apparaît la formule suivante : « développer une tolérance collective et individuelle à la frustration »…

 

La clinique face à l’indigne

Cynthia Fleury prend alors son bâton de pèlerin et nous trace un chemin de propositions : « l’éthique du care peut sortir du piège de l’indignation […] La philosophie du « soin », souvent taxée de sentimentalisme et d’un rapport à la réalité trop peu pragmatique, défend à l’inverse le parti pris de l’agir indissociable de la production de relations dignes interpersonnelles » (108). S’indigner ne sera pas une solution suffisante : « L’indignation rend logiquement impossible la négociation, et notamment la négociation politique. Il n’est donc nullement aisé d’utiliser – au sens politique du terme – l’indignation sans mettre à mal et la qualité d’authenticité de ce sentiment, et la qualité de pertinence d’une décision politique. » (99) Et elle conclut d’une jolie formule : « L’indignation est un fusil à un coup ». La technique d’indignation, en court-circuitant les voies classiques de la représentation et de la décision politique, lui substituerait un régime émotionnel sans limites – ce qui mettrait en danger la société tout entière (on se souvient du régime émotionnel de la Terreur).
La résolution des conflits de reconnaissance par le saupoudrage matériel ne sera pas une solution : « le sujet qui a oublié la règle originelle de la sublimation de la finitude croit qu’il faut se remplir, de manière compulsive et boulimique, pour rassurer l’immense angoisse de vivre et la crainte, dans la rivalité mimétique, d’apparaître moins bien loti que son voisin » (91).
Il ne faudra pas non plus répondre à la violence par la violence « un sujet sain, ne résiste pas longtemps à la violence permanente, et sans autre but qu’elle-même. A terme, celle-ci se retourne également contre lui en l’intoxiquant. Le premier pas d’une clinique et d’une politique de la dignité se définit par la sublimation de la violence » (71). « La sublimation reste l’ultime rempart, politique, contre la domination. Elle préserve un îlot, certes intérieur, mais irréductible, résistant à la colonisation de l’être, comme l’a décrit si parfaitement Frantz Fanon. Pour autant, il ne suffit pas de reconnaître la vertu de la sublimation pour s’en satisfaire comme seule activité politique » (33).

D’autres propositions sont donc là : « convoquer les outils des humanités médicales (éthique narrative, approche capacitaire de la vulnérabilité, savoir expérientiel, etc.) nous permet d’élaborer une clinique de la dignité précisément apte à déjouer demain les nouveaux pièges de la réification et de la stigmatisation du vulnérable, en le faisant basculer du côté du capacitaire, du juste diagnostic, de l’innovation conceptuelle et expérientielle » » (Note 10 p.32). « il n’y aura « dignité » que parce qu’il y a cocréation de celle-ci, autrement dit, participation active, agente, desdits sujets […] le « patient » n’est aucunement passif. Il est coréalisateur de sa guérison, de son rétablissement comme de sa dignité » (49). » (49).

Pour empêcher que le travail du care ne s’inverse en « sale boulot » il faudra « renforcer le caractère humain de ces tâches (l’attention), en valorisant davantage la relation au sujet, par la conversation, le temps pris pour accomplir ces tâches, et surtout le temps « autre », pour développer avec le sujet une relation qualitative venant valoriser ce qui reste capacitaire chez ledit sujet » (55). Anne Marché-Paillé proposera « une clinique de la conversation, c’est-à-dire de l’adresse soutenue, d’une éthique du lien social » (55). Le « portage » est là : s’aider à se co-porter. Ici nous ne pouvons pas ne pas penser à cette analyse d’Anne Grinfeld qui d’une critique éthique de la formule « on va se laver » prononcée régulièrement par les aides-soignantes vis-à-vis des personnes âgées en vient à finalement reconnaître le caractère judicieux de cette formule. « Parfois il est plus facile d’aborder une personne en faisant un pas de côté, ce que permet le « on » […] éviter la violence qu’il y aurait là à nommer le besoin de toilette chez […] un adulte […] le « on » permet effectivement d’adoucir cette situation » (Grinfeld, 2023 : 220) et plus loin : « Le patient ayant des troubles cognitifs est un patient qui est souvent aux prises avec l’angoisse […] le parler quotidien que nous retrouvons dans la phrase on va se laver permet de tenir à distance, de part et d’autre, cette angoisse que la soignante intuitionne » (idem : 223). C’est ce type de « portage » (le « coping » des anglo-saxons) qui est également en jeu dans l’ouvrage de Cynthia Fleury et qui peut faire du care autre chose qu’un « dirty care ». « Transformer ce dirty care en care est un des grands enjeux de la clinique de la dignité » (56).

Même si elle se méfie d’une valorisation romantique de la pauvreté il ne faut pas pour autant passer à côté de situations de créativité riches : « L’indignité, l’hypervulnérabilité du traumatisme, ne sont pas uniquement des situations malheureuses […] ce sont de facto, des milieux d’hypercontrainte, donc des lieux génératifs de conception et d’usages nouveaux, comme de production d’aptitudes et de compétences nouvelles. Ces cliniques du vulnérable sont pourvoyeuses d’apprentissage et de méthodes de conception, comme d’expérimentations de protocoles inédits » (Note 10 p.32). C’était déjà le message qui transparaissait dans Ce qui ne peut être volé (Charte du Verstohlen) petite plaquette co-écrite avec Antoine Fenoglio (que nous oserons placer dans la continuité du Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain de Simone Weil). « Il est impératif que les architectes se saisissent de l’obligation de concevoir ces lieux, qu’ils ne les abandonnent pas à leur destin d’inhabitabilité et d’indignité […] construire ne sera pas nécessairement l’unique geste architectural, qu’il va falloir prioritairement réhabiliter, « dénormaliser », entretenir, prendre soin, réparer, se lier intelligemment au vivant dans son ensemble » (87).

Nous retrouvons ensuite une proposition qui était déjà centrale dans Les irremplaçables (2015) : la revendication d’un retour aux « communs ». « La notion de commons (communs) partage avec celle de la dignité son caractère inaliénable, inappropriable, qui ne peut être réduit à une simple marchandise, ou à toute autre forme de réification. Il est donc logique que les communs représentent l’un des outils les plus efficients pour mettre en place une « politique de la dignité » » (113). Mais il faut insister avec Pierre Dardot et Christian Laval sur le fait que « le commun est à penser comme co-activité, et non comme co-appartenance, co-propriété ou co-possession » (Dardot/Laval : 2014, 43). Le terme doit désigner non seulement ce qui est mis en commun, mais aussi et surtout ceux qui ont des responsabilités et des charges en commun.
Il reste une difficulté institutionnelle pour faire passer la logique des communs auprès de nos gouvernants : « les communs font basculer les modes de gouvernance du côté des systèmes complexes, très décentralisés et articulés aux milieux endogènes […] ce n’est pas là la culture de la gestion technocratique » (115).

Cynthia Fleury va finir par nommer les héros de la croisade nouvelle contre le devenir-indigne du monde – ceux qui vont pouvoir épauler les soignants : « la fonction clinique doit être […] portée par un ensemble d’acteurs […] assumant une mission explicite de résistance au « devenir-indigne » du monde […] les associations de la société civile […] les hautes autorités indépendantes […] Défenseur des droits, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté […] les universitaires et les sociétés savantes, les entreprises à « raison d’être », les sociétés « à mission », la sphère des médias et des réseaux sociaux […] cette constellation est garante d’une approche holistique, de proximité, respectant la singularité des parcours et des individus » (126). Le propos n’est-il pas un peu optimiste quand on pense à ce que la sphère des médias et des réseaux sociaux peut aussi produire ?
La pratique comme psychanalyste de Cynthia Fleury l’a cependant rompue à ne pas se satisfaire de beaux principes philosophiques bienveillants et généraux. Elle le sait : il y aurait de la vanité dans tout cet écrit s’il n’y avait pas un peu de résultat clinique tangible : apporter un mieux à quelqu’un. Les patients qu’elle reçoit à son cabinet (une analyste n’utiliserait pas ce vocabulaire) sont certainement des garde-fous pour elle, afin de ne pas céder démagogiquement au seul appui d’un discours revendicatif : « indignez-vous ! et obtenez de l’Etat, du système ce à quoi vous avez droit ». Cela mènerait vite au ressentiment (on retrouve son précédent ouvrage Ci-gît l’amer). Revendiquer une reconnaissance de la dignité par le biais systématique d’une compensation monétaire sera une impasse : « Vouloir « vérifier » intégralement l’ordre du qualitatif exclusivement par celui du quantitatif voue le sujet à la passion-pulsion de l’insatiabilité : cette « liberté » relève en fait de l’addiction et de la dépendance, au sens où le sujet croit pouvoir combler le manque uniquement par la matérialisation […]. Or la matérialisation seule ne comble rien, car le manque est structurellement infini. Seul le symbolique est susceptible de calmer le rapport à l’absence, qui reste inéluctable » (22). Le problème de la revendication actuelle de la dignité est qu’à ne pas vouloir de principes et de symboles et à exiger de « « vérifier » par le quantitatif ses appétences qualitatives, [cela] piège finalement le sujet en lui offrant comme seul horizon la frustration et le ressentiment » (21). « Quand les conditions matérielles de dignité sont absentes, l’individu ne perd nullement sa dignité, symbolique. Certes, il est impératif de ne pas s’en contenter, et de chercher toujours à obtenir les conditions réelles, matérielles, de la vie digne ; mais cette réalité symbolique, principielle, de la dignité en tant que telle de l’individu, reste néanmoins une valeur extrêmement protectrice des processus de subjectivation et de constitution des personnes » (103).

Cynthia Fleury pose des questions dérangeantes : on comprend vite que la matérialisation concrète d’un respect de la dignité se maintient dans nos pays développés par un ensemble de facteurs qui ne sont pas durables : « certes, la dignité est un inaliénable symbolique, un principe intangible, mais la grande conquête de la modernité a été d’envisager sa matérialisation, autrement dit sa reconnaissance comme droit positif. Or celles-ci n’existeraient pas sans les régimes énergétiques qui sont les nôtres et qui font reposer le destin de nos démocraties sur les ressources fossiles. Savons-nous seulement demeurer dans des Etats de droit en dehors de nos systèmes carbonés, en dehors de la croissance économique fondée sur l’extraction des fossiles ? » (77).
C'est un privilège de blanc occidental que de penser que le cas particulier vécu par un groupe ethnique particulier n'est qu'un cas particulier. C'est souvent quand le cas particulier touche des blancs occidentaux qu'il mérite alors d'atteindre le qualificatif d'universel. C’est en cela que pour l’autrice l’expression de « dignité noire » ne s’assimilerait aucunement à la seule « dignité des Noirs ». L’adjectif « noir » s’universaliserait « pour évoquer les faces sombres et honteuses de l’Histoire » (30). On pourra cependant être réservé devant cet emploi très américain de la couleur de peau comme référentiel universel. On regrettera ainsi parfois dans l’ouvrage de Cynthia Fleury une trop grande porosité à la mode anglo-américaine. La main d’œuvre ouvrière en France au XXe siècle a d’abord été essentiellement italienne, espagnole, portugaise avant de devenir maghrébine dans les années 50-70. Parler alors « du cas exemplaire de la condition noire ouvrière » (80) nous semble, pour la France métropolitaine, un peu « hors sol » d'un point de vue sociologique. Trop parler de « décolonialisme », d’« intersectionnalité », ne fait-il pas également courir le risque d’importer en France certains conflits qui lui seraient surtout fantasmés. ? On rappelle que Baldwin, que cite beaucoup l’autrice, est un écrivain afro-américain, né à Harlem en 1924 et mort en France en 1987 - la France qu’il disait avoir choisie car elle le reposait des tensions raciales et homophobes qu’il vivait aux Etats-Unis. Cela ne nous dédouane pas de nous regarder aujourd’hui dans un miroir critique et à toujours œuvrer pour vivre mieux ensemble. Mais l’intersectionnalité a parfois tendance à s’oublier dans le discours revendicatif. L’autrice nous dit que « l’opinion publique juge désormais la perspective d’une moralité impartiale impossible sans que soient mis à nu ses fondements coloniaux […] l’approche décoloniale apparaît ainsi essentielle pour accéder à ce qui pourrait être une dynamique universaliste robuste épistémologiquement et moralement parlant » (20-21). Il reste à savoir si l’opinion publique doit être le baromètre absolu d’une pensée exigeante. Si l’objectif politique et individuel peut être l’émancipation, il doit s’agir d’une émancipation « par le haut », par la confrontation à ce que la culture a de riche et non à obtenir des places enviées en présentant des brevets de souffrance. Rappelons ce truisme qu’il ne suffit pas d’être pauvre pour être honnête. A nouveau le beau travail précédent de Cynthia Fleury dans Ci-git l’amer doit nous éviter une politique d’exacerbation de l’amertume en rappelant qu’être un humain restera toujours une conquête difficile et pour laquelle personne n’a de passe-droit. N’y a-t-il pas parfois ici une certaine démagogie idéaliste de l’inventivité du pauvre et de cette « éthique narrative de l’indignité » qui va faire advenir « la nouvelle ère, celle de l’émancipation pour tous » (31) ? Mais pour pasticher Alain, nous préférerons toujours un optimisme de volonté à un pessimisme d’humeur…

 

On appréciera en tout cas, comme à chacun des ouvrages de Cynthia Fleury, une certaine droiture de style et une pratique en tant qu’analyste qui la sauve de trop grandes généralités philosophiques. Au total nous avons là une synthèse claire, riche, scrupuleuse, vivifiante à propos des problématiques brûlantes qui continuent à faire du concept de dignité une boussole pour notre temps. Sans omettre les risques de dévoiement mortifère qui mettent en cause notre hypocrisie, notre paresse et notre déni. A nous de jouer maintenant.

 

Références

Dardot P. et Laval C.  Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La découverte, 2014.
Grinfeld, A, « « On va se laver », ou de l’usage éthique du pronom « impersonnel » On dans les soins » in Controverses éthiques d’aujourd’hui, dir. B. Quentin, Paris, Éd du Cerf, 2023, pp.211-224.
Heinich N., De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012.
Hughes, E. C., « Good People and Dirty Work » in Social Problems, vol. 10, N°1, 1962, pp.3-11 ; « Les honnêtes gens et le sale boulot » in Travailler, vol 24/2, p.26.

 

 

]]>
news-5256 Fri, 01 Sep 2023 18:02:25 +0200 Un passionnant Numéro de GERONTOLOGIE ET SOCIETE sur l'architecture face au vieillissement https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/numero-de-gerontologie-et-societe-sur-larchitecture-du-vieillissement

 Des espaces à vivre à l'aune du vieillissement

 

Un Numéro de GERONTOLOGIE ET SOCIETE coordonné par Fany CÉRÈSE que nous avions eu le plaisir d'entendre aux conférences du Master du mercredi matin (Docteure en Architecture) et Kevin CHARRAS (Docteur en psychologie environnementale)

L'avant-propos du numéro est accessible ici en PDF au bas du document

 

Kevin CHARRAS

Docteur en psychologie environnementale, Univ Rennes, CHU Rennes, Living Lab Vieillissement et Vulnérabilités

Fany CÉRÈSE

Docteur en Architecture, Atelier AA – Architecture Humaine

 

SOMMAIRE

Avant-propos : Des espaces à vivre à l'aune du vieillissement - Kevin CHARRAS et Fany CÉRÈSE

Articles thématiques

 

Les grands ensembles, supports au vieillissement ? Études de cas à Toulouse et Bruxelles - Audrey COURBEBAISSE

 

Une recherche-action pour prévenir les risques du vieillissement en HLM - Lisa POTTIER, Raphael ROGAY et Gilles LOGGIA

 

Pratiques des espaces dans les habitats alternatifs, quels accès aux sociabilités ? - Noémie RAPEGNO et Cécile ROSENFELDER

 

L’Ehpad-tiers lieu : l’Ehpad de demain ? -  Lola de LA HOSSERAYE, Anne Mensuelle FERRARI et Johan GIRARD

 

 Lieux de vie collectifs et maladie d’Alzheimer : évolution de l’offre d’hébergement-  Manon LABARCHÈDE

 

Les Unités Cognitivo-Comportementales : des espaces où le temps suspend son vol - Laëtitia NGATCHA-RIBERT et Jean-Manuel MORVILLERS

 

Libre propos : Architecture et liberté d’aller et venir dans les lieux de vie institutionnels - Fany CÉRÈSE

]]>
news-5255 Fri, 01 Sep 2023 16:56:24 +0200 TARZAN ET LE HANDICAP https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/la-liminalite par Bertrand QUENTIN

Philosophe

Maître de conférences HDR à l’Université Gustave Eiffel

Dernier ouvrage : Controverses éthiques d'aujourd'hui, Ed du Cerf, 2023

TARZAN ET LE HANDICAP...

 

Article en PDF de la revue ETRE accessible en bas de document.

]]>
news-4981 Fri, 02 Jun 2023 18:57:52 +0200 Samedi 10 juin 2023 : Fête de fin d'année de l'Ecole éthique de la Salpêtrière-Gustave Eiffel https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/samedi-10-juin-2023-fete-de-fin-dannee-de-lecole-ethique-de-la-salpetriere-gustave-eiffel L'Ecole éthique de la Salpêtrière-Gustave Eiffel a notamment le grand plaisir de recevoir Françoise SCHWAB pour une conférence intitulée :

"Vladimir Jankélévitch : éthique et musique"

de 16H30 à 17H30 à l'ITSRS. 1 rue du 11 novembre à Montrouge.

]]>
news-4980 Fri, 02 Jun 2023 18:21:37 +0200 CONTROVERSES ETHIQUES D'AUJOURD'HUI un livre pour vos vacances, aux éditions du Cerf. https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/controverses-ethiques-daujourdhui-un-livre-pour-vos-vacances Un ouvrage passionnant qui donne une idée précise et concrète des controverses éthiques qui traversent aujourd'hui le monde de la santé et du médico-social. Loin des discours hors-sol prononcés par une philosophie purement théorique, le propos croise ici des références philosophiques solides et d'authentiques expériences de terrain. De nombreux sujets épineux sont ainsi abordés : Peut-on accuser la médecine d’aujourd’hui de violences obstétricales systémiques ? Peut-on prélever les organes d’un patient qui est en fin de vie ? Peut-on mentir à des personnes malades d’Alzheimer ? Le psychiatre est-il le thérapeute du djihadisme ? La psychiatrie africaine est-elle déraisonnable ? N’y a-t-il pas dans les usages de la médecine narrative un objectif ambigu ? Quels problèmes éthiques nouveaux posent les robots animaux-mimétiques, la télémédecine, l’information hospitalière numérisée, le numérique en Institut de formation paramédicale ? Comment maintenir du sens dans la médecine de demain ?

 

Avec une Préface de Pierre Magnard, une Postface de Dominique Folscheid et la participation 20 auteurs : Gwenaëlle Claire, Clément Cormi, Maylis Dubasque, Odile Faraldi, Cyril Goulenok, Anne Grinfeld, Ghislain Grodard, Hélène de Gunzbourg, Inès Hardouin, Emile Kenmogne, Nelly Le Reun, Ronan Le Reun, Bénédicte Lombart, Guillaume Monod, Gwendolyn Penven, Jean-Paul Pestre.

Bertrand Quentin est philosophe, directeur du LIPHA (EA7373) dont l'un des axes de recherche est l'étude des controverses éthiques et politiques. Il dirige également à l'Université Gustave Eiffel le Master 1 de Philosophie, Parcours "éthique médicale et hospitalière appliquée".

 

 

Pierre Magnard Préliminaire. La présence furtive du corps ................. 21

 

Partie I POROSITÉ DES NORMES

Ghislain Grodard Chapitre 1. Pour une éthique de la transgression. Limites et porosités des normes dans le soin .............. 31

Inès Hardouin Chapitre 2. Questions éthiques autour de la controverse à propos de la maladie de Lyme ...... 47

Hélène de Gunzbourg Chapitre 3. Controverse autour de la violence obstétricale ........................................... 63

Johann Caillard Chapitre 4. L’addictologie palliative : un concept nomade .................................................... 73

Bénédicte Lombart Chapitre 5. Contraindre à l’empathie ? D’une injonction à l’autre ou quand l’activité de soin est affaire de pluralité ................................ 83

Gwendolyn Penven Chapitre 6. Le prélèvement d’organes en condition de Maastricht 3 : moins d’attention au patient pour réaliser plus de greffes ? ........... 97

 

Partie II LA PSYCHIATRIE ET SES DÉMONS

Jean-François Calas Chapitre 7. « Ah, ça s’est bien passé, non ? » Les termes de l’accueil en psychiatrie ......................... 113

Jean-Paul Pestre Chapitre 8. La tentation du mensonge en gérontopsychiatrie. Promenade philosophique ....129

Isabelle Blondiaux Chapitre 9. Le DSM comme illusion constituante .... 147

Guillaume Monod Chapitre 10. Le psychiatre est-il le thérapeute du djihadisme ? .......................................................... 159

Émile Kenmogne Chapitre 11. La psychiatrie occidentale et l’Afrique : une exigence de rationalités socio-anthropologiques multiples ............ 175

 

Partie III VEILLIR, OÙ EST LE PROBLÈME ?

Odile Faraldi Chapitre 12. Pour une nouvelle confi ance devant la démence : laisser le dire des déments se dire ........... 197

Anne Grinfeld Chapitre 13. « On va se laver », ou de l’usage éthique du pronom « impersonnel » On dans les soins ........ 211

Nelly Le Reun Chapitre 14. Paro, robot, animal-mimétique : controverse sur un objet technique ............................. 225

Clément Cormi Chapitre 15. Télémédecine et soins palliatifs : entre non-sens et opportunités nouvelles ................... 235

 

Partie IV UN MONDE NOUVEAU À GÉRER ?

Gwenaëlle Claire Chapitre 16. « Faites des cartes, pas des calques » ! De la réflexivité en formation initiale infirmière ..... 247

Nadine Benscri Chapitre 17. Le numérique rend-il possible la pédagogieen institut de formation paramédicale ? .. 261

Ronan Le Reun Chapitre 18. L’information hospitalière numérisée. Une technophilie tolérante est-elle possible ? ............ 279

Maylis Dubasque Chapitre 19. Critique des usages de la médecine narrative : controverse autour d’un objectif ambigu.....291

Cyril Goulenok Chapitre 20. Technosophie et bulle hypotechnologique pour maintenir du sens dans la médecine de demain .. 303

Dominique Folscheid Postface ..................................................................... 321

 

]]>
news-4905 Tue, 02 May 2023 07:15:43 +0200 le 17 avril 2023 Johann CAILLARD a soutenu sa thèse de philosophie pratique : "L'addictologie palliative : de la créativité d'un concept nomade" https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-17-avril-2023-johann-caillard-a-soutenu-sa-these-de-philosophie-pratique-laddictologie-palliative-de-la-creativite-dun-concpt-nomade La soutenance a eu lieu le lundi 17 avril 2023, au 80 rue Rébeval, 75.019 Paris, à l’École des Ingénieurs de la Ville de Paris (EIVP), qui fait partie de l’Université Gustave Eiffel. Le jury était composé de M. Dominique FOLSCHEID, Président, M. Régis AUBRY, Mme Cynthia FLEURY, Mme Laurence LALANNE, M. François PAILLE, M. Bertrand QUENTIN, Directeur de la thèse.

A travers l’expression d’« addictologie palliative », Johann Caillard propose une offre de soins addictologiques spécifiques qui reprendrait les codes de la médecine palliative.


Il permet tout d’abord une mise à niveau au non spécialiste en nous parlant de l’addictologie classique. Il rappelle que l’addiction ne s’avère pas une version diabolique de l’humain mais pour reprendre Patrick Pharo : « un extraordinaire miroir grossissant des mécanismes des comportements humains usuels et ordinaires » et également un « emballement […] d’un état humain ordinaire ». Ce qui anime l’addict est fondamentalement ce qui animerait tous les êtres humains : la recherche du plaisir et du bien-être. L’histoire de l’addictologie a eu comme caractère fondamental de faire basculer dans le champ des maladies ce que l’on nommait alors l’ivrognerie. On passera des termes d’« ivrogne » à celui d’ « alcoolique » puis d’ « alcoolodépendant ».
Cependant il faudra attendre 1951 et la définition désormais classique du docteur Pierre Fouquet pour que l’alcoolisme soit réellement extirpé du domaine du vice : l’alcoolique est « celui qui a perdu la liberté de s’abstenir de boire. » Et avec une reformulation plus lapidaire en 1967 : La maladie addictive se caractérise par une « perte de liberté de s’abstenir ». Ce sont les années 2000 qui ensuite verront la décision politique de décloisonner les approches par produits en faisant se rejoindre sous le terme d’« addictions » les prises en charge de la toxicomanie et de l’alcoolodépendance.


La thèse de Johann Caillard est une réflexion sur le développement de soins addictologiques spécifiques que l’auteur, développe sous le terme « d’addictologie palliative », pour des patients addicts que l’on dira « au dernier stade », en impasse thérapeutique, c’est-à-dire ne répondant plus aux programmes thérapeutiques habituellement proposés : Leurs multiples ruptures du contrat minimal de soins fragilisent le cadre thérapeutique du service et compromettent l’offre de soin des autres patients. Faudrait-il les abandonner ?


Pour le corps médical en soins palliatifs, la fin de vie est le stade où l’objectif n’est plus de guérir mais plutôt de préserver jusqu’à la fin, la qualité de vie des personnes et de leur entourage. « L’addictologie palliative vise à extraire le soignant de cet impossible, à le réinscrire dans une dynamique, celle du possible persistant de la fin de vie. Il y a donc un déplacement de ce mouvement initialement dirigé vers le patient et son entourage pour aller vers le corps soignant ». Et c’est bien l’essentiel de la proposition du candidat : elle ne vise pas en premier lieu l’addict au dernier stade mais bien les soignants. En changeant le paradigme dans leurs têtes, leur rapport au patient va changer et alors seulement, cela pourra être bénéfique à ce dernier.


Le concept d’addictologie palliative est une réaction face à l’absence de réponse du patient aux traitements existants et à l’inadéquation des accompagnements tels qu’ils sont usuellement dispensés. « L’addictologie palliative se caractérise donc par la prise en compte des limites de ces personnes mais également des limites des soignants et des dispositifs d’accueil où ils exercent, éléments contextuels du risque d’apparition du duo obstination déraisonnable-rejet ».


En quoi cette addictologie palliative se distingue-t-elle du paradigme dorénavant courant de la « Réduction des Risques et des Dommages » (RdRD) ? Plusieurs éléments leur sont en effet communs : le renoncement à l’idéal d’éradication des drogues, la démarche de proximité (aller à la rencontre et prendre l’usager là où il en est dans son parcours), le non-jugement moral des pratiques d’usage ainsi que la responsabilité et la participation des usagers. Cependant « la RdRD vise à réduire les conséquences néfastes tant au niveau de la santé qu’au niveau socio-économique. (…) Là où la réduction des risques demeure plus ambitieuse, l’addictologie palliative se concentre essentiellement sur des éléments de qualité de vie. Sur ce point, il existe une plus grande proximité avec les pratiques de soins palliatifs qu’avec celles de la RdRD ». « Les pratiques de RdRD touchent un public très large. En revanche le concept d’addictologie palliative demeure une pratique de niche » « si le discours de l’addictologie palliative s’échafaude autour de la notion spécifique de dépendance, celui de la RdRD sera ciblé dans sa construction sur la consommation, ne faisant pas de distinction entre les bénéficiaires relevant d’un simple usage de ceux inscrit dans une dépendance »

Après en avoir délibéré à huis clos, le jury a décidé d'élever Johann Caillard au grade de Docteur en philosophie pratique de l'Université Gustave-Eiffel. L’université ne délivrant plus de mention ou de félicitations, il lui est néanmoins signifié, également à l’unanimité, la qualité capitale de son travail. Après avoir prononcé la décision d’admission, M. Folscheid, Président de jury a invité le docteur à prêter serment – ce qu’il a fait.

 

 

]]>
news-4904 Tue, 02 May 2023 07:05:09 +0200 Le soignant confronté à la pauvreté : réflexions sur le juste soin https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-soignant-confronte-a-la-pauvrete-reflexions-sur-le-juste-soin Les dilemmes du soignant

Par Camille RIVIÈRE

Camille Rivière est installée comme médecin généraliste dans un quartier populaire de la banlieue de Lille.  Elle consulte également dans un accueil de jour pour les personnes à la rue, dans un cadre associatif (abej SOLIDARITE).

Article référencé comme suit :
Rivière, C. (2023) « Le soignant confronté à la pauvreté : réflexions sur le juste soin » in Ethique. La vie en question, mai 2023.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.


Il ne fait pas de doute que les personnes les plus pauvres sont aussi les plus malades. Nous apprenons, dès les bancs de la faculté, qu’« un faible niveau social » est un facteur favorisant de nombreuses maladies et, chaque année, de nouvelles publications nous alarment quant à la mauvaise santé des personnes les plus pauvres (1). Le corollaire de cette constatation est que les soignants sont confrontés à la grande pauvreté plus que d’autres corps de métier. Il semble donc important pour ces soignants d’intégrer la question sociale dans leur pratique car agir sur les pathologies sans agir sur leurs facteurs favorisants rend le soin moins efficient ou impossible voire absurde.
L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) nous propose, dans le préambule de sa Constitution, une définition de la bonne santé : « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » (2). Cette formulation, bien qu’utopique, nous invite à avoir une vision large et universelle du soin. En formulant négativement cette proposition, on peut prétendre, que le mal-être social est une forme de mauvaise santé, un état maladif. Cela revient facilement à dire qu’il y aurait une « maladie sociale » au même titre que des maladies psychiques ou physiques.  Mais, la pauvreté est-elle vraiment une maladie ?


Misère ou pauvreté ?
La pauvreté dont il est question ici est synonyme de misère. Si les deux mots sont proches et souvent utilisés l’un pour l’autre, il nous semble intéressant d’en connaître les différences. « On confond presque toujours la misère avec la pauvreté ; cette confusion vient de ce que la misère et la pauvreté sont voisines ; elles sont voisines sans doute mais situées de part et d’autre d’une limite ; et cette limite est justement celle qui départage l’économie au regard de la morale » nous dit Péguy dans De Jean Coste (3). Il brosse ensuite le portrait terrible du misérable. Pour l’écrivain, le pauvre est un malheureux en puissance quand le miséreux est un malheureux en acte. Malade et malheureux, double peine pour les patients les plus pauvres ! Cette distinction entre les deux termes n'est donc pas seulement quantitative mais qualitative. Cela nous amène à tracer schématiquement une ligne séparant misère et pauvreté et avec elles, espoir et désespoir, manque et dénuement, inclusion et exclusion, humilité et humiliation, vie et mort.  Péguy va d’ailleurs jusqu’ à dire que la misère est « l’universelle pénétration de la mort dans la vie » (4). Anticipant les études scientifiques plus récentes il constatait déjà ce lien inéluctable entre maladie et misère.
En 2019, l’Université d’Oxford en association avec ATD quart Monde a publié un rapport sur « les dimensions cachées de la pauvreté » (5) à l’issue d’une recherche participative internationale. Elle décrit la complexité de la pauvreté en définissant neuf grandes caractéristiques : « dépossession du pouvoir d’agir, combat et résistance, souffrance dans le corps, l’esprit et le cœur, maltraitance institutionnelle, maltraitance sociale, contributions non reconnues, manque de travail décent, revenu insuffisant et précaire, privations matérielles et sociales ». Nous pourrions rattacher chacune de ces caractéristiques au portrait du miséreux, plus littéraire, dépeint par Péguy. Pauvreté et misère sont donc dans ce cas synonymes. Cette pauvreté qualitative et universelle est celle qui nous intéresse. Par abus de langage, mais comme le permet l’usage, nous utiliserons dans la suite de cet article les mots pauvreté et misère indifféremment pour parler de cette dernière.


Le soignant confronté à la pauvreté
La pauvreté ainsi définie et la définition de la santé de l’OMS (aussi discutable soit elle) semblent donc complétement incompatibles. La misère prive les personnes du nécessaire pour s’accomplir comme homme, quand la santé est un état de complet bien être, une sorte d’accomplissement total de l’homme dans toutes ses dimensions.  Les plus pauvres seraient donc condamnés à la maladie par incompatibilité entre pauvreté et santé. Ils seraient malades par définition. Cela constitue un paradoxe initial pour le soignant qui les rencontre :  en effet, comment soigner dans cette impasse apparente ? Quel soin ajusté proposer alors ?
Rencontrer des patients subissant la misère est, pour le soignant, une confrontation directe avec l’injustice sociale. La misère prend alors les traits terribles du miséreux qui lui fait face, avec parfois sa crasse ou son odeur désagréable, avec son corps douloureux, vieilli prématurément souvent, son histoire terrible toujours. Ce face à face peut générer chez le soignant un sentiment de révolte contre ces injustices (et leurs conséquences sanitaires) mais ce combat doit-il être le sien ; le champ de la justice sociale n’est-il pas celui du politique ?
Péguy nous rappelle dans De Jean Coste que « retirer de la misère les miséreux, sans aucune exception, constitue le devoir social avant l’accomplissement duquel on ne peut pas même examiner quel est le premier devoir social » (6). Individuellement c’est là notre devoir d’homme voire, si l’on reprend les termes de Simone Weil, « notre obligation » (7). Le soignant a, par son métier, le devoir de « sortir de la maladie » son patient. C’est là son obligation professionnelle. Mais, faut-il pour autant franchir la limite d’une simple et tentante comparaison et assimiler obligation professionnelle et devoir citoyen ? Le risque n’est-il pas grand pour le soigné comme pour le soignant lorsque cet amalgame est fait ? Pourtant face aux injustices sociales ainsi dévoilées, le soin ne peut-il pas être l’occasion d’une certaine justice ?


Le soignant à la recherche du soin ajusté
Face à l’inconnue qu’est la misère pour le soignant, le voilà en position de « non-sachant », désarmé face à la santé d’un malade qu’il ne sait plus ni comment soigner. Une tentation, peut être alors pour lui, de négliger l’identité sociale de son patient. Se réfugiant derrière un bagage sérieux de connaissances sur les maladies, le soignant peut alors s’attacher à soigner « tout le monde pareil ». C’est pourtant une mauvaise compréhension du Code de déontologie médicale quand il énonce le devoir de non-discrimination dans l’article 7 : « soigner avec la même conscience toutes les personnes quelle que soit leur origine » (8). Il ne s’agit pas de soigner tout le monde de la même manière mais avec la même conscience. L’égalitarisme en santé peut même aboutir à des absurdités, les situations de précarité en sont une illustration saisissante. Effectivement parler d’alimentation équilibrée à quelqu’un qui dépend uniquement de l’aide alimentaire, expliquer la réfection d’un pansement complexe à quelqu’un qui n’a pas d’accès à une douche ou encore plus récemment : dépister systématiquement le covid dans des hébergements collectifs sachant que l’on ne pourra pas isoler les personnes des unes des autres à moins de les renvoyer dans la rue… Ces situations anecdotiques nous montrent la futilité de tel ou tel soin recommandé habituellement, et pourtant à juste titre, si l’on ne tient pas compte du contexte. Il serait dérisoire voire indécent de s’intéresser à la maladie exclusivement. Parfois le plus vital n’est un traitement médical. Mais le risque n’est-il pas grand aussi de ne plus se préoccuper que de l’aspect social des vies de nos patients les plus pauvres ? Ce qui pourrait nous mener à négliger la santé d’un patient sous couvert d’urgence sociale. Voilà qui ne sonne pas plus juste.  Si le contexte social des patients les plus pauvres nous mène parfois à modifier nos objectifs de soins, comment être certains de ne pas tomber dans une médecine au rabais pour les plus démunis ?
A trop considérer la condition sociale du patient, on risque aussi de l’y réduire. En effet, à force de ne voir que le « mode de vie » de nos patients, selon l’expression consacrée, le soignant ne risque-t-il pas d’enfermer le patient dans sa pauvreté ? En langage sociologique cela revient à le réduire à son habitus. L’habitus est un des concepts centraux de la pensée de Pierre Bourdieu. Pour lui, « les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus […] principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations […] objectivement réglées et régulières sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre » (9). Ce concept nous aide à comprendre les différences fondamentales qui existent entre les modes de vie et les attitudes des uns et des autres. Médecins, comme patients, ont leur propre habitus. Celui-ci produit des actions en même temps qu’il les explique. Prendre conscience de l’habitus de quelqu’un c’est mesurer la part d’hétéronomie qui existe dans sa vie et empêche donc le soignant de se réfugier derrière l’autonomie du patient. Les habitus, dépassant de simples habitudes, sont incorporés, c’est à dire qu’ils s’inscrivent dans le corps même des personnes. « Agissant comme une seconde nature » (10) l’habitus nous explique pourquoi certaines habitudes corporelles ou comportementales sont considérées comme allant de soi par les personnes appartement au même « champ » social. Par exemple ? l’incurie peut-être une incorporation d’une infériorité sociale, ce qui peut alors changer notre regard sur le rapport à l’hygiène de tel ou tel patient. Le corps, pour Bourdieu est un « pense-bête » du social. Il n’est que le dépositaire des « schèmes de perception et d’appréciation dans lesquels un groupe dépose ses structures fondamentales » (11) ce qui lui fait dire que « ce qui est appris par corps n’est pas quelque chose que l’on a, comme un savoir que l’on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l’on est » (12). Voilà un bon garde-fou contre la condamnation vite arrivée devant tel ou telle habitude de vie (violence, alcoolisme etc.). L’apport de la sociologie est donc précieux. Cependant l’abord sociologique condamne à une certaine immuabilité car le risque est alors de réduire l’autre à une complète hétéronomie. Cette immuabilité qui nous éloigne du regard soignant dont la visée est de modifier pour guérir ou au moins soulager. De plus, soigner chacun selon son habitus, risquerait de niveler par le bas le soin porté au plus pauvre, dans un « à quoi bon ? » réaliste, certes, mais désespérant. Double peine encore et toujours pour nos patients !  
Le soin ajusté doit donc trouver l’équilibre entre ces deux attitudes caricaturales : ne pas tout médicaliser ni tout socialiser. C’est au soignant de toujours s’adapter au patient qui lui fait face, cela nécessite donc de ne pas méconnaître le contexte et mais de ne jamais y réduire le malade. Ces deux écueils sont à éviter au niveau individuel car ils ne semblent pas être ajustés au patient. Elargis à une dimension collective, ils pourraient donner un système de soin particulièrement injuste. Or le soignant, consciemment ou non participe à ce système. Nous avons vu que la santé (selon l’OMS) est si ce n’est un état proche du bonheur, au moins une de ses conditions. La santé publique a donc quelque chose à voir avec le bien commun. Rechercher le soin ajusté en situation doit donc aller de pair avec une vision d’une certaine justice dans le soin.


Les soignants garants d’un soin juste
Le juste soin n’est pas égalitaire
Nous l’avons vu, le soignant peut pour sortir de l’impasse décrite initialement revendiquer un certain « mépris » de la condition sociale de son patient, en arguant de sa volonté de soigner « tout le monde pareil ». Bien sûr, nous reconnaissons une égale considération pour chacun de nos patients qui naissent « libres et égaux en droits » (13). Mais, comment concilier, en pratique, l’égalité de droit et les inégalités de fait, que nous ne pouvons pas ne pas voir ?  Une des façons de refuser de voir cette différence est de se réfugier derrière la liberté du patient. En ce qui concerne la santé, les patients, égaux en droits, restent libres d’adhérer ou non au soin proposé. La fameuse autonomie du patient est alors respectée. Cette autonomie, ne doit cependant pas masquer la question de la faisabilité du soin et de la « capacité d’agir » du patient. Capacité d’agir dont les plus précaires sont pourtant souvent dépossédés. Pour penser l’égalité des soins dans ce contexte, il nous faut peut-être sortir de l’opposition égalité, liberté.
Pour Will Kymlicka, dans son ouvrage Les théories de la justice une introduction, les différents courants politiques ne se distinguent pas sur le primat de l’égalité sur la liberté ou l’inverse mais ont en commun une conception de l’égalité que l’on trouve « tout autant chez un libertarien comme Nozick que chez un communiste comme Marx » (14). Ce qui les différencie, nous explique-t-il, c’est le type spécifique d’égalité requis pour aboutir à la conception fondamentale, commune mais abstraite d’égalité. Pour lui, toutes les sensibilités politiques partagent un égalitarisme au sens large. La question n’est pas alors de « savoir si nous acceptons l’égalité, mais comment nous l’interprétons » (15) et nous permet de sortir du débat stérile entre liberté et égalité et nous empêche de nous réfugier derrière la liberté pour justifier des inégalités. Dans le domaine du soin, cela rend inacceptable le fait de justifier des traitements inégaux par le libre choix du patient. Dans son ouvrage Kymlicka fait la part belle à John Rawls. L’objectif de Rawls n’est, en aucun cas, d’arriver à une situation d’égalité arithmétique parfaite. Kymlicka résume ainsi la théorie de Rawls : « une inégalité n’est acceptable que si elle bénéficie aux plus défavorisés » (16). Ce qui peut se traduire dans notre cas par : nous pouvons soigner différemment les patients les plus pauvres des autres si et seulement si cela leur profite. Cela revient à accepter et même à recommander de dispenser plus de temps et de moyens à ces patients. Un magnifique exemple d’une telle compréhension est la création en 1999 de la Couverture Maladie Universelle. Cependant ces moyens différents ne devront pas être uniquement financiers car, nous l’avons dit, la question de la pauvreté ne se pense pas uniquement en termes économiques. Du temps et des moyens humains supplémentaires pour les plus pauvres semblent donc être la base d’un système de soin rendant justice à nos patients les plus pauvres. La théorie Rawlsienne est intéressante car elle s’oppose aux théories utilitaristes si populaires en santé publique : il ne s’agit pas de regarder l’intérêt du plus grand nombre mais l’intérêt du plus vulnérable. Ainsi il semble que le soin juste ne soit pas égalitaire. La posture qui consiste à ne pas regarder la misère d’autrui en se réfugiant derrière sa liberté est, si ce n’est du déni, un piège tant au niveau individuel que collectif.

La maladie sociale : une question politique
La posture inverse est d’associer le patient à sa pauvreté au point de l’y enfermer, dans une démarche plus « sociologique ». Notons au passage que dans les deux postures le soignant tend à récupérer sa position de sachant que la misère lui avait fait perdre. Dans le premier cas, désintéressé par la dimension sociale de son patient, il traite uniquement de sa maladie, dans le second il se pose en sociologue pour expliquer ces habitus qui le dérange. Cette seconde posture amène le soignant à faire des patients les plus pauvres des malades de leur habitus. Au niveau collectif cela revient à définir une nouvelle maladie : la « maladie sociale ». Comme la santé est, selon la désormais connue formule de l’OMS : « un état de complet bien-être physique, mental et social », cela laisse présupposer que les maladies peuvent être physiques, psychiques et sociales. Mais qu’est-ce que cette maladie sociale ?
Prenons quelques exemples : le médecin généraliste est souvent sollicité par ses patients pour remplir des dossiers de demande d’aides, force est de constater que le motif social est souvent accepté comme « étiologie ». Plus personne ne sourcille non plus quand on hospitalise une personne âgée ou dépendante pour motif « social ». Ces exemples nous font nous rendre compte qu’il est des situations où la misère est déjà considérée comme une maladie. Comme toutes les maladies, elle pourrait avoir ses spécialistes. Certains médecins deviendraient alors des « misérologues ». Quel serait leur rôle ? Celui de soigner les miséreux ou d’éradiquer la misère ? On conviendra que l’existence d’une telle spécialité serait stigmatisante pour les patients et ne ferait qu’accroître l’exclusion dont ils souffrent déjà. Bernanos, visionnaire, avait prédit cet amalgame entre pauvreté et maladie et prévoyait le mépris qui y serait attaché. « Rien de plus facile, en somme, que leur laisser entendre que la pauvreté est une sorte de maladie honteuse, indigne des nations civilisées, que nous allons les débarrasser en un clin d’œil de cette saleté-là » (17).
La Charte d’Ottawa listait, en 1986, les conditions indispensables à la santé parmi lesquelles on peut lire : « se loger, accéder à l’éducation, se nourrir convenablement, disposer d’un certain revenu, avoir droit à la justice sociale et à un traitement équitable » (18). Ce document stipule d’emblée que « la promotion de la santé ne relève donc pas seulement du secteur de la santé » (19). Il y une dimension éminemment politique de la santé. Toutefois si l’injustice sociale, la faim, l’absence de logement, de revenus ou d’éducation deviennent, deviennent non plus des facteurs de maladie, mais les symptômes d’une maladie sociale, le politique devient médical. Cette démission potentielle du politique augmente encore la responsabilité du soignant qui s’en trouve épuisé et dans une position d’ultra domination malsaine. Amalgame entre médical et politique qui fait dire, peut-être à juste titre, à Ivan Illich que « les médecins contemporains […] se conduisent en agent du pouvoir politique » (20).
Faire de la pauvreté une maladie ne semble donc guère ajusté, ni pour le patient stigmatisé et condamné à une pathologie incurable, ni pour le soignant qui se retrouve alors dans une posture d’ultra domination. « Le pouvoir donné aux médecins de dire où sont et quels sont les besoins ne fait qu'élargir la base sur laquelle ils peuvent s'appuyer pour rendre leurs services » (21) nous dit encore Illich dans son essai Némésis médicale. En pointant du doigt les abus de pouvoir contenus en puissance dans l’actuelle médecine, il cherche plus généralement à nous alerter des dangers d’une « pan-médicalisation » de la société. Cela nous ferait courir le risque d’une société particulièrement injuste. Pour illustrer ce risque, il prend l’exemple de la vieillesse et du vieillissement dont la société et les médecins d’aujourd’hui ont fait un « problème gériatrique » (22). Quelles sont les conséquences pour nous aînés ? Cela, conduit, outre à les cloîtrer, à accroître les inégalités puisque, « le vieillard riche est en mesure d’éviter le service médical totalitaire auquel le pauvre échappe avec d’autant plus de difficulté que la société est riche » (23). Illich critique ainsi, dès les années 70, le « contrôle social par le diagnostic » (24). En effet, à tout médicaliser, on crée des « catégories de patients » (25) à l’intérieur desquelles « nait et se renforce la stratification hiérarchique établie par l’école, le salaire et le statut » (26). Ces derniers critères, nous nous en doutons, ne seront jamais à l’avantage de nos patients défavorisés.
De plus, les rendre « malades » les condamne à une dépendance de plus : celle au système de soin. Or, participer à la sortie de la misère de quelqu’un c’est chercher à le rendre plus indépendant, que ce soit en terme financier, éducatif, d’accès au logement ou de santé. Cette dépendance supplémentaire semble donc particulièrement injuste. Comment, en ajoutant encore de la dépendance, participerions-nous à l’émancipation de quelqu’un ? C’est ce qu’Illich dénonce vivement en critiquant l’évolution de la médecine actuelle. Ainsi, écrit-il que « la prolifération des professionnels de la santé n'est pas seulement malsaine parce que les médecins produisent des lésions organiques ou des troubles fonctionnels, elle l'est surtout parce qu'ils produisent de la dépendance. Cette dépendance vis-à-vis de l'intervention professionnelle tend à appauvrir l'environnement social et physique de ses aspects salubres et curatifs, bien que non médicaux, tout en diminuant les possibilités organiques et psychologiques que les gens ordinaires ont de faire face et de s'adapter » (27). Double peine une fois de plus pour nos patients les plus pauvres !
La question pour nous, soignants, est de savoir si nous avons conscience de ce pouvoir et si nous voulons vraiment de cette fonction ? Si tel n’est pas le cas, à nous de trouver des moyens de renvoyer au politique ce qui lui appartient. Les collectifs qui ont émergé notamment pendant la pandémie illustrent cette reconnaissance de la dimension politique du soin et la volonté de la faire remonter aux autorités adéquates. Pour éviter de donner raison à Illich, reconnaissons aussi que nous ne sommes pas formés à l’accompagnement social. La grande pauvreté de certains patients est alors l’occasion de collaborer avec les travailleurs sociaux dont c’est le métier. De nombreux centres médico-sociaux œuvrent au quotidien à un accompagnement global des personnes subissant misère et inégalités. A nous dans le concret de nos situations professionnelles de trouver les moyens de travailler ensemble.
Prendre conscience des écueils contenus dans telle ou telle façon de soigner est un premier et nécessaire pas à la recherche de la position juste en situation.  C’est là une vigilance à garder toute une vie professionnelle. Ainsi, à la recherche du juste soin, c’est-à-dire du soin juste et ajusté, le soignant doit sans cesse chercher la position qui ne médicalise pas trop les questions sociales sans socialiser à outrance les questions médicales. Il en va de la santé du malade le plus pauvre et de la justice du système de soin, dont le soignant ne doit pas ignorer qu’il est un acteur plus qu’un rouage. Quelques attitudes nous semblent pouvoir aider le soignant à tendre vers ce juste milieu, au sens aristotélicien du terme.


Être enseigné par le malade
Nous avons vu combien il est tentant d’aborder le soin porté aux patients les plus pauvres via leur contexte de vie. La sociologie a cela de bon qu’elle nous permet d’appréhender les habitus et donc le mode de vie de nos patients. Mais, un des reproches que nous pouvons faire la sociologie est que l’objet même de cette science vient du présupposé de l’inégalité. C’est ce que tâche de démonter Jacques Rancière en partant de la dialectique du maître et de l’élève. Il montre combien l’inégalité demeure paradoxalement dans la logique même de l’émancipation.  D’après lui, le rôle du maître, dans la relation pédagogique, est « de supprimer la distance entre son savoir et l’ignorance de l’ignorant. Ses leçons et les exercices qu’il donne ont pour fin de réduire progressivement le gouffre qui les sépare. Malheureusement, il ne peut réduire l’écart qu’à condition de le recréer sans cesse » (28). Il écrit aussi : « on sait que la science sociale s’est fondamentalement occupée d’une chose : vérifier l’inégalité. Et de fait elle l’a toujours prouvée » (29). L’idée originale de Rancière c’est de mettre l’égalité au départ et non à l’arrivée d’une situation donnée. Pour lui, c’est la seule condition de possibilité de l’émancipation. Ainsi seul un maître ignorant se trouve en position d’égalité avec ses élèves et peut donc participer à leur émancipation réelle. Par analogie, la misère nous met en position d’être des « non-sachants » elle nous permet donc, malgré nous, de nous trouver en situation d’égalité relative avec le patient. Peut-être est-ce là une voie vers la juste position recherchée : avoir l’humilité d’apprendre de ceux qui subissent la misère. En effet en la subissant, ils y résistent. Cette résistance peut être une connaissance. Peut-être ont-ils à nous apprendre les solutions qui s’imposent ?  Leur offrir, dans la relation thérapeutique, le rôle du résistant, du combattant, les restitue dans leur capacité d’agir. La misère porterait en elle sa propre capacité d’émancipation.  C’est là la ligne directrice d’ATD Quart Monde, dont l’objet est justement d’éradiquer la misère. C’est faire sienne la formule qu’aimait à redire son fondateur, Joseph Wresinski : « les pauvres sont nos maîtres (30) ! »


La justice comme équité
Pour Simone Weil, « l’égalité est un besoin vital de l’âme humaine. Elle consiste dans la reconnaissance publique, effective, exprimée réellement par les institutions et les mœurs, que la même quantité de respect et d’égards est due à tout être humain, parce que le respect est dû à l’être humain comme tel et n’a pas de degrés » (31). Pour elle, le sentiment d’injustice, et donc d’inégalité, vient du fait que les différences nécessaires qui existent entre les hommes sont vécues comme des différences de respect. Pour cela ne soit pas senti comme une différence de respect il faut s’efforcer, « de combiner égalité et différence ». Parmi les moyens à notre portée pour établir cet équilibre, la philosophe nous rappelle que la première méthode est la proportionnalité, et elle l’applique en premier lieu aux responsabilités : « elle imposerait des charges correspondantes à la puissance » (32). Ce qui revient à dire qu’à moyens inégaux doivent être demandées des actions inégales. Ainsi au soignant, en situation de puissance supérieure par son savoir mais aussi par sa situation sociale, il incombe une charge, une attention plus grande vis-à-vis du patient plus celui-ci est vulnérable. Loin de nous l’idée de justifier un paternalisme autoritaire, mais notre responsabilité devrait être engagée d’autant plus que grandit la misère du patient. Ce serait lui rendre justice. Cela n’est pas sans rappeler la vision aristotélicienne de la justice : « voilà ce qui est juste : le proportionnel. Ce qui est injuste, en revanche, c’est ce qui est disproportionnel » (33). La proportionnalité a donc pour fonction d’équilibrer les déséquilibres, les inégalités. Il utilise pour cela le mot « epieikia » que Bodéüs traduira par « honnêteté » et d’autres par « équité ». Celle-ci est,« un correctif de ce qui est légalement juste […] un correctif de la loi dans les limites où elle est en défaut en raison de son universalité » (34). Cela nous permet d’accepter une différence dans la façon de soigner nos patients les plus pauvres notamment en y consacrant plus de temps et de moyens. Ricoeur, dans Soi-même comme un autre, insiste sur l’importance de la supériorité de l’équité sur la justice car elle a « la fonction singularisante de la phronesis ». Or, la rencontre du médecin avec son malade est qualifiée de face-à-face singulier, la singularité est donc le lieu où il exerce son métier. L’équité doit donc être l’horizon de sa justice. Cela lui permet d’éviter les écueils précédemment décrits où égalitarisme et indifférence sont mépris de la singularité du patient sous couvert d’universalité. Peut-être la question à se poser, en situation est : dans quelle mesure ce soin, cet accompagnement, cette relation, ce face à face est-il singulier ? Gageons que cela garantisse une certaine équité.
La justice, dans sa dimension d’ajustement et son invitation à l’équité singularité habite le cœur même de nos métiers, dans la relation soignant-soigné. Charge au soignant de préserver ce face-à-face, de lui dédier le temps nécessaire, de l’habiter avec une position humble « du plus petit vers le plus grand », pleine de sollicitude (36). Peut-être est-ce pour cela, que le docteur Delbende, dans le Journal d’un curé de campagne, connu pour soigner les plus miséreux, déclare : « Je ne suis pas de ces types qui n’ont que le mot de justice à la bouche » (37) et nous apprend dans la même conversation que la devise qu’il s’est choisie est : « Faire face. (38). »


Du métier de soignant au métier d’homme : le rôle politique du soignant ?
Ainsi, le soignant peut dans le face à face qui l’unit au patient, aussi pauvre soit-il, participer à un soin juste, s’exercer au juste soin, c’est là son métier de soignant. Nous l’avons vu, en filagramme dans cet article, c’est aussi son « métier d’homme » qui est questionné par la misère d’autrui. Eradiquer la misère est le premier devoir social écrivait Péguy et après lui de nombreuses institutions ou associations. Bachelard, dans la préface de Je-Tu reprend les mots de Buber pour dire cette corrélation entre la chose publique et la situation singulière : « La chose publique, la chose résistante entre toutes, c’est là l’épreuve essentielle de l’homme au singulier » (39). Cette épreuve du singulier n’est donc jamais peine perdue, elle est notre participation, à notre petite mesure, à la vie publique. Bachelard nous invite dans ce même texte, à la suite de Buber, à ne pas « manquer au devoir de substituer à ce qui est ce qui devrait être » (40). Voilà un bel enjeu pour nos futures consultations.
En cherchant un soin juste et ajusté dans sa relation avec chaque patient, le soin peut être pour le patient une voie d’émancipation et pour le soignant l’occasion de s’accomplir dans sa vocation de soignant mais aussi dans son métier d’homme. La grande pauvreté agit alors comme un révélateur de cette dimension politique du soin. Pour éviter les nombreux écueils qui le guettent dans le soin à porter aux patients subissant la misère, le soignant peut se rappeler la formule de Simone Weil quant à l’obligation : « c’est donc une obligation éternelle envers l’être humain que ne pas le laisser souffrir […] quand on en a l’occasion de le secourir » (41). Voilà une bonne question à nous poser en situation clinique : de quoi le soin (aujourd’hui et avec ce patient-là) est-il l’occasion ?

 


BIBLIOGRAPHIE
(1) Quelques exemples disponibles en ligne : Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale : onpes.gouv.fr/Rapports du SAMU Social : www.samusocial.paris/lobservatoire
ATD-quart monde : www.atd-quartmonde.fr/publications/
(2) La Constitution a été adoptée par la Conférence internationale de la Santé, tenue à New York du 19 juin au 22 juillet 1946, signée par les représentants de 61 Etats le 22 juillet 1946 et est entrée en vigueur le 7 avril 1948.
(3) Péguy C., De Jean Coste, gallimard, Paris, 1938, p. 16.
(4) Idem, p. 21.
(5) ATD Quart Monde et Oxford University, « Les dimensions cachées de la pauvreté »  disponible en ligne sur : www.atdquartmonde.fr/wpcontent/uploads/2019/05/DimensionsCacheesDeLaPauvrete_fr.pdf, p. 4.
(6) Péguy C., De Jean Coste, Paris, gallimard, 1938, p. 18.
(7) Weil S., L’Enracinement, Paris gallimard, 1990.
(8) Conseil National de l’Ordre des médecins, Code de déontologie médicale, 2021, article 7, disponible en ligne : www.conseil-national.medecin.fr/sites/default/files/codedeont.pdf
(9) Bourdieu P., Le sens pratique, Ed. de Minuit, 1980, pp. 88-89.
(10) Chauvaine C. et Fontaine O., Le vocabulaire de Bourdieu, Paris, Ellipses, 2003, p. 50.
(11) Bourdieu P., Le sens pratique, op. cit., p. 122.
(12) Idem., p. 123.
(13) Article 1er de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 disponible en ligne sur : www.legifrance.gouv.fr/contenu/menu/droit-national-en-vigueur/constitution/declaration-des-droits-de-l-homme-et-du-citoyen-de-1789
(14) Kymlicka W., Les théories de la justice une introduction, Ed. de la découverte ; Paris, 2003, p. 11.
(15) Idem., p. 12.
(16) Idem., p. 65.
(17) Bernanos G., Journal d’un curé de campagne, 1936, Librairie Plon, Paris, p. 71.
(18) La Charte d’Ottawa a été adoptée le 21 novembre 1986 lors de la Première Conférence Internationale pour la promotion de la santé (OMS) disponible en ligne sur : www.euro.who.int/__data/assets/pdf_file/0003/129675/Ottawa_Charter_F.pdf
(19) Ibid.
(20) Illich I., Némésis Médicale, Paris, Ed. du Seuil, 1975, p. 75.
(21) Idem, p. 54.
(22) Idem., p. 64.
(23) Ibid.
(24) Idem., p. 61.
(25) Idem., p. 64.
(26) Idem., p. 66.
(27) Idem, p. 55.
(28) Rancière J., Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éd., 2008, p. 14.
(29) Rancière J., Aux bords du politique, Paris, La Fabrique éd., 1998, p. 84.
(30) Il emprunte la formule à Camille de Lellis (1550-1614) qui fonda en 1582 en Italie un ordre religieux pour le soin des malades (Camilliens)
(31) Weil S., L’enracinement, op. cit., p. 26.
(32) Idem., p. 28.
(33) Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., 1131 b 17-19, p. 240.
(34) Idem., 1137 b 10-29, pp. 280-281.
(35) Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Paris, Ed. du Seuil, 1990, p.304.
(36) Idem, p 222
(37) Bernanos G., Journal d’un curé de campagne, p. 101.
(38). Ibid.
(39) Buber M., Je Tu, p. 31.
(40) Ibid.
(41) Weil S., L’Enracinement, op. cit., p. 13.

 

]]>
news-4839 Mon, 03 Apr 2023 10:56:26 +0200 Un livre de Jean-Yves L'HOPITAL, conférencier du mercredi 12 avril 2023 à l'Ecole des Ingénieurs de la ville de Paris https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-de-jean-yves-lhopital-conferencier-du-mercredi-12-avril-2023-a-lecole-des-ingenieurs-de-la-ville-de-paris Jean-Yves L'HOPITAL Nous avons partagé le quotidien de nos jours. Le dialogue incessant entre l'élève et le professeur, L'Harmattan, 2021.

 

Un professeur de philosophie revient sur sa vie consacrée à l'enseignement. Il s'adresse à un élève symbolique, Benoît, qui représente tous les élèves et étudiants avec lesquels il a cherché à dialoguer. Que dire de la diversité et de la profondeur des entretiens multiples entre le professeur et ses étudiants ? Cela suppose évidemment des deux côtés une grande ouverture d'esprit pour accueillir sans préjugés préalables des convictions parfois très éloignées des siennes.
Ce professeur a au moins acquis la conviction que la vraie richesse est dans l'échange, l'échange constant dans une vie où tout est partagé.

]]>
news-4838 Mon, 03 Apr 2023 10:48:27 +0200 La vertu de tact en médecine https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/la-vertu-de-tact-en-medecine Une vertu essentielle

Par Stéphanie LÈBRE


Diplômée infirmière en 2002, Stéphanie LÈBRE a exercé dans des secteurs de soins très variés. Depuis 6 ans, elle occupe pour le Pôle de Santé du Plateau (Hauts de Seine), la fonction de coordinatrice de soins au sein d'un soin de suite et réadaptation à orientation cancérologique et soins palliatifs.

Article référencé comme suit :
Lèbre, S. (2023) « La vertu de tact en médecine » in Ethique. La vie en question, avril 2023.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

« Le tact est une qualité qui consiste à peindre les autres tels qu’ils se voient. »
Abraham Lincoln.

 

« Dîtes-moi la vérité docteur ! » Voilà une injonction qui semble définir ce qu’attendent aujourd’hui les patients du médecin et plus généralement de la médecine. Une transparence totale sur leur état de santé, sur l’évolution d’une maladie, un pronostic sombre. Si à la lumière de la pensée kantienne la vérité se pose en impératif moral inconditionnel, nous sommes en droit de nous demander quelle valeur éthique cette dernière possède, dans son essence, dans la manière d’en user, dans les fins recherchées. Aussi, il nous semble que la vérité ne peut pas faire cavalier seul. Le tact nous apparaît être le compagnon de route idéal. Et si Abraham Lincoln, cité ci-dessus, qualifie le tact de qualité, nous nous permettrons d’apporter une nuance de taille en requalifiant le tact en vertu. Si les qualités sont naturelles à l’homme, la vertu exige travail, effort et recherche perpétuelle du bien. « Peindre les autres tels qu’ils se voient », parvenir à faire ce pas de côté, à comprendre l’autre dans ce qu’il perçoit de lui-même, demande nécessairement un véritable effort de recherche de justesse.

Mensonge et vérité : une fausse dualité
Nous ne ferons pas là l’apologie de la « bonne vérité » face à « l’immoral » mensonge. Non. Réduire les possibles à cette opposition de manière si tranchée n’aurait aucun sens dans la réalité contingente de la relation soignant- soigné. Si le mensonge peut être condamnable, une vérité assénée brutalement ou au mauvais moment peut avoir des effets plus dévastateurs encore. De tout temps, la question de la vérité dans le discours médical a mené à des réflexions éthiques sur les pratiques soignantes. Le rapport du médecin au malade est-il toujours marqué du sceau du discours vrai ? Les lois prônent aujourd’hui une information claire, loyale et appropriée et mettent en avant le principe d’autonomie du patient. Nous sommes face à une exigence de vérité. Pour autant, est-il envisageable de livrer chaque information au patient dès lors que celle-ci est connue du soignant ? Comment en pratique, annoncer des vérités difficiles à dire mais aussi et surtout, dures à entendre ? Comment le médecin peut-il jauger de la capacité qu’a le malade à accueillir une nouvelle grave voire condamnante, souvent violente ?
Nombre de débats philosophiques et réflexions éthiques ont été publiés ou disputés sur le mensonge. A l’image de la célèbre controverse faisant s’affronter E. Kant et B. Constant (1), l’issue semble manifestement aporétique en cela que nous trouvons autant d’arguments à défendre une position et son opposée. Alors plutôt que d’éclairer la réflexion par le prisme de la morale, tournons-nous vers ce que notre humanité nous dicte. Au regard du principe de bienfaisance, il nous semble indispensable de rechercher la juste mesure dans notre discours à l’autre. Il n’est pas de bonne ou mauvaise vérité.  Mais il est de bonnes et mauvaises manières d’en user. Le parcours de soins du patient est jalonné de moments différents qui nécessitent chacun une réflexion sur ce qu’il convient de dire ou de taire. Il s’agit donc de convenir, d’être en harmonie avec la situation, d’agir de manière adéquate. La véracité ne s’inscrit pas nécessairement ici. Si elle doit rester la lumière du phare qui guide le couple soignant-soigné dans ce périlleux voyage, elle ne doit pas devenir celle qui l’aveuglera par sa violence, finissant par faire dériver l’embarcation vers des zones d’ombres entraînant angoisse et désespoir. La relation doit se construire dans une vérité accessible, entendable et en cela, empreinte de tact.

Le tact au sens du toucher
Etymologiquement, le tact est issu de tactus. Il renvoie à la perception du toucher. A l’origine, c’était ce mot qui figurait dans la liste des cinq sens avec l’ouïe, la vue, l’odorat et le goût. C’est en ce sens que la philosophie sensualiste du XVIIIe siècle l’entendait. Il s’agissait de prendre con-tact avec les choses, c’est-à-dire de manière tactile.
Sans le toucher, l’homme ne saurait survivre. Il permet de se repérer, de sentir, d’identifier les zones de danger. Il est une appréciation du dehors avec sa difformité. Il permet d’évaluer la continuité ou discontinuité des choses, la rugosité ou au contraire la douceur. Il donne du relief au monde et permet une prise de conscience de son hétérogénéité. Il définit la frontière de notre être, la peau comme limite du moi. Notre identité corporelle est circonscrite, à l’image de l’expérience de pensée de la statue de Condillac (2), qui prend conscience d’elle-même avant tout par le toucher. Le toucher est une rencontre entre le dehors et le dedans, entre le moi et ce qui est hors de moi. Il s’agit d’une intelligence subjective, qui fait suite à la perception de la conscience que nous avons de nous-même. En cela, le tact relève à la fois du sensitif et du réflexif. Ce que nous percevons par le sens nous fait prendre conscience de ce que nous sommes un être dissociable de notre environnement.  
Le toucher nous permet d’entrer en contact physique avec l’autre. Il est une rencontre de deux peaux, de deux êtres. La frontière de la pudeur du corps est franchie. Il est question d’un partage. Dans la relation de soins, il est un sens indispensable à la reconnaissance de l’autre. Il vient asseoir la considération du soignant à l’endroit du patient, en cela qu’il le reconnaît dans sa corporalité.
Le tact a cette particularité d’appartenir au registre du tangible et à celui du sentiment. Il est primitivement le sens du toucher, mais il est aussi sensibilité, c’est-à-dire qu’il exprime ce que nous ressentons en touchant.  Sur un autre versant, le tact est un art de juger et une manière de se conduire.

Du toucher à l’intangible

« Le tact enjoint de ne pas toucher, de ne pas prendre ce qu’on prend, ou plutôt de ne pas se prendre à ce qu’on prend. Tact au-delà du contact. » (3)
Une distinction est faite entre le toucher et le tact. Le tact ne doit pas toucher. Il y a une contemporanéité entre l’action de toucher et celle de prendre, au sens de la prise de pouvoir sur l’autre. Le tact lui ne prend rien, dans la mesure où il n’est que perception. Il n’a de prise que dans le « prendre soin ».  Nous pouvons comprendre Derrida et cette idée de « tact au-delà du contact » dans notre pratique, comme une nécessité d’éclipser le corps « tangible » du patient (corps concret comme matière perceptible avec les mains) pour accéder à ce qui se trouve au-delà du corps, son intimité.
L’intangible se définit comme ce qui ne peut pas être touché par principe, ce qui échappe au sens du toucher. Le tact trouve sens ici en cela qu’il n’y aura jamais de contact. Mais il est une forme de toucher par la perception. Nous accédons à la connaissance de l’autre à distance. « Le tact, c’est toucher sans toucher. » (4).
 Le sens métaphorique que nous donnons au tact aujourd’hui est celui d'une intuition, un flair, concernant ce qu’il convient de dire ou de faire au moment opportun. Il est une saisie du sens de l’instant présent, souvent en détour ou rebond. Une faculté à l’adéquation à une situation, sans confrontation. C’est une intuition juste, tel l’eustochia (5) dont parle Aristote, alliant sagacité et vivacité d’esprit. Il conjugue finesse et justesse en étant attentif aux nuances et aux circonstances.
Avoir du tact, c’est être soucieux de notre manière de faire ou de dire. L’homme de tact attache l’éthique à la forme, de façon à avancer vers l’autre avec attention. Il s’entoure de la délicatesse. Il préserve l’autre en lui laissant un espace de liberté à différencier de la mise à distance propre au respect, en cela que cet espace prend la forme d’une proximité respectueuse. Elle s’applique à l’autre avec ses particularités, c’est une distance « personnalisée », un espace dans lequel le patient garde ses repères. Le tact est élevé au rang d’un art : celui de la distinction et de la reconnaissance de la singularité.
Le tact n’a pas l’ambition de séduire ou de faire de la rhétorique. Mais son lieu est assurément celui du langage. Il est le toucher du langage. Nous sommes touchés par les mots de l’autre. La parole empreinte de tact ne veut pas malmener et vise à donner confiance. Avec des mots abrupts, malveillants ou lâchés brutalement, nous pouvons blesser la personne à qui nous nous adressons, salir ce dont nous parlons. Avec des paroles bienveillantes et chaleureuses, les mêmes choses sont dites mais celui qui les reçoit est préservé. Notre façon de dire ou faire est ce que nous donnons à voir aux autres. Notre façon de nous exprimer est ce que nous présentons à l’autre. Se moquer de la façon de faire en revient à mépriser le regard de l’autre, ne lui donner aucune place dans la relation, à le nier. Le langage demande du tact parce qu’il consiste à aller toucher la personne où elle se trouve. A marquer la distance, tout en la franchissant. En manquant de tact, en parlant mal, nous dépassons certaines limites et ne sommes plus à notre place. Ce qui revient à manquer de respect. Rentre alors en jeu la dimension morale du langage. Parler avec tact, c’est respecter l’autre, respecter la distance qui permet d’assurer un espace de protection ou de liberté à l’autre et de le reconnaître dans sa différence. A contrario, manquer de tact consiste toujours à passer en force, ne pas tenir compte de l’autre. Le manque de tact s’accompagne de violence, violence que Kant oppose au respect. Le tact est un phénomène sensible au double sens de la sensualité qu’il requiert et de la moralité. Il s’agit de procéder à des évaluations morales avec sa propre sensibilité. Nous devons habiter nos façons de parler et ne pas glisser vers des façons de parler toutes faites.

Le tact n'est pas la civilité
La civilité, autant que le tact, semblent être tous deux des attitudes de considération de l’autre, une forme d’altruisme. Mais nous aurions tort de confondre l’un et l’autre. Erasme fait apparaître la civilité en publiant en 1530 De civilitate morum puerilium. Dans cet ouvrage, il nous apprend les manières et convenances à respecter pour se rendre aimable en société. Il s’agit davantage de bienséance, d’usage des règles socialement acceptables. La civilité apparaît donc comme une convention tacite des règles sociales, une conduite à ne pas enfreindre. Elle a pour mission de réguler et faciliter les échanges entre les hommes, afin de maintenir une harmonie dans la vie de la société.
 A contrario, le tact apparaît là où aucune préconisation n’existe. Il pallie cette absence. Si nous en appelons au tact, c’est parce qu’il n’existe pas de règle qu’il conviendrait de suivre. « Nous entendons par tact la sensibilité déterminée à des situations dont nous n’avons aucune connaissance dérivée de principes généraux, de même que la capacité à les sentir, elles et les comportements à s’y tenir. Ainsi appartient-il par essence au tact de rester implicite et de ne pas pouvoir accéder à la formulation expresse ou à l’expression » (6). Au-delà de la civilité, se laisse entrevoir « une politesse de l’esprit et du cœur. » (7)
Avoir du tact c’est moins avoir de bonnes manières que des manières bonnes. L’homme qui a du tact est le contraire de l’homme maniéré. L’homme de tact s’oppose au formalisme au profit de l’attachement éthique à la forme, au sens où celle-ci est une manière d’aller vers l’autre, à sa rencontre. Il y a dans le tact, une finesse, une délicatesse qui ne peut s’exprimer par un code de bonne conduite. Dès lors que nous essayerions de démontrer ce qu’est le tact, nous en manquerions indubitablement. A l’image du silence, aussitôt que nous le nommons, le tact n’existe plus. Son caractère insaisissable le rend fugace et soumis à une vigilance de tous les instants.

Une vertu de peu ?
Un peu désuet, le tact n’a pas beaucoup alimenté les ouvrages philosophiques. Ce concept n’a pas enflammé le cœur des philosophes ni donné lieu à de grands débats. Sans facette politique il ne pèse guère dans la balance face à la justice. N’ayant rien de spectaculaire, il ne peut se confronter au courage ou à la force. Non, le tact ne séduit pas les foules. C’est une petite vertu, presque invisible mais que nous ne devons pas sous-estimer ou négliger. Car il est soucieux du lien avec l’autre. C’est une vertu altruiste. L’homme qui a du tact ne cherche pas à paraître, il cède la place à ce qui l’intéresse : cet autre qui lui fait face.
Son charme réside dans cette quasi-invisibilité. Le tact s’inscrit dans la discrétion, l’humilité. Il est attentif à l’autre. « Le tact est une vertu typiquement sociale ou interpersonnelle. Sa valeur ne réside pas dans l’harmonie interne ou l’excellence de l’agent en tant qu’être humain, mais principalement dans le fait de faciliter les relations humaines (…). Il concerne la valeur de l’intimité, et exprime une attention personnelle à la singularité de la situation humaine. » (8). Avec ce souci constant de nuance et d’attention à l’autre, le tact n’est pas très éloigné de la phronésis aristotélicienne (prudence ou sagacité).
Aujourd’hui, dans une société de plus en plus individualiste où chacun recherche le bien pour lui-même, il semble absolument urgent de réhabiliter le tact. Et s’il est un lieu où nous nous devons d’en faire l’éloge, c’est bien au cœur de la relation de soins.
 
Vecteur de la confiance dans la relation de soins
La confiance se définit étymologiquement par la foi en quelque chose ou en quelqu’un. Il s’agit de se fier à l’autre, se confier. Elle est avant tout une rencontre, un partage de sensibilités. La confiance se construit en commun. Dans le monde médical, elle est un élément indispensable au couple soignant-soigné. C’est une relation humaine de réciprocité qui dans le cadre de la relation de soins demande écoute, bienveillance, respect et tact.
La médecine fut une des premières à faire une place au tact. Dans le serment d’Hippocrate, il est mentionné sous la forme d’un devoir de discrétion. Mais en filigrane de la parole hippocratique, nous voyons se dessiner l’esquisse d’une vertu de tact par la suggestion d’une conduite, d’un sens de la retenue et d’une manière de se tenir. Aujourd’hui la vertu de tact est clairement énoncée dans les codes de déontologie des métiers du soin. Le tact renvoie à l’idée du geste adéquat, de la parole appropriée. Il est une conscience aiguë de ce qu’il convient de dire ou faire et de quelle manière. Il ne nous dit pas seulement « comment faire » mais « comment bien faire ». Il est une capacité à discerner, à s’ajuster. En médecine, le tact est nécessaire pour les soins du corps et pour les soins de l’âme. Il permet de pressentir le moment où nous pouvons engager notre parole. Il s’inscrit dans un moment opportun. « dans l’intérêt du malade et pour des raisons légitimes, un malade peut être tenu dans l’ignorance d’un diagnostic ou d’un pronostic graves » (9). Cette phrase extraite du code de déontologie médicale exprime de manière implicite le devoir de tact du médecin. Il ne s’agit pas de cautionner le mensonge, mais de savoir reconnaître au patient la possibilité ou non d’entendre une douloureuse vérité. C’est un acte d’altruisme pur, qui n’est guidé que par le désir de justesse dans la relation à l’autre. Il n’est possible que lorsque la confiance est à son paroxysme. Le soignant doit pouvoir se porter garant d’une parole empreinte de tact. Nous le savons, la maladie est source d’angoisse et de souffrances. Dans cette aventure de vie, le patient doit pouvoir être soutenu dans ses moments de faiblesse et accompagné quand la force de vie reprend de l’ampleur. Il doit pouvoir compter sur le respect et la bienveillance du corps médical. Pour cela, il est indispensable que chaque décision soit prise après une réflexion attentive, annoncée avec une respectueuse délicatesse au moment opportun.

Contemporain du kairos
Le tact met au jour un paradoxe de la conception du temps. S’agit-il d’agir de manière fulgurante, dans l’instant ou au contraire, de faire preuve d’un doigté progressif dans l’appréhension de la situation ou de l’autre ?  De par son intuitivité, la singularité qu’il exige et la justesse qu’il requiert, le tact ne peut pas s’inscrire dans le chronos. Il trouve sa temporalité en regard du kairos.
Dans la mythologie grecque, Kairos est le dieu de l’occasion opportune. Il est souvent représenté comme un jeune homme ayant une épaisse chevelure à l’avant d’une tête chauve à l’arrière. Il s’agit de le saisir par les cheveux lorsqu’il passe…toujours vite. Avant, il est trop tôt, après, il est trop tard. C’est une allégorie de l’occasion favorable. Il est le temps de l’individu et de la société, non celui de la nature qui se trouve chez Chronos. Dans l’Antiquité, il a été utilisé dans le domaine médical chez les disciples d’Hippocrate. Ces derniers décrivaient deux manières d’échouer dans le traitement d’une maladie : intervenir trop tôt ou trop tard, alors qu’il existe un moment opportun pour soigner. Aristote est venu ensuite ériger le kairos en catégorie centrale pour faire l’analyse des actions humaines en général et en médecine en particulier :« pour juger de l’opportunité, il y a […] en matière de maladie, la médecine ; et pour juger de la mesure, il y a en nutrition, la médecine et en matière d’efforts, l’éducation physique.» (10)
Cet instant fugace mais essentiel, est soumis au hasard des conditions mais lié à l’absolu. En effet, le kairos relève de la nature des choses, d’un sentiment, mais aussi du savoir comme la connaissance du médecin. Le kairos n’est rien sans le savoir qui permet de le reconnaître. Un homme non éclairé ne reconnait pas le kairos qui lui apparaît comme un événement parmi d’autres. Pour celui qui sait, il est ce qui lui révèle son propre savoir. L’art de saisir l’occasion n’est pas une science exacte. Cela réclame de la finesse, de l’intuition. Le médecin, en plus des éléments tangibles dont il dispose, des résultats scientifiques qui prouvent l’avancement de la maladie ou l’inefficacité d’un traitement, doit savoir mettre ses sens en éveil pour mieux voir, entendre, sentir le patient afin de lui annoncer au moment le plus juste sa décision. Le kairos nous apparaît être un élément constitutif du tact, pour ne pas dire essentiel.  

Conclusion
Le tact serait donc une intuition, s’entourant de délicatesse et de doigté. Il repose également sur la connaissance et s’inscrit dans le registre de l’intelligence. Celui qui fait preuve de tact se rapproche du phronimos, cet homme vertueux décrit par Aristote (11) qui possède le savoir et la maîtrise du kairos.
Certains l'accuseront d’être un moyen de légitimer le mensonge, d’être l’alibi d'un manque de courage du mot qui fait mal, que nous ne voulons pas dire ou entendre. Nous savons que nommer les choses les fait exister et qu’il est souvent difficile d’énoncer la parole qui plongera le patient dans la peur, l’angoisse et la tristesse. A partir de l’annonce d’une vérité douloureuse, nous soignants, avons conscience de matérialiser une fracture dans la vie du patient. Il y aura un avant et un après ce moment pour le patient et son entourage. Mais ne nous y trompons pas. Le tact prend justement toute sa valeur ici. Au sens où il s’utilise avec justesse et donc respect, conditions indiscutables à la confiance. Et c’est ce que nous attendons d’une relation de soins :  une confiance réciproque basée sur un respect mutuel.  Dans notre questionnement de départ, la dualité n’oppose pas l’obligation de dire la vérité à celle de proscrire le mensonge. La loi elle-même nous met face à des injonctions paradoxales : elle incite à la transparence mais permet de ne pas tout dévoiler. Notre réflexion porte sur cette nécessité de questionner l’éthique dans la difficile relation soignant-soigné, dans un parcours où certaines vérités doivent être dites. Comment s’assurer d’adopter la bonne posture ? Une juste mesure est à rechercher. Ce parcours est à inventer à chaque nouvelle relation soignant-soigné. Il se doit d’être singulier, unique, et nécessite un engagement sincère. Dans cette rencontre à deux, la confiance est le socle qui offrira une base et des appuis solides pour évoluer ensemble dans le respect de la relation qui lie le soignant au patient. Rien n’est acquis. Chaque nouvelle vérité est un nouveau moment de doute où le médecin doit engager sa réflexion et chercher le moyen le plus juste d’annoncer l’information au patient. C’est ici que le tact s’élève au rang de vertu.

 

Notes
(1) Constant B. / Kant E., Le droit de mentir, recueil, Clamecy, Mille et une nuits, 2003.
(2) Condillac E., Traité des sensations, 1754.
(3) Derrida J, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000.
(4) Van reeth A /Fiat E, La pudeur, Paris, Plon, p120, 2016.
(5) Aristote, Ethique à Nicomaque 1142 b 5 ; trad. Richard Bodéüs, Paris, Flammarion, 2004, p.323 et Aristote, Seconds Analytiques I 34 89b, trad. Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 2005 p.237.
(6) Gadamer H-G, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, coll. L’ordre philosophique, §22,32, 1996, p.32.
(7) Bergson H., La politesse in Ecrits Philosophiques. Présentation F.Worms. Paris, PUF quadrige Les Grands Textes, 47-58, 2011.
(8) Heyd D., Tact: sense, sensibility and virtue. Inquiry, vol.38, n°3, pp.217-231, 1995 (cité in E. Prairat, « Reconsidérer le tact », Recherches & éducations, Juin 2017).
(9) Ordre National des Médecins, Code de déontologie médicale, figurant dans le Code de la Santé Publique sous les n° R.4127-1 à R.4127-112, édition février 2021.
(10) Aristote, Ethique à Nicomaque 1096 a 33-34 ; trad. Richard Bodéüs, Paris, Flammarion, 2004, p.61.
(11) Idem, concept philosophique employé par Aristote pour définir l’homme qui parvient toujours à percevoir où se situe le juste-milieu, cette médiété qui n’est pas la tiédeur mais qui consiste à trouver la juste mesure entre le vice par excès et le vice par défaut.

 

]]>
news-4708 Thu, 02 Mar 2023 16:54:24 +0100 Un livre d'Elsa GODART https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-delsa-godart De l’anonyme le plus discret au professeur le plus admiré, nombre d’entre nous cherche son quart d’heure de gloire. Ce penchant, exposé, exploité et nourri par la présence des médias et des réseaux sociaux dans notre quotidien devient un phénomène de société majeur. Quelle est l’origine de ce besoin de visibilité, de cette quête insatiable de notoriété, de cette soif inextinguible de reconnaissance ? Après quoi court ce monde qui tourne autour de la popularité ?
Pour répondre à ces questions, Elsa Godart en appelle à la philosophie. Elle sonde les caractéristiques typiques d’une époque exhibitionniste et développe l’idée selon laquelle cette quête de célébrité, et plus largement de « reconnaissance », cache le vide de nos vies, nos manques-à-être, nos absences, nos vacuités, nos disparitions, nos oublis et nos contresens. Mais plutôt que de chercher à exister à tout prix, ne serait-il pas temps de recommencer à vivre ?

]]>
news-4707 Thu, 02 Mar 2023 16:45:09 +0100 Beauté du fragile : dernières nouvelles de Charles Gardou https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/beaute-du-fragile-dernieres-nouvelles-de-charles-gardou Beauté du fragile : dernières nouvelles de Charles Gardou


A propos de l’ouvrage de Charles Gardou : La fragilité de source, Ce qu’elle dit des affaires humaines, Toulouse, Erès, 2022.

Par Bertrand QUENTIN
Agrégé de philosophie,
Directeur du LIPHA (EA7373)
MCF HDR Université Gustave Eiffel

 

Article référencé comme suit :
Quentin, B. (2023) « Beauté du fragile : dernières nouvelles de Charles Gardou » in Ethique. La vie en question, mars 2023.

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

 

Nous avions quitté Charles Gardou en 2012 avec un petit livre blanc intitulé : La société inclusive, parlons-en !, chez érès. Il y déployait les fondements d’une « société inclusive » qui n’en resterait pas aux mots et terminait par un plaidoyer pour la « mosaïque d’étrangetés » qui forme l’humanité – le propos étant en lien fort avec la situation de handicap. « Une société inclusive est une société sans privilèges, sans exclusivités ni exclusions » (1).
C’est avec plaisir qu’après dix années, nous retrouvons Charles Gardou avec un nouveau livre agrémenté d’une couverture reprenant un tableau délicat de Monet : « La Pie ». Le livre s’intitule La fragilité de source. Ce qu’elle dit des affaires humaines, toujours chez érès.
D’emblée nous sommes cueillis par la gravité du propos, alliée à un ton différent : celui de la confession. Gardou a pris sa retraite universitaire récemment. Il est dans la situation de celui qui veut fermer les dossiers et le faire de la bonne façon. Mais ici on pourrait presque dire qu’il ouvre un dossier plutôt qu’il ne le ferme.

 

Onze courts chapitres vont se succéder. Le premier s’intitule « A la fête ou à la peine » - sorte de préambule qui nous fait part d’une vision, ou peut-être est-ce un souvenir réel ? Au milieu des passants concentrés sur leur réveillon à venir, l’Auteur aperçoit une jeune femme « aussi vacillante que la flamme d’une bougie exposée au vent ». Ce pourrait être une dite « SDF ». « Aujourd’hui, ils veulent tout voir, sauf cet être interlope. Ils la voudraient invisible. Elle est trop visible. Ce n’est pas une femme comme il faut. Avec son allure de pantin désarticulé, elle est indésirable en ce jour de fête, qu’elle aimerait neutraliser […] Elle est en trop ; elle le sait, sans parvenir à s’y accoutumer. Elle jette des coups d’œil affolés autour d’elle. Vers qui aller ? Elle ébauche un signe, en attente d’une main tendue. Echo sans résonnance. Seulement une collection de visages inconnus et indifférents. Chacun de son côté de la vie ; chacun son Noël, doux ou amer. A la fête ou à la peine » (10). Cette jeune femme peut être la métaphore de toutes les personnes vulnérables qui ne sont pas à la fête dans notre société insuffisamment inclusive.


L’ouvrage commence donc avec cette vision qui nous rappelle le goût de l’Auteur pour les écarts en prose poétique. Charles Gardou a toujours aimé ainsi nous délivrer de petits morceaux choisis, délicats au sein de textes qui pouvaient se vouloir théoriques. Cela va avec le projet de fond de cet ouvrage dédié avant tout à « Marie, ma fille, fragile cristal de neige ». Marie sa fille diagnostiquée avec un syndrome de Rett - fluctuation génétique qui paralyse le développement mental et moteur, comme une cinquantaine d’enfants chaque année en France. Marie, dont il n’avait pas parlé, durant toutes ces années où il œuvrait sur de nombreux fronts pour promouvoir la parole des personnes en situation de handicap. « Jamais jusqu’à ce jour, je n’avais pu envisager de rompre le pacte de discrétion, tacitement scellé, pour écrire le tourbillon de pensées qu’elle nourrit en moi » (14). Pourquoi en parler maintenant ? « si l’on n’apprend jamais tout à fait à être orfèvre de sa propre histoire, peut-on couper une vision de la condition humaine et de la société de son aventure existentielle ? » (14-15). « cet ouvrage-camaïeu […] conjugue ma posture de père et celle d’universitaire » (16). Il dira plus loin : « fait-on jamais le compte de ce que l’on doit aux vies délicates, discrètes, insaisissables ? » (44).
Ayant séjourné auprès des Marquisiens, Gardou a donné à cette fille le surnom de Tahia Hanau Puna Tai (« Celle qui naquit d’une source marine »). « ce corps-à-corps avec sa fragilité de source est en quelque sorte mon plan incliné pour dialoguer avec le monde, les autres et un au-delà de moi-même » (20).


L’ouvrage n’est certes pas qu’une ode romantique à une fille aimée. Il prend acte de la difficulté de vivre qui a été échue à Marie et c’est elle qui a fait de lui, selon le terme de Pessoa, un « intranquille ». Si le visage de Marie « apparaît curieusement sans âge, il garde des expressions d’enfant à la sensibilité à fleur de peau, sans le moindre écran entre elle et ce qui l’entoure. On la dirait vouée à ne jamais sortir d’une enfance qu’elle n’a pas eue. Aussi persistante que le lierre enserrant l’arbre qui le supporte, la maladie a pris en elle ses quartiers généraux. Elle poursuit son travail de sape et, sans faire de tri, elle s’empare de tout » (21-22). « Créature innocente, elle a commencé de guingois. Comme à bien d’autres, la naissance lui a dérobé le plus sacré : son droit d’enfance, son intégrité et son futur, avec leurs présages d’espérance et de liberté » (22). On le voit, l’ouvrage ne se complaît pas à dresser un portrait ripoliné de la vie avec handicap lourd. Marie « se débat avec [son corps] contrainte à accomplir d’épuisants efforts pour s’asseoir, se lever, se doucher, s’habiller, manger, effectuer un simple geste. Elle doit se mouvoir avec des précautions d’artificier. Elle marche d’un pas heurté, en zigzag, butant au passage. Parfois, tourne sur elle-même et perd l’aplomb. Elle cherche inlassablement la bonne posture pour ne pas rompre un équilibre aussi précaire que celui d’une chaise avec un pied défaillant » (24). « Sa vie est une histoire de chutes, de précaires redressements et de maux qui la harcèlent, sans être à même de les verbaliser » (24-25). Pas de romantisme déplacé ici, pas d’ode à la différence : « Curieux programme pour une vie au rabais, amputée de sa plus grande part. Où trouver des compensations quand, seuls, des restes affleurent ? » (28). « Il est une certitude, sa vie est âpre. Ce n’est pas une fiction : le réel n’y laisse pas place à de plus douces créations de l’imaginaire » (29).


L’Auteur relate la difficulté de parler du handicap à ceux qui en sont éloignés : « je n’aurai pas raison de ceux qui, n’osant pas se risquer sur le terrain du handicap, ferment leurs écoutilles, par déni ou simple refus de voir l’évidence. L’exercice leur apparaît trop corrosif. Il leur faut s’en protéger, maintenant et à tout prix » (30-31). Les humains sont ainsi faits : tant que l’expérience ne les touche pas dans leur chair, ils ont bien du mal à être perméables à ces vies dérangeantes. Gardou relate les bribes d’une conversation au seuil d’un restaurant :

« Regardez cette jeune femme là-bas ! On ignore ce qu’elle a vraiment mais on voit bien qu’elle n’est pas normale. Elle est venue plusieurs fois déjeuner ici et ce n’est pas la seule, depuis qu’un centre spécialisé s’est implanté chez nous. Que voulez-vous, cela ne rassure pas.
-Pourquoi vous inquiéter ainsi ? Vous n’avez aucune raison d’avoir peur et de vous sentir en danger.
-Je ne comprends pas qu’ils ne restent pas dans leur institut. Leur place n’est pas au restaurant. Et puis, je ne veux pas être prophète de malheur, mais ces personnes-là, vous savez, elles ne sont pas comme nous ! »
(35-36).

        Cet échange nous dit beaucoup des angoisses des gens - qui les rendent imbéciles - et qui sont les réels obstacles à une société plus inclusive. Ces gens qui, selon la jolie formule de l’Auteur, n’arrivent pas à admettre « notre part d’argile ». Par delà l’irréductible diversité des humains Gardou rappelle ce désir identique de vivre. « [les humains] sont tous « issus de la diversité », contrairement à l’expression consacrée qui fait accroire que seuls quelques-uns le seraient […] On préfère penser que nos semblables en situation de handicap constituent une confrérie d’êtres atypiques, qui auraient l’exclusivité de la différence » (52).
        Mais pour accéder au désir, encore faut-il pouvoir bénéficier de l’accueil de la société humaine qui, après notre naissance biologique, nous fait naître une seconde fois. « [les êtres humains] sont intronisés en existence par leurs semblables. Cette gestation par autrui et par la communauté n’est pas une indulgence mais une condition première » (55-56).
        Nous sommes tous dépendants les uns des autres, mais là où nous pouvons nous représenter alternativement comme créanciers et débiteurs, les personnes en situation de handicap massif se représentent essentiellement comme des personnes débitrices. « La vie des personnes avec un polyhandicap est particulièrement susceptible d’être aliénée et transformée en « vie nue », selon les termes de Walter Benjamin. Elle est exposée à des accompagnants, parfois tentés de vouloir régner parce qu’ils « donnent ». On n’apprend des Aborigènes qu’« un don n’est un don que lorsque vous donnez à quelqu’un ce qu’il désire. Ce n’est pas un don quand vous lui donnez ce que vous voulez qu’il ait. Un don est sans attache » » (64).

 

        Gardou rappelle le vécu de tout parent d’enfant handicapé. Les métaphores de navigation au grand large abondent alors : « On reçoit le verdict du handicap comme un paquet de mer au visage, sans être préparé au flot d’écueil qui s’annoncent » (64-65). Une carapace sociale devint de mise : « On fait bonne figure, on joue la comédie de la force. Plus ou moins bien. On simule sur la scène sociale, où l’on s’applique à improviser, souvent aux dépens de soi-même, une partition acceptable, malgré un cœur et un esprit à marée basse » (65). Une légèreté a définitivement disparu. Le bonheur ne sera plus là : « La souffrance d’un enfant est une amputation d’une partie de soi. Bon an mal an, on continue sans en guérir, porté par le courant. C’est en soi, diffus, tapi dans l’ombre. Deuil jamais accompli » (66). « Nul n’est prédisposé à cette sorte de noviciat sans fin. On mâchonne sans cesse une herbe au goût amer : on avait rêvé un enfant libre et le voilà captif. On doit renoncer aux bonheurs espérés : ce dont on avait rêvé pour lui ne sera pas. Il faut se contenter de petites clartés comme autant de parenthèses : un sourire esquissé au sortir d’un bain, un plaisir gourmand au cours d’un repas, quelques instants de bien-être sous les rayons de soleil. Ce n’est pas le bonheur, mais un peu de détente » (66-67)).
        La solitude au milieu des autres est alors de mise : « En dépit de quelques présences sporadiques, familiales, amicales ou associatives, et d’une secrète complicité avec ceux qui font partie de la même communauté de destin, on s’aperçoit très vite que l’on se retrouve seul […] Un barrage sépare les parents qui peuvent tout attendre pour leur enfant, des autres qui, eux, doivent se satisfaire des petits riens qu’ils peuvent espérer pour lui » (68). Les parents d’enfants handicapés n’attendent pourtant pas de grandes phrases de compassion qui - comme Nietzsche l’avait bien vu dans le Gai savoir - sont le plus souvent les plus creuses et les plus vaines : « Elle ne méritait pas ça », « vous êtes si courageux », « Il faut l’accepter ».  Gardou fait un sort à ce lieu commun compassionnel : « la différence est une chance ». Une chance, pour qui ? Pour elle qui la porte ou pour ceux qui en parlent avec des mots aussi vite effacés que quelques traits sur une ardoise » (69). Loin des discours bravaches de plateaux télévisés, « de cette expérience sidérante qui reconfigure le parcours d’une vie personnelle et familiale où elle fait irruption, on en sort transformé mais pas nécessairement fortifié » (69). En revanche « Les plus discrets se montrent souvent les plus solidaires et les plus disponibles à offrir, sans mièvrerie, une épaule où parfois s’appuyer. Parce qu’ils écoutent plus qu’ils ne parlent, ils évitent les paroles superflues ou blessantes. C’est le sceau du respect et de l’élégance. L’excès de recommandations est pire que l’excès de retenue » (68-69).

 

        Il y aura ici aussi un mot pour les aidants, pour les professionnels qui, sans toujours le savoir, infusent de la force aux parents en déshérence. Sa gratitude reste pudique mais il monte aussitôt au créneau quand se profile le thème politique de la désinstitutionalisation pensée comme suppression pure et simple des établissements destinés aux personnes handicapées. « Le mouvement de désinstitutionnalisation, couramment caricaturé, appelle à la nuance […] On ne saurait […] assimiler toute institution à […] [des] lieux aux pratiques déshumanisantes » (71).  Les politiques de nos jours sont prompts à se saisir de thématiques qui si elles sont judicieuses pour certains enfants ou adultes capables de davantage de participation peuvent aussi lâchement renvoyer le poids financier et psychique aux familles. « Il ne suffit pas de supprimer les institutions pour assurer leur pouvoir d’agir et leur liberté de s’autodéterminer. Un biais interprétatif amène à confondre dés-institutionnalisation et dés-institution […] Non les défaire pour les défaire, mais les désenkyster, par touches successives, déterminées, réfléchies. Non les fermer mais les ouvrir sur la Cité et à la Cité, au temps et à l’espace commun […] La pluralité des situations des personnes et de leurs familles nécessite la diversification des voies offertes » (72).

        Gardou revient une dernière fois sur le débat sémantique à propos du terme « inclusion ». L’ouvrage de 2012 avait surtout mis en avant « l’inclusion » contre « l’insertion ». Ici il reconnaît les problèmes sémantiques que pose le terme. Etymologiquement « l’inclusion » a été un terme de tératologie spécifiant la  présence d’un corps étranger dans un ensemble homogène auquel il n’appartient pas et susceptible d’altérer les propriétés de l’ensemble. Le vocable paraît alors soudain moins sympathique... Gardou en revient donc au fond pour ne pas être importuné par des arguties : « il s’agit moins de les y inclure [les êtres en situation de handicap], parce qu’ils seraient par nature exclus, que de ne pas les exproprier et les déshériter » (89). Et de remarquer d’une jolie formule qu’en rester aux grands mots est souvent un leurre mortifère : « [avec] la poussée de fièvre inclusionniste […] nombreux sont ceux « en inclusion » côté jardin et « en exclusion » côté cour » (89). « Combien d’enfants dits « en inclusion scolaire », ou d’adultes « en inclusion professionnelle », présents dans une école ou une entreprise, s’y sentent relégués et désaffiliés ! » (89). Et de conclure d’une nouvelle formule bien sonnée : « La voie étroite entre, d’un côté, le Charybde d’une mise à la marge et, de l’autre, le Scylla d’une mise au format » (90).
        Il termine l’ouvrage sur l’émouvant hommage à sa fille qu’il se sent rejoindre dans la réconciliation d’un silence infini. Il est « quelque part et partout avec elle » (120).

        On regrettera quelques incursions philosophiques un peu discutables. Pascal est accusé de limiter la dignité humaine à l’exercice de la pensée. Nous avons montré dans La Philosophie face au handicap (2) qu’une pure capacité intellectuelle était vaine pour le philosophe français si elle n’était pas au service de ceux qui souffrent davantage que soi. Pascal définit une gradation des valeurs de l’existence caractérisant trois ordres distincts : le corps, l’esprit et la charité. « La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité […]  Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est un ordre infiniment plus élevé » (3) Ce n’est donc pas dans l’intellectualisme, dans une œuvre purement théorique que Pascal voit l’accomplissement humain, mais dans une vie orientée vers autrui. Les associations qui luttent en faveur d’une meilleure intégration des personnes en situation de handicap réclament certes aujourd’hui une attitude légaliste plutôt que des gestes de charité. Tout est affaire d’époque. Ajoutons que Pascal ne pense pas la souffrance des autres simplement de l’extérieur. Il a connu dans sa propre chair la situation de handicap physique (maladie chronique) voire psychique et Charles Gardou le sait fort bien puisqu’il en a fait une description marquante dans son bel ouvrage : Pascal, Frida Kahlo et les autres (4).
        On regrettera encore cette citation approximative de Descartes : « L’Homme qui se veut maître et possesseur de la nature, selon la thèse cartésienne » (39-40). Nous rappelons l’importance du « comme » chez Descartes, puisque la thèse cartésienne développée en son entier est qu’« il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et […] au lieu de cette philosophie spéculative, […] on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux […] nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (5). Le « comme » signifiant bien que l’homme n’est pas « maître et possesseur de la nature » puisque seul Dieu l’est. Nous sommes les jardiniers de la nature et nous en serons comptables à la fin. Il est dommage que Descartes serve ainsi de « tête de Turc » philosophique à tous les environnementalistes bruyants – qui sont pourtant certainement satisfaits que nous puissions faire des moulins à eaux et des moulins à vent pour moudre la farine. Mais nous nous égarons… Charles Gardou ne fait bien entendu pas partie de ces pseudos-intellectuels sectaires.
        On regrettera également quelques lieux communs ou des facilités qui semblent bien naïves lorsqu’il nous parle « des répressions militaires contre la liberté des peuples, des innocents entre les mains de bourreaux, des actes racistes ». La « diversité étouffée par les normes », « les possessions superflues qui devraient être justement redistribuées ». Ici c’est l’individualisme qui est l’origine du mal, là la hiérarchie. A un autre moment encore est regretté le temps ancien où le patriarche dirigeait la famille - sans bien voir que cela avait aussi ses faces déplorables.
        
        Qu’importe ! On pardonnera volontiers à Charles Gardou ces petites faiblesses pour souligner la richesse de ce livre qui fourmille d’anecdotes et de citations fortes : Anton Tchékhov, le chef indien Seattle, Martin Seligman et son « impuissance apprise » (« learned helplessness ») etc. Ce livre est rempli de formules élégantes marchant à pas d’oiseau pour ne pas redoubler la brutalité de la réalité qu’il nous évoque. Si le fond théorique n’est pas ici original, Gardou a sa manière à lui de le métaboliser à travers une langue, on l’a dit, poétique.
        Charles Gardou est un grand Monsieur du monde du handicap. Quelqu’un qui a eu une importance fondamentale en France en faveur de l’universitarisation de ces thèmes. Nous invitons le lecteur à le rejoindre, ainsi que sa fille Marie, avec ce petit livre délicat.


Références :

(1)    Cf : notre article de l’époque : « Si tous n’entrent pas dans la Cité, je reste dehors » in Ethique. La vie en question, avril 2013.
(2)    Quentin B., La Philosophie face au handicap, Toulouse, érès, 2013 (réédition 2017).
(3)    Pascal, Les Pensées [1662], Paris, gallimard, La Pléiade, 1954, p.1342 (Br.793).
(4)    Gardou C., Pascal, Frida Kahlo et les autres, Toulouse, érès, 2009.
(5)    Descartes, Discours de la méthode, Partie VI, AT VI : 61-62 ; I p.634.

 

]]>
news-4657 Wed, 01 Feb 2023 19:33:21 +0100 Un livre publié par Clément Bosqué https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-publie-par-clement-bosque  

L'art de diriger, contre toutes attentes. Essai sur le management en secteur social et medico-social

Depuis Platon, les philosophes s’interrogent sur la meilleure manière de diriger les activités humaines, et cherchent à définir la « vertu » de celui qui exerce l’art de gouverner. Recherche d’un « bien » transcendant, et conséquentialisme immanent, se disputent le terrain.
À ces diverses attentes (dont nous aurons à détailler les objets), le directeur est, a priori, en situation de répondre. N’est-il pas le « responsable ? » Il peut ne pas répondre du tout. Il peut répondre » à côté ». Il peut faire attendre, c’est-à-dire faire durer l’attente. Toutefois, comme on le verra, il ne s’agit jamais simplement de répondre, ou de ne pas répondre, à ce qui est attendu du directeur ; il ne s’agit pas de « donner » ou ne pas donner cette chose qui est attendue. Plus profondément, nous espérons montrer qu’il y va d’un jeu entre des attentes, exprimées plus ou moins intensément, et des réponses plus ou moins satisfaisantes. En musique, l’accord de quinte attend, irrésistiblement, la résolution sur la fondamentale. Il y a, dans l’attente, de la tension.
La direction d’établissement de soin, dans le champ hospitalier, du « care » est, toujours et partout, « attendue au tournant ».

]]>
news-4656 Wed, 01 Feb 2023 18:40:19 +0100 L’accompagnement des adultes en situation de handicap mental - au risque d’une protection abusive https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/laccompagnement-des-adultes-en-situation-de-handicap-mental-au-risque-dune-protection-abusive Par Olivier CARRÉ


Olivier Carré a été éducateur, chef de service éducatif et directeur de différents établissements dans le secteur du handicap. Ces dernières années, pour le compte d’une fondation, il a accompagné, dans un rôle de conseil des directeurs dans l’exercice de leur fonction. Il intervient, également, comme formateur auprès de travailleurs sociaux.

Article référencé comme suit :
Carré, O. (2023) « L’accompagnement des adultes en situation de handicap mental – au risque d’une protection abusive » in Ethique. La vie en question, février 2023.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

"L’accompagnement des adultes en situation de handicap mental - au risque d’une protection abusive"

 

 

Préliminaire : La manière de répondre à une demande dans un foyer de vie pour personnes en situation de handicap mental

Quatre adultes en situation de handicap mental, deux hommes et deux femmes, résidents d’un foyer de vie ont demandé un entretien au directeur. En amont de ce rendez-vous, ils se sont préparés et ils savent précisément ce qu’ils vont demander. Ils sont accompagnés par deux éducateurs qui connaissent parfaitement le but de cet entretien et qui soutiennent activement les résidents dans leur démarche. L’exposé a été rapide : Jacques, qui était chargé de formuler la demande, s’est embrouillé dans ses explications et les autres résidents n’ont pas réussi à l’aider véritablement. C’est donc Bruno, l’un des deux éducateurs, qui a explicité les propos de Jacques : les quatre résidents souhaitaient aller en boîte de nuit un samedi soir et les deux éducateurs présents étaient prêts à les accompagner dans le cadre de leur fonction. Le directeur a trouvé que c’était une bonne idée, mais qu’il en avait une, meilleure, à leur proposer : il allait se charger de louer une boîte de nuit sur une journée et ainsi l’ensemble des résidents de l’établissement pourrait en profiter. Ils auraient même la possibilité d’inviter d’autres résidents d’autres institutions. Ce serait beaucoup mieux ainsi. Le petit groupe, résidents et professionnels, a acquiescé. Quelques semaines après, une boîte de nuit avait ouvert ses portes, un après-midi. Rien n’avait été modifié à l’intérieur du dancing, seuls les verres, pour boire les jus de fruits amenés par l’établissement, avaient été remplacés par des timbales en plastique jugées moins dangereuses pour les résidents. Une soixantaine de personnes handicapées avaient bénéficié de cette journée festive, qui depuis est reconduite chaque année.  


Première proposition du concept d’« empêchement » :

A la lecture de la vignette clinique ci-dessus, le lecteur pourrait être en droit de s’interroger sur la véracité de cette dernière. L’auteur ne serait-il pas tombé dans la caricature, dans l’exagération, pour muscler son propos ? Pour nous, il n’en n’est rien, car si nous avons décidé de retenir cette situation réelle c’est qu’elle nous semble être, trop souvent, à l’image d’une réalité que nous connaissons très bien. En effet, dans les couloirs de certains établissements médico-sociaux, nous avons souvent eu le sentiment d’être dans un autre univers, à l’orée de la vie des « ordinaires ». Nous percevions, alors, les personnes handicapées, comme faisant partie intégrante d’un peuple caché, perçu comme des enfançons malhabiles introduits dans des corps de femmes et d’hommes. Parfois, nous les avons entendus murmurer quand ils étaient pris dans des pièges, par l’une de leurs pattes ; ils étaient entravés, empêchés dans leur marche en avant pour vivre socialement de façon ordinaire, car la perception de leur handicap, par leur monde environnant, ne leur permettaient pas de continuer à avancer vers le monde des « normaux ». C’est pour cette raison, que nous proposons de les nommer les « empêchés ». Nous rappelons que le verbe « empêcher » est issu du bas latin Impédicare « prendre au piège, entraver » dérivé de Pedica « piège pour prendre des animaux par la patte ».
Il est important d’indiquer que les pièges susnommés sont d’un alliage étonnant constitué, en grande partie, d’une protection à outrance, les empêchant d’accéder à des libertés essentielles. Enfin il est aussi important d’indiquer que par le passé nous avons été aussi un poseur de piège.
    Mais alors, que faut-il faire pour dépasser le stade du constat, au risque de la désespérance ?  Il nous semble qu’il faut, dans un premier temps, se poser une question simple : pourquoi peut-on être témoin d’une telle situation encore aujourd’hui ? Pour ce faire, allons voir si l’Histoire et le comportement des personnes avec handicap mental, peuvent nous donner des clés de compréhension, quant à leur situation sociale actuelle.  

 

Le poids de l’Histoire et du handicap mental

Quand nous plongeons dans le passé, nous pouvons nous apercevoir que la conception moderne du handicap (défini, catégorisé, évalué, …) ne correspond pas à celle ancienne où était mêlée une multitude de situations (fous, déficients, malades, infirmes, asociaux, …). Ainsi, cet ensemble hétéroclite subira pendant longtemps le même sort et ce n’est que par l’intervention de quelques penseurs, médecins, hommes de pouvoir, que des distinctions vont se réaliser (lentement).  Nous pouvons voir également, en filigrane de l’Histoire, que le positionnement à l’égard des personnes handicapées oscillait, entre la protection de ces dernières et la protection de la société. Bien souvent, force est de constater que c’est la communauté des gens ordinaire qui primait. Qu’en est-il aujourd’hui ?  Nous pouvons affirmer que la volonté de la société à l’égard de ces personnes est de les protéger et de les rendre libre autant que possible. Les textes de lois, les moyens mis en œuvre suffisent à en témoigner. Mais la société cherche-t-elle malgré tout à se protéger de cette frange de la population ? Rien d’explicite, au travers des textes de lois et des volontés politiques, ne va dans ce sens. Pour autant, si le lien avec le passé est ténu, il reste néanmoins véritable et, nous semble-t-il, perceptible dans certains aspects. Leur mise à l’écart dans des établissements, loin de la vie de la cité, reste bien trop souvent d’actualité et nous semble être une certaine réminiscence du passé asilaire.
   Mais les personnes en situation de handicap mental ne sont-elles pas responsables de leur situation ? Pour essayer de répondre à cette question, nous allons essayer de comprendre leur fonctionnement cognitif. Ainsi, on considère globalement que la personne utilise des traitements de l’information limités, en lien avec un déficit de l’attention sélective (les bonnes informations ne sont pas retenues), un déficit de la mémoire, un manque de stratégie cognitive. Les bases de connaissances sont pauvres et mal organisées. Par ailleurs, l’expérience de l’échec étant, de fait, fréquente, certaines difficultés non cognitives s’associent à la déficience intellectuelle : une faible motivation, une certitude anticipée de l’échec, une faiblesse du degré d’exigence, un système d’attribution des échecs inadapté (s’attribuer un échec qui est dû à l’environnement), une absence de scénario de vie. De plus, on trouve très régulièrement chez la personne déficiente intellectuelle une absence de désir qui se traduit bien souvent par l’appropriation des désirs des autres. L’émergence d’un désir propre à la personne en situation de handicap mental constitue souvent une difficulté pour nombre de professionnels. Pour la personne déficiente, le sentiment plus ou moins conscient d’être différent, les pousse parfois dans une hyper adaptation bien souvent vouée à l’échec. L’ensemble de ce qui précède, nous démontre bien que la qualité du soutien apporté à l’égard du sujet déficient est primordiale et que le handicap mental peut rendre difficile l’intégration sociale des personnes qui en sont porteuses. On voit aussi à cette occasion que ces personnes ont besoin d’être protégées au risque d’une mise en danger évidente. Par ailleurs, au regard de ce qui précède, elles ne peuvent pas être responsables de leur position sociale dégradée qui est inhérente à une déficience intellectuelle que l’on nomme handicap dans notre société ; une communauté d’hommes qui prône la rapidité, la performance, la réussite. Mais alors, quelle est leur place véritable ?

 

La liminalité

Dans les sociétés traditionnelles, quand un enfant doit acquérir le statut d’adulte, il entre pendant un temps déterminé dans une phase liminale où détaché de l’état de l’enfance, par un rite, il subit une préparation à la vie d’adulte. Avant de naître à une sorte de nouvelle vie, il subit une mort sociale temporaire qui autorise cette mutation. Une fois cette phase terminée, il entre dans le statut d’adulte, grâce à de nouveaux rites de passage. Selon Robert Murphy, anthropologue et handicapé, qui a développé ce concept par rapport aux personnes handicapées, celles-ci sont dans une situation intermédiaire entre deux statuts de validé. On dit, alors, que les sujets sont dans un état liminal dans la mesure où ils sont « sur le seuil » de la société. Selon Robert Murphy : « les handicapés à long terme ne sont ni malades ni en bonne santé, ni morts ni pleinement vivants, ni en dehors de la société ni tout à fait à l’intérieur (1). »
   Si ce concept de liminalité, nous semble bien être en lien étroit avec la situation clinique que nous avons décrite, il nous faut poursuivre notre réflexion avec les rites de maintien décrit par Paul Fustier (2). Ces rites n’ont pas pour objet de produire une transformation de l’identité des participants, ils visent au contraire à montrer que rien ne bouge, que le présent coïncide avec le passé. Notre situation clinique nous semble être le parfait exemple d’un rite de maintien. Alors que le fait d’aller en boîte de nuit pour la première fois peut, dans une vie ordinaire, être vécu comme un rite de passage vers la vie d’adulte, dans cette situation il n’en n’est rien. En effet, à cette occasion nous ne sommes pas dans une dynamique de l’ordre d’un rite de passage, car ce qui est visé par cette « sortie boîte de nuit » n’est pas un retour dans le milieu d’origine avec un statut nouveau (celui d’adulte par exemple), mais à une action qui permet de maintenir une situation en l’état. Les personnes concernées vivent alors une expérience de ségrégation qui accentue les caractéristiques de leur handicap et les maintient dans cette situation de liminalité. A la manière de Paul Fustier, nous pourrions dire qu’un groupe d’adultes en situation de handicap mental pour lequel on organise une vie collective qui se situe dans « l’entre-soi » vit une expérience d’exclusion qui rend impossible un changement de position ou d’identité et est victime, par là-même, d’une forme d’injustice sociale.    

 

Le concept de capabilité

Aussi, afin de promouvoir la justice et éliminer, par là-même l’injustice touchant les adultes handicapés mentaux, il nous semble intéressant de nous appuyer sur le concept de capabilité de l’économiste Amartya Sen (3) ; les analyses de ce dernier s’inscrivent dans les perspectives théoriques de John Rawls (4) même si son modèle veut s’en démarquer. Selon ce concept de capabilité, le bien-être d’une personne ne peut être évalué en fonction de son utilité ou des ressources dont elle dispose mais au regard de sa liberté effective à accomplir son projet de vie. Selon A. Sen, la véritable égalité à chercher, et par là-même la vraie justice à atteindre, est celle des capabilités. La valeur de ces dernières est le degré selon lequel l’individu peut choisir la forme de sa vie. La liberté effective des individus fait ainsi partie des responsabilités sociales d’une société à l’égard de ses membres. Le rôle de chacun des acteurs entourant les personnes en situation de handicap mental est ainsi à réinterroger.

Il faut demander aux personnes handicapées comment penser leur accompagnement.    
Il faut mettre en exergue la nécessité de ne jamais « oublier la personne en situation de handicap mental ». En effet sans volonté malveillante, bon nombre de personnes de son environnement peuvent ne s’arrêter qu’aux apparences d’une personne handicapée, qui dans une volonté d’être « aimée », va épouser les désirs des autres, quitte à gommer les siens et à les laisser pour mort-nés ; l’exemple de la vignette clinique semble aller dans ce sens. Mais cette forme d’hyper-adaptation n’est-elle pas une nouvelle forme d’« empathie égocentrée (5) » ? Ce concept, développé par Bertrand Quentin, indique que les personnes valides qui essaient de se mettre à la place des personnes handicapées le font, bien souvent, « en conservant les réflexes de la personne valide » ; c’est une empathie faite de projection illusoire qui ne traduit pas les souhaits, les désirs, de la personne handicapée mais ceux de la personne qui exerce cette forme d’empathie.
   De façon surprenante, Alexandre Jollien, qui a vécu dix-sept dans une institution pour personnes handicapées moteur cérébral, nous montre à voir que le problème de l’empathie égocentrée n'est pas l’apanage de la personne valide : « Mon histoire m’a sensibilisé à certains mots trompeurs. Souvent, je procède par raccourcis ou analogies, je projette, je déforme, je me mets à la place de l’autre. Le danger est évident : attribuer aux autres les caractéristiques de mon mental (6). » En tout état de cause, les mêmes maux provoquent les mêmes effets : l’incapacité de comprendre véritablement « l’autre » ; « l’empathie égocentrée partagée » peut fausser notre compréhension de la personne handicapée, qui en voulant se mettre « à notre place » nous brouille les pistes qui nous permettraient de mieux la comprendre. Pour faire face à cette difficulté, il faut alors être tout ouïe afin de percevoir, dans les propos énoncés, les subtilités qui doivent nous permettre d’atteindre l’essence même du sujet et, par là-même, ses véritables désirs. Mais, s’il est essentiel de prendre en compte les paroles des personnes avec un handicap mental, comment faire avec celles qui ne peuvent pas s’exprimer oralement ?   
   En tout premier lieu, il nous semble important d’enfoncer une porte ouverte au sujet des personnes qui ne s’expriment pas oralement : ce n’est pas parce qu’elles ne parlent pas qu’elles n’ont rien à dire ! Aussi, peu importe la gravité du handicap, il faut absolument se demander de quelle manière on peut accéder à l’humanité de la personne qui ne parle pas afin de l’autoriser à faire des choix, si petits soient-ils, qui lui permettent de satisfaire à des souhaits, de répondre à des désirs. En la matière, il faut être inventif, ne jamais se résigner à l’avance.   Aussi, il nous faut évoquer la maïeutique. Cette méthode qui désigne l’art de la sage-femme ; l’histoire veut que la mère de Socrate fût accoucheuse et que le philosophe, par analogie, se veuille, quant à lui, l’accoucheur des âmes. Ainsi, Socrate aide ses interlocuteurs à accoucher de la vérité qu’ils portent en eux. Il ne vise pas à imposer un discours mais cherche à développer chez chacun l’autonomie intellectuelle qui mène à la vérité.
   Bien évidemment, la méthode de la maïeutique doit être prise avec précaution car les fragilités cognitives des personnes concernées pourraient rendre difficile la démarche. Néanmoins, faire confiance à la personne, agir avec humilité, écouter avec attention, nous semblent être les préalables d’un bon accompagnement. L’accompagnement, « d’inspiration maïeutique », mis en œuvre ainsi, ne pourrait-il pas être à l’origine de l’accouchement des désirs des personnes handicapées ? On ne parlerait plus alors des désirs morts/nés mais des désirs pleinement vivants, pleinement exprimés. Dans ce registre, la famille a un rôle essentiel ; sa qualité d’écoute, en raison de son expertise, est fondamentale pour la bonne qualité de vie de leurs enfants.   Mais les familles, ne peuvent-elles pas, pour certaines, les empêcher de faire de véritables choix de vie ?

 

Il est nécessaire d’aider les familles

Il n’est pas question de généraliser des propos qui seraient injustes. Pour autant, l’influence de la famille n’est pas toujours positive, et peut amener, parfois, des conséquences graves. Pour expliciter notre propos, nous allons évoquer des mesures de protection exercées par les parents à propos du sujet, épineux, de l’argent laissé à disposition des personnes handicapées. Il est important de noter que la loi n° 2007, du 5 mars 2007, qui régit les mesures de protection des majeurs protégés, a inscrit un principe de priorité familiale dans l’exercice des mesures de protection.   
   Dans les établissements, la majorité des usagers bénéficie d’une protection juridique exercée par leur famille. Dans le meilleur des cas, le tuteur familial apparaît comme un véritable « ange gardien » donnant les moyens de réaliser des projets, de vivre sa vie d’adulte, à l’aide de son argent. Dans le pire des cas, l’ange gardien se transforme en gardien de prison, lui empêchant toute manipulation d’argent significative, rationnant tout pour constituer une épargne qui fait fi des choix de la personne protégée. Dans l’exercice d’une protection juridique les risques de maintien en situation de dépendance sont possibles, particulièrement au travers de la gestion de l’argent. La complexité de cette tâche mérite donc réflexion et aide de la part de tous les partenaires. Ainsi pour les tuteurs familiaux, les professionnels des établissements peuvent être des partenaires essentiels. Grâce à un dialogue constant entre la personne   protégée, le membre de la famille, exerçant la mesure de protection, les professionnels, il est possible d’adapter les mesures et leur application à l’évolution de la personne. Le concept d’équité d’Aristote (8) prend alors toute sa place et sa pertinence. Ce concept qui autorise une justice en action et qui permet d’ajuster la loi sans pour autant s’en écarter, mais en étant plus juste à l’égard des personnes concernées.     
   Mais ce travail avec les familles fait échos à un certain nombre d’autres concepts développés par Aristote. Par exemple, pour ce dernier ce qui distingue la décision, des autres actes lui ressemblant, c’est qu’elle est obligatoirement précédée de la délibération. Cette délibération qui est essentielle, pour décider juste, et qui doit permettre de trouver les « bons mots » à prononcer aux parents pour le bénéfice de la personne accompagnée.  Mais le moment pour rencontrer la famille ne le sera pas moins. Le kairos ; « le bien du point de vue du temps », a alors toute sa place, car le moment opportun pour la rencontre est essentiel. Mais ce travail ne pourra se faire qu’à l’aide d’une vertu incontournable : le courage. En effet cette vertu, définie par Aristote comme la juste mesure, se situant entre la lâcheté et la témérité, pourra être l’élément qui ne fera pas fléchir au détriment de la personne handicapée. Si ce travail fait échos à la pensée d’Aristote, il peut être en lien également avec celles de Socrate et Platon. En effet, la dialectique socratique pourrait être l’outil de prédilection pour travailler avec les familles. En effet, cet art du dialogue qui permet d’établir, en commun, une vérité partagée nous semble être d’une grande pertinence pour l’intérêt de l’usager. Nous venons de traiter de l’aide aux familles, allons voir maintenant du côté des professionnels qui, eux aussi, doivent trouver une juste posture qui autorise les personnes handicapées à énoncer leurs réels désirs et à faire des choix véritables.     

 

De la distance professionnelle à la juste proximité

Quelle posture doivent adopter les professionnels ? Cette question est récurrente et vaste. Ainsi dans les centres de formation pour tenter d’y répondre, on enseigne aux futurs professionnels d’adopter une distance professionnelle, une bonne distance ; il faut traduire ces deux expressions par distance suffisante pour ne pas mettre en péril le professionnel et la personne en situation de handicap. Il est vrai qu’une certaine distance est nécessaire afin que le professionnel puisse conserver sa sphère privée et que la personne en situation de handicap ne se perde pas dans un imbroglio affectif inhérent à une confusion de sentiments. Pour autant, il nous semble que la bonne distance n’existe pas. Pour nous, il n’existe que la juste proximité celle qui permet de dépasser le stade des professionnels/techniciens pour atteindre la relation d’homme à homme ; peu importe que l’un soit valide, et professionnel, et l’autre handicapé, et usager.  Cette position de proximité ne met pas en cause la place de chacun. Bien évidemment, la juste proximité nécessite d’adopter une distance nécessaire, mais celle-ci est d’équilibre fragile et délicat car issue directement du magma humain où elle prend sa source. Cette pratique n’a rien de naturelle, elle est nécessairement construite au fil de l’expérience professionnelle. Celle-ci doit permettre de faire grandir l’autre grâce à une écoute véritablement attentive, une proximité bienveillante, qui est nécessairement teintée d’une forme d’amour. En effet, nous sommes persuadé qu’il faut aller au-delà du respect, qui permet de prendre en considération l’autre, mais avec distance et avec nécessairement une certaine froideur, et tendre vers le verbe aimer, qui autorise une forme de chaleur propice à l’épanouissement. Pour poursuivre notre réflexion sur le sujet, il nous faut nous appuyer sur le grec pour dire l’amour car le français est bien trop étroit pour être précis. Donc en grec, il y trois mots pour dire aimer : Eros, Philia et Agapé. Le premier a été traduit par désir, le second par amitié et, enfin, le troisième par charité. Pour le secteur du médico-social, nous pourrions penser que Agapé, qui est traduit par charité, est celui qui convient le mieux. Il est vrai que la charité est la francisation du latin caritas, tatis, dérivé de l’adjectif carus, à la fois « cherté, prix élevé » et figurément « tendresse, amour, affection » ; L’Agapé serait : « ce qui fait le ferment de la communauté des hommes (8). » De plus Eros, propriété de l’amant et de l’être aimé, ne pourrait être usité, afin de décrire une relation entre une personne handicapée et un professionnel. Mais qu’en n’est-il de la Philia ? De l’amitié dans cette relation entre professionnels et personnes handicapées ? Aristote, pour penser la Philia, dit qu’un homme libre peut avoir un esclave pour ami « dans la mesure où il est un homme ». Aussi si nous suivons la pensée d’Aristote et que l’amitié lie les hommes, la Philia peut concerner cette relation particulière de personne handicapée à professionnel ; le professionnel et la personne en situation de handicap ne sont-ils pas des hommes ? La Philia n’étant pas l’Eros, la morale n’est pas en jeu, les lois ne sont pas piétinées. Alors les propos d’Alexandre Jollien, qui essaie de définir les éducateurs qui l’ont aidé véritablement, sonnent étrangement : « Ils nous aimaient. Ils avaient confiance en nous, en nos possibilités (9). » Aussi, pour nous, l’accompagnement peut être empreint d’une forme d’amitié qui doit participer à la reconnaissance de la condition humaine des personnes en situation de handicap.

 

Aider les directeurs à être courageux et à pratiquer la phronesis

Les directeurs sont amenés à prendre une multitude de décisions. Ces dernières ne sont pas nécessairement philosophiques et éthiques. Pour autant, aux détours de décisions liées à des sujets qui semblent a priori anodins, comme la logistique, les ressources humaines, les aspects budgétaires, des questions éthiques apparaissent au directeur. Dans ces situations, il est dur de décider de façon éthique et, par là-même de façon courageuse. Quand le courage est absent, les décisions justes sont également absentes ; ou alors si elles le sont, c’est par pure inadvertance. Pour autant, dans le courage on trouve de la peur. Mais c’est d’une peur raisonnable dont il s’agit, de celle qui permet, par exemple, de décider, en conséquence, au bon moment. Par ailleurs, il faut : « Pratiquer le courage sans excès, mais avec endurance (10). » Le directeur doit donc être un coureur de fond qui maîtrise son énergie, fait face à sa fatigue, dépasse « le coup de pompe » des matins grisâtres où des lambeaux de brume empêchent les doux rayons du soleil de venir réchauffer les corps et les cœurs. Bien évidemment, la fonction de directeur nécessite du courage, mais l’homme qui incarne la fonction n’est fait que de chair et de sang. Il faut donc l’aider à être courageux. Les proches collaborateurs, les directeurs généraux, les présidents d’associations, doivent le soutenir en diminuant cette pression liée aux risques inhérents à la vie humaine. Et de la vie humaine, il y en a à ras bord dans les établissements, de celle qui donne sens à nombre de métiers, y compris celui de directeur. C’est cette humanité qui doit permettre à celui qui a perdu le fil de son courage de le retrouver pour tisser sur son métier une toge chaude aux couleurs tendres pour faire face aux moments de turpitude ; le directeur a le droit à un moment de manquer de courage, à la condition de se ressaisir dès qu’il en aura la possibilité.
   Si le courage est essentiel dans l’exercice de la fonction de directeur, il doit être traité à l’aide de la sagesse pratique, « la phronesis », qui est une habilité orientée vers le bien.  Aristote définit la phronesis comme une vertu intellectuelle de l’action (de la praxis) : « un état vrai, accompagné de raison, qui porte à l’action quand sont en jeu les choses bonnes ou mauvaises pour l’homme (11). » Ce qui est le propre de l’homme sagace (le phronimos) que le philosophe définit de la façon suivante : « Il semble que le propre de l’homme sagace soit la capacité de parfaitement délibérer quand est en jeu ce qui est bon pour lui et utile, si l’enjeu […] est de trancher […] la question générale de savoir ce qui permet de vivre bien (12). » L’homme sagace, l’homme de la tempérance, est celui qui indique, au travers de la vertu, la voie pour atteindre le bonheur et peut définir ce qui est sain et bon pour les hommes. Au regard des propos d’Aristote, il apparait évident que la sagacité est la vertu du chef. En effet, il n’y a pas besoin de sagacité pour être un bon citoyen, mais pour être capable de commander le bien, elle est incontournable, essentielle. Si nous revenons à notre vignette clinique, il nous semble que ce qui manque dans la décision du directeur c’est la sagacité ; la capacité de parfaitement délibérer pour tendre vers le « bien vivre » des personnes concernées par la demande de sortie en boîte de nuit. En amenant la sagacité dans la lumière de ce qui fait le secteur du médico-social aujourd’hui, nous pourrions dire que c’est du « savoir-faire » et du « savoir-être » au bénéfice de la liberté des personnes handicapées.  

 

Lutter contre la liminalité

Nous souhaitons maintenant nous arrêter sur le sujet des actions qui peuvent contribuer à lutter contre la liminalité. Pour ce faire, nous allons à nouveau nous appuyer sur notre vignette de départ ou tout du moins sur son contraire. Ainsi, l’histoire commence de la même façon (une demande pour une sortie en boîte de nuit) dans la même période, dans un établissement de même facture, mais ne se termine pas de la même manière. En effet, cette demande sera acceptée, avec à la clé une organisation adéquate : quatre personnes handicapées avec deux éducateurs (avec horaires de travail aménagés) susceptibles d’être relayés par des cadres d’astreinte. Cette sortie se passera bien (d’autres auront lieu) et aura, un temps donné, permis à des personnes handicapées de sortir de cette forme de liminalité présentée auparavant. Pour preuve cette résidente, qui ne présentait aucun trait physique de son handicap, qui se fera « draguer » lors de cette soirée par un homme des plus ordinaires.
   A la lecture des propos précédents, certains pourraient nous rétorquer que nous ne sommes pas très ambitieux, que ce n’est pas d’actions inclusives que les personnes handicapées ont besoin mais d’une société susceptible de leur faire une place à part entière. Mais on ne décide pas d’une telle société. On peut l’espérer, la souhaiter, au mieux on peut contribuer à ce qu’elle le devienne, à petits pas. L’exemple que nous venons de donner est de cette veine-là. Il faut pour cela piétiner l’indolence, qui bien souvent est inhérente au secteur du handicap qui reste dans l’entre-soi. Il faut faire bouger les lignes du monde ordinaire. Nous avons bien conscience que nos propos pourraient être accusés de simple militantisme. Ce n’est pas le cas. On peut juste nous reprocher le militantisme de l’émotion vécue et d’une humanité de terrain.

 

En guise de conclusion

Nous l’avons affirmé : à trop vouloir protéger les personnes handicapées on risque de les empêcher d’accéder à des libertés essentielles. Pour autant, le vrai sujet est le juste équilibre à trouver entre leur protection, à l’aune de leur handicap, et leur liberté à choisir leur vie. Ce juste équilibre, cette juste mesure si chère à Aristote, nous semble possible à la condition que les radars des questionnements éthiques soient d’une grande efficacité, capables de percevoir les éléments de vie de l’ordre de l’infiniment petit, des presque riens, de ceux qui sont amenés à destituer ces personnes de leur condition humaine. Ces gens bancals du dehors, bancals du dedans, qui dans leur apparente faiblesse, nous ont donné tellement de leçons de force que le souvenir de leur présence à nos côtés est semblable à un chemin dans la nuit éclairée par une multitude de falots aux lumières vacillantes mais doucereuses. Des flammes qui peuvent éclairer, mais qui peuvent aussi réchauffer l’homme errant pour peu qu’il veuille bien s’en approcher, en douceur pour ne pas risquer de les étouffer.  

 

Notes

(1)     R. Murphy (1987), Vivre à corps perdu, Paris, Plon, 1993, p. 184.

(2)     P. Fustier, Le lien d’accompagnement, Entre don et contrat salarial, Paris, Dunod, 2000, p. 200.

(3)  Sen. A., (2009), L’idée de justice, Paris, Flamarion, 2010 ; Sen. A., (1992), Repenser l’inégalité, Paris, Seuil, 2000.

(4)     Rawls. J., (1987), Théorie de la justice, Paris, Point, 2009.

(5)     Quentin. B., (2013), La philosophie face au handicap, érès, 2018.

(6)     A. Jollien (2002), Le métier d’homme, Paris, Seuil, 2013, p. 70/71.

(7)    Aristote, (2004). Éthique à Nicomaque, Livre V, trad. R. Bodéüs. Paris, France : Flammarion.

(8)    C. Fleury, La fin du courage, Paris, Fayard, 2010, p. 78.

(9)    A. Jollien., op. cit., p.61.

(10) C. Fleury, op, cit., p.18.

(11) Aristote, L’éthique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004, 1140 a 34-1140 b2, p. 303.

(12) Ibid., 1140 a 26-28 ; p.302-303.

 

 

]]>
news-4440 Mon, 19 Dec 2022 18:47:08 +0100 Un livre de Pierre Le Coz : L'ÉTHIQUE MÉDICALE Approches philosophiques https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-de-pierre-le-coz-lethique-medicale-approches-philosophiques C'est un livre de Pierre Le Coz paru avant le Covid mais dont la qualité des réflexions reste pérenne et utile pour les étudiants en éthique, aux Presses Universitaires de Provence :

 

Annoncer une mauvaise nouvelle, décider d’un arrêt de traitement, tenter une opération risquée, réanimer un patient suicidaire... les dilemmes moraux ne sont pas rares en médecine. Les problèmes éthiques ont néanmoins revêtu une acuité particulière de nos jours du fait des progrès techniques, du coût des thérapeutiques innovantes, de l’évolution des mœurs, du vieillissement de la population. Cette nouvelle conjoncture conduit peu à peu à changer les façons d’exercer la médecine. Une culture du partage s’instaure avec les soignants, le monde associatif ou les sciences humaines et sociales. La philosophie morale se trouve également mise à contribution. Car pour être une démarche rigoureuse, l’éthique biomédicale ne doit pas se réduire à un échange d’opinions informelles et spontanées. Elle doit se nourrir de la connaissance des travaux des philosophes d’hier et d’aujourd’hui. A cette fin, le présent ouvrage propose aux professionnels de santé et à tous ceux qui sont concernés par leurs décisions de découvrir les grands principes et les principales théories de la philosophie morale. De l’éthique des vertus au contractualisme moral, en passant par le probabilisme, le déontologisme, l’utilitarisme, le libertarisme, l’éthique de la sollicitude ou l’éthique narrative, l’histoire de l’éthique est riche en ressources. Chaque théorie morale apporte un éclairage nouveau et fournit des repères, tant pour l’élucidation des problèmes d’éthique au quotidien que pour la compréhension des débats de société autour de la bioéthique.

 

 

]]>
news-4439 Mon, 19 Dec 2022 17:04:16 +0100 Peut-on toujours respecter l’autonomie du patient ? Le cas de l’anorexie mentale https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/peut-on-toujours-respecter-lautonomie-du-patient-le-cas-de-lanorexie-mentale Par Samantha OLIÉRIC

 

Samantha OLIÉRIC est infirmière au sein du GHU Paris psychiatrie & neurosciences. Elle a exercé en service de réanimation neurochirurgicale et travaille actuellement à l’hôpital de jour TCA (Troubles du Comportement Alimentaire) /Addictologie.

 

 

Article référencé comme suit :

Oliéric, S. (2022) « Peut-on toujours respecter l’autonomie du patient ? Le cas de l’anorexie mentale » in Ethique. La vie en question, décembre 2022.

 

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

 

L’anorexie mentale est un trouble à expression multiple encore mal connu et que les intrications somatiques viennent complexifier. Elle est aujourd’hui considérée comme une addiction comportementale, ce qui explique en partie l’ambivalence des patientes face aux soins : elles veulent s’en sortir mais l’arrêt des comportements compensatoires et la reprise de poids leur sont insupportables. Pourtant, la renutrition est à ce jour le traitement primordial de l’anorexie mentale. On considère que les patientes dénutries doivent reprendre du poids jusqu’à atteindre un IMC (Indice de Masse Corporelle) normal. Lors de l’hospitalisation, tout est mis en œuvre pour normaliser rapidement le poids : apports alimentaires importants, surveillance des comportements, pesées surprises, « renforçateurs » etc. Les patientes, malgré leur hospitalisation en soins libres, sont continuellement surveillées car les « astuces » sont nombreuses pour ne pas prendre du poids.

Ce traitement démontre son efficacité à court terme. En effet, les patientes reprennent du poids jusqu’à atteindre un IMC considéré comme normal. Néanmoins, dès qu’elles sortent d’hospitalisation et retrouvent leur liberté, on constate un nombre de rechutes important avec souvent, une chronicisation du trouble.

Le caractère coercitif du cadre de soins interroge. Permet-il réellement de respecter l’autonomie des patientes hospitalisées ? Depuis plusieurs décennies, le respect de l’autonomie du patient est prôné dans le domaine du soin au détriment d’une conception paternaliste qui se veut révolue. En théorie, il semble que le respect de l’autonomie contribue plus globalement au respect du patient en tant que sujet pensant et capable de s’autodéterminer et qu’une vision paternaliste, au contraire, ne puisse que réduire la personne au rang de sujet passif. En pratique, il reste délicat d’appliquer ce principe en tant que principe absolu et notamment dans les situations où les patients se nuisent à eux-mêmes.  

 En effet, entre ambivalence face aux soins et autodestruction dans le pire des cas, on perçoit les limites de ce nouveau paradigme. Quel comportement adopter face à ces patientes déchirées par l’ambivalence ? Comment favoriser leur autonomie tout en nous tenant en sentinelles de leur bien-être physique et psychique ?

 

 

Du bon usage du concept d’autonomie

Le concept d’autonomie fait l’objet d’un usage constant dans notre société ; on parle de l’autonomie d’une personne, d’une cité, d’une entreprise ou bien encore d’une batterie de téléphone. La médecine en a fait un de ses principes éthiques fondamentaux mais son application dans la pratique quotidienne reste complexe pour plusieurs raisons. La première est d'ordre sémantique : le terme « autonomie » est employé à la fois pour définir « l’absence de dépendance », « la liberté d’un être humain », « la capacité à se gouverner soi-même » et plus généralement « la capacité pour un sujet d’assurer les actes de la vie courante ». Cette multitude de sens peut nous mener à des incompréhensions et même à des erreurs de jugement dans notre pratique soignante. De quoi parle-t-on réellement lorsque l’on parle d’autonomie ?

Du grec autos, soi-même, et nomos, loi, l’autonomie est, d’après son étymologie, le fait de se donner à soi-même sa propre loi. Mais de quelle loi parle-t-on exactement ? Avant d’affiner cette définition, nous devons nous attarder sur l’histoire de ce terme et notamment sur son évolution dans le domaine médical.

 

 

Le consentement éclairé, un premier pas vers l’autonomie

Après les expérimentations nazies commises lors de la Seconde Guerre mondiale, le Code de Nuremberg de 1947 pose le principe du consentement libre et éclairé. Tout patient faisant partie d’un protocole doit préalablement avoir donné son consentement de façon libre c’est-à-dire sans qu’il y ait été contraint. Pour ce faire, le médecin a l’obligation de transmettre une information claire, adaptée et loyale sur les risques encourus par le patient afin que celui-ci puisse prendre sa décision.  

C’est un nouveau paradigme qui s’esquisse dans le domaine médical. Le patient considéré auparavant comme ignorant, passif et dépendant change de statut. Il doit dorénavant être acteur de sa prise en charge afin de ne pas subir des soins auxquels il n’aurait pas consenti. Le consentement donné par le patient serait en quelque sorte l’expression de son autonomie. Est-ce réellement le cas ? En réalité, il s’agit davantage d’une autonomie procédurale qu’une autonomie en soi. Le patient reçoit l’information éclairée et donne formellement son consentement. Certes, cette procédure est nécessaire mais il existe des situations de soins mettant en péril l’autonomie des patients sans que celles-ci aient donnés lieu à l’obligation de demander un consentement éclairé.  Dès qu’elle entre dans le système de soins, la personne est susceptible de voir son autonomie bafouée ou au mieux réduite à son simple « consentement éclairé ».

 

Le principe de « non-nuisance »

Dans le langage commun, l’autonomie est la capacité d’agir librement et indépendamment d’autrui. Cette définition peut nous laisser croire que l’autonomie c’est la liberté d’agir sans contrainte ni limites. Il n’en est rien.

La conception anglo-saxonne et libérale de l’autonomie portée par John Stuart Mill (en prenant à son compte l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789) nous aide à poser des limites à cette liberté : chaque individu peut dire et faire ce qu’il souhaite tant que cela ne nuit pas à autrui. Dans son ouvrage De la liberté, Mill écrit que les décisions prises par l’individu ne devraient pas être soumises au contrôle de l’État si celles-ci n’ont pas de répercussions négatives sur autrui (1). C’est le « principe de non-nuisance ».

 Ce principe a été repris dans le domaine médical par le modèle dit « autonomiste ». Désormais, le patient doit avoir la liberté de choisir ce qui semble être le mieux pour lui quand bien même il mettrait sa vie en péril : « La loi du 4 mars 2002 renforcée par la loi du 22 avril 2005 a consacré le droit pour tout patient de refuser des traitements, même au risque de sa vie (2) ».

Ce modèle s’oppose au modèle paternaliste à l’œuvre jusque dans les années cinquante. Le médecin était considéré comme étant la seule personne compétente pour prendre les décisions concernant le patient. L’asymétrie reconnue et acceptée laissait peu de place à l’expression du patient et au respect de son autonomie.

Ce changement de paradigme interroge l’ancien modèle. En effet, de quel droit le soignant déciderait-il à la place du patient ? Aujourd’hui, il semble évident qu’on ne peut imposer des soins à une personne tant que celle-ci ne nuit pas à autrui. Néanmoins, qu’en est-il des pathologies psychiques où le sujet souffrant se nuit à lui-même ? Devons-nous le laisser agir librement sous prétexte que nous respectons son autonomie ?

Pour Mill, l'individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit. Aucun argument ne peut alors légitimer l’intervention d’un tiers pour éviter les dommages qu’il pourrait s’infliger. Il met ici en lumière la liberté individuelle de chacun, toujours dans les limites du principe de « non-nuisance » envers autrui.

Si l’on suit ce raisonnement, il semblerait cohérent de laisser à la jeune femme anorexique la possibilité de prendre les décisions concernant son alimentation et son poids pour éventuellement travailler d’autres aspects de la maladie mais c’est prendre le risque d’une aggravation sur le plan somatique. Que faut-il alors privilégier ?

L’autonomie est ici perçue comme un droit intangible donné à l’individu. Elle est, selon Mill, la condition nécessaire pour le bonheur et le progrès social. On peut tout de même s’interroger sur la distinction établie entre les atteintes faites à soi-même et les atteintes faites à autrui. Lorsqu’un individu s’autodétruit, ne porte-t-il pas préjudice à la société dans laquelle il évolue et à l’humanité-même ? En tant qu’être humain, avons-nous une responsabilité envers-nous-même ?

 

L’autonomie, un concept moral

Emmanuel Kant dans son œuvre Fondements de la métaphysique des mœurs définit l’autonomie comme étant l’obéissance d’un sujet à la loi qu’il s’est prescrite. Mais il ne s’agit pas ici d’une loi contingente qui serait définie au gré des envies de l’individu. C’est une loi nécessaire et universelle issue de la raison pratique.

Chez Kant, le concept d’autonomie est fondamentalement moral. En effet, la loi dont il parle est la loi morale. Elle indique à l’individu ce qui est juste ou ce qui est injuste sans pour autant lui dicter ce qu’il doit faire. L’individu doit déterminer sa volonté au travers de la loi morale qui lui est donnée par l’impératif catégorique : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle (3) ». Le sujet a comme impératif d’agir non pas en fonction d’un but recherché qui serait bon en soi mais uniquement en fonction de la possibilité d’universaliser son action.

Cette conception de l’autonomie rend le sujet absolument responsable de son jugement et de ses actions puisqu’il est autolégislateur. En effet, la loi morale outrepasse l’expérience et donc les lois extérieures telles que les lois de la cité ou encore les lois de Dieu. Pour Kant, l’autonomie est ce par quoi un individu peut se libérer et c’est pourquoi elle doit être comprise comme instrument de libération plutôt que la liberté elle-même. En effet, l’autonomie est ce qui permet à une personne de se libérer de ce qui l’enferme dans une situation d’hétéronomie.

Comment interpréter cette conception de l’autonomie si on l’applique au domaine médical ?

Si être autonome implique d’être libre et responsable alors il paraît évident qu’un patient vulnérable atteint d’une pathologie addictive n’est pas autonome. L’addiction positionne la personne malade comme sujet hétéronome, soumis à ses « inclinations sensibles. » Mais alors, qui doit prescrire ? Qui doit décider ?

 

 

Une autonomie possible ?

Enjoindre une personne vulnérable à être autonome peut générer en elle une grande culpabilité du fait de ne pas parvenir à sortir de ses troubles mais dire que son autonomie est illusoire, c’est l’abandonner à sa condition de sujet vulnérable incapable de se libérer de sa pathologie. Prétendre que l’autonomie est possible sans qu’elle devienne pour autant une injonction morale, c’est permettre à la personne de croire en son autonomie et à sa capacité d’être libre.

Dans le cas de l’anorexie mentale, le piège est de considérer la patiente comme dépourvue de la raison lui permettant de prendre les bonnes décisions. Si l’addiction relève bien de l’hétéronomie, il n’en résulte pas que la raison du sujet est totalement anéantie.

 

 

 

L’autonomie comme projet

Corine Pelluchon dans L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie écrit : « Dans la situation clinique, l’autonomie du patient est davantage un point d’arrivée qu’un point de départ. Les soignants doivent créer les conditions permettant au patient de prendre une décision. Le respect de l’autonomie du malade exige qu’il soit engagé dans la prise de décision, ce qui suppose que le médecin parvienne à nouer un véritable dialogue avec le patient et qu’il veille à ce que les informations soient comprises (4) ».

En effet, l’état de vulnérabilité dans lequel se trouve le malade a « brisé » son autonomie. Notre travail consiste à reconstruire cette autonomie. Il s’agit avant tout d’évaluer le degré d’autonomie pour pouvoir élaborer un projet de soins approprié. En effet, dans le cas de l’anorexie mentale, toutes les patientes n’en sont pas au même niveau d’autonomie. Certaines patientes la recherchent âprement tandis que d’autres semblent l’avoir abandonnée. Nous retrouvons cet abandon de l’autonomie dans l’institutionnalisation de certaines patientes chroniques.

On parle d’anorexie mentale chronique lorsque la durée des troubles dépasse cinq ans. C’est le cas d’un grand nombre de patientes. Elles sont généralement bien connues des services de soins tant elles ont été hospitalisées. Ces prises en charge au long cours reflètent souvent des difficultés dans l’élaboration d’un projet de soins, ce qui peut décourager et parfois provoquer un sentiment de fatalité chez les soignants comme chez les patientes.

La rechute est difficile à vivre. Elle est perçue comme un échec, une chute douloureuse et réelle dont la possibilité de se relever semble bien incertaine. Elle provoque de la culpabilité, de la colère, de la honte, de la tristesse. Ainsi naît au fil des années de maladie un sentiment d’incurabilité et parfois même d’indignité. Le temps, les années de souffrance viennent cristalliser l’impression de fatalité, de détermination à être malade. Elles abandonnent alors leur désir d’autonomie et se laissent charrier par les soins pour mieux rechuter ensuite. Ces oscillations vertigineuses entre dénutrition et renutrition sont délétères pour le corps et l’esprit. Pour ces patientes, le rétablissement d’un poids normal ne fait qu’effacer les symptômes visibles de la maladie.

Ces situations sont très souvent aporétiques. On aurait envie de maintenir l’hospitalisation de ces patientes jusqu’à ce qu’elles recouvrent l’autonomie leur permettant de vivre indépendamment des soins mais l’on constate que les hospitalisations au long cours ainsi que la multiplication de celles-ci contribuent à la perte d’autonomie. Le remède devient le poison. On peut se questionner sur les causes de cette perte d’autonomie. L’institution n’est-elle pas responsable de cet effet iatrogène de l’hospitalisation ?

Ce constat semble révéler la persistance de comportements paternalistes dans la conception et la mise en œuvre des soins. Ces comportements viennent entraver le processus de rétablissement en santé mentale qui consiste avant tout en un cheminement personnel. Ce cheminement vers le rétablissement implique pour la personne malade de faire des choix et de prendre des décisions concernant ses soins.

Bien souvent, les patients chroniques sont considérés comme incapables de s’autodéterminer. L’autonomie est oubliée au lieu d’être projetée.

 

L’autonomie de façade

La préoccupation pour le respect de l’autonomie a permis de mettre en lumière des problématiques insoupçonnées ou étouffées jusqu’alors par le modèle paternaliste. Réduire l’asymétrie entre pouvoir du soignant et pouvoir du patient permet de penser la relation thérapeutique autrement : collaborer avec l’autre plutôt qu’imposer. Mais cette collaboration doit être pensée par le soignant avec discernement.

La conception « autonomiste » voudrait accorder à tous une autonomie absolue, inaltérable mais l’anorexie mentale emprisonne, altère, abîme. L’individu qui souffre est vulnérable. Nier cela c’est nier la condition de l’homme souffrant. Eriger le principe d’autonomie en principe absolu c’est risquer l’autonomie de façade ; cette autonomie dépourvue de sa substance et qui empêche le sujet souffrant de réellement évoluer.

Il est aujourd’hui d’usage de critiquer l’ancien paradigme paternaliste. On idéalise le concept d’autonomie en lui octroyant la fonction de rendre à l’homme sa « dignité » ; pour être digne, la personne soignée devait être apte à s’autodéterminer ? Qu’en est-il alors des personnes qui sont dans l’incapacité de prendre des décisions ou encore de s’exprimer ? Perdent-elles leur dignité parce qu’un tiers a dû décider à leur place ? Nous sommes parfois contraints de décider à la place du patient lorsque celui-ci est dans un état de vulnérabilité tel qu’il ne peut faire appel à sa raison. Pourtant, sa dignité, sa valeur en tant qu’être humain reste intacte.

Il semble hypocrite d’accorder au concept d’autonomie une valeur absolue lorsqu’il est appliqué au domaine du soin. La pratique nous confronte instantanément à l’état de vulnérabilité des patients souffrant de troubles psychiques et fait surgir l’idée que l’autonomie comme valeur absolue est une illusion. Pour éviter de tomber dans l’illusion, il faut reconnaître et accepter l’asymétrie non pas du pouvoir mais de la dépendance. Dans certains moments de leur vie, les jeunes femmes anorexiques sont dépendantes du soin et nous devons les amener à accepter cela pour mieux les en défaire.

 Les patients, comme la plupart des individus, souffrent d’être dépendants et notre société accentue ce sentiment. L’autonomie comprise comme indépendance est valorisée dans le discours public mais l’émancipation du patient recherchée au travers de ce concept ne doit pas se transformer en une injonction qui serait contraire à son principe même.

 

 

La normalisation du poids, un échec thérapeutique ?

Le désarroi dans lequel nous plonge l’échec thérapeutique semble révéler l’espoir que nous avons de voir un jour ces personnes malades aller mieux et même guérir. Cet espoir est certainement l’une des raisons pour lesquelles nous continuons à « vouloir à la place du patient ».

Croyant détenir la solution à l’équation de la maladie, les soignants s’épuisent en essayant de convaincre le patient de mettre en œuvre des changements « pour son bien ». Ainsi, ils enjoignent aux patientes dénutries de reprendre du poids pour aller mieux. Le raisonnement est fallacieux. Ce n’est pas par la reprise du poids que ces jeunes femmes iront mieux, c’est parce qu’elles iront mieux qu’elles reprendront du poids. Ce raisonnement s’explique en partie par la peur des complications somatiques qui sont bien réelles et parfois mortelles. Par ailleurs, l’expérience clinique montre que plus une patiente perdra du poids, plus les cognitions anorexiques s’aggraveront.

Néanmoins, vouloir à tout prix qu’une patiente anorexique atteigne un poids normal malgré la verbalisation de son refus, c’est prendre le risque de renforcer ses résistances au changement. En s’obstinant à lui faire changer d’avis soit par la contrainte, soit par la manipulation, le soignant s’épuise et abîme l’alliance thérapeutique pourtant si difficile à tisser.

Le dialogue permet la remise en question du raisonnement des deux parties. Les difficultés qu’éprouvent les patientes viennent bien souvent bouleverser et même détruire nos assertions qui reposent pourtant sur des faits scientifiques. Nous ne pouvons ignorer leur opinion même si nous la considérons comme pathologique ; favoriser l’expression de la maladie c’est nous permettre de mieux en comprendre les fondements.

 

Pour une dialectique

Plutôt qu’imposer une vision normée et inflexible, il s’agit plutôt de se servir de la règle, la norme, pour initier le dialogue avec le patient. La norme doit être un moyen et non une fin en soi. En effet, les résistances que la norme crée doivent permettre au soignant de créer une dialectique avec le patient.

Nous employons ici le terme de dialectique pour mettre en exergue l’importance du discours de la personne soignée. Même s’il peut paraître irraisonné, pathologique et parfois même délirant, il est la source de notre raisonnement. En effet, c’est à partir de cette source que nous, soignants, nous élaborerons notre discours en vue de créer une synthèse fertile au cheminement de la personne soignée. Mais pour ce faire, il nous faut dépasser les apparentes incompatibilités de nos savoirs scientifiques et des savoirs expérientiels des patients.

 

Redéfinir le rôle de chacun

Il est rare de rencontrer des patientes souffrant de troubles alimentaires qui soient enclines à la remise en question de leurs principes et de leurs vérités. Difficile d’imaginer que le soin puisse prendre la forme d’une remise en question du fonctionnement psychique alors que l’esprit représente à leurs yeux la partie rationnelle de leur personne. Il est tout aussi difficile pour le soignant de remettre en question ses principes et savoirs.

La posture que prend le soignant laisse à penser qu’il détient la vérité grâce aux savoirs plus ou moins scientifiques qu’il a pu acquérir au cours de ses années d’expérience. Si l’on caricature la relation, le soignant se positionne comme le maître et le patient prend, bien souvent malgré lui, la place de l’élève.

On retrouve l’idée de relation maître/élève au travers des termes institutionnels tels que « l’éducation thérapeutique » ou encore « la psychoéducation ». Malgré l’évolution des paradigmes, certains termes pourtant surannés perdurent. Il est difficile de se délier de l’histoire et de la valeur des mots usités. Leur emploi traduit une vision du monde et tend à la perpétuer malgré nous.

Acquérir une réelle autonomie est l’un des objectifs de l’éducation thérapeutique mais l’autonomie ne s’acquière pas seulement par l’apprentissage de vérités scientifiques telles que la valeur d’un IMC de santé ou bien le nombre de calories présentes dans une ration alimentaire normale. Il s’agit plutôt pour le patient de comprendre le fonctionnement de sa maladie, la fonction du symptôme et de prévenir les complications.

Même si les soignants peuvent apporter informations, concepts, conseils etc., le patient est le seul à pouvoir comprendre son propre fonctionnement et à le redéfinir. Comme tout un chacun, lui seul peut sonder son for intérieur à la recherche du sens de son existence car c’est surtout de cela dont il est question. À quoi bon connaître sa maladie sur le bout des doigts si l’on ne peut y donner du sens ?

 

 

Le rétablissement en santé mentale

Le rétablissement en santé mentale est une notion qui se développe depuis peu en France. Elle a émergé au cours des années 1980 dans le monde anglo-saxon et est à ce jour considérée comme une conception du soin contribuant à un véritable changement paradigmatique en santé mentale.

Le rétablissement est à distinguer de la notion de guérison dans le sens où il n’est pas évalué en fonction de critères psychopathologiques : « il s’avère en réalité possible de “sortir de la maladie mentale” sans pour autant attendre que la maladie ait complètement disparu (…) à condition que la personne parvienne à se dégager d’une identité de “malade psychiatrique” et à recouvrer une vie active et sociale, en dépit d’éventuelles difficultés résiduelles (5) ». Les critères du rétablissement sont davantage basés sur le ressenti du patient et son intégration dans la vie sociale que sur des critères purement objectifs.

 

 

 

Le rétablissement expérientiel

Le rétablissement expérientiel correspond au cheminement personnel du patient. C’est un « processus de redéfinition d’un sens de soi (sense of self) et d’une sortie de “l’identité de malade” (Davidson, 2003) (6) ». Il s’agit pour la personne souffrant d’une maladie psychique de se réapproprier le sens de son existence par le biais de son identité narrative. L’identité narrative est définie comme étant la capacité d’une personne à mettre en récit de manière concordante les événements de son existence.

On perçoit dans la redéfinition d’un sens de soi l’importance de l’autonomie dans le rétablissement en santé mentale. Se dégager de « l’identité de malade » implique pour la personne de s’autodéterminer en outrepassant notamment l’objectivisation faite par la science médicale.  La médecine catégorise afin de déterminer le meilleur traitement possible mais ce travail scientifique semble bien souvent condamner les personnes malades à être assimilées à leur pathologie, comme si la maladie devenait leur essence. Elles-mêmes ne s’identifient plus que par leur diagnostic : « je suis anorexique », « je suis boulimique », « je suis borderline ». L’existence d’un être ne se résume pas à un diagnostic médical dépersonnalisant.

Qui mieux que la personne malade peut dire ce qu’elle ressent, ce qu’elle vit, qui elle est et ce qu’elle désire ? Qui mieux que la jeune femme souffrant d’anorexie mentale peut définir le poids lui permettant d’exister ? « Exister c’est peser ! Et accepter de peser, accepter son poids, c’est aussi assumer son existence (7) ». Il nous semble que pour la jeune femme souffrant d’anorexie mentale, il s’agit d’assumer son existence avant de pouvoir assumer son poids.

 

L’autonormativité

L’autonormativité est un concept qui a été créé par Philippe Barrier, philosophe souffrant de diabète de type I. L’autonormativité est d’après lui « ce qui permet au patient, par un processus d’appropriation de la maladie, de déterminer lui-même une “norme de santé globale”, qui établit un rapport harmonieux entre le sujet, sa maladie, son traitement, et sa vie en général, dans toutes ses dimensions (8) ».

Sa réflexion s’enracine dans la conception canguilhemienne du vivant et de la normativité. En effet, pour Georges Canguilhem, « la polarité dynamique » du vivant se prolonge dans la conscience humaine. La polarité dynamique est entendue comme force orientée vers une finalité précise, laquelle est le maintien de la vie malgré les écueils rencontrés dans son milieu. Canguilhem précise que ce prolongement dans la conscience humaine est plus ou moins lucide. Philippe Barrier nous dit que cette précision nous révèle le caractère « éducable » de cette tendance c’est-à-dire qu’elle peut être favorisée, encouragée, consolidée etc. Il serait en effet possible pour le sujet humain, par le biais de sa conscience, de modeler son existence selon « une norme de santé globale » celle-ci s’établissant entre autres sur les valeurs du sujet malade.

Ce concept vise à renforcer l’alliance thérapeutique en mettant en valeur la potentialité de l’individu à se reconstruire par lui-même malgré sa situation d’interdépendance : « Il permet de concevoir qu’on puisse être autonome dans une situation d’interdépendance reconnue et finalement consentie, […] comme on peut ne pas être autonome au sein d’une liberté totale d’action, incapable de se penser des limites et des exigences  (9) » Il semble en effet plus aisé pour le patient de tisser le lien avec le soignant lorsqu’il est certain que son autonomie ne sera pas bafouée.

 

L’autonormativité dans l’anorexie mentale

Philippe Barrier a développé ce concept en s’appuyant sur l’observation et l’analyse de patients chroniques souffrant notamment de diabète insulino-dépendant. Il nous semble intéressant de l’appliquer à l’anorexie mentale, pathologie psychique mais dont les conséquences sont aussi somatiques.

Lorsque l’on accompagne des patients souffrant d’une pathologie chronique telle que le diabète de type I, on reconnaît volontiers le caractère inéluctable des troubles. On se dit que la personne doit apprendre à vivre avec, qu’elle doit en quelque sorte s’adapter à ses troubles. Dans le cas des addictions telles que l’anorexie mentale, l’approche est différente. La patiente doit s’adapter non pas à ses troubles mais à la prescription médicale, laquelle est avant tout, la reprise de poids et le sevrage des comportements compensatoires. Les symptômes sont alors cachés sous le poids du traitement mais ils restent néanmoins bien présents.

Le sevrage est le traitement de prédilection des addictions. On empêche la personne addicte de consommer le toxique et l’on tente par différents moyens thérapeutiques de maintenir le sevrage. Dans le cas de l’anorexie mentale, ce qui est au cœur du comportement addictif est « à portée de main » (hyperactivité physique, potomanie…) ce qui rend le sevrage délicat et le maintien souvent impossible. Par ailleurs, la jeune femme anorexique perçoit le traitement (la renutrition) comme un poison, ce qui ne fait que renforcer son rejet de la nourriture.

On octroie au sujet souffrant d’addiction la capacité à « sortir » de son trouble, en partie par la force de l’esprit. L’opinion commune pense qu’il suffit de le vouloir pour le pouvoir et que si l’individu est sevré, cela signifie qu’il est guéri. En réalité, le sevrage n’est qu’une étape sur le chemin du rétablissement qui reste long, laborieux et semé de nombreuses rechutes. L’anorexie mentale est une pathologie psychique qui impacte profondément et durablement le sujet. Selon les chiffres de l’Inserm, 21% des personnes soignées pour anorexie mentale souffrent de troubles chroniques (10). Ces chiffres correspondent à des études statistiques se basant principalement sur l’IMC. Pourtant, nous savons que l’IMC n’est pas le seul paramètre à prendre en compte. On peut tout à fait avoir un IMC normal en ayant un trouble du comportement alimentaire handicapant et pourvoyeur d’une grande souffrance psychique.

Ces jeunes femmes que nous suivons pendant des mois, voire des années, nous prouvent à quel point cette pathologie est chronique. Les symptômes physiques oscillent, évoluent, se taisent parfois mais la rechute reste possible, elles le savent. Cette vulnérabilité ne signifie pas que le rétablissement soit impossible et qu’elles ne puissent s’épanouir dans leur vie.

Le concept d’autonormativité nous permet de changer de perspective quant à l’anorexie mentale. Il ne s’agit pas de guérir à tout prix mais d’accompagner la jeune femme malade sur le chemin du rétablissement en lui signifiant sa capacité à s’approprier la maladie. Plutôt qu’étouffer le symptôme vainement, il s’agit de revaloriser la vie malgré la maladie, revaloriser l’existence en y trouvant un sens lorsque cela est possible.

 

 

Conclusion

La prise en charge de l’anorexie mentale basée sur la renutrition est considérée comme une nécessité vitale mais dans le même temps, elle fomente les cognitions anorexiques telles que le traitement défini par la science médicale semble devenir le poison de ces jeunes femmes.

Cette idée de transmutation du traitement en poison semble être renforcée par l’injonction soignante à reprendre du poids pour atteindre la norme pondérale. La norme est considérée par les soignants comme une vérité absolue à laquelle la jeune femme anorexique doit se plier pour espérer aller mieux ; comme si la corrélation devenait la causalité. Mais la reprise de poids n’est pas la cause du rétablissement. Elle n’est que la réponse à l’exigence médicale qui considère la statistique comme valeur de référence.

Le rétablissement en santé mentale est un processus de redéfinition de soi et qui ne peut être mené que par la personne malade. Elle seule peut déterminer le sens qu’elle veut donner à sa vie. Il peut sembler naïf de faire cette assertion lorsque l’on traite de l’anorexie mentale puisque cette conduite ordalique semble justement traduire un non-sens de l’existence ou du moins, un sens dont on ne peut se satisfaire. Cependant, contraindre une personne à choisir le sens qui nous rassure est vain.

Il semble encore difficile aujourd’hui de dépasser le caractère aporétique du traitement de l’anorexie mentale. Néanmoins, certains concepts tels que « l’autonormativité » peuvent nous aider à trouver notre juste place en tant que soignants. Ce concept qui relie à la fois la notion d’autonomie et celle de normativité permet de penser l’anorexie mentale comme une maladie chronique dont le rétablissement est possible mais long.

Cette conception de la maladie et du soin permet de penser l’accompagnement autrement et notamment l’accompagnement des patientes chroniques qui se trouvent en situation d’impasse thérapeutique. On retrouve souvent dans les services de soins et notamment en psychiatrie, ces patients institutionnalisés qui semblent avoir perdu leur autonomie et dans le même temps, leur estime de soi. Ils ont si souvent « rechuté » qu’ils n’ont jamais cessé d’être hospitalisés, les soignants cherchant vainement à leur faire recouvrer la santé. Ces patients maintenus en vie qui semblent avoir tant perdu, sont-ils encore vivants intérieurement ?

 

 

Références bibliographiques :

(1)    Mill J.S., De la liberté, Paris, Gallimard, « Folio essais », [1859] 1990

(2)    « Fiche 13 : j’exprime mon consentement » in solidarites-sante.gouv.fr dans le pavé « Système de santé et médico-social »

(3)    Kant E., Fondements de la métaphysique des mœurs, France, Librairie Générale Française, « Le Livre de poche », [1785] 1993, p. 94.

(4)    Pelluchon C., L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, Paris, PUF, 1re édition « Quadrige », 3e tirage, [2009] 2019, p. 46.

(5)    Pachoud B., La perspective du rétablissement : un tournant paradigmatique en santé mentale in Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem, n°7, 2018, pp. 165-180.

(6)    Koenig M., « Une approche du rétablissement expérientiel » in Santé mentale et processus de rétablissement, Champ social, 2017, pp. 184-193.

(7)    Lesage B., La danse dans le processus thérapeutique. Fondements, outils et clinique en dansethérapie, Toulouse, Érès, 2009, p. 73. 25.

(8)    Barrier P., « L’autonormativité du patient chronique : un concept novateur pour la relation de soin et l’éducation thérapeutique » in ALTER, European Journal of Disability Research 2, 2008, pp. 271–291.

(9)    Barrier P, Le patient autonome, Paris, Presses Universitaires de France, [2014] 2015, p. 11.

(10)    « Anorexie mentale Un trouble essentiellement féminin, à la frontière de médecine somatique et de la psychiatrie » in www.inserm.fr/dossier/anorexie-mentale/  

 

 

 

]]>
news-4395 Fri, 04 Nov 2022 10:41:02 +0100 Parution du dernier livre de Corine PELLUCHON https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/parution-du-dernier-livre-de-corine-pelluchon Le dernier livre de Corine PELLUCHON est paru aux PUF :

Paul Ricoeur, philosophe de la reconstruction
Soin, attestation, justice


Comment retrouver sa capacité d’agir quand les repères s’effondrent à la suite de crises ou de traumas ? Quelle conception du sujet rend justice à la dimension narrative de l’identité ainsi qu’au rôle décisif joué par autrui et par les normes sociales dans la constitution de soi ? Quelle philosophie de l’agir peut rendre compte de la condition d’un être soumis à la passivité, mais également capable d’initiative, et dont l’effort sans cesse recommencé pour définir les valeurs en lesquelles il croit, lui permet de vivre bien avec et pour les autres ?

Telles sont les questions servant de fil directeur à ce livre. Issu d’un séminaire visant à rendre accessibles les thèmes principaux de Soi-même comme un autre, il est centré sur la notion d’attestation qui donne un contenu moral à l’identité et répond aux critiques des postmodernes. Corine Pelluchon montre la pertinence de l’herméneutique ricœurienne pour penser le soin et le rapport entre éthique et politique, mais aussi pour trouver un équilibre entre universalisme et historicité, conscience de sa faillibilité et estime de soi.

]]>
news-4394 Fri, 04 Nov 2022 10:15:57 +0100 Paradoxes du silence en soins palliatifs https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/paradoxes-du-silence-en-soins-palliatifs « Silence, ici, on meurt ! »

Paradoxes du silence en soins palliatifs


Par Marie BOURGOUIN



Marie Bourgouin est généraliste spécialisée en médecine palliative et exerce depuis huit ans une activité de médecin d’équipe mobile douleur-soins palliatifs au sein de l’Institut Universitaire de Cancérologie de Toulouse. Elle participe activement au Comité d’éthique de son établissement et à l’Espace de Réflexion Ethique Occitanie.


Article référencé comme suit :
Bourgouin, M. (2022) « « Silence, ici, on meurt ! » Paradoxes du silence en soins palliatifs » in Ethique. La vie en question, novembre, 2022.


NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.




Mehdi a 27 ans. Il est atteint d’un cancer du rein métastatique qui a progressé très vite, tellement vite qu’aujourd’hui Mehdi est à bout de souffle et qu’aucune chimiothérapie n’a réussi à freiner l’évolution de son cancer. Il est hospitalisé, incapable de faire le moindre geste, de prononcer le moindre mot sans avoir à reprendre son souffle. Devant son épuisement, sa lutte acharnée pour respirer, communiquer, l’équipe médicale et soignante lui propose « d’être endormi ». Mais Mehdi multiplie les refus, attisant l’incompréhension des uns et la colère des autres : « C’est inhumain de le laisser vivre comme ça. » Mais Mehdi ne veut pas dormir.


La sédation est aujourd’hui présentée comme l’ultime soin, le soin du dernier recours, celui permettant de répondre à l’injonction d’apaisement de toutes les souffrances de fin de vie ( ). Elle constitue pour les soignants – comme pour la plupart des patients – l’espoir d’une possibilité d’apaisement, même dans les situations les plus difficiles. Elle apparaît dans ces situations comme une possibilité de réponse face à l’impuissance ressentie par les soignants dans les situations de souffrance extrême. Elle devient alors une évidence. Pourtant, la sédation apporte aussi un flot d’incertitudes venant sans cesse interroger la justesse du soin proposé. Est-elle la bonne décision ? Est-elle faite au bon moment ? Le patient est-il soulagé ? Que ressent-il ? Une seule certitude semble s’imposer : celle du silence auquel elle laisse place. Y a-t-il des conséquences à ce silence ?


Les paradoxes du silence

Comment d’abord définir le silence ? Le silence vient de sileo, silere, taire, se taire en latin ( ), mais également de taceo, tacere, dont le substantif est silentium ( ). Leur proximité sémantique recoupe les notions de tranquillité, d’absence de mouvement et de bruit, de secret même, en plus du lien étroit à l’absence de parole. Le silence apparaît se définir dans un contraste, une négation, une absence : il n’est pas le bruit, il n’est pas la parole. Mais peut-on seulement le percevoir ? Quelle expérience en avons-nous ?

Le silence moderne
« La modernité est l’avènement du bruit. Le monde résonne sans relâche des instruments techniques dont l’usage accompagne la vie personnelle ou collective ( ). » Le monde moderne est submergé par les bruits qui rythment notre quotidien. L’ambiance sonore devenue notre environnement coutumier – de la sonnerie de notre réveil jusqu’aux alarmes de nos appareils électro-ménagers en passant par le vrombissement du moteur de notre voiture ou du bruit rythmé de la rame de métro sur les rails, sans oublier les notifications incessantes des sms, e-mail et autres transmises par un smartphone qui ne nous quitte plus – aura su rendre le silence inhabituel et étrange. Pour autant, le silence peut-il être défini comme l’absence de bruit ? « Le silence n’est pas l’absence de sonorité, un monde sans frémissement, étale, où rien ne se ferait entendre. Le degré zéro du son, s’il peut être expérimentalement produit dans un programme de déprivation sensorielle, n’existe pas dans la nature ( ). » Ainsi, par un premier paradoxe, si la technique moderne semble avoir annihilé le silence, elle en est pourtant la seule possibilité de création ! Et si l’exposition au vacarme constant peut être fuie, s’aventurer plus de quelques minutes dans le silence absolu d’une chambre anéchoïque ne pourra qu’être source de malaise, trouble de l’équilibre et hallucinations. Le bruit est ce qui nous lie au monde vivant. Les sons nous bercent déjà dans notre vie in utero, et même dans le plus grand silence environnant nous percevrons toujours les battements de notre cœur et le bruit de notre souffle. « Toujours l’existence palpite et fait entendre une rumeur qui rassure sur la persistance des repères essentiels ( ). » Il existe un lien étroit entre les perceptions sensorielles et le vécu émotionnel. Les bruits quotidiens revêtent un caractère rassurant, ils sont un repère à mon existence. L’absence de ces bruits, le silence, va apparaître comme une rupture inhabituelle. Parfois recherchée, comme une quête de sérénité lors des retraites spirituelles ou de la pratique de la méditation par exemple, ce silence pourra également être une source d’inquiétudes voire d’angoisse, à l’image de l’enfant qui seul dans le noir cherche à être apaisé par la voix d’un être cher. Le silence est ainsi source de sentiments paradoxaux, apaisement et sérénité pour certains, angoisse infinie pour d’autres, ou encore subtils mélanges de ces sentiments, mais il s’inscrira toujours en rupture avec l’ordinaire.


Il en est de même dans le quotidien des soignants. Le monde du soin, et particulièrement l’univers hospitalier, est un milieu particulièrement bruyant. Alarme des sonnettes des chambres, bruits des pompes alimentant les perfusions, du gonflement des brassard à tension, des lunettes à oxygènes, etc. Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre les patients satisfaits de pouvoir rentrer chez eux pour se reposer tant ils ont été dérangés par les bruits environnants ! Le silence constitue ainsi un inhabituel pour le soignant, souvent craint d’ailleurs. En effet, c’est bien la communication avec le patient qui sera source d’informations précieuses pour établir un diagnostic et orienter la prise en charge. La confrontation au patient silencieux – on peut penser au très jeune enfant, au patient très âgé ou encore mutique ou comateux – constitue un véritable défi pour le soignant. De la même façon, l’absence de « bruits organiques » constitue une source d’inquiétudes pour le médecin : absence de murmure vésiculaire signant un épanchement pleural ou une infection pulmonaire sévère, absence de bruits hydro-aériques signant l’occlusion digestive, assourdissement des bruits cardiaques en cas d’atteinte cardiologique grave. C’est aussi dans l’échange verbal avec le patient qu’est pensée, bien souvent, la possibilité d’apaisement, à l’image de la psychanalyse mais également de l’accompagnement dans la pratique palliative, la possibilité d’apaisement étant pensée à travers l’espace d’échange et de confiance offert au patient au rythme des rencontres. Cet espace de parole en lui-même étant considéré à vertu thérapeutique.


Pourtant, la sédation, par l’altération de la vigilance engendrant la privation de ces échanges, condamnant le patient à la seule possibilité du silence, sera finalement envisagée comme l’ultime possibilité d’apaisement de la souffrance du patient en toute fin de vie. Paradoxe immense semble-t-il…


Il semble ainsi que, face à l’expression d’une extrême souffrance en situation de fin de vie, le silence imposé par la sédation devienne la seule possibilité acceptable. Les plaintes incessantes, les cris, les pleurs, les éléments de détresse exprimés par le patient, apparaissent comme intolérables à des soignants confrontés à l’irréversibilité d’une situation qui conduira nécessairement au décès du patient. Le silence semble devoir s’imposer, même quand il n’émane pas de la demande du patient. On peut ainsi s’interroger sur les motivations amenant le soignant à proposer une sédation voire à en convaincre le patient alors que ce dernier ne la souhaite pas. On pourrait avancer qu’en faisant taire le patient, le soignant fait taire en lui la souffrance que fait naître cette confrontation à la souffrance de fin de vie. Ou encore, avançons qu’il est plus rapide pour un soignant pressé de prendre soin d’un patient sédaté que d’un patient s’épanchant sur l’ampleur de sa souffrance liée à la confrontation à la mort prochaine. Nous avons envie de penser que ces situations restent marginales et que si le soignant est convaincu du bien-fondé de cette sédation qu’il propose, c’est bien qu’il cultive l’illusion, entretenue par le texte de loi lui-même, que la sédation permet « d’apaiser toute souffrance ( ). » Mais le silence prolongé qui lui succède n’est-il pas celui qui éveille le doute ?

Le silence et la parole
La relation de soins s’établit, dans la très grande majorité des cas, dans les échanges verbaux et la communication entre le patient et les soignants. Nous ne pouvons traiter ici du silence sans envisager le lien étroit qu’il entretient avec la parole. En effet, si le silence semble initialement se définir comme l’absence de parole, leur lien est en réalité éminemment plus complexe.


L’homme entretient par la parole, le langage, une relation au monde, qui s’illustre d’ailleurs dans la traduction du terme λόγος. A l’origine du mot logique, le λόγος ne peut pas être réduit à une simple approche de logique linguistique. Heidegger, dans Être et Temps, soulignera la complexité de la sémantique grecque du λόγος et la diversité des notions qu’elle embrasse – raison, jugement, conception, définition, rapport – et auxquelles aucune traduction ne rend exhaustivement hommage ( ). Heidegger choisira le terme « parole » (die Rede en allemand) pour le traduire et en souligner la dimension apophantique. « Le λόγος fait voir quelque chose (φαίνεσθαι), cela justement sur quoi il est parlé et il le fait voir à celui qui parle (médiateur) aussi bien qu’aux entreparleurs ( ). » Le langage a une fonction de révélation : il met à jour, il montre, il fait apparaître, il dévoile. Si l’on reconnaîtra ici le langage comme une caractéristique humaine, il ne nous faudra pas le considérer comme l’unique possibilité de communication. « Quand l’homme se tait il n’en communique pas moins ( ). » En effet, une seule partie de la communication se fait par le langage, la majeure partie de la communication concernant en réalité les échanges non verbaux. « Les paroles et le style du discours mis en œuvre ne font pas l’essentiel de la conversation, le rythme de l’échange, la voix, les regards, les gestes, la distance où l’on se tient de l’autre apportent leur contribution à la circulation du sens ( ). » Le contenu verbal n’est pas ainsi le seul, portant le signifiant de la communication. Le terme de communiquer est d’ailleurs issu du latin communico, dérivant lui-même de communio, ayant initialement eu le sens d’accomplir ensemble son devoir et ayant par la suite conservé le sens de « commun », c’est-à-dire partagé de tous. La communication est ainsi l’idée d’un partage de sens tout comme celui de la relation permettant ce partage. Ainsi, dans cet espace de communication, « le silence n’est jamais le vide mais le souffle entre les mots, le court repli qui autorise la circulation du sens, l’échange des regards, des émotions la brève pesée des propos qui se pressent sur les lèvres ou l’écho de leur réception, le tact qui permet le tour de parole par une légère inflexion de la voix aussitôt mise à profit par celui qui attendait le moment favorable ( ). » Ainsi, le silence ne peut se définir uniquement comme contraire à la parole, puisqu’il en est également condition. Plus que cela, « le silence est l’élément dans lequel se forment des grandes choses ( ). » Si l’usage quotidien de la parole – ce que Heidegger dans Être et Temps nommera « les bavardages » (en allemand : das Gerede) – est plutôt le reflet du rapport superficiel que nous pouvons entretenir avec le monde, certains actes de parole révèlent nos pensées les plus existentielles et les plus intimes. Ces révélations nécessitent une rupture du rythme du discours, une suspension. Ainsi, un silence prolongé permettra de tracer ce chemin vers l’intimité. Ce silence n’est pas permis entre tous, expliquant le malaise qui s’installe lorsque le partage de cette intimité n’est pas souhaité et justifiant la reprise des bavardages. « Se taire revient à afficher son visage, ses mains, à livrer son corps à l’indiscrétion de l’autre sans pouvoir se défendre de son attention réelle ou imaginaire ( ). » La parole rassure, là où le silence inquiète. Ainsi, certaines sociétés ont la coutume de sectionner le frein de la langue du nouveau-né pour que sa parole ne soit surtout jamais entravée ( ). Pourtant, le silence est bien la condition pour que les choses importantes soient dites. Il marque un virage dans la conversation, propice aux aveux, aux confidences. Ce qui est prononcé après un tel silence n’est généralement jamais oublié, ni de celui qui le formule, ni de celui qui l’entend…


Comment alors envisager le silence prolongé induit par la décision d’une sédation ? Si ce silence est initialement pensé comme signe d’apaisement face à l’expression de la souffrance de fin de vie, n’est-il pas finalement celui qui confronte le soignant à l’intimité et à la grande vulnérabilité du patient qui va quitter ce monde ?


Derrière le silence

Si le silence de la fin de vie emprunte toute une palette de nuances – jamais un patient n’est totalement silencieux avant que la mort ne se soit installée – il n’en est pas moins vrai qu’il constitue une rupture dans le quotidien du soignant.


Le silence est une phase nécessaire du processus du mourir. Durant la phase agonique, l’état d’altération neurologique présenté par le patient ne lui permettra plus aucune communication, apparenté à ce que l’on pourrait décrire comme un coma, le patient verra progressivement sa respiration se ralentir, avant la survenue du décès. En l’absence de sédation, cette phase agonique, « silencieuse » – même si sources de bruits de fin de vie tels que les râles – est de courte durée, quelques heures. Mais, lorsqu’on se trouve dans une situation de sédation, cette phase, ou ce qui y ressemble, est créée « artificiellement » par l’administration d’un traitement sédatif, et peut se prolonger plusieurs jours.

Privation des « bavardages » et souffrance
Face à la souffrance de fin de vie, la sédation apparaît souvent aujourd’hui comme certitude inconditionnelle d’apaisement. Aux gémissements du patient, à ses pleurs, ses plaintes, elle fait succéder un silence interminable, ponctué simplement des bruits respiratoires allant du filet de souffle, aux râles bronchiques sonores, en passant par le bruit des lunettes distribuant l’oxygène. Les échanges verbaux qui avaient fait le lit de la relation de soin ont disparu, et avec eux les « bavardages ».


L’homme est un être parlant et la communication par le λόγος est une dimension essentielle de son existence. Si le λόγος dans sa traduction de « parole » emprunte un rôle de dévoilement, le langage n’est pas toujours parole. Heidegger distingue cette parole apophantique – qui dévoile – de ce qu’il nomme « bavardage » ou « on-dit ». Si la parole a une fonction de révélation, de dévoilement de ce qui est, cette modalité de la parole n’est pas l’usage que l’on en fait au quotidien où elle prend la forme des bavardages. Il ne faut pas y voir une signification péjorative mais la façon qu’a le Dasein, l’être, d’entendre et d’expliciter ( ). Le langage à travers la parole pourra ainsi avoir parfois le rôle du parler-vrai, du dévoilement, et d’autres fois un « simple » objectif relationnel dans l’établissement de la communication, permettant la manifestation de l’être dans sa relation à autrui. Le bavardage sera ainsi le mode d’existence quotidien de l’être-au-monde, de sa présence au monde, dans le monde et aux autres. La chambre d’un patient en soins palliatifs nous paraît ici parfaitement illustrer cette conception du langage. Elle est un espace communicationnel particulier où, plus qu’ailleurs, des questionnements existentiels vont pouvoir être abordés. A la proximité de la mort, souvent, les patients peuvent s’interroger : « Que va-t-il se passer ? », « Comment va se terminer ma vie ? », « Vais-je souffrir ? », « Et après ? ». Il y a, à la proximité de la fin de vie, comme une urgence à bouleverser son rapport au monde, une quête de dévoilement, une recherche de sens, rendus possibles par une prise de conscience aiguë de ce temps qui passe. La teneur des conversations change et les questions posées éprouvent bien souvent les soignants au chevet de ces patients. Si certains pourront choisir de poursuivre cet échange, d’autres pourront faire le choix d’éviter ces conversations en entrant dans la chambre du patient uniquement en ayant la certitude d’être interrompu par l’arrivée d’un autre intervenant – à l’heure du repas par exemple – ou en orientant l’espace de parole sans jamais laisser la place au développement de ce type de question. En bavardant. Une fois la sédation mise en œuvre, par l’absence de possibilité d’expression du patient, on pourrait penser que la confrontation à ces questionnements existentiels, à ces doutes qui viennent résonner si fort quand on interroge le sens même de l’existence humaine et son lien éphémère au monde, s’interrompe. Mais est-ce réellement le cas ou leur écho se fait-il encore plus grand dans le silence ? Car si la manifestation de la « parole » est rendue impossible, il en est de même pour les bavardages qui avaient la capacité de nous faire oublier ce à quoi nous préférions ne pas penser. Il y a quelque chose comme une voix qui résonne dans le silence et adresse les questions qui pouvaient être mises en sourdine par les bavardages et qui viendront inévitablement bouleverser le soignant dans son rapport au monde et à lui-même. Si ces questionnements peuvent être l’objet de certains philosophes, mis en alerte par la curiosité et la recherche d’une vérité dévoilée par le langage, le soignant y s’y trouve confronté sans l’avoir choisi et ceci paraît être la source d’une souffrance existentielle et d’un épuisement…

Silence et privation d’un mode d’existence ?
L’homme est parce qu’il existe. « Le Dasein est son ouvertude ( ). » Heidegger nous explique qu’on ne peut envisager l’être humain sans envisager son existence ; entendons par exister le fait de se dresser hors de, de s’élever, de surgir, d’apparaître ( ). « Les existentiaux fondamentaux qui constituent l’être du là, l’ouvertude de l’être-au-monde, sont la disposibilité et l’entendre ( ). » Ce qui permet la relation de l’être au monde c’est sa disposibilité, c’est-à-dire, son état d’humeur ( ), et son entendre, c’est-à-dire sa compréhension et son pouvoir-être ( ), tous deux « cooriginalement déterminés par la parole ( ). » La parole apparaît ainsi comme un élément caractéristique de la nature humaine en permettant en même temps la manifestation extérieure, c’est-à-dire son existence. La parole est le fondement de l’existence. Le terme sanskrit Om̐, son primordial, vibration primitive à l’origine, dans la tradition hindouiste, de la constitution de l’univers et source de toute existence, en est une belle image.


La parole conditionne ainsi la relation de l’être au monde et permet son existence, son apparition, son surgissement. Néanmoins, la maladie, la souffrance, le handicap, sont autant de phénomènes qui viennent bouleverser la capacité de l’homme dans son usage de la parole à travers le langage, bouleversant son rapport au monde, aux autres et à lui-même. L’évolution de la maladie jusqu’à l’installation progressive du processus du mourir va progressivement placer l’homme dans un état de rupture vis-à-vis du monde des vivants, l’installant dans un silence irréversible, accéléré et prolongé par la mise en place d’une sédation. Comment analyser le fait de « réduire l’autre au silence », comme le dirait l’expression populaire ? Le terme de réduire étant, ici, important. La sédation, par ce silence imposé, n’expose-t-elle pas à un risque de négation de l’existence d’autrui ? Le terme même de sédation peut illustrer ce risque d’objectivation lorsqu’on sait qu’il est issu de sedeo, sedere en latin, ayant le sens de calmer, apaiser, destiné à des objets soulevés par l’agitation de la tempête ( ). « Lorsque, placé en face d’un homme qui est mon Tu, je lui dis le mot fondamental Je-Tu, il n’est plus une chose entre les choses, il ne se compose pas de choses ( ). » Dans Je et tu, Buber révèle l’importance de la parole adressée dans la constitution de l’être en tant que personne. Le langage fonde l’existence. Comme le souligne Bachelard dans la préface de l’œuvre de Buber : « le moi s’éveille par la grâce du toi ( ). » C’est dans ce dialogue entre mon Je et le Tu d’autrui, dans la relation qui en est issue, que se constitue l’existence d’autrui comme la mienne. Sans cet échange, il n’y a pas de fondement à l’existence humaine, et Je comme Tu resteront cantonnés au domaine des choses que Buber nomme le monde du Cela. C’est à travers le je adressé à autrui que je prends conscience du moi en tant que sujet pensant, isolé du domaine des objets. C’est cette prise de conscience de ma subjectivité qui me distingue justement de l’objet au sein du monde. « Dans la subjectivité mûrit la substance spirituelle de la personne ( ). » Cette relation s’établit entre une conscience qui parle à une autre conscience à qui la parole est adressée, comme cela est soulignée dans la préface de l’œuvre de Buber ( ). Est-ce à dire que lorsque cette relation, établie par la parole entre deux consciences fondant l’existence de chacune d’elle, n’est plus possible, l’existence n’est plus ? La personne disparaît-elle au profit de l’objet parmi les objets ? Qu’arrive-t-il alors ? « Ce qui se produit est un tête-à-tête avec soi-même qui ne peut être une relation, ni une présence, ni une réciprocité féconde, mais une simple division interne ( ). » Face à l’impossibilité de relation, l’homme s’isole, ne pouvant exister en tant que tel, il n’est plus en lien qu’avec lui-même et le monde des objets, il perd pied. Ce clivage n’est-il pas celui qui peut conduire à la folie ? Ce malaise peut en tous cas probablement expliquer le mal-être émanant du soignant dans l’incapacité de créer cette relation à autrui.


Comment dépasser ce qui semblerait une impasse ? Buber trouve ici la réponse dans le développement d’un lien transcendant à une divinité. Cette réponse ne nous paraît pas pouvoir être proposé au monde laïcisé des soignants. Pourrait-on alors envisager une proposition du « faire comme si » ? Faire comme si le patient était toujours conscient, continuer de lui adresser une parole, qui, si elle n’est pas entendue, permettra toujours de le considérer en tant que personne. C’est probablement ce que choisi de faire le Robinson Crusoé moderne du film Seul au monde en personnifiant son ballon Wilson ( ) pour éviter de sombrer dans la folie. Cela suffit-il et surtout cela ne s’épuise-t-il pas ? « L’homme […] en vient toujours à découvrir la fausseté trompeuse de cette interprétation. Il est là au bord de la vie. Un espoir s’était réfugié dans une apparence d’accomplissement ; à présent il tâtonne dans les labyrinthes où il s’enfonce de plus en plus ( ). » L’homme a beau se bercer d’illusions, se faire croire que de cette façon il maintient la relation et les dimensions existentielles du lien qui l’unit à autrui, il finit par se rendre à l’évidence. Cette prise de conscience le fait vaciller dans son humanité. Il ne sait comment rétablir ce lien qui permettait l’existence de chacun et se trouve dans un climat de non-sens responsable d’un glissement dans les abîmes de l’angoisse. En privant autrui de la parole, malgré toutes nos attentions bienveillantes, il est nécessairement un instant où nous appréhendons le fait que nous le privons d’une dimension de son existence. Et si « exister, c’est se tenir et être tenu hors du néant ( ) », la sédation nous y plongerait-elle ? N’est-ce pas ce goût du néant qui amène ce sentiment de non-sens souvent évoqué par les soignants ? « Ce temps ne sert à rien. » Comment alors réinventer la relation de soin pour remédier à cette difficulté de l’existence ?

Le silence comme entrave à la relation ?
La relation de soins est souvent illustrée par l’œuvre de Ricoeur Soi-même comme un autre. Ricoeur décrit la relation à autrui comme s’appuyant sur la notion de sollicitude ( ). La sollicitude s’inscrit dans un mouvement vers autrui dans l’établissement d’un lien basé sur une « spontanéité bienveillante ( ) » recherchant à cultiver l’estime réciproque. Si la relation initiale à autrui s’envisage par une dissymétrie, l’autre souffrant m’assignant à la relation par l’engagement de ma responsabilité, la sollicitude est basée sur « l’échange entre donner et recevoir ( ). » Par sa reconnaissance, autrui participe à construire l’estime de soi et la considération de ses bonnes actions. Cet échange dialogal participe à me conférer un sentiment d’accomplissement. Dans cet échange, mon regard, ma présence, participe à éviter le regard de pitié qui me conduirait à cantonner autrui à sa vulnérabilité d’être souffrant, alors même que c’est sa présence, sa rencontre, qui me permet de me constituer en tant que moi. Me constituant, cette relation permet également de redonner à autrui sa place de vivant parmi les vivants. Cet échange se poursuit jusque dans les derniers instants : « C’est peut-être à l’épreuve suprême de la sollicitude, que l’inégalité de puissance vienne à être compensée par une authentique réciprocité dans l’échange, laquelle, à l’heure de l’agonie, se réfugie dans le murmure partagé des voix ou l’étreinte débile de mains qui se serrent ( ). » Mais ici, jusque dans les dernières heures, il persiste quelque chose d’autrui, un regard, un murmure, une étreinte qui, malgré la faiblesse qui l’envahit progressivement, permet le maintien d’une forme de présence dans sa plus grande vulnérabilité, participant à maintenir ce lien dialogal et l’exercice de ma sollicitude. Mais, lorsque ce regard, ce murmure, cette étreinte sont rendus impossibles, comment maintenir la relation ? Si cette phase d’altération de la vigilance modifiant ma présence au monde est une phase nécessaire de la fin de vie – l’agonie – elle reste une phase de courte durée, quelques heures, précédée parfois d’une phase de conscience fluctuante plus longue – phase pré-agonique – encourageant soignants comme proches à un maintien du lien par une stimulation douce recherchant la présence d’autrui dans ses plus fines et brèves manifestations. La modification durable de l’état de conscience s’installant de façon imprévisible et incertaine, conduit à maintenir cette attention vers l’émergence de la présence de l’autre. Il en est de même lors de certaines situations de coma prolongé et d’autres altérations neurologiques où le soignant reste en quête de l’émergence du moindre signe de la présence d’autrui. La sédation, prolonge artificiellement cette période et surtout l’instaure de façon décisionnellement irréversible. Qu’en résulte-t-il ? Probablement un sentiment d’inutilité vis-à-vis des tentatives vaines de maintien de la communication, là où la phase pré-agonique entretenait la surprise face à l’émergence inattendue des signes de la présence d’autrui : tout à coup, ce patient a ouvert un œil à l’écoute de ma voix, celui-ci a esquissé un sourire, ou encore celui-là m’a repoussé lors du soin que j’allais réaliser. Cette présence que le soignant n’attendait pas, crée et recrée la rencontre maintenant le lien de sollicitude. La sédation, plutôt que d’entretenir ce sentiment d’estime de soi par la reconnaissance créée dans l’échange, ne fait-elle pas naître un sentiment d’absurdité et ne contribue-t-elle pas à une considération d’inutilité ?


Pourtant, c’est bien le silence qui marque dans nos existences les moments d’une particulière importance. « Car les paroles passent entre les hommes, mais le silence, s’il a eu un moment l’occasion d’être actif, ne s’efface jamais, et la vie véritable, et la seule qui laisse quelque trace, n’est faite que de silence ( ). » Comme le souligne Maeterlinck, le silence est bien souvent celui qui nous permet l’accès à « la vie véritable », et c’est bien souvent dans « le malheur que le Silence nous embrasse ( ). » Quel plus grand malheur que celle de la mort d’un être ? Le silence a ici la puissance de nous plonger dans les profondeurs de l’apocalypse, qu’elles soient celles des profondeurs labyrinthiques décrites par Buber, ou au contraire celle de l’άποκάλυψις grecque, celle qui dévoile, révèle participant à nous révéler notre nature humaine, ontologiquement mortelle, mais révélant également ce lien unique entre tous les êtres humains, cette communauté de nature teintée de mystère, révélation profonde de cette égalité entre les hommes. Et quelle plus grande égalité que celle d’un être devant la mort ? Le soignant, placé devant ce témoignage de l’humanité dans sa plus grande fragilité se trouve changé, bouleversé. C’est aussi à lui-même qu’il se révèle, gardien de ce lien unique qui l’unit encore à cet autre qui se meurt, gardien de cette part d’humanité, qui, si elle ne peut être entretenue par la sollicitude, se révèle encore par cette prise de conscience ontologique.

Conclusion

Si la sédation peut apparaître dans bien des situations comme une perspective d’apaisement, elle peut également être source d’un bouleversement dans la relation qui s’établit entre un soignant et son patient. Par le silence qu’elle impose et la rupture qu’elle induit dans le quotidien des soignants, la sédation ne doit jamais être considérée comme un acte banal. Le silence, inhabituel, étrange, insolite vient toujours bouleverser un quotidien bruyant, et même s’il est recherché, de façon prolongée sa présence peut vite devenir pesante, assourdissante. Par la sédation, ce silence prolongé vient probablement révéler au soignant ce qu’il tentait d’oublier. Prise de conscience d’une négation d’une part de l’existence du patient, place vide laissée aux questionnements existentiels grandissant, et bouleversement de la relation de soins entravant la sollicitude : le silence se place comme un parfait ébranlement pour le soignant, pouvant le conduire à une véritable perte du sens du soin. Mais le silence est aussi révélation, révélation de ce lien qui unit l’homme à ces semblables et à un profond sentiment d’humanité.


Face à ce sentiment d’absurdité vécu dans la confrontation au silence en fin de vie, quelle piste de résolution alors ? Peut-être celle de la nécessité d’une ouverture à la réflexivité. Mais, il faut peut-être également envisager qu’il puisse être des fins de vie qui ne seront ni calmes ni silencieuses que les injonctions d’apaisement inconditionnel de la souffrance ne sont pas choses humaines, et qu’il est nécessaire d’abandonner nos illusions de maîtrise face au mystère de l’être et de l’existence. Si la sédation est utile est-elle toujours nécessaire ? Laissons-donc à Mehdi la possibilité de nous dire non tout en restant à son chevet pour l’écouter…



Notes :


(1) Loi n° 2016-87 du 2 février 2016, Art. L. 1110-5-2.
(2) Ernout A. et Meillet A., Dictionnaire étymologique de la langue latine, retirage de la 4° édition, Klincksieck, 2020, p. 625.
(3) Id., p. 673.
(4) Le Breton D., Du silence, Paris, Éditions Métailié, 2015, p. 14.
(5) Id., p. 150.
(6) Ibid., p. 150.
(7) Loi n°2016-87 du 2 février 2016 dite Claeys-Leonetti, art. L. 1110-5-2.
(8) Heidegger M., Être et Temps, Paris, Éditions Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1986 [1976], p. 59.
(9) Id., p. 59.
(10) Le Breton D., Du silence, op.cit., p. 25.
(11) Id., p. 25-26.
(12) Ibid., p. 25.
(13) Maeterlinck M., Le silence, Rennes, Éditions La Part Commune, 2021, p. 11.
(14) Le Breton D., Du silence, op.cit., p. 46.
(15) Id., p. 65.
(16) Heidegger M., Être et Temps, op. cit., p. 60.
(17) Id., p. 177.
(18) Vocabulaire européen des philosophes, Le dictionnaire des intraduisibles, Paris, Éditions du Seuil, 2019, p. 402.
(19) Heidegger M., Être et Temps, op. cit., p. 207.
(20) Id., p. 178.
(21) Ibid., p. 188.
(22) Ibid., p. 177.
(23) Ernout A. et Meillet A., Dictionnaire étymologique de la langue latine, Histoire des mots, p. 609-610.
(24) Buber M., Je et tu, Roubaix, Aubier, 2012, p. 41.
(25) Id., p. 26.
(26) Ibid., p. 98.
(27) Ibid., p. 16.
(28) Ibid, p. 104.
(29) Zemeckis R., Cast away trad. Seul au monde, 2000.
(30) Buber M., Je et tu, op. cit., p. 104.
(31) Maritain, Sept leçons sur l’être, in Vocabulaire européen des philosophes, Le dictionnaire des intraduisibles, op. cit., p. 402.
(32) Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Lonrai, Éditions du Seuil, 1990, p. 211.
(33) Id., p. 211.
(34) Ibid., p. 220.
(35) Ibid., p. 223.
(36) Maeterlinck M., Le silence, op. cit., p. 13-14.
(37) Id., p. 17.


]]>
news-4320 Mon, 03 Oct 2022 18:02:42 +0200 Le dernier livre de Véronique Lefebvre des Noëttes vient de paraître https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-dernier-livre-de-veronique-lefebvre-des-noettes-vient-de-paraitre La force de la caresse
Prendre soin des plus fragiles avec le coeur, aux Editions du Rocher.



Quoi de pire qu'une vie sans contact, sans douceur et sans caresse ? Dans le monde du soin, on confond trop souvent l'efficacité avec une froideur impersonnelle. Pourtant, une main qui se pose sur notre bras peut apaiser bien des chagrins, des douleurs et des souffrances.
Mais d'où vient le pouvoir de ce geste ancestral, la caresse ? Que pensent les philosophes du rôle du toucher dans notre rapport à l'autre ? Que disent les scientifiques de son effet sur notre santé physique et mentale ? Comment garder sa place à la tendresse dans l'accompagnement des plus fragiles, dans une empathie pleine de respect ?
Le docteur Véronique Lefebvre des Noëttes, qui travaille auprès des personnes âgées, en fait l'expérience tous les jours. Elle nous invite ici à redécouvrir le sens du toucher. Et à réinscrire, par la caresse, de l'humain au coeur des soins.


]]>
news-4318 Mon, 03 Oct 2022 17:09:44 +0200 Evidence Based Medecine et utilitarisme : un modèle efficace et simpliste comme unique boussole pour la médecine ? https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/evidence-based-medecine-et-utilitarisme-un-modele-efficace-et-simpliste-comme-unique-boussole-pour-la-medecine  

Par Charles MIDOL

 

 

Charles MIDOL est médecin interniste et vient de finir son internat au CHU de Lille. Il étudie actuellement la théologie à l’Université pontificale grégorienne à Rome.

 

Article référencé comme suit :

Midol, C. (2022) « Evidence Based Medecine et utilitarisme : un modèle efficace et simpliste comme unique boussole pour la médecine ? » in Ethique. La vie en question, octobre 2022.

 

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

 

L’Evidence based medicine (EBM) prend son essor dans les pays anglo-saxons à partir des années 1980 pour faire face au nombre croissant des publications médicales (1). Le clinicien souhaitant s’appuyer sur les données de la science afin de prodiguer les soins les plus adaptés à ses patients n’a matériellement plus le temps de consulter toutes les études disponibles dans son secteur d’activité. D’un point de vue méthodologique, toutes ne se valent pas et il est nécessaire d’opérer un certain tri afin de sélectionner les essais assurant avec le plus de certitude la fiabilité de traitements concurrents… Il s’agit donc de combiner le meilleur du donné scientifique avec l’expérience du clinicien afin d’apporter le traitement adéquat. David Sackett, un des pères de l’EBM, définit cette médecine fondée sur les preuves comme « un usage consciencieux, explicite et judicieux des meilleures preuves actuelles dans la prise de décision dans les soins donnés à un patient individuel (2) ».

Une méthodologie propre se constitue, elle permet d’une part de hiérarchiser les données de la littérature selon leur niveau de preuve et d’autre part d’élaborer des recommandations pour la pratique clinique, lignes de conduite concrètes pour la décision thérapeutique. Il est nécessaire d’accorder plus d’importance à l’étude possédant la méthodologie jugée la plus rigoureuse, afin d’assurer qu’une expérience thérapeutique insuffisamment formalisée ne puisse faire émerger un résultat faussement positif. Le respect des standards méthodologiques dans la réalisation d’un essai, l’utilisation des méthodes statistiques les plus adaptées permettent de limiter la subjectivité de l’investigateur, source d’erreur… L’essai clinique randomisé en double aveugle possède le plus haut niveau de preuve, le cas clinique ou l’avis de l’expert, le plus mauvais, et sont donc insuffisants pour guider à eux seuls l’élaboration des recommandations de bonne pratique (3).

Ce modèle conquiert peu à peu l’enseignement de la médecine. En témoignent la place croissante de la LCA (lecture critique d’articles) dans les études médicales ou l’invitation pressante à se doter d’un master de statistiques. La méthodologie de l’EBM et les statistiques sont devenues indispensables dans la recherche comme dans la pratique médicale. Quelles sont les racines philosophiques de ce nouveau paradigme de la médecine scientifique ? Sur le plan épistémologique, elles sont multiples. Si la structure de l’essai clinique n’est pas sans rappeler la médecine expérimentale de Claude Bernard, elle s’en éloigne tout autant par le rôle central accordé à la preuve statistique. La question de la causalité de l’effet observé et le recours à l’induction statistique la rapprochent de l’empirisme anglais. La théorie des probabilités ébauchée par Jacques Bernoulli et perfectionnée par les statisticiens anglo-saxons de la première moitié du XXe siècle, l’essor des méthodes quantitatives en sociologie et en économie en sont les véritables moteurs. Nous nous intéresserons ici à ses racines éthiques. Son affinité, voire son obsession, pour la quantification ainsi que son lien intime avec l’évaluation médico-économique la situent dans la continuité de l’utilitarisme. À travers les principes de quantification et d’utilité ce modèle apporte de façon tout à fait séduisante, un cadre éthique à l’EBM. Le concept de QALY (4) – lointain descendant de l’espérance mathématique ébauchée par Pascal – l’illustre particulièrement. Le modèle utilitariste est-il alors suffisant pour justifier le bien-fondé éthique de la médecine fondée sur les preuves ? Est-il adapté pour rendre compte des motivations profondes de la pratique soignante ? Ne cacherait-il pas une indigente définition de la personne humaine ?

 

Le principe d’utilité selon Bentham

Bentham introduit une rupture avec les morales principalistes de son époque. Alors que Kant s’évertue à fonder métaphysiquement une morale basée sur le devoir, Bentham élabore un système éthique d’une radicale nouveauté où la justification philosophique de l’action semble contingente face à un principe volontairement réducteur : l’utilité. Avec détermination, il tourne le regard du moraliste non pas vers le but ou la justification de l’action mais vers ses conséquences, qu’il regroupe sous le terme d’utilité (utility) : « par utilité est entendue cette propriété présente en tout objet et par laquelle il tend à produire un bénéfice, un avantage, un plaisir, un bien ou un bonheur […] ou (ce qui correspond au même) d’empêcher la survenue d’un désavantage, d’une douleur, d’un mal ou d’une détresse (5) ». La justesse ou la moralité d’une action ne se trouve alors plus dans sa maxime mais dans les conséquences qu’elle portera. Un acte apportant un bénéfice ou un plaisir est un acte juste. L’analyse éthique se dégage des conditions a priori pour se focaliser sur le bénéfice attendu. L’utilité est le principe central, l’étalon or de la morale : « ce principe qui approuve ou désapprouve chaque action quelle qu’elle soit (6) » accède ainsi à l’universalité. Les concepts de bien ou de mal, incapables d’appréhender correctement l’utilité de l’action, se trouvent relégués au deuxième plan. Bien plus, ils ne peuvent prétendre à aucune valeur régulatrice, car l’utilité prend le rôle – pour autant que cela soit possible – d’un principe absolu : « le principe d’utilité ne requiert ni n’admet d’autre principe régulateur que lui-même (7) ».

Toutefois, le principe d’utilité n’abandonne pas l’individu à la recherche de son seul bonheur : il s’agit plutôt d’une appréhension intuitive de ce qui apportera un plaisir ou un bien à la fois à l’agent et à la communauté. L’élément fondamental qui différencie l’utilitarisme de l’autocratie est l’intégration de la communauté dans l’agir éthique. La pensée de la globalité ne repose alors plus sur l’universalisabilité du motif de l’action mais sur son bénéfice concret à l’échelle de la communauté. Est utile ce qui apporte le plus grand bien au plus grand nombre. Bentham introduit un paramètre dans la démarche éthique qui est strictement étranger au déontologisme, l’idée de quantification. Celle-ci assurera la comparabilité des différentes possibilités et permettra donc de hiérarchiser les options selon l’utilité attendue (8). Dans ce modèle arithmétique, où utilité est synonyme de moralité, l’intérêt public n’est que la somme des intérêts particuliers : « Qu’est-ce qu’alors l’intérêt de la communauté ? La somme des intérêts des différents membres qui la composent (9) ». L’utilitarisme de Bentham semble apporter une adéquate réponse à la question soulevée par les limites du déontologisme : comment quantifier la moralité d’une action ? L’utilité serait alors une valeur mesurable, reproductible et donc comparable.

Il est particulièrement facile d’étendre le concept d’utilité au domaine de la médecine. Étant entendu que « la santé est l’absence de maladies, et par conséquent de toutes les formes de douleurs qui comptent au nombre des symptômes de la maladie (10) » il apparaît aisé de transposer cette morale quantitative à l’homme malade et aux essais thérapeutiques. Un traitement utile sera un bon traitement dans la mesure où il est capable de soulager une douleur ou d’exercer un bénéfice (et donc une utilité) sur les symptômes de la maladie. L’utilité attendue d’un traitement ne se mesure alors pas uniquement à l’échelle de l’individu mais de la société. La capacité de travail de l’agent, et donc sa propension à être utile à la société, est dépendante de sa bonne santé (11).

 

Mill et l’approche populationnelle

Précisant la doctrine de Bentham, Mill conserve les principe d’utilité et du plus grand bonheur en y apportant deux compléments : à la notion de quantité d’un plaisir il ajoute celle de qualité (12) et formalise l’approche populationnelle. L’utilité reste la « pierre de touche de la moralité (13) » et l’utilitarisme une philosophie selon laquelle « les actions sont bonnes [right] ou sont mauvaises [wrong] dans la mesure où elles tendent à accroître le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur (14) ». Cependant, se dégage une notion extrêmement fructueuse qui distinguera le bien ou le bonheur propre à l’individu et celui qui procurera un bénéfice à la communauté. L’expédient [expedient] n’apporte un avantage qu’à l’agent et donc une valeur morale limitée, l’utile [useful] désigne un bénéfice et donc un bien pour l’ensemble de la communauté (15). Mill introduit ainsi une nuance importante dans l’approche éthique : le bien de l’individu et la communauté peuvent se recouper mais l’un l’emporte sur l’autre. Cette priorité de la communauté sur l’individu vient pondérer le bénéfice escompté. Un bénéfice apporté à une population aura plus de valeur que le même bénéfice accordé au seul individu. L’arithmétique du bonheur ou de l’utilité ne se limite plus au sujet mais s’étend à la communauté. Il est ainsi permis de calculer le bénéfice populationnel comme la somme des bénéfices individuels et de considérer a retro le bénéfice individuel comme la moyenne arithmétique du bénéfice communautaire. L’idéal ainsi atteint « n’est pas le plus grand bonheur de l’agent lui-même mais la plus grande somme de bonheur totalisé [altogether] (16) ». La moralité de l’acte est alors corrélée au bénéfice attendu à l’échelle de la population.

Comment articuler la définition utilitariste de la moralité avec le concept de devoir, qui persiste malgré le renversement opéré par Bentham puis par Mill ? Il semblerait que celui-ci s’applique a posteriori, exerçant au besoin une censure sur la décision prise, sans consister en un critérium indispensable de moralité : « nos actes, dans la proportion de quatre-vingt-dix-neuf sur cent, sont accomplis pour d’autres motifs [que le devoir], et, tout de même sont des actes moraux si la règle du devoir ne les condamne pas (17) ». Le devoir n’est alors plus le prérequis indispensable à l’acte éthique mais vient couronner une action ou au contraire en freiner le développement. Si l’utilitarisme ne renonce pas complétement à une vision déontologique de l’action il vient consacrer la suprématie de la fin sur le motif ou la maxime. Cette souplesse de l’utilitarisme convient parfaitement à la recherche où il s’agit avant tout de maximiser un bénéfice tout en limitant les dérives éthiques. Dans ce sens, le concept de maximisation rapproche la démarche éthique de celle des statistiques en cherchant à mesurer l’effet du bénéfice à l’échelle de la population.

Mill expose avec justesse une notion indispensable à l’approche populationnelle et donc à l’appréhension de l’EBM et des essais cliniques. Il s’agit de la comparabilité des individus qu’il déduit du concept d’impartialité, selon lequel « chacun doit compter pour un, personne pour plus d’un (18) ». Le principe est clair : pour conduire à l’idée de plus grand bonheur, il est nécessaire que les individus puissent être considérés comme des unités strictement égales. Cette égalité sur le plan moral a pour corollaire une égalité statistique permettant la sommation (on ne peut additionner que des chiffres possédant la même unité), la comparabilité statistique (un événement favorable est comptabilisé comme tel, indépendamment du sujet qu’il concerne) mais aussi une moyenne du bien qui se définit alors par le quotient du bien total par le nombre d’individus. La notion de comparabilité statistique est indispensable à la compréhension de l’approche populationnelle en médecine ; le droit au bonheur comme celui du bénéfice d’un traitement ou le risque de contracter une maladie sont une chance ou un aléa équitablement réparti entres les sujets. La prétention naturelle à une issue favorable n’est pas un droit de l’individu en tant que tel mais du fait de sa participation à la société. La mesure des droits individuels est un quotient entre une quantité de bonheur collective et le nombre de sujets composant la communauté.

 

Utilitarisme et EBM

La philosophie utilitariste colle à l’EBM comme un gant s’ajusterait à une main. Le rôle central de la quantification et l’approche populationnelle sont au cœur de ce nouveau mode d’élaboration de la connaissance pratique. Le concept d’utilité est aussi bien au service de la mesure de l’effet attendu que la justification éthique de l’essai. L’application d’un modèle utilitariste à l’EBM permet d’y discerner quelques principes fondamentaux.

La comparabilité statistique des individus. Élément indispensable de la méthodologie statistique, la comparabilité des individus est un axiome de l’approche utilitariste. Tous les individus se valent, non pas au nom d’une égale dignité mais en raison d’une égale participation à la communauté. L’individu se définit avant tout comme unité de base de la population et ne prend de sens que relativement au tout. L’originalité de l’utilitarisme est de faire coïncider une égalité de droit avec une égalité de mesure plaçant au même niveau l’individu d’un point de vue éthique et statistique.

L’approche populationnelle du bénéfice. À l’échelle de la population, bénéfice devient synonyme d’effet et par mouvement inverse, l’effet observé par la loi des grands nombres se communique comme bénéfice à l’individu. Le bénéfice d’un antihypertenseur sur une population donnée – défini comme la plus faible probabilité d’un événement cardiovasculaire par rapport à une population non traitée – s’applique par un mouvement de va-et-vient à chaque individu qui viendra à bénéficier du traitement. L’utile étant supérieur à l’expédient, il apporte éthiquement plus de procurer un bénéfice à l’ensemble plutôt qu’au sujet isolé.

L’effet est condition de moralité. Des précédents principes découlent un automatisme décisionnel. Puisque tous les individus des populations sont comparables, puisque qu’un bénéfice a été prouvé à l’échelle de la population et puisque le bénéfice et donc l’utilité est le principe qui approuve l’action quelle qu’elle soit¸ il est éthiquement nécessaire de le faire profiter du traitement.

Quantité et qualité. Comment prouver un effet à l’échelle de la population ? L’utilité est quantifiée à travers un événement mesurable (un décès, un infarctus, un accident vasculaire cérébral) qui se révèle plus ou moins fréquent (plus s’il est bénéfique, moins s’il est préjudiciable) que dans la population témoin. A l’échelle de l’individu il s’agit d’une variable qualitative (survenue ou non de l’événement) à l’échelle de la population d’une proportion et donc d’une variable quantitative. Le glissement de la qualité à la quantité est permis par l’approche populationnelle, notons cependant que le processus inverse n’est pas aussi simple. Le passage de l’individu à la population est épistémologiquement et éthiquement facile à appréhender grâce à l’utilitarisme alors que l’inverse est plus délicat. Il est nécessaire d’écarter l’absence de restriction logique (l’individu auquel j’applique l’approche probabiliste doit pouvoir théoriquement appartenir à la population sur laquelle l’étude a été menée) et de justifier la moralité de l’action entreprise (le clinicien doit être intimement convaincu de l’importance du traitement dans ce cas particulier). Sur ce point, la philosophie de l’utilité ne nous éclaire que partiellement.

Un nouveau mode d’agir. L’EBM souhaite écarter du clinicien les catégories empiriques que sont l’expérience et l’intuition en proposant un agir standardisé dont il ne reste plus qu’à vérifier les conditions d’application. Il devient donc de plus en plus difficile de différencier la décision scientifiquement juste (guidée par les preuves scientifiques) de l’agir éthiquement juste puisque ces deux catégories se regroupent sous une seule, celle de l’utilité. Dans le cas d’un essai thérapeutique c’est le bénéfice sur la population étudiée et la projection sur la population réelle qui justifie le risque encouru par le patient. La quantification du plus grand bien pour le plus grand nombre devient donc la mesure du juste et de l’injuste...

 

Espérance mathématique et QALY

L’utilitarisme comme l’EBM accordent une place de choix à la quantification. Répondant à un déontologisme jugé trop restrictif, la philosophie de l’utilité introduit un concept neuf, celui de comparabilité des actions. Le bien objectif apporté par une action (l’effet sur la santé d’un médicament pour soigner l’hypertension, mesuré comme une plus faible probabilité de présenter une maladie cardio-vasculaire) est pondéré par le bien réel apporté à l’échelle de la population. Cette valeur du bénéfice estimée par la modélisation statistique devient valeur du bien et critère d’éthicité lorsqu’elle s’applique à la décision. Les comparaisons de l’effet de différents médicaments sur la santé de la population sont ainsi permises : le meilleur traitement sera celui dont l’utilité est la plus grande.

Le concept d’espérance mathématique naît dans une lettre de Pascal à Fermat datée du 29 juillet 1654 (19). Le premier adresse au second une nouvelle réponse à un problème mathématique qui agitait les mathématiciens depuis le XVIe siècle (20), le problème des partis. La question posée est la suivante : deux joueurs sont engagés dans un jeu de hasard pour lequel ils ont misé la même somme mais ils doivent interrompre la partie (21). Quelle somme revient à chacun en fonction des manches déjà remportées et comment calculer cette somme pour n’importe quel nombre de manches ? À cette question posée par le Chevalier de Méré, Pascal répond en introduisant dans la pensée mathématique, une géométrie du hasard, autrement dit, il fait émerger l’idée d’un calcul des chances à travers la notion d’espérance mathématique. Le génie de Pascal est d’associer à un gain la probabilité de l’obtenir. C’est la définition de l’espérance mathématique : moyenne pondérée des valeurs que peut prendre une variable donnée. Pour passer des fractions qu’utilise Pascal à une probabilité au sens actuel du terme manquent deux références : l’approche populationnelle et la théorie des grands nombres. La première est fournie par les théories utilitaristes et portera l’idée de comparabilité statistique des événements et des individus. La seconde permettra de faire coïncider – sur le plan pratique et épistémologique – probabilité (calculée) et fréquence (observée). Pascal ne recourt pas encore à la généralisation de la géométrie du hasard et se limite à ses aspects techniques : il s’agit d’une question posée dans un cadre spécifique amenant à une théorie mathématique et non pas de l’utilisation d’une théorie générale des probabilités dans un cas particulier.

Le concept de QALY (quality-adjusted life year, année de vie pondérée par la qualité) est un exemple concret d’utilisation de l’espérance mathématique dans l’analyse médico-économique. Une année en bonne santé correspond à un QALY d’un, le décès à la valeur zéro, entre zéro et un sont quantifiées des interventions thérapeutiques (un traitement médicamenteux ou une opération chirurgicale) qui prolongeront l’espérance de vie mais avec une qualité de vie moindre, le handicap qui altère l’existence est alors estimé par un coefficient situé entre zéro et un. Un tel procédé peut étonner en France mais reste un des fondements de l’analyse médico-économique au Royaume-Uni où la capitation (l’allocation d’une somme d’argent par patient et par maladie) est la règle. Il permet alors de comparer diverses interventions thérapeutiques et d’optimiser le rendement de chaque technique : faut-il proposer une chimiothérapie ou une intervention chirurgicale à un patient atteint d’un cancer du pancréas ? Pour répondre à cette question, les QALY quantifient non seulement le gain d’espérance de vie offert mais aussi sa pondération par un coefficient reflétant le confort de vie restant en fonction de l’alternative thérapeutique. La valeur du QALY joue un rôle majeur dans la politique de santé et l’accès au remboursement puisqu’elle incitera les pouvoirs publics à rembourser uniquement l’alternative possédant la valeur la plus élevée.

Quelles vies faut-il sauver ? Quelle est la valeur d’une vie ? Telles sont les questions soulevées par Richard Zeckhauser et Donald Shepard, économistes de la santé, pour définir le concept de QALY en 1976 (22). Ainsi formulée la question paraît choquante. D’autant plus que la notion de valeur fait explicitement référence à une valeur monétaire. Dans l’esprit des auteurs, il s’agit plutôt d’optimiser le coût des soins médicaux dans un contexte d’inflation des dépenses de santé. Les ressources allouées à la santé étant limitées, comment distribuer de la façon la plus équitable les moyens disponibles ? Cette question fait la part belle au principe de justice dans sa définition anglo-saxonne. Il ne s’agit pas d’une référence à un principe extérieur de justice mais plutôt à un principe d’équité ou de proportionnalité des dépenses entre les individus. Une fois de plus l’approche populationnelle l’emporte sur la vision individuelle, le coût des soins auxquels peut prétendre un citoyen n’est que le quotient de la dotation de santé par le nombre d’individus. Cette approche est pourtant loin de faire l’unanimité. Dès 1987, John Harris en dénonce les limites : une vie humaine ne peut être quantifiée (23). Ce rappel de la valeur intrinsèque de la vie montre à quel point l’analyse médico-économique a pu occulter les préoccupations soignantes de la médecine… Pour le médecin comme pour les pouvoirs publics « la priorité est de sauver le plus grand nombre de vies possibles et non pas le plus grand nombre d’années de vie (24) ». Par ailleurs, Harris reproche aux QALY d’être bâtis sur une fausse vérité selon laquelle « s’il lui en était laissé le choix, une personne préférait une vie courte en bonne santé à une longue période de survie dans un état d’inconfort grave (25) ». Cette critique met le doigt sur une ambiguïté majeure dans l’approche utilitariste de la médecine. Le primat de la vie en bonne santé sur une vie considérée comme diminuée ne repose pas sur un choix individuel mais sur un argument d’utilité sociale. Une personne saine est beaucoup plus profitable à la société qu’une personne malade et limitée dans sa capacité de participation. Un recul est nécessaire pour distinguer l’option la plus favorable pour l’individu et pas uniquement pour la communauté (26) …

 

Number neaded to treat

Un autre outil est utilisé par les études cliniques pour mesurer l’impact d’un traitement sur une population. Le number neaded to treat ou nombre de sujets à traiter se définit par le nombre de patients à traiter pour éviter la survenue d’une maladie ou d’une complication. Ainsi, dans l’étude HOPE-3, le nombre de patients à traiter par rosuvastatine pour éviter la survenue d’un événement cardiovasculaire est estimé à quatre-vingt-onze (27), autrement dit, en prescrivant ce traitement à quatre-vingt-onze patients, le clinicien peut espérer éviter une complication cardiovasculaire chez l’un d’entre eux. Plus ce nombre est élevé moins la thérapeutique sera considérée comme efficace. Du point de vue des probabilités, il s’agit de l’inverse de la différence de risque entre la population non traitée et la population traitée. Concrètement, cet outil offre un utile reflet de l’impact thérapeutique et aide le clinicien à juger du bénéfice attendu suite à sa prescription. Une différence de risque de cinq pourcent par an semble peu parlante, elle correspond cependant à un nombre de sujets à traiter de vingt pour éviter un événement. Le raisonnement sera le même pour exprimer le bénéfice d’une vaccination à grande échelle : combien de personnes faut-il traiter pour éviter un décès ? Pour Rose, qui popularise ce concept dès 1981, cette mesure illustre le paradoxe de la prévention : « une mesure qui apporte de grands bénéfices à la communauté offre peu à chaque individu participant (28) ». Ce paradoxe exprime une véritable difficulté de l’approche populationnelle à exprimer un bénéfice individuel. Clinicien et patients peinent à apercevoir l’effet réel d’un traitement et la conviction dans l’approche communautaire du bénéfice reste indispensable. Il est intéressant de noter que cette démarche de quantification constitue un des seuls exemples d’utilisation à rebours de l’approche utilitariste du bénéfice : étant connu ce qui est espéré pour la population, qu’attend-on pour un individu donné ? Une telle démarche repose une fois de plus les principes de comparabilité statistiques des unités composant la communauté et sur la loi des grands nombres qui assurent in fine l’adéquation de l’observé au prévisible.

 

Une résistance à l’uniformité statistique ?

Il apparaît difficile au clinicien que nous sommes de réduire le cadre éthique de la pratique médicale, même basée sur les preuves, à un utilitarisme. La spontanéité de la démarche soignante ne se fonde-t-elle pas sur un aspect complètement ignoré par cette philosophie (29), la singularité du malade ? Dans quelle mesure les informations extraites d’une cohorte d’individus concernent-elles le patient qui se présente aujourd’hui ? L’utilisation du principe d’induction, permettant la généralisation d’un effet constaté lors d’une étude (les décès d’origine cardio-vasculaires sont moins fréquents chez les patients de la cohorte ayant reçu un traitement hypolipémiant par rapports aux autres) à la population générale (les patients recevant des traitements hypolipémiants décèdent moins fréquemment dans les suites de maladies cardio-vasculaires) n’est limité que par des considérations épistémologiques : la population de l’étude est-elle représentative de la population générale ? N’ai-je pas introduit de biais dans la mesure de l’effet ? Celles-ci sont extérieurement résolues par l’application des critères méthodologiques de l’EBM. Le moment déductif de ce processus (prescrire un hypolipémiant à mon patient le protégera d’un décès d’origine cardiovasculaire) est beaucoup plus difficile à appréhender. La relation causale est partielle (avec une probabilité d’un sur quatre-vingt-onze), complexe (il existe de nombreux autres facteurs que je ne peux prendre exhaustivement en considération) et donc inconstante. La force de l’association est simplement maintenue par le caractère prédictible de la présence de l’effet. L’association quantitative, si utile à l’utilitarisme, est impropre à répondre à la question : ai-je vraiment aidé mon patient ? Si l’utilitarisme permet le passage de la qualité à la quantité, il est incapable de justifier éthiquement celui de l’universel au singulier.

Comme le rappelle Canguilhem, l’irrégularité que présente l’individu à l’échelle statistique, n’est pas un écart ou une exception à une loi qui se dessine à l’échelle de la population mais l’expression d’une originalité intrinsèque et non contrôlable : « l’irrégularité, l’anomalie ne sont pas conçues comme des accidents affectant l’individu mais comme son existence même (30) ». Ce n’est pas l’irrégularité qui est exception à la loi statistique mais la loi qui constitue une simplification dont la réduction de l’individu à l’unité statistique est le prix à payer. À juste titre, Hannah Arendt discerne dans cette obsession statistique un idéal politique¸ le devenir d’un peuple serait enfin compris et prédictible, l’avenir d’un groupe se maîtrise par des variables qu’il suffirait d’ajuster :

« Dans la statistique, le fait est mis en évidence par le nivellement des fluctuations. Dans la réalité, les actions ont de moins en moins de chances de refouler la marée du comportement de masse, les événements perdent de plus en plus leur signification, c’est-à-dire leur pouvoir d’éclairer l’Histoire. L’uniformité statistique n’est en aucun cas un idéal scientifique inoffensif ; c’est l’idéal politique désormais avoué d’une société qui, engloutie dans la routine de la vie quotidienne, accepte la conception scientifique inhérente réellement à son existence (31). »

La résistance à l’uniformité statistique prend plusieurs formes. D’abord dans l’affirmation d’une liberté de l’individu par rapport à la conduite moyenne de la population ; liberté passive d’échappement à loi statistique par une originalité intrinsèque, liberté active de refuser le traitement ou la solution qui apportera le plus grand bien. Les penseurs de l’EBM expriment avec difficulté ce qui fait justement l’individualité du patient à l’origine du caractère personnel de sa décision. Les idiosyncrasies personnelles de Bradford Hill (32), les valeurs ou les préférences (33) – composantes échappant à la modélisation – ne témoignent que confusément de la particularité du malade. Ces expressions traduisent une indigence conceptuelle du système utilitariste. Ne chercherait-il pas à réduire la personne à l’individu ? Le clinicien devrait alors, comme le souligne Emmanuel Housset, rendre à la personne ce qui fait son épaisseur ontologique, la relation :

« La personne n’est donc pas un simple individu puisque l’individu comme catégorie qui s’étend à tous les étants, est ce que l’on ne peut pas diviser et est l’exemplaire d’une espèce. En effet, entre les individus d’une même espèce, il n’y a qu’une différence numérique, c’est-à-dire une différence accidentelle […]. La personne ne se laisse pas comprendre comme un individu qui a conscience de lui-même, parce que son être est d’être justement relation à autre chose que soi : elle ne se définit pas comme un étant car tout son être est de se porter vers le monde (34). »

L’EBM s’est donné pour objectif de faire profiter de la façon la plus large possible du progrès des techniques médicales. L’ambition d’une avancée constante dans la précision et l’efficacité thérapeutique justifie une permanente remise en question de l’état de l’art et de l’évaluation des soins prodigués. L’approche quantitative et utilitariste s’ajuste avec souplesse à nos modèles scientifiques, éthiques et politiques. L’EBM est un outil adapté pour guider le médecin dans la recherche d’un soin aux standards toujours plus élevés. Ses traits les plus saillants sont le recours explicite ou implicite au principe d’utilité – par lequel efficacité et moralité de l’action deviennent synonymes – et sa capacité à appréhender le bénéfice à l’échelle de la population. Une médecine fondée sur les preuves apporte une réponse simple, pratique et efficace à une société en attente des meilleurs soins. Mais l’utilitarisme s’adapte peut-être trop aisément à l’EBM. La grande qualité de la doctrine de l’utile est également son principal défaut : une simplification à outrance par laquelle l’effet estimé devient critère de moralité. Mais comment mesurer ce qui n’a pas de dimension ? Comment juger de la moralité d’une action dont on ne peut modéliser l’effet ? L’utilitarisme, morale provisoire de la recherche clinique et de l’EBM, ne saurait suffire au clinicien. C’est à lui qu’il revient de considérer la personne et non l’individu, en ne réduisant pas le malade à ses caractéristiques mesurables…

 

Notes :

(1) Daly J., « Chercheurs d’or : médecine evidence-based et science de la clinique » in L’émergence de la médecine scientifique, Paris, Éditions Matériologiques, 2012, pp. 181-198.

 (2) Sackett D., « Evidence based medicine: what it is and what it isn’t » in British Medical Journal, 1987, pp. 71-72.

 (3) Haute Autorité de Santé, Niveau de preuve et gradation des recommandations de bonne pratique, Paris, avril 2013. En ligne : https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/201306/etat_des_lieux_niveau_preuve_gradation.pdf [consulté le 07.02.2020]

 (4) Quality-Adjusted Life Year : année de vie pondérée par la qualité.

 (5) Bentham J., An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, Londres, T. Payne and Sons, 1789, I,3.

 (6) Bentham J., An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, op. cit., I, 2.

 (7) Idem, II, 19.

 (8) Idem, I, 6.

 (9) Idem, I, 4.

 (10) Idem, VI, 7.

 (11) Ibidem.

 (12) Mill J., L’utilitarisme, Paris, Flammarion, 1988, trad. Georges Tanesse, p. 51 : « Alors que dans l’estimation de toutes les autres choses, on tient compte de la qualité aussi bien que de la quantité, il serait absurde d’admettre que dans l’estimation des plaisirs on ne doit tenir compte que de la quantité. »

 (13) Idem, p. 78.

 (14) Idem, pp. 48-49.

 (15) Idem, pp. 75-76.

 (16) Idem, p. 57.

 (17) Idem, p. 68.

 (18) Idem, p.153.

 (19) Pascal B., « Lettre de Pascal à Fermat du 29 juillet 1654 » in Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1972, pp. 43-46. 

 (20) Trotignon N., Pascal, Fermat, et la géométrie du hasard, Mémoire sous la direction d’Évelyne Barbin, IUFM de Créteil, 1998, p. 2. https://arxiv.org/pdf/1309.2824.pdf

 (21) « Voici à peu près comment je fais pour savoir la valeur de chacune des parties, quand deux joueurs jouent, par exemple en trois parties, et chacun a mis trente-deux pistoles au jeu » in Pascal B., « Lettre de Pascal à Fermat du 29 juillet 1654 », op. cit., p. 43.

 (22) Zeckhauser R. et Shepard D., « Where now for saving lives? » in Law and Contemporary Problems, 1976, vol. 40, n. 4, pp. 5-45. Le QALY n’est que le lointain héritier du Wergled, concept issu du droit germanique et désignant l’indemnité donnée en réparation d’un meurtre, celle-ci étant fonction de la force de travail de la victime.

 (23) Harris J., « QALYfying the value of life » in Journal of medical ethics, 1987, pp. 117-123.

 (24) Idem, p. 120.

 (25) Idem, p. 118.

 (26) Le concept de QALY reste un facteur important de jugement pour évaluer l’efficience d’un traitement sur une population et semble plus adapté d’un point de vue socio-économique que médical. Une récente étude utilisant la méthodologie des QALY montre une efficience supérieure de la stratégie de vaccination contre le COVID 19 par rapport à la distanciation sociale : Sandmann F., « The potential health and economic value of SARS-CoV-2 vaccination alongside physical distancing in the UK » in The Lancet Infectious Diseases, 2021, pp. 962-974.

 (27) Yusuf S. et coll., « Cholesterol Lowering in Intermediate-Risk Persons without Cardiovascular Disease » in The New England journal of medicine, 2016, pp. 2021-2031.

 (28) Rose G., « Strategy of Prevention: Lessons From Cardiovascular Disease » in British Medical Journal, 1981, p. 1850.

.(29) Nous envisageons ici essentiellement l'utilitarisme de Bentham ainsi que ce que l'utilitarisme a eu comme influence majeure sur les idées au XXe et XXIe siècles, mais nous n'ignorons pas que l'utilitarisme de John-Stuart Mill est plus complexe et qu'il souligne le droit à l'excentricité. Mill : «  la tyrannie de l'opinion est telle qu'elle fait de l'excentricité une honte, il est souhaitable, pour ouvrir une brèche dans cette tyrannie, que les gens soient excentriques. L'excentricité et la force de caractère vont toujours de pair, et le niveau d'excentricité d'une société se mesure généralement à son niveau de génie, de vigueur intellectuelle et de courage moral. Que si peu de gens osent maintenant être excentriques, voilà qui révèle le principal danger de notre époque » Mill, J.-S. [1859]. De la liberté, Paris, Gallimard, 2018, p.164.

(30) Canguilhem G., « Le normal et le pathologique », in La connaissance de la vie, op. cit. p. 204.

 (31) Arendt H., Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, op. cit., p. 111.

 (32) Bradford Hill A., « The clinical trial » in The New England Journal of Medicine, 1952, p.115 : « our personal idiosyncrasies (our likes or dislikes consciously or unwittingly applied) ».

 (33) Brun-Buisson C., « Plaidoyer pour l’EBM. Ou comment nier les évidences » in L’émergence de la médecine scientifique, Paris, Éditions Matériologiques, 2012, p. 258.

 (34) Housset E., La vocation de la personne – L’histoire du concept de personne, de sa naissance augustinienne à sa redécouverte phénoménologique, Paris, PUF, 2007, pp.22-23.

 

]]>
news-4266 Fri, 02 Sep 2022 11:10:52 +0200 Un nouveau livre de Anne-Lyse CHABERT : Vivre son destin, vivre sa pensée chez Albin Michel. https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-nouveau-livre-de-anne-lyse-chabert-vivre-son-destin-vivre-sa-pensee-chez-albin-michel Anne-Lyse Chabert vient de publier Vivre son destin, vivre sa pensée
André Comte-Sponville l'a préfacé.
Ci-après quelques mots de ce dernier :

"Ce que montre ce petit et grand livre, c’est que le handicap se situe toujours à la croisée entre un organisme et une société, entre une déficience, qu’elle soit innée ou acquise, et un environnement, sur lequel on peut et doit agir. On ne vit pas tout seul, ni hors du monde ou de la Cité.
Ce livre de sagesse est aussi un livre de citoyenneté, qui donne à penser, donc aussi à débattre, autant qu’à admirer. Anne-Lyse Chabert, comme écrivain et comme philosophe, se veut le porte-parole de tous ceux, parmi nous, qui sont confrontés au handicap, et spécialement « de ceux qui ne peuvent souvent pas dire, qui ne sont donc pas vraiment écoutés ». Ouvrage d’utilité publique, qui s’adresse à tous, qui nous aide à comprendre, qui nous pousse à réfléchir, à discuter, à agir peut-être".

André Comte-Sponville

]]>
news-4265 Fri, 02 Sep 2022 10:53:45 +0200 « L’École éthique de la Salpêtrière : un combat pour le sens » https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/lecole-ethique-de-la-salpetriere-un-combat-pour-le-sens Nous proposons ici un article vigoureux de Pierre Magnard. Retraçant son parcours philosophique au cours du XXe siècle, il fustige les penseurs de la déconstruction pour revendiquer avec la création de l’École éthique de la Salpêtrière en 1995 un travail de pensée plus attentif à ce qui résiste aux séductions sophistiques sans ancrage. Nietzsche, Heidegger, Blanchot, Steiner seront des jalons forts pour maintenir haut le pari du sens des choses et des êtres. « L’École éthique de la Salpêtrière : un combat pour le sens »

Pierre MAGNARD

Article référencé comme suit :
Magnard, P. (2022) « L’École éthique de la Salpêtrière : un combat pour le sens » in Ethique. La vie en question, septembre 2022.

 

Célébrant le vingtième anniversaire de l’École éthique de la Salpêtrière, j’avais rendu hommage à Claude Bruaire, premier anneau d’une chaîne d’or, dont les étudiants et chercheurs de l’École sont les maillons vivants, en charge de la transmission d’un patrimoine intellectuel et spirituel qui se renouvelle et s’enrichit à tout passage de relais.

Pourquoi transmettre ? Pour garantir le sens, donc la direction de la marche humaine en un temps de déni de mémoire généralisé. En allusion au laboureur du douzième siècle qui, au petit matin, marche à l’étoile pour ouvrir son premier sillon, j’avais stigmatisé ces « voleurs d’étoiles » qui plombaient notre nuit, les « soutiers de la déconstruction », Gilles Deleuze si féroce dont sa hargne contre l’enracinement qu’il préfère le rhizome à la racine, Michel Foucault qui entend la culture comme l’élevage « hors-sol » d’une humanité sans ancêtre, Pierre Bourdieu qui récuse comme aliénante la condition d’héritier, Jacques Derrida qui, dans son irrépressible ressentiment à l’endroit d’un patrimoine spirituel qu’il ne peut s’approprier, sape la fondation de l’édifice et en dépose les murs porteurs. Toujours le même déni de mémoire au préjudice du sens. Comment a-t-on pu faire de tels auteurs des maîtres à penser ?

Le sens c’est ce que nous révèle le sentiment, et la mémoire en est comptable. Évoquons Marcel Proust à Combray, la petite madeleine trempée dans la tasse de thé, une saveur retrouvée remémorant l’idée platonicienne de l’innocence et du bonheur. C’est d’abord une affaire de goût, une sensation, une tonalité gustative aux harmoniques si riches et si puissantes qu’elle recrée tout un passé. Le sens, c’est le sentir, mais c’est aussi cette harmonisation des impressions dans l’anamnèse, c’est cette répétition qui fait du vécu d’un instant un moment d’éternité. Il y va, dans toute sensation, de la réminiscence de ce que Baudelaire appelait la « vie antérieure. » C’est cette dimension du sens qu’il nous faut retrouver.

L’aurions-nous donc perdu ? Peut-être pas tout à fait. Cependant Richard Millet diagnostique dans le « mal-être » actuel une « fatigue du sens », allant jusqu’au « vertige du néant. » Fatigués du sens, nos contemporains ne feraient plus l’effort qu’il réclame de nous et céderait au « nihilisme ». De cette crise, je parlerai en témoin, remontant dans mon vécu aussi loin que possible pour y retrouver cette injonction de Martin Heidegger : « Marcher vers une étoile, rien d’autre. Pensez, c’est se limiter à une unique idée, qui un jour demeurera comme une étoile au ciel du monde . » Nous sommes en 1947. Les khâgneux d’Henri IV dont je suis reçoivent par leur professeur de philosophie, Jean Beaufret, ce message de Martin Heidegger. Dans quelques semaines, ce sera la Lettre sur l’humanisme. En attendant, Beaufret nous délivre un enseignement sur les fondements des sciences. Citant Heidegger, il nous dit : « La science ne pense pas. Seule la pensée peut lui assigner un horizon, en orienter la marche, lui donner des principes (archê) » ; or archê signifie à la fois « commencement et » commandement. C’est donc la pensée qui inaugure la démarche du savoir, la fonde, et la conduit, la délimite aussi, car elle en mène la critique : sapere est le fait de goûter, mais aussi l’acte de la sagesse, c’est le sens en son acte dans toutes les acceptions du mot. La pensée donne et ce qu’elle donne s’appelle précisément le sens. La science et la technique, sans la gouverne de la pensée, sont insensées, privées de sens. Il suffit de voir pour s’en convaincre les effets de ce que bientôt Heidegger appellera le Gestell, cet « arraisonnement » de la nature par une raison forcenée parce qu’elle a cessé de penser. Biologie et médecine n’y échappent pas, comme nous l’avons vu tout au long de cette année. Pensez c’est rapporter toute chose aux limites de l’homme, c’est faire de l’homme sa propre mesure ; celui-ci est la fin parce qu’il est l’origine, car toujours la fin doit rejoindre l’origine. Or la pensée de l’origine c’est encore la mémoire, Mnémosyne, mère des muses que les Grecs situaient avant la naissance des dieux. Laisser penser la pensée, c’est permettre le sens ; c’est retrouver aussi le réel, car avec la science et la technique, on n’est plus dans le réel, mais dans le simulacre.

1947 c’était pour les khâgneux d’Henri IV l’enseignement de Martin Heidegger par le truchement de leur maître en philosophie, mais ce fut aussi la découverte d’un penseur qui devait avoir grande influence sur toute ma génération, Maurice Blanchot (1907–2003). Un jour un de mes camarades jeta sur la table de notre turne un livre étrange, paru en 1943 et intitulé Faux pas, qui mettait les grandes œuvres littéraires à l’épreuve corrosive de l’air du temps. Toutes, jusque-là s’inscrivaient dans une tradition, s’enracinaient dans un terroir, se recommandaient d’une identité culturelle, nationale, régionale, religieuse, voyez Barrès, Daudet, Bourget, Bordeaux, René Bazin, Martin du Gard, Mauriac, Jules Romains… Or pendant la guerre et les années suivantes, les frontières se sont déplacées, les appartenances se sont confondues, les identités se sont quelque peu brouillées. Fidèle de Charles Maurras, Blanchot s’est retrouvé associé à des résistants communistes en 1944, pour faire passer en Suisse des proches d’Emmanuel Levinas, menacés par les lois antijuives, au point qu’un jour mis au mur par la police allemande, il n’échappera que par miracle au peloton d’exécution, désormais encore au monde, sans être de ce monde. Comment alors s’approprier un patrimoine intellectuel ou spirituel qu’on a quelque mal à revendiquer ? On connaît le mot du poète René Char dans ses Feuillets d’Hypnos de 1943 : « notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » C’est dire que nous n’étions pas accrédités à hériter, que l’héritage fût frappé d’interdit ou que nous en fussions déclarés indignes. Une tache noire obnubile notre mémoire d’un passé proche, tandis que l’histoire cesse de transmettre quand elle traite sur le mode de la mauvaise conscience des pans entiers du roman national. Blanchot se fera, sa vie entière, l’analyste du « désastre », désignant par ce mot la perte du sens ou plus précisément la perte de l’astre qui orientait notre marche.

Le sens était en grand décri à cette époque. Maurice Merleau-Ponty, qui fréquentait Blanchot et dont je suivis les enseignements de 1951 à 1961, posait inlassablement la question du sens. Alors qu’on investissait encore beaucoup dans les téléologies, il niait que l’histoire non plus que la vie puisse avoir un sens, mais en revanche on pouvait parler du sens d’une étoffe, d’un velours, d’un tapis, d’une fourrure, comme aussi du sens d’une rivière. Prendre un velours ou une peau de chagrin à rebrousse-poil peut faire grincer des dents. De même on répugne à prendre à contresens le sens commun, mais cela va-t-il plus loin ? Merleau-Ponty écrira Sens et non sens, relevant les « effets de sens » nés de la disposition respective des signes linguistiques, mais aussi des objets naturels ou des symboles sociaux. Gilles Deleuze en reprendra l’idée dans sa Logique du sens, jouant sur la perversité des rapprochements incongrus. Si tout écart à une valeur sémantique il n’est que de déplacer les écarts pour faire parler autrement la « prose du monde ». La « déconstruction » en saura user, mais alors que Martin Heidegger ne fait état que d’une seule disjonction, entre l’un et l’être, dont il refuse la convertibilité, Derrida généralise le procédé et introduit des écarts partout, « différance » qui se veulent productrices de lumières nouvelles et c’est ainsi qu’on fait prévaloir le non-sens sur le sens. Ainsi procèdent nos « voleurs d’étoiles ».

Tous se réclamaient de Blanchot, nul ne lui fut fidèle. D’où ce livre qu’il donnera en 1980 pour faire taire les malentendus et produire enfin son diagnostic sur le mal du siècle, l’Ecriture du désastre. Le désastre c’est la perte de l’astre et cette perte désoriente. Emmanuel Kant avait écrit Comment s’orienter dans la pensée ? s’y référant à deux réalités, « le ciel étoilé au-dessus de nos têtes et la loi morale au fond de notre cœur. » L’étoile, c’est la transcendance au sein de l’immanence. Mais Blanchot ne regarde pas en arrière ; dès le seuil de ce monde sinistré, il peut reprendre à son compte le mot de Nietzsche : « Nous entrons dans un temps où l’homme ne pourra plus mettre d’étoile au monde. » Sans son étoile, l’homme est désorienté : droite et gauche se confondent, haut et bas ; on est passé de l’autre côté du miroir. En cet univers fantomatique cependant la maison est toujours debout, alors qu’elle est déjà ruinée, menaçant de crouler, inconsistante qu’elle est devenue : « Nous sommes au bord du désastre, écrit Blanchot, sans que nous puissions le situer dans l’avenir : il est plutôt toujours déjà passé et pourtant nous sommes au bord ou sous la menace, toute formulation qui impliquerait l’avenir si le désastre n’était ce qui ne vient pas, ce qui a arrêté toute venue. Penser le désastre … c’est n’avoir plus d’avenir pour le penser. » Le désastre a-t-il déjà eu lieu où est-il sur le point de se produire ? Il est dans l’infinie précarité des choses et des êtres. Dire que choses et êtres sont précaires, c’est dire qu’ils ne doivent leur subsistance qu’à notre prière. C’est donc avec précaution, avec dévotion que nous devons pénétrer dans la vieille maison. Nous savons en effet que « le désastre ruine tout en laissant tout en l’état ». D’où l’illusion d’une maintenance de ce qui est déjà ruiné.

Dans la maison il y a des livres qui retiennent captif un sens caché ; il faudrait savoir les ouvrir, en dérouler les parchemins, les interpréter. Faute de savoir le faire on peut tenter d’écrire ; ainsi pourra-t-on, disait Blanchot, « veiller sur le sens absent  » non pas sur le non-sens qui ne réclame aucune vigilance, mais sur cette présence d’absence d’un sens qui fait défaut, d’un sens en creux  que l’écriture a pour vocation de faire surgir : « Ecrire, former dans l’informel  un sens absent. Sens absent, non pas absence de sens. Ecrire c’est peut-être amener à la surface quelque chose comme du sens absent, accueillir la poussée passive qui n’est pas encore la pensée, étant déjà le désastre de la pensée . » En ces temps crépusculaires, où la mort est sinon déjà passée du moins imminente, l’écriture est la seule vigile de l’esprit. Écoutons encore Blanchot : « écrire c’est ne plus mettre au futur la mort déjà passée mais accepter de la subir sans la rendre présente à elle , savoir qu’elle a eu lieu… et la reconnaître dans l’oubli qu’elle laisse et dont les traces qui s’effacent appellent à s’ excepter de l’ordre cosmique là où le désastre rend le réel impossible et le désir indésirable  » Mais alors l’écriture n’a-t-elle pas cessé d’être un exorcisme ? N’est-elle plus capable de faire du sens ? C’est l’écriture à la limite, écriture atone qui ne chante plus, écriture blanche qui ne brille plus, écriture froide qui ne brûle plus, précisément « l’écriture du désastre », cette écriture par laquelle, disait Blanchot, tout est mis en cause et d’abord l’idée de Dieu, du moi, du sujet, puis de la vérité et de l’un, puis l’idée du livre et de l’œuvre, en sorte que cette écriture… loin d’avoir pour but le livre, en marquerait plutôt la fin, écriture qu’on pourrait dire hors discours, hors langage  » Il s’agit bien d’une écriture à la limite qui serait justement la « fin du livre ». La quatrième de couverture de la réédition de Faux pas nous le dit : « N’avoir rien à exprimer doit être pris dans le sens le plus simple. Quoi que l’écrivain veuille dire, ce n’est rien. Le monde, les choses, le savoir ne lui sont que des points de repère à travers le vide. Et lui-même est déjà réduit à rien. Le rien c’est sa matière. Il rejette les formes par lesquels elle s’offre à lui comme étant quelque chose. » Rejeter les « formes », c’est rejeter les idées platoniciennes, fort desquelles le langage sauvait la matière de son inconsistance. Sans le truchement de la forme ou idée, le monde n’est plus qu’ombres qui se défont. Parvenu à ce degré zéro de l’écriture, que peut-on faire, fatigué du sens, pris de vertige sur le bord du néant ?

Blanchot reste dans l’indécision, non pas nihiliste, tout juste sceptique, s’attachant à dire : « Le scepticisme ne détruit pas le système il ne détruit rien, c’est une sorte de gaieté sans rire, en tout cas sans raillerie, qui tout à coup nous désintéresse de l’affirmation et de la négation  » Voilà pour les « déconstructeurs », quand bien même ceux-ci se réclameraient de lui.

Blanchot nous aura du moins appris l’esquive d’un sens qui se cache quand nous n’avons plus le courage de le porter. Il faudrait restaurer les conditions du sens devant l’énormité de la difficulté, on préférera nier le problème et achever de détruire les conditions du sens ; c’est à quoi consciemment, posément, méthodiquement, s’attacheront les « soutiers de la déconstruction ». Au nom d’une éthique de la permissivité et du moindre effort, où il est interdit d’interdire et/ou punir est un délit, ils vont s’ingénier à constituer un univers fantasmatique de structures molles, où l’on n’est plus à se mesurer à l’obstacle et où l’on pourrait, à moindre risque, s’abandonner. « Barbare, disait Nietzsche, que de ne prendre une chose que par son côté faible ; au contraire (on doit) prendre une chose de telle sorte qu’au lieu de sa faiblesse, l’on sache poser sa propre force et ainsi l’enrichisse. » Ce n’est pas ce que choisiront nos « voleurs d’étoile », ne faisant qu’ajouter aux malheurs du temps.

Contre les partisans du sens à moindre frais, du sens à moindre effort, nous avons essayé de restaurer quoi qu’il puisse en coûter, les conditions du sens. Telle fut la tâche qui s’imposa à moi quand s’offrit l’opportunité de créer notre centre d’éthique médicale. J’étais parti en 1993 d’un état des lieux que j’avais dressé à la demande du Ministère de l’enseignement et de la recherche. La métaphysique était en déshérence : la disjonction de l’un et de l’être avait eu raison de l’onto- théologie ; la convertibilité de l’être, de la puissance et du devenir n’étant plus de rigueur, on ne reconnaissait plus de sens à l’histoire ; l’être lui-même s’était délité, décomposé, allégé, au point de perdre toute consistance et toute solidité ; de sorte qu’il n’était plus l’étalon de mesure, a fortiori le module d’une analogie universelle ; réduit à son unidimensionnalité, l’individu n’était plus que la misérable synecdoque de la foule, l’homme de sable, un grain de silice semblable à tous les autres, dont on peut juste faire un tas ! Est-il alors encore possible de penser ? Pourtant sciences et techniques poursuivent leur développement frénétique sans que rien ne soit capable de les contenir, faute d’un principe et faute d’un horizon. Prophétiquement, un siècle plus tôt, Nietzsche, dans le Gai savoir mettait en scène « l’insensé », qui avait détaché la terre de son soleil et d’une éponge effacé l’horizon. Un siècle plus tard, les sophistes modernes l’avaient emporté, imposant leur idéologie. Est-il encore une nature des choses quand l’anomal est de rigueur ? Le corps sans organes, imaginé par Gilles Deleuze, est devenu un modèle social ; la dédifférenciation a raison de toute organicité. Contre les identités subsistantes, le « nomadisme » jetait la confusion dans la famille et dans la société ; on préférait la « meute » à la famille, la « horde » à la tribu ; l’anti-Œdipe était devenu le nouvel évangile. Derrida poursuivait le travail de sape de Deleuze, quand un autre sophiste venu d’outremont, allait lui donner la main, le très coruscant Umberto Eco. Comment reconstruire ce qui avait cédé au mal du siècle et à l’acharnement d’aussi habiles artificiers ?

Du sens, faux-sens, contresens ou non-sens, on avait à foison. On ne voulait plus de celui que la nature des choses nous aurait suggéré, alors on suscitait des « différances », sachant que tout écart est diacritique. Libertinage grammatical, libertinage syntaxique, libertinage sexuel, voilà qui va à contresens mais non sans apporter aux praticiens de ces exercices, sinon du sens, du moins de la sensation et de la jouissance. Le procédé est vieux comme l’enfer ; le marquis de Sade s’y illustra, il fit école. La Révolution s’y emploiera : on allait dénaturer pour mieux régénérer. Il s’agissait de susciter une nouvelle humanité, comme l’a bien montré Xavier Martin. Dans les années cinquante, Georges Bataille s’en souviendra quand il créera le Collège international de sociologie et la revue Acéphale-cou coupé. Plus de principe : le père, le maître, le roi, Dieu lui-même tout y passe. Toute référence aux principes est présumée coupable. « Le rhizome est une anti généalogie, c’est une anti mémoire, » dira bientôt Deleuze. C’est un déni de paternité ». Sans feu ni lieu, l’arborescence errante se déplace au flanc du nu du désert. L’anarchie (an-archè) préside au corps sans organes. Avec Mille plateaux (1980), la subversion est à son comble : discours sans prémices, écriture sans règles, musique sans gamme, arbre sans racines, corps sans cœur, lignée sans ancêtre, famille sans père, nation sans roi, monde sans Dieu, ne laissant plus à qui voudrait encore penser qu’un « je fêlé et un moi dissous . »

Deleuze, Foucault, Eco, malins génies d’une école où l’on s’en prendrait à la grammaire. Celle-ci n’est-elle pas l’organon de la pensée. Pour affranchir cette dernière, il suffit de subvertir en effet la grammaire. Les cinq prédicables de Porphyre (le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident) ont permis de constituer le savoir sur le mode justement d’un arbre, référant à la substance les prédicats dans l’ordre de leur subordination. Si l’on rejette cet ordre, en autorisant des séquences contre nature, pourquoi ne pas imaginer « un arbre composé uniquement de différences » ? L’ontologie traditionnelle était réglée par une stricte nécessité : la différence correspondait à la forme et le genre à la matière et de même que forme et matière constituaient la substance, de même genre et différence constituaient l’espèce. Voyez à quels hybrides monstrueux on parvient à déplacer les éléments du système. Les idéologies qui inspirent les lois sociétales d’aujourd’hui sont déjà là. Le désastre s’amplifiait. Que faire ? Je n’hésitais plus à engager mes amis dans le combat. J’obtins la création de notre centre d’éthique médicale, dont je confiais la charge à Dominique Folscheid avec la mission de reconstruire. Éric Fiat et Bertrand Quentin aujourd’hui continuent cette tâche. Ils sont les maîtres d’œuvre, vous êtes les compagnons. Reconstruire c’est d’abord recréer les conditions du sens ; nous allions oser naviguer à contre-courant.

Comment le grand livre de la nature peut-il à nouveau faire sens ? C’est à vous tous que je me dois de le demander, car « fatigués du sens » assurément vous ne l’êtes pas, ayant reçu par transmission et transmettant vous-mêmes cette architectonique sans laquelle il ne saurait y avoir de pensée. En sont la preuve tous vos débats comme aussi les mémoires que j’ai encore l’honneur d’évaluer, autant de témoignages d’une tradition créatrice qui induit le sens de sa marche de son interprétation de la nature des choses. Du grand livre vous aurez su sauver les caractères, respecter les intervalles, conserver le tempo, de sorte que vous le comprenez parce que vous vous laissez lire par lui, avant même de le lire vous-même. Le livre de la nature et le livre de l’homme s’ouvrent l’un sur l’autre. Le sens est dans ce règlement réciproque. Et pourtant, me direz-vous, les bouleversements biotechnologiques sont là, qui nous sollicitent : ne devons-nous pas changer de paradigme ? On voudrait faire bénéficier l’humanité des progrès de nos disciplines, on reste cependant obligé par la déontologie du passé. Qui arbitrera le débat ? C’est là que ressurgit la question du sens.

Georges Steiner voulait que toujours l’on pariât sur le sens du sens. Il évoquait le cri de l’insensé de Nietzsche dans le Gai Savoir. « Dieu est mort » ; en désenchaînant la terre de son soleil, les hommes ont perdu « le sens de la terre », une terre qui ne connaît plus le haut ni le bas et qui roule tête-bêche à l’infini. Il voulait que l’on retrouvât un certain usage du platonisme qui nous enseigna l’exigence de signification et cette transcendance qui ne laisse pas de travailler le sensible, dès qu’on cherche à discerner l’idée. Un tableau de Vermeer, une toile de Kandinsky portent notre regard au loin, vers ce qui est essentiellement lointain et hors de prise. À la prison du moi, à l’enfer du sujet de droit qui s’enivre de sa toute-puissance, nous saurons échapper en passant non plus de l’autre côté du miroir, mais dans l’envers du tableau, cet « arrière-pays », dont Yves Bonnefoy a gardé le secret, à moins que nous ne suivions Tobie, l’ange et le chien, avec Christian Bobin qui sut prendre la vie dans le meilleur des sens.


Références :
Heidegger, [1947/ 1954] « L’expérience de la pensée » in Questions III, gallimard, 1990.
Heidegger, [1954] "La question de la technique" in Essais et Conférences, Paris, gallimard, 1990.


]]>
news-4237 Mon, 04 Jul 2022 12:09:47 +0200 Podcast France Culture LES CHEMINS DE LA PHILOSOPHIE avec Bertrand QUENTIN https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/podcast-france-culture-les-chemins-de-la-philosophie-avec-bertrand-quentin Série « Philosophie du handicap » Épisode 1/4 : Bertrand Quentin, y a-t-il un concept de handicap ? Vous pouvez écouter cet été le podcast des Chemins de la philosophie sur France Culture avec Adèle VAN REETH et Bertrand QUENTIN

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/les-chemins-de-la-philosophie-du-lundi-14-fevrier-2022-6642158

 

Bel été  !

]]>
news-4236 Mon, 04 Jul 2022 11:38:30 +0200 Ce qu’attendre veut dire. Esquisse d’une conduite de direction face à l’attente https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/ce-quattendre-veut-dire-esquisse-dune-conduite-de-direction-face-a-lattente Un article de Clément BOSQUÉ Ce qu’attendre veut dire.
Esquisse d’une conduite de direction face à l’attente


Par Clément BOSQUÉ

Agrégé d'anglais, directeur d'établissement sanitaire, social et médico-social formé à l'École des Hautes Études en Santé Publique et à l'Institut Pasteur-CNAM, Clément Bosqué est aussi diplômé en philosophie éthique de l'Université Gustave Eiffel. Il est aujourd'hui directeur Île-de-France pour l'Institut National de Formation et d'Application (Fondation INFA) et est l’auteur du Petit traité de la fonction de direction dans le secteur social (Champ Social, 2021).

Article référencé comme suit :
Bosqué, C. (2022) « Ce qu’attendre veut dire. Esquisse d’une conduite de direction face à l’attente » in Ethique. La vie en question, juillet-août. 2022.


NB : le PDF est accessible en bas de document

 



                                                                               « J’attends, je demande, j’implore ;
                                                                  Je penche tour à tour mes urnes pour avoir
                                                                                 De chacune une goutte encore ! »
                                                                                                                    Victor Hugo

                                             « Paroles sur la dune », Les Contemplations, Livre V, 13.


    Qu’attend-on de la direction ? Et qu’attend la direction ? Sous les auspices du réalisme aristotélicien, on pourrait s’attacher à définir l’attente par ses principales fonctions, ses principaux attributs, ses principaux objets.
    L’attente met en jeu une relation teintée de pouvoir : j’attends quelque chose de l’autre, mais l’autre aussi peut, en retour, attendre quelque chose de moi, qui conditionne la satisfaction de mon attente.
    Bien sûr, l’attente convoque des modalités de rapport au temps, et en particulier au sentiment d’urgence. Il est des urgences qui ne sauraient attendre ; il est, a contrario, parfois urgent d’attendre.
    Dans le contexte de la relation directeur – dirigés, on peut dresser une typologie du quadruple objet de l’attente : attente de cadre, de confiance, de considération, de conduite.
    De surcroît, nous pouvons caractériser deux dimensions de l’attente. D’abord, une attente de « prendre soin », très prégnante dans les établissements et services hospitaliers, au sens large. Ensuite, une fonction « dilatoire » de l’attente, qui suppose constamment un « préalable » au bien, et en particulier, dans une organisation, au « bon » fonctionnement.
    Nous proposons ici de nous pencher sur « ce qui se cache » derrière l’attente ; de nous attacher à repérer ses raisons d’être profondes, ses significations. Pour ce faire, il s’agit de formuler le plus justement possible les lieux, les modalités, les postures qui incarnent, donnent à voir et à comprendre en quoi le sujet de l’attente peut être dit, dans l’expression de Montaigne, « vain, divers et ondoyant » ; par l’effet de quels dispositifs l’attente se frustre elle-même chroniquement – quelle irrémédiable insatisfaction gît en son cœur. Nous verrons qu’attendre, c’est toujours attendre une chose et son contraire ; qu’attendre, c’est toujours attendre autre chose ; et qu’on n’en a jamais fini d’attendre.


L’attente d’une chose et de son contraire

    Pour Freud, l’ambivalence est un « phénomène fondamental de notre vie affective (1) ». Jankélévitch l’a montré à sa manière : vouloir quelque chose, c’est toujours vouloir un peu autre chose. On peut bien croire qu’on est libre de vouloir : on n’est libre que tant qu’on n’a pas choisi entre a et b, tant que l’on n’a pas décidé, opté. Une fois que l’on a exercé son vouloir, on ne veut plus, on ne peut plus vouloir, on a choisi, c’est trop tard. D’où cette fascinante « hésitation du vouloir devant la bi-possibilité », ce mystérieux « bi-vouloir (2) », ou encore « l’intime contre-volonté du bon vouloir » par laquelle Jankélévitch caractérisait ce qui fait résistance à nos efforts vers la vertu (3). Plus loin, c’est sous l’admirable expression de « ferveurs contradictoires » (4) que l’auteur du Traité des vertus épingle cet homme affolé entre plusieurs pulsions et instincts, d’accord avec le scepticisme de Montaigne pour qui « il n’y a aucune constante existence, ni de notre être, ni de celui des objets », les choses vont « roulant et coulant sans cesse », et tout est « en continuelle mutation et branle » (5).
    Comment s’étonner que le « Conflit, cet antagonisme créaturel qui fait le fond de notre condition d’alternative (6) », cette difficulté à prendre un parti et à s’y tenir, ce défi que représente l’impératif de cohérence et de conséquence, excède souvent les modestes capacités humaines ? C’est ainsi qu’il n’est rien de plus fréquent que l’attitude consistant à vouloir une chose, et même son contraire, simultanément ou consécutivement. « Le désir veut tout cela, le désir veut n’importe quoi (7) ».
    Ainsi on réclame l’application d’un cadre universel et identique pour tous, mais on exige la prise en compte des contextes individuels. Il faut traiter tout le monde pareil, mais reconnaître les mérites particuliers. On retrouve ici la tension, toujours susceptible de dégénérer en conflit, entre le besoin d’attention individuel et le soin collectif, la souffrance privée et la santé publique, comme le rappelle Paul Ricœur (8).
    On demande de participer à la décision, mais on refuse d’en porter, même partiellement, la responsabilité. On demande d’être conduits (dites-nous où nous allons, où nous devons aller), mais aussi de participer collectivement à la détermination des directions à prendre. On porte la critique, mais on refuse d’être force de proposition. Ainsi des représentants du personnel peuvent-ils dire : « nous, on ne sait pas ce qu’il faut faire, ce n’est pas notre rôle… c’est à la direction de dire ce qu’elle va faire… nous, on interroge ».
    On réclame l’intervention de la hiérarchie, tout en la contestant au nom de l’égalité, contestation inévitable en régime démocratique, comme l’avait prévu Alexis de Tocqueville (9).
    On demande à cor et à cri une « bonne » gestion, mais on répudie les gestionnaires chargés de tels arbitrages, assimilées aux basses œuvres budgétaires et financières, et aux « mesures gestionnaires », toujours impopulaires. Des réductions de postes ? Oui… mais pas dans mon service !
    Pour ménager son crédit, on se drape dans une posture de questionnement des notions et des mots, qui laisse à penser que l’on n’est pas dupe. Je pense à cette élue du personnel qui m’avait déclaré théâtralement : « vous parlez de gestion… moi, cela m’inquiète parce que la gestion, je ne sais pas bien ce que c’est… » À quoi j’avais répondu laconiquement, faisant de l’Aristote sans le savoir, en proposant de définir la gestion comme « délibération sur les moyens rapportés aux fins ».
    Tout se passe, en fait, comme si on attendait tout et son contraire du directeur. Il faut recadrer, mais pas sanctionner. Former les managers, mais ne surtout pas parler de « management ». Le directeur doit faire confiance, mais aussi rassurer – dire toute la vérité, et ne pas la dire toute. Il doit être paternel ou fraternel. Énoncer les limites – les abolir. Savoir prendre des risques, prendre des mesures. Donner la direction, mais ne pas donner de directives. Des consignes ? « Vous nous infantilisez ». Pas de consigne ? « Vous nous abandonnez ». Une procédure ? « Vous nous ôtez de l’autonomie ». Une solution collaborative ? « Vous placez trop de responsabilité sur les équipes ». Et cætera.
    Par conséquent, l’attente est toujours déçue. La règle pourrait être, comme celle de l’Abbaye de Thélème de Rabelais, « fais que voudras « ; « décide que voudras » : on attend que la direction décide, mais la décision, quelle qu’elle soit, sera critiquée. La direction produit un organigramme ? Mais ce n’est pas un organigramme qu’attendent les équipes, c’est un projet d’établissement. On lance une démarche de projet d’établissement ? Ah ! Non, ce sont des fiches de poste dont nous avons besoin. La direction définit des fiches de postes ? Impensable sans un organigramme, etc. La décision n’a pas été assez anticipée et vient trop tard – elle n’est pas assez concertée et vient trop vite – elle n’est pas prise du tout – elle n’est pas la bonne. Ce n’est pas celle qu’on attendait.
    La demande, tantôt diffuse, tantôt explicite et revendiquée, de « soin » des soignants eux-mêmes par leurs directions et gestionnaires, est a priori évidente. Le directeur n’est pas auprès des situations de souffrance. Beaucoup de choses l’en séparent : ses missions propres, administratives ; des différences de culture professionnelle ; la distance hiérarchique, procédurale, induite par la géographie des locaux, des bureaux, ou encore par les pratiques de communication via écrans et mails. Au résumé, le directeur est toujours trop loin. Il n’est pas, contrairement aux « opérateurs de terrain », en première ligne, face aux angoisses du soin, de l’accompagnement. Il faudrait donc les lui donner à voir, les lui représenter : « qu’il descende un peu voir dans les services, comment les choses se passent ! »
    Et pourtant, le directeur qui s’invite en réunion de service, qui « descend » dans le service, c’est impensable, c’est au moins incongru. Que veut-il, que nous veut-il, de quoi se mêle-t-il ? Que cherche-t-il à savoir, à contrôler ?




L’attente, juge infaillible du présent

    L’expression de l’attente est susceptible d’obéir à diverses stratégies, d’ordre rhétorique notamment. Le réel vient toujours, à mesure que le futur se mue en présent, avérer ou ne pas avérer les pronostics émis. Par conséquent, les discours par lesquels on évalue le présent à l’aune de l’accomplissement ou de l’inaccomplissement des attentes du passé, prennent place et sens dans une économie générale, un « ordre du discours » (10), celui de l’établissement, de la multiplicité des voix émises au sein du collectif de travail.
     Shakespeare fait dire à la Comtesse de Roussillon, à propos de sa pupille Hélène : « J’attends d’elle le bel avenir que son éducation promet » (11). L’attente consiste à établir un rapport entre une perspective donnée au préalable, et ce qu’il est réellement advenu. De l’attente découle la mesure d’une distance entre ce qui « devait être », ce qui était « prévu », et ce qui se passe effectivement ou, comme le dit la langue commune, l’écart « entre la promesse et les actes ». Certaines promesses sont tenues, d’autres non. De même, certaines prophéties s’accomplissent, et d’autres non. Il est concevable de « faire mentir » une prédiction : la mythologie fournit beaucoup d’exemples de héros cherchant à échapper au destin qui, à en croire l’oracle, les attend.
    Ce qui vient bouleverser l’ordre immuable de ce à quoi on sait pouvoir s’attendre, engendre la crainte. Les régimes et les pouvoirs institués redoutent les « nouveautés » : c’est ainsi que le christianisme, dans le monde juif et romain du premier siècle, apparaît comme une « nouveauté », en grec « ti neoteron », et donc nécessairement, comme le peint l’historien Flavius Josèphe, comme une « sédition » (12). Phénomène que l’on n’attendait pas, et par conséquent inquiétant.
    Les chrétiens, à l’inverse, n’auront de cesse d’inscrire le récit de la venue de Jésus-Christ comme la « manifestation » du Messie qu’attendent les juifs. Pour eux, le Christ répond à l’attente d’un nouveau Moïse, d’un nouvel Élie, d’un nouveau Jean-Baptiste, qui restaurera la pureté endommagée du peuple élu. En quelque sorte, le Nouveau Testament répond aux attentes de l’Ancien.
     Sous cet aspect, l’attente apparaît moins comme une attitude prospective, une disposition vis-à-vis de l’avenir, que comme une méthode d’exercice du jugement, et du discours, qui convoque et confronte le passé et le présent. Qu’elle prophétise l’accomplissement ou le non-accomplissement, l’attente rend le présent comptable et justiciable des promesses du passé. Elle autorise à mesurer le présent à la toise de ce que le passé en avait prédit.
    Or, se poser en juge, en esprit libre et critique portant des jugements sur le monde, ne permet-il pas d’afficher, fût-ce passagèrement, une forme de souveraineté ? « Juger, et non pas subir, c’est le moment du souverain », disait Alain (13). Stratégie essentielle dans le jeu de pouvoir au sein des établissements et services, quelles qu’ils soient, pour des représentants du personnel qui se posent volontiers en évaluateurs, en instituteurs de l’institution, en « directeurs de conscience » des directions.
    Notons que cette souveraineté de la prévision est largement illusoire. Bergson nous y a rendu attentif : nous croyons toujours qu’il était prévu que ce qui s’est passé, se passât, « de là notre prétention d’anticiper en toutes occasions l’avenir ». Nous passons notre temps à relire le passé pour y lire des « directions », là où il n’y eut que des « trajets ». Aussi ferions-nous mieux, avec humilité, de retracer « les ondulations du réel » (14).
    Le discours de l’attente est donc un discours souverain sur le présent, tenu sous le magistère d’une évaluation de « conformité » aux promesses du passé. Ce qui semble plus digne encore d’être observé, c’est que ce magistère du jugement échappe à l’impératif de non-contradiction, comme nous allons le montrer.
    Je peux dire, en effet, que je « n’attends plus rien » de la direction. Si la direction ne fait rien, cela donnera raison à mon pessimisme. Si la direction agit favorablement, je pourrai me dire surpris, comme l’enseignant contraint de relever le bon résultat inhabituel du cancre. Au contraire, si je dis attendre énormément de la direction, je m’expose à la satisfaction ou à l’insatisfaction. Satisfaction que j’enregistrerai en l’assortissant d’une nuance ou d’une réserve (décerner un pur satisfecit risquerait d’inciter la direction à relâcher ses efforts). L’insatisfaction me permet de dire rondement ma déception.
    Il peut arriver que notre lecteur trouve notre argument déloyal, en ce que nous prendrions, exprès, des exemples de postures qui trahissent une forme de mauvaise foi ou de déloyauté. Les promoteurs de l’éthique de la discussion (15) pourraient objecter que ce jeu tactique d’énonciation des attentes devrait se résoudre par la vertu de bonnes pratiques managériales et d’un bon dialogue social, dans des engagements pris en commun et dont il conviendrait de s’assurer conjointement, direction et personnel, de la bonne réalisation.
    Mais tout autre est notre recherche, notre souci, notre intérêt qui porte sur le « così è » machiavélien, sur les jeux et les louvoiements du pouvoir dans le ventre des institutions.



L’attente, toujours recommencée

    L’attente, jamais satisfaite, comme le tonneau des Danaïdes qui se vide à mesure qu’on le remplit, trouve toujours des objets à attendre : quelque chose d’autre, de nouveau, de supplémentaire. Pour parler comme les psychanalystes lacaniens, la « jouissance » est toujours « reportée ». C’est d’ailleurs ainsi qu’usuellement, dans les réunions de travail, « l’éternel retour » de certains sujets à l’ordre du jour est-il référé à « l’Arlésienne », attendue longtemps, qu’Alphonse Daudet, puis Bizet, rendirent célèbre (16). Et l’on se souvient de la Madeleine, non point de Proust, mais de Jacques Brel, qu’il attend, ce soir, mais qui « ne vient pas ».
     Si homo sapiens attend perpétuellement, est-ce parce qu’il a eu besoin, pour survivre, de ne jamais s’autoriser à s’endormir sur ses lauriers ; qu’il a dû, pour s’endurcir, cultiver l’inquiétude ? « L’homme est homme parce que son comportement n’est ni immédiat ni local (17) », dit Bachelard. Pascal ne dit pas autre chose, revisitant Sénèque dans cet admirable fragment des Pensées :

    « Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt ; si imprudents, que nous errons dans des temps qui ne sont pas nôtres [...] Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais » (18).

    Autrement dit, l’homme ne peut s’empêcher de rêver d’un ailleurs, d’un autre temps. Il prévoit, anticipe, spécule, bref : attend, et escompte que l’avenir lui apportera ce qu’au présent il ne possède pas encore, fût-ce la confirmation d’une permanence, d’une perdurance : « je m’attends à ce que cela se passe comme d’habitude. » Cioran, en son noir pessimisme, reprend le jugement pascalien : « tous les hommes ont le même défaut : ils attendent de vivre […] nous n’habitons pas un présent concret et vivant, mais un avenir lointain et insipide » (19).
    Les hommes du Moyen-Âge étaient pénétrés de la notion de l’immortalité de l’âme, et redoutaient l’Enfer et la damnation éternelle plus que la mort elle-même. Le Purgatoire, pour ceux qui n’avaient pas fait suffisamment pénitence, redoublait l’attente terrestre. Ainsi Dante peut y croiser « des ombres » qui ont, comme dans une véritable « salle d’attente », « l’air d’attendre » (20).
    La Renaissance s’affranchit de ces croyances (21). Dans la vision du monde qu’elle inaugure, il y a toujours une chose nouvelle à rechercher, à trouver, à attendre sur terre. La théologie protestante de la prédestination tient que c’est dans cette vie qui m’est donnée que je peux attendre que se vérifie, que se réalise, que « s’actualise », pour parler en aristotélicien, ma « potentialité », autrement dit ce que Dieu a prévu pour moi. Le moderne, le bourgeois attend toujours davantage, il attend toujours mieux (22). Il se conforte dans l’idée qu’il « peut mieux faire », comme l’inscrit le professeur dans le bulletin trimestriel. La vie n’est plus un temps de préparation et d’attente de l’au-delà, mais un temps laissé à l’homme pour s’accomplir, conquérir, explorer et jouir.
    Don Juan est ainsi un entrepreneur moderne de la séduction. Si Chérubin rêve et Papageno cherche, Don Juan, lui, n’attend pas et conquiert (et comme on s’en souvient, il tient un décompte de ses actifs que ne renierait pas le plus scrupuleux des boutiquiers). De même Balzac a peint César Birotteau, pétri d’espoirs, d’ambitions, d’attentes. Dickens capte cet état d’esprit dans la classe moyenne anglaise du XIXe siècle, et intitule son avant-dernier roman Great Expectations, traduit en français par Les Grandes Espérances, mais que l’on eût pu rendre par le terme « d’attente ». Pour preuve, son préfacier G. K. Chesterton note qu’on trouve chez le romancier

    « partout l’attente brûlante de tout ; de la prochaine personne qui prendra la parole ; de la prochaine cheminée d’où sortira la fumée, du prochain événement, de la prochaine extase ; du prochain assouvissement de n’importe quel désir humain (23). »

    L’attente ne peut pas finir, sans doute parce qu’il n’y aurait plus, si elle finissait, rien à désirer. Il n’y aurait plus rien à revendiquer. Il n’y aurait plus rien à vouloir. Il n’y aurait plus de sujet de plainte. Or, s’il n’y a plus lieu de se plaindre, de quoi y a-t-il encore lieu ? Où le plaintif, toujours en risque de se métamorphoser en plaignant, ira-t-il « déposer plainte » ? Si l’on ne se plaint plus, prendra-t-on encore soin de nous ? De fins observateurs ont analysé cette impossible « fin de la plainte » (24).
    Éteindre la plainte, étancher cette soif permanente, vouloir clore l’attente, ce serait peut-être attenter à ce qui est proprement vivant, parce que proprement désirant, dans l’âme humaine. C’est ce que Paul Valéry nous dit sans ces lignes : « Mon âme a plus de soif d’être étonnée que de toute autre chose. L’attente, le risque, un peu de doute, l’exaltent et la vivifient bien plus que ne le fait la possession du certain » (25) ; ou dans son ode aux « pas retenus » de l’être aimé, dans « Les Pas » :

                                                                                     « Ne hâte pas cet acte tendre,
                                                                                    Douceur d’être et de n’être pas,
                                                                                      Car j’ai vécu de vous attendre,
                                                                        Et mon cœur n’était que vos pas » (26).

    Comme le désir ou le Phénix mythique, l’attente renaît de ses cendres. Vision plus sombre, plus inquiétante : à l’image du foie de Prométhée dévoré par l’aigle, l’attente se recrée toujours, pour être à nouveau dévorée. Nous en émîmes l’intuition, en introduction : l’attente est nécessaire. Lancinante et toujours frustrée, elle ne cesse, ni ne cède. Elle est aporétique : elle ne trouve pas d’issue. Dans notre quatrième partie, nous en tirerons les conclusions.
    Avant de clore cette troisième partie, il nous faut insister sur cet aspect monstrueux que revêt l’attente, par son pouvoir dévorant. Le foie de Prométhée se recrée pour être dévoré, et par ce singulier spectacle, n’est-il pas aussi horrible que l’aigle qui l’engloutit ? L’attente, jamais satisfaite, se trouve toujours de nouveaux objets. Que n’attend-on pas, aujourd’hui, du travail ? Bienveillance, prise en charge de la santé mentale, reconnaissance, « sens », bien-être… l’attente se mue en impatience lorsque le réel résiste, que la souffrance subsiste, que la reconnaissance tarde à venir. Alors l’attente de « prendre soin » devient hostile. L’expression se fait âpre : « Mais enfin… qu’attend la direction ? »
    S’exposant continuellement au jugement implacable des représentants du personnel, la direction, pendant ce temps, produit : chartes, procédures, notes, fiches de fonction. La direction propose : réunions, groupes de travail thématiques, médiations. La direction promet : plus de clarté, plus de temps d’échange.
    Dans ces conditions, comment ne pas imaginer un directeur plongé dans l’amertume, qui est un sentiment fort vilain ? Un directeur qui ne s’attendrait plus qu’à ce déplacement permanent de l’objet de l’attente ? Un directeur acculé, coincé, attaqué de toute part, tourmenté d’inquiétudes, réduit dans une forme de souffrance ; un directeur condamné à décevoir perpétuellement les attentes de ses équipes, et donc condamné lui-même à ne plus rien en attendre ? On est loin de la sérénité de l’empereur Alexandre qui, à en croire Montaigne, dormit et fit la grasse matinée avant d’aller affronter son adversaire Darius (27).
    Nous aurions plusieurs raisons puissantes de prôner une position stoïque extrême, une ataraxie ou apathie radicale, comme seul moyen d’atteindre à quelque quiétude. Le risque, désastreux, serait d’en perdre la capacité de se soucier du monde. On songe à l’empereur Charles Quint, qui, dégoûté, se retire au monastère de Saint-Yuste en 1557 pour y finir sa vie, dans l’isolement et le renoncement.

    Cette sorte de cartographie morale de « l’espace de l’attente » devrait nous permettre de rechercher ce que pourrait être la clé d’un rapport juste à la fonction de direction ; d’esquisser les éléments d’une conduite de direction face à l’attente.
    Bergson écrit : « L’intelligence (...) nous a été donnée, comme l’instinct à l’abeille, pour diriger notre conduite (28). » Face à l’attente, ambivalente, insatisfaite et incessante, qu’est-ce que diriger sa conduite ? Si l’on rejette de notre esprit un optimisme excessif (s’attendre à être compris, être remercié, etc.) comme un pessimisme excessif (s’attendre à être agressé ou à passer en procès), sur quelle « intelligence » fonder un art de se diriger, ce que les anciens appelaient une « psychagogie », à la hauteur de cette tâche difficile consistant à diriger les autres ? Comment définir un comportement vertueux pour le directeur ?
    L’attente pose problème, avons-nous dit. Peut-être devrions-nous, au terme de « problème », préférer celui de « mystère », en reprenant la distinction opérée par Gabriel Marcel : « Le problème est quelque chose qu’on rencontre, qui barre la route. Il est tout entier devant moi. Au contraire le mystère est quelque chose où je me trouve engagé, dont l’essence est par conséquent de n’être pas tout entier devant moi (29). »  Car l’attente, avons-nous dit, est une incorrigible inconsolable. Or, précisément, c’est une fonction – dite « parénétique » – attribuée à la philosophie, que de consoler. La philosophie vient donc au secours du directeur pour répondre à la question : « Que faire ? » – question que l’on peut déplier en : « que faut-il vouloir faire, que faut-il savoir faire ? » Face à l’attente, comment concevoir une « capacité de commander aux hommes » avec justice, ou mieux, avec justesse ? Comment agir avec courage, tempérance, sagesse (30), prudemment, au sens qu’Aristote donne au terme de phronesis ?
    La pensée commune exige le oui, le non, attend la simple affirmation ou négation, ce que faisait remarquer Hegel : « L’opinion envisage l’opposition du vrai et du faux d’une façon rigide ; ainsi d’un système de philosophie donné elle a coutume d’attendre ou un accord ou une contradiction (31) ». Précisément, les lignes que nous avons consacrées à « l’ambivalence » de l’attente n’ont d’autre motif que de suggérer qu’il ne s’agit pas simplement, pour le directeur, de répondre, ou de ne pas répondre, à l’attente. L’attente ne se laisse pas résoudre dans une réponse monovalente, dans un choix, une option, une réponse binaire. Agir en responsable, diriger, c’est donc non pas chercher à répondre, mais à se tenir, comme le navire tient sa course sur la mer furieuse et face aux vents changeants. Se tenir, se conduire, diriger avec justesse ferait appel à une « psychagogie », une disposition (hexis) à la conduite réflexive de l’âme.
    Il se pourrait que cette disposition repose sur des manières de comprendre, de dire, de faire. Comprendre que l’attente nécessite d’être travaillée, qu’elle est matière à reposer les termes du principe d’économie, c’est-à-dire de la juste proportion entre les moyens et les fins. Dire lorsqu’il est nécessaire, en mettant un terme à l’attente, dans une forme de vérité, de dire vrai (parrhèsia), qui soit aussi l’occasion pour le directeur de dire ce que lui-même attend. Enfin, faire, c’est peut-être « faire avec » l’attente, la laisser être, la laisser venir à soi. In fine, une direction « hospitalière » pourrait être définie comme faisant hospitalité à l’attente. Il s’agirait d’accueillir, d’admettre et, résolument, d’attendre l’attente.


Notes :
(1) Freud S., Totem et Tabou, tr. fr. S. Jankélévitch, Paris, Payot Rivages, [1913] 2001, p. 180.
(2) Jankélévitch V., Traité des vertus I, Le sérieux de l’intention, Paris, Flammarion, p. 52.
(3) Op. cit., p. 20.
(4) Ibid., p. 76.
(5) Montaigne M., Les Essais, II, 12, Paris, PUF, [1590] 2004.
(6) Ibid., p. 140.
(7) Ibid., p. 182.
(8) Ricœur P., « Les trois niveaux du jugement médical », Esprit, 1996, pp. 21-33, et Le Juste 2, Éditions Esprit, Paris, 2001.
(9) Tocqueville A., De la démocratie en Amérique, Paris, Vrin, [1835-1840] 1990.
(10) Foucault M., L’ordre du discours, Paris, Gallimard, nrf, 1971.
(11) Shakespeare W., Tout est bien qui finit bien, tr. fr. François-Victor Hugo, Œuvres complètes de Shakespeare, Paris, Pagnerre, [1623] 1869, p. 191-322.
(12) Le terme, de même que ?e?te??p???a?, désignant l’esprit de sédition ou de révolution, apparaît à plusieurs reprises sous la plume de Flavius Josèphe. Edition consultée : Flavii Iosephi opera, B. Niese, Berlin, Weidmann, 1895, Livre II, section III-1, accessible sur : remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/guerre2gr.htm En Français on peut se reporter à : Guerre des juifs, V, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Classiques en poche » N° 118, 2017.
(13) Cité par Lacroix J., Panorama de la philosophie française contemporaine, Paris, PUF, 1966.
(14) Bergson H., La Pensée et le mouvant, Genève, A. Skira, [1939] 1956, pp. 24-34.
(15) Habermas J., De l’éthique de la discussion, Paris, Flammarion, 2013.
(16) Daudet A., Lettres de mon moulin, 1869.
(17) Bachelard G., La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, [1938] 1975, p. 250.
(18) Pascal B., Pensées, fragment 172, Paris, Flammarion, [1670] 1952, pp. 199-200.
(19) Cioran E., Sur les cimes du désespoir, Livre de poche, [1934] 1990, p. 116.
(20) « Tra l’altre vidi un’ombra ch’aspettava / in vista » : Dante, Purgatoire, 13.
(21) Bloch E., La Philosophie de la Renaissance, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1975.
(22) C’est ce qu’a étudié Weber M. dans son ouvrage l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1904-1905].
(23) “All is books are full of an airy yet ardent expectation of everything; of the next person who shall happen to speak; of the next chimney who shall happen to smoke, of the next event, of the next ecstasy; of the next fulfilment of any eager human fancy”, Charles Dickens, Great Expectations, J. M. Dent & Sons, Londres, [1861] 1955, p. vii. Nous traduisons.
(24) Roustang F., La fin de la plainte, Paris, Odile Jacob, 2001.
(25) Valéry P., Monsieur Teste, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », [1927] 1998, p. 40.
(26) Valéry P., Charmes, dans Poésies, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », [1922] 1966.
(27) Montaigne M., op. cit., I, 14.
(28) Bergson H., op. cit., p. 86.
(29) Marcel G., Tu ne mourras pas, Paris, Arfuyen, 2005, p. 38.
(30) Ce qu’il est convenu de rassembler sous le vocable des « vertus cardinales ».
(31) Hegel, Préface à la phénoménologie de l’esprit, tr. fr. J. Hyppolite, Paris, Aubier, [1807] 1966, p. 17.

]]>
news-4134 Mon, 30 May 2022 10:45:05 +0200 Les vidéos du colloque du LIPHA 2021 "CONTROVERSES ETHIQUES D'AUJOURD'HUI" https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/les-videos-du-colloque-du-lipha-2021-controverses-ethiques-daujourdhui Les vidéos du colloque du LIPHA 2021 "CONTROVERSES ETHIQUES D'AUJOURD'HUI" sont accessibles ! Les vidéos du colloque du LIPHA "CONTROVERSES ETHIQUES D'AUJOURD'HUI" des 15 et 16 novembre 2021 sont accessibles !
Suivez le lien suivant :
 
clap.univ-eiffel.fr/channels/

Vous y verrez (ou re-verrez) les 4 demi-journées thématiques :

1) Porosité des normes

avec Inès HARDOUIN, Johann CAILLARD, Hélène de GUNZBURG, Gwendolyn PENVEN

2) La psychiatrie et ses démons

avec Guillaume MONOD, Isabelle BLONDIAUX, Jean-Paul PESTRE, Jean-François CALAS

3) Vieillir, où est le problème ?

avec Nelly LE REUN, Clément CORMI, Anne GRINFELD, Véronique AVEROUS et Véronique LEFEBVRE DES NOETTES

4) Un monde nouveau à gérer ?

avec Ronan LE REUN, Maylis DUBASQUE, Gwenaëlle CLAIRE, Nadine BENSCRI et Cyril GOULENOK

 

]]>
news-4133 Mon, 30 May 2022 10:31:54 +0200 Dans la relation de soins, la confiance n’est plus ce qu’elle était https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/dans-la-relation-de-soins-la-confiance-nest-plus-ce-quelle-etait Un article de Christian TANNIER sur les nouvelles relations de confiance dans le soin Dans la relation de soins,

la confiance n’est plus ce qu’elle était 

 

Par Christian TANNIER

 

 

Ancien interne et chef de clinique au CHRU de Montpellier de 1970 à 1978, thèse de médecine en 1975. Chef du service de neurologie au CH de Carcassonne jusqu’en 2010. Président du comité d’éthique hospitalier du CH de Carcassonne de 2008 à 2018. Thèse de philosophie pratique (direction E. Fiat) en 2013.

 

 

Article référencé comme suit :

Tannier, C. (2022) « Dans la relation de soins, la confiance n’est plus ce qu’elle était » in Ethique. La vie en question, juin 2022.

 

 

NB : le PDF est accessible en bas de document

 

 

« C’est certain, aujourd’hui encore, médecins comme patients valident l’importance de cette relation médecin-patient […], se retrouvant à l’unanimité autour d’un seul mot pour la définir : « LA CONFIANCE ». Ainsi conclut une enquête du Conseil National de l’Ordre des Médecins (CNOM) sur la relation médicale, 20 ans après la loi Kouchner (1). La confiance est donc « le cœur de la relation entre médecin et patient », comme l’affirme également l’Association médicale mondiale (2).

Mais peut-on définir plus précisément ce qu’est la confiance dans le cadre de cette relation interpersonnelle si particulière ? Et si, comme le dit le CNOM dans la même enquête, « le colloque singulier n’a plus rien à voir aujourd'hui avec celui des origines (3) », qu’en est-il de la confiance, s’est-elle transformée de la même façon ? Quelles sont les conditions de la confiance, à l’ère de l’autonomie du patient ?

 

 

 

Peut-on définir la confiance ?

 

La confiance, pour Mark Hunyadi, constitue un trait structurel fondamental de notre relation au monde, une force de liaison élémentaire qui connecte l’individu au monde qui l’entoure (aux choses, aux personnes, aux institutions…), s’opposant au modèle de l’individualisme, où chacun est comme un pilote dans son cockpit, face à un monde dont il gère les informations à son bénéfice (4).

La confiance suppose l’existence d’une incertitude (chacun sait qu’elle peut être déçue ou trahie), sinon on est dans le domaine de la croyance (la confiance aveugle) ou d’un savoir absolu. Mais, comme le dit Gildas Richard, « qui ne sent que faire confiance doit signifier bien autre chose que prendre un risque calculé ou mesurer le probable ? » (5).

Pour continuer à suivre M. Hunyadi, la confiance est à la fois un sentiment et un pari, qui réfèrent à une attente de comportement. Avoir confiance d’abord, c’est le sentiment que ce en quoi ou en qui j’ai confiance va se comporter conformément à mes attentes (par exemple, ce médecin m’inspire confiance). C’est un état de sécurité relevant plus de l’intuition que de la certitude, ajoute le CCNE (6). Faire confiance ensuite, c’est s’engager dans une action en faisant un pari sur les comportements attendus, en comptant sur la manière dont se comporteront les choses, les personnes ou les institutions (pour cette opération, je fais confiance à ce chirurgien).

En fait la confiance ne se décline pas de la même façon selon le degré de conscience associé à la situation. Souvent la confiance est automatique, une habitude, une routine, et l’incertitude est minimale, le comportement prévisible (cette voiture va bien s’arrêter au feu rouge ; mon médecin que je vois régulièrement depuis vingt ans me connait bien, je me fie à lui). Mais lorsque la situation sort de la routine, et c’est souvent le cas dans la relation médicale, la confiance s’intègre au sein d’une rencontre interpersonnelle complexe, dans laquelle la liberté des deux parties est impliquée : la confiance ne se décrète pas (7), elle ne s’exige pas (8), elle s’accorde, et elle se donne. La liberté peut abdiquer de son fait, on s’en remet alors absolument à la conscience et à la bienveillance de l’autre, dans un mouvement qui s’apparente à la soumission. Elle peut être revendiquée et la relation tend vers un engagement mutuel, qui implique reconnaissance et respect de chacun comme condition de la confiance. Alors la confiance se construit et se partage.

C’est ce passage de la confiance-soumission à la confiance-liberté puis à la confiance construite que nous allons tenter de commenter, dans le cadre de l’évolution de la relation médecin-patient.

 

 

 

La confiance, du paternalisme à la contractualisation

 

Historiquement (disons avant 1990), la relation médicale a été marquée par le paternalisme (9) : le médecin savait ce qui était bon pour le patient, qui s’en remettait totalement à lui, tel un enfant à son père. Détenteur du savoir et du pouvoir de soigner, il recommandait, voire ordonnait, en conscience, tandis que le soigné faisait don de sa confiance. Cette position est illustrée par les formules souvent citées de L. Portes, président du Conseil de l’Ordre des Médecins :  « Face au patient inerte et passif, le médecin n’a en aucune manière le sentiment d’avoir affaire à un être libre, à un égal, à un pair ; tout patient est et doit être pour lui comme un enfant à apprivoiser, […] Le médecin, par contre, quand il domine sa pitié et que sa conscience reste en éveil, est seul à pouvoir exercer une volonté agissante […] Tout acte médical n’est, ne peut être et ne doit être qu’une confiance qui rejoint librement une conscience » (10)

Ainsi, de la confiance légitime liée à son autorité épistémique (celle de l’expert qui sait quelle est la maladie et ce qui est bon pour la santé), le médecin tirait abusivement une autorité déontique (celle qui repose sur l’obéissance et la soumission), gommant ainsi la liberté de décision du patient. Le médecin devenait le juge légitime de l’intérêt physique et moral de son patient, dans un souci d’humanité compte tenu de la position de faiblesse et de vulnérabilité de celui-ci. Quant au patient, il était en position de sujet passif, dans un état de confiance-soumission.

Bien sûr cette description est caricaturale et n’épouse pas toute la diversité des relations, d’autant qu’au début du XXème siècle, la confiance épistémique pouvait être mal placée, tant la médecine était encore balbutiante dans son efficacité et sa fiabilité ; de plus, la confiance était souvent trompée, tant la vérité était occultée, partiellement ou totalement et les patients n’étaient pas toujours dupes.

On peut néanmoins estimer qu’au début des années 2000, ce paternalisme est (partiellement ?) révolu. Sous l’influence du progrès des sciences et techniques médicales, de la démocratisation de l’enseignement et de l’accroissement des connaissances des citoyens, qui ont accès aux sources d’information d’une science médiatisée et numérisée, sous l’influence aussi de l’attraction du modèle alternatif nord-américain basé sur l’autonomie et la contractualisation, la relation médecin-malade devient plus égalitaire : la compétence professionnelle du médecin qui diagnostique et informe s’adresse à la « compétence personnelle » du patient qui sait ce qui est bon pour lui, consent et décide en connaissance de cause. Au principe de bienfaisance, s’ajoute le principe d’autonomie.

              Présentant son projet de loi sur le droit des patients à l’Assemblée nationale en octobre 2001, Bernard Kouchner résume bien la philosophie d’une éthique de l’autonomie centrée sur des relations contractuelles et égalitaires entre médecins et malades, redéfinissant de ce fait le modèle de confiance médecin-malade. Il s’agit « d’adapter le système de soin français au monde moderne, en privilégiant les relations contractuelles […] La qualité devient la pierre angulaire, et elle n’existe que dans une confiance réciproque. Le projet a pour objectif de rétablir cette confiance en rééquilibrant la relation entre médecin et malade, désormais à égalité […] Notre objectif est bien de revoir les fondements mêmes de l’éthique médicale […] Sous prétexte d’agir pour leur bien, les médecins décident trop souvent à la place des malades. Notre objectif est que désormais ils décident avec eux. Ce respect de l’autonomie du malade doit être au fondement de l’éthique clinique » (11).

L’enquête précitée du CNOM montre que la loi du 2 mars 2002 a profondément modifié la relation médicale, même si elle reste encore trop largement ignorée dans la population. Le patient devient donc acteur de sa santé ; informé, il donne son consentement (ou son refus) aux traitements et aux soins (12). Mais la contractualisation, même tacite, est-elle le meilleur modèle pour assurer une relation de confiance ? En fait, de nombreuses critiques ont été émises à l’encontre d’une dérive libertaire et utilitariste du contrat de soins, plus courante d’ailleurs dans les pays anglo-saxon qu’en France. Le risque est que le médecin devienne un pur prestataire de service « producteur de soins » et le patient un pur client, « consommateur éclairé ». Dans ces conditions on pourrait par exemple imaginer que le médecin oublie que son patient n’est pas toujours capable de maîtriser les informations qu’on lui donne, par internet autant qu’en consultation ; la tentation pourrait être d’asséner des vérités dans une certaine indifférence et sans empathie, dans un but de protection, psychologique et juridique. Du côté du client, le risque est que l’autonomie se transforme en tyrannie de désirs irrationnels ou de peurs incontrôlées, avec une exigence d’examens complémentaires inappropriés, aboutissant au nomadisme médical ou à des notations du médecin sur des sites d’évaluation. La pente est celle de l’introduction du médico-légal dans la relation, et on peut lire dans l’enquête du CNOM que « le patient peut à tout moment se retourner contre son médecin, cela a induit une méfiance de la part des médecins et cela a eu un impact sur la relation de confiance » ; ou encore : « La définition de la relation a changé au fil du temps. La confiance s'est transformée en défiance, des 2 cotés ». Le CCNE liste les raisons expliquant les difficultés de créer et maintenir une relation de confiance dans la relation de soins (13) : la place de l’incertitude dans l’agir médical, le manque de temps ou l’urgence, la multiplication des soignants dans certains parcours de soin avec des avis ou des messages divergents, le manque de lieu dédié propice à une communication de qualité … On peut ajouter que la confiance institutionnelle a elle-même été érodée par des affaires médiatisées (sang contaminé, médiator…), par les rigidités bureaucratiques et administratives de l’hôpital, par des débats anxiogènes d’experts dans la crise du covid etc.

Plus que dans un contrat égalitaire, c’est donc dans un partenariat et une alliance entre le patient et son médecin que la relation de confiance va pouvoir s’épanouir. Qu’est-ce à dire ? Quelles pourraient être, 20 ans après la loi Kouchner, les conditions d’une confiance partagée entre le médecin et son patient ?

 

 

La confiance, un engagement réciproque dans un partenariat

 

La médecine moderne est devenue d’une efficacité impressionnante pour guérir ou traiter nombre d’affections aiguës ou chroniques. Mais cette médecine technoscientifique est potentiellement déshumanisante, parce qu’elle favorise l’objectivation du corps aux dépens de la subjectivité de l’être, l’universel et la statistique par rapport au singulier, l’image aux dépens de l’écoute et de l’examen clinique, le codage technique du savoir par rapport à la narration. Être un bon médecin, c’est d’abord être compétent et expert dans son domaine. Mais c’est aussi arriver à appliquer humainement ce qu’il sait (14). C’est sur ces deux piliers, de la compétence et de la relation humaine, que repose la confiance à l’ère du partenariat de soins.

Le partage des compétences

La compétence est la première des éthiques, elle s’inscrit dans la conscience du médecin, elle fonde la confiance du patient ; et celle-ci s’accommodera mal des errements, des erreurs, des incertitudes, des imprécisions, des hésitations, des inquiétudes inutiles, des examens redondants, de la désinvolture, de l’absence d’actualisation des connaissances … On peut ajouter que le manque de confiance en soi du médecin ne facilitera pas la mise en confiance du patient.

Le patient lui aussi a une compétence et le pacte de confiance demande au médecin de la reconnaître. Il s’informe sur internet, il sait des choses, souvent mal digérées, mais est en demande d’un dialogue et n’apprécie guère d’être considéré comme un demeuré. Il peut même devenir expert lorsque sa maladie devient chronique, et c’est vraiment une alliance thérapeutique qu’il recherche alors avec le corps médical. Sa compétence concerne aussi l’évaluation de sa situation personnelle en regard des décisions que le médecin jugerait les plus appropriées et que celui-ci expose le plus clairement et loyalement possible. Le but est donc de construire avec le malade une vérité qu’il peut s’approprier, basée sur la confiance et le partage des connaissances.

 

Une relation humaine entre autonomie et vulnérabilité

Prendre en compte la vulnérabilité autant que l’autonomie constitue au sein de la relation médicale une ligne de crête sur laquelle surfe la confiance. La dissymétrie fondamentale de la relation ne peut être gommée : sont face à face des niveaux de savoir et des niveaux de souffrance différents. Comme le dit Jacques Ricot : « il convient de ne pas enfermer l’autonomie du sujet dans une souveraineté qui nierait sa vulnérabilité » (15). Ce qui rejoint des paroles de patient recueillies par l’enquête du CNOM (16) : « il s'agit de prendre soin d'un sujet malade, d'une personne souffrante, et non d'un patient-objet à observer puis à réparer. Avoir un échange humain, et donc individualisé, améliore considérablement la qualité des soins ». Pour le CCNE (17), il est important de prendre en considération ce paradoxe : nous avons besoin d’autrui pour être autonome lorsque nous sommes malades et cela nécessite de la confiance.  Consentir et accorder sa confiance ne relèvent pas d’une perte d’autonomie.

En pratique, y-a-t-il des recettes ? Point. Des manières d’être qui se cultivent ? Probablement.

 

De l’écoute empathique à la décision partagée

Il faut insister sur l’écoute attentive, cette manière de consacrer quelques minutes, parfois un peu plus, à écouter sans interrompre, sans préjuger, sans connaissance a priori du contenu qui va se révéler. Seule cette étape d’écoute permet d’accéder à l’empathie, qui, outre la capacité d’être affecté par ce que ressent autrui, est aussi un effort pour entendre les affects et les représentations du patient, une attention et une disponibilité à sa souffrance ainsi qu’à ses questionnements. Savoir faire un « pas de côté » par rapport à ses propres conceptions du monde, c’est pour le soignant à la fois reconnaitre et respecter son patient en tant que sujet autonome et s’enrichir soi-même à son contact. Le but étant d’aboutir à une décision médicale partagée, comme l’exprime A. Grimaldi : « On attend du médecin empathique non seulement une information adaptée sur les différentes possibilités thérapeutiques, mais aussi une facilitation de l’expression du malade sur son vécu, ses représentations de la santé, ses choix de vie, ses ambivalences et, finalement, une aide à faire un choix réaliste raisonnable » (18). Il s’agit d’une décision délibérative, engagée, mais qui reste à responsabilité médicale.

 

La confiance construite et partagée

Ainsi le patient, reconnu et respecté dans son autonomie comme dans sa souffrance, pourra-t-il plus facilement s’en remettre à la compétence et à la conscience de son médecin, donc lui faire confiance, sans se soumettre ni se défier.

Le médecin de son côté pourra aussi faire confiance à son patient et éviter autant que faire se peut le nomadisme et l’inobservance thérapeutique, en particulier dans la maladie chronique. 

La confiance est un sentiment, un pari, elle se donne, mais aussi se construit ; oui, cela demande un peu de temps, de la disponibilité, de la bienveillance, mais le médecin n’est-il pas un artiste autant qu’un technicien ?

 

 

 

Au total, la confiance n’est plus ce qu’elle était. Comme la relation médicale, elle a évolué. La confiance-soumission est devenue confiance-liberté et finalement confiance construite. Certes, nombreux sont les obstacles pouvant conduire à la défiance, alors que paradoxalement la médecine est devenue beaucoup plus efficace et fiable qu’avant. Mais laissons la conclusion (optimiste) au CNOM, dans la synthèse de son enquête récente : « médecins comme patients sont majoritairement revenus aux fondamentaux du lien qui les unit dans cette relation si particulière consacrée au soin et dont certains disent même qu’aucune loi ne peut régir. Ce sont l’écoute, la bienveillance, l’humanité, le respect, le dévouement, se retrouvant à l'unanimité autour d'un seul mot pour la définir et qu’il nous faut retenir : la confiance » (19).

 

 

Notes

 

(1) Conseil National de l’Ordre des Médecins, La loi Kouchner 20 ans après, février 2022, p. 44.

(2) AMM, Déclaration de Cordoue sur la relation entre médecin et patient, adoptée par la 71ème assemblée générale de l’AMM, Cordoue, Espagne, octobre 2020.

(3) CNOM, op.cit., p. 8.

(4) M. Hunyadi, Au début est la confiance, Le bord de l’eau, 2020.

(5) G. Richard, « De la confiance », philo.pourtous.free.fr/Articles/Gildas/delaconfiance.htm, p. 4.

(6)CCNE, avis 136, L’évolution des enjeux éthiques relatifs au consentement dans le soin, avril 2021. p. 17.

 (7) Michela Marzano, Eloge de la confiance, Arthème Fayard/Pluriel, 2012, p. 20.

(8) « Qu’un soignant dise, en préambule de son intervention, « Vous pouvez me faire confiance » au patient vulnérable devant lui, et celui-ci ne pourra que considérer qu’il n’a guère d’autre choix. » P. Sureau, De la confiance dans la relation de soins, SOINS, N° 824, avril 2018, p. 45.

(9) CNOM, op.cit. p. 7.

(10) L. Portes, A la recherche d’une éthique médicale, Paris, PUF, 1964, pp. 163, 164, 168.

(11) B. Kouchner, première lecture à l’Assemblée nationale, 2 et 3 octobre 2001.

(12) Il peut aussi désigner une « personne de confiance » qui pourra porter sa parole si sa maladie le rend hors d’exprimer sa volonté. Il s’agit de restituer le plus fidèlement possible les préférences de la personne malade.

(13) CCNE, avis 136, op.cit. p. 16.

(14) C. Tannier, C. Frot, T. du Puy-Montbrun, C. Martens, L. Gontard, S. Perrot, V. Lefebvre des Noëttes, Médecine narrative et philosophie, in Médecine narrative, F. Goupy et C. Le Jeunne, Paris, Med-Line éditions, 2016, pp 37-50.

(15)J. Ricot, Éthique du soin ultime, Rennes, Presses de l’EHESP, 2010, p. 145.

(16) CNOM, op.cit. p.41.

(17) CCNE, avis 136, op.cit. p.15.

(18) A. Grimaldi, « les deux versions de la décision médicale partagée  in La Lettre du Neurologue,  Vol. XXIII - n° 3 - mars 2019, p.65.

(19) CNOM, op. cit. p.49.

 

 

 

 

 

 

]]>
news-4084 Sun, 01 May 2022 16:46:25 +0200 Un livre de Jean-Marie GOMAS et Pascale FAVRE : https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-de-jean-marie-gomas-et-pascale-favre Fin de vie : peut-on choisir sa mort ?

Chaque semaine des patients, des familles, des membres d'équipes de soins s'interrogent sur la sédation profonde, l'euthanasie, le suicide assisté, avec de fréquentes confusions. Les soignants sont souvent confrontés à ces demandes difficiles, en faisant face à des préjugés souvent bien ancrés.

Ce livre  - préfacé par Marie de Hennezel - est destiné particulièrement aux acteurs de santé. Très solidement argumenté, ce travail explique et clarifie les enjeux de la fin de vie dans notre pays, met en lumière les risques majeurs de la mort provoquée, et précise la réalité des pratiques au Canada, en Suisse, en Oregon, en Belgique...

 

« Je veux choisir ma mort, c’est ma liberté ! » Cette parole de personne bien-portante témoigne du décalage avec la réalité de ce que vivent les malades à l’approche de leur fin de vie. La question de l’euthanasie, masquée derrière l’expression trompeuse « d’aide médicale à mourir », s’avère très présente dans l’actualité politique. Or le sujet est régulièrement abordé avec des confusions majeures concernant le suicide assisté, l’euthanasie, la sédation profonde… Ce livre clarifie le vocabulaire et propose de revisiter les croyances et préjugés qui obscurcissent la question de la fin de vie, en interdisant un véritable débat. Il donne les éléments éthiques et médicaux nécessaires à la compréhension des enjeux de la mort provoquée. Beaucoup plus largement, il y est question du chemin du mourir et de la finitude. Chaque fin de vie se révèle une histoire singulière jusqu’au bout, imprévisible, appelant des soins adaptés et toujours créatifs. Basé sur une longue expérience clinique des auteurs dans le domaine des soins palliatifs et sur un travail universitaire autour de l’impact de l’acte euthanasique sur le praticien, il est à destination du grand public comme des professionnels du soin.

]]>
news-4083 Sun, 01 May 2022 16:00:13 +0200 « De la médecine expérimentale à l’Evidence based medicine : une continuité philosophique et une rupture méthodologique » https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/de-la-medecine-experimentale-a-levidence-based-medicine-une-continuite-philosophique-et-une-rupture-methodologique

Par Charles MIDOL

Charles MIDOL est médecin interniste et vient de finir son internat au CHU de Lille. Il étudie actuellement la théologie à l’Université pontificale grégorienne à Rome.



Article référencé comme suit :
Midol, C. (2022) « De la médecine expérimentale à l’EBM : une continuité philosophique et une rupture méthodologique » in Ethique. La vie en question, mai 2022.

NB : le PDF est accessible en bas de document.



À première vue, l’Evidence based medicine (EBM) présente de multiples similitudes avec la médecine expérimentale de Claude Bernard. La référence est d’abord historique et implicite.
La méthode théorisée par Bernard est une pierre fondatrice de l’expérimentation dans le domaine biologique, à tel point qu’il est d’usage depuis Bergson, de comparer l’Introduction à la médecine expérimentale au Discours de la méthode : « deux fois seulement dans l’histoire de la science moderne, et pour les deux formes principales que notre connaissance a prises, l’esprit d’invention s’est replié sur lui-même pour s’analyser et pour déterminer ainsi les conditions générales de la découverte scientifique (1) ». Placer Claude Bernard dans le sillage de Descartes n’est pas anodin : au-delà du caractère fondateur de chacune de ces philosophies, c’est insinuer que la méthode de connaissance et d’expérimentation du vivant est aussi légitime et logique que celle proposée pour bien conduire sa raison.
Comme la médecine expérimentale, l’EBM se définit comme une pratique rationnelle de l’expérimentation sur le vivant en proposant une méthode de confrontation entre rationalisme et empirisme (2). La question posée au vivant est formulée a priori puis confirmée par les résultats d’une expérience conçus précisément pour prouver l’effet prédit. Comme la médecine expérimentale, l’EBM accepte de remettre en cause ses hypothèses si celles-ci sont infirmées par l’expérimentation – même s’il convient avant de les abandonner de s’assurer que l’expérience était adaptée… Engagé dans un fructueux dialogue entre l’esprit et la nature (3), l’expérimentateur tire le meilleur parti du rationalisme et de l’empirisme afin de créer une connaissance dans un domaine qui en était dépourvu. L’originalité de ces deux méthodes et de faire surgir le probable là où il n’y avait que de l’incertain, ou comme le formule Claude Bernard, ramener « l’indéterminé au déterminé (4) ».
Pourtant, les points de divergences apparaissent tout aussi clairement : la statistique, science reine de l’EBM, est violement rejetée par Claude Bernard. Pour ce denier, les probabilités sont impropres à établir à un établir une relation de causalité. Comment relire, entre continuité et rupture, l’apport de ces deux paradigmes à la pratique médicale ? Quel mouvement commun peut on discerner dans leur appréhension de l’être humain ?

Le travail de l’esprit scientifique
Chacune à sa façon, l’EBM et la médecine expérimentale supposent l’idée d’un tri des hypothèses scientifiques : dans la sélection des essais les plus pertinents ou dans la recherche de l’expérience la plus adaptée. Dans le premier cas, le critère est méthodologique (un essai randomisé en double aveugle bien mené possède un niveau de preuve plus élevé qu’une série de cas cliniques), dans le second cas c’est l’adéquation de l’observation à l’hypothèse d’étude qui fournit une preuve indiscutable (5). Dans ces deux domaines, c’est une méthodologie analytique qui légitime la scientificité du résultat. Dans l’expérience de Claude Bernard comme dans l’essai clinique de Bradford Hill il s’agit de réaliser une expérience comparative sur des sujets qui ne divergent que par un seul point, c’est pourquoi il est possible de conclure ceteris paribus que ce seul paramètre permet d’expliquer la différence observée (6). Cette méthode est commune à nos deux philosophies médicales, tout comme l’idée qui en découle, l’acheminement vers un savoir médical sans précédent :
« Il est ainsi évident pour tout esprit non prévenu que la médecine se dirige vers sa voie scientifique définitive. Par la seule marche naturelle de son évolution, elle abandonne peu à peu la région des systèmes pour revêtir de plus en plus la forme analytique, et rentrer ainsi graduellement dans la méthode d’investigation commune aux sciences expérimentales (7). »
Tout autant que l’EBM, la médecine expérimentale cherche de façon louable et concrète à obtenir le meilleur traitement pour le bien du patient. L’idée sous-jacente est que le traitement dont le bénéfice est établi avec le plus haut niveau de scientificité sera le meilleur traitement, l’allégorie d’une science médicale surgissant directement au secours du malade. Bernard appuie ses dires sur l’exemple de la gale. Des traitements pour cette maladie étaient connus de longue date, notamment l’application cutanée de soufre, mais son déterminisme, c’est-à-dire le rôle pathogène du sarcopte n’avait été établi que plus tardivement. La constance de ce déterminisme dans la déclaration de la maladie est le signe de l’entrée dans l’ère analytique et l’avènement de la thérapeutique scientifiquement fondée. Cet automatisme entre connaissance fiable et efficacité de la thérapeutique, permet de discerner un nouvel horizon : « on guérit toujours et sans exception quand on se place dans les conditions expérimentales pour atteindre ce but (8) ».
Notons un dernier point dans cette analogie, l’utilisation de chacune de ces méthodes comme confirmation d’une hypothèse scientifique. Cet élément dépasse le cadre de notre exposé et traduit une caractéristique générale de la méthode scientifique. C’est bien l’investigateur qui pense et non pas la méthode : la technique ne remplace pas le travail de l’esprit dans l’émergence d’un nouveau savoir. Cette conception de la vérité scientifique est fondamentale. Comme le souligne Bergson, elle confère à l’esprit de l’investigateur un rôle actif et quasi créateur dans l’émergence du savoir (9). Toute démarche scientifique révèle une originalité propre à l’investigateur. Le recueil des observations n’est pas qu’un catalogue borné et passif mais déjà un travail de généralisation. Dans les termes de Bernard, la méthode n’est pas un palliatif à l’ignorance mais la mise en exergue d’une idée novatrice : « la méthode expérimentale ne donnera donc pas des idées neuves et fécondes à ceux qui n’en n’ont pas ; elle servira seulement à diriger les idées chez ceux qui en ont et à les développer afin d’en retirer les meilleurs résultats (10) ». Ce principe créateur de l’idée scientifique nous invite à tirer le meilleur de l’EBM, à considérer le savoir recueilli par la méthode statistique et passé au crible du niveau de preuve non seulement comme un événement nouveau mais aussi comme une originalité singulière conférée par son auteur. Il faudrait alors reconnaître une certaine subjectivité dans la méthode…

Un violent refus de la preuve statistique
Nous ne pourrions continuer à comparer ces deux méthodes sans faire apparaître un point de rupture fondamental. Claude Bernard se situe de façon catégorique dans le refus de la preuve statistique : « jamais la statistique n’a rien n’appris ni ne peut rien apprendre sur la nature des phénomènes (11) ». Comment comprendre un refus aussi universel de la méthodologie statistique ? Le lecteur de l’Introduction à la médecine expérimentale est confronté à deux types d’arguments. Le premier est essentiellement épistémologique et relève d’une prudence de l’esprit scientifique vis-à-vis d’une réduction excessive par la quantification. Le second est plus subtil et fait émerger une tension entre certitude statistique et scientifique. Il se résume ainsi : comment une modélisation statistique pourrait-elle être aussi précise qu’une loi de la nature ?
La prudence du scientifique concernant la réduction quantitative est de bon aloi. Elle ne vise pas tant à minimiser la véracité de la mesure réalisée dans le cadre d’une expérience que de considérer avec précaution toute généralisation qui pourrait émerger de résultats quantitatifs. Pour Bernard, le raisonnement expérimental est un processus extrêmement rigoureux qui permet de faire émerger le processus physiopathologique de façon incontestable. L’analyse quantitative, notamment celle des moyennes, passe pour inacceptable car elle accorderait un aspect scientifique à des données sans reposer sur un raisonnement certain : « l’emploi des moyennes en physiologie et en médecine ne donne le plus souvent qu’une fausse précision aux résultats en détruisant le caractère biologique des phénomènes (12) ». Si la critique du scientifique perd parfois de son objectivité pour devenir sarcasme – il reproche à l’un de ses contemporains de rechercher dans les toilettes publiques d’une gare l’idée d’urine moyenne européenne (13) – l’idée maîtresse reste la même : il ne faut pas réduire un phénomène à une moyenne. Derrière ce scepticisme quantitatif se cache l’idée d’une spécificité du phénomène biologique. Si celui-ci peut être expliqué à travers des processus physico-chimiques, il persiste un caractère biologique des phénomènes qui échappe à une réduction simplement quantitative (14). Et c’est là toute la justification de la méthode expérimentale : le système biologique est complexe et il n’existe pas de modèle satisfaisant pour se passer de l’expérience sur le vivant. Pour autant, le déterminisme physico-biologique ne perd pas de sa constance et se retrouve dans chaque animal étudié. L’erreur serait de suivre aveuglément un raisonnement paraissant mathématique et qui, sous ses airs scientifiques ne serait qu’une tentative de simplification du réel et donc l’introduction d’une subjectivité ruinant l’objectivité de l’expérience. Le vivant tient une place à part notamment en raison de sa complexité et ne se laisse pas réduire à des formules de géomètres ou à des comptes d’apothicaire. Cette délicatesse du phénomène biologique justifie le rôle du physiologiste qui, à la différence du physicien, ne se limite pas à une modélisation simplificatrice d’un réel dense et complexe, mais y adhère intimement (15).
Le refus de la quantification n’est pas non plus radical, un rôle lui est concédé dans la mesure des facteurs d’association : « c’est par la détermination quantitative d’un effet relativement à une cause donnée que la loi des phénomènes peut être établie (16) ». Par cette utilisation de la quantification comme méthode de preuve (un effet quantifiable est un effet existant), Claude Bernard se rapproche des théoriciens de l’EBM. Une loi des phénomènes peut bel et bien émerger de mesures expérimentales si les conditions de scientificité ont été respectées (17). Cependant, s’il reconnaît une causalité établie par l’expérimentation, il émet de sérieux doutes sur la capacité de la statistique à faire émerger le même type de connaissance :
« même par hypothèse, je ne saurais admettre que les faits puissent jamais être absolument identiques et comparables dans la statistique, il faut nécessairement qu’ils différent par quelque point, car sans cela la statistique conduirait à un résultat scientifique absolu, tandis qu’elle ne peut donner qu’une probabilité jamais une certitude (18) ».
Pourquoi faut-il nécessairement qu’un résultat obtenu par la méthode expérimentale soit plus fiable qu’un résultat obtenu par le traitement statistique d’observations isolées ? Pourquoi la statistique ne pourrait-elle pas égaler la science dans l’acquisition de la connaissance sur le vivant ? Car la science institue une certitude, c’est-à-dire une relation nécessaire entre une cause et un effet, alors que la statistique n’établit la même relation que de façon probable ou très probable.



Le contact avec le réel
Avant de tirer des enseignements de cette comparaison entre médecine expérimentale et EBM, un dernier point concernant la philosophie de Claude Bernard mérite notre attention. Quelle compréhension du monde apporte la méthode expérimentale ? L’expérimentateur qu’est Claude Bernard, si sûr d’avoir trouvé la voie scientifique définitive de la médecine, nous propose-t-il de progresser dans la connaissance de la nature afin d’aboutir à la vérité sur le vivant ? Loin s’en faut : « l’essence des choses devant nous rester toujours ignorée, nous ne pouvons connaître que les relations de ces choses, et les phénomènes ne sont que des résultats de ces relations (19) ». Quelle surprise de lire que la méthode expérimentale est inapte à nous communiquer l’essence des choses et que notre connaissance devrait se limiter à celle de relations entre des causes et des effets (20) ! Les causes premières sont inaccessibles. Claude Bernard ferme définitivement et radicalement tout questionnement sur la portée ontologique ou métaphysique de la science : « nous ne connaîtrons jamais ni l’esprit ni la matière […]. Il n’y a pour nous que des phénomènes à étudier, les conditions matérielles de leurs manifestations à connaître, et les lois de ces manifestations à déterminer (21). » Comment interpréter ce refus radical de la méthode expérimentale à donner accès à la vérité ? N’oublions pas que Claude Bernard se place explicitement dans un positivisme qui discrédite toute connaissance spéculative, en particulier d’ordre philosophique (22). Dans le domaine du vivant, il se positionne comme théoricien d’une médecine scientifique, en opposition avec une pratique empirique qui prévalait à l’époque. Pour Claude Bernard, le médecin empirique tire des conclusions trop hâtives, basées sur une expérience personnelle de la maladie, donc subjective et partielle. Les phénomènes seraient trompeurs et ne donneraient pas accès à une vérité sous-jacente, seule une méthodologie scientifique serait à même de faire émerger une connaissance solide sur les manifestations ou les conditions matérielles. Claude Bernard ouvre la voie à une pratique scientifique de la médecine qui jette un soupçon permanent sur la capacité du clinicien à dire le vrai. Que reste-t-il à l’expérimentateur s’il est incapable de saisir la vérité ? l’étude et la quantification des relations. En d’autres termes, il s’agit d’une science des effets. La quantification participe pleinement à cette méthode scientifique : là où la relation s’effectue avec la constance du rapport mathématique, cause et effet se voient indéniablement prouvés.
Il est impossible de ne pas souscrire à cette démarche scientifique de la médecine : seule une approche rationnelle du diagnostic et du traitement des maladies permet de progresser dans leur compréhension et d’écarter les incertitudes d’une médecine complètement empirique. Dans ce sens, nous comprenons qu’un doute puisse être jeté sur la perception de la maladie. Le clinicien peut se laisser convaincre par l’effet faussement bénéfique d’un traitement suite à une poignée d’expériences biaisées ou mal interprétées. Le doute qui prévaut alors sur la perception des phénomènes ne doit pourtant pas sombrer dans l’excès coupable de Claude Bernard en concluant qu’aucune réalité ne persiste dans notre connaissance de la maladie : « Il n’y a aucune réalité objective dans les mots vie, santé, maladie. Ce sont des expressions littéraires dont nous nous servons parce qu’elles représentent à notre esprit l’apparence de certains phénomènes (23) ».

Quatre points de convergence
Il nous semble particulièrement fructueux de comparer ces deux modèles de médecine scientifique. Certes, ils s’opposent sur un point fondamental : leur mode d’acquisition de la connaissance. La méthode expérimentale de Claude Bernard propose une géniale mise en œuvre de la preuve scientifique par l’expérimentation sur le vivant. Ne pouvant dénombrer tous les facteurs qui interagissent sur celui-ci, il propose d’étudier le système dans sa complexité. Le mécanisme physiopathologique qui en découle, son déterminisme a force de preuve. Un siècle plus tard, des statisticiens anglais appellent de leur vœux une médecine fondée sur les preuves et proposent un modèle de comparaison imparable, deux groupes que rien ne doit distinguer reçoivent un traitement ou un placebo. Tout effet mesuré dans le groupe recevant le traitement lui est automatiquement et indubitablement attribué puisque c’est le seul facteur qui varie. Cette fois-ci, la preuve revient à la méthode statistique : la comparaison des moyennes avec une incertitude connue et jugée acceptable affirme que la différence observée n’est pas due au hasard. Ajoutons que la défiance de Claude Bernard pour la preuve statistique n’a d’égale que le refus des théoriciens de l’EBM pour l’argumentation physiopathologique (24)… Exceptée cette opposition fondamentale, il existe de nombreux points communs à chacune de ces deux philosophies médicales. Nous souhaitons relever quatre caractéristiques communes nous éclairant sur la portée de ces deux modèles.
La voie scientifique. Comme Claude Bernard inaugurant la voie scientifique définitive de la médecine, l’EBM s’érige en modèle de scientificité en rupture avec un modèle dit empiriste qui faisait la part belle à l’expérience personnelle du clinicien mais aussi à l’argument d’autorité (25). L’émergence de ce nouveau modèle se caractérise par une rupture avec l’ancien et par son caractère consensuel. Toute remise en cause de l’application de ces deux modèles est un refus de la science elle-même.
La spécificité du vivant. Nous avons déjà souligné chez Bernard l’idée d’une complexité du phénomène vivant qui échappe au réductionnisme de la modélisation mathématique. Pour autant, le déterminisme physico-chimique reste le modèle prototypique du mécanisme physiopathologique. En faisant passer le niveau d’expérimentation de l’individu à celui de la population, l’EBM reconnait implicitement une forme de complexité du phénomène vivant qui ne se laisse démasquer qu’à l’échelle du grand nombre. Un phénomène est incertain au niveau de l’individu car trop fluctuant et son observation trop subjective, mais il devient objectivable à l’échelle de la population. Autrement dit, le phénomène étant trop complexe pour être simplement divisé en une série de réaction physico-chimiques, il est plus aisé d’en tirer des enseignements d’un point de vue extérieur et sur un grand nombre d’individus.
L’intolérance à l’incertitude. Cette intolérance prend des proportions plus importantes dans l’EBM. La médecine expérimentale résolvait le problème de l’incertain par une expérimentation permettant d’acquérir une certitude d’ordre scientifique. L’EBM traite la question par un moyen détourné, elle quantifie une probabilité, plus celle-ci sera élevée, plus elle se rapprochera de la certitude. Il se dessine ici un point de rupture avec la pratique médicale classique. Celle-ci se définit par un contrat tacite entre médecin et patient, l’un devant soulager la plainte de l’autre, avec un certain niveau d’incertitude dans la réalisation effective de cette tâche. Si l’anéantissement de l’incertitude est impossible, l’EBM propose au moins de la quantifier et de la minimiser. Ce rejet de l’incertitude a pour conséquence la mise au second plan du jugement médical, et tout particulièrement de la clinique (26).
L’incapacité à dire le vrai. En affirmant ne jamais pouvoir connaître ni l’esprit ni la matière Claude Bernard s’inscrit volontairement dans un type de connaissance scientifique qui refuse toute démarche possédant une visée ontologique. Il lui importe peu de connaître les causes premières : « la recherche des causes n’est pas scientifique (27) » ! Ce qu’il souhaite c’est comprendre les relations et de prédire les phénomènes physiologiques. Par son point de vue externaliste et par son refus de l’argument physiopathologique, l’EBM se place dans une position similaire. La visée n’est pas de comprendre la nature profonde de l’homme – malade ou bien portant – mais d’exercer un effet sur cette maladie. La connaissance qui en est retirée n’est pas de l’ordre du vrai mais de l’utile. Ce parti pris de la connaissance médicale va teinter le rapport au réel de ces méthodes ayant pour conséquence d’attribuer plus d’importance au phénomène lui-même qu’à l’individu qui le représente.


Chacune à leur façon, médecine expérimentale et EBM ouvrent une nouvelle voie vers une médecine scientifique toujours plus attentive à la rationalité de ses outils. Ces deux paradigmes médicaux offrent une part majeure à l’expérimentation, promettant de faire du clinicien non seulement un soignant mais aussi un scientifique. Claude Bernard étudie la complexité du vivant à l’échelle de l’animal pour comprendre les mécanismes physiopathologiques qui gouvernent la vie, l’EBM étudie des populations et des sujets d’expériences afin de mettre au point la méthode thérapeutique la plus efficace ou d’identifier les facteurs de risque les plus significatifs. Le cadre expérimental connaît un changement d’échelle, de l’individu à la population, mais la méthode reste sensiblement la même : prouver un effet en comparant deux sujets ou deux groupes qui diffèrent sur un seul facteur, objet de l’expérience. Le modèle épistémologique connaît, lui, un important changement. Dans la méthode expérimentale, la relation de la cause à l’effet est nécessaire et indubitable, pour l’EBM, la preuve est d’ordre statistique, c’est-à-dire établie avec une probabilité connue. La médecine devient plus efficace et plus utile à l’homme. La conséquence de cette scientificité croissante est la restriction du champ d’étude : le vivant est trop vaste pour être immédiatement connu, on se limite à un mécanisme, un facteur de risque, une intervention thérapeutique. La vision d’ensemble repose sur le clinicien, à condition qu’il y soit attentif ! L’être humain, expérimentateur ingénieux, brille par son esprit d’analyse. Il identifie les mécanismes et les causes sous-jacentes, fait triompher l’esprit scientifique mais il est aussi source d’erreur… La subjectivité qu’il introduit dans le système expérimental pourrait causer sa faillite, il faut donc la traquer et réduire son emprise. Un autre mouvement s’affirme clairement : une mise à distance du médecin par rapport au réel. Le clinicien est faillible, sa capacité à dire le vrai limitée. L’expérimentation ou les instruments de mesure proposent des résultats plus solides, moins discutables. La médecine scientifique se détache un peu plus de sa composante anthropologique : plus que de chercher ce qu’est l’homme elle veut trouver ce qui lui sera utile.


Notes :
(1) Bergson H., « La philosophie de Claude Bernard, discours prononcé à la cérémonie du centenaire de Claude Bernard au Collège de France le 30 décembre 1913 » in La Pensée et le Mouvant, Paris, Flammarion, 2014 [1934], p. 255-256.
(2) Tröhler U., « Surmonter l’ignorance thérapeutique : un voyage à travers trois siècles » in L’émergence de la médecine scientifique, Paris, Éditions Matériologiques, 2012, pp. 32 sqq.
(3) Bergson H., « La philosophie de Claude Bernard … », op. cit., p.256.
(4) Bernard C., Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, 2008 [1865], p.245.
(5) Bernard relate une expérience intéressante sur la section du nerf sympathique chez le lapin. Cette expérience, que ses prédécesseurs et lui avaient menée avec une hypothèse de travail fausse se révélait inféconde. Avec la bonne hypothèse, il s’aperçoit d’un fait nouveau déjà présent dans les précédents essais mais mal interprété. Celui-ci permet alors de conclure positivement l’expérience. Idem, pp. 293-296.
(6) Idem, p. 33 :« La méthode expérimentale considérée en elle-même, n’est rien autre chose qu’un raisonnement à l’aide duquel nous soumettons méthodiquement nos idées à l’expérience des faits […]. Le raisonnement sera toujours juste quand il s’exercera sur des notions exactes et sur des faits précis. »
(7) Idem, p.32.
(8) Idem, p. 364.
(9) Bergson H., « La philosophie de Claude Bernard… », op. cit., p.257.
(10) Bernard C., Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, op. cit., p. 83.
(11) Idem, p. 243.
(12) Idem, p.238. Cf  Bernard C., Le cahier rouge, Paris, Gallimard, 1942, p.49 : « [En physique] On pourra également prendre des moyennes, on ramènera tout à une même quantité. Tout cela se peut parce que les conditions du phénomènes sont toujours les mêmes et général peu complexes. Mais, en physiologie, ce serait absurde d’agir ainsi. Les moyennes les ramenages (sic) au kilo, tout cela est sans utilité et même nuisible, parce que cela paraît exact et que c’est faux. »
(13) Ibidem : « Le sublime du genre a été imaginé par un physiologiste qui, ayant pris de l’urine dans un urinoir de la gare du chemin de fer où passaient des gens de toutes les nations, crut pouvoir donner ainsi l’analyse de l’urine moyenne européenne ! »
(14) Bergson H., « La philosophie de Claude Bernard… » op. cit., p.258-259. Pour Bergson, il existe chez Claude Bernard une forme de vitalisme. Sa négation du principe vital ne viserait qu’une catégorie de vitalistes métaphysiques chez qui le fondamentalisme l’emporterait sur la science. Cf  Bernard C., Le cahier rouge, Paris, Gallimard, 1942, p.59 : « Il [le physiologiste] doit être vitaliste, car la vie ne se manifestera que dans ses manifestations ».
(15) Bernard C., Introduction, op.cit., pp. 87-88.
(16) Idem, p. 230.
(17) Idem, p. 159.
(18) Idem, p. 242.
(19) Idem, p. 132.
(20) Idem, p. 73 : « En instruisant l’homme, la science expérimentale a pour effet de diminuer de plus en plus son orgueil, en lui prouvant chaque jour que les causes premières ainsi que la réalité objective des choses, lui seront à jamais cachées et qu’il ne peut connaître que des relations. »
(21) Idem, p. 132.
(22) Bernard C., Le cahier rouge, Paris, Gallimard, 1942, pp.131-132.
(23) Bernard C., Introduction, op.cit., p. 133.
(24) Daly J., « Chercheurs d’or : médecine evidence-based et science de la clinique », op. cit., p.191.
(25) Ibidem : « la formation médicale et le bon sens sont des guides fortement inadéquats pour décider si quelque chose est scientifiquement valide ».
(26) Ibidem : « l’expérience clinique a de sévères limites comme guide pour comprendre ce qu’apportent les tests diagnostiques, comment un traitement marche ou quel est le pronostic ».
(27)  Bernard C., Le cahier rouge, op.cit., p.39.


]]>
news-3932 Wed, 09 Mar 2022 12:04:31 +0100 Julien NOSSENTY est devenu Docteur en philosophie pratique de l'Université Paris-Est https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/julien-nossenty-est-devenu-docteur-en-philosophie-pratique-de-luniversite-paris-est Julien NOSSENTY a été élevé au titre de Docteur en philosophie pratique de l'Université Paris-Est
le lundi 7 mars 2022 à l'Institut de France

Sa thèse était intitulée " La phronêsis : une philosophie morale et politique pour repenser le système technicien de santé et médico-social"
et se faisait sous la direction de Chantal DELSOL.

Composaient le jury :
Philippe BENETON,
Pierre MAGNARD,
Joanna NOWICKI,
Bertrand QUENTIN
et Jean-Jacques WUNENBURGER.

]]>
news-3931 Wed, 09 Mar 2022 11:51:52 +0100 Souvenons-nous de Vladimir Jankélévitch https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/souvenons-nous-de-vladimir-jankelevitch Un article d'Alain Vernet qui nous parle de la vie de Jankélévitch, qu'il a un peu connu, et de ses fulgurances philosophiques et musicales "Souvenons-nous de Vladimir Jankélévitch"

 

par Alain VERNET

 

Alain VERNET a exercé pendant quarante-deux ans la profession de psychologue clinicien, dans divers services hospitaliers; retraité depuis août 2020 il continue à avoir une pratique d'expert judiciaire, étant par ailleurs titulaire d'un DESS de Droit Médical.

 

Article référencé comme suit :

Vernet, A. (2022) « Souvenons-nous de Vladimir Jankélévitch » in Ethique. La vie en question, mars 2022.

 

 

Pose d’une plaque à Bourges par un matin de novembre, froid et brumeux

En ce matin du vingt-neuf novembre 2003, lors de la cérémonie au cours de laquelle fut dévoilée la plaque indiquant, au 13 boulevard Gambetta, que la maison sur laquelle elle était posée, était la maison natale de Vladimir Jankélévitch, qu’il y avait vécu son enfance, jusqu’à l’âge de douze ans environ, jusqu’à son entrée en 6ème, il y eut des discours, mais pas de musique ; et pourtant, qu’un peu de musique eut contribué à réchauffer l’atmosphère frigorifiée de cette matinée, qui suait de tristesse, et qui pourtant, malgré elle, pris des allures un peu cocasses !

C’est un matin de novembre, froid et brumeux. Roland Narboux, maire-adjoint en charge du tourisme, avait organisé l’événement. Le maire de Bourges, Serge Lepeltier est la puissance invitante, accompagné de son conseil municipal. Un certain nombre de représentants de la société civile et de représentants d’administration ont été invités. Il y a aussi quelques curieux. Au total peut-être quatre-vingt personnes et qui se gèlent…

Il a été convenu qu’il y aurait deux discours : celui du maire ; et celui de votre serviteur, en tant qu’ancien élève de Vladimir Jankélévitch. L’usage protocolaire dans ce genre de cérémonie veut que l’invitant s’exprime entre une et cinq minutes plus longtemps que l’invité. J’ai donc envoyé mon discours à l’avance, au cabinet du maire, afin que le discours que lui a préparé son cabinet s’articule avec le mien.

Serge Lepeltier parle le premier en s’adressant à moi. Je lui réponds, mais j’ai continué jusqu’à la dernière minute à travailler mon propos, de ce fait un peu plus étoffé ; et, qui plus est, emmené par le sujet, j’improvise : total dix minutes de plus que prévu. Il faut donc rétablir l’équilibre ; aussi le maire reprend la parole, pour quinze minutes ; et évoque notamment, à son tour, l’un de ses professeurs : Alain de Benoist ; un philosophe certes, mais théoricien du mouvement qu’on a appelé « La Nouvelle droite » ; voisinage saugrenu pour celui qu’on avait en son temps surnommé « Le marcheur de la Gauche ».

Mais le plus intéressant était de voir les mines impatientées du conseil municipal tendues dans l’espérance que tout ceci s’arrête vite pour retrouver la douce chaleur du foyer. Et au rhume majuscule que je rapportais de l’événement, j’imagine les coryzas, cathares, toux et autres expectorations, qui sans doute affligèrent nombre d’élus et d’obligés à la fréquentation de la cérémonie. Ce qui, sans nul doute, aurait beaucoup amusé Vladimir Jankélévitch, qui n’en eut pas espéré autant.

 

La rencontre d’un philosophe

Ma rencontre avec Vladimir Jankélévitch relève du hasard. J’ai peut-être quinze ans, - je crois me souvenir qu’on est en 1970 ou 1971 - je regarde la télévision : une émission dans laquelle deux avocats de profession s’affrontent sur un sujet de société pour convaincre un jury qui doit trancher entre deux thèses opposées. Chaque avocat dispose de quatre témoins en faveur de sa thèse, qui se succèdent, un pour une thèse, l’autre pour son contraire, etc. Ce soir-là le thème est la vitesse. Je me souviens que l’avocat en faveur de la vitesse s’appelle Robert Badinter (qui fera une plaidoirie brillante), et que l’avocat hostile à la vitesse se nomme François Sarda. Parmi ses témoins, j’ai souvenir de l’écrivain Robert Sabatier, plutôt bougon. Le quatrième témoin présenté par Maître Badinter est un monsieur qui me semble (pour le gamin de quinze ans que je suis alors) déjà âgé, à cheveux gris, avec une longue mèche retombant sur le côté. C’est un philosophe, avec un nom à consonance étrange : Vladimir Jankélévitch. Il commence son intervention en posant la question : « Mais pourquoi suis-je dans votre camp, moi qui aie eu tellement de difficultés à obtenir le permis de conduire » ; et il répond : « peut-être parce que je suis le professeur de la Sorbonne qui parle le plus vite ! ». Et il va enchaîner pendant dix minutes une prestation éblouissante, dont le sens m’échappe, dont je ne me souviens plus de l’argumentation, mais qui me semble rendre plus intelligent celui qui l’entend. Aussi j’ai cherché à l’écouter à chaque fois que je voyais qu’il passait dans une émission de télévision. A vrai dire il y passa de plus en plus souvent au fur et à mesure que perdaient en influence les tenants des pensées structuralistes et marxistes, qui, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, dominaient les cercles intellectuels. L’apothéose fut son passage le dix-huit janvier 1980 dans l’émission de Bernard Pivot, « Apostrophes », dont le thème était « A quoi servent les philosophes », où son humour, sa finesse, sa vivacité d’esprit, furent contagieux (1).

Personnellement après la fin de mes études de psychologie, en dilettante, en auditeur libre, je suis allé assister à certains de ses cours magistraux, dans l’amphithéâtre Cavaillès, à la Sorbonne. La salle était souvent comble, composée d’un public cosmopolite : étudiants, lycéens de classe terminale cherchant à aller au-delà de leur enseignement obligatoire de philosophie, quelques visages médiatiques, quelques clodos cherchant la chaleur (et du chauffage ; et peut-être de la pensée), femmes du monde, et au premier rang, un groupe de femmes plus jeunes, des groupies, dont certaines de ses assistantes : Catherine Clément, Elizabeth de Fontenay, notamment, qui étaient surnommés « les baronnes », et aux charmes desquelles il était loin d’être insensible.

Comment se fait-il que je réussis à lui dire un jour que j’étais originaire de Bourges ? Je ne sais plus. Mais toujours est-il qu’à la fin du cours il me demanda si j’étais pressé, et me proposa de le raccompagner chez lui, à pied, au 1 quai aux fleurs, au chevet de Notre Dame, en passant par le pont de l’Archevêché, et en marquant un temps d’arrêt devant le « monument mémorial de la déportation ; « ça me fait plaisir de parler de Bourges », m’avait-il dit alors ! Arrivé devant chez lui, il me proposa de monter jusqu’à son appartement, au premier étage, pour me présenter à sa femme : Lucienne. Et c’est assez fréquemment qu’il recevait ses étudiants chez lui, n’ayant pas de bureau à la Sorbonne, tout en disant, au cours de la conversation : « ces jeunes gens sont assez envahissants », mais il ajoutait : « ils m’amusent beaucoup ; de toute façon tous mes amis sont jeunes ».

« Passez à côté », c’est-à-dire au salon, avait dit Lucienne. Le salon, pièce principale de la maison, avec deux pianos dans un angle, un demi-queue, et un droit, un bureau massif, très encombré, et des rayonnages de livres : d’un côté, à portée de mains, sans avoir à bouger de son siège, des ouvrages de philosophie, dont certains, très usés, à force d’avoir servi, et d’autres, un peu plus luxueux, dont une édition de Platon, reliée en simili-cuir ; sur un autre pan de mur, des ouvrages, en russe ; et sur un autre pan, des partitions musicales en nombre.

 

Un philosophe dans la vie (2) : l’avant-guerre

Vladimir Jankélévitch est né à Bourges, le 31 août 1903. Sa famille, juive, a fui les pogroms de Russie, quelques années auparavant. Son père, Samuel, venu d’Odessa, a fait sa médecine à Montpellier, puis s’est installé à Bourges, comme oto-rhino-laryngologiste. Cet homme est un intellectuel, passionné par la philosophie (3), et c’est lui qui poussera son fils (qui dira n’avoir jamais eu de vocation) vers cette discipline, et qui aurait souhaité qu’il s’intéressât à la philosophie russe. D’ailleurs, après que la famille eut rejoint Paris, ils iront régulièrement, l’un et l’autre, les dimanches, rendre visite à deux philosophes russes émigrés : Léon Chestov, philosophe qui sera un critique du rationalisme, et qui développera une sorte d’herméneutique de l’ancien testament, et surtout Nicolas Berdiaev, philosophe chrétien, qui réside à Clamart, et qui pense qu’il n’y a pas d’essence universelle de l’homme, mais que ce qui fait marqueur d’humanité, c’est la liberté qu’a l’homme de choisir de faire le bien ou le mal, puisque la mort du Christ sur la croix a libéré l’homme de tous les autres déterminants. On retrouvera cette influence chez Jankélévitch, lorsqu’il dire « n’écoutez pas ce qu’ils disent, regardez ce qu’ils font », l’homme se définissant par l’action plus que par l’intention, ce qui n’est pas si loin de l’existentialisme Sartrien, à cette nuance près que Sartre s’engagea d’abord par les mots, et que Jankélévitch se confronta aux risques de l’action, notamment dans la Résistance.

En 1904, ses parents font acquérir au petit Vladimir la nationalité française, tout en conservant pour eux-mêmes leur nationalité russe. On la lui retirera en 1940. Juif et métèque, en voilà beaucoup pour le régime de Vichy qui le privera aussi de sa chaire à l’université.

Une tante, réfugiée avec le reste de la famille, ancienne professeur au conservatoire de Saint-Pétersbourg, lui apprend la musique et le piano. Excellent pianiste, Vladimir Jankélévitch lisait les partitions musicales aussi bien que les livres, et sa bibliothèque rassemblait les unes et les autres dans des proportions identiques. La musique comptera pour lui autant que la philosophie, et il alternera la publication d’ouvrages de philosophie et d’ouvrages de musicologie. En ce domaine, il fera toujours preuve d’une grande coquetterie, car il indiquera qu’il n’a jamais fait de progrès au piano, et qu’il n’est qu’un déchiffreur de musique, et nullement un musicien.

Il fait ses études primaires à Bourges, au petit lycée, annexe du lycée Alain Fournier pour les classes terminales, aujourd’hui musée Estève, avant d’intégrer le lycée de garçons. Puis la famille déménage à Paris où son père s’installe au 53 rue de Rennes. Il fait de brillantes études au lycée Montaigne, puis au lycée Louis le Grand, à Paris. En 1922, il est reçu à l’Ecole normale supérieure, rue d’Ulm. En 1926, Vladimir Jankélévitch sera reçu premier à l’agrégation de philosophie.

A l’école normale supérieure il fréquentera Sartre, Nizan, Aron, Canguilhem, Cavaillès, Brossolette. Il ne sympathisera jamais avec Sartre - antipathie accentuée par la guerre, trouvant que Sartre n’y avait pas brillé par son courage - dont il fera dans ses lettres un portrait critique, fustigeant et son attentisme, et son opportunisme, et même sa lâcheté. Durant ses études, il restera fidèle au Berry, et reviendra souvent passer les vacances d’été à Saint Thibault (près de Saint Satur, dans le Cher), au bord de la Loire, chez des amis de ses parents.

En 1926-1927, il effectue son service militaire, comme officier. Il effectuera jusqu’à la guerre de nombreuses périodes, comme réserviste. Si sa correspondance laisse entrevoir un antimilitariste, une critique des routines et petitesses de l’armée et de ses chefs, jamais il ne fuira les responsabilités qu’il croit avoir envers le pays qui lui a accordé sa nationalité.

En octobre 1927 il est nommé professeur à l’institut français de Prague. En même temps que son enseignement, il organise de nombreux concerts. Il gardera toujours un souvenir vif de cette ville et de sa population. Il y flâne beaucoup, fréquente les salons de thé, car toute sa vie il aura une faiblesse pour les pâtisseries et sucreries, et reste, malgré l’adversité, un épicurien, un goûteur de vie. En particulier il aime et sait danser, et, malgré sa timidité, se plait à séduire. Il aime et pratique aussi la randonnée en haute montagne et ne détestera jamais le sport. En janvier 1933, il se marie avec une jeune fille tchèque « agrégée de fox trot et de tango » (4), qu’il avait rencontré à Prague. Ce mariage sera un échec, et en juillet 1933 le couple se sépare, et divorcera peu après.

En 1933, il est nommé pour quelques mois professeur de philosophie au lycée de Caen. Puis en 1934, il est nommé professeur au lycée du Parc, à Lyon, en khâgne (Classe préparatoire de première supérieure), et assure comme chargé de cours des remplacements à l’université de Besançon. Dans le même temps il adhère au Front populaire et restera toujours fidèle à la Gauche, au combat contre l’injustice et pour le progrès, de toutes les manifestations pour les droits de l’homme. Il sera proche de la Revue Europe (5), dont Jean Cassou est directeur-adjoint, et Jean Guéhenno, directeur. Mais bien que surnommé par certains « le marcheur de la Gauche », il n’adhèrera jamais à aucun parti. Tout de même, en 1981, il se trouve dans la foule immense qui accompagne François Mitterrand au Panthéon, refusant cependant de se trouver aux premiers rangs. Car il reste un homme libre. Et même s’il soutient Israël, il défendra toujours le droit des Palestiniens à la dignité, et saura, quand il le faut, se montrer critique envers l’état hébreu, manifestant devant l’ambassade d’Israël après les massacres de Sabra et Chatila. Cependant, comme Bergson, son maître, il n’abandonnera jamais ses coreligionnaires, surtout après le traumatisme de la Shoah, alors même qu’il restera agnostique et fut toujours un laïque convaincu et militant.

En 1936 il est nommé à la faculté des lettres de Toulouse. Il a déjà de nombreuses publications à son actif, et est un philosophe reconnu, à défaut d’être connu. En 1923 il a rencontré Bergson, et celui-ci préfacera plusieurs de ses ouvrages. Il entretiendra avec lui, mais aussi avec Léon Brunschwig, une importante correspondance. En 1938 il est nommé Maître de conférences à la faculté des lettres de Lille, poste qui le satisfait en raison de sa relative proximité d’avec Paris, où il vient d’emménager au début de 1939 dans un deux-pièces, 1 quai aux fleurs, dont la bibliothèque et le piano sont les pièces essentielles du mobilier. Il explique, dans une interview avoir toujours aimé cette ville de Lille, dont il dit qu’en arrivant à la gare on y sent l’odeur des pommes-frites.

 

Un philosophe dans la vie : la guerre

En septembre 1939, il est mobilisé comme sous-lieutenant à Massy-Palaiseau. Avec son régiment, le 213ème régiment régional, 3ème bataillon, 14ème compagnie, il garde les gazomètres d’Issy les Moulineaux, et quelques autres ouvrages de même importance. Le vingt juin 1940, lors de l’avance allemande il est blessé à hauteur de Mantes la Jolie. Notons bien cette date, qui dit un caractère. Il n’était pas de ceux qui se résignent malgré les propos défaitistes d’un maréchal de France. Il est alors évacué vers l’hôpital militaire de Marmande, où il séjournera deux mois, puis vers Toulouse, où l’université de Lille s’est repliée. C’est là qu’il apprendra sa révocation par le régime de Vichy, à la fois comme juif, et comme étranger, car on l’a privé de sa nationalité française.

Il passera toute la guerre à Toulouse, allant d’adresse en adresse, de cachette en cachette, donnant des cours particuliers dans des établissements privés, corrigeant des copies, pour survivre, et faire vivre sa famille, qu’il a réussi à faire venir, ses parents, sa sœur et son beau-frère Jean Cassou, qui l’ont rejoint.

Notons que les Américains avaient proposé de l'exfiltrer, comme d'autres grandes intelligences, et qu'il avait refusé pour ne pas abandonner les siens.

Vladimir participera à la résistance dans le réseau de Jean-Pierre Vernant, prenant de grands risques. En même temps il continue à vivre, fréquente les cafés où il retrouve ses étudiants, pour leur faire cours, en particulier le café Conti, place du capitole, marche dans la ville, joue, quand il le peut, de la musique, au mépris du danger. Il se cache sous le nom d’André Dumez, de planque en planque. La police française trouvera d’ailleurs, en janvier 1941, des armes dans l’une de ses planques. Jérôme Carcopino, directeur de l’Ecole Normale Supérieure, devenu Secrétaire d’Etat à l’éducation nationale en février 1941, dans le gouvernement Darlan, tentera d’étouffer l’affaire. Dans ces moments difficiles il trouve l’aide de quelques universitaires, des francs-maçons de la région, en particulier Henri Caillavet (6), Monseigneur Bruno de Solages, recteur de l’université catholique qui cherche aussi à l’abriter (et qui, pour sa protection des juifs sera déporté), avec le soutien de monseigneur Saliège, archevêque de Toulouse, le premier qui osera parler contre la déportation des juifs. En 1942 il publie, clandestinement, grâce à d’anciens élèves du lycée du Parc, à Lyon, son ouvrage Du mensonge, publié chez Confluences, maison d’édition courageuse, dont le directeur est René Tavernier, père de Bruno, futur cinéaste. En 1943, avec le MNCR clandestin (Mouvement National contre le Racisme), il publie une brochure contre le racisme, tirée à 5.000 exemplaires. Il travaille aussi à l’une de ses œuvres majeures, le Traité des Vertus, pour toujours faire triompher la vie sur la mort, l’intelligence sur l’obscurantisme, la lumière sur la nuit sans tain de la barbarie.

 

Un philosophe dans la vie : une carrière

A la libération, il deviendra directeur des émissions musicales de Radio-Toulouse - Pyrénées, où, dit-il, la Résistance l’avait déposé, poste qu’il conservera un an, car il est trop indépendant pour accepter certaines compromissions ou injonctions. Il indique qu’il avait envisagé un temps de faire carrière dans ce nouveau métier, mais explique avoir fui devant les chanteuses qui utilisaient tous les moyens pour obtenir des émissions, ce qui obligeait, dit-il, à se fâcher avec beaucoup de monde, et lui était insupportable. Il met cette année toulousaine supplémentaire à profit pour réinstaller son appartement pillé par l’occupant, comme celui de ses parents. Il ne retrouvera rien, et en particulier les autographes de Bergson. Il n’aura pu le revoir avant sa mort en 1941 ; pas plus que Lucien Brunschwig, mort en solitaire, caché, en 1944. Il dira aussi qu’il n’a pas une photo de ses parents antérieure à 1944. En 1945-1946, il donne des conférences au Maroc, en Tunisie, en Algérie. A cette occasion il rencontre Lucienne, qu’il épousera en 1947 à Alger, laquelle lui survivra jusqu’en 2007.

 

Il fera admettre ses parents à la Vallée aux loups, à Chatenay-Malabry, ancienne demeure de Châteaubriand, devenue maison de santé du Docteur Le Savoureux, médecin-aliéniste, qui y avait reconstitué un salon littéraire, puis maison de retraite, jusqu’en 1967 – Léautaud y finit ses jours - et qui avait abrité aussi des réfugiés durant la deuxième guerre mondiale. Ses parents furent donc enterrés au cimetière de Chatenay-Malabry, et c’est la raison pour laquelle lui-même, ainsi que son épouse, y ont leur sépulture : nouveau cimetière, division 3, allée E.

En 1951 il est nommé titulaire de la chaire de philosophie morale à la Sorbonne, où il prend son poste en 1952. Sa fille : Sophie, qui deviendra aussi professeur de philosophie, naît en 1953. La vie a triomphé de la mort. Mais sa vie a changé. Jamais plus il ne lira les philosophes allemands, ne jouera et n’écoutera de musique allemande. Il se tournera vers d’autres sources, ce qui contribuera à donner à sa philosophie cette tonalité si originale, les philosophes russes naturellement, Chestov, Berdiaev, les espagnols, dont Miguel de Unamuno, mais aussi Plotin, Maître Eckart, Saint François de Sales, Fénelon, ou encore Bourdaloue, ce jésuite oublié, lui aussi né à Bourges, dont la renommée de prédicateur allait un temps éclipser celle de Bossuet.

En 1953, il quittera son deux-pièces pour un quatre pièces, toujours 1, quai aux fleurs, où il reçoit volontiers ses étudiants, d’autant plus qu’il ne dispose pas de bureau à la Sorbonne. Bientôt il y aura deux pianos dans l’appartement, un pour lui, et un pour Sophie. Il apprendra à conduire, ce qui lui paraîtra plus difficile et risqué que la résistance.

Il prend sa retraite en 1975, mais conserve un séminaire de doctorat. Il quitte définitivement la Sorbonne en 1979. Il y aura vécu deux événements majeurs : Mai 1968, où il sera le seul mandarin à pouvoir continuer ses cours, très proche des étudiants, jouant parfois sur un piano qui a été installé dans la cour, et en 1975, où il prend la défense (avec Jacques Derrida) de l’enseignement de la philosophie au lycée.

En novembre 1981, il est accueilli à Bourges pour quelques jours. Il y rencontre les lycéens des classes terminales et les élèves du conservatoire de musique dans deux rencontres inoubliables. J'aurai la grande joie de le recevoir à dîner chez moi à cette occasion.

En 1984, il a le projet d’écrire un livre sur le temps. Ces quelques lignes, tracées comme toujours à l’encre bleue, 10 à 12 lignes, sont les dernières qu’il écrit. Il est frappé d’une attaque cérébrale qui l’enfoncera dans la nuit, le dépouillant de sa mémoire et de son intelligence. Il meurt le 6 juin 1985, 1, quai aux fleurs, par un après-midi d’orage. Un juste venait de disparaître, mais dont la petite musique de l’exigence morale continuerait sans discontinuer, comme signe de l’avoir été, que rien, pas même la mort, ne peut faire qu’il n’ait pas existé, et qui rend celui qui fut, infiniment précieux, comme un fragment d’éternité.

 

Des livres comme des pièces musicales

Professeur, accoucheur d’esprit, Vladimir Jankélévitch le fut pleinement. Là était sa vocation. Et les étudiants ne s’y sont pas trompés, en particulier en Mai 1968. Il se lançait sans filet, avec pour seules notes, toujours écrites avec cette même encre bleue qu’il utilisa toujours, quelques lignes, quelques mots sur un minuscule morceau de papier, et il improvisait, cherchant à attraper l’idée au vol, tentant de la saisir dans le filet des mots, qu’il prononçait de cette parole rapide, inimitable, saccadée, avec ce rythme syncopé, si proche de la musique. Et dans ce festival de culture et d’intelligence pouvait à l’improviste apparaître soudain un questionnement marqué par l’humour et la fantaisie, comme ce cours où il s’interrogea tout à coup sur la vitesse de Dieu en plein vol.

Ses livres sont comme des pièces musicales. Le style, infiniment poétique, musical, cherche progressivement à amener au plus près de l’infinitésimal de la vérité, et peut être faut-il, pour apprécier vraiment ses œuvres les lire à haute voix, les entendre, et ainsi seront-elles plus accessibles. Ratimir Pavlovic, poète et critique d’art, écrit de lui qu’il est « un philosophe qui était capable d’aller jusqu’à tremper sa plume dans le feu astral pour dire la vérité. C’est pourquoi ses pensées sont chargées de tant d’étincelles d’immortalité, comme autant de somptueuses victoires sur le néant ». Il a écrit aussi bien sur la musique que sur la philosophie de nombreux ouvrages, dont des œuvres majeures : Bergson, le traité des vertus, philosophie première, la mauvaise conscience, la mort, le pardon, le je ne sais quoi et le presque rien, le paradoxe de la morale, la musiques et les heures, la musique et l’ineffable, etc.…

On l’a peu lu, mais on le découvre aujourd’hui, comme un penseur de premier plan. On découvre aussi la rigueur et l’austérité d’une pensée derrière une virtuosité d’écriture, un style qui cherche à accrocher l’idée, inlassablement à dépasser les mots, forcément limités, organes-obstacles, toujours moins nombreux, plus imprécis que l’exprimable, incapable de traduire une pensée, qu’ils ne peuvent que suggérer, par allusion, mots qui ne diront jamais qu’à mi-voix, l’essentiel étant la recherche de l’invisible, vers l’impénétrable de l’être. « Cherchez et vous trouverez » (7) écrit-il. Il écrit encore « il est un temps pour chaque âge, une loi d’opportunité qui est au principe même de l’initiation. La première fois par exemple on racontera une histoire, plus tard on dévoilera le sens ésotérique de l’allégorie ; à chaque âge sa version ». Et il ajoute que l’important c’est « aimanter l’esprit vers cela seul qui importe, vers un premier matin du monde » (8). Il écrira dans le Traité des vertus que c’est de son propre sortilège qu’il faut délivrer le paralytique, pour lui permettre de retrouver son innocence, la fraîcheur ; en bref la parole perdue.

 

Un philosophe du microscopique

Vladimir Jankélévitch est un penseur solitaire, qui a bâti une œuvre considérable loin des modes et des systèmes, qui a ciselé au scalpel, pour en dégager l’essentiel, des notions aussi fugitives, fugaces, inaccessibles que « l’ineffable », le « presque-rien », le « je ne sais quoi », composant une petite musique de l’imperceptible instant, à peine audible, à peine vécu, presque sans importance, mais qui contient l’essentiel, cette capacité qu’à l’homme d’assumer sa liberté, d’être et d’exister, de faire qu’il peut être différent de la bête, qu’il est toujours un être unique et singulier, capable souvent du pire, et parfois du meilleur. L’œuvre de Jankélévitch est une harmonique, construite comme une œuvre musicale, étant à la pensée ce que Satie, de Falla ou Debussy, sont à la musique, une forme d’air de rien, d’aisance, de facilité, de circularité, qui cherche à piéger l’idée au vertige du mot. Dans ces conditions l’exercice philosophique est pour lui une tentative pour atteindre l’insaisissable, ce qui n’est que « presque », qui n’est pas là quand on croit l’avoir, qui n’est plus là quand on l’a, toujours attendu, jamais satisfaisant, toujours en devenir, et qui n’est qu’à peine et peut être à condition d’être disponible et d’accepter la mise en danger de soi qu’est toujours peu ou prou la recherche de la connaissance. Toujours il aura cherché à mettre en lumière ces instants uniques qui ne se renouvelleront pas, et où tout peut être changé, gagné ou perdu, ces premières-dernières fois qu’il m’appartient de saisir et de passionner : « Chaque fois est une pointe aiguë, unique dans toute l’éternité, et par conséquent incomparable, inimitable, inestimable ; plus que rarissime, précieuse infiniment ; la valeur de l’unique est à proprement parler inévaluable ; tel est le fait d’avoir été, d’avoir vécu, d’avoir aimé » (9). Il a voulu, contre les lourds systèmes, les déterminations aliénantes, mettre en valeur l’inspiration, l’intuition décisive, l’occasion créatrice. Sa morale est donc celle de l’absolue liberté opposée au confort douillet des prêts à penser, car elle fait de l’individu un sujet de quête, jamais satisfait, et qui, dans le vertige du doute, construit sa vérité, met en mouvement son dépassement, affirme son autonomie. La morale que nous livre Vladimir Jankélévitch n’est donc pas constituée de recettes et de règles mais d’un élan imperceptible qui pousse à refuser l’inacceptable et l’injustice pour aller vers la vie, l’amour, la fraternité.

Il aura ainsi choisi de travailler toujours dans l’entre-deux, la crête, le confins, la frontière, avec des concepts, un style, une langue, lui permettant de saisir et de respecter la nuance, si minime et si infime soit-elle. Dans un moment où triomphaient les théories générales bardées de concepts en « isme », les systèmes définitifs et universels, les idéologies rassurantes et toutes-puissantes qui aboutirent finalement à des monstruosités ou à des échecs, la philosophie, qu’on pourrait qualifier de microscopique, de Vladimir Jankélévitch, chercha toujours à saisir le devenir, le moment fugace, imperceptible, du choix qui engage la personne dans un cheminement parfois imprévu, en dehors de tout repère préalable, choix infiniment plus révélateur de la vérité de l’individu que tout ce qu’il pense, dit, croit, pense être, l’individu étant d’abord dans ce qu’il fait, presque sans le vouloir, et même sans le percevoir initialement, ce qui peut le surprendre lui-même. La vérité d’un individu réside donc plus dans d’impalpables instants, mineurs, imperceptibles, modestes, fugaces, que dans des affirmations ou des serments solennels, qui ne sont que des apparences trompeuses.

 

Orient philosophique et acte moral

Pour lui le travail du philosophe, c’est de devenir la pierre philosophale de l’esprit, recherche de la vérité par approfondissement de soi-même, et élimination des faux-problèmes : « Nous autres philosophes, nous ressemblons un peu aux alchimistes qui décomposent les métaux pour isoler l’essence des choses ; cette alchimie décèle pourtant les faux alliages, les synthèses de mauvais aloi ; elle aide notre conscience à fermer ses blessures ; elle nous montre le moi dans la nature, et la nature dans le moi ; elle cherche enfin la pierre philosophale de l’esprit, par laquelle nos viles abstractions deviendront l’or pur de la totalité » (10). Il ajoute « au-delà de la lumière méridienne et plus loin que le proche levant, il y a une contrée baroque, exubérante et monstrueuse, une terre des parfums qui est à l’est de tout ce qui est et qu’on pourrait appeler l’Orient absolu ».

Cet Orient, il le suggère comme une autre connaissance, qui ne s’appréhende que sur le mode d’un engagement, d’une implication totale de soi dans l’acte de connaître, à travers une intuition créatrice, qui considère les individus et les objets dans leur totalité, comme une attitude de quête, un voyage vers l’absolu, qui nous oblige à dépasser nos cadres habituels, y compris ceux de la connaissance, de nos modes habituels de pensée, à transcender notre propre intériorité, notre rapport aux choses, à nous transformer, et par là-même à transformer les choses elles-mêmes. On ne peut donc accéder au réel dans sa globalité qu’en agissant sur soi-même, en se mettant dans un état d’esprit qui est celui d’une quête incessante, non pas de quelque chose, mais en soi-même, de façon à saisir le mystère, l’apparition-disparaissante, l’essentiel qui s’exprime à la manière d’une lumière clignotante, intermittente, qu’il faut découvrir, apercevoir, et qui n’est autre que l’absolue liberté de l’homme, qui lui permet d’exercer le bien comme le mal, en pleine conscience, en pleine lucidité, en pleine liberté, liberté radicale du choisir, qui exprime pleinement le destin de l’homme, ce qui en fait un être de devoir, une créature morale.

L’acte moral n’est pas l’application de tel ou tel précepte, de règles, mais c’est une attitude qui met en cause la personne dans son intégralité comme dans son intégrité, attitude qui rend disponible à l’autre, au monde, qui fait sortir de soi-même pour considérer les richesses environnantes. Il écrit ainsi : « c’est d’abord la voie elle-même qui importe, la voie et ensemble le voyage, et non telle ou telle destination ; et c’est ensuite en cours de voyage la mue soudaine, parce que l’œil s’est fait solaire pour voir la lumière » (11). Il faut se transformer pour lire l’intelligible au-delà du sensible, pour aller vers la connaissance ultime. Et ceci passe par l’engagement, qui restitue la vérité de l’être et du faire. C’est de manière existentielle que le sujet s’approfondit, parce qu’on ne devient soi-même qu’en se cherchant. Le devenir n’est pas une manière d’être, c’est l’être lui-même. On ne peut devenir que ce qu’on est. Il n’y a pourtant jamais de déterminisme, mais une liberté donnée à chacun d’assumer son être, de se déployer entre l’intervalle et l’instant, le commencement et la continuation, le quid qui est l’habitude, mais aussi le quod qui est la rupture, l’improbable avéré, parce que recherché, l’étincelle devenue lumière à force d’avoir voulu la provoquer, réhabilitant la circonstance, et la conscience de celui qui la saisit pour agir d’une manière morale, parce qu’à travers un don de soi, une osmose de soi et de l’événement, et non d’une manière conforme à la morale. Il restitue la spontanéité du « se faisant », la liberté de chaque destinée qui s’incarne dans l’acte, qui transcende de multiples instants, des « presque rien » dans lesquels s’incarne l’essentiel, qu’on ne peut capter qu’à travers un souffle, une saisie pneumatique, intuitive, ésotérique.

 

Une éthique énergétique

Vladimir Jankélévitch nous propose donc une éthique énergétique et non une éthique normative, une morale qui n’est pas un diktat, mais un don de soi vers l’autre, tendu par la vertu capitale de l’amour. La recherche de la vérité doit être la vivante inspiration d’une existence, dans laquelle la connaissance est réconciliée avec le sensible, car dit-il « la vérité est vécue en même temps que la vie, car le savoir devient vivant lorsqu’il est ému par la vérité et non lorsqu’il se contente de la connaître » (12). Ainsi l’homme se rassemble dans l’instant, occasion à saisir, infinitésimale, presque rien indéfinissable, « je ne sais quoi » dans lequel il entrevoit son intériorité, son intégrité, sa trajectoire, sa responsabilité, grâce à cette conversion intuitive qui renoue en soi avec les forces de l’amour, de l’innocence, du printemps, de la vie, dans un centre de l’union mystique où s’éprouve le vertige d’une liberté totale et absolue. L’homme accompli est à la fois expérience, raison, intuition, c'est-à-dire en utilisant les mots du philosophe, empirique, métempirique, métalogique. Il n’existe donc pas de connaissance en soi, mais une connaissance forcément dirigée, orientée, par l’intentionnalité, par la volonté de vouloir, par une tension et une disponibilité qui rend sensible, réceptif à l’événement, ce presque rien qui ne prend son sens qu’à travers la démarche initiatique de construction du sens. L’homme vivant n’existe pas s’il n’existe pas pour les autres, il n’est vivant que s’il se laisse interpeller par l’autre, et le monde, en perpétuel dépouillement de son être pour s’agréger à cette dimension plus universelle, qui en retour saura le constituer et délimiter sa singularité. Cette transcendance de l’un et du multiple, cette dialectique, ce chiasme du soi-même et du tout autre est une création poétique constante, un acte de foi, qui suppose de croire en l’autre. L’homme est perpétuellement naissance, renaissance, toujours nouveau, toujours renouvelé, semblable et toujours différent, comme une mélodie qui module toujours différemment un thème identique, par conséquent toujours apprenti, toujours sujet de quête, quête d’une vérité dont il n’est même pas certain qu’il la connaîtra dans la mort, car ce moment ultime pourra n’être pour lui dans l’instant qu’un organe-obstacle, une apparition-disparaissante, une première-dernière fois, une « pensée à propos » pour les autres, un « presque rien » pour soi, fulgurance basculée dans le néant, par conséquent indicible, parole cherchée, toujours perdue, juste approchée.

L’homme, quoi qu’il fasse, quoiqu’il veuille, est condamné à mourir. Mais la magie, le mystère de l’amour, peuvent l’amener à retrouver l’étonnement de l’enfance, le merveilleux de la naissance, l’interpellation de la vie, tel un phénix toujours renaissant de ses cendres pour retrouver son destin, l’incorporer à celui de l’humanité. Il en est de même de toutes nos petites morts. La mort en effet n’est pas que l’ombre portée du dernier soupir, mais tout ce qui au sein même de l’existence devient opaque et ténébreux. La philosophie doit toujours briser cette croûte, ces raisons secondes, factices, partielles, partiales, parcellaires, pour retrouver le regard qui ouvre à l’inouï, à la lumière, à la joie, regard qui renouvelle et refonde, sans rien oublier, sans rien manquer, sans rien trahir, sans rien obscurcir, pour permettre à chacun de reconquérir sa propre divinité, construire enfin, peu à peu, sa vérité première, essentielle, cristalline, son temple intérieur. Une démarche de vérité, une ascèse vers la pureté, un feu intérieur, ardent, lutte contre l’indifférence et l’inertie.

Celui qui s’engage dans cette démarche accomplit le cycle immémorial du temps : de l’enfant vers l’homme, de l’homme qui revient toujours à l’innocence et à l’émerveillement de l’enfance, finalement joyeux malgré l’aridité du parcours, malgré les drames, les désespoirs, les malheurs, malgré Auschwitz, l’innommable et l’impensable.

 

Philosophe ou musicien ? La trace éternelle du fugace.

Au total la philosophie de Vladimir Jankélévich, est une philosophie de l’instant à saisir pleinement, à faire vivre, à habiter. C’est pourquoi on peut comprendre l’interdépendance qu’eurent toujours chez lui ces deux pôles majeurs de son existence : la philosophie et la musique, qui toutes deux, n’ont pas un caractère d’immédiate utilité, qui ne sont pas faites pour servir à un usage par avance déterminé, et qui toutes deux permettent un vagabondage re-créateur, ce qui est l’essence même de la pensée en acte.

Cette double face qu’il présenta toujours, et qui contribua à ce qu’il se situât toujours en dehors de tous les systèmes, l’a sans doute desservi, à la fois vis-à-vis de la communauté intellectuelle, mais aussi vis-à-vis du grand public. En effet pour les philosophes comme pour les musiciens il pouvait apparaître dilettante, et les philosophes en faisaient un musicologue, et à la rigueur un musicien, tandis que les musiciens en faisaient un philosophe, et peut-être un musicologue.

Par ailleurs sa pensée traitant de thèmes souvent intemporels, alors même que la réflexion sur le temps y est centrale, avec un style déroutant, au service d’une pensée au fond très ascétique, est d’un accès difficile, derrière une apparence marquée par un charme immédiat, presqu’enjôleur, comme peut l’être parfois la musique. Mais les ouvrages de musicologie sont encore plus difficiles d’accès pour qui n’a pas une connaissance du solfège. Et on comprend, en les lisant, ce qu’il voulait exprimer en disant qu’il était d’abord un lecteur de musique, un déchiffreur, avant d’être un interprète. Et ce faisant il pouvait être un découvreur d’œuvres inconnus. Comme il pouvait être dédicataire, en particulier d’œuvres de Federico Mompou.

Son intérêt le portait vers la musique française du 19ème siècle, et du 20ème siècle : Fauré, Satie, Debussy, Déodat de Séverac, Ravel, même s’il est moins séduit par la virtuosité ravélienne ; vers la musique espagnole de la même époque : Albeniz, de Falla, Federico Mompou ; vers aussi certains compositeurs russes : Moussorgski, Rimski-Korsakov. On peut considérer que son intérêt pour ces musiques tient à ce qu’elles sont souvent économes d’effets et de moyens, que d’une certaine manière elles pratiquent aussi l’ascèse, et qu’elles évitent tout pathos, tout sentimentalisme, et ce faisant laissent ouverte la rêverie, l’association, sans les préfigurer par quelques artifices instrumentaux. Ces musiciens sont à l’opposé des romantiques, ce romantisme étant pour lui associé très directement à l’Allemagne, romantisme qu’il considère comme sollicitant, manipulant les émotions brutes, sans pensée, sans filtre, sans possibilité d’écart, de jeu, d’hésitation.

C’est pourquoi ses intérêts musicaux et philosophiques pouvaient se conjuguer. Mais plus encore pour lui la musique, comme la philosophie, était un art du faire, et, même s’il était un lecteur de partitions, (la partition étant organe-obstacle, c’est-à-dire ce qui rend possible, ce qui est nécessaire, indispensable, mais jamais suffisant) il considérait que la musique n’avait pas d’existence sans l’instrumentiste, qui, un moment, lui donnait une incarnation, presque semblable, mais toujours avec un « je ne sais quoi » de différent, permettant de distinguer deux interprétations, et d’en faire, à chaque fois un événement nouveau, une première-dernière fois, apparition-disparaissante s’il en est. La musique en effet est évanescente, insaisissable, fugace, impalpable, de l’ordre de l’ineffable, mais qui, par le fait même d’avoir été, est devenu un événement, que rien, jamais, ne pourra annuler, que rien, jamais, ne pourra faire qu’il n’est pas été, qui restera toujours un presque rien, un souffle, un soupir, à peine entendu que déjà disparu, mais possiblement inscrit en mémoire, à la fois durée, étirement d’un temps sans limitation, et événement, temps limité, circonscrit, à jamais passé et disparu, mais survivant dans la mémoire, qui sans cesse le recrée, le réinterprète, le fait vivre. De ce point de vue la musique est lutte contre l’oubli, alors même qu’elle est trace infime, infinitésimale, virtuelle peut-être, mais par là-même en capacité de soutenir ou d’accompagner des vertus, peut-être de les inventer, en tout cas de les faire vivre, et revivre.

 

Ce texte est en partie issu d’une conférence donnée à la librairie « La Plume du Sarthate », 83 avenue de Voguë, 18.000 Bourges, accompagnée de pièces musicales citées dans certaines œuvres de Jankélévitch, et interprétées par Delphine Bordat, agrégée de musique. Nos remerciements vont à Isabelle Migeon – Le Cléac’h, libraire, pour l’autorisation donnée à la publication du texte de cette conférence.

 

NOTES

(1) Il vendit, après cette émission, plus de livres qu’il n’en avait vendu jusqu’alors, tant son charme fut communicatif, et traversa l’écran.

(2) On découvre de nombreux détails biographiques en lisant la correspondance qu’il a adressée, sa vie durant, à son condisciple de l’Ecole Normale Supérieure : Louis Beauduc (arrivé 2ème à l’agrégation quand Vladimir était premier), publiée sous le titre « une vie en toutes lettres », Paris, 1995, Editions Liana Levi, présentation de Françoise Schwab. Entre 1923 et 1980, ce sont 137 lettres adressées par Vladimir Jankélévitch à Louis Beauduc, conservée par celui-ci, et redonnées à la mort de ce dernier par sa famille à Jankélévitch. Vladimir Jankélévitch n’a pas conservé les lettres de Beauduc, mais de toute façon son appartement avait été pillé et vidé par l’occupant nazi entre 1940 et 1944. Cette correspondance est peut-être la façon la plus simple d’entrer dans la pensée de Jankélévitch.

(3) Le père de Vladimir Jankélévitch, Samuel, traduira en français des philosophes (Hegel, Schelling – philosophe qui sera pris pour sujet de thèse par son fils – Benedetto Croce), des psychanalystes (Otto Rank, Freud, dont il sera l’introducteur en France). Il entretiendra une correspondance avec Freud, hélas disparue, envisagera un ouvrage sur la mort, dont les notes serviront ensuite à son fils pour son propre ouvrage sur la question. Mais à l’inverse de son père, Vladimir Jankélévitch ne manifestera jamais d’intérêt pour la psychanalyse, alors même que « le je ne sais quoi ou le presque rien » ce résidu irrationnel de la rationalité, pourrait avoir des similitudes avec l’inconscient. Mais il trouvait que le concept d’inconscient (et notamment celui d’inconscient collectif de Jung, était trop instrumentalisé pour justifier certaines de nos turpitudes, et abolir la conscience de nos responsabilités.

(4) Une vie en toutes lettres

(5) Fondée en 1923 sur une idée de Romain Rolland, elle sera peu ou prou la revue du Comité de Vigilance des Intellectuels antifacistes, et accueillera les grandes plumes de ceux qu’on pourrait nommer « intellectuels de gauche », dont Louis Aragon et Paul Eluard.

(6) 1914-2013, avocat, homme politique, ancien secrétaire d’état dans les gouvernements de René Mayer et Pierre Mendès-France, longtemps sénateur du Lot et Garonne sous l’étiquette radicale-socialiste, un des fondateurs du Mouvement des Radicaux de Gauche ; il fut souvent porteur de propositions de loi visant à mettre le droit en accord avec les évolutions de la société, en particulier un droit à l’euthanasie ; il fut en effet le fondateur de l’Association pour le Droit à Mourir dans la dignité. Ancien élève de Vladimir Jankélévitch, il tirait de son enseignement, disait-il, des arguments en faveur de cette thèse ; qui nous opposait ; mais une même admiration pour Jankélévitch, comme d’autres engagements humanistes et citoyens nous rapprochaient. Je tiens de lui ces informations relatives à cette protection discrète, plus ou moins lointaine, dont on tenta de faire bénéficier Jankélévitch durant ces années terribles.

(7) L’ironie ou la mauvaise conscience

(8) Fauré ou l’inexprimable

(9) Quelque part dans l’Inachevé, (Entretiens réalisés avec Béatrice Berlowitz)

(10) L’odyssée de la conscience dans la deuxième philosophie de Schelling

(11) Philosophie première, introduction à la philosophie du presque

(12) Le paradoxe de la morale

 

]]>
news-3820 Wed, 02 Feb 2022 09:42:12 +0100 Bénédicte LOMBART (Université Gustave Eiffel) coordonne le Séminaire « Gestes du soin » un mercredi par mois https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/benedicte-lombart-universite-gustave-eiffel-coordonne-le-seminaire-gestes-du-soin-un-mercredi-par-mois  Séminaire « Gestes du soin »

Coordonné par Bénédicte Lombart (Université Gustave Eiffel), avec la collaboration de Martin Dumont (UPEC / Chaire de philosophie à l’Hôtel Dieu) et Nicolas Castoldi (directeur délégué auprès du directeur général de l'AP-HP)

8 mercredis, de 18 à 20h, amphithéâtre Dupuytren

Ce séminaire aura pour but d’éclairer collectivement la pratique du soin infirmier d’un point de vue philosophique et éthique. On cherchera ainsi à décrire au fil des séances une grammaire des gestes de soins en partant de leur description la plus approfondie possible. Cette phénoménologie de la pratique infirmière pourra montrer les tensions propres à chaque geste et inaugurera une réflexion autour des concepts liés au travail infirmier. A chaque séance, dont le travail prendra la forme d’un atelier collectif, une première partie sera consacrée à la description d’un geste du soin et la seconde à un éclairage philosophique des notions qui y sont engagées.
L’enjeu sera alors d’explorer la manière dont le geste infirmier, qu’il soit particulièrement technique ou pas, peut dépasser la fonction de production d’un soin et ainsi construire la relation de soin.

  • 9 février 2022 « Contraindre » présentation phénoménologique Jean Lefevre Utile IDE, PhD Ethique.  Eclairage conceptuel Bénédicte Lombart (Université Gustave Eiffel).
  • 16 Mars 2022 « Sonder, Perfuser » présentation phénoménologique Christophe Pacific IDE, PhD Ethique, éclairage conceptuel Christine Leroy (Paris 8 UMR LEGS) "A travers corps, franchir le seuil pour prendre soin : sonder, transfuser"
  • 6 Avril 2022 « Ecouter » présentation phénoménologique Anne-Sophie Dubue IDE, Phd Ethique, éclairage conceptuel : Jean-Philippe Pierron (Université de Bourgogne) "Ecouter, un geste de soin"
  • 11 Mai 2022 « Parler » présentation phénoménologique Valérie Tambouras IDE, Ms Philosophie, éclairage conceptuel : Frédéric Worms (Ecole normale supérieure)
  • 15 Juin 2022 séance conclusive : « Les gestes du soin » présentation par un patient
]]>
news-3819 Wed, 02 Feb 2022 08:39:59 +0100 Discours de Corine PELLUCHON en réception de la Légion d'honneur le samedi 15 janvier 2022 https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/discours-de-corine-pelluchon-en-reception-de-la-legion-dhonneur-le-samedi-15-janvier-2022 Corine PELLUCHON a été promue le 13 juillet 2021 au rang de chevalier de la légion d'honneur au titre du Ministère de la Transition écologique. Edith HEURGON, directrice du Centre Culturel International de Cerisy, lui a remis l’insigne le samedi 15 janvier 2022.

 

Discours de Corine PELLUCHON :

Remerciements

Edith, je te remercie infiniment d’avoir accepté de me remettre cet insigne de Chevalier de la légion d’honneur. C’est pour moi une double joie de recevoir cet honneur et de savoir que tu es ma marraine républicaine. En effet, même si tu ne partages pas tous mes engagements, un même esprit qui se caractérise par la volonté de proposer des pistes constructives pour orienter le devenir et répondre aux défis de notre temps, nous anime et cet esprit tisse des liens entre toutes celles et ceux qui œuvrent pour que Cerisy continue d’exister. Il y en a ici.

Je remercie la ministre de la Transition écologique, Madame Barbara Pompili qui a donné mon nom pour la Légion d’honneur. Elle devait me la remettre au ministère en octobre, mais j’étais déjà partie à Hambourg, et n’ai pas pu me déplacer à la date choisie par son cabinet. Je n’ai jamais rencontré personnellement Madame Pompili, mais elle m’a écrit pour me dire qu’elle me lisait et s’inspirait de mon approche, notamment dans Réparons le monde. Humains, animaux nature. J’ai très souvent été auditionnée par diverses institutions sur des sujets d’éthique et ai eu l’occasion de travailler ces dernières années avec plusieurs membres du ministère de la Transition écologique sur la question de savoir comment améliorer la condition des animaux tout en aidant les personnes les exploitant à se reconvertir et à procéder aux aménagements nécessaires. Je suis infiniment reconnaissante à Barbara Pompili d’avoir présenté en 2021 une loi aboutissant notamment à la suppression en France de la fourrure et de l’exploitation des animaux sauvages dans les cirques et les delphinariums. Car ces avancées concrètes, qui devront être suivies de beaucoup d’autres, inscrivent la question de nos rapports aux animaux au cœur de la République.

Je suis heureuse que ce soit cette République-là, qui reconnaît les enjeux éthiques, politiques et civilisationnels de nos rapports aux animaux, qui m’honore aujourd’hui. Car j’ai longtemps désespéré qu’un tel progrès puisse advenir dans notre pays, où certaines traditions et certains lobbys s’opposaient à toute évolution et où les difficultés que nous avons à trouver des accords sur fond de désaccords, à négocier, bloquaient toute proposition.

Ainsi, c’est au moment où je n’y croyais plus que des avancées réelles ont été inscrites dans la loi française. C’est souvent comme cela que les choses arrivent. Je pense donc à celles et ceux qui, depuis des années, se battaient pour cela, souvent dans une certaine solitude et non sans susciter l’hostilité des autres. Ces personnes, dont je fais moi aussi partie, ont réussi à faire passer le message. C’est un mouvement irréversible et universel, qui a lieu presque partout dans le monde. L’amélioration de la condition animale devient une finalité du politique, même s’il y a encore un décalage entre la théorie et la pratique. Cette cause qui est importante en elle-même est également considérée dans sa dimension stratégique, c’est-à-dire comme la cause de l’humanité, nos rapports aux animaux creusant les traits de notre visage, dévoilant l’injustice de notre justice et pointant les aberrations de notre modèle de développement et tout ce qu’un système fondé sur l’exploitation illimitée de la Terre et des autres vivants mais aussi de certains humains par d’autres et de certaines nations par d’autres a fait de nous et génère sur le plan à la fois environnemental, sanitaire, social et psychique.

 

Je tiens aussi à saluer très chaleureusement toutes celles et ceux qui sont venues à cette cérémonie, qui se tient en petit comité, parce que les conditions sanitaires ne permettent pas de réunir de grandes assemblées, mais aussi parce que j’ai préféré une cérémonie discrète, avec vous, et chez Isabelle Suret que je remercie du fond du cœur pour sa générosité et son élégance, pour son hospitalité. Il faut entendre dans le mot « hospitalité » tout ce que Derrida, un habitué de Cerisy, y mettait, et qui signifie que toute éthique est une éthique de l’hospitalité - ou bien qu’il n’y a pas d’éthique. Ici, on accueille l’autre, le tout autre, l’autre en tant que tel parce que soi-même, on se sait comme un autre.

 

Enfin, je veux remercier ma mère, Jacqueline Pelluchon. Je ne dirais pas tout ce que je lui dois, car c’est impossible. Par ailleurs, je ne suis pas très douée pour les épanchements en public, mais elle et moi savons que cet honneur qui m’est accordé, et qui rejaillit sur ma famille, a un écho puissant et tisse un lien entre les générations, ainsi qu’entre les vivants et les morts. Il s’adresse aussi à quelqu’un qui n’a pas eu une longue vie. Mais je n’en dirais pas davantage sur la dette ni sur la responsabilité écrasante liée au sentiment de devoir survivre à un autre plus jeune que soi.

 

Je vais commencer à vous parler de ce qu’est pour moi l’honneur. Ce faisant, je rendrai hommage à quelques figures tutélaires, notamment à trois grands philosophes qui ont eu une influence décisive sur moi, même si je ne les ai pas rencontrés : Leo Strauss, Emmanuel Levinas et Paul Ricœur. Puis j’indiquerai le sens de mon engagement en faveur du vivant, des humains, des animaux et de la nature. Je conclurai en précisant l’esprit qui anime mon travail à la fois théorique et pratique, et qui est un esprit de la reconstruction, voire de la réparation, à condition qu’on entende dans « réparation » non l’acte de recoller les morceaux ou de nier l’irréversible et l’irréparable, mais l’effort pour trouver du sens, reconstituer une unité qui n’est jamais préétablie, puisque, comme dans le « tikkoun olam » de la kabbale lourianique, l’unité a été brisée dès le début, dès la création, et que l’attestation, ce en quoi on croit, son autonomie morale comme son engagement font l’épreuve de la crise, des crises.

 

 

Honneur, considération et attestation

 

L’honneur est, pour moi, une notion compliquée, parce qu’elle fait reposer la valeur d’une personne sur ses exploits et sur son mérite. L’éthique de l’honneur est celle d’Homère, et c’est une morale guerrière : la valeur d’une personne et la reconnaissance dont elle jouit dans la Cité dépendent de sa conformité aux codes de l’honneur de cette société et ils sont, pour l’essentiel, associés à la bravoure au combat. Les critères de la morale sont extérieurs, et non dépendants de la conscience individuelle ni même de la raison. Est moral celui qui agit comme un bon citoyen et même comme un bon patriote. Ce sont les valeurs que Créon défend de manière unilatérale dans Antigone avec le résultat que l’on connaît – la mort d’Antigone. La dignité d’un être, dans cette pensée, se confond avec l’obéissance aux lois de la Cité et avec la fonction sociale qui en découle. Au contraire, je suis convaincue de l’égalité morale de chaque être.

Quant au mérite que la République consacre, il a du sens à condition qu’on se rappelle tout ce que l’on doit aux autres et aux institutions, qu’on ait le sens de sa dette, de tout ce qui nous constitue et qui atteste la dialectique entre soi et les autres, entre l’individu et la collectivité. Il y a aussi une part de contingence dans tout succès comme dans le bonheur. Enfin, je suis persuadée que les quelques qualités que nous avons sont des défauts corrigés.

C’est particulièrement vrai dans mon cas, qu’il s’agisse des qualités intellectuelles permettant de mener à bien un travail rigoureux ou des efforts qu’il faut faire pour acquérir des traits moraux permettant de traverser les épreuves sans trop se perdre et de rester disponible à l’appel des autres, humains et non humains. L’équilibre entre la conscience de sa faillibilité et de ses limites et une juste estime de soi permettant, comme dit Ricœur, de vivre bien avec et pour les autres en tâchant de promouvoir des institutions justes ou, du moins, de contribuer à les maintenir est un travail incessant. Ce dernier exige la redéfinition de ses priorités et parfois le dépassement de crises qui attestent le non-recouvrement entre ce que Ricœur appelle l’identité-mêmeté qui est constituée de son caractère, des dispositions innées, des repères sociaux et l’identité-ipséité qui fait qu’on est un soi, et non un moi quelconque. Cette ipséité est la réponse à la question : « mais toi, qui es-tu ? » ou quels est ton désir profond, l’unité de ta vie, malgré la discontinuité ? Il faut aller la chercher au fond de soi, sans céder à l’illusion rétrospective ni à l’autoglorification, et en continuant, malgré les remises en question et les déceptions, dans la voie que l’on juge bonne et juste et qui donne un sens et une unité à la vie par-delà les crises qui produisent parfois un effondrement de la structure psychique et exigent des remaniements difficiles.

Dans mon cas, ce soi, cette autonomie morale s’est constituée en rupture avec certaines normes – ce qui est assez évident quand on est végane – et dans une tension entre la recherche de la vérité, l’idéal de justice donnant leur sens à mon engagement philosophique et politique et la réalité. En parlant de la réalité, je pense à l’Université, qui est quand même un rouleau compresseur et où on a le sentiment d’un conflit entre la recherche de la vérité et la complaisance ou le conformisme qui sont souvent nécessaires pour obtenir un poste prestigieux et des avantages en termes de temps. Je pense aussi aux relations avec les militants ainsi qu’avec les hommes et les femmes politiques. Ces relations ne sont pas faciles et reposent quelquefois sur des malentendus. Elles mettent au jour l’écart entre la pensée et l’idéologie et rappellent la tension entre la philosophie et la Cité, d’une part, et entre le philosophe et le politique, d’autre part. C’est de cette dernière tension qu’il est question dans le dialogue de Xénophon, Hiéron, qui a donné lieu à un échange passionnant entre Leo Strauss et son ami Kojève ( échange publié dans De la Tyrannie).

En outre, l’autonomie morale ou l’attestation dont parle Ricœur dans Soi-même comme un autre et qui désigne ce en quoi on croit, l’ensemble des valeurs dont on se porte garant, dont on témoigne dans sa vie (en allemand, Bezeugung, attestation, a la même racine que Zeugnis, témoignage et conviction, Überzeugung) est une certitude qui n’a pas la solidité des connaissances scientifiques ; elle est fragile, comme toute croyance. Et pourtant, sans elle, on ne peut pas dire : me voici, être responsable, parce qu’on n'a pas d’assise morale, pas de repères. Il faut savoir qui on est, ce qu’on ne veut pas et ce qui compte pour soi, pour résister au cynisme, à la corruption, à l’indifférence morale, au mal politique. C’est particulièrement important quand les lois sont injustes ou inadaptées, que le climat est à la confusion, ou que l’on est placé devant un dilemme moral, c’est-à-dire devant deux principes également importants, comme Créon et Antigone, et comme souvent, en éthique médicale. Dans ces cas-là, la conscience morale est le seul recours pour bien juger parce que les normes n’offrent pas par elles-mêmes d’orientations claires et que la décision à prendre suppose d’exercer son jugement moral en situation, d’avoir la sagesse pratique qui est d’autant plus sage qu’elle a été instruite, écrit Ricœur, par la sagesse tragique, qui rappelle que la défense unilatérale et dogmatique d’un point de vue conduit au drame et qu’il faut inventer des conduites appropriées aux situations en s’écartant le moins possible des règles. Bien penser est parfois la réplique au « souffrir le terrible » répète Ricœur en citant le chœur d’Antigone.

Plus précisément, la conscience est le seul recours, dans ces moments « où les valeurs d’humanité de dignité semblent perdues, et où toute la dignité de l’homme consiste à croire en leur retour », comme dit Levinas. La conscience est alors « cette cabane ouverte à tous les vents dont parle le philosophe dans ce texte poignant de 1966 que l’on trouve dans « Sans Nom » et qu’il a écrit pour parler de l’enseignement que l’on peut tirer des années terribles où « l’on croyait mourir en même temps que la justice ». Je n’ai pas cette « tumeur dans la mémoire », mais je trouve que ce que dit Levinas reste valable de nos jours.

Je dirais donc que, pour moi, l’honneur véritable est un honneur sans pompe ni drapeau, et il est souvent peu visible, parfois insoupçonné. Car les vrais combats sont ceux que l’on mène alors que « l’humanité installée » reste silencieuse, que personne ne bronche, que les institutions perpétuent l’injustice ou que chacun, même sans avoir l’intention de faire le mal s’en rend complice, est un Mitläufer, quelqu’un qui suit, parce qu’il ne veut pas aller contre la norme ou parce qu’il ne veut pas croire ce que pourtant il sait et que la réalité est si monstrueuse, les victimes si nombreuses, la portée de ses actes et de ses modes de vie si étendue dans le temps et l’espace, qu’il ne se sent pas responsable et laisse faire. On sait que c’est ainsi que les catastrophes se perpétuent et se répètent. Ainsi, « Quand la dignité reste à la merci des murmures d’une voix subjective et ne se reflète ni ne se confirme plus dans aucun ordre objectif - voilà le risque dont dépend l’honneur de l’homme… », le salut repose sur « l’obligation d’abriter toute l’humanité de l’homme dans la cabane, ouverte à tous les vents, de la conscience ».

J’ai parlé d’un honneur sans pompe ni drapeau, donc sans médaille. Mais cela ne signifie pas que je méprise les honneurs, ce qui serait injuste. Nous avons tous besoin de reconnaissance et c’est même en ayant la reconnaissance de ses pairs et de la société que l’on peut s’affranchir de ce besoin-là pour passer à autre chose, avoir une autre énergie où l’on ne vit plus dans le regard d’autrui et où surtout on essaie de transmettre un monde habitable. C’est ce que Hannah Arendt appelait l’amour du monde (4ème figure tutélaire). L’amor mundi suppose que l’on ait conscience de cette transcendance dans l’immanence qu’est le monde commun, qui est fait de l’ensemble des générations, du patrimoine culturel et, j’ajoute, naturel. Ainsi, en comprenant que j’appartiens à un monde plus vieux et plus vaste que moi qui m’accueille en naissant et qui survivra à ma mort individuelle, je sais que mon existence a une épaisseur et que vivre, c’est « vivre de » choses naturelles et culturelles, de nourritures, « vivre avec » les humains et les non-humains, avoir toujours un impact, dès qu’on mange ou habite quelque part sur les autres, y compris sur les autres générations et les autres espèces, et « vivre pour », savoir que sa vie est débordée en amont et en aval par celle des autres. Ainsi, on vit pour soi, pour ne pas être trop malheureux, mais on vit aussi en pensant à ce que ses actes et ses pensées font au monde commun. La considération, qui est le fait d’avoir comme horizon de ses pensées et de ses actes le monde commun, conditionne ma capacité à reconnaître la valeur propre des autres et à avoir un rapport sain au monde. « Vivre de », « vivre avec », « vivre pour », telle est sa formule. Elle se fonde sur cette expérience vécue du monde commun que j’appelle transdescendance (une notion empruntée à Jean Wahl, ami de Levinas et de Ricœur ) en parlant non d’un mouvement de bas en haut, d’une ascension vers l’au-delà, comme la contemplation de Dieu, (trans-ascendance), mais d’un mouvement de haut en bas, ou plutôt d’un approfondissement de la connaissance de soi comme être charnel, engendré et mortel, et de ce que cette connaissance et cet être-avec-le-monde qui atteint des couches parfois archaïques du vécu enseignent sur ce qui nous unit aux autres êtres, humains et non humains, ainsi qu’aux générations futures (trans-descendance). La considération ou la transdescendance génère des affects puissants et le désir de faire sa part pour transmettre des créations dignes de durer ou, du moins, qui contribuent à améliorer le monde, à le mettre sur une bonne trajectoire et à empêcher que ce qui ne doit pas être advienne.

Prévenir et punir le mal comme abus de pouvoir, comme violence et domination, et empêcher le mal politique qui est un système fondé sur la domination qui broie les individus et se nourrit en même temps de leur désolation, du fait qu’ils ont perdu tout rapport spontané au monde, qu’ils ne s’éprouvent que comme des consommateurs et des producteurs, tel est le rôle des normes et des institutions. On est ici dans la philosophie politique, dont je viens. Je suis philosophe politique parce que j’ai cette obsession du mal, du mal radical, même si je pense, comme Kant et Ricœur, que, s’il y a en l’humain un penchant au mal, la disposition au bien, qui est plus difficile à atteindre, à encourager, est néanmoins plus profonde, comme si, en faisant le mal on se perdait, tandis que l’action bonne nous remettait dans notre axe.

On peut dire aussi que les grandeurs d’institutions et toutes les marques de reconnaissance ont aussi pour but d’encourager les êtres à participer à cet effort collectif visant à rendre Eros victorieux et à lutter contre la destructivité, contre Thanatos, si puissant en chacun de nous comme dans notre civilisation qui, tant que nous ne nous réconcilierons pas avec notre condition charnelle et terrestre, avec notre finitude et notre vulnérabilité, sera une culture de mort - c’est-à-dire une culture qui fait violence à l’autre, à celui qui n’est pas moi ou qui n’est pas comme moi et que, bien souvent, je réduis à un corps, à un Körper qui n’est même pas reconnu comme Leib, comme chair, comme le corps vécu.

Enfin, le choix de faire de la philosophie politique vient aussi de la conscience de la fragilité de la démocratie qui est le seul régime qui, en dépit de ses imperfections et même grâce à elles - grâce au fait qu’elle vit comme le disait Castoriadis d’une perpétuelle remise en question de ce qui a été institué -, est une alternative à la domination politique. Le problème est, comme l’avait vu Leo Strauss avec lequel j’ai commencé ma carrière philosophique, que la démocratie exige, pour que ses institutions ne soient pas des coquilles vides, que les citoyens acquièrent certains traits moraux et des capacités dialogiques que la culture actuelle, la division du travail, le monde devenu machine dont parle Günther Anders (L’apparate-Welt) et les réseaux sociaux ne favorisent pas.

L’effort pour donner quelques outils permettant aux individus de cultiver des manières d’être rendant possible une vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes, ainsi que le vœu de compléter le libéralisme politique à sa base, au niveau de l’anthropologie philosophique qui le sous-tend, et dans ses institutions, afin d’éviter son retournement en fascisme, de lui permettre d’intégrer la question animale et l’écologie et d’indiquer des critères pertinents pour avoir un usage plus sage des techniques et des biotechnologies : tel est le fil directeur de tout mon travail et du cycle allant de mes premiers travaux sur Leo Strauss, publiés en 2005 à mon dernier livre, Les Lumières à l’âge du vivant (paru en 2021) en passant par l’Autonomie brisée. Bioéthique et philosophie (PUF, 2009), Éléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature (Cerf, 2011), Les Nourritures. Philosophie du corps politique (Seuil, 2015), Manifeste animaliste. Politiser la cause animale (Alma, 2017), Éthique de la considération (Seuil, 2018), Réparons le monde. Humains, animaux, nature (2020) et l’ouvrage collectif issu des actes du colloque de Cerisy, Humains, animaux, nature. Quelle éthique des vertus pour le monde qui vient ? (Hermann, 2020). Sans oublier le livre consacré à Levinas et celui qui paraîtra en septembre 2022 aux PUF : Paul Ricœur, philosophe de la reconstruction. Soin, attestation, justice. Ce cycle se termine, et je reçois donc la légion d’honneur un peu avant d’ouvrir un autre cycle de 10 ans, que j’entamerai probablement cet été.

 

Je vais donc dire deux mots des thèmes principaux et de l’esprit de reconstruction, voire de réparation, qui a caractérisé ce travail et cet engagement.

 

 

Humains, animaux, nature. Anthropologie philosophique et politique

 

Pour moi, on ne peut pas séparer l’interrogation sur les animaux de l’interrogation sur les humains puisque ce que nous faisons de ces autres vivants, dont la vie est aussi importante pour eux que la nôtre l’est pour nous, est le miroir de ce que nous sommes, en dit long sur le quis du qui suis-je ? comme disait Derrida (5ème figure tutélaire). Par ailleurs, j’ai commencé à travailler sur la question animale et ai été kidnappée par elle, jusqu’à souffrir de leur souffrance, alors que, revenant des USA, où j’avais passé un an, de 2006 à 2007, j’écrivais L’Autonomie brisée où il y a la première occurrence de l’éthique de la vulnérabilité qui est une tentative pour penser l’humain en deçà des critères caractéristiques de l’humanisme classique et après avoir passé du temps dans les hôpitaux, notamment en réanimation-anesthésie, dans le service du Prof. L. Puybasset, mais aussi dans des services de soins palliatifs, auprès de malades souffrant d’affections dégénératives du système nerveux.

Je ne confonds pas les deux sujets, mais, quand on travaille sur la vulnérabilité et la responsabilité, il y a des questions que l’on ne peut pas éviter, comme celle de savoir si ce que nous faisons aux animaux est légitime et jusqu’où. J’ai été très inspirée par les soignants et juge que les pratiques précèdent la théorie, qu’elles obligent à reconfigurer nos notions, comme la notion d’autonomie qui ne peut pas être identifiée à l’autodétermination si on veut qu’elle conserve un sens dans la situation clinique. De manière générale, je m’intéresse aux sujets qui mettent à l’épreuve nos catégories éthiques, juridiques, ontologiques, et nous demandent de faire évoluer le cadre servant d’armature conceptuelle aux théories de la justice contemporaine et aux théories politiques. Les questions dites de bioéthique, le rapport aux animaux, le problème de nos usages des écosystèmes et de notre responsabilité à l’ère de la mondialisation et à l’âge atomique, c’est-à-dire à partir du moment où les technologies modifient la puissance de notre agir, constituent mes champs d’interrogation privilégiés. Mon investigation a toujours deux volets : l’un anthropologique, qui est lié à une philosophie de la corporéité, qui a elle-même deux branches. L’une prend en compte la passivité du vivant et de l’humain (vulnérabilité). L’autre concerne la matérialité de son existence et traite de notre habitation de la Terre, c’est-à-dire du fait que je vis toujours de choses naturelles et culturelles, respire, me nourrit, et que ce dont je vis nourrit aussi ma vie, lui donne un sens et une saveur. Notre habitation de la Terre est toujours une cohabitation avec les autres, humains et non-humains et, comme la vulnérabilité ou la possible altération du corps, l’incomplétude du psychisme et les phénomènes qui m’arrivent sans que je puisse les maîtriser totalement (douleur, souffrance, vieillissement, autrui), elle souligne la dimension relationnelle du sujet, notre existence avec les autres et même notre besoin d’eux et de soin. Cette insistance sur la dépendance à l’égard des autres, humains et non humains, et des écosystèmes a des conséquences éthiques et politiques qui obligent de repenser les finalités du politique qui ne peut plus se réduire à la coexistence entre nous, à la sécurité, ni à la réduction des inégalités (nouveau contrat social dans Les Nourritures).

Ainsi, j’articule une phénoménologie très largement inspirée de Levinas mais aussi de Merleau-Ponty à une réflexion politique. Puis je me demande quelle transformation du sujet, quelle éthique des vertus, peut permettre aux êtres humains d’intégrer au cœur de leur bien-être le bien commun qui est élargi aux générations futures, aux autres espèces. Et, récemment, j’ai placé cette interrogation à un niveau civilisationnel dans Les Lumières à l’âge du vivant, qui clôt ce cycle de recherches et annonce le prochain.

 

 

Le parti pris de la reconstruction

 

Bien que je m’intéresse à des sujets à propos desquels on ne sait pas a priori comment statuer et qui sont clivants, je m’efforce de mettre en avant les pistes communes qui permettent de construire un consensus même difficile ou au moins d’avancer. Ce parti pris constructif n’est pas l’expression d’une nature apaisée ou optimiste. Il est certes l’expression d’une certaine croyance au progrès – mais pas n’importe lequel – et à la certitude qu’on peut encore et qu’on doit réorienter le devenir, réenclencher un processus civilisationnel pour sortir de la culture de mort qui est la nôtre et de ce que j’appelle, dans Les Lumières à l’âge du vivant, le Schème de la domination (qui est une triple domination, des autres, de la nature à l’extérieur de soi et de notre propre nature), un Schème qui explique le dévoiement de la raison et le retournement du progrès en régression aux XXe et XXIe siècle ( mais cela a commencé avant). Le parti reconstructif qui est le mien est lié à la hantise de la destruction, de la confusion, et à la responsabilité que je pense que nous avons aujourd’hui et que j’ai à ma manière dans le chantier immense qui consiste à redéfinir les critères permettant d’organiser le travail, de réorienter l’économie, de modifier les modes de production, de penser les usages des écosystèmes et, bien évidemment, de vivre avec les autres, tous les autres.

Ce qui me pousse à écrire est cet effort pour proposer des pistes de réflexion pouvant servir à construire quelque chose. Alors, même si la portée de nos livres est limitée, plus limitée en tout cas que les déclarations à la TV de telle ou telle célébrité, j’écris pour être utile ou parce que je m’attaque à des sujets plus grands que moi et qui sont importants aujourd’hui. Je tente de les éclairer et d’accompagner un mouvement dont je sens des signes avant-coureurs, comme le désir de beaucoup de personnes de se réapproprier leur existence, parce qu’elles ont le sentiment que le processus d’accélération caractéristique de la modernité tardive les aliène et les empêche d’avoir un rapport signifiant et résonant au monde, comme dit Hartmut Rosa. Je pense aussi à l’intérêt pour l’écologie et à la cause animale qui est plus répandu aujourd’hui que lorsque j’ai commencé à travailler sur ces sujets. Pour moi, ce sont les signes avant-coureurs d’un mouvement de fond qui a contre lui des forces puissantes mais que j’ai voulu accompagner en lui donnant une armature conceptuelle solide pour qu’il soit victorieux et qu’on évite les pièges, comme celui qui consiste à jeter le bébé avec l’eau du bain et à multiplier les discours contre les Lumières, voire contre la modernité. Ainsi, dans les Lumières à l’âge du vivant, je parle de nouvelles Lumières qui prennent au sérieux les critiques adressées aux Lumières passées tout en prolongeant leurs piliers et leur esprit. Je montre aussi que ces nouvelles Lumières, qui sont quand même en rupture par rapport à celles du passé, exigent un dépassement du dualisme nature/culture et de l’anthropocentrisme ainsi qu’une époché civilisationnelle, une remise en question des cartes mentales pouvant destituer le Schème de la domination.

À vrai dire, le secret de ma productivité vient de la conscience de m’atteler à des sujets qui sont plus grands que moi en essayant d’être utile et lorsqu’il n’y a pas cet enjeu, qui excède peut-être le temps présent, je vous assure que je peux être très paresseuse et tomber dans la procrastination.

Ainsi, tout mon travail est un travail tendu vers la recherche d’approches constructives. C’est aussi un travail de la reconstruction. Dans la reconstruction, il faut entendre la destruction possible et peut-être passée. C’est même un travail de la réparation, au sens où celle-ci est une méthode, qui consiste, en étudiant, en écrivant, à partir des choses elles-mêmes et de la manière dont elles me sont données – ou pas – afin de dégager leur sens, qui n’est pas unique, mais qui me renseigne sur mon rapport à ces choses. Ce travail permet de modifier nos cartes mentales et de faire l’inventaire de nos pratiques en soulignant celles qui sont faites en dépit du bon sens. Il s’agit aussi de retrouver derrière les normes et les procédures l’idéal d’égalité et le sens de la justice, de faire des choses qui soutiennent le monde, de mettre en œuvre, même quand tout part de travers, des actions justes qui pourront servir d’inspiration quand l’horizon s’éclaircira. Parce que je ne crois pas trop que les choses aillent mieux demain matin. Aussi, il faut regarder un peu plus loin. Enfin, il importe de communiquer une énergie pour proposer non pas une vision des choses totalisante, mais quelques clefs stimulantes permettant d’orienter ou de réorienter le devenir. Je reste persuadée qu’il n'y a pas de fatalité, et que, si nous nous reprenons en main, nous pouvons réenclencher un processus civilisationnel. L’avenir peut être pire ou meilleur qu’aujourd’hui. C’est avec cette responsabilité, celle d’une personne qui sait que nous sommes à la croisée des chemins, que je continue mon travail et accueille avec gratitude cette marque de reconnaissance de la République française - en attendant qu’elle devienne la république animaliste que j’avais peinte dans un conte philosophique publié il y a dix ans : Comment va Marianne ?

]]>
news-3759 Mon, 03 Jan 2022 13:19:29 +0100 L'AEDEES a un nouveau Président et une nouvelle équipe pour 3 ans ! https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/laedees-a-un-nouveau-president-et-une-nouvelle-equipe-pour-3-ans l'AEDEES a élu son nouveau président (Ronan LE REUN) et son nouveau bureau le 15 décembre 2021 Le 15 décembre 2021, l’Assemblée Générale de l’AEDEES (Association des Etudiants et Diplômés de l’Ecole Ethique de la Salpêtrière) a procédé à l’élection d’un nouveau Bureau pour 3 ans :

Ronan LE REUN devient Président de l’Association,

Cyril GOULENOK secrétaire

Dominique PENSO-ASSATHIANY secrétaire-adjointe

Bertrand QUENTIN, trésorier

Patrick De Saint-Jacob, trésorier-adjoint

A bientôt pour leurs photographies en bonne et due forme…

Merci à l’équipe précédente ets urtout à John BALLET et Laurent BERGES pour avoir maintenu avec courage notre association traversée par la pandémie.

 

]]>
news-3758 Mon, 03 Jan 2022 13:02:41 +0100 Devant l'amertume de la vie, savoir passer à autre chose : Cynthia Fleury et son Ci-gît l’amer https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/devant-lamertume-de-la-vie-savoir-passer-a-autre-chose-cynthia-fleury-et-son-ci-git-lamer Article de Bertrand QUENTIN à propos du dernier livre de Cynthia FLEURY Devant l’amertume de la vie, savoir passer à autre chose : Cynthia Fleury et son Ci-gît l’amer

 

 

Par Bertrand QUENTIN

 

Bertrand QUENTIN est directeur du LIPHA (Laboratoire Interdisciplinaire d'étude du Politique Hannah Arendt) (UR 7373), Maître de conférences HDR en philosophie à l'Université Gustave Eiffel, responsable du Master 1 de Philosophie, parcours "éthique médicale et hospitalière appliquée". Son dernier ouvrage Les invalidés. Nouvelles réflexions philosophiques sur le handicap chez érès a reçu le Prix Littré de l'Essai 2019.

 

 

 

Article référencé comme suit :

Quentin, B. (2022) « Devant l’amertume de la vie, savoir passer à autre chose : Cynthia Fleury et son Ci-gît l’amer » in Ethique. La vie en question, janvier 2022.

 

 NB : le PDF est accessible en bas de document.

 

 

Alors que nous étions repartis pour une inquiétante deuxième vague pandémique en cette fin d’année 2020, le dernier essai de Cynthia Fleury (1) connaissait un succès important de vente en ligne. Derrière son titre énigmatique Ci-gît l’amer se trouvait un sous-titre plus grand-public : « guérir du ressentiment ». Est-ce à dire que nous avions affaire à l’équivalent de ce qu’en terme de film on appelle un peu sarcastiquement un « feel good movie » ? Le livre promettrait au grand-public un soin salutaire et sans médicament dans une période où les vaccins se faisaient attendre ?

Il serait en réalité bien injuste de le réduire à cela. D’abord parce qu’il se mérite : l’écriture n’est pas toujours accessible au premier venu et charrie un vocabulaire psychanalytique qui implique un certain travail préalable pour ceux qui ne seraient pas des familiers de l’analyse. Ensuite il s’agit d’un authentique travail de construction conceptuelle.

Mais commençons par cet étrange titre : « Ci-gît l’amer ». La première partie du livre s’intitule « L’amer » ; la troisième « La mer ». Et le livre évoque au passage « la mère ». Cynthia Fleury parle de son « ruban de Möbius à trois bandes (l’amer, la mère, la mer) » (p.117). Nous avons donc droit à des jeux de mots souvent prisés par les adeptes de Lacan. On peut y trouver une préciosité bien vaine, mais on peut aussi écouter ce qui est dit :

Otto Rank voyait dans Le Traumatisme de la naissance (1924) l’acte de naissance comme véritable source de la névrose. Mais « Ci-gît la mère » c’est ce moment qui suit encore, où l’on a été capable de rompre avec sa mère (avec ses parents) pour pouvoir grandir et devenir soi-même.

En second lieu, un « Ci-gît la mer » a-t-il vraiment du sens ? Si la mer représente l’immense horizon de la sublimation, il s’agit d’un but valorisé par l’auteur (« Il faudra aller de la mère à la mer » p.117 ; « il est […] possible de transformer l’amer en mer, […] d’œuvrer » p.246) et on ne comprend pas très bien pourquoi il faudrait laisser la sublimation derrière nous, par un « ci-gît »: Le goût lacanien des jeux de mots ne nous fait-il pas perdre ici en intelligibilité et rigueur philosophique ?

Le cœur du livre et c’est bien le titre, est donc un « Ci-gît l’amer ». Il s’agit de rompre avec une amertume qui contaminerait notre existence et la société toute entière. C’est une amertume devenue « ressentiment ». « Guérir du ressentiment » - sous-titre du livre. Cynthia Fleury donne clairement son objectif : « A partir du moment où l’on définit le ressentiment comme un des maux les plus dangereux pour la santé psychique du sujet et celle du bon fonctionnement de la démocratie, il est important de saisir comment s'en prémunir, certes institutionnellement, mais aussi cliniquement » (pp.271-272).

 

 

L’homme du ressentiment

La première partie du livre s’intitule « L’amer : Ce que vit l’homme du ressentiment ». D’où vient l’amertume ? De l’enfance, d’une souffrance passée ou présente. Plus le ressentiment gagne en profondeur, moins la personne a de capacité d’agir et de créativité. Cela ne suffit pas à l’excuser car l’homme du ressentiment pourrait aussi avoir sa responsabilité dans le fait de choisir cette part obscure de lui-même : « Il n’est pas simple de trancher entre une définition du ressentiment qui le place du côté de l’impuissance à, et une autre qui finit par concéder qu’il y a choix pour l’impuissance à » (p. 23). Mais Cynthia Fleury tranche toujours en faveur de la responsabilité des hommes : « c’est une chose de se définir temporairement victime, […] c’en est une autre de consolider une identité exclusivement à partir de ce « fait » à l’objectivité douteuse, et à la subjectivité certaine. Dès lors, il s’agit bien d’une « décision » du sujet » (p.26).

Mais pourquoi l’individu fait-il ce choix ? Parce qu’il y a tout de même une jouissance à la clef : « entrer dans le ressentiment, c’est pénétrer la sphère d’une morsure acérée […] qui valide une certaine forme de jouissance de l’obscur » (p.19). Le sujet fonctionne avec son ressentiment comme il pourrait le faire avec un « fétiche » qui prend la place de la réalité insupportable et procure ainsi du plaisir. « pour celui qui s’est habitué à jouir de la haine, à trouver là une énergie vitale, à user de sa conscience pour la justifier, à la parer des atours de la colère […] se séparer de la jouissance peut paraître insensé » (p.111).

Mais dans le « en vouloir à » une énergie mauvaise se substitue soudain à l’énergie vitale joyeuse, un mauvais objet prive la volonté d’une bonne direction et l’individu va lutter pour ne pas en sortir. « On voit très bien cela à l’œuvre avec certaines psychoses tenaces : comment le patient met toute son énergie à empêcher la solution, à faire faillir le médecin ou la médecine, à ne produire que de la non-issue. Aucun dépassement n’est accepté : sans doute l’accepter produirait un nouvel effondrement que l’on ne veut pas assumer. Alors le dysfonctionnement comme mode de fonctionnement est préférable » (p.24). Le ressentiment va alors exceller dans l’art d’aigrir la personnalité, d’aigrir les situations, et le regard sur les autres.

Avec la consolidation du ressentiment c’est le discernement qui va être perdu en court de route : « Le discernement est l’action de séparer, de mettre à part, de différencier pour mieux saisir la spécificité des choses […] nos époques mettent à mal cette aptitude au discernement, non qu’elles l’empêchent ; mais la saturation de l’information, notamment fausse, le réductionnisme dont font preuve les nouvelles formes d’espace public (notamment les réseaux sociaux) nourrissent des assauts incessants contre ce discernement qui n’a structurellement pas le bon rythme pour résister. Discerner suppose du temps, de la patience, de la prudence, un art de scruter, d’observer, d’être à l’affût » (pp.30-31).

Il y a ensuite dans le ressentiment qui s’installe chez l’individu, un déni de responsabilité, une délégation entière à autrui de la responsabilité du monde et donc de soi. Dès lors, toute injonction à l’action va rendre agressif l’homme du ressentiment, Rien n’est plus insupportable pour lui, que d’être ramené à sa responsabilité, c’est-à-dire à sa possibilité intrinsèque d’être un agent. « l’homme du ressentiment choisit de s’illusionner […] Mieux vaut haïr qu’agir » (p.123).

Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville parlait déjà d’une « mélancolie singulière que les habitants des contrées démocratiques font souvent voir au sein de leur abondance ». Pour Scheler, dans son ouvrage L’Homme du ressentiment (1912), le ressentiment était le fait d’une démocratie manquée. Mais selon Cynthia Fleury la cause n’est pas seulement institutionnelle, elle est bien aussi structurellement psychologique. « Pas simple […] de prôner une solidarité collective […] et en même temps de prôner un individualisme de la responsabilité […] Tel est le défi d’une maturité assumée : assez d’humilité pour porter sa charge ; assez de lucidité pour ne pas sombrer dans le ressentiment dès lors que d’autres n’assument pas la leur » (38-39).

Le ressentiment va cependant produire un échec cuisant de la modernité en tant qu’elle mettait en avant le sujet comme agent. « Ils sont persuadés d’être dans leur bon droit, persuadés d’être les « vrais », protégés par leur « statut » de victimes, car ils s’installent dans cette victimisation, perçue comme une rente qu’ils ne remettent jamais en question » (147).

 

La seconde partie de l’ouvrage s’intitule « Fascisme, aux sources psychiques du ressentiment collectif ». On passe du ressentiment strictement individuel à un ressentiment coordonné politiquement. Mais « Pourquoi la psychanalyse est-elle si essentielle dans l’étude de la démocratie, et pas uniquement de la personne ? » (p.269). Parce qu’elle permet de prendre en compte ces motifs non rationnels qui meuvent les hommes par delà un idéalisme moral surévaluant les ressources rationnelles propres des individus. Dans les sociétés contemporaines, ouvertes et froides, le ressentiment va par exemple recréer une solidarité entre pairs rancuniers et réactiver à peu de frais une chaleur qui manque.

Le chef totalitaire à l’origine de l’aliénation des autres se présente comme un individu libre, désaliéné. Mais il s’est lui-même interdit de devenir sujet : « Il est le grand Réifié » (p.122). « Le ressentiment est une maladie de la persécution » (p.122). Et Adorno de définir le fascisme comme « la dictature des malades de persécution [qui] réalise toutes les angoisses de persécution de ses victimes[1] » Wilhelm Reich allait dans le même sens avec sa Psychologie de masse du fascisme (1933). Les individus se constituent en un corps dont les parties ne sont reliées que par le ressentiment. « Le ressentiment peut être une stratégie de défense à moindre mal pour éviter la désintégration psychologique, et permettre de continuer les actes infâmes sans en porter psychiquement le prix […] Dès lors, le ressentiment devient le plus sûr allié du fascisme ou de tout autre grand moment de réification totalitaire » (p.193).

Des ferments fascistes réapparaissent en notre temps avec le « vomissement » quasi permanent sur les réseaux sociaux. Les « haters » qui sévissent en bandes organisées pour pratiquer le harcèlement ciblé. On peut également repérer une parenté indiscutable entre le ressentiment et l’idéologie conspirationniste.

Le constat est là. Mais Cynthia Fleury est avant tout thérapeute et il faut donc donner des pistes pour sortir du ressentiment.

 

Sortir du ressentiment :

La lutte contre le ressentiment serait pour l’auteur l’objet premier de la cure analytique. Et le livre de commencer par l’affirmation du thérapeute en direction de ses patients : « Il y a ici une décision […] c’est que l’homme peut, que le sujet peut, que le patient peut […] Il s’agit d’un choix moral, et intellectuel, au sens où le pari est posé que l’homme est capable, et surtout le respect dû au patient est également posé de ce côté-ci […] La vie, dans son quotidien le plus banal, vient tout autant contredire cela que l’affirmer. […] Au bout de cette confrontation, il y a un principe d’augmentation de soi » (p.11). Ce n’est pas une constatation empirique, statistique c’est donc un optimisme de volonté et le patient voit se profiler ce qui sera sa récompense : si tu crois en ta guérison, tu grandiras : « Il faut les sortir de ce narcissisme d’être inconsolable ou inguérissable. Ce refus de l’issue est pour le malade psychique le seul signe qu’il possède encore de son sujet ; telle est sa manière de faire sujet […] Petit à petit, il faudra convaincre […] qu’il y a du sujet ailleurs, précisément le sien, un sujet qui œuvre, à la différence d’un sujet de désœuvrement » (p.265).

Comment faire pour que l’amertume des individus ne se cristallise pas en ressentiment ? Il y faudra un investissement du politique.

 

 

 

Une politique :

« Il est ainsi du devoir de la politique et d’un Etat de droit digne de ce nom de produire les conditions qui ne renforcent pas le ressentiment, en permettant au plus grand nombre d’investir de façon libidinale le monde » (p.66). L’éducation et le soin seront évidemment des pierres de touche indispensables pour faires des sujets des acteurs véritables. Chez Axel Honneth un antidote au ressentiment verra le jour avec le concept de « reconnaissance ». C’est elle qui empêchera l’interdépendance inéluctable entre les individus de se pervertir en domination.

 

L’analyse, la sublimation

Seule solution thérapeutique devant la personne enfoncée dans le ressentiment : « Il faudra défocaliser » (p.21), « se détourner de l’attente obsessionnelle de la réparation » (p.56). Si l’homme du ressentiment est quelqu’un qui a perdu sa capacité d’émerveillement, d’admiration et qu’« inventer sa supériorité n’a jamais produit de la supériorité. Savoir admirer, savoir reconnaître la valeur des autres est, à l’inverse, un vrai antidote au ressentiment » (p.29).

Les réparations impossibles vont obliger à l’invention, à la création, à la sublimation. « On peut et l’on doit se nourrir autrement, refuser les aliments avariés » (p.22). Le volontarisme réapparaît ici, validant un respect pour le patient car il sera impossible que le ressentiment soit dépassé sans intervention active de la volonté du sujet.

Franz Fanon, celui de Peau noire, masques blancs (1952), des Damnés de la terre (1961), sera largement utilisé avec ce concept de « déclosion » du monde : travail qui amène un peuple ou un individu à s’extraire de la tutelle et de la chosification. S’affranchir du ressentiment sera « déclosion ». « Le ressentiment est une colonisation de l’être. Le sublimer produit une décolonisation de l’être, seule dynamique viable pour faire émerger un sujet et une aptitude à la liberté » (p.229).

La voie majeure préconisée tout au long du livre sera celle de la sublimation. Freud, on le sait, a développé ce concept essentiellement à travers l’idée d’une pulsion sexuelle que la société canaliserait sous forme d’œuvres. Cette pulsion étant conçue par le psychanalyste viennois comme s’évanouissant dans la jouissance, sa sublimation serait un gain pour la société. Des auteurs postérieurs (Marcuse) chercheront ensuite à distinguer entre répression légitime de ces pulsions et sur-répression créant des névroses. Toujours est-il que la sublimation vient d’une certaine façon « ramener le diable dans sa boîte ». Dans Ci-gît l’amer c’est la pulsion ressentimiste qu’il va falloir faire rentrer dans la boîte. Certes on pourrait se méfier de la capacité des psychanalystes à transformer en pulsion toute thématique qui est dans l’air du temps. Certains se voudront plus prudents et ne multiplieront pas les pulsions humaines à l’infini, mais il reste que le thème d’une « pulsion de ressentiment » a sa cohérence.

La sublimation pourra se voir chez l’individu créateur d’oeuvres ou chez celui qui se nourrit des créations artistiques des autres. La différence n’étant pas ici fondamentale : se nourrir d’une œuvre d’art c’est aussi faire un chemin qui nous transforme. Pour s’en sortir il y aura donc la possibilité d’écrire, permettant à l’homme de se souvenir et de se projeter dans l’avenir et le monde. « écrire demeure la dernière – ou la première - […] des mobilités temporelle et spatiale » (p.257).

Cela pourra aussi passer par l’écriture des autres (de Beckett, d’Adorno, de Cioran etc.) : « Les écrivains portent en eux cette force pour les autres. Ils portent notre renouveau alors qu’ils s’échinent à faire face à leur asthénie » (p.200). La littérature, pourra sauver, par le style d’une part, comme puissance de symbolisation, et aussi par l’intrigue en racontant ce retournement qui sait bien le ressentiment invivable. « la littérature, l’art, le génie des humanités restaient une porte possible pour tous ceux qui éprouvent l’amertume […] ce n’est pas si simple, je le sais bien, dans la mesure où l’effort demandé par les humanités est élevé et que ceux qui sont atteints par l’amertume n’ont plus le goût de rien, et surtout pas de l’effort » (248).

Mais l’œuvre qui ouvre à la sublimation ne se limite pas à l’artistique, puisque l’auteur évoque l’enfantement, l’amour, le partage, la découverte du monde et des autres, l’engagement, la contemplation, la spiritualité, etc.

 

L’Ouvert :

La troisième partie de l’ouvrage s’intitule « La mer : un monde ouvert à l’homme ». Si le ressentiment est l’ennemi c’est parce qu’il est la cristallisation mauvaise d’une amertume qui pourtant ne peut pas ne pas exister en une authentique vie d’homme. Dès lors Cynthia Fleury peut paradoxalement valoriser ce qu’elle appelle « Le goût de l’amertume » : « L’amertume est le prix à payer de cette absence d’illusion […] le choix : une illusion totale sans amertume mais qui fait manquer toute perception du goût véritable et de l’autre, une amertume réelle qui, une fois sublimée, laisse apparaître une douceur possible » (p.51). Ce sera d’ailleurs la fin du livre : « Ce goût de l’amer est aussi une façon de guérir du ressentiment » (p.322).

Qu’en est-il de cette piste mystérieuse intitulée « l’Ouvert » ? « J’ai souvent fait appel à la notion rilkéenne de l’Ouvert, pour l’endosser et sans doute lui conférer une fonction clinique absente chez Rilke […] L’Ouvert peut également faire écho à la notion de « numineux » chez Rudolf Otto, reprise par Jung, dans sa correspondance, pour dire là encore sa fonction thérapeutique. Choisir l’Ouvert, choisir le Numineux, équivaut à choisir le principe d’individuation contre le ressentiment » (72). Avec ce thème central rilkéen, mallarméen d’un « Ouvert », d’un « impersonnel » – qui dépasserait nos petites vies, elle montre bien que la vraie nourriture est autre chose que des slogans « humanistes » : « ce que Mallarmé nomme l’aptitude qu’a l’Univers à se voir » (p.212).

 

On pourra lui reprocher d’utiliser le DSM-IV sans la moindre retenue critique, citant abondamment sa description des symptômes comme si l’humain y était décrit de manière dorénavant scientifiquement indiscutable (« trouble oppositionnel avec provocation », « le trouble schizo-affectif (typique du bipolarisme) », « paranoïa quérulente », « ce sont des caractéristiques posées dans le DSM-IV » p.93)

Si son style n’est pas celui de la polémique, elle maintient tout de même mordicus ce qui lui semble essentiel Ainsi de sa revendication réitérée de l’universalisme, quand bien même ce qui fait l’air du temps est actuellement plutôt à la déconstruction de tout universalisme : « Je sais bien qu’il y a d’autres façons de faire pour restaurer un orgueil blessé. Mais, si légitimes soient-elles, elles n’ont pas la durabilité de la méthode universaliste. Les post-colonial studies, les cultural studies, les subaltern studies sont essentielles, car elles nous apprennent souvent à déconstruire l’histoire dans sa version majoritaire […] Cependant comme tout courant, elles doivent veiller à rester critiques d’elles-mêmes, à ne pas se laisser aller à la binarité, à l’essentialisation qu’elles combattent souvent par ailleurs » (p.220). Il n’y a donc pas de blanc-seing à donner aux gender studies, aux post-colonial studies. Elles doivent, comme tout le monde, pouvoir subir le feu roulant de la critique philosophique rigoureuse.

Ainsi en est-il aussi de la tendance post-moderne au relativisme : « Non que tout ce qui traverse les cultures soit à relativiser et à non-hiérarchiser […] chaque culture a cette obligation de faire lien avec l’universel et le sens critique, et de faire évoluer la liberté de penser, en lien étroit avec l’esprit scientifique. Chaque culture a des pans entiers honteux, qu’il faut passer au crible de la critique et réformer » (208).

Une des ruptures de style qui donne au lecteur un soudain sentiment de proximité avec l’auteur, consiste en de soudaines confessions à la première personne du singulier : « Souvent l’on m’a accusée de n’être pas « féministe », de ne pas avoir assez mêlé à mes travaux ceux des gender studies, de ne pas pratiquer l’écriture inclusive, d’avoir le réflexe de féminisation des noms très faible, disons inexistant. […] Je ne méprise ni l’écriture inclusive ni la féminisation des noms, mais je viens d’un autre monde, celui de l’universalisme enseigné » (p.211).

 

L’originalité du travail de Cynthia Fleury est donc de reprendre une thématique classique de la philosophie - le thème du ressentiment chez Nietzsche ou Scheler – pour la transmuter sous l’angle psychanalytique. En revisitant sur le divan ce concept classique on ne peut qu’en saluer la fécondité nouvelle.

Bertrand QUENTIN

 

 

 

 

 

(1)  Fleury, C. (2020). Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Paris, Gallimard.

 


[1] Adorno : « Die Freudsche Theorie und die Struktur der fascistischen Propaganda », Zur Metakritik der Erkenntnistheorie, 1971, p.296.

]]>
news-3667 Mon, 22 Nov 2021 10:17:51 +0100 Succès du colloque du LIPHA 2021 "Controverses éthiques d'aujourd'hui" https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/succes-du-colloque-du-lipha-2021-controverses-ethiques-daujourdhui Le colloque du LIPHA 2021 "Controverses éthiques d'aujourd'hui" a eu lieu lundi 15 et mardi 16 novembre 2021 et fêtait par la même occasion, les 25 ans de l'École éthique de la Salpêtrière-Gustave Eiffel. Le colloque du LIPHA 2021 (Laboratoire Interdisciplinaire d'Étude du Politique Hannah Arendt) a eu lieu lundi 15 et mardi 16 novembre 2021 avec le titre "Controverses éthiques d'aujourd'hui" et fêtait par la même occasion, les 25 ans de l'École éthique de la Salpêtrière-Gustave Eiffel.

Les 4 demi journées étaient intitulées :

"Porosité des normes",

"La psychiatrie et ses démons",

"Vieillir, où est le problème ?"

et "Un monde nouveau à gérer ?"

 

Il a été d'une très grande qualité : plus de 20 interventions passionnantes et relevant de champs de l'éthique extrêmement variés :

"L'addictologie palliative : un concept nomade" par Johann Caillard,

"le prélèvement d'organes en condition de Maastricht 3" par Gwendolyn Penven,

"le psychiatres est-il le thérapeute du djihadisme ?" par Guillaume Monod,

"Télémédecine et soins palliatifs : entre non-sens et opportunités nouvelles" par Clément Cormi,

"L'information hospitalière numérisée : une technophilie tolérante est-elle possible ?" par Ronan Le Reun, etc. etc.

(Le programme est en pièce-jointe)

L'ensemble était filmé et donnera lieu à une connexion Web au site du LIPHA où les interventions seront individualisées par capsules et pourront être revues par un public plus large.

A tout cela s'ajoute la future publication des Actes du colloques en format livre papier.

A bientôt pour tous nos lecteurs/lectrices et auditeurs/auditrices !

]]>
news-3565 Fri, 03 Sep 2021 10:47:00 +0200 GASTON FERDIERE PSYCHIATRE épisode 2 https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/gaston-ferdiere-psychiatre-episode-2 Par Alain VERNET

 

Alain VERNET a exercé pendant 42 ans la profession de psychologue clinicien, dans divers services hospitaliers; retraité depuis août 2020 il continue à avoir une pratique d'expert judiciaire, étant par ailleurs titulaire d'un DESS de Droit Médical.

 

Article référencé comme suit :

Vernet, A. (2021) « Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud. Episode 2 : 1939, une première lobotomie documentée en France » in Ethique. La vie en question, sept. 2021.

 

NB 1 : le PDF est accessible en bas de document

 

NB 2 : Cet article fait suite à un précédent article sur Ferdière publié en juillet/août :  Vernet, A. (2021) « Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud. Episode 1 : Ombres et lumières d’une biographie » in Ethique. La vie en question, juillet/août 2021.

 

INTRODUCTION

 

En janvier 1940, le premier bulletin de l’année de la revue « Annales Médico-psychologiques » (1), publie le compte-rendu de la séance du 2 décembre 1939 de la Société Médico-Psychologique.

On y trouve une communication du Docteur Gaston Ferdière, sur un cas de lobotomie (résultats immédiats de la leucotomie préfrontale dans un cas de stupeur catatonique, pp 111-119), intervention réalisée à l’hôpital d’Issoudun (Sous-préfecture du département de l’Indre -36) le 2 décembre 1939, avec le Professeur agrégé Portes, obstétricien .

S’y trouve également la vive discussion qui suivit, avec, en particulier, les critiques du Professeur Henri Baruk . C’est la première communication relative à l’utilisation de cette technique en France, mais la Société Médico-Psychologique avait déjà entendu le 26 juillet 1937, une communication sur ce sujet d’Egas Moniz , « inventeur de la méthode » (2).

Les critiques, à vrai dire, sont peut-être plus intéressantes que la communication elle-même, car, d’une part, elles relativisent l’intérêt de cette méthode de psychochirurgie, aujourd’hui obsolète, abandonnée, et décriée, initiant des critiques scientifiques et éthiques, mais d’autre part elles mettent en évidence des conceptions différentes de la maladie mentale, et, par conséquent, des objectifs du traitement psychiatrique.

A l’évidence, et déjà à l’époque, cette communication n’avait pas un grand intérêt scientifique. Son intérêt aujourd’hui est purement historique, encore que cette pratique, heureusement complètement abandonnée, obtint une reconnaissance de la communauté savante, sanctionnée par l’attribution du prix Nobel de médecine à son fondateur : le Professeur Egas Moniz. Cette communication pose des questions éthiques, déjà pointées à l’époque, et qui restent toujours d’actualité : interventions de dernière chance en situation sanitaire dégradée, interventions sur l’essence même de la personnalité humaine, et de l’humanité en tant que telle, sur les fondements mêmes de la vie (OGM, interventions sur le génome humain, utilisation des embryons humains à des fins scientifiques, et même, désormais, toutes les expérimentations animales). Cette méthode pose aussi la question de la relativité de méthodes faisant pourtant consensus à un moment donné, et dès lors reconnues comme des « bonnes pratiques », voire comme des « références opposables », qui plus est quand elles sont revêtues d’une légitimité apparemment scientifique, au nom d’un argument faisant autorité, garantie de qualité. Que soit ensuite considéré comme erreur ce qui fut, un moment, donné en exemple, présenté comme un modèle, recommandé, c’est-à-dire un référentiel exposé comme parangon d’efficacité, de modernité, d’efficacité, de scientificité, doit nous inciter à la prudence par rapport à toutes les méthodes actuelles, qui pourraient, comme ce fut le cas pour la lobotomie, apparaître avec le temps, dépassées, obsolètes, ce qui n’aurait rien de choquant, mais éventuellement aussi aberrantes d’un point de vue scientifique, et scandaleuses d’un point de vue éthique ; ce qui, de toute évidence, ne peut que nous inciter à la modestie, et au doute, c’est-à-dire à une posture de questionnement éthique par principe.

Ce questionnement éthique (c’est-à-dire une opposition de théories, de doctrines, de pratiques ou de postures, ayant chacune leur légitimité interne ; non pas opposition entre le Bien et le Mal, mais opposition entre deux conceptions du Bien) est posé d’ailleurs par la personnalité complexe du communicant, homme de conviction, d’engagements, de principes, qui, par rapport à cette expérience pionnière, apparaît comme l’incarnation de certitudes scientifiques, alors qu’il fait état, à plusieurs reprises dans sa communication, de positions pragmatiques, et uniquement utilitaristes. En outre l’humaniste incontestable qu’il fut, et dont témoigne toute sa carrière (cf notre précédent article : Vernet, A. (2021) « Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud. Episode 1 : Ombres et lumières d’une biographie » in Ethique. La vie en question, juillet 2021), paraît ici, par l’utilisation de cette méthode (qui il est vrai, à l’époque, n’avait pas fait l’objet du développement critique qu’elle connaîtrait par la suite – mais qui, apparaîtront, et même d’un point de vue éthique, dès la discussion qui suivra immédiatement la communication -) en contradiction avec lui-même et ses propres valeurs.

 

Cas clinique étudié à la séance de la société médico-psychologique du 2 décembre 1939    

 

Il s’agit d’un homme de 28 ans, Louis, exerçant la profession de chauffeur-livreur, dont l’anamnèse permet de repérer le début des troubles au mois de septembre 1938, qui n’a pas d’antécédents notables, ni héréditaires, ni somatiques, ni psychiatrique, à l’exception d’une légère imprégnation alcoolique. Il est brusquement devenu sombre, soucieux, apragmatique et aboulique, replié dans une attitude de perplexité anxieuse. Ferdière fait observer dans sa communication (1) que Louis « le 19 août 1939 (…) croit être piqué dans la rue par un homme passant à distance ». On a là l’expression d’une bizarrerie coenesthésique, avec conviction inébranlable, entraînant un vécu d’hypocondrie délirante, sensation d’effraction corporelle, manifestant un possible ressenti de morcellement, symptôme négatif compensé encore par un symptôme productif, positif, de couverture, à savoir la construction délirante persécutive. Il est décrit ensuite une évolution vers des attitudes marquées par l’étrangeté, des postures d’écoute, en faveur d’une hypothèse d’hallucinations acoustico-visuelles, à bas bruit. Il est souligné que « le 24 août éclate un épisode confuso-onirique avec excitation ; « dans moi existent deux Louis, un saint et un méchant ; je suis Saint Louis et le méchant va mourir d’une mort atroce…Mes os seront pourris et à ce moment j’aurais sauvé la paix du monde ». On est là face à une bouffée délirante, dans laquelle le vécu dissociatif est perceptible, et exprimé.    

Louis est admis à Sainte Anne le 27 août, transféré à l’hôpital psychiatrique de Villejuif le 31 août 1939, transféré à l’hôpital psychiatrique de Chézal-Benoit le 18 octobre 1939, son état s’étant stabilisé, et l’excitation ayant diminué dès la première quinzaine d’hospitalisation.    

L’observation reprend ainsi : « je suis frappé par l’apathie de Louis et ses troubles profond de l’idéation ; l’activité psychique est considérablement ralentie, les réponses (…) retardées ; le malade est hésitant et ambivalent. Je soupçonne une démence précoce (…) ». On a effectivement un tableau de schizophrénie, avec vécu dissociatif, barrages, repli négativiste, apragmatisme, rires immotivés. Louis fera une fugue le 25 octobre, et rattrapé par les gendarmes il leur donnera son nom à l’envers ; autre bizarrerie. Au mois de novembre s’installe un syndrome catatonique, avec mutisme.     

Face à ce tableau une intervention de psychochirurgie est décidée, à laquelle la famille du patient donne son consentement. Celle-ci, pratiquée avec le Professeur agrégé Louis Portes, est effectuée le 2 décembre 1939, sous anesthésie rectale au tribromo-éthanol , et préparée par Ephedrine , Gardenal  et Chloral , selon la technique préconisée par Almeida Lima  : « je pratique au leucotome dans le centre ovale de chaque lobe préfrontal quatre sections sphéroïdales (antéro-interne superficielle, antéro-interne profonde, antéro-externe superficielle, antéro-externe profonde) ».    

La surveillance post-opératoire est détaillée, plus que l’intervention qui est très succinctement décrite, renvoyée à une autre communication, esquissant déjà des critiques méthodologiques - comme si Ferdière (qui ne repratiquera jamais une telle intervention) pressentait les critiques éthiques que la méthode allait progressivement susciter, et déjà celles qu’il allait subir lors de la réunion de la société médico-psychologique ; Cette société ne consacrera pas d’autres séances à des comptes-rendus d’interventions de lobotomie. Le patient est examiné tous les jours, et les constantes : température corporelle, pression artérielle, pouls, sont vérifiées très régulièrement. Physiquement le patient récupère facilement, se plaint de céphalées, ne présente plus d’état catatonique, et au bout de 15 jours est décrit comme ayant retrouvé son autonomie.

 

Les motivations de Ferdière par rapport à la lobotomie    

 

Ce qui fonde l’intérêt de Ferdière pour la lobotomie ne réside pas dans les conceptions théoriques du promoteur de celle-ci, le neurologue portugais Egas Moniz. Ferdière semble davantage être sensible à une logique conséquentialiste : ce sont les effets obtenus qui importent, des résultats positifs sur le comportement des patients rapportés dans la littérature scientifique. Ferdière le dit très explicitement : « ceux-là seuls comptent, au-dessus des interprétations et des doctrines ». Il adoptera d’ailleurs la même attitude vis-à-vis des électrochocs. On peut se demander tout de même s’il n’est pas sensible à un argument d’autorité : « de ceux-là nous ne pouvons douter si nous connaissons l’esprit d’observation et la probité scientifique du Professeur Egas Moniz, inventeur de l’artériographie cérébrale ». Ce faisant il fait montre d’une attitude pragmatique, qui, toutefois, reste inscrite dans une logique téléologique. Même s’il ne mentionne nullement ses intentions dans sa communication, il vise un mieux-être pour le malade. Même non énoncé, il demeure un cadre déontologique, et l’intervention pratiquée n’est pas faite « pour voir », mais repose sur une rationalité inductive, ayant permis de construire une forme de théorie de la pratique, quoiqu’il dise de son refus des théorisations, sur laquelle il appuie pourtant sa réflexion et son action.

Pour autant il redouble l’empirisme de sa motivation par un argument circonstanciel, auquel il donne une place centrale et déterminante en invoquant les difficultés du moment, liée à la déclaration de guerre, impliquant des restrictions de personnel et de matériels (à la fois l’impossibilité d’obtenir de l’insuline, et d’avoir le personnel en nombre suffisant pour effectuer des cures de Sakel, traitement qui semble avoir eu sa préférence, et dont il précise qu’il maîtrisait la technique pour l’avoir pratiqué régulièrement. De même il précise que les circonstances ne lui ont pas permis de mettre en place une convulsivothérapie par injection de cardiazol , selon la méthode de Von Meduna , pour les mêmes raisons de difficultés matérielles et de manque de personnel (3). Finalement « à la guerre comme à la guerre », les contextes, circonstances et la fin justifient les moyens » ; l’intention était bonne, et les principes humanistes sauvegardés ! Il reste cependant surprenant, pour quelqu’un dont on ne peut suspecter les principes humanistes, que ses choix thérapeutiques restent plutôt articulés sur une plus ou moins grande maîtrise des techniques, que sur des options plus philosophiques de respect de l’intégrité de la personne, ou même d’options théoriques, soit plus psychophysiologiques, soit plus neurologiques, soit plus psychodynamiques. Peut-être d’ailleurs a-t-on là un élément d’explication de sa non-participation au mouvement de transformation de la psychiatrie française au cours des années d’après-guerre, qui, lui, se rattachait expressément à des options théoriques, et même idéologiques, globalement étayées sur une analyse marxiste des rapports sociaux ?    

Ferdière, qui, somme toute, a d’emblée émis des critiques sur les fondements théoriques de la méthode de leucotomie préfrontale, anticipant peut-être les critiques, énonce diverses réserves quant à son expérimentation. Ce qui, même à ce niveau, souligne la posture tragique qui est la sienne, à tout niveau, puisqu’il balance entre les méthodes, comme il balance entre le primat des fins ou celui des moyens, comme il balance entre principisme et conséquentialisme, comme il balance entre action et esthétisation, etc.    

D’abord, sans le dire explicitement, il hésite sur le diagnostic qu’il a porté sur le patient, dans la mesure où les symptômes initiaux étaient récents, même si, citant Paul Guiraud (4), il indique que c’est moins la durée de la maladie, que l’organisation psychopathologique (évaluée par une analyse rigoureuse et fouillée) qui constitue le critère de gravité, légitimant in fine son diagnostic par un argument d’autorité. La bonne tolérance du patient à l’intervention lui permet aussi de justifier la pertinence de son intervention, par cet autre argument empirique, que valide, dans l’après-coup, le constat d’une amélioration du comportement du patient après l’intervention, certains des symptômes s’étant amendés : mutisme, catatonie, isolement et repli.    

Puis il tente d’expliquer pourquoi l’intervention pratiquée sur le patient, consistant à isoler complètement ou quasi complètement le lobe préfrontal du reste de l’encéphale, par section de la plupart des fibres de la substance blanche produit les effets constatés, mais fournissant moins de réponses qu’il ne pose de questions, l’une au Professeur Baruk de nature anatomique, sur le rôle du lobe préfrontal du cortex dans la catatonie, l’autre, plus physiologique, adressée au Docteur Guiraud, sur le rapport entre stimuli externes (interrompus par l’intervention) et le syndrome hébéphréno-catatonique, qu’il analyse implicitement comme une manière de neutralisation des sensations extérieures, qui, tel un bombardement de stimulations, ne parviennent plus à être décodées et différenciées, esquissant une interprétation qu’il disait cependant vouloir éviter. Encore une fois ce balancement entre un empirisme affiché, revendiqué, explicite, et une théorisation, voire une herméneutique, implicites, mais qui demeure en filigrane, peut-être manifestation à peine inconsciente d’un regret, d’une frustration, de la carrière universitaire avortée, en tout cas possible retour du refoulé.    

C’est d’ailleurs à ce niveau que la communication est sans grand intérêt ; en effet elle reste factuelle, événementielle, descriptive, c’est un constat qui ne formule, et a fortiori, ne discute et ne valide, aucune hypothèse.

 

Discussion en séance autour de la lobotomie ce 2 décembre 1939    

 

Les différentes interventions (Dr. M. Gouriou, Pr. H. Baruk, Dr. Ach. Delmas) sont très critiques par rapport à l’intervention, jugée peu convaincante quant aux résultats obtenus (Gouriou), sans assez de recul sur l’évolution (Delmas), trop précoce (Gouriou), n’ayant pas laissé le temps à une évaluation suffisante de la maladie, pour en affirmer avec certitude le diagnostic (Baruk), dans la mesure où la catatonie peut revêtir un accès transitoire, qui peut avoir d’autres étiologies qu’une psychose dissociative. Baruk remet donc en cause le diagnostic initial de Ferdière, comme Delmas qui retient lui le diagnostic de dépression majeure (il emploie le terme de mélancolie). De plus Baruk, à partir de ses propres expériences faites sur des animaux, conteste l’hypothèse anatomique d’un rapport entre le syndrome catatonique et le lobe frontal du cortex.    

Toutefois Delmas félicite Ferdière pour son audace face à un cas grave et, en réponse, Ferdière, compte tenu de son diagnostic, qu’il maintiendra, et argumentera eu égard à la sémiologie constatée, objectera qu’il s’agissait d’un cas grave et désespéré. Toutefois il conviendra qu’il n’ignorait rien de la dangerosité de l’intervention pratiquée, qui, de son point de vue, doit être réservée à peu de situations, essentiellement des états schizophréniques de type hébéphréno-catatoniques, s’opposant, par conséquent, au promoteur de la méthode, le Professeur Egas Moniz, qui avait publié des observations relatives à des traitements de psychoses bi-polaires (psychoses maniaco-dépressives) par leucotomie. Il maintient donc une posture téléologique - la fin primant sur les moyens - et devant faire discuter l’emploi des moyens.    

Ce faisant il contestait l’intervention du Dr. M. Hartenberg, qui citait des interventions de psychochirurgie effectuées par le Professeur Thierry De Martel  dans d’autres pathologies mentales, sans plus de précisions.

 

Précisions sur la méthode de la lobotomie    

 

Lobotomie ou leucotomie (de tome coupure et leuco blanche, ou lobo, lobe) désigne la même action, soit la section des fibres nerveuses de la substance planche d’un lobe cérébral, qu’on déconnecte ainsi du reste de l’encéphale. Cette section déconnectait certaines parties du cortex frontal, c’est-à-dire les zones mises en jeu dans les fonctions supérieures exécutives, affectant les gnosies, le jugement, la mémoire, et certaines fonctions motrices permettant des mouvements intentionnels. Parfois le langage (dans sa possibilité d’articulation des mots) pouvait être également affecté si l’aire de Broca  était touchée .     

Cette technique de psychochirurgie, qui avait été initié en 1890 par le docteur Gottlieb Burchardt, psychiatre suisse, fut donc popularisée par le neurologue portugais Egas Moniz, qui procéda ainsi avec son collègue Almeida Lima, en 1936, sur une patiente de 63 ans, ancienne prostituée. Il avait conçu cette méthode après avoir entendu la communication présentée au Congrès mondial de neurologie de Londres en 1935, par deux psychiatres américains : C.F. Jacobsen et J.F. Fulton, qui avaient présenté des résultats d’une expérience de lobotomie faites sur des chimpanzés agressifs, qui en devenaient indifférents et apathiques, alors qu’il se montraient auparavant agressifs et instables.    

Moniz procédait avec une trépanation bilatérale, et la méthode n’était pas sans risque, puisqu’elle aboutissait à 6% de décès, mais d’après lui, elle se révélait efficace, ainsi qu’il l’avait exposé à la société médico-psychologique le 26 juillet 1937 (5). A cette occasion son modèle théorique avait été critiqué, notamment par Paul Guiraud, et le professeur Sobral-Cid, qui le qualifiait de « pure mythologie cérébrale ».

Néanmoins il ne fondait pas sa méthode sur un simple point de vue utilitariste, sur l’effet observé, mais sur un point de vue anatomo-physiologique, certes discutable, mais cohérent et argumenté. Toutefois son fondement théorique n’était pas dénué d’un fond d’idéologie moralisatrice, puisque sa première patiente était une ancienne prostituée, et qu’il recommandait sa méthode également comme traitement de l’homosexualité.    

Cet arrière-plan moralisateur pourrait également se déduire du fait qu’un recensement des travaux produits sur la question pour la revue Nature, (quelques 80 articles et 3 thèses, en langue française, entre 1935 et 1985) (6), montre que 84% des interventions pratiquées l’étaient sur des femmes. Ces interventions portent sur 1340 cas recensés en France, Belgique et Suisse, comportant 1129 cas renseignés, et concernent des âges très différents, entre 2 ans et 85 ans, mais plutôt des adultes, [20 enfants, pour des diagnostics d’agitation psychomotrice nuisant à la vie familiale (ce qu’on pourrait considérer aujourd’hui soit comme des problématiques caractérielles, soit comme des TDHA- déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité-, soit comme, peut-être des TSA -Troubles du spectre autistique-)], principalement des troubles mentaux, mais dans 4% des cas des douleurs chroniques (dont des céphalgies résistantes à tout traitement), et 3% d’ulcères gastro-duodénaux ou rectocolites hémorragiques.

 

Que les femmes aient été majoritairement victimes de la lobotomie est un constat général, qui s’étend au-delà des frontières de l’Europe, dans le principal pays pourvoyeur de la technique : les Etats-Unis. Ce déséquilibre fort de la représentation de chaque sexe renforce l’idée d’une utilisation abusive de la technique pour des raisons morales, ou tout au moins sociétales. En effet, les comportements violents, auto-destructeurs, l'insubordination étaient le genre d’indications qui orientaient la décision d'une lobotomie. On devine là certaines raisons pour lesquelles la lobotomie sera plus fréquemment pratiquée chez les femmes puisqu’il ne faut pas seulement les chercher dans l’épidémiologie psychiatrique (la population psychiatrique étant majoritairement masculine et les pathologies qui orientaient la décision d’une lobotomie n’étaient pas surreprésentées chez les femmes) : c’est très certainement parce que le seuil de tolérance de l’agitation comportementale est moins élevé pour les femmes ! En outre, les patient.e.s lobotomisé.e.s sont décrit.e.s comme "passif.ve.s", "coopératif.ve.s", "émotionnellement indifférent.e.s", autant de caractéristiques de l’apathie frontale qui sont en réalité des séquelles neurologiques de l’opération mais qui, se révélant conformes aux attendus des rôles traditionnels féminins (docilité sociale, comportement maternel, accomplissement des tâches domestiques…etc.) conforteront l’utilisation de la technique.     

L’aspect purement utilitariste de l’intervention sera particulièrement développé au USA avec le neurologue J.W. Watts, mais plus encore le psychiatre Walter Freeman, qui pratiquera environ 4000 interventions, se déplaçant dans tout le pays dans une « leucomobile », autobus équipé pour les interventions, et qui pratiquait une leucotomie transorbitale, à l’aide d’un pic à glace enfoncé dans le lobe orbitaire, après avoir soulevé la paupière, méthode s’accompagnant d’un taux de létalité de 14%.

 

CONCLUSION    

 

La méthode, très vite, suscitera des critiques, et, on le lit, dès la discussion qui fait suite à la communication de Ferdière, lequel, lui-même, semble réservé sur certains aspects de la méthode, à laquelle, semble-t-il, il ne s’est résolu que sous l’effet de circonstances exceptionnelles, dans une situation de pénurie.

Les premières critiques porteront sur les fondements scientifiques de la méthode, son efficacité thérapeutique, et seul Henri Baruk émettra d’emblée des réserves éthiques.

Cependant la pratique n’a pas connu en France l’engouement qu’elle rencontrera aux USA, même si les Professeurs Thierry de Martel et Clovis Vincent  rapporteront quelques cas. C’est l’arrivée des neuroleptiques qui fera disparaître la lobotomie même si elle survivra de manière marginale (un rapport de l’IGAS recense 32 interventions de leucotomie en France entre 1980 et 1986, essentiellement pour des épilepsies non contrôlées avec crises de grand mal répétées (par scission du corps calleux)). La pratique n’est d’ailleurs pas interdite en France, et seule une recommandation du Conseil de l’Europe (N° 1235 / Année 1994) préconise de ne la faire qu’avec un consentement libre et éclairé du patient. Il n’y a donc pas d’interdiction formelle.    

Toutefois la méthode n’a pas révélé des améliorations notables des pathologies présentées par les patients (7) et en termes d’analyse bénéfices/risques, les effets secondaires (soit d’apathie, d’incurie, de perte de toute vie émotionnelle, de toute vie sociale, ou de libération instinctuelle semblable à celle rencontrée dans les atteintes frontales, ou d’atteintes cognitives) ont été tout aussi problématiques que les symptomatologies initiales. Comme l’argument conséquentialiste (« si c’est efficace, peu importe ce qui est fait ») était souvent le seul (les hypothèses plus scientifiques étant inexistantes, indémontrables ou non fondées), l’absence constatée d’efficacité ne pouvait à terme que condamner la méthode.    

Pourtant, quelques critiques qu’on puisse lui faire par ailleurs, les arguments développés par Henri Baruk (8), d’une atteinte à l’essence même de l’homme, posent la question en termes éthiques. Certes Baruk contestait l’intervention sur le cortex, du fait que celui-ci, particulièrement développé chez l’homme, devait être considéré comme un marqueur d’humanité, et ceci au nom d’une critique de la tentation Prométhéenne d’un homme, selon le mot de Descartes, « comme maître et possesseur de la nature », c’est-à-dire d’un homme de l’hubris, se pensant d’une autre nature que la nature ; il contestait aussi l’intervention, car le cortex, dépositaire de la raison en l’homme, du logos, en quelque sorte du « verbe » devenu « chair » ne pouvait qu’avoir un caractère sacré, métaphore de l’âme divine.

Il contestait également l’intervention comme une atteinte à la liberté de l’homme, puisqu’il considérait les symptômes psychiques, comme appartenant à l’homme, comme expression de sa liberté, devant apprendre à vivre avec eux, et non à les éradiquer. Ce faisant il considérait le malade avant la maladie, la singularité de l’être humain, fut-ce un malade mental, et la pathologie psychiatrique comme une des expressions de la nature humaine. Cette posture n’est pas si éloignée de l’opposition actuelle entre le cure et le care, qui nous fait considérer le malade soit comme une personne, avec des symptômes extérieurs à lui, à faire disparaître, soit comme une personne, avec des symptômes lui appartenant et l’exprimant, à respecter, car ils sont une de ses dimensions. Mais Baruk pressentait que la lobotomie avait, par son caractère irréversible (Même si l’on a pu constater la grande neuroplasticité des structures cérébrales, leurs facultés d’adaptation et de récupération), une action de transformation de l’homme, de transformation non de ses qualités extérieures, mais de sa substance essentielle, de son intériorité. Ce débat apparaît parfois aujourd’hui avec la question des OGM et de l’intervention sur le génome humain.    

Ainsi les raisons invoquées alors par Baruk pour dire son scepticisme et son opposition à la lobotomie rejoignent-elles ce qu’Hans Jonas théorisera comme le « principe-responsabilité » (9), principe de précaution qui allait être appelé à un grand développement.    

Mais, mutatis mutandis, ce débat sur les risques de la méthode que fut la leucotomie, et ses effets, réels, supposés, attendus, est-il si différent de celui sur les traitements du Covid 19, et notamment la chloroquine ? Faut-il agir, y compris en procédure dégradée, et sans toutes les garanties d’objectivité scientifique, ou faut-il respecter les procédures, quelle que puisse être l’urgence des contextes ? La différence est peut-être dans la recherche d’un consentement préalable, libre et éclairé, dont il est peu probable qu’il fut toujours demandé aux patients psychiatriques ; même s’il apparaît que, dans son expérimentation, Ferdière l’avait demandé, au moins à la famille, assimilée finalement à une « personne de confiance ».

 

Gaston Ferdière, psychiatre ambigu

Il reste que cette communication peut renforcer la représentation négative qu’on pourrait avoir de Ferdière, telle qu’elle fut construite par Artaud, et plus encore par les amis, puis admirateurs de ce dernier, le représentant d’un point de vue professionnel, comme quelqu’un de désinvolte, jouant à l’apprenti-sorcier, avec la lobotomie et, quelques années plus tard, avec la convulsivothérapie (les électrochocs). (Cf. notre précédent article sur Ferdière). D’un point de vue personnel, il pourrait apparaître comme peu respectueux de la personne humaine, de ses droits et libertés. Ce serait un peu injuste, compte tenu du parcours et des engagements de Ferdière (aide à la résistance ; nombreuses actions en faveur des autres). Ferdière n’a d’ailleurs jamais recommencé de lobotomie : n’a-t-il finalement pas été convaincu par la méthode (mais alors pourquoi en avoir fait la matière d’une communication aussi peu critique ?). A-t-il fini par considérer qu’elle entrait en contradiction avec ses propres conceptions ?

Néanmoins on ne peut que s’étonner qu’il n’ait pas perçu, ou qu’en tout cas il ne l’ait pas souligné plus explicitement dans la discussion (même si celle-ci pouvait avoir un caractère formel, académique, rapide) la problématique éthique sous-jacente, esquissée notamment par les remarques du Professeur Baruk (même si, peut-être, le caractère de Baruk faisait qu’il n’admettait pas une discussion à égalité avec un médecin d’un asile de province).

Car ses valeurs étaient incontestablement des valeurs humanistes, d’attention à l’autre, de reconnaissance de la singularité de l’autre, à travers ses potentialités de création, révélatrice de la personne que l’on demeure, malgré les symptômes psychiques, la maladie mentale, à laquelle on ne se réduit pas, continuant à exister malgré elle, existence qu’il appartenait au médecin de soutenir, et, le cas échéant, de faire revivre, voire même de révéler. Ainsi, peut-on dire, chacun demeure une personne, un malade, une individualité unique, malgré la maladie, les symptômes la définissant, la caractérisant, permettant de la cataloguer, susceptibles de se rencontrer, quasi à l’identique, en tout cas semblablement, chez plusieurs malades, maladie par rapport à laquelle, en permettant à chacun de s’affirmer, notamment par la création artistique, il cherchait à libérer le sujet.

Enfin, ce communicant qu’est le Docteur Gaston Ferdière, dont la carrière montre aussi qu’il sut être dans l’innovation, à la pointe, et à l’écoute des progrès de sa discipline :  Pionnier de l’art-thérapie ; qui plus est, en ayant recours aux méthodes présentées alors comme à la pointe du progrès scientifique, fussent-elles ultérieurement décriées, mais faisant alors consensus au sein de la communauté médicale et scientifique, comme l’électroconvulsivothérapie, et donc, la lobotomie. Il apparaîtra en contradiction avec lui-même, en ne participant pas au mouvement de rénovation de la psychiatrie en France, initié par des médecins qu’il connaissait, avec lesquels il avait échangé, et dont il était proche, géographiquement certes, mais aussi du point de vue des valeurs et des intérêts. Il y a dans le parcours professionnel de Gaston Ferdière une sorte de tragédie, et même un drame, une souffrance, perceptibles dans ses contradictions, et plus encore dans les représentations qu’il va laisser de lui-même.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

(1)    Ferdière G., « Résultats immédiats de la leucotomie préfrontale dans un cas de schizophrénie avec stupeur catatonique, in Annales Médico-Psychologiques, XVème série, 98ème année, T.1, janvier 1940, pp 111-119

(2)    Cyrulnik B., « la psychiatrie est-elle une branche folle de la médecine », in Cyrulnik B. et Lemoine P., Histoire de la folie avant la psychiatrie, Paris, Odile Jacob, 2018, pp 15-41

(3)    Clervoy P., Corcos M, Petits moments d’histoire de la psychiatrie en France, Paris, EDK Editions, 2012

(4)    Guiraud P., Dide M., Psychiatrie du médecin praticien, Paris, Masson, 1929

(5)    Moniz E., Furtado D., « Essais de Traitement de la schizophrénie par la leucotomie préfrontale », in Annales Médico-Psychologiques, T.2, 1937, p 298

(6)    Terrier L.M., Amelot A., Levêque M., « Most lobotomies were done on women », Nature, 548, 523, 2017, 31 août 2017

(7)    Levêque M., Cabut S., La chirurgie de l’âme, Paris, J.C. Lattès, 2017

(8)    Baruk H, Des hommes comme nous, « mémoires d’un neuropsychiatre », Paris, Robert Lafont, 1975

(9)    Jonas H., Le principe-responsabilité, « une éthique pour la civilisation technologique », Paris, Champs, Flammarion, 1990

 

Merci au service des archives départementales des Départements du Cher, de l’Indre, de l’Aveyron, au service des archives de la ville d’Issoudun, au service des archives de l’Hôpital psychiatrique de Ville-Evrad (93), au service de documentation du CH George Sand (Etablissement intercommunal de Santé du Cher, dont dépend l’établissement de Chézal-Benoit), à Mademoiselle Anne Ferdière.

]]>
news-3536 Fri, 02 Jul 2021 16:32:00 +0200 GASTON FERDIERE PSYCHIATRE épisode 1 https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/gaston-ferdiere-psychiatre-episode-1 Voici donc le premier épisode d'un dyptique écrit par Alain VERNET sur le psychiatre Gaston Ferdière, connu en particulier comme psychiatre d'Antoni Artaud. Dans ce premier texte, c'est la vie entière de de Gaston Ferdière qui est globalement mise en lumière. Le second texte, publié en septembre prochain, s'intéressera à un moment scabreux de son exercice professionnel : celui d'une première lobotomie réalisée en 1939. Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud

Episode 1 : Ombres et lumières d’une biographie


Par Alain VERNET

Alain VERNET a exercé pendant 42 ans la profession de psychologue clinicien, dans divers services hospitaliers; retraité depuis août 2020 il continue à avoir une pratique d'expert judiciaire, étant par ailleurs titulaire d'un DESS de Droit Médical.

Article référencé comme suit :
Vernet, A. (2021) « Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud. Episode 1 : Ombres et lumières d’une biographie » in Ethique. La vie en question, juillet/août 2021.

Gaston Ferdière (1907-1990), est un médecin-psychiatre (1), surtout connu comme ayant été le psychiatre d’Antonin Artaud (2) (3) (4) à l’asile départemental d’aliénés de Rodez, mais aussi de Hans Bellmer  et Unica Zum , artistes plasticiens d’origine allemande, ayant émigré à Paris, où ils participèrent au mouvement surréaliste, mouvance artistique dont Ferdière était proche.
Il passera les dernières années de sa vie à Héricy, près de Fontainebleau, où l’auteur de ces lignes eût l’occasion de le rencontrer, dans les années 1984/1986. Gaston Ferdière était alors un vieux monsieur présentant un aspect très artiste du temps des années folles (longs cheveux blancs, et un aspect dandy, très soucieux de sa mise vestimentaire) qui vivait dans une sorte de capharnaüm, entouré de livres, de papiers, de tableaux, d’objets divers, hétéroclites, art naïf, art africain, objets utilitaires rustiques, minéraux, objets paléolithiques ou néolithiques, etc. A l’époque il était vice-président de la Société Française de Psychopathologie de l’expression , ce qui ne surprend pas d’un pionnier de ce qui allait devenir l’art-thérapie.

Un psychiatre passionné d’art et de littérature, ami de nombre de Surréalistes

Ce stéphanois, dont les grands-parents maternels furent propriétaires du mythique café Riche, à Paris (4), à l’angle de la rue des Italiens et de la rue Le Peletier, avait fait ses études à Lyon, et, par suite d’une maladie neurologique de sa mère, s’intéressa très rapidement aux maladies de l’encéphale et du système nerveux, donc à ce qui était alors la neuropsychiatrie . Il fut un médecin engagé et contesté, passionné d’art et de littérature, ami de nombre de Surréalistes. Ce fut en particulier le cas avec Robert Desnos. En revanche il n’eut jamais grande complicité, ni avec Breton, ni avec Aragon (rivalités de médecins, ou de qui avait commencé des études de médecine ?), quoiqu’ avec Aragon ce fut surtout après l’adhésion de ce dernier au communisme stalinien. Est-ce le peu d’affinité de Ferdière avec Breton, lui aussi médecin, mais proche de Jean Paulhan, qui prévint ce dernier contre lui ? Compte-tenu de la tendance de Breton à exclure et lancer l’anathème, l’hypothèse ne peut être exclue. Ferdière par ailleurs aurait ambitionné une carrière littéraire. On peut dire en effet qu’il taquina la muse, publiant plusieurs recueils de poésie ; mais s’il fut un auteur plaisant, sans doute n’eut-il pas ce talent d’innovation et de critique radicale des formes, qui sera la marque de fabrique du surréalisme ; il fut trop classique, pour une époque qui remettait en cause les canons et les formes littéraires (5). Considéré comme un poète par les psychiatres, et comme un psychiatre par les écrivains, il ne fut reconnu ni par les uns, ni par les autres.
Son intérêt pour la création artistique et fictionnelle a accompagné et soutenu un constant intérêt pour les productions de l’esprit, qu’il a toujours placé dans la perspective d’une réappropriation de soi, d’une expression de la liberté, ce qui ne saurait surprendre de la part de l’humaniste qu’il fut (6) cherchant toujours à soutenir, promouvoir, défendre l’humanité en l’homme, ainsi que l’autonomie et la créativité de ses patients, persuadé, ainsi que l’écrivait le grand psychiatre Henri Ey, que les maladies mentales sont d’abord des « pathologies de la liberté ».

Un engagement politique progressiste

Son engagement progressiste, proche du PCF (Parti Communiste Français), même s’il évoluera progressivement vers un conservatisme qu’on pourrait dire de déception, se manifesta jusque dans les années d’après-guerre. Interne en psychiatrie à l’asile de Villejuif, dans le service du Docteur Paul Guiraud , habitant cette ville, il y fit la connaissance du maire PCF, dont il deviendra l’ami, Paul Vaillant-Couturier.
Il est affecté ensuite à l’hôpital Sainte Anne, dans le service du Docteur Ducoste (lequel est cité par Freud dans l’interprétation des rêves). Il se trouvera dans un maelstrom d’idées et un bouillonnement théorique, avec ceux qui allaient compter dans la discipline : Jacques Lacan, Henri Ey, Georges Daumezon etc. Notons au passage que les murs de l’internat de Sainte Anne seront décorés par leurs amis peintres surréalistes… (décoration qui disparaîtra au moment de l’occupation). En 1936 il accompagnera Julian de Ajuriaguerra  en Espagne républicaine, afin d’en étudier les besoins sanitaires, et, à son retour, lèvera des fonds afin d’aider ce pays. Ceci lui sera reproché par son chef de service, le Professeur Henri Claude, lequel empêchera qu’il puisse obtenir un poste universitaire. Qui plus est Ferdière participa à la fondation du Collège de Sociologie avec Bataille, Caillois, Leiris  ; et pire encore, tous les jeudis il assure une consultation à destination de la population ouvrière de la banlieue nord, au dispensaire de Clichy (où exerce un autre médecin avec lequel il ne sympathisera jamais : le Docteur Louis-Ferdinand Destouches, plus connu sous le nom de Céline). En outre auparavant, au début de ses études, il avait créé, avec Jacques Soustelle, une amicale des étudiants socialistes de Lyon (4).
Aussi, une carrière universitaire ne lui étant plus possible, (d’autant plus qu’à cette époque, son épouse le quitte pour vivre avec Henri Michaux, rencontré chez Claude Cahun ). Gaston Ferdière demande à intégrer le corps des médecins aliénistes, et en 1938, il est nommé médecin-directeur à Chézal-Benoit où il rencontrera celle qui deviendra sa seconde épouse, alors interne dans l’établissement. Cet établissement est dépendant des hôpitaux psychiatriques du département de la Seine, et considéré comme une « colonie agricole » où l’on oriente les malades stabilisés, pour la plupart des hommes, qu’on emploie aux travaux agricoles.

Un vif intérêt pour ce qu’on ne nomme pas encore « l’art-thérapie »

Ferdière, continuera cependant à être très présent à l’hôpital Sainte Anne, à Paris, et continuera à fréquenter les milieux surréalistes, dont Desnos, Breton, Aragon, Tzara, etc. Il sera un précurseur dans certaines thérapeutiques, comme l’utilisation de l’art comme moyen d’expression des patients dont il encouragera la création et il organisera à Sainte Anne, en 1938, une exposition d’art brut, avec les œuvres de ses malades – il avait d’ailleurs fait le projet d’un musée de psychiatrie, sur le modèle du musée des arts et traditions populaires, projet qui avait retenu l’intérêt de Jean Zay, alors Ministre de l’Education Nationale et des Beaux-Arts. L’art par les patients devenait une mode ; et celui qui l’avait lancée était le Docteur André Marie (1865-1934), Médecin-Chef à l’asile de Villejuif, par ailleurs créateur des établissements dits « colonies familiales » de Dun-sur-Auron et Ainay-le-Château, lequel possédait la plus célèbre collection d’art des malades mentaux, et qui avait ouvert à Villejuif un « petit musée de la folie ». Cette collection sera donnée par sa veuve en 1966 à la collection d’art brut. A l’occasion d’une exposition d’art des malades mentaux organisée par le Docteur André Marie, André Breton sera l’un des premiers acheteurs. Mais le pionner de cet intérêt est tout de même le Docteur Hans Prinhorm, à Heidelberg, imité par le Dr Walter Morgenthaler à Berne, avec le patient Adolphe Wölfly. On peut citer également Marcel Reja, alias Paul Meunier, confrère de André Marie à Villejuif, le Dr Requet au Vinatier à Lyon, avec le patient Sylvain Fusco, Séraphine Louis, dite Séraphine de Senlis à Clermont de l’Oise, les Drs Bonnafé, Tosquelles, Dubuisson, à Saint Alban et les patients Auguste Forestier, Aimable Joyet, Marguerite Sirvens, Clément Fraisse. C’est le peintre Jean Dubuffet qui popularisera cet art, en le faisant connaître notamment à Jean Paulhan, Raymond Queneau, André Breton, sous le vocable « d’art des fous » après une visite rendue en 1945 à Artaud et Ferdière, lequel lui conseillera de se rendre à Saint Alban. De son côté, Eluard, réfugié un temps, durant l’occupation au sein de l’asile de Saint Alban, avait parlé de certaines de ces œuvres à Picasso.
Même si cet intérêt pour ce qu’on ne nomme pas encore l’art-thérapie, et qui est plus un encouragement à la création des malades mentaux est dans l’air du temps, pratiqué dans divers établissements psychiatriques, s’y intéresser montre déjà, en soi, une ouverture d’esprit, un refus des routines et des habitudes, une curiosité pour la modernité et les innovations scientifiques et thérapeutiques, et, de ce fait, on ne doit pas être étonné que Ferdière s’intéresse aussi à la lobotomie, comme le montrera la communication évoquée dans un second article (Vernet, A. (2021) « Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud. Episode 2 : 1939, une première lobotomie documentée en France » in Ethique. La vie en question, août 2021), mais aussi à  l’électroconvulsicothérapie (électrochocs), notamment sur son patient Antonin Artaud, ce que ce dernier lui reprochera vertement dans Lettres au docteur Ferdière et Nouvelles Lettres de Rodez, relayé par Isidore Isou. Là naît certainement la part sombre que l’on fera porter à Gaston Ferdière.

Un esprit de résistance

Au moment de la deuxième guerre mondiale, l’attitude de Gaston Ferdière sera pourtant plus qu’honorable. D’abord il ouvre, au sein de l’hôpital de Chézal-Benoit un hôpital de campagne pour les blessés de l’exode, mitraillés sur les routes par les Stukas allemands. Puis alors qu’à partir de l’occupation, la famine s’accroit progressivement dans les hôpitaux psychiatriques français , d’autant plus que la production des fermes rattachées aux hôpitaux psychiatrique est réquisitionnée par le Ravitaillement National, il réussit à éviter la famine (7) à Chézal-Benoit, en pratiquant à grande échelle le marché noir, échangeant dans les fermes des alentours les tickets de rationnement attribués aux malades (notamment de tabac) contre des pommes de terre. Ceci lui vaudra d’être condamné en début 41 pour marché noir par la Justice de Paix du Châtelet en Berry. Ceci contribue à sa mauvaise réputation, et s’ajoute à ce qu’on sait de ses idées, que les rapports de l’époque disent « socialo-communistes », et au fait qu’il héberge un ancien officier de l’armée de la République espagnole. A cause de tout cela il sera muté disciplinairement à l’asile de Rodez, à la demande du Sous-Préfet de Saint Amand Montrond qui, dans ses rapports, le qualifie de « socialo-communiste ». En outre il participera à la Résistance, à la demande de Jane Sivadon, sœur de son confrère Paul Sivadon, son homologue (Médecin-Directeur) de la « colonie familiale » d’Ainay-Le-Château, en aidant au passage de la ligne de démarcation, qui se trouvait à proximité de Chézal-Benoit.
C’est à Rodez qu’il accueillera Antonin Artaud en février 1943. En effet, alors qu’Artaud interné à Ville-Evrard est en train d’y mourir de faim, Robert Desnos et Jean Paulhan, alertent Ferdière, en lui demandant de prendre Artaud en charge. Ferdière réussira à faire transférer Artaud à Chézal-Benoit, où il arrive le 22 janvier 1943, et d’où il sera exfiltré pour Rodez le 10 février à 22h00. Ferdière accueillera Artaud à sa table, et, le reconnaissant encore comme un homme, le ramènera du côté de l’humanité, mais surtout lui permettra de ne pas mourir de faim comme tant d’autres (Camille Claudel, morte de faim à l’hôpital de Montfavet, Sylvain Fusco, à l’hôpital du Vinatier à Lyon, Séraphine de Senlis, à l’hôpital de Clermont de l’Oise etc.), lui donnera du tabac, du papier, l’autorisera à se promener librement dans Rodez alors qu’à cette époque les hospitalisations en psychiatrie se font sous le régime de l’internement. Est-ce ce dernier régime, sont-ce les électrochocs, en tout cas Artaud, qui n’avait plus aucune activité de création, se remettra à écrire. Par ailleurs Ferdière abrita, au sein de l’hôpital psychiatrique de Rodez, des artistes évadés, qui avaient besoin de se cacher (dont le peintre Frédéric Delanglade, peintre de la mouvance surréaliste). Si bien qu’on peut dire qu’à Rodez régna un esprit de résistance comparable à celui qui régnait à l’hôpital psychiatrique de Saint Alban sur Limagnole, en Lozère, qui avait accueilli, autour de Paul Balvet et Lucien Bonnafé, le psychiatre réfugié catalan François Tosquelles, le poète Paul Eluard, le philosophe Georges Canguilhem, Denise Glaser (8), etc.


En marge de l’essor de la psychiatrie institutionnelle à la française

 

Mais si la psychiatrie française allait trouver à Saint Alban le levain de ce qui amènerait sa transformation, Ferdière allait rater cette transformation, s’installant en activité libérale. C’est là un mystère : affaire de génération, de personnalité, ou effet d’une certaine solitude ? Alors qu’à Saint Alban, se constitua une équipe en fusion, portée par le militantisme, stimulée par ces pensées diverses que les événements faisaient se croiser dans l’hôpital, Ferdière passera à côté de la psychiatrie institutionnelle : lassitude après une vie trop riche d’engagements ou amertume après les critiques concernant sa prise en charge d’Artaud ?
Car, exception faite de quelques conférences comme l’une d’entre elle faite à Châteauroux, mais aussi du rapport présenté avec Henri Wallon le 1er février 1945 au 1er congrès du Front National - Organisation qui fédérait diverses composantes de la Résistance, sous l’égide du Parti Communiste Français - sur « la grande pitié des hôpitaux psychiatriques français », et à son combat pour qu’on cesse d’honorer cet autre lyonnais qu’était Alexis Carrel , on n’entendra plus beaucoup parler de Gaston Ferdière. En 1947, il s’installera en pratique libérale à Anglet, dans le Pays Basque, revenant à Paris en 1961, en pratique libérale, tout en continuant d’assurer des consultations dans les ancêtres des CMP (Centre Médico-Psychologique) qu’étaient les Dispensaires d’Hygiène Mentale. Il prendra sa retraite en 1976, et continuera à participer à des colloques, notamment d’art-thérapie, et organisera même un congrès dont le thème sera « éthique et psychiatrie ».
On le retrouvera en 1978 sur le plateau d’Apostrophes pour présenter ses Mémoires, Les mauvaises fréquentations, mémoires d’un psychiatre (6), dans la mémorable émission au cours de laquelle un Bukowski ivre mort était l’invité principal.
Ferdière était à l’évidence un humaniste, c’est-à-dire imprégné de l’esprit de la philosophie des lumières : rationalité, autonomie, libre-arbitre, droits de l’homme. Un homme conforme à l’impératif catégorique kantien. La maladie mentale étant considérée comme une pathologie de la liberté qui aliène le libre-arbitre de l’homme, le soin psychiatrique doit avoir pour finalité qu’il le retrouve et puisse à nouveau s’appartenir, donc retrouver l’autonomie de sa volonté.
Ferdière sut s’engager pour ses idées, lui qui considérait la culture comme un outil de libération et de progrès de l’homme, et comme un marqueur d’humanité, en témoignant qu’elle pouvait mériter qu’on se batte et qu’on meure pour elle (exemple de cette conférence qu’il fit à Châteauroux le 29 mai 1945 et mettant en valeur des intellectuels de la résistance).


CONCLUSION


La représentation négative qu’on a pu avoir de Ferdière, telle qu’elle fut construite par Artaud, et plus encore par les amis, puis admirateurs de ce dernier, le représentait d’un point de vue professionnel, comme quelqu’un d’assez peu fiable, jouant à l’apprenti-sorcier, aussi bien pour ce qui concerne cette pratique de la lobotomie (que nous verrons dans un second article), que, quelques années plus tard, pour la pratique de la convulsivothérapie (les électrochocs).
D’un point de vue personnel, il a été également présenté comme quelqu’un de peu respectueux de la personne humaine, de ses droits et libertés. Mais compte-tenu du parcours qui fut celui de Ferdière, de ses engagements concrets, des valeurs dont il se réclamait, et qu’il défendit, sa communication qui valorisera la lobotomie dans son caractère paradoxal, montre toute la complexité d’une personnalité.
Ferdière n’ayant jamais recommencé une telle expérimentation de la lobotomie, n’a peut-être finalement pas été convaincu de l’intérêt de la méthode (mais alors pourquoi en avoir fait la matière d’une communication aussi peu critique ?), à moins qu’il n’ait fini par considérer qu’elle entrait en contradiction avec ses propres conceptions.
Il y a dans le parcours professionnel de cet homme une sorte de tragédie, et même un drame, une souffrance, perceptibles dans ses contradictions, et plus encore dans les représentations qu’il va laisser de lui-même comme psychiatre d’ Antonin Artaud, à travers le prisme négatif des amis de ce dernier (notamment Jean Paulhan) : l’image d’un tortionnaire, alors même qu’il était un médecin soucieux de ses malades, de leur bien-être, et certainement de leur dignité, cherchant à leur faire retrouver leur liberté, liberté d’être et de s’exprimer, liberté de création, malgré et en dépit de la maladie mentale. Sa situation par rapport à Antonin Artaud est l’exemple même de cet antagonisme tragique : alors que c’est lui qui permit à Artaud de survivre, et de vivre, et qui lui permit de retrouver une activité créatrice, il est considéré comme celui qui se comporta avec Artaud sans bienveillance, et sans humanité. Avec le recul du temps on peut admettre qu’il fut injustement considéré, et que la lassitude qui, peut-être, l’amena à rentrer dans l’anonymat d’une pratique de cabinet libéral, se soldât par ce que nous pourrions appeler un gâchis.

C’est en repérant ses grandes qualités humaines qu’apparaît tragique, et nous l’avons dit, un véritable gâchis, cette absence (assez incompréhensible, inexplicable même) dans ce grand mouvement de rénovation de la psychiatrie française d’après-guerre. Cette dernière allait après la guerre être caractérisée par une ouverture sur la vie, tant pour la pratique de la psychothérapie institutionnelle, quand la liberté, la vie démocratique, la vie tout simplement, se mirent à réinvestir les espaces des hôpitaux psychiatriques, que pour la pratique du secteur psychiatrique, quand l’hôpital revint dans la ville, dans la vraie vie, au plus près de celle-ci, quand le malade fut replacé au cœur de la société, dans laquelle être un peu moins étranger.
Est également incompréhensible le repli de Ferdière dans une pratique professionnelle sans aspérité, invisible, presque tranquille, trop tranquille après ces périodes d’incandescence. Silence amer de la déception ? Souci d’un bonheur quelque peu domestique ? Lassitude d’une vie trop remplie et trop vite ?
Nul ne sait le secret de nos vies ! Si la pratique de la lobotomie n’est pas sans faire surgir un questionnement éthique, la trajectoire de Gaston Ferdière illustre tout autant une interrogation éthique.

A lire en septembre le second article sur Ferdière au sujet de cette expérimentation de la lobotomie :
Vernet, A. (2021) « Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud. Episode 2 : 1939, une première lobotomie documentée en France » in Ethique. La vie en question, sept. 2021.

BIBLIOGRAPHIE

(1)    Venet E. Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud, Lagrasse (11), Editions Verdier, 2006
(2)  Artaud A., Nouveaux écrits de Rodez, Paris, Gallimard, collection l’imaginaire, 1994, première parution 1977
(3) Roumieux A., "Au-delà des murs, la mémoire", in Artaud et l’asile, T.1, Paris, Nouvelles Editions Séguier, 1996
(4) Douchin L., "Le cabinet du Docteur Ferdière", in Artaud et l’asile, T.2, Paris, Nouvelles Editions Séguier, 1996
(5) Vernet A., Servier J.P., « Gaston Ferdière, psychiatre libertaire », La Bouinotte, N°130, Châteauroux, hiver 2016
(6) Ferdière G., Les mauvaises fréquentations, « mémoires d’un psychiatre, Paris, Editions J.C. Simoën, 1978
(7) Von Buelzingsloewen I., L’hécatombe des fous, Paris, Aubier, 2007
(8) Daeninck D., Caché dans la maison des fous, Paris, Editions Bruno Doucey, 2015

]]>
news-3556 Wed, 02 Jun 2021 17:30:00 +0200 LE SENS DU SOIN : UN TRAVAIL DE REPÉRAGE DÉFINITIONNEL https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-sens-du-soin-un-travail-de-reperage-definitionnel Par Cyril GOULENOK

Cyril Goulenok est médecin réanimateur, il exerce depuis maintenant quinze ans à l'Hôpital Privé Jacques Cartier - Massy, il est membre de la commission d'éthique de la SRLF et membre du groupe Facteurs humains en Santé.

Article référencé comme suit :
Goulenok, C. (2021) « Le sens du soin : un travail de repérage définitionnel » in Ethique. La vie en question, juin 2021.

 

L’exercice de la profession de soignant s’est considérablement modifié sous l’impulsion des progrès de la médecine. Loin de l’image d’Épinal du soignant délivrant des soins avec la ferveur d’un exercice proche du sacerdoce, on est arrivé à un exercice méthodique, chronométré ou l’efficience prime sur la relation humaine. Mais un épuisement professionnel des soignants est apparu et il semble en partie attribuable à une perte de sens dans l’exercice de la profession. La souffrance des soignants, de plus en plus prégnante, ne serait-elle pas elle aussi l’expression d’un amenuisement de ce sens ?

Soignant, un métier qui a du sens ? Il sera indispensable d’explorer dans un premier temps les termes de « travail » et de « métier » pour comprendre ce qui peut les différencier. Le « sens » n’est pas unique, il est plutôt protéiforme. Il se conjugue ainsi de multiples manières allant des « cinq sens », à la « direction » et enfin à la question plus fondamentale du « pourquoi ? ». Ce n’est qu’après avoir cerné ce que l’on peut définir comme le sens d’un métier qu’il sera possible de répondre à la question de l’existence du sens dans le métier de soignant.

I Un peu d’étymologie autour du « travail » et du « métier »

Il existe une multitude de termes pour décrire ce que l’on appelle plus couramment le « travail ». On retrouve des termes plus généraux et neutres tels qu’ « activité », « emploi », « labeur », « métier » mais aussi des plus familiers tels que « turbin », « gagne-pain », « taf », « boulot », « turf » ou même une version anglophone telle que « business job » voir « bullshit job ». De ces différents termes, deux semblent plus particulièrement intéressants à étudier pour répondre à la question du sens : « travail » et « métier ».


1-1 Travail


L’origine de ce mot est sujet à controverse. Si étymologiquement beaucoup se plaisent à le rattacher au latin tripalium, instrument de torture composé de trois pieux sur lesquels on accrochait des hommes, de sérieux doutes existent sur son origine (1). Il ne semble pas certain, bien au contraire, que tripaliare, bâti sur tripalium, soit l’étymon de travailler. André Eskanasy, dans ses travaux de recherche sur l’étymologie du mot « travail », y retrouve plutôt la notion de rupture de son cadre de vie usuel avec une idée d’engagement « où le travail désigne l’indisponibilité de soi même qu’entraîne l’accomplissement d’une mission, avec les conséquences qu’elle implique » (2). Il est cependant intéressant de relever que le rattachement à l’instrument de torture séduit majoritairement, témoignant de l’image que la société se fait du travail. Le travail n’est pas une fin en soi ; il n’est qu’un moyen, associé à une contrainte, le plus souvent à l’origine d’une souffrance. Cette souffrance induite n’est cependant pas systématique et n’écarte pas la possibilité d’aimer son travail et pouvoir passer d’une contrainte à une certain plaisir comme le défend Christophe Dejours (3).


1-2 Métier


On retrouve dans le mot « métier » une image plus valorisante que pour le « travail ». Son étymologie vient du latin ministerium correspondant au service religieux et par extension à l’exécution de ce service. Son évolution dans le temps l’a amené à évoluer en menestier, puis mistier, mestier et enfin métier. Décrivant initialement une fonction d’exécution d’un rite religieux, il a progressivement dérivé vers la description d’une activité mécanique, proche du sens actuel. Il pourrait ainsi se définir par la maîtrise professionnelle d’une activité et la mise en pratique de connaissances théoriques couplées à une expérience personnelle. La nécessité d’un apprentissage théorique, plus ou moins long, associé à une expérience personnelle forgée sur l’exercice sont les socles d’une activité que l’on qualifiera alors plus volontiers de « métier » que de « travail ». Si la nuance avec le « travail » ou l’« emploi » peut paraître de prime abord floue, elle prend toute son importance au regard de la réflexion sur la qualité. En effet, la qualité du travail fourni est intrinsèquement liée au concept du métier : le menuisier, le pâtissier, le boucher fondent leur exercice sur un critère de qualité. Si elle peut exister dans le travail ou l’emploi, elle est beaucoup moins dominante. Empêcher la réalisation de cette qualité de travail pourrait être un élément clé dans la genèse de la souffrance au travail et la perte de sens dans l’exercice d’un métier.

III Trois catégories pour le sens : sensibilité, direction et pourquoi ?

La question du sens est un sujet d’interrogation pérenne pour l’homme. La définition du sens n’est pas unique et on peut s’essayer à isoler trois catégories bien différentes : celle des « cinq sens », celle de la « direction » et, enfin, celle de « l’interrogation ».


2-1  Les cinq sens


Nous nous rapprochons ici de la sensibilité, des sensations, où l’on retrouve les 5 sens que sont l’odorat, la vue, l’ouïe, le toucher, le goût. Ce sont ces outils qui nous permettent d’entrer en contact avec le monde extérieur. C’est notre lien, non seulement avec l’environnement mais aussi avec les individus qui le composent. Notre perception de l’autre exploite ces sens pour en percevoir son bien être ou au contraire sa souffrance, sa vulnérabilité. Percevoir la souffrance de l’autre, c’est y être sensible. Cette perception permet alors d’engager des mécanismes d’aide ou l’expression d’une empathie voire d’une sympathie. Ainsi, ces cinq sens sont des bases pour qu’il puisse ensuite y avoir un sens à la vie.


2-2     La direction


Quand on parle du sens comme d’une direction, celui-ci reste relatif à la position dans lequel on observe la direction. Il n’y a pas de sens unique, et changer de point de vue permet de découvrir la possibilité d’un sens inverse. On retrouve une idée de mouvement. Dans ses travaux de recherches sur l’étymologie du mot travail, Eskanasi décrit cette notion « d’une rupture sous la pression d’une intervention extérieure, d’une position fondamentale de dégagement dans « l’en soi-pour soi-chez soi » (4) Il y a ainsi, ce lien commun, entre sens et travail, d’une direction, d’un mouvement indispensable.


2-3 Le pourquoi


Avoir un sens c’est vouloir dire ou vouloir faire. C’est chercher à comprendre l’existence de quelque chose, donner une raison à une action.  S’il existe de nombreux ouvrages traitant de la question du sens, il peut être intéressant de s’appuyer sur l’exemple de Viktor E. Frankl et de son ouvrage Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie pour explorer ce sens du pourquoi. Publié dès 1946, à son retour des camps de concentration, ce médecin psychiatre y relate comment il a réussi à trouver la force de vivre lors de son internement dans ces camps. Ce qu’il décrit y avoir vécu est au-delà de l’imaginable, privé de tout, des journées faites uniquement de souffrances, de tortures, de faim, de froid. Séparé de ses proches, sans aucune nouvelle d’eux, ne sachant pas si, déportés comme lui, ils étaient encore en vie durant sa période d’incarcération. Il apprendra après sa libération la mort de son père, de sa mère, de sa femme et de ses frères. Outre sa capacité à nous décrire l’indicible, il nous plonge dans un univers où la vie est en suspens, une sorte d’existence provisoire, « existence provisoire d’une durée illimitée » (5). Toute sa force lui permettant d’endurer cette souffrance est de trouver un sens à la vie pour continuer à résister, ne pas abandonner, ne pas se suicider. Garder sa dignité, même dans l’épreuve de la souffrance, était pour lui un moyen de donner du sens à la vie : « ces martyrs dont le comportement, la souffrance et la dignité devant la mort témoignaient du fait qu’on ne peut enlever à un être humain sa liberté intérieure. On peut dire qu’ils furent dignes de leurs souffrances et qu’ils les endurèrent de manière exceptionnelle. C’est cette liberté spirituelle – qu’on ne peut nous enlever – qui donne sens à la vie » (6). Le sens à la vie, fil d’Ariane permettant à ces internés de résister chaque jour, pouvait être différent selon les individus : pour l’un c’était l’idée qu’un être cher vous attend et a besoin de vous ; pour l’autre un projet d’écriture que nul autre ne pourrait finir ; pour un autre encore c’était un pacte imaginaire avec le ciel où il acceptait toute souffrance en échange de quoi, l’être qui lui est cher serait épargné. Chacun peut donner un sens personnel à la vie. Ce fil d’Ariane se brisait lorsque le prisonnier ne croyait plus en l’avenir « Le prisonnier qui ne croyait plus à l’avenir – son avenir, était perdu. En perdant cette foi, il perdait sa spiritualité, il se laissait dépérir moralement et physiquement » (7). Il n’était alors pas bien difficile de mourir dans ce lieu si hors du monde qu’il était strictement interdit d’empêcher quelqu’un de se suicider ou de toucher à la corde de celui qui voulait se pendre.

Ainsi, tout peut encore avoir un sens tant qu’on veut bien lui en donner. La recherche de sens s’apparente à une quête universelle. Elle semble dominer de plus en plus l’existence de nos pays industrialisés suscitant interrogations sur notre mode de vie, mode de consommation, mode de déplacement mais aussi travail. Même le travail ne peut perdre de son sens que si on lui en a donné un au préalable – qui ne convient plus. Cette définition du sens, sous forme de questionnement n’est pas exempte de mouvement. Il y a cette notion de but, de mission à accomplir pour un aboutissement à venir. Si l’on peut justifier son travail par un salaire à venir permettant d’assouvir un achat futur, on peut aussi lui donner du sens par l’action produite qui est, par exemple, de soulager la douleur d’autrui pour un soignant. Le sens se définit alors non pas uniquement par rapport à soi-même mais de façon plus générale, par rapport à la cité.

III Norbert Elias et le caractère social du sens

La définition du sens ne peut se comprendre qu’en prenant en compte l’environnement social de la personne proposant cette définition. La lecture de Norbert Elias, dans La solitude des mourants aide à mieux cerner l’influence de la vie sociale dans les déterminants que l’on peut donner au sens. « la catégorie du « sens » ne peut se comprendre si on la rapporte à l’homme isolé ou à un universel qu’on en aurait déduit ; ce qui constitue ce que nous appelons sens, c’est une multiplicité d’hommes vivants en groupes, qui dépendent les uns des autres et communiquent entre eux. Le sens est une catégorie d’ordre social. Le sujet qui lui correspond, c’est une pluralité d’êtres humains liés les uns aux autres. C’est dans leurs relations réciproques que les signaux qu’ils échangent – et qui peuvent être différents dans chacun des groupes humains – prennent un sens, et avant tout, un sens collectif » (8). Ainsi, l’existence du sens ne prend de dimension que dans un environnement peuplé d’individus. Le pourquoi des actions doit prendre en compte le tissu social qui environne celui qui s’interroge. Les relations qui unissent les mêmes individus d’une société représentent un socle au sens de leurs actions individuelles. Ces actions n’auraient, pour une grande partie, plus lieu d’exister si l’individu se retrouvait seul au monde. Plutôt que vivre, ce serait alors survivre.
Cette vision sociale du sens proposée par Norbert Elias pourrait être complétée par ce que l’on pourrait qualifier de rôle influenceur de la société. Le sens que l’on peut donner à une action ou à une forme d’être est, en effet, le plus souvent influencé par la société dans laquelle on évolue. Pour illustrer ces propos, on peut s’intéresser au sens que l’on donne à la mort selon le type de société. Cette vision de la mort illustre bien le caractère social du sens que l’on peut lui donner. En effet, il pourra différer selon que l’on soit dans une de ces antiques sociétés guerrières où la conquête primait, ou dans une société pacifique contemporaine où le vivre en paix est un idéal. Dans la première société, la mort fait partie intégrante de la vie de l’individu, elle peut même être parfois idéalisée si elle survient sur un champ de bataille. Elle fait partie du quotidien, on est prêt à mourir jeune. Se battre et tuer sont suffisamment habituels pour que l’on ne s’en émeuve pas. De même, la maladie, omniprésente, pouvait être responsable de mort quel que soit l’âge. Si aller au-delà des soixante ans relevait, dans ces sociétés antiques, de l’exploit, il n’était pas rare que la mort vienne à surprendre des gens sans même que l’on puisse donner un nom à ce qui avait pu les emporter. Dans la seconde, la société pacifique, la mort est rejetée au plus loin de l’existence de l’individu. Disparaît également son image de souffrance, de sa brutalité, sa survenue inattendue – cette modification de sens est à l’origine, selon Norbert Elias, de cette solitude de nos mourants, que l’on relègue à l’hôpital dans son cadre épuré, hygiéniste, « seuls les routines institutionnalisées des hôpitaux donnent une forme sociale à la situation d’agonie. Mais elles sont pauvres affectivement et contribuent largement à l’isolement des mourants » (9). Le caractère d’ordre social du « sens », qu’il définit, prend toute sa dimension dans notre approche contemporaine de la mort. Si les sujets âgés sont autorisés à mourir, on interdit la mort aux plus jeunes. Si la vie a un sens pour la jeunesse, la mort est bien souvent qualifiée d’absurde. Au contraire, pour une personne très âgée, si sa mort a un sens, poursuivre les soins et le maintenir en vie paraît le plus souvent absurde. Combien de fois, on peut entendre, en réanimation, lorsque l’on évoque l’intensité du niveau de soin, pour un sujet âgé, l’argument de « ne pas s’acharner car cela n’a pas de sens ». Notre société nous a donc appris, en réanimation, à déployer toutes les techniques les plus sophistiquées, pour empêcher la mort de nos citoyens jeunes et nous freine dans l’emploi de ces mêmes techniques dès lors que le sujet est vieux sous ce même argument du sens.
Ainsi, pour comprendre le sens d’une action ou d’un métier, il faut prendre en compte son caractère social. S’il y a une forme de mouvement dans le sens il y a aussi un lien entre différents individus qui lui confère ce caractère social. Le sens du soin ne peut s’exprimer sans que l’on ne prenne en compte la relation entre soi et autrui. Selon la façon dont la société se construit, la place du soin, de la relation de l’individu à la vulnérabilité de l’autre déterminera le sens qu’elle veut bien accorder au soin. Cela veut aussi dire que s’il y a une perte de sens dans l’exercice d’un métier, la source de cette perte ne doit pas se chercher uniquement à l’échelle de l’individu mais doit passer aussi par une analyse à l’échelle sociale.

IV Yves Clots et la qualité du travail

N’omettons pas qu’il est tout à fait possible de travailler sans vouloir donner un sens à sa fonction, autre que celui d’avoir un salaire en retour.
Si les conséquences du travail sont sujet à débat (souffrance, sublimation), il n’existe que peu de controverses sur sa relative nécessité. La société aurait en effet bien du mal à fonctionner si tout le monde s’arrêtait brusquement de travailler.
Mais pour un employé, le salaire peut ne pas être l’unique vecteur de l’investissement dans son activité et la possibilité de trouver un sens renforce l’engagement. Ce sens peut s’exprimer tout simplement dans la qualité du travail fourni. Yves Clots, dans son ouvrage Le travail à cœur (10) met l’accent, dans ses observations, sur son importance. La qualité du travail, que l’on a tendance à confondre avec la qualité de vie au travail, semble être un formidable moteur dans l’expression du sens du travail. La réorganisation du travail dans nombre de secteurs a abouti à ce qu’il définit comme la « qualité empêchée ». Le travailleur se retrouve privé de cette possibilité de produire un travail de qualité, il est confronté à une injonction contradictoire : désobéir au règlement mais produire un travail de qualité ou obéir et produire un travail médiocre. Cette dernière attitude, qualifiée de « grève du zèle » par Dejours consiste à faire uniquement ce qui est prévu en limitant ainsi son engagement subjectif (11). A terme, le risque est d’aboutir, selon lui, à la haine de soi avec des risques de suicide « La trahison de soi, qui naît de la compromission des valeurs du sujet, est un risque auquel peuvent être confrontés des sujets pourtant « non prédisposés » au passage à l’acte » (12).

V Le soin a un net rapport au sens : reprise de toutes les catégories énumérées jusqu’ici

Que le métier de soignant ait besoin du sens semble une réalité. Pour l’illustrer appuyons-nous en partie sur les éléments de définitions apportés préalablement et sur la vision du soin donnée par Joan Tronto dans son ouvrage Un monde vulnérable. Pour une politique du care (13).


5-1 Un métier plus qu’un travail


Dans le cadre de la description de cette profession, naturellement, le terme de « métier » est privilégié à celui de « travail ». Il a été vu précédemment que les éléments définissant un métier étaient l’acquisition d’une connaissance préalable et d’une expérience pratique. L’exercice de la profession de soignant nécessite un apprentissage théorique et pratique relativement long allant de trois à dix ans selon la profession. L’expérience s’acquière au fur et à mesure de l’exercice et reste encore valorisée chez les soignants. L’échec, l’erreur, sont aussi des formes d’expérience comme le suggérait Oscar Wilde – « experience is simply the name we give our mistakes ». Se tromper peut permettre de progresser si l’on prend conscience de son erreur et si l’on en fait une analyse suffisamment objective pour penser qu’on ne renouvellera pas cette même erreur.


5-2 Le sens est l’essence du soin


Le soin est un engagement envers l’autre, celui qui est en position de vulnérabilité. Si le care correspond à « prendre soin de », sa forme négative pourrait se traduire par un « je ne m’en soucie pas ». Ce souci de l’autre n’est pas simplement une posture mais sous-tend une action consistant à répondre à son besoin. Tronto, dans Un monde vulnérable propose une définition du soin qu’elle segmente en quatre étapes (14) : se soucier de, prendre en charge, prendre soin, recevoir le soin. Il existe un lien fort entre ce qui détermine le sens comme vu précédemment et la définition qu’elle nous donne du care.

5-3 Soigner c’est avoir les cinq sens en éveil


La conceptualisation du soin tel que Tronto nous le propose dans sa segmentation du care, met en valeur la place des cinq sens dans notre perception de la vulnérabilité et le besoin d’autrui. Pour comprendre sa demande, la première phase (se soucier de (caring about)) nécessite d’être à son écoute, il faut ainsi savoir le regarder mais aussi l’entendre pour percevoir ses besoins. Ainsi le regard et l’ouïe sont mis à contribution dans cette première phase. Les étapes du prendre en charge (taking care of) et prendre soin (care giving) supposent la rencontre directe avec l’autre. Cette rencontre passe quasi-inévitablement par le contact avec le corps de l’autre. Ce toucher, bien souvent indispensable à cette relation fait partie de l’essence même du soin, tant et si bien que nombre de soignants se refusent à porter des gants lors des soins tant ce contact charnel leur est indispensable. La vulnérabilité du corps malade, les fluides corporels, la moîteur de la chambre d’hôpital engage de facto le sens de l’odorat. Accepter le corps tel qu’il est, privé des artifices de la société tels que parfums, onguents, savons parfumés fait partie intégrante de la singularité de la relation dans le soin. C’est une acceptation de l’autre dans sa vulnérabilité, dans sa souffrance, d’un corps sans masque qui se livre pleinement au soignant. Seul le goût semble désormais épargné dans l’acte du soin et l’époque ou le docteur Thomas Willis goûtait les urines de ses patients pour détecter un éventuel diabète semble bien révolue. La dernière étape, recevoir le soin (care receiving) engage tout autant ces sens afin de comprendre et évaluer la façon dont le soin a été perçu. En réanimation où, dans des situations de fin de vie, les soins de confort sont privilégiés, la question de la pertinence du soin et la façon dont elle est perçue prend toute sa dimension. Afin de savoir si une toilette, partie intégrante du soin, n’est pas source d’inconfort, tous les sens du soignant doivent être en éveil. Entrapercevoir une grimace sur le visage du malade, sentir une contraction musculaire ou un raidissement signe de douleur, entendre l’ébauche d’un gémissement seront quelques-uns des signaux d’alertes, lui montrant la façon dont est perçu le soin qu’il prodigue. Dans l’univers si particulier de la réanimation, où souvent la parole est impossible en raison du coma, le soignant doit faire preuve d’une sensibilité accrue afin de détecter au mieux ces micro-signaux témoins d’une souffrance ou d’un inconfort. Transformer un soin comme un acte mécanique, chronométré, normalisé ou seul la valeur temps est comptabilisée, limite la possibilité pour le soignant de se mettre dans cette position d’hyper-réceptivité.


5-4 Soigner c’est être en mouvement


Il ne peut être question de soigner sans déterminer le sens vers lequel on s’oriente. Guérir la maladie c’est l’objectif de revenir à l’état antérieur. A contrario, on peut aussi accompagner le patient vers une évolution inéluctable où tout retour en arrière s’avérera impossible. Ce mouvement est une constante du soin, quelle que soit la direction prise. Tronto insiste bien sur le fait que cela ne peut se résumer à une posture mais que l’action doit être intégrée à une fin définie « Désigner le care comme une pratique implique qu’il est à la fois pensée et action, que l’une et l’autre sont étroitement liées et orientées vers une certaine fin » (15).


5-5 Soigner c’est s’interroger


Dans la description faite du care, on relève la nécessité de constamment s’interroger. Quels sont les besoins de l’autre, que puis-je faire pour y répondre, comment le soin que je procure est perçu, ce soin correspond-il à l’attente du malade ? C’est justement la réponse à ses interrogations qui donne tout le sens au soin. Soigner sans s’interroger sur la portée de ses actes, sur leurs conséquences, sur leur perception dépouillerait le soin de tout son sens. Comme le souligne bien Tronto, l’exécution d’un soin, fusse-t-elle dans les règles de l’art, sera incomplète si on ne s’interroge pas de savoir si cela correspond bien à l’attente du malade : « il est important d’inclure la réception du soin parmi les éléments du processus, parce que c’est la seule manière de savoir s’il a apporté une réponse aux besoins de soin » (16). Si les occasions de s’interroger sur le bien-fondé du soin apporté sont nombreuses, la prise en charge de la fin de vie est une situation bien spécifique où l’on ne peut éluder cette question. En réanimation, les progrès technologiques permettent de maintenir en vie nombre de patients. Il reste indispensable de se questionner sur la façon dont sont perçus les soins prodigués et s’ils sont bien en adéquation avec les souhaits du patient. Dans son ouvrage, Le Droit de mourir, Hans Jonas rappelle cette nécessité absolue pour le médecin d’y être attentif ce d’autant plus que le patient n’a souvent pas la possibilité de s’exprimer. Il faut alors lui reconnaître ce droit de mourir « qu’en est-il lorsque la mort d’un être humain est soumise au contrôle des hommes, et que sa propre voix (quand elle exprime le désir de mourir) n’est peut-être pas la seule qui doive être entendue en la circonstance ? C’est alors qu’un « droit de mourir » devient une affaire réelle » (17). La tentation est grande, en réanimation, d’exceller dans le care giving mais de passer outre l’étape suivante, du care receiving sous l’argument d’une impossibilité de s’exprimer pour le malade. Il faut donc s’interroger sur le sens du soin que l’on pratique, s’interroger sur le rôle de soignant dans le maintien de la vie par obstination déraisonnable ou au contraire d’une acceptation de la mort. Aller à l’encontre de cette démarche reviendrait à soigner sans s’interroger et être source d’une perte de sens.


5-6 La qualité du travail du soignant au cœur du sens


La qualité dans le soin fait partie intégrante des fondements de celui-ci. Elle tient dans le soin qui est procuré mais aussi dans la façon dont il est perçu et s’il répond à la demande de celui qui est en position de le recevoir. Cette qualité s’exprime d’abord par la compétence, c’est-à-dire la capacité à pouvoir réaliser l’acte selon les règles de l’art. Cette compétence semble si importante aux yeux de Tronto qu’elle l’élève au rang de notion morale dans la partie définissant une éthique du care. Selon elle, il faut se soucier de ce que l’on fait et du fait qu’on le fasse bien. « Une des raisons importantes pour inclure la compétence parmi les dimensions morales du care est d’éviter la mauvaise foi de ceux qui se soucieraient d’un problème, sans vouloir accomplir quelque forme du care que ce soit. Mais manifestement, s’assurer que le travail du soin est accompli avec compétence doit être un aspect moral du care, si l’adéquation de la sollicitude accordée doit être la mesure de la réussite de cet acte » (18). Outre la compétence, intervient la manière de faire dans la détermination de la qualité. C’est probablement ce qui est le plus difficile à définir et donc à quantifier. La définition de cette qualité tient en grande partie à l’image que le soignant se fait de son exercice. La souffrance tient de la distorsion entre la vision qu’il a de son métier et la façon dont on lui demande de l’exercer. On retrouve, dans les raisons de souffrance des soignants ce concept de « qualité empêchée » (19) définie par Clots dans Le travail à cœur. Le sentiment de ne pas faire correctement son travail, de ne pas pouvoir produire la qualité inhérente au soin, génère une frustration puis une souffrance. La représentation que l’on se fait de sa profession peut être un formidable vecteur d’investissement dans son travail. Son exercice peut cependant en être bien éloigné. La souffrance qu’engendre cette inadéquation entre la vision que le soignant a de son métier et la façon dont on lui demande de l’exercer doit être entendue


5-7 Soin, sens et social


Si l’ouvrage de J. Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care, fait office de référence dans la définition qu’elle apporte du care, la première partie de son ouvrage est moins sujette à référence. Elle est pourtant riche en arguments sur l’intérêt de repositionner les frontières entre le care et la politique afin de donner une dimension sociale plus grande au soin « cette notion de care est non seulement un concept moral, mais aussi un concept politique utile. Le care nous aide à repenser les humains comme êtres interdépendants ». Cette interdépendance reflète bien le caractère social du sens défini par Norbert Elias abordé précédemment (20). Les relations entre individus ont un sens collectif. Dans le soin, l’asymétrie de cette relation marquée par la vulnérabilité de l’un des protagonistes, rend d’autant plus forte ce concept de sens social. La sollicitude doit être positionnée au cœur du fonctionnement de notre société, telle que revendiqué par Tronto et pas simplement reléguée à la sphère privée et liée au genre comme Carol Gilligan semblait le concevoir. Si le care est autant affecté par le genre, la race, la classe c’est parce que la société a voulu le déterminer tel.  La relation de la cité avec ses vulnérables, avec l’altérité, permet de définir le sens que l’on veut donner au soin : on peut le positionner en périphérie, dans la sphère privée ou au contraire le mettre au centre de nos préoccupations, conférant alors une responsabilité aux politiques sur la bonne prise en charge des plus vulnérables. Les politiques doivent alors redonner toute la valeur au care et à ceux qui en sont les exécutants « le care est dévalorisé et les personnes qui effectuent le travail du soin le sont également. Non seulement ces emplois sont faiblement rémunérés et ne jouisse d’aucun prestige, mais l’association de ces personnes à des relations de corps abaisse encore leur valeur » (21). Ainsi, un changement profond doit s’opérer au sein de la société pour donner une position plus centrale à la question du care « notre incapacité de réfléchir au care en d’autres termes ne renvoie pas à son échec, mais à une contrainte relevant du social » (22).

Conclusion

Ainsi il peut y avoir du sens dans l’exercice du métier de soignant. C’est un métier plus qu’un travail tant l’apprentissage théorique, l’expérience individuelle et la qualité du travail forgent cet exercice. La qualité est intimement corrélée au sens que les soignants donnent à leur fonction. La société a un rôle majeur car elle participe à définir le sens du soin du point de vue social. Si l’on observe depuis quelques années l’expression d’une souffrance des soignants dans l’exercice de leur métier, elle semble naître d’une distorsion entre l’image qu’ils ont de leur métier et la façon dont il leur est demandé de l’exercer et donc par une « qualité empêchée ».
Le sens est l’essence du soin. Dans la description du soin par Joan Tronto, on retrouve les déterminants du sens que cela soit pour les cinq sens, la direction et le questionnement du pourquoi. Se soucier de, prendre en charge, prendre soin, recevoir le soin sont en parfaite adéquation avec ce qui définit le sens. Les mutations en cours du système de santé, par l’application du management d’entreprise au système hospitalier ou du tout-technologique pourraient mettre en péril le soin. Dénaturer le soin, c’est alors prendre le risque de perdre le sens. Il faut préserver ce soin, le protéger en créant une bulle hypotechnologique (23) au sein de laquelle la rencontre entre le patient et le soignant permettra l’expression des besoins qu’engendre la vulnérabilité.

Références bibliographiques :


(1)    Eskanazy A.,  « L’étymologie de Travail », in Romania, tome 126, n° 503-504, 2008, pp 296-372.
(2)    Id. p. 299
(3)    Dejours C., Le Choix. Souffrir au travail n’est pas une fatalité, Montrouge, Bayard Éditions, 2015, p. 10.
(4)    Op cit.  p. 359.
(5)    Frankl Viktor E., Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie, J’ai lu, 2012, p. 96.
(6)    Id. p. 92
(7)    Ibid. p. 100.
(8)    Elias N., La solitude des mourants, Christian Bourgeois Editeur, « collection Agora », 1988, p. 73.
(9)    Id. p. 43.
(10)    Clot Y.,  Le travail à cœur, Paris, La Découverte, 2015, p. 11.
(11)    Op cit. p. 40.
(12)    Ibid. p. 46.
(13)    Tronto J., Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Éditions la Découverte, 2009.
(14)    Id. p. 147.
(15)    Ibid. p. 150.
(16)    Ibid. p. 149.
(17)    Jonas H., Le droit de mourir, Rivages poche, « collection petite bibliothèque », 1996, p. 17.
(18)    Op cit. p. 179-180.
(19)    Op cit. p. 39.
(20)    Op cit. p. 75.
(21)    Op cit. p. 157.
(22)    Id.  p. 204.
(23)    Cf. : Notre précédent article : Goulenok, C. (2020) « Technosophie et bulle hypotechnologique pour maintenir du sens dans la médecine de demain » in Ethique. La vie en question, mai 2020.

]]>
news-3557 Mon, 03 May 2021 09:55:00 +0200 L'IMPORTANCE D'UN CHEZ SOI https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/limportance-dun-chez-soi par Bertrand QUENTIN

 

Philosophe

Maître de conférences HDR à l’Université Gustave Eiffel

Dernier ouvrage : Les invalidés, Nouvelles réflexions philosophiques sur le handicap, érès (Prix Littré de l'Essai 2019).

 

"Des personnes à lourd handicap pourraient vite n’être pensées qu’en institution. Mais méfions-nous des apparences..."

 

Article en PDF de la revue ETRE accessible en bas de document.

]]>
news-3558 Sat, 03 Apr 2021 10:14:00 +0200 LE DEUIL OUBLIÉ https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-deuil-oublie Cécile CHAUVEAU, Août 2020

 

Cécile Chauveau est cadre de santé à l'hôpital Saint-Antoine à Paris. Après huit années en Oncologie médicale et soins palliatifs, elle exerce actuellement en Structure d'Urgences. Où sont arrivés, dès mars 2020, de nombreux patients atteints de covid-19...

 

Article référencé comme suit :

Chauveau, C. (2021) « Le deuil oublié » in Ethique. La vie en question, avril 2021.

 

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article

 

Nous n’avons cessé de compter les morts. Dès les tous premiers signes de contamination par le nouveau coronavirus, ce printemps 2020, le nombre de cas et le nombre de morts ont chaque jour été comptabilisés. Par hôpital, par région, dans le pays tout entier. Or derrière chacun de ces morts, il y a eu, et il y a encore, des endeuillés qui, eux, ont semblé moins compter dans les préoccupations. Le deuil n’est surtout pas l’oubli, mais peut-être a-t-il été oublié, par les non-endeuillés. Du moins est-il resté sous silence.

Le deuil est sans doute trop intime, trop immatériel, pas assez bruyant pour être mis en avant, devenir élément d’ordonnance quand la peur paralyse la nation, le monde. Qui oserait réclamer une plus grande attention à sa souffrance quand le souci commun est d’échapper à la maladie ? Pascal Dreyer le rappelle pourtant, « l’expérience de la mort d’autrui vous traverse, vous divise, vous exclut. Le monde s’est déserté, décoloré. » (1) La mort de l’autre qui nous est cher signifie la disparition d’une présence, la disparition in-compensable d’une présence irremplaçable. La mort d’un proche ne se mesure pas.

 

Aux urgences d’un hôpital parisien nous avons accueilli de nombreux patients atteints de formes graves de covid-19. Certains d’entre eux sont morts, très rapidement, trop bien-sûr, de façon très violente. Pour eux, pour leurs proches et pour les soignants. Avec la progression de l’épidémie, nous avons dû adapter l’hôpital, repenser nos organisations, transformer nos habitudes, limiter les risques pour les patients et pour les personnels. Des procédures ont été créées ou révisées. Concernant la nouvelle « prise en charge d’un patient suspect ou avéré décédé d’une infection Covid-19 », qui rapidement est devenue « prise en charge du corps d’un patient cas probable ou confirmé Covid-19 », les procédures se sont multipliées. Elles comportaient quelques variantes de l’une à l’autre, mais deux points essentiels et inédits y résidaient : un temps très écourté de maintien du patient défunt dans le services de soins - deux heures maximum au lieu des dix heures habituelles - et la nécessité d’envelopper son corps dans deux housses plastifiées - puis une seule quand elles sont venues à manquer - avant son transfert en chambre mortuaire. Il y était également notifié les protections que devaient respecter les proches : port d’un masque chirurgical, utilisation de solution hydro-alcoolique, une seule personne à la fois, absence de contact direct avec le défunt… « La famille n’embrasse pas le corps », y lisait-t-on.

Sans vouloir explorer ni juger le bien-fondé de ces procédures au plus fort de l’épidémie, il est apparu nécessaire d’interroger l’histoire des familles et des soignants à travers ces morts précipitées. Ce qu’ils ont pu vivre, et comment ils ont tenté de le vivre.

 

Le deuil dans l’ombre du coronavirus

 

Au-delà de la violence de la rupture, dans un contexte de surcroît effrayant et restrictif, les mesures mises en place à l’hôpital ont bouleversé les ultimes démarches et souvenirs qui entourent la perte d’un aimé.

 

Voir, ne pas voir le corps

 

Deux heures donc, deux courtes heures permettaient à quelques rares proches demeurant à proximité de l’hôpital de venir voir celui ou celle qu’ils venaient de perdre. Passé ces deux heures, il n’y avait plus de « visibilité » possible. Ni dans la chambre du service de soins, ni à l’amphithéâtre de l’hôpital. De nombreux proches n’ont donc pu voir leur aimé une dernière fois. Ni le voir, ni lui dire au revoir, ni le toucher, ni l’embrasser.

 

« Voir son mort, c’est le suivre jusqu’au bord de son destin », affirme Marie-Frédérique Bacqué (2). Le corps étendu sur le lit est toujours la personne qu’il fût, et les adieux semblent nécessaires pour faciliter l’acceptation de la réalité de la mort. « Le fait de ne pas revoir le mort renforce l’angoisse liée à une mort plus violente qui a conduit à un corps plus abîmé. » (3) Louis-Vincent Thomas, écrit au sujet de la présentification du défunt : « Il faut qu’il puisse être vu et touché par ceux qui lui sont chers, et ceci dans des conditions honorables pour lui. Car rien n’est pire que de mourir loin ou de disparaître sans laisser de traces corporelles, ce qui est source d’ambiguïtés et d’angoisses, comme le révèlent certains deuils pathologiques ». (4) 

 

Voir le corps mort pour « aborder la nécessité de se séparer de l’être aimé », c’est ainsi que le perçoit Marie-Frédérique Bacqué (5). Cet accès au corps lui apparaît fondamental pour les familles. La tendance naturelle d’un individu à qui on annonce la mort d’un proche sans fournir de preuves, est le déni. « De façon récurrente, l’endeuillé s’auto-persuade qu’il y a eu une erreur, que l’on s’est trompé de personne, que c’est un cauchemar, qu’il va se réveiller, etc. » (6) Pour concrétiser le décès, l’être humain a souvent besoin de voir le corps inerte, de tenir la main, caresser la joue, ressentir l’émotion en présence du défunt. Un besoin parfois de souffler quelques mots précieux à ce visage impassible et irréceptif, mais encore présent, juste pour soi-même. « Sa matérialité fait prendre conscience de la réalité de la mort et elle est malgré tout bénéfique, la certitude du pire étant, en définitive, moins traumatisante que l’incertitude. » (7)

 

Mais voir le mort est extrêmement dur. Même si cela peut aussi permettre d’interrompre l’imaginaire autour de ce mort, il s’agit d’une concrétisation du décès, une confrontation soudaine au deuil. « Il faut dire que la rencontre avec la mort, avec le mort, est en soi une menace de mort. Sauf état de déni, bien compréhensible et très souvent transitoire, le proche qui contemple un mort, ne peut échapper à un questionnement sur sa propre mort. » (8) Quand il n’apparaît pas indispensable de voir le corps mort, il semble primordial de venir saluer la dépouille, de se recueillir près de cet être aimé avec lequel une histoire a été partagée. La matérialité du corps semble avoir suppléé à la question de l’âme aujourd’hui révolue. Au-delà de toute croyance, la présence du défunt revêt alors une dimension spirituelle et symbolique.

 

Sacrifier les rites

 

Les soins de conservation ou de thanatopraxie, les rites religieux et toilettes traditionnelles ont été interdits pour les morts du coronavirus ou suspectés d’en être atteints. Après avoir été lavés une dernière fois par les soignants, leurs corps ont été enveloppés dans des housses qui ne seraient jamais réouvertes. Ni pour un ultime regard, ni pour un soin spécifique ou un rite cher à l’entourage.

 

Le rite funéraire apparaît pourtant comme une stratégie d’apaisement. « Sous une forme diffuse la personne est toujours là, capable de ressentir encore l’amour et l’attention dont elle est l’objet. On ne veut pas la voir disparaître sans lui signifier une dernière fois son attachement. Un « je sais bien, mais quand-même » interrompt toute remarque. » (9) La toilette rituelle par exemple, souvent d’ordre religieux, se veut purificatrice, elle vise à éliminer la « saleté de la mort », comme l’écrit Louis-Vincent Thomas (10). « Elle vise à le purifier [le défunt] pour le préparer à sa prochaine disparition. » (11) Ce dernier soin, comme d’autres encore auxquels des communautés souvent religieuses sont attachés, les proches ont dû accepter d’en priver leur aimé. « Au plan du discours latent […], le rituel ne prend en compte qu’un seul destinataire : l’homme vivant, individu ou communauté. Sa fonction fondamentale, inavouée peut-être, est de guérir et de prévenir, fonction qui revêt d’ailleurs de multiples visages : déculpabiliser, rassurer, réconforter, revitaliser. » (12) Louis-Vincent Thomas perçoit dans l’accomplissement des rites, dans les actions effectuées envers le mort, un besoin inconscient de transcender l’angoisse de mort. « C’est aussi un moyen de circonscrire la mort, de la piéger dans un lieu délimité, en marge de la vie. » (13) Il s’agit de maîtriser la mort, « dans sa forme effective en ce qui concerne le mort, dans son équivalent symbolique en ce qui concerne le chagrin des endeuillés ». (14)

 

Les morts sont ainsi restés nus dans les housses. Nous savons combien il apparaît essentiel, quelle que soit la culture, de vêtir le défunt. Comme l’exprime David Le Breton : « La mort est le seuil d’une autre vie, un voyage, et leur corps sera peut-être de la partie. Même lorsque rien n’a été dit, spontanément, les proches veillent à revêtir le défunt de ses plus beaux vêtements ou de ceux qui étaient significatifs pour lui. » (15) Et lorsque la culture est religieuse, ces linges sont le plus souvent blancs, exprimant la pureté. « Les vêtements constituent la dernière enveloppe qui  ? protègera ? le corps lors de la mise en terre ou de la mise à la flamme. Les endeuillés ont besoin de ressentir cette capacité d’éviter au mort de nouvelles  ? blessures ?, le corps protégé est retrouvé dans tous les tombeaux anciens, depuis la nuit des temps. » (16) Alors que la nudité convoque la vulnérabilité, l’irrespect, l’impudeur ou l’atteinte à la dignité, il est imposé aux proches de se rappeler ce corps laissé définitivement nu.

 

La mise en bière dans des cercueils scellés a été effectuée dès que possible, pour tous les morts de covid-19. Quelques rares proches pouvaient y assister, devinant leur aimé dans la housse blanche pendant quelques instants. Les cérémonies funéraires ont ensuite pu être célébrées mais seules vingt personnes pouvaient y assister, « employés des pompes funèbres compris ». Il fallait donc décider auparavant quelle serait cette quinzième ou seizième personne, du cousin à l’ami d’enfance, qui serait autorisée à assister aux obsèques. « Mais tout de même : faut-il que le biologique l’emporte radicalement sur le symbolique pour que les morts n’aient plus droit au moindre hommage ? », s’est insurgé Éric Fiat alors que sa tante venait de décéder en cette période de confinement (17). Le rite funéraire n’est pas uniquement un moyen de prendre conscience de la mort, il est aussi un moment de communion affective, une douleur partagée entre proches de la personne disparue. Et plus le rassemblement autour du mort est important, plus grand est l’hommage qui lui est rendu. « Pour nombre de ceux qui y assistent, la veillée et les obsèques se font avec la personne, ils accompagnent un ? vivant ? dans sa  ? dernière demeure  ?. » (18) La cérémonie funéraire devient ainsi le symbole qui permet d’enclencher le deuil : elle est le début de l’acceptation de la disparition de l’être aimé, de sa mort irréversible. « Les funérailles constituent un véritable carrefour psychosocial du deuil. […] elles valident sa mort et permettent au groupe d’autoriser le signalement des endeuillés afin qu’ils soient protégés pendant le temps de leur affaissement. » (19) Les rapprochements entre membres d’une même « communauté d’endeuillés », les gestes, les embrassades y ont alors un rôle essentiel, ils rassurent et réconfortent. Pourtant, en cette période de covid-19, chacun portait un masque. Distance et « gestes barrières » étaient devenus les comportements appropriés et talonnaient tout mouvement chaleureux.

 

Ce que pouvait le soignant

 

Ces procédures restrictives et non sans conséquences pour les proches, il a été demandé aux soignants de les appliquer. Or en examinant les textes et instructions diverses, il est apparu que les mesures institutionnelles avaient renforcé les recommandations nationales, celles du Haut Conseil de la Santé Publique et celles de la Haute Autorité de Santé. Que ces procédures avaient été rédigées par des responsables de chambre mortuaire puis par la Direction des Affaires Juridiques. Qu’elles étaient certainement dictées par la peur, par un immense principe de précaution, avec une volonté sincère de protéger les soignants, mais dictées également par des aspects matériels et des limitations juridiques. Et qu’inévitablement le regard posé n’y était pas celui de soignants qui assistent la mort.

 

Du patient défunt au cadavre

 

D’un point de vue soignant, le mort n’est jamais autre que le patient défunt. Il est le patient qui vivait l’instant d’avant, que l’on a soigné, et pour qui les soins n’ont plus suffi à le maintenir en vie. Quel que soit le service d’accueil, unité de soins palliatifs ou structure d’urgences, il y a ce prolongement de vivant à mort, dont seuls les proches et les soignants peuvent témoigner, mais qui donne au défunt toute sa dimension. L’instant d’avant il était vivant et nul ne peut l’oublier.

 

Cette dimension apporte un regard particulier sur la mort autant que sur le mort. Dans le monde médical, le mourir est un processus dont on devine l’évolution et dont la fin ne fait pas de doute. « La mort devient alors un problème comme un autre, pas plus mystérieux, et qui appartient aussi bien au démographe qu’au biologiste », explique Jankélévitch (20). Les soignants considèrent alors le mort comme celui qui n’a pu être sauvé. Il est le vivant sans un souffle. « Le mort, en un sens, est parti, et même infiniment loin ; mais en un autre sens il est resté sur place. Et d’ailleurs les deux reviennent peut-être au même ! Le vivant est parti sans bouger de son lit. » (21) Ainsi quand la mort saisit le vif de la personne, il reste son corps. « Certaines langues nomment ce reste, un cadavre. Mais le terme est un abîme anthropologique car aucune signification simple n’est en mesure de se refermer sur lui. » (22) La notion de cadavre transforme radicalement le statut de la personne. « Vivante elle est corps, morte elle devient cadavre. Et si le terme corps est réversible en ce qu’il désigne parfois le cadavre, jamais ce dernier terme n’est appliqué de son vivant à une personne. » (23)

 

Nul doute qu’aux yeux des soignants, le patient défunt a pris une allure de cadavre au moment où il a été placé nu dans une housse hermétique. En cet instant crucial, les dernières traces d’humanité ont semblé lui être retirées. La housse à elle seule évoque un paquet immense et encombrant en voie d’élimination. « Les hygiénistes pour lesquels le cadavre est de trop, facteur potentiel de désordre et d’impureté à rejeter extra muros, réduisent l’expressivité du cadavre à de pauvres contraintes objectives », souligne Jean-Philippe Pierron (24). Homme mort ou cadavre, nous restons pourtant devant des significations et des valeurs, et leur mise à mal a inconforté voire fragilisé les soignants. Si aux yeux des proches, la dépouille est un lieu de mémoire, incarnant encore la personne qu’elle fut, sujet d’amour et de tendresse, elle reste aux yeux des soignants celle ou celui qu’ils ont soigné, dont ils ont « pris soin » quelques jours, quelques heures, qu’importe ! quand l’attention est plus prégnante que le temps.

 

Soigner le mort

 

« On peut considérer que nous avons pour tâche de rendre la séparation, la fin des êtres humains, quand elle survient, aussi légère et agréable que possible, aux autres comme à soi-même, et se demander comment on peut accomplir cette tâche », nous dit Norbert Elias dans La solitude des mourants (25). L’accompagnement du mourant et de ses proches, puis les soins au mort, restent un aspect important de la fonction soignante, bien que les formations y préparent peu.

 

Jean-Philippe Pierron interroge : « Quelle continuité y a-t-il entre le soin du corps malade et le soin du cadavre ? L’histoire des premières sépultures rappelle que le premier soin est le soin des morts, la toilette funéraire. Le soin funéraire n’est donc pas tant l’échec que le rappel du soin en son fondement : il accompagne une finitude. » (26) D’un point de vue soignant, la prise en charge des patients décédés s’inscrit dans une continuité des soins. De la toilette corporelle à la disposition des bras au-dessus du drap, le mort bénéficie de multiples attentions et les soins sont effectués avec douceur. Presqu’autant que s’il vivait encore. « Prendre soin du cadavre, le rendre présentable n’est donc pas qu’un dérisoire souci de sauvegarder les apparences. C’est l’ultime souci de maintenir active la reconnaissance de ce qui lie les hommes aux hommes. Là, le soin est une épreuve de l’essentiel. » (27)

 

Accompagner les endeuillés

 

Dans cette continuité de soins, l’accompagnement des proches vers le patient décédé, les messages délivrés, qu’ils soient explicatifs, rassurants ou informatifs, sont prodigués avec la même attention.

 

« La découverte d’un être aimé mort conserve toutes les conséquences dramatiques et doit être préparée. » (28) Les soignants ont pleinement conscience qu’ils marchent là sur le chemin naissant du deuil. « Au moment du décès, les familles sont désemparées, personne n’est là pour prendre un relais, personne ne sait comment faire avec un mort, et c’est aux soignants qu’est demandé d’assumer ce qui, à mon sens, ne fait plus partie de leur fonction propre. La mort n’est pas et ne peut être un problème uniquement médical. Cependant, ils font face. » (29)

 

Avec les proches, le corps est touché, la chemise repositionnée, des mots prononcés. « Les paroles fréquemment entendues comme  ?on dirait qu’il dort ?, ? il est apaisé ?, ? elle est sereine, calme ? sont des appréciations qui rassurent, car souvent personne n’a de mot pour qualifier le mort. » (30) Ces sensations laissent penser que l’être aimé a quitté le monde des vivants dans la sérénité, sans effroi ni douleur ni colère, et cette idée est apaisante pour ceux qui lui survivent. Mais parfois aucun mot n’est dit parce qu’il n’y a de place pour aucun d’eux. Seule la douleur se fait entendre ou ressentir. Le corps a matérialisé la mort, il lui a donné une forme concrète, sa découverte est un moment dramatique auquel seul le silence peut alors faire écho.

 

Comment assister à la douleur de l’endeuillé sans en être touché, ébranlé, sans qu’elle vienne percuter nos propres projections d’enfant, de parent, de frère… ? « On souffre de la douleur de l’autre justement parce qu’on ne peut pas être à sa place et que l’on sait sa douleur incommunicable. » (31) Vincent Delecroix défend une compassion du soignant, bien plus que de l’empathie qui signifierait « je souffre comme tu souffres » : « Dans com-passion, le cum me satisfait parce qu’il induit une relation d’analogie et non pas d’identification : la douleur de l’autre me fait souffrir, c’est incontestable même si je n’endure pas sa souffrance. » (32) Accompagner les endeuillés est difficile, c’est une des missions les moins spontanées des professionnels du soin. Parce qu’ils manquent de mots pour atténuer la souffrance, parce qu’ils luttent eux-mêmes contre leur propre trouble, leur propre perdition, et qu’il leur faut « survivre » eux-mêmes à la mort de ceux qu’ils soignent.

 

Réhumaniser sous les diktats de la covid-19

 

Les soignants ont accompagné les patients mourant du coronavirus avant de s’occuper de leur corps mort. Ainsi il leur a été difficile de comprendre les mesures qu’on leur imposait : quelle différence y avait-il entre s’occuper d’un patient vivant et s’occuper de ce même patient mort, atteint de la même infection ? Le second pouvait-il être plus contaminant que le premier ? Jamais la question du temps passé auprès d’un vivant atteint de covid-19 ne s’était posée, pourquoi se posait-elle alors auprès d’un mort ?

 

Il est possible que la réduction de présence des patients défunts à deux heures au sein des services de soins ait eu notamment pour visée de limiter « l’accumulation des morts » dans les unités et ainsi protéger le « moral des troupes ». Mais c’est finalement en « réhumanisant » leurs missions que les soignants ont semblé se protéger. Ne pas perdre pied, rester soignants, obéir a minima à leurs valeurs fondamentales. Au sein de l’unité de soins palliatifs dédiée aux victimes de l’épidémie, dans laquelle quarante-trois patients sont décédés en quarante jours consécutifs, les soignants ont conservé les corps plusieurs heures pour attendre les proches. Ils étaient parfois huit d’une même famille, et l’équipe s’était accordée à les laisser monter deux par deux dans la chambre du défunt. Aux urgences également, les moments de recueillement se sont prolongés afin de permettre aux parents plus distants de venir dire au revoir. Sans remettre manifestement en cause les procédures qui avaient été données, elles étaient simplement « dédramatisées ». La transmission des consignes de ne pas embrasser, de ne pas approcher, était oubliée. Chacun portait un masque, chacun savait déjà, chacun ferait ce qui était le mieux pour lui-même. Bien-sûr tous les personnels hospitaliers n’ont pas dérogé aux règles, certains ont tenu à respecter scrupuleusement les consignes, mais qu’importe, cette résistance soignante parle en elle-même. « Ces savoir-faire de protection de soi et de l’équipe pour tenir dans des situations critiques sont élaborés collectivement et mis en œuvre pour trouver des issues aux épreuves du travail. » (33) C’eut été probablement un sentiment de démission, ou de double échec que d’échouer à soigner puis d’échouer à accompagner. Il fallait que le soignant puisse se retrouver à un moment du processus. S’auto-rassurer, se convaincre qu’il avait fait tout ce qui était en son pouvoir. Et si ce pouvoir était d’alléger un tant soit peu la douleur des endeuillés, leur frustration, leur peur, leur culpabilité, alors il fallait qu’il le fasse, pour eux autant que pour lui-même.

 

Conclusion

 

Nous ne saurons pas comment vivent aujourd’hui ceux que le coronavirus a amputés d’une partie d’eux-mêmes. Ce qu’ils ressentent, du fond de leur silence, lorsqu’ils vont se recueillir sur la tombe ou devant l’urne de leur parent. Nous ne connaîtrons pas leur souffrance. A peine pouvons-nous l’imaginer.

 

Si leur deuil a été oublié au milieu de l’urgence et des prérogatives de la pandémie, les soignants, eux, n’ont eu d’autre choix que de s’y confronter. Conscients qu’ils n’oublieraient pas. Être témoin de la mort d’autrui est une expérience difficile qui meurtrit. Assister impuissant à la douleur des proches est un spectacle qu’aucun temps ne peut effacer.

 

« Être éthique, c’est accepter et vivre ce conflit du bien à faire et du devoir à accomplir, "comme si" la destination de l’homme était d’en sortir dans un monde meilleur, qui n’est pas à attendre mais à construire. […] Être éthique, c’est souffrir sans repos de ce conflit, jamais résolu, jamais réglé, toujours à remettre sur l’ouvrage » (34). Exacerber la douleur, des autres puis de soi-même, en respectant fidèlement les nouvelles procédures, devenait difficilement supportable. Ainsi les soignants, devenus aussi silencieux que les endeuillés, couverts par le bruit des applaudissements chaque soir à leur encontre, ont résisté à leur manière. Laissant le temps de dire au revoir.

 

Notes :

 

(1) Dreyer P., Faut-il faire son deuil ?, Paris, Autrement, 2009, p. 7.

(2) Bacqué M.-F., « Voir ou ne pas voir le corps du défunt », in Jusqu’à la mort accompagner la vie, N°121, février 2015, pp. 73-82.

(3) Ibid., pp. 73-82.

(4) Thomas L.-V., Mort et pouvoir, Paris, « Payot et Rivages », 2010, p. 124-125.

(5) Bacqué M.-F., « Deuil post-traumatique et catastrophe naturelle », in Etudes sur la mort, n° 123, janvier 2003, pp. 111-130.

(6) Ibid., pp. 111-130.

(7) Thomas L.-V., Rites de mort, Paris, Fayard, 1985, p. 141.

(8) Bacqué M.-F., « Voir ou ne pas voir le corps du défunt », op.cit., pp. 73-82.

(9) Le Breton D., « Face à ce qui reste : ambivalences du cadavre », in Shepens F., Les soignants et la mort, « Clinique du travail », 2013, pp. 57-70.

(10) Thomas L.-V., La mort, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1988, p. 93.

(11) Le Breton D., « Face à ce qui reste : ambivalences du cadavre », op.cit., pp. 57-70.

(12) Thomas L.-V., La mort, op.cit., p. 92.

(13) Ibid., p. 92-93.

(14) Thomas L.-V., Rites de mort, op.cit., p. 120.

(15) Le Breton D., « Face à ce qui reste : ambivalences du cadavre », op.cit., pp. 57-70.

(16) Bacqué M.-F., « Voir ou ne pas voir le corps du défunt », op.cit., pp. 73-82.

(17) Fiat E., « Aujourd’hui ma tante est morte », in La Croix, 23 mars 2020.

(18) Le Breton D., « Face à ce qui reste : ambivalences du cadavre », op.cit., pp. 57-70.

(19) Bacqué M.-F., « Deuil post-traumatique et catastrophe naturelle », op.cit., pp. 111-130.

(20) Jankélévitch V., Penser la mort ?, Paris, Liana Levi, 2003, p. 58.

(21) Jankélévitch V., La mort, Paris, Flammarion, « Champs essais », 2017, p. 372.

(22) Le Breton D., « Face à ce qui reste : ambivalences du cadavre op.cit., pp. 57-70.

(23) Ibid., pp. 57-70.

(24) Pierron J.-P., Vulnérabilité pour une philosophie du soin, Paris, PUF, 2010, p. 178.

(25) Elias N., La solitude des mourants, Paris, Christian Bourgeois, 2012, p. 12.

(26) Pierron J.-P., Vulnérabilité pour une philosophie du soin, op.cit., p. 178.

(27) Ibid., p. 199.

(28) Bacqué M.-F., « Voir ou ne pas voir le corps du défunt », op.cit., pp. 73-82.

(29) Canouï P., « Le deuil des soignants », in Etudes, N° 395, novembre 2001, pp. 475-491.

(30) Bacqué M.-F., « Voir ou ne pas voir le corps du défunt », op.cit., pp. 73-82.

(31) Delecroix V. et Forest P., Le deuil, entre le chagrin et le néant, Paris, Gallimard, 2017, p. 80.

(32) Ibid., p. 80.

(33) Guerra Gomes Pereira M.-H., « Du ? sale boulot ? au ? bel ouvrage ? : activités de soins et confrontation à la mort », in Schepens F. Les soignants et la mort, ERES « Clinique du travail », 2013, pp. 227-240.

(34) Rameix S., Fondements philosophiques de l’éthique médicale, Paris, Ellipses, 1996, p. 86.

]]>
news-3559 Fri, 05 Mar 2021 10:17:00 +0100 COVID-19 LA LIMINALITÉ POUR TOUS ? https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/covid-19-la-liminalite-pour-tous Article de Bertrand QUENTIN publié initialement dans le N°161 de la revue ETRE.

 

Ma tante âgée de Charente a une mauvaise hanche et ne voit plus très bien. Pendant la période de confinement due au Covid-19 elle était seule dans sa maison et le midi un repas lui était apporté sur le pas de sa porte...

]]>
news-3560 Fri, 05 Feb 2021 10:22:00 +0100 LE SOIGNANT FACE A l'ASSIGNATION JUDICIAIRE https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-soignant-face-a-lassignation-judiciaire Par Margot SMIRDEC


Médecin anesthésiste-réanimateur, Margot Smirdec a consacré sa thèse à l’impact des directives anticipées sur la prise de décisions des médecins réanimateurs. Elle a participé à la création de l’association En quête de sens 63 pour offrir un espace d’informations et d’échanges en vue d’aider les soignants à retrouver du sens dans leur métier.

Article référencé comme suit :


Smirdec, M. (2021) « Le soignant face au risque d’assignation judiciaire : que va-t-il rester de son idéal de soin ? » in Ethique. La vie en question, février 2021.


Les notes de bas de page se trouvent dans le PDF accessible au bas du document.

 

Ce jour-là vers neuf heures du matin, assise à mon bureau, je reçois un coup de téléphone :
        - « Allo Margot, je t’appelle pour l’enfant que tu as failli tuer. »
        - «...»
        - « Ah, non c’est bon j’ai compris, j’ai la prescription devant les yeux, ton zéro a été pris pour un neuf. Alexandre va bien maintenant, je ne sais pas si tu es au courant mais il a fait un surdosage en Morphine la nuit du cinq après qu’il soit revenu du bloc opératoire. »
Il n’y a, fort heureusement, pas eu de conséquences de cette erreur médicale sur la santé de l’enfant au-delà des quelques heures de surveillance rapprochée qui ont suivi le surdosage. Mais, comme les parents voulaient déjà porter plainte pour toute la prise en charge médicale de leur enfant, avant même cet événement, ils ont porté plainte au commissariat, pour mise en danger d’autrui. Cette plainte et la procédure judiciaire qui l’a suivie ont été pour moi un véritable traumatisme, m’invitant à une réflexion sur les enjeux de cet événement. Devant le profond ébranlement causé par l’assignation en justice et la solitude que traverse le soignant dans une telle épreuve, 
que peut-il rester de son idéal de soin? Cette question peut se présenter avant même l’assignation, devant le simple risque de cette mise en accusation et de ses conséquences potentielles, et ainsi, elle peut se poser pour tout soignant, qu’il ait été ou non assigné en justice dans le cadre de son travail.
L’idéal du soin, aujourd’hui comme hier, pourrait être représenté par la meilleure prise en charge possible, avec la plus grande justesse, pour chacune des quatre phases du care décrite par Joan Tronto  : tendre à reconnaître au mieux les besoins de soin (caring about), à les prendre en charge de la meilleure des manières (taking care of), à appliquer ce soin au mieux (care giving), et à s’enquérir du mieux que l’on peut de la façon dont il est reçu par la personne soignée (care receiving). Si l’idéal du soin est une idée, tendre vers cet idéal peut se mettre en action concrètement, peut se vivre au quotidien. Soigner avec cet idéal comme but, c’est peut-être à chaque instant pouvoir dire que le plus grand soin a été apporté dans chaque situation pour chacune de ces quatre phases du soin, avec la meilleure intention, qui pourrait être traduite par l’impératif kantien sous ses deux formulations « agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle »  et « agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » . Même si toutes les meilleures conditions ne sont bien entendues pas remplies au quotidien, d’où le fait que cette vision soit une vision idéale et non une vision réelle, il importe, pour que cet idéal reste un idéal et ne soit pas qu’une chimère, qu’il soit, théoriquement, possible, imaginable, qu’il puisse parfois y avoir les conditions requises, dans un futur non trop lointain, pour que cet idéal se mette en place. Nous nous interrogeons sur la place que peut avoir aujourd’hui, dans notre société individualiste et libéraliste, la confrontation directe entre cet idéal du soin et l’erreur médicale ; ou simplement l’idée que cette confrontation soit possible sur le plan théorique, en tant que risque inhérent à la pratique du soin, et non en tant qu’événement vécu. Nous nous intéresserons aux conséquences sur l’individu, ici le soignant, de la place « accordée » et «prise» par l’erreur médicale dans la société et dans l’institution, de la façon dont l’erreur médicale est présumée, suspectée, traitée, considérée, vécue, pointée, analysée, notamment dans le traitement judiciaire qui lui est fait. Nous laisserons volontairement de côté le vécu psychique du soignant quant au fait de commettre une erreur en soi dans sa pratique du soin, quant à son rapport intime à la personne soignée et à sa qualité de soignant ainsi qu’à la remise en question individuelle qui l’accompagne.


L’épreuve de l’erreur médicale


De l’erreur cachée à l’erreur pointée


La fin du XXème siècle et le début du XXIème siècle ont vu un renversement de l’approche éthique sociétale, et notamment médicale, au travers de la place de plus en plus grande laissée à l’autonomie de l’individu dans la société dans une vision idéologique libéraliste comme décrit par Corine Pelluchon dans le chapitre « Reconfigurer l’autonomie » dans L’autonomie brisée . C’est ainsi que d’une médecine dite paternaliste, au sein de laquelle les soignants décidaient en lieu et place du patient, nous passons progressivement à une médecine autonomiste dans laquelle le patient devrait décider de tout ce qui concerne sa santé après qu’il ait eu les informations, claires, loyales et appropriées. Il découle forcément de ce changement de paradigme un certain nombre de renversements dans les pratiques du soin et notamment, ce qui nous intéresse ici, dans la gestion de l’erreur médicale, dans la place et le regard qui lui sont donné dans la société d’aujourd’hui. On pouvait reprocher à la médecine paternaliste son opacité, en effet, le patient n’avait pas son mot à dire, il devait faire une confiance aveugle aux soignants qui s’occupaient de sa personne, car ils savaient et lui ne savait ; ils étaient les sachants et lui l’ignorant ; les soignants délivraient un soin, le soigné recevait le soin. Cette relation était donc totalement déséquilibrée, inégale, unilatérale. Une conséquence pour le patient était qu’il n’avait pas à se positionner, pas à réfléchir, pas à s’inquiéter du bon ou du mauvais choix à faire, ce qui pouvait être confortable et rassurant pour de nombreux patients. Néanmoins, il devait faire une confiance aveugle aux soignants qui le prenaient en charge, sans qu’aucune remise en question ne soit possible. Du côté des soignants, s’ils étaient obligés de deviner les particularités du patient ou bien de traiter tous les patients de la même façon, cette approche paternaliste avait pour conséquence de les placer dans une position de force, une position de plein-pouvoir en quelque sorte. Comme le patient n’avait pas son mot à dire, il était difficile pour lui de critiquer, de mettre en doute les soins qui lui étaient apportés, donc de demander réparation d’éventuels préjudices, d’autant que les soignants n’étaient pas tenus de l’informer des tenants et aboutissants de ses soins. Ainsi, la dérive pouvait être une forme d’omerta médicale où toute erreur était cachée au patient. L’erreur médicale était donc principalement omise, ou au moins justifiée, éventuellement assumée mais plutôt légitimée, par la solidarité du corps soignant, valeur qui prévalait dans ce modèle paternaliste de soin et s’asseyait sur toute forme de responsabilité.
Mais après les dérives inhumaines des expériences médicales nazies, il n’était plus question de laisser courir ce risque de dérives, de même que la montée progressive du système capitaliste et libéral dans nos sociétés apportait avec elle la montée de la primauté de l’autonomie de l’individu sur toute autre chose. Nous sommes passés à une médecine dite autonomiste, dans laquelle le patient est supposé choisir lui-même et dans leur totalité les soins qui lui sont rendus. D’une relation de confiance, nous sommes passés à une relation contractuelle entre le patient et son soignant. Qui dit contrat, dit responsabilité, dit droits et devoirs, dit obligations et dit réparations si préjudice. Mais si alors la responsabilité est totale, et qu’il n’y a plus aucune forme de solidarité, entre soignants, entre le soignant et le patient, entre l’institution et le soignant, entre la société et le soignant, alors la recherche de la responsabilité peut se transformer en recherche de culpabilité, dans laquelle un coupable est recherché face à toute erreur commise. L’erreur est ici pointée du doigt, critiquée, accusée. Car le contrat peut, s’il est trop exigeant avec le soignant, le prendre en otage, et lui sommer de guérir à tout prix, lui refuser tout droit à l’erreur. Nous adopterons volontairement un ton se voulant plutôt alarmiste et caricatural dans la suite de l’exposé, sur le modèle de l’heuristique de la peur avec cette vision purement autonomiste et néolibérale comme projection supposée et crainte.


L’erreur et la punition
L’erreur, la faute commise en se trompant, la différence d’avec l’attendu, allant de l’aléa contre lequel on ne pouvait rien faire, à la faute que l’on aurait pu éviter et pour laquelle un coupable est recherché, l’erreur, que l’on cherche à tout prix, est à éviter. Si l’erreur ne peut pas arriver lorsqu’il n’y a que des certitudes, l’erreur est malheureusement indissociable du soin, car la médecine est faite d’incertitudes d’une part, et l’erreur est humaine, l’humain fait toujours des erreurs. De la petite bourde, boulette, sottise sans grandes conséquences, à l’erreur fatale pour le patient, tous les stades de niveau d’erreur et de conséquences peuvent être vécus. Et si l’aléa thérapeutique contre lequel on ne pouvait rien faire, que personne ne pouvait éviter, restera sans suite, quoique les hôpitaux déboursent chaque année des dédommagements aux patients pour ces aléas ; la faute commise fera rechercher un coupable, quelqu’un à blâmer pour cette faute. Ainsi peut être la différence entre la responsabilité et la culpabilité face à l’erreur médicale. L’aléa entraîne des dédommagements pour les conséquences de l’erreur sur le patient en s’appuyant sur la responsabilité des personnes impliquées dans l’erreur (personnes morales comprises), la faute recherche un coupable qui doit être puni pour qu’il y ait réparation. Ainsi en va-t-il des plaintes déposées au tribunal pénal, « c’est l’acte plus que les conséquences qui est puni »  comme l’écrit Hans Jonas dans Le Principe responsabilité. La question posée est : « l’acte était-il criminel »  ? Où commence et où s’arrête la responsabilité du soignant ? Jonas écrivait que « la responsabilité du médecin, commencée avec la relation thérapeutique, s’étend de la guérison, l’atténuation de la souffrance, le prolongement de la vie du patient, à l’exclusion de tout autre bien-être ou mal-être et sans égard à la question de la valeur de l’existence ainsi obtenue ; elle aussi prend fin avec la fin du traitement » . Est-ce encore valable ? Cette responsabilité ne s’est-elle pas étendue au-delà encore ? Ou bien est-ce l’idée que la société se fait de cette responsabilité. A l’heure où les limites de la vie et de la mort sont toujours repoussées, de la grande prématurité, aux dons d’organes, en passant pas la circulation extracorporelle, et l’euthanasie, la société ne s’illusionne-t-elle pas sur la toute-puissance médicale ? Peut-être la société croit-elle que la médecine, que les soins puissent être faits de façon quasi parfaite, avec justice, et réclame-t-elle réparation dès lors qu’un incident survient, le considérant alors comme inacceptable et imposant réparation. « L’injustice n’est perceptible que lorsqu’on reconnaît que les institutions sociales ne sont pas naturelles, mais artificielles » , que lorsqu’on pense qu’il y a erreur humaine, impact de l’homme sur l’homme. Or comme la société a l’illusion que la médecine aujourd’hui peut tout, elle ne supporte aucune déviation d’avec la santé, qu’elle considérera plutôt que comme un aléa, comme une faute qui impose une punition et une réparation.


La solitude du soignant
La question que nous nous posons alors est celle de savoir qui sera dans ce cas coupable de l’erreur médicale, si erreur il y a. Il est bien difficile de chercher un coupable institutionnel, qui n’a pas de visage, qui est bien difficilement atteignable, même si l’institution peut être assignée en justice en tant que personne morale. Il est bien plus facile de trouver un coupable en la personne d’un individu, souvent ici le soignant, qui in fine, sera celui qui réalise le soin, même s’il n’est pas celui qui prend en charge ce soin, souvent pris en charge en grande partie par l’institution, par l’État. D’autant que la personne (qu’elle soit morale ou physique) qui assure la partie prise en charge, taking care of du care, peut se prévaloir de ne pas être responsable de l’erreur médicale, car ce n’est pas elle qui l’a faite (l’erreur), parce qu’elle n’était pas au courant, parce qu’elle n’est pas celle qui fait donc ne peut pas se porter responsable à sa place. C’est à ce sujet entre-autre, que Tronto parle d’«irresponsabilité des privilégiés» [...] si les destinataires s’estiment mécontents, ils ne peuvent se plaindre à ceux qui n’ont pas fourni directement le soin, parce que ce n’est pas de leur responsabilité » . L’institution, la hiérarchie, l’État, la société peuvent tout à fait « botter en touche », « s’inscrire en faux », se dédouaner de toute implication dans l’erreur, de toute responsabilité. Même si ça n’est pas tout à fait exact, car l’institution hospitalière protège tout de même ses agents et se porte garante de nombre d’erreurs, notamment dans leur gestion administrative, dans le paiement des dédommagements des conséquences des aléas notamment, elle ne portera, si possible, aucune responsabilité lorsqu’il s’agira d’une erreur jugée pour faute, au tribunal pénal, prétextant notamment cette irresponsabilité dite des « privilégiés », de ceux qui ne savent pas, de ceux qui ne font pas. Même si l’affaire du sang contaminé a montré que l’institution et ses représentants pouvaient être inquiétés et assignés en justice, nombre de non-lieux, dans cette affaire et dans d’autres, prouvent que les représentants et donc l’institution sont souvent jugés « responsables mais pas coupables ». Et, sous l’heuristique de la peur de cette société purement autonomiste, cette tendance à l’irresponsabilité des « privilégiés » devrait tendre à s’accroître. L’institution peut et a tendance à se désengager de cette responsabilité pour mieux se protéger, et à laisser l’individu soignant seul porter la responsabilité de l’erreur, jugée comme une faute. Le risque pour l’individu soignant est donc de vivre un profond sentiment de solitude face à cet événement qu’est l’erreur médicale. Que ce risque se soit réalisé ou pas, son existence hypothétique seule est suffisante à induire insidieusement ce sentiment de solitude chez le soignant, qui prend conscience dans certaines situations, qu’il est exposé à ce risque d’assignation en justice, et à ce risque qu’il ait à porter seul une responsabilité qu’il estime pourtant être souvent partagée. En effet, le soignant étant celui qui réalise l’acte de soin, il est le premier responsable d’une éventuelle erreur. Mais si le cadre de travail, la société dans laquelle il exerce, ne lui permettent pas, ne lui ont pas permis d’exercer au mieux son travail, tel qu’il le souhaitait, tel qu’il l’envisageait, en gardant à l’esprit la quête d’un idéal du soin, alors il estimera toujours qu’il n’est pas seul responsable, et qu’il est en quelque sorte sacrifié dans cette quête du coupable.

 


Que va-t-il rester de son idéal de soin ?


L’invitation à la négligence
Si le modèle paternaliste, à l’extrême, pouvait inviter le soignant à se laisser pousser des ailes et à faire ce que bon lui semblait sans se soucier trop des conséquences, encourageant les comportements téméraires plutôt que lâches, le modèle autonomiste encourage au contraire à choisir la lâcheté plutôt que la témérité. Même si la juste mesure serait le courage, il est un équilibre difficile à trouver ; un modèle fait toujours pencher la balance plutôt d’un côté que de l’autre, force un trait. Assurément, le modèle autonomiste, qui pousse au sacrifice du soignant sur l’autel de la prise de responsabilité et de la culpabilité de l’erreur médicale, encourage toujours plutôt un choix en moins, qu’un choix en plus, un choix moins risqué qu’un choix risqué, quand bien même le soin issu de ce choix ne tendrait pas vers l’idéal du soin pour le patient, il importe désormais de se prémunir du risque d’assignation pour erreur médicale. Dans ce cas, mieux vaut prendre le risque de la « négligence » , même si c’est une erreur, que celui d’avoir voulu bien faire et d’avoir entraîné une erreur. Dans la lignée du « le mieux est l’ennemi du bien », dans une version moins glorieuse, le rien est mieux que le bien, lorsque le bien fait courir un risque. En effet, il est bien plus difficile d’apporter la preuve d’une négligence que celle d’une erreur visible et identifiable ; il est difficile d’accuser quelqu’un sans preuve. C’est ainsi que le moindre mal exposé par Aristote  tend à devenir omniprésent dans la décision soignante, parce que le risque de plainte judiciaire et de solitude qui l’accompagne, ce risque est désormais de plus en plus présent, et on l’imagine aisément omniprésent dans une société radicalement individualiste et autonomiste. Or ce risque est en lui-même un mal. Ce mal de l’assignation judiciaire et de son risque est important, il peut ébranler totalement le soignant, voire le conduire à l’interdire d’exercer, donc il s’impose souvent face au soin du patient, lorsque celui-ci apporterait un mieux-être d’une importance légère à modérée et lorsque les deux sont en conflit.
N’est-ce pas là une fausse excuse, une excuse un peu facile ? N’est-ce pas un manque de courage du soignant, un manque d’abnégation ? Si le danger n’est pas réel, alors oui, c’est faire assurément preuve de lâcheté. Mais si le danger est bien réel et qu’il peut rapidement conduire le soignant à ne plus pouvoir exercer, par la faute de la sanction judiciaire sur sa capacité d’exercer, ou bien par l’impact psychique que la procédure judiciaire peut entraîner de par le manque de soutien institutionnel dont elle s’accompagne ? Alors dans ce cas, l’excuse est réelle, et la prise de risque pourrait se transformer en témérité plutôt qu’en une forme actuelle de courage. Or le soignant n’est pas et n’a pas vocation à être un héros même si sa profession se veut vocation. Le soignant ne doit pas avoir à être exceptionnel pour faire son métier au mieux avec un but noble et la meilleure des intentions qui soit. Il doit pouvoir bien faire son métier en étant un citoyen « lambda ». Non pas au sens où il serait un citoyen quelconque, remplaçable tel un numéro, mais dans le sens où il doit pouvoir correctement faire son métier sans agir de façon héroïque, en faisant preuve de bonne volonté.


Enjeux psychiques
Ce choix du moindre mal n’est sans doute pas anodin, et ne se fait probablement pas sans faire du mal au soignant, sans qu’il en paye un certain prix. Nous nous intéressons ici aux conséquences de ce choix sur le psychisme du soignant. Même s’il est totalement artificiel de séparer ce choix de son contexte, de l’individualiser ici, de l’extraire du soin donné dans l’ensemble par le soignant au patient, et de le séparer ainsi d’éventuelles conséquences psychiques du fait de réaliser une erreur médicale, ou de la craindre en tant que telle, en tant que blessures infligées au patient, et non vis-à-vis du risque de poursuite due à l’erreur médicale, nous tenterons ici cet exercice. L’enjeu psychique sur le soignant tient ici du jugement qu’il fait de lui-même et de son travail à l’aune de l’erreur médicale et de sa traduction sociétale. « Tu te jugeras donc toi-même, lui répondit le roi. C’est le plus difficile. Il est bien plus difficile de se juger soi-même que de juger autrui. Si tu réussi à bien te juger c’est que tu es un véritable sage. »  En reprenant le vocabulaire d’Aristote, un soignant qui viserait un soin idéal serait plutôt passible d’acrasie, d’ « incontinence » (savoir que l’on fait le mal sans parvenir à faire autrement), plutôt que d’ « intempérance » (faire le mal délibérément). La distinction s’opèrerait par le regret et la recherche du repentir qui sont présents chez l’incontinent et non chez l’intempérant . Ainsi le soignant qui est en quête d’un soin idéal pour son patient s’exposera au regret, voire au remords. C’est ce qui peut surgir de façon importante face à la décision de moindre mal prise en considérant le risque médico-légal. Si le soignant a la sagesse, au vu du contexte sociétal autonomiste et du risque de plainte, de parfois choisir de se protéger plutôt que de tenter de réaliser le soin idéal, il en payera probablement le prix d’un regret, voire d’un remords donc, celui de ne pas avoir proposé le mieux au patient ; il cherchera sans doute à se repentir d’une façon ou d’une autre, ce qui aura un prix pour lui. Par exemple, il peut surinvestir son travail, ne pas compter ses heures supplémentaires, estimant qu’il doit au moins cela au patient, n’ayant pas pu lui offrir le choix du soin visé idéal. D’une façon parallèle, il pourra juger ses choix, quoique plus sage et optimaux, comme quelque part mauvais, comme faisant preuve d’ignorance d’une partie du mal du patient, tel que décrit par Tronto comme une forme de mal moral .
C’est ainsi que la visée d’un soin idéal par le soignant s’étiole progressivement, pour petit à petit disparaître sous le poids de la réalité de la société dans laquelle le soignant exécute le soin et qu’elle risque de laisser place à une vision pragmatique plus figée. Ce qui, malheureusement poursuit un processus déjà lentement entamé lors des études médicales, puisque celles-ci sont enseignées sous un prisme quasi exclusivement technique - ce qui laisse très peu la place à une vision humaine du soin. Pelluchon le décrit bien : « ces derniers [les étudiants en médecine], plutôt altruistes au départ, sont convaincus après quatre ou cinq années d’études qu’il leur faut mettre de côté leurs émotions et même leurs propres idéaux s’ils veulent se protéger » . Le fait d’abandonner son idéal de travail peut créer d’importantes souffrances, de la dépression notamment s’il s’accompagne d’une forme de résignation et s’ajouter au stress induit par la crainte du risque médico-légal.


Enjeux collectifs
Gardant en tête l’heuristique de la peur sous forme d’une radicalisation autonomiste de la société, nous percevons un risque d’une généralisation de cette perte d’idéal du soin chez les soignants. Cette perte de l’idéal du soin pouvant se traduire par une forme de résignation qui entraînerait d’une part une forme de normalisation négative du soin et pourrait faire courir le risque d’une crise de la vocation soignante. Une pratique normative du soin minorante, sous la crainte de la plainte judiciaire donnerait un soin qui se figerait dans une protocolisation à outrance sans aucune adaptation à chaque patient et sans personnalisation (car pouvant être entachée du risque d’accusation d’être sorti sans justification suffisante du protocole édicté). Pas de cas particulier, pas de prise en charge unique adaptée à l’ipséité du patient, mais plutôt une médecine « robotisée », sans audace, sans étonnement, sans sentiment. En effet, comment justifier le particulier dans ce cas ? Ce qui sort de la norme est toujours plus attaquable que ce qui s’inscrit dans la norme. Ce n’est alors plus le « particulier »  que le soignant soigne comme Aristote le prônait jadis, mais le patient x de la même manière que la patient y ou z. Ce qui paraît aller à l’encontre de la spécialisation toujours plus poussée de la médecine et de l’adaptation des traitements au génome notamment, et à la visée individualisée de la médecine dite des 4P (préventive, prédictive, personnalisée et participative). Mais là encore, l’individualisation rentre dans un cadre normatif, dans un protocole dédié.
Une médecine normative, robotique et déshumanisée n’est, la plupart du temps, pas ce pour quoi les soignants se sont lancés dans leurs études. Ce n’est pas là l’idée qu’ils ont de la vocation de soignant. Il ne serait pas étonnant de constater dans un pareil cadre, une crise de la vocation soignante, avec de nombreux soignants qui quittent la profession pour une autre profession. Ou alors des soignants en arrêt maladie prolongé, se suicidant dans le pire des cas. Et des potentiels élèves qui se détournent de cette voie professionnelle pour un autre domaine. Cela serait d’autant plus marqué dans une société autonomiste et individualiste qui n’encourage pas la voie du care, du prendre soin, mettant plutôt en avant d’autres qualités et d’autres dynamiques. Nous pouvons noter la contradiction qui réside ici dans le fait que le patient individualiste veut plus encore que le patient non individualiste, que l’on s’occupe exclusivement de lui, d’une façon unique et particulière, peu importe ce qu’il en coûte pour les autres patients. On pourra sans doute voir là une forme d’interprétation de l’erreur médicale dans une république procédurale qui pointe du doigt les risques de « la priorité du juste sur le bien » et du désengagement du sujet qui s’y associe .


CONCLUSION


Confronté à l’erreur médicale ou à son risque, il semblerait que le soignant conserve bien peu de son idéal de soin, de care, du caring about, du taking care of, du care giving et du care receiving. Son idéal est bien abîmé, écorné par l’emprise de l’obsession autonomiste grandissante de nos sociétés. Dans une société procédurale où le juste prime sur le bien, la solidarité s’efface au profit de la responsabilité, voire de la responsabilisation individuelle bien vite confondue avec la culpabilisation de l’individu soignant lorsque la médecine hautement technique et le culte de la toute-puissance médicale laissent croire à la santé éternelle et à l’impossibilité de l’échec scientifique. Si cette description un peu alarmiste s’apparente plus à une heuristique de la peur, il n’en reste pas moins que l’évolution de ces dernières années mène tout droit à cette réalité.
Si l’on peut s’attrister d’une médecine qui va ainsi en se déshumanisant et étant de plus en plus normative, procédurale et ne s’accordant pas ou très peu, si ce n’est dans des protocoles de recherche, à la particularité de chaque patient, on peut grandement s’inquiéter d’un risque de crise de la vocation soignante, d’un risque de désertification de la profession et d’un délaissement de la voie du care. Cette inquiétude n’est pas sans trouver écho au manque de personnel infirmier aux Etats-Unis depuis les années 1990 avec une grande difficulté de recrutement qui semble apparaître également nettement en France ces dernières années ; en témoigne les récents scandales sanitaires (fermeture de lits par faute de personnel, fermeture récente de services d’urgence faute de médecins) sans prendre encore en compte l’impact tout récent de la Covid-19. Contrairement à ce que pensent certains, l’intelligence artificielle ne peut pas jouer le rôle de cette pratique qu’est le care, parce que cette dernière est justement une pratique et pas seulement une procédure, un algorithme, un protocole. La sollicitude a nécessairement une dimension et une incarnation humaine.
Nous craignons ici de faire face à un manque de la pensée, à une inaptitude à penser de la société, tel que décrit par Hannah Arendt dans Considérations morales . Cette société préfère se bercer de certitudes fausses, et se convaincre que la liberté et l’autonomie à tout prix sont les clés, plutôt qu’envisager composer avec une forme d’autonomie complexe et de responsabilité partagée - ce qui imposerait alors un exercice de penser, et une aptitude à accepter l’incertitude. Une responsabilité partagée implique idéalement un processus d’intelligence collective dans la mise en place des quatre phases du care, ainsi que dans la gestion de l’erreur qui suit. L’autonomie est forcément complexe, elle « comporte des degrés » , un patient qui vient d’apprendre qu’il est atteint d’une maladie grave passe souvent par une phase dépressive, un patient épuisé par une énième cure de chimiothérapie peut être perturbé dans la prise de décision, etc. La vulnérabilité propre au statut de malade du patient le place en situation de faiblesse par rapport au soignant, et diminue par là sa capacité à décider, laissant apparaître la grande violence de la vision autonomiste radicale et du fait de laisser le patient seul face à sa décision, comme décrit par Pelluchon dans L’autonomie brisée . En effet, comme le remarque Arendt, « ce à quoi ils [les gens] s’habituent est moins le contenu de règles [ici la primauté de l’autonomie et de la liberté sur toute autre chose], dont un examen serré les plongerait dans l’embarras, que la possession de règles sous lesquelles puissent être subsumés des [cas] particuliers. En d’autres termes, ils sont habitués à ne jamais se décider » . La certitude fausse de l’autonomie et de la liberté plus importante que tout, prévaut sur la liberté de penser l’incertitude de la vie humaine en société.

]]>
news-3561 Fri, 01 Jan 2021 10:27:00 +0100 L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE ET LE DIAGNOSTIC https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/lintelligence-artificielle-et-le-diagnostic Par Charles MIDOL 

Interne au CHU de Lille et étudiant du Master d'Ethique Médicale de l'Université Gustave Eiffel, Charles Midol se passionne à la fois pour le diagnostic des maladies rares et pour les questions éthiques soulevées par l’évolution des techniques médicales. Il a collaboré avec le laboratoire lillois INCLUDE, spécialisé dans le domaine des données massives en santé.
Article référencé comme suit :

Midol, C. (2021) « L’intelligence artificielle peut-elle poser un diagnostic ? Enjeux éthiques d’une définition » in Ethique. La vie en question, janvier 2021.

 

A-t-on besoin d’un médecin pour poser un diagnostic ? À en croire les articles qui paraissent régulièrement (1), les progrès de l’intelligence artificielle permettraient à l’ordinateur de poser un diagnostic avec autant, voire plus de fiabilité qu’un clinicien entraîné. Nos patients accepteraient-ils d’être soignés par un ordinateur ? Les médecins accepteraient-ils d’être remplacés par une machine ? Qui devrait alors porter la responsabilité d’une erreur diagnostique : le concepteur, le développeur, le clinicien  (2) ? Que resterait-il à la relation médecin-malade : l’empathie, le toucher, la décision ?

En vérité, la question du diagnostic en intelligence artificielle n’est pas aussi récente qu’on voudrait nous le laisser croire. En 1973 apparaît un programme nommé MYCIN pour guider le clinicien peu expérimenté dans le traitement des infections bactériennes (3). Il sera rapidement suivi par des logiciels experts : ANEMIA en 1986 ou TEGUMENT en 1987 (4), qui à chaque fois proposent de poser un diagnostic à la place de l’esprit humain…

La nouveauté réside aujourd’hui dans le développement de l’apprentissage profond ou deep learning et des données massives dans le domaine de la santé. Le logiciel est désormais capable d’apprendre par lui-même : plus de nouveaux cas lui sont présentés, plus il devient performant. L’essor des données massives en santé ouvrirait donc des perspectives insoupçonnées dans le diagnostic et la compréhension des maladies. Dans le diagnostic des lymphomes, des tumeurs cutanées ou de la rétinopathie diabétique, plusieurs logiciels se sont récemment fait remarquer par leur capacité à poser un diagnostic avec plus de justesse que le médecin (5).

Mais que font exactement ces logiciels, dans quelle mesure permettent-ils de poser un diagnostic ? Il s’agit à chaque fois de faire lire à l’ordinateur une image (une coupe de biopsie ganglionnaire ou cutanée, un fond d’œil) qu’il classera dans une catégorie diagnostique connue (un lymphome du manteau, un mélanome, une rétinopathie exsudative). Ce n’est donc qu’une étape du diagnostic, une compétence technique déléguée à la machine. À chaque fois également, la compétence diagnostique du logiciel est comparée à celle de l’homme. Le médecin reste donc l’étalon-or du diagnostic.

Serait-ce donc simple de poser un diagnostic ?  Ne s’agirait-il que d’une relation logique entre un signe, en l’occurrence une image, et une maladie ? Une relation nécessaire et suffisante entre un symptôme et sa cause ? Il suffirait alors de convertir le langage biologique en langage informatique.  Dans ce cas, le médecin aurait tout intérêt à déléguer cette tâche technique et fastidieuse à la machine. Le clinicien gagnerait du temps et le patient de la précision…

Est-ce vraiment cela poser un diagnostic ? Non, ce n’est que la dimension technique d’un acte complexe et humain. La question de l’intelligence artificielle en santé interroge, car elle n’assume pas l’exhaustivité du travail clinique, elle ne considère l’homme que sous le versant objectif et technique du diagnostic. L’expérience clinique nous fait pressentir que l’acte diagnostique est beaucoup plus complexe, qu’il débute dès le premier regard ou la première poignée de main et qu’il s’arrête lorsque la question muette posée par la plainte du malade a trouvé une réponse.

Nous souhaitons prendre un peu de hauteur sur cette problématique. Penser que la machine peut nommer une maladie comme l’esprit humain le fait, c’est réduire l’acte diagnostique à son versant analytique, à une suite d’implications logiques pondérées par des probabilités. Cette tentation intellectualiste n’est pas récente, elle accompagne l’histoire de la sémiologie médicale.

Nous pensons au contraire que le diagnostic n’a de sens que comme fruit d’une relation singulière entre un malade et son médecin, comme concept entièrement tourné vers le soin et la prise de décision.

 

La tentation d’une réduction analytique du diagnostic médical

Est attribuée à Hippocrate la paternité des premiers signes cliniques. En entrant dans la chambre du patient, le faciès hippocratique annonce au médecin une issue rapidement défavorable. Le nez est pincé, les yeux enfoncés, les tempes affaissées : tous ces signes appellent une mort prochaine. Ainsi émerge au cours des siècles une discipline que Littré nommera sémiologie, une « partie de la médecine qui traite des signes des maladies » (6). Cette partie qui utilise des symptômes subjectifs et des signes objectifs confère à la médecine sa scientificité. Il s’agit de discerner à travers ce qui est perçu, et prioritairement à travers ce qui se voit, la vérité d’une structure morbide à l’œuvre chez le patient. Foucault consacre cette science médicale qui s’exerce sous l’œil vigilant du médecin : « les symptômes laissent transparaître la figure invariable, un peu en retrait, visible et invisible de la maladie » (7).

L’acte diagnostique permet une objectivation de la souffrance du malade par le clinicien et met en avant sa capacité de normalisation : l’homme de l’art est capable d’extraire du discours du patient les éléments revêtus d’une pertinence pathologique, d’en pondérer la significativité mais également de standardiser la plainte du patient sous la forme de signes prototypiques. Pour Foucault le signe est revêtu d’objectivité car il traduit le langage naturel de la maladie : « la pensée clinique ne fait que transposer, dans le vocabulaire plus laconique et souvent plus confus de la pratique, une configuration conceptuelle » (8). La clinique devient le corrélat perceptif du langage de la maladie, seul celui qui maîtrise cette pathoglossie est capable de la comprendre. L’objectif est clairement fixé : « à l’horizon de l’expérience clinique, se dessine la possibilité d’une lecture exhaustive sans obscurité ni résidu […] : toutes les manifestations pathologiques parleraient un langage clair et ordonné » (9).

Cette recherche d’un langage de la maladie se double d’un autre finalité : la quête d’une objectivité de la clinique médicale. En quoi le symptôme est-il le reflet d’une vérité organique ? Au XIXème siècle, la réponse à cette question réside dans l’anatomo-pathologie. Pour Bichat, l’examen anatomo-pathologique est le pendant de l’examen clinique, plus particulièrement l’examen des membranes. La question de la surface reste fondamentale : cette surface du corps humain qui restait infranchissable et opaque (avec un stéthoscope on peut, tout au plus, entendre ce qui se vit quelques centimètres sous la peau) s’expose de façon réelle à l’œil du pathologiste. Le signe clinique, produit de l’examen médical, est insuffisant pour être un reflet objectif du phénomène morbide. Grâce à l’anatomo-pathologie, l’œil franchit la barrière de la peau pour se trouver confronté à une nouvelle étendue, le tissu. Grâce à la pathologie, « on passait d’une perception analytique à une perception des analyses réelles » (10). Foucault ouvre une question toujours actuelle : en quoi la perception du tissu lésé offre-t-elle plus de réalité que la perception du sujet malade et de ses symptômes ? Est-ce plus réel de se pencher sur un microscope qu’au lit d’un patient ? C’est une perception analytique qui justifie cette hiérarchie d’objectivité. Par analogie avec les sciences expérimentales, décomposer la substance en éléments de plus faible taille permet d’en comprendre le fonctionnement.

 

Le diagnostic, une logique des opérations ?

Le clinicien serait donc détenteur d’un accès direct à la vérité de la maladie ? Le regard clinique, revêtu de distance et d’objectivité se définit alors comme « un acte perceptif sous-entendu par une logique des opérations » (11). Une telle définition réduit clairement la clinique à un processus analytique, reléguant au deuxième plan la perception réelle et érigeant le diagnostic en un acte intellectuel et essentiellement logique. Le champ est laissé libre à l’interprétation réductrice d’une machine capable de poser un diagnostic, d’une intelligence artificielle plus habile que le médecin dans le domaine du raisonnement logique. Ainsi, les recherches actuelles sur l’intelligence artificielle en santé se focalisent sur l’élaboration d’ « ontologies » c’est à-dire de listes de symptômes ou de manifestations prototypiques décrivant de façon exhaustive l’expression d’une pathologie donnée (12). Ce langage commun à la machine, au médecin et au patient serait alors la base du raisonnement diagnostique.

Foucault est également en faveur d’une maladie qui serait langage ou plus précisément d’une grammaire de la maladie : « les choses sont offertes à celui qui a pénétré le monde clos des mots ; et si ces mots communiquent avec les choses, c’est qu’ils obéissent à une règle qui est intrinsèque à leur grammaire » (13). Cette hypothèse est séduisante et justifie l’adéquation de la parole du médecin à la réalité de la maladie. Un logos commun expliquerait à la fois l’enchaînement morbide et la structure rhétorique de la langue médicale.

Derrière cette définition grammaticale du raisonnement médical se profile le spectre d’une réduction analytique de la clinique. La relation qui unit l’acte perceptif et la dénomination médicale n’est ni nécessaire ni suffisante, elle ne traduit pas un processus logique mais empirique. La terminologie médicale n’est ni toute puissante ni mathématique. Elle ne constitue qu’un outil de travail au service du diagnostic et s’éloigne ainsi du fonctionnement informatique.

La prétention scientifique de la médecine se heurte rapidement à ce qui fait son essence : il n’y pas de médecine sans maladie, donc pas de médecin sans malade. En d’autres termes, la volonté de généralisation attribuée au diagnostic est limitée par la singularité du malade placé en face du clinicien. La médecine incarne de façon particulièrement claire le paradoxe de la confrontation de la connaissance générale au cas particulier. La qualité d’un chirurgien ne se mesure pas à sa connaissance de l’anatomie mais à sa capacité à opérer le patient qui se présente à lui ! On ne prononce pas une sentence diagnostique comme une loi de la mécanique céleste : la capacité de généralisation importe peu au malade, qui cherche avant tout le soulagement ou la résolution d’un symptôme. La médecine se démarque d’emblée de toute autre pratique savante par son abord direct avec la réalité. Le diagnostic n’échappe pas à cette règle : il est établi en vue d’un bénéfice concret.

 

Le diagnostic est tourné vers l’action

N’est-il pas absurde de poser un diagnostic si cela ne permet pas d’aider le patient qui se présente avec sa plainte ? La visée opérative du diagnostic médical apparaît dès le premier contact du médecin avec le patient, elle est sous-entendue par le contrat de soins tacite établi entre les deux parties. Plus précisément, elle découle de la visée compassionnelle au cœur de toute pratique soignante : la justification de l’activité médicale, c’est le soulagement de la souffrance d’autrui. L’arsenal thérapeutique se révèle parfois indigent : quand la maladie est trop rare, trop complexe ou trop avancée pour promettre un quelconque espoir de guérison. Ou bien la plainte est trop vague, dénuée de substrat objectivable, et médecin comme malade peinent à lui donner un nom (c’est le cas de ce que l’on appelle les syndromes douloureux). Ou bien la seule proposition est l’expectative hippocratique, dans ce cas, on laissera libre cours à la nature pour attendre la guérison. Dans ces trois situations, le diagnostic n’est pas pour autant dénué d’importance, il ne conduit à aucune sanction thérapeutique mais reste revêtu d’une certaine valeur opérative, il cristallise la plainte du malade et propose une orientation vers son soulagement.

Le diagnostic médical n’est pas neutre, il porte en germe l’espoir d’une guérison pour le patient et d’une action pour le médecin. Il serait donc inadapté de considérer le patient sous le seul regard d’une catégorie diagnostique. On n’agit pas en médecine comme en botanique, le sujet malade brille par sa singularité : « car ce qui fait que la médecine est médecine est qu’elle a pour objet direct le contraire d’un objet : une personne humaine singulière. La relation à la maladie est donc inséparable de la relation à l’homme malade, ce qui fait de l’éthique une dimension constitutive de la médecine » (14). Le jugement médical ne peut se contenter d’un avis catégoriel et scientifiquement neutre, il s’applique à un patient, dans toute sa densité humaine, il est en lui-même un jugement éthique.

Le soin rend nécessaire de formuler cette importante distinction entre outil et finalité. Le diagnostic n’est qu’une réponse, rigoureusement formulée, assistée si nécessaire de moyens techniques et appuyée sur des connaissances scientifiques, d’un homme face à la souffrance d’un autre homme. Ce qui justifie le médecin ce ne sont pas ses connaissances, mais ses actes. « De nos jours, celui qui connaît la maladie est un scientifique – fût-il par ailleurs médecin praticien et diplômé en médecine. Le médecin n’est pas l’homme qui connaît la maladie. Même s’il est aussi un scientifique, le médecin est celui qui soigne et soulage son patient. Ni plus, ni moins. » (15) Ces mots de Dominique Folscheid sont sévères mais ils ont le mérite de replacer le médecin dans son activité centrale : le soin.

Le diagnostic est un acte humain, qu’il soit intuitif, scientifique ou rationnel, il est porteur d’une profondeur qui ne peut se limiter à une opération logique. Mais alors quel sens lui donner ? S’il n’est pas le fruit d’un processus uniquement rationnel, vers quoi se dirige-t-il ? Son point de départ, c’est la douleur du patient : il faut « répondre à l’appel d’un être humain en péril » (16). Quelle est sa finalité ? « Cette primauté de la personne, qui seule donne son sens à l’acte médical, fait que la médecine est indissociable de l’éthique : soigner, c’est toujours soigner quelqu’un » (17). Il n’est d’éthique que lorsqu’il faut trancher, prendre une décision qui aboutira à une action. Poser un diagnostic, c’est décider, non pas de la mort ou de la vie, mais du terme à apposer à la souffrance du patient, car de ce terme découleront des moyens pour le soulager. Le clinical judgement des anglo-saxons rend hommage à cette dimension décisionnelle du diagnostic : de celui-ci dépendra ce que nous aimons appeler la sanction thérapeutique.

Diagnostiquer c’est donc sortir de cet état d’indécision dans lequel sont placés le patient et son médecin. C’est prendre une position face à une situation clinique parfois complexe, toujours particulière, avec s’il le faut des données biologiques ou radiologiques. Il faut prendre une décision pour chercher à soulager la plainte. Ce mot qu’utilisent les médecins pour évoquer la demande spontanée du patient, révèle un sens plus profond. Le médecin est dérangé, remis en cause, par cette preuve apparente de mauvaise santé, il est sommé d’apporter son soutien, de briser la torpeur de la maladie, somatique ou non, qui alourdit son patient. Le diagnostic est une prise de position, un choix, et pas seulement un processus rationnel qui guide la décision.

           

Le caractère prudentiel du diagnostic

C’est dans le domaine de la délibération que se place l’exercice du diagnostic. Il est tourné vers une fin évidente, la guérison ou le soulagement de la maladie. C’est ce que nous rappelle Aristote : « Un médecin qui délibère en effet ne se demande pas s’il doit apporter la guérison […]. Au contraire, une fois qu’on a posé la fin, on regarde la question de savoir comment et par quels moyens on peut l’atteindre et si plusieurs moyens paraissent en mesure de l’atteindre, on examine quel est le plus facile et le plus beau. » (18) La médecine, tout au moins la clinique, n’est pas une science. Elle n’est pas à la recherche d’une suite de processus logiques qui la mèneront vers sa fin, mais possède un but déjà trouvé : soigner. L’objectif étant fixée, il reste au clinicien un moyen pour chercher à l’atteindre, le diagnostic. Il n’est pas rare que le médecin pose plusieurs diagnostics pour un même patient, soit que le malade présente plusieurs maladies concomitantes, soit qu’il existe plusieurs possibilités diagnostiques mutuellement exclusives. Dans l’hypothèse où les différentes hypothèses diagnostiques se valent mais se contredisent, il appartient au clinicien de délibérer en faveur de l’une ou de l’autre. Une fois de plus, c’est le bénéfice thérapeutique qui permettra de juger du meilleur moyen pour obtenir le soulagement du patient. Le plus beau diagnostic n’est donc pas l’hypothèse de la maladie la plus rare ou le fruit du raisonnement le plus complexe, ni le plus irréfutable mais celui qui soulagera le mieux.

Dans un article de 1996, Paul Ricoeur énonce trois niveaux du jugement médical dans l’exercice clinique : prudentiel, déontologique et réflexif. Pour le philosophe, ce sont ces trois caractéristiques qui différencient l’éthique clinique ou thérapeutique de la bioéthique, considérée comme le questionnement soulevé par la recherche fondamentale. Le privilège de la clinique c’est sa confrontation directe avec le réel, avec l’humain souffrant. De la relation du malade à son patient naît l’essence du questionnement éthique qui doit guider le praticien. C’est la caractéristique prudentielle qui nous intéressera le plus. Elle est l’écho de la phronesis aristotélicienne, il s’agit d’une « sagesse pratique d’une nature plus ou moins intuitive résultant de l’enseignement et de l’exercice » (19). Elle se place à l’intersection entre le général et le particulier, entre la science et l’expérience, entre le raisonnement et l’intuition. Ricoeur nous éclaire sur la valeur constitutive de ce niveau prudentiel dans l’exercice médical. C’est dans ce lieu humain et singulier que se cristallise l’essentiel de la pratique médicale. C’est là que se rencontrent la connaissance et l’agir, là que la relation singulière devient proprement médicale, mais c’est aussi là que le clinicien doit déposer ses certitudes pour se confronter au réel. Cette densité de la clinique est le creuset de toute réflexion éthique : « c’est de la dimension prudentielle de l’éthique médicale que la bioéthique au sens large emprunte sa signification proprement éthique » (20).

L’exercice du colloque singulier, relation privilégiée entre médecin et malade, implique un contrat tacite. C’est autour de ce noyau éthique que s’organise toute la démarche médicale, le clinicien accepte de soigner le patient, le malade accepte de suivre le protocole thérapeutique qui lui sera proposé. Ce niveau prudentiel de l’exercice médical nous permet de situer avec précision le lieu du diagnostic pour plusieurs raisons. C’est d’abord là que se rejoignent la généralité de la pathologie dans sa définition descriptive et scientifique et l’unicité de la situation du patient devant nous. C’est également le lieu où se fonde l’intérêt commun du médecin et du patient : par compassion mais aussi par professionnalisme, le clinicien se doit d’apporter au malade une réponse qui lui permettra de dépasser sa souffrance et de lui donner un nom. Dans cette interface unique se retrouvent à la fois le théorique et le pratique : par ce contact avec la réalité, le médecin devient réellement clinicien en se révélant apte à émettre un jugement sur une situation singulière et réelle. Il s’agit d’un pivot entre le raisonnement et l’action, patient et médecin prennent leur bord et choisissent de s’y tenir. Mais surtout l’action du médecin devient véritablement thérapeutique, il considère l’humain dans son insigne dignité et tente de l’y rétablir là où elle se trouve lésée. Enfin c’est le lieu du risque dans lequel se trouve plongée toute action humaine : risque d’échouer pour chacune des deux parties, risque de se précipiter – par impétuosité ou par affection – risque de s’engager bien au-delà de ce qu’impose la relation professionnelle.

Ce niveau prudentiel appliqué au diagnostic médical pousse à l’extrême la vocation particulière et éthique que peut porter la notion. Nous sommes bien loin d’une classification nominaliste exprimée par une machine ou un esprit sèchement mécanique, bien loin de la logique irréfutable que l’on souhaiterait attribuer à la démarche diagnostique. Mais ne nous méprenons pas : si cette notion est si riche c’est bien parce qu’elle est capable d’englober toutes ces dimensions. Non, on ne saurait reprocher au malade d’attendre du médecin d’utiliser une démarche rigoureuse et rationnelle pour soigner son patient, pas plus qu’on ne pourrait reprocher au médecin d’agir avec une candide humanité en prenant le parti d’oublier sa science pour soulager la douleur du malade. Cet art de bien soigner ne se situe ni dans les nébuleuses élucubrations médecins de Molière ni dans les disciplines scientifiques mais dans la capacité soignante de la médecine concrète, la simple conviction qu’il est nécessaire de prendre une décision pour aider son patient…

 

Conclusion

L’objectif de notre propos n’est pas de jeter un doute sur l’utilité de la technique dans le domaine médical mais de rendre à la notion de diagnostic une dimension qui nous semble négligée. Une vision purement analytique du diagnostic médical, celle d’un processus logique que l’on pourrait déléguer à un logiciel n’est qu’une définition incomplète de cet exercice clinique. La médecine constitue un lieu humain d’une incomparable densité : la relation entre un médecin et son patient est un noyau éthique à partir duquel se déploient de multiples dimensions. L’habitude créée par la routine fait oublier au médecin la richesse humaine à laquelle il est confronté dans son activité quotidienne. La philosophie rend à l’homme la capacité de discerner la profondeur de son action : il ne s’agit pas d’un lieu d’expérimentation ou de réflexion mais simplement d’un lieu d’où la vie jaillit. Avec ses lenteurs et avec ses douleurs, la clinique invite le couple malade-médecin à un dévoilement. Dévoilement plus ou moins pudique du malade vis-à-vis de sa propre souffrance et positionnement du médecin sur ce qu’il a perçu de sa plainte. Cette confrontation avec le réel qui se livre est parfois trop douloureuse. Le clinicien se replie alors dans une distance protectrice. Cette prudence, cette économie de la relation ne doit pas être trop hâtivement jugée. S’il s’éloigne ou se réfugie derrière ses capacités techniques c’est parce qu’il veut se protéger mais aussi protéger sa capacité à soigner. La technique est un outil qui distancie l’homme de la maladie, elle lui donne des contours, une forme qui devient manipulable mais aussi un fondement, une explication et donc une possibilité de remédiation. En médecine, la technique est utile car elle est efficace.

Poser un diagnostic est un préliminaire quasi indispensable à tout acte thérapeutique. Comment se fait-il que l’homme ait besoin de nommer avant de soigner ? La maladie n’a-t-elle pas par elle-même suffisamment de consistance sans qu’il soit nécessaire de lui donner un nom ? La compassion, n’a pas non plus besoin de mots pour s’exprimer, elle agit tout simplement. La sollicitude pour autrui ne s’arrête pas à ces considérations nominales ! L’importance donnée à la notion de diagnostic est une conséquence de la prétention rationaliste de l’esprit humain : nommer c’est donner de l’existence à un phénomène muet. On baptiserait donc une maladie comme un enfant ? Pour lui donner une existence aux yeux du monde ? Cette exigence nominaliste n’est pas qu’une lubie du rationalisme. Nommer c’est donner accès à la généralité et donc à la compréhension. Il n’y aurait pas de sciences, pas de réflexion, pas de compréhension des processus morbides si les maladies n’avaient pas de nom. Nommer c’est tisser un lien entre le particulier et le général, c’est faire en sorte que la connaissance puisse venir au secours de l’expérience. Nommer un phénomène, c’est acquérir une certaine autorité sur lui, le comprendre et le plier à ses propres exigences. Il est donc évident que le diagnostic est nécessaire pour faire de la maladie un objet de science. Et cela est heureux, l’étude des processus morbides a permis à l’homme de comprendre le fonctionnement de son corps et de remédier aux situations les plus pathologiques c’est-à-dire les plus douloureuses…

Cette exigence scientifique de la médecine ne doit pourtant pas faire oublier à l’homme qui soigne que tout ne peut pas être dit. Il y a dans la perception de l’individu malade quelque chose d’ineffable. Ce non-dit n’est pas un point aveugle dans la relation médicale mais une partie prenante. La réalité ne peut être intégralement objectivée, on peut tout au plus en créer des modèles perfectionnés. Il existe une portion de la perception de la maladie qui ne peut être verbalisée et qui ne deviendra donc jamais objet de science. Pour autant, cette couche de la perception humaine ne doit pas être trop rapidement écartée. D’abord parce qu’elle ne possède pas moins de réalité que les données objectivables mais aussi parce que c’est elle qui guide le médecin expérimenté vers le meilleur traitement. Qu’on l’appelle intuition, sens clinique ou expérience, cette portion non mesurable de la perception est fondamentale pour l’exercice de la décision médicale. Nous posons l’hypothèse que ce perçu non objectivable est ce qui fait l’essence de la décision thérapeutique. Le médecin le moins expérimenté et le moins empathique percevra la détresse physique de celui qui lui fait face, sera pressé d’agir par la souffrance d’autrui. C’est notre commune humanité, la résonance de nos corps qui traduit en action cet ineffable langage.

Être un bon médecin, c’est donc rechercher ce subtil équilibre entre science et intuition, entre rationalité et empathie. Ce qui guide le scientifique c’est la recherche de la vérité, ce qui guide le clinicien c’est la compréhension de l’être. Ces deux attitudes sont deux facettes d’une pratique commune. Ce qui fascine Foucault dans ses recherches sur l’histoire de la clinique médicale, c’est cette intuition qu’une vérité se dit dans la souffrance du patient, que l’être se dévoile derrière le corps meurtri. Nous ne pensons pas qu’il existe un logos de la maladie ; autrement dit une vérité scientifique de la personne malade, un langage de la physiopathologie qui ne demanderait qu’à être analysé pour être compris. Il s’agit au contraire d’une des facettes de la complexité de l’être humain. La clinique invite le médecin à se pencher au lit du patient pour y percevoir une vérité d’ordre anthropologique. Par ses difficultés, par ses dysfonctions corporelles parfois peu ragoûtantes, le malade laisse percevoir ce qu’il est intégralement, non pas une personne malade mais une personne en attente de retrouver ses pleines potentialités.

Foucault rappelle avec justesse l’importance de la notion d’opacité dans le développement de la clinique et de l’anatomo-pathologie. L’opacité du corps humain a guidé le clinicien dans le développement d’outils de plus en plus perfectionnés, pour forcer l’indirectement visible à se dévoiler. Cette apparente impénétrabilité du corps interroge l’esprit cartésien, le pousse dans ses retranchements. La technique et l’imagerie médicale sont venues au secours du clinicien dans sa soif de compréhension de l’humain malade. A cette notion d’opacité du corps humain il nous semble important d’ajouter celle de profondeur. Les techniques d’imageries les plus perfectionnées permettent de représenter l’être humain avec précision. Elles auraient pourtant tendance à nous faire oublier une dernière dimension constitutive de l’être : la profondeur. Ce que la technique ignore, la synthèse perceptive peut nous l’apporter : ce ventre que je palpe m’échappe autant qu’il se livre, car mes mains cherchent à percer sa profondeur. Conscient de cette dualité, le médecin donne à partir des données scientifiques l’épaisseur et la largeur mais c’est bien sa propre perception qui lui rend la profondeur. Reconnaître cette profondeur comme une dimension qui nous échappe, c’est faire acte d’humilité. Le diagnostic ne peut pas tout dire, le médecin ne peut pas tout soigner. L’être humain est un seuil de mystère, une vérité qui n’est jamais complètement acquise.

Le diagnostic est une notion instrumentale, un terme technique et scientifique qui recèle une promesse de guérison. Interface entre un médecin et son malade, il est un objet dont chacun peut se saisir pour exprimer à l’autre sa perception d’une situation communément vécue. Il se situe au cœur de ce noyau éthique¸ relation entre un malade et son médecin où se prennent des décisions qui ont parfois de lourdes conséquences. Ainsi, le diagnostic est à l’interface entre la plainte et sa remédiation, porteur d’une dimension intrinsèquement éthique. Loin d’une innocence nominaliste il est déjà une thérapeutique en puissance. Cette interface cristallise les questions de vérité, c’est-à-dire d’adéquation au réel, et de légitimité. Elle entraîne toutes les questions éthiques soulevées par l’action humaine. C’est justement cette profondeur perceptive, anthropologique et éthique qui fait du diagnostic un lieu exceptionnel. Cette activité diagnostique est fondamentalement une activité humaine, dont la profondeur est à la mesure de ce qu’elle souhaite comprendre : l’être humain. Le colloque singulier est donc loin de s’affranchir de sa dimension prioritairement humaine.

 

Bibliographie :

[1]. Théodule M.-L., « L’intelligence artificielle, as du diagnostic médical » in Le Monde, Paris, 3 octobre 2018. ; Cimino V. ; « L’IA peut réaliser un diagnostic médical avec plus de précision qu’un humain », in siecledigital.fr, [consulté le 21/06/20].

2. Éthique de la recherche en apprentissage machine, CERNA, Paris, Juin 2017, p.  30.

3. Shortliffe E. et coll., « An artificial intelligence program to advise physicians regarding antimicrobial therapy », in Computers and Biomedical Research, an International Journal, 1973, pp.  544-560.

4. Quaglini S. et coll., « ANEMIA: an expert consultation system », in Computers and Biomedical Research, an International Journal, 1986, pp. 13-27 ; Potter B. et coll., « Computerized dermatopathologic diagnosis », in Journal of the American Academy of Dermatology, 1987, pp.   119-131.

5. Achi H. et coll., « Automated Diagnosis of Lymphoma with Digital Pathology Images Using Deep Learning », in Annals of Clinical and Laboratory Science, 2019, pp. 153-160.

Tschandl P.  et coll., « Comparison of the accuracy of human readers versus machine-learning algorithms for pigmented skin lesion classification », in The Lancet oncology, 2019, pp. 938-947.

Vujosevic S. et coll., « Screening for diabetic retinopathy: new perspectives and challenges », in The Lancet Diabetes & Endocrinology, 2019, pp. 337-347.

6. Littré É., Dictionnaire de la Langue française, Paris, Hachette, 1863, t.4, p. 1889.

7. Foucault M., Naissance de la clinique, Paris, PUF, collection Quadrige, [1963] 2017, p. 130.

8. Idem, p. 133.

9. Ibidem, p. 136.

10. Ibid., p. 185.

11. Ibid., p. 155.

12. Bertaud-Gounot V. et coll., « Ontology and medical diagnosis », in Informatics for Health and Social Care, 2012, pp. 51-61.

Shen Y. et coll., « An ontology-driven clinical decision support system (IDDAP) for infectious disease diagnosis and antibiotic prescription » in  Artificial Intelligence in Medicine,  2018, pp. 20-32.

13. Ibidem, p. 164.

14. Folscheid D., « La médecine comme praxis : un impératif éthique fondamental », in Laval théologique et philosophique, volume 52, numéro 2, juin 1996, p. 501.

15. Idem, p. 503.

16. Ibidem, p. 509.

17. Ibid., p. 509.

18. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1112 b 13-16, Paris, Flammarion, 2004, trad. Richard Bodéüs, p. 146.

19. Ricoeur P. , « Les trois niveaux du jugement médical », in Esprit, n°227, décembre 1996, p.  21.

20. Idem, p. 21.

]]>
news-3562 Wed, 02 Dec 2020 10:33:00 +0100 TELECONSULTATION EN SOINS PALLIATIFS https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/teleconsultation-en-soins-palliatifs Par Esther DECAZES

 

Esther Decazes est médecin de soins palliatifs. Elle a exercé en unité de soins palliatifs en région parisienne et travaille aujourd’hui en équipe mobile douleur et soins palliatifs au Centre Henri Becquerel à Rouen.

 

Article référencé comme suit :

Decazes, E. (2020) « Téléconsultation en soins palliatifs : et le corps dans tout ça ? » in Ethique. La vie en question, déc. 2020.

 

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article

 

Depuis 2018 la téléconsultation est un acte remboursé par la sécurité sociale. Il s’agit d’une consultation effectuée par un médecin à distance du patient par l’intermédiaire d’une visioconférence sécurisée. Comme c’est le cas pour beaucoup de nouveautés technologiques dans le domaine de la santé, le recours à ces techniques est encouragé au niveau des institutions où elles sont valorisées en tant qu’ « innovations ». Ainsi en 2018, le Dr Stéphanie Villet a bénéficié du prix de l’innovation de la Fédération Unicancer pour avoir mis en place une téléconsultation de soins palliatifs (1) .

La téléconsultation promet d’offrir à un patient de bénéficier d’une consultation avec un médecin distant de lui. Cet horizon est très désirable, mais la téléconsultation a quelques limites pouvant compromettre cette promesse. La téléconsultation a notamment le défaut d’être soumis aux aléas techniques : si internet défaille ou que la webcam n’est pas reconnue par l’ordinateur, elle ne pourra se dérouler. Autre limite : elle ne permet pas d’accès direct au corps du patient. Que ce soit par le toucher, mais aussi l’odeur, ou même la vue qui peut être très frustre en fonction des paramètres techniques. Or le médecin est souvent amené à effectuer un examen clinique : un examen du corps, où il l’observe, l’écoute, le touche. Il est souvent nécessaire pour poser un diagnostic. Ainsi si au décours d’une téléconsultation un examen clinique s’avère nécessaire pour aboutir à un diagnostic puis à un traitement, celui-ci ne sera pas possible en utilisant ce dispositif, compromettant la pertinence du diagnostic et du traitement proposé. Là est le premier inconfort prévisible de la téléconsultation, en particulier en cas d’urgence où cet examen clinique permet souvent de hiérarchiser le caractère de l’urgence.

A ce titre, les soins palliatifs pourraient offrir des caractéristiques facilitant la mise en place d’une téléconsultation : la maladie principale du patient est connue, et son évolutivité est prévisible. De plus, certaines consultations où l’accompagnement est central peuvent à première vue se dérouler sans avoir besoin d’examiner le malade. Une téléconsultation d’accompagnement en soins palliatifs, anticipée donc sans urgence, pourrait permettre de profiter de cette innovation sans l’inconfort qui y est associé.

Cette idée est séduisante, mais à condition de considérer que l’accompagnement se passe sans le corps.

Que l’accompagnement se passe du corps, finalement pourquoi pas ? La médecine actuelle est héritière du dualisme cartésien. Celui-ci sépare le corps, la chose étendue Res Extensa et l’esprit, la chose pensante Res Cogitans (2). La médecine s’occupe habituellement du corps. L’accompagnement, quelque peu étrange dans ce décor médical, traiterait de l’esprit.

Mais l’expérience clinique de l’accompagnement peut laisser penser que le corps y est plus impliqué qu’il n’y paraît. Le corps a-t-il une place dans l’accompagnement en soins palliatifs ?

 

L’accompagnement en soins palliatifs : du soin à la métaphysique

 

De quoi parle-t-on avec le terme d’ « accompagnement », notamment en soins palliatifs ? Il est employé couramment dans cette discipline pour désigner une réalité clinique, mais son contour précis est parfois difficile à définir. Le terme d’accompagnement vient du latin ad-cum-panum à côté de, avec le pain. Il était utilisé pour parler de l’accompagnement spirituel qui avait pour but de conduire le fidèle vers la paix avant la mort (3). Cette finalité peut se retrouver dans les soins palliatifs notamment dans les « stades du mourir » d’Elisabeth Kübler-Ross (4). Celle-ci y désigne l’acceptation comme le stade psychique ultime avant la mort. Or le cheminement du malade est bien souvent différent et cette normativité a été très décriée notamment dans le célèbre article de Robert William Higgins « L’invention du mourant. Violence de la mort pacifiée » (5). Higgins y dénonce la volonté de faire entrer de gré ou de force la personne en fin de vie dans le rôle d’un héros qui regarde la mort en face. Face à cela, comme le souligne Tanguy Chatel (3), ce concept a évolué dans les années 2000 pour se placer du côté du « cheminer avec ». Cheminer avec le patient, là où il nous emmène, sans guider spécifiquement dans une direction particulière.

A ce titre, l’accompagnement a une proximité avec la philosophie du care. Le care comme soin qui s’applique à répondre aux besoins réels de la personne et non pas aux besoins que l’on imagine pour lui. Il s’ancre d’ailleurs volontiers dans le soin lui-même. Accompagner serait par exemple non pas effectuer de façon systématique une toilette complète au lit dès lors qu’un malade s’altère. Ce serait s’appliquer à le laisser faire ce qu’il souhaite faire, quels que soient l’énergie et le temps que cela lui demande, et ne pallier son épuisement que pour les gestes pour lesquels il le demande ou l’accepte. Ou encore, ne proposer certains soins qu’en fonction du cheminement du patient. L’accompagnement s’ancre dans le soin, mais un soin qui s’applique à respecter les besoins du patient. Le soin en question dépendant de la fonction du soignant. Il est différent s’il est effectué par un médecin, une infirmière, un psychologue, un kinésithérapeute ou un représentant des cultes.

Dans cette continuité, un malade est libre de parler ou non de sa mort, et le devoir du soignant est peut-être d’être disponible pour le faire s’il le souhaite, mais de ne jamais forcer la main du malade.

L’accompagnement serait le care en soins palliatifs. Mais le soin ne suffit pas pour tenir compte de l’accompagnement, même s’il y est nécessaire.

Parfois, au décours d’une relation de soin de qualité, en présence d’un patient, une « teinte » apparaît. C’est une ambiance particulière, que certains appellent « être en vérité ». Nous entrons, avec le patient dans un moment loin des faux semblant, sans fard. Jacquemin dit « En fait nous retrouvons, au cœur d’une pratique d’accompagnement, cette importance du temps, un temps qui fait entrer conjointement accompagnant et soigné dans l’immédiateté de ce qu’ils sont et vivent. » (6).

Ces moments-là peuvent survenir à tout moment de la vie, comme nous le rappellent les poètes. Dans la tristesse, la solitude, la nostalgie mais aussi la contemplation, l’émerveillement. Elle survient avec une particulière puissance quand la mort approche.

Ricoeur utilise le terme d’Essentiel « l’Essentiel c’est en un sens […] le religieux ; c’est si j’ose dire, le religieux commun qui, au seuil de la mort, transgresse les limitations consubstantielles au religieux confessant et confessé. » (7)

S’il peut être présent à tout moment de la vie, l’approche de la mort semble révéler cet Essentiel avec une intensité particulière. Or cet Essentiel n’est pas toujours que grâce. Il peut être violent, douloureux, déchirant. Il peut être éprouvant à traverser. Il peut également être d’une grande douceur, ou d’une lumineuse beauté. Ou tout cela en même temps. Ce moment d’une particulière intensité correspond à l’entrée du patient dans l’Essentiel, et à celle du soignant avec lui. C’est une entrée conjointe dans l’Essentiel. Le rôle de l’accompagnant est d’accompagner le malade dans cette traversée de l’Essentiel. Avec lui.

L’accompagnement a plusieurs épaisseurs, deux « strates » : la première strate est le soin, le care. La seconde strate est l’entrée conjointe dans l’Essentiel que la proximité de la mort révèle. L’accompagnement se décline depuis le soin jusqu’ à la métaphysique.

 

Le corps dans le soin du médecin de soins palliatifs

 

L’accompagnement s’ancre dans le soin. La place du corps dans le soin d’une infirmière ou d’une aide-soignante, est évidente. L’infirmière utilise son corps pour agir sur le corps du patient (en posant une perfusion par exemple, ou en nettoyant une plaie). Quand une aide-soignante aide un patient à se nourrir, elle le fait avec ses bras, et la bouche du malade.

Une téléconsultation est effectuée par un médecin. Quelle place pourrait bien avoir le corps dans le soin effectué par le médecin, en particulier en soins palliatifs ? S’il s’agit de soins palliatifs précoces n’est-il pas derrière son bureau, à poser des questions ? Puis ne touche-t-il pas que brièvement le malade pour l’examiner avant de se retrancher de nouveau derrière l’autre rive de son bureau afin de rédiger une ordonnance ? Ordonnance de traitement ou d’aide humaine, qui eux agiront sur le corps du patient. Si le malade est hospitalisé, cette action ne se fait-elle pas derrière l’ordinateur dans un bureau, loin du malade ?  Le soin du médecin n’est-il pas toujours indirect ?

Le centre de cette consultation n’est-il pas la plainte exprimée du malade ? Alors quelle serait la place du corps dans cette consultation ?

Avant de se questionner sur les interactions des corps, il faut noter que, pour qu’il y ait rencontre entre un malade et un médecin (de soins palliatifs), il faut qu’il y ait une plainte du patient ayant trait à son du corps. Ou tout du moins cette plainte facilite-t-elle grandement la relation thérapeutique.

Une première rencontre sans plainte corporelle que le médecin pourrait tenter de soulager est difficile. L’alliance thérapeutique est pénible, voire impossible à mettre en place. Les équipes mobiles de soins palliatifs peuvent d’ailleurs « prendre l’excuse » d’un léger symptôme d’inconfort pour tenter une mise en relation. Le transfert en unité de soins palliatifs a plus de sens pour tout le monde si le malade est insuffisamment soulagé. Soit, quelques rencontres débutent sur la loi et les directives anticipées, mais elles sont rares. Dans la plupart des cas, c’est le corps souffrant qui est aux premières loges : une douleur qui fait mal, un sommeil qui se dérobe, une gêne respiratoire qui étouffe, une angoisse qui oppresse. La justification même de la rencontre entre le médecin et le patient se situe dans le corps.

Mais pas n’importe quel corps. Le corps ressenti, éprouvé. Il ne s’agit pas d’anomalie biologique ou d’imagerie, ni d’une métastase en tant que telle. Il s’agit d’une souffrance, que le malade éprouve dans son corps. Une souffrance ressentie dans sa chair.  

La phénoménologie différencie le corps objectif « Körper » et le corps éprouvé, la chair « Leib ». Le corps du malade est Körper, corps dans lequel se loge un dérèglement, une tumeur qui ne devrait pas y être, une fracture, une anomalie dans la concentration des minéraux du sang. Mais il est également corps éprouvé, Leib, corps tel qu’il est ressenti, corps « vivant ». Dans le cas de métastases osseuses, certaines ne font pas de bruit, ne sont pas ressenties, à peine connues du malade. En revanche d’autres provoquent des douleurs que le malade ressent. Son corps en est immobilisé, comme paralysée. Il se sent écrasé par cette douleur, terrassée par elle. Contraint, comme prisonnier. Il s’agit ici du corps éprouvé, Leib.  

De la même manière on peut trouver dans le corps objectif un épanchement liquidien dans un poumon. Mais à partir d’un certain volume, qui est propre à chacun, il pourra provoquer une gêne respiratoire voire un sentiment d’étouffement, qui sont ressentis, éprouvés.  

La maladie en soins palliatifs est une maladie évolutive qui conduit à la mort à des vitesses variables. Elle altère le corps objectif qu’elle blesse. Elle l’altère, elle le fait devenir autre. Différent d’avant. Et ces changements au sein du corps objectif sont de plus objectivés par la science médicale : les examens d’imagerie, de biologie, viendront décrire ces modifications avec des termes et des représentations qui étaient bien souvent inconnues du malade jusqu’alors.

En parallèle, la maladie altère également le corps éprouvé. Le corps ne répond plus comme d’habitude. Des douleurs apparaissent, la force diminue, l’appétit disparaît. Certaines postures pourtant si habituelles, comme dormir sur le côté la nuit, deviennent impossibles et source de souffrance.

La maladie altère le Körper et le Leib. Le corps devient doublement autre. La médecine se situe à l’intersection de ces deux corps. Michel Henri dans l’Incarnation nous dit à ce propos :

 

« Toutes les connaissances objectives mises en jeu sont traversées par un regard qui voit, sur la radiographie d’une lésion ou d’une tumeur, au-delà du corps objectif donc, ce qui en résulte pour une chair, pour ce soi vivant et souffrant qu’est le malade. La médecine est inintelligible sans cette référence constante à la vie transcendantale comme constitutive de la réalité humaine » (8).

 

Le médecin de soins palliatifs axe son soin sur le corps ressenti, et tente de l’apaiser. Pour cela il s’appuie sur le corps objectif. Par exemple de la morphine pourra être utilisée pour apaiser une douleur. Cette morphine est une molécule objective, concrète, qui va se loger au sein de récepteurs du système nerveux et diminuer la douleur ressentie. Peuvent ainsi être prescrits des traitements médicamenteux, des appareillages, de l’aide humaine. Ces soins le médecin ne les prodigue pas lui-même, mais indirectement en les « ordonnant ».

Peut-on pour autant réduire le soin du médecin aux ordonnances qu’il rédige ? Le bénéfice que pourrait tirer un malade de rencontrer un médecin pourrait-il s’y réduite ?

En soins palliatifs la plainte qui motive la rencontre entre le patient et le médecin est une plainte ayant trait au corps ressenti du patient. Mais cette souffrance ressentie fait écho, parfois de façon bien mystérieuse à ce qui se passe objectivement dans le corps du malade. Ces deux corps sont tellement modifiés qu’ils n’ont plus de lien, plus de cohérence l’un avec l’autre. C’est sur cette relation des deux corps que le médecin a un rôle bien spécifique.

Quand un patient se plaint d’une souffrance corporelle, le médecin effectue un « interrogatoire ». En soins palliatifs cet interrogatoire s’axe principalement sur le ressenti du malade. Il va encourager le patient à exprimer cette plainte venant du corps tout en l’analysant, en cherchant à ce que cette plainte prenne sens pour lui. Puis il va examiner, « ausculter », toucher la partie du corps souffrante. Cet examen est très particulier. Car tout en répondant au ressenti du patient, en cherchant ce ressenti à travers son toucher, le médecin va chercher ce qui se passe objectivement dans le corps de celui-ci. Autrement dit cet examen s’adresse simultanément au corps ressenti et au corps objectif. Il chercher la concordance entre l’altération de l’un et l’altération de l’autre. Il les remet en relation l’un avec l’autre. Il redonne la possibilité à ces deux corps de se lier l’un à l’autre. Cette mise en relation pourra être renforcée par une explication verbale de ce qui se passe objectivement dans le corps du malade et donner du sens à ce qu’il ressent. Un traitement pourra en découler, mais cet examen est un soin à part entière qui peut, en lui-même, apporter un apaisement au malade.

Et ce soin passe par le corps à corps du médecin et du malade. Certains soins du médecin de soins palliatifs sont donc beaucoup plus corporels qu’il n’y paraît, ils sollicitent toujours le corps souffrant du malade, et se déroulent bien souvent à travers un corps à corps.

L’accompagnement s’ancre dans le soin, et pour le médecin dans ce type de soin. L’accompagnement risque d’avoir des difficultés à se mettre en place si l’interaction des corps est impossible. Ce qui est malheureusement le cas en téléconsultation. On voit ici comment l’accompagnement peut déjà sembler compromis par la présence virtuelle.

 

Le corps lors de l’entrée conjointe dans l’Essentiel

 

Qu’en est-il de la place du corps dans la seconde strate de l’accompagnement, l’entrée conjointe dans l’Essentiel ?

Cette seconde strate survient au sein d’une relation de soin déjà instaurée. Elle peut se déployer si le soignant (accompagnant) y est disponible et que le malade le souhaite. Une invitation permet souvent d’en franchir le seuil.  Une invitation corporelle, où à travers son attitude le soignant témoigne de sa disponibilité à l’autre. Mais aussi bien souvent une invitation verbale, à travers une question ouverte qui, à ce moment-là, touche à l’intime. Cette même question pouvant prendre un sens très différent dans un autre contexte. Ce peut être par exemple : « Comment vous sentez-vous ? Comment est le moral ? Comment se porte votre conjoint ? Ce n’est pas trop dur ? Quels étaient-ils, ces projets ? ». Par cette invitation l’accompagnant manifeste qu’il est prêt, si le patient le souhaite, à entrer avec lui dans l’Essentiel, à l’y accompagner. Le patient est libre d’y répondre, ou non. Libre d’entrer dans l’Essentiel ou de rester loin de son seuil.

Quand elle a lieu, l’entrée dans l’Essentiel est une expérience métaphysique. Le corps y a-t-il une place ?

L’Essentiel n’est pas quelque chose qui se reconnaît par le contenu de son discours. Les propos du malade peuvent y être très variés. Certains parleront de la fin de vie, d’autres de leurs proches, d’autres encore de ce qu’ils affectionnent particulièrement dans la vie. D’autres enfin ne parleront pas. Ils se contenteront d’une phrase, un mot, un regard, un soupir, un contact physique (les fameuses mains qui se tiennent l’une l’autre). Cependant il n’y aura aucun doute sur le fait que ce moment-là, qu’il dure quelques instants, de longues minutes voire parfois une heure, sont de l’ordre de cette vérité, de cet Essentiel. Il n’y aura aucun doute car il y aura eu, à ce moment-là, cette « teinte » particulière dans l’atmosphère. Une teinte, une ambiance, que l’on ressent dans son corps parfois de façon extrêmement puissante.

Comment tenir compte de ce partage au-delà des mots ? Selon Erwin Straus les animaux se comprennent ou nous comprennent de façon immédiate, à travers des indices expressifs que nous dégageons, bien souvent sans le savoir. Une intonation. Un détail de l’expression du visage. Notre odeur peut-être. Cette communication est alinguistiques, sans le langage. De manière identique les Hommes peuvent se comprendre entre eux à travers des signaux venant du corps et perçus par celui-ci. « C’est pourquoi, au sein de l’éloignement et de l’impénétrabilité du monde, nous saisissons que quelqu’un pense, mais non ce qu’il pense, aussi longtemps qu’il ne parle pas ». (9)

De la même manière nous savons qu’un malade est entré dans l’Essentiel indépendamment de ses propos. C’est quelque chose qui se sent. Et le fait que le patient sache que nous l’y accompagnons, que nous y sommes avec lui, lui aussi le sent. De façon corporelle, immédiate, alinguistique.

Cet accompagnement, au-delà des thématiques qui peuvent s’y déployer, se déroule avant tout dans cette communication alinguistique. « Je sais que vous y êtes, et vous savez que j’y suis aussi » semble dire notre corps qui entre en résonnance avec les émotions du malade.

Et c’est dans ce corps même que nous allons puiser la justesse de nos réactions. Car ces situations sont tellement particulières qu’aucune réponse systématique ne saurait être juste dans ces circonstances. Comment être juste dans nos silences, nos réponses, la fixité ou le détournement de notre regard ou sur la précision du moment auquel saisir l’épaule ou la main du patient étreint par l’émotion ? Une réaction systématisée serait nécessairement inadaptée. Cette justesse nous la trouvons dans une disponibilité à l’autre, mais également une disponibilité aux suggestions de notre propre corps. Comme nous l’apprend Damasio (10), c’est de l’ensemble des états du corps que naissent les décisions et la créativité.

Cette entrée conjointe dans l’Essentiel est éprouvante pour le patient, mais elle ne nous épargne pas. Elle est éreintante pour l’accompagnant qui vit cette traversée. Après de tels moments il aura souvent besoin d’un peu de répit avant de continuer son travail.  

Cette entrée dans l’Essentiel, seconde strate de l’accompagnement, aussi métaphysique soit-elle, se fonde elle aussi sur une interaction entre les corps.  

 

Conclusion

 

Riches de ces réflexions, la tentation est forte, de juger la téléconsultation totalement inadaptée à l’accompagnement, après l’y avoir trouvée initialement parfaitement ajustée. Peut-être est-ce la juger trop durement.

Une des premières conclusions que l’on peut tirer de ces réflexions est qu’une téléconsultation d’accompagnement pure est impossible. Elle s’ancre toujours dans un soin. Et le soin médical repose toujours sur une plainte corporelle, plainte touchant au corps éprouvé. Ce corps éprouvé reste profondément lié au corps objectif et le médecin de soins palliatifs ne pourra pas, s’il souhaite se lancer dans la téléconsultation, s’épargner le malaise de ne pouvoir examiner son patient pour étayer son diagnostic.

Ensuite, le soin spécifique du médecin de soins palliatifs qui consiste à mettre en rapport les corps objectifs et éprouvés, peut être mis en péril par l’approximation diagnostique mais aussi par l’absence du soin corporel qui se cache dans l’examen clinique. Il pourra peut-être avoir lieu, uniquement à l’aide de l’entretien, mais de façon considérablement appauvrie.

Enfin l’élément le plus délicat est peut-être la partie métaphysique de l’accompagnement, l’entrée conjointe dans l’Essentiel. Ce partage est avant tout immédiat et corporel. Le soutien proposé par le soignant dans cette traversée se joue notamment dans sa présence. Or, celle-ci est impossible à distance.

Il est important de le souligner : l’entrée conjointe dans l’Essentiel étant impossible à distance, il convient donc d’être extrêmement prudent dans l’invitation à celle-ci, notamment verbale. Si celle-ci est formulée, il est possible que le patient ne sentant pas la présence adéquate du soignant ne s’y risquera pas. Mais s’il s’y risque, le danger est de l’avoir invité dans une traversée pour laquelle il a besoin d’être accompagné et dans laquelle, en réalité, il sera seul.

Malgré ces faiblesses de taille, la téléconsultation peut tout de même sembler pertinente dans certaines situations d’accompagnement. C’est le cas par exemple pour les patients altérés, inconfortables ou dont le transport pourrait être inconfortable, d’autant plus s’ils sont chez eux et souhaitent garder un lien avec l’équipe de soins palliatifs hospitalière. Un échange par téléconsultation peut alors s’entendre comme une réponse à un besoin profond du patient. Il pourrait être considéré comme un non-abandon.

Mais une telle téléconsultation ne pourrait malheureusement par permettre de réel accompagnement.

Comme l’a développé Dr Stéphanie Villet ou Clément Cormi (11), une solution intéressante est de ne proposer de telles téléconsultations qu’avec la présence, auprès du malade, d’un soignant (par exemple une infirmière), qui pourrait, lui, accompagner réellement le patient dans l’Essentiel si celui-ci se présentait au cours des échanges.

Ces échanges pourraient peut-être même encourager le transfert du médecin vers le soignant à ses côtés et le renforcer dans cette posture d’accompagnement et s’effacer progressivement.

 

Références :

 

1. UNICANCER - Prix Unicancer de l’innovation – 5ème édition : Le réseau Unicancer mobilise ses talents pour les patients ! [Internet]. [cité 7 oct 2020]. Disponible sur: http://www.unicancer.fr/prix-2018#palliatifwww.unicancer.fr/prix-2018#palliatif

2. Descartes R., Méditations métaphysiques, in Oeuvres philosophiques, textes établis, présentés et annotés par F. ALQUIÉ, Paris, Garnier, t.II , 1967 ; AT, IX

3. Chatel T., « L’accompagnant, Un Funambule de La Relation », in La Mort et Le Soin: Autour de Vladimir Jankélévitch, Presses Universitaires de France, 2016.

4. Kübler-Ross E., Les derniers instants de la vie, Genève, Suisse : Editions Labor et Fides, 1975.

5. Higgins R. W., « L’invention Du Mourant. Violence de La Mort Pacifiée », Esprit, 2003, pp.139–169.

6. Jacquemin D., « Place des soins palliatifs dans l’évolution d’une philosophie du soin » , in Manuel de Soins Palliatifs, Dunod, 2002, p.104.

7. Ricœur P., Vivant jusqu’à la mort, Paris, France, Éditions Points, 2019, p.43.

8. Henry M., Incarnation: une philosophie de la chair, Paris, France, Éditions du Seuil,  2000, p.232.

9. Straus E., Du sens des sens : contribution à l’étude des fondements de la psychologie, Grenoble, France, J. Millon, 2000, p236.

10. Damasio A., L’erreur de Descartes: la raison des émotions, Paris, France, Odile Jacob, 2010, p.314.

11. Cormi, C. (2020) « Télémédecine et soins palliatifs : entre non-sens et opportunités nouvelles » in Ethique. La vie en question, sept. 2020.

]]>
news-3564 Sat, 03 Oct 2020 10:41:00 +0200 INTELLIGENCE ARTIFICIELLE EN MEDECINE https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/intelligence-artificielle-en-medecine Par Aurore MARCOU

 

Médecin anesthésiste réanimateur, exerçant à la Fondation Rothschild, très attentive en tant que médecin aux projets numériques (référente informatique, implication dans le développement des interfaces de communications hospitalières et de recherche autour de l’intelligence artificielle), elle travaille en même temps le sujet de la place de l’homme au cœur de cet univers grâce à un parcours philosophique au sein du Master d'Ethique Médicale de l'université Gustave Eiffel. 

 

Article référencé comme suit :

Marcou, A. (2020) « Intelligence artificielle en médecine : la tentation de la substitution par la machine » in Ethique. La vie en question, octobre 2020.

 

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article

 

Vous êtes installés dans la blancheur immaculée d’un bloc opératoire. Un casque sur vos oreilles émet une musique créée pour ralentir progressivement votre rythme cardiaque et vous apaiser. Des capteurs sont installés, sur votre index pour lire votre niveau d’oxygénation, sur votre poitrine pour écouter les battements de votre cœur, sur votre poignet pour mesurer votre relâchement musculaire, sur votre front pour lire la profondeur de votre sommeil, dans votre dos pour évaluer votre anxiété. Un soignant inscrit votre sexe, votre poids, votre taille, votre âge dans le logiciel d’anesthésie. Des pousses-seringues automatisés vous entourent. Une fois déclenchés, ils injecteront les médicaments pour vous endormir et s’activeront tout le long de l’intervention pour vous maintenir dans un état de sédation grâce à une boucle autorégulée. Les intelligences artificielles veillent à présent sur vous. Ce scénario n’est pas une fiction. Ces logiciels qui s’affinent depuis plusieurs années portent les doux noms d’AIVOC (Anesthésie IntraVeineuse à Objectif de Concentration), BIS (Bispectral Index), ANI (Analgesia Nociception Index) ou logiciel Musicare. Le développement des logiciels implémentant l’intelligence artificielle participe aux progrès de l’anesthésie et au-delà, de toute la médecine.

Le traitement des données recueillies à partir de milliers de patients promettent d’extraire des informations pour mieux prévenir, diagnostiquer, traiter. La rareté d’une maladie peut être compensée par les informations recueillies sur d’immenses bases de données comme autant d’expérience engrangée. Du dépistage au diagnostic, du choix du traitement à sa surveillance, de la recherche à l’accompagnement, les logiciels d’intelligence artificielle trouvent des applications multiples. L’IA promet une médecine de demain plus efficiente, plus rapide, plus personnalisée.

En même temps, l’IA inquiète. Rarement, un nouvel outil technique en médecine n’a suscité autant d’effervescences et d’interrogations. Les performances incontestables des logiciels dans des tâches jusque-là réalisées par des humains interrogent sur leur avenir. Les performances du numérique en médecine rendent aujourd’hui possible la substitution de l’humain par des logiciels. Grâce à l’alignement de sauts technologiques dans les domaines des mathématiques et de l’informatique, l’information peut être aujourd’hui numérisée, stockée sur des composants miniaturisés à la portée de tous. L’introduction d’une architecture en couches multiples permettant aux structures élémentaires de calcul ou neurones artificiels d’interagir les uns avec les autres de manière variable, rend possible aux algorithmes de corriger leurs connexions au fur et à mesure qu’ils intègrent de nouvelles données pour améliorer leur performance, et leur permet donc d’ « apprendre ». Ces algorithmes s’appuyant sur un modèle de rationalité mathématique visent à reproduire des capacités cognitives humaines telles que la perception de l’environnement, la compréhension d’une situation et la prise de décision, amenant à la dénomination d’intelligence artificielle. En s’attachant en particulier à reproduire le raisonnement d’hommes de métiers, des systèmes experts reposant sur l’IA deviennent aptes à accomplir des tâches médicales jusque-là dévolues à des êtres humains et donc à les remplacer. Aura-t-on besoin d’autant d’anesthésistes quand des boucles d’anesthésie assisteront le sommeil des opérés ? Aura-t-on besoin d’autant de radiologues quand des logiciels liront les images sans fatigue à toute heure du jour ou de la nuit ? Aujourd’hui qu’un tel outil est disponible, nous pouvons être tentés qu’il se substitue à nous.

Ce questionnement s’est mué en perplexité quand un jeune anesthésiste en formation un jour affirma : « Je ferais certainement plus confiance à une intelligence artificielle qu’à un humain pour m’endormir. De toute façon, un jour, la médecine se passera de nous ». Le détachement de mon interne affirmant sa confiance absolue pour les IA face à l’humain, retentissait moins comme une triste soumission qu’un choix assumé. Nous ne ferions donc pas que subir la concurrence d’une technique innovante. Nous allons vers elle et la réclamons. Il serait facile de se retrancher derrière une opposition technophile/ technophobe, une dénonciation simple des intérêts lucratifs ou d’invoquer un banal affrontement intergénérationnel. Cela négligerait l’apport incontestable de cet outil innovant en médecine et n’ôterait en rien l’ambivalence de notre rapport à l’IA. A la fois, l’étendue des applications de l’IA nous effraye, à la fois, elle nous fascine. Pourquoi recherchons-nous l’IA ? Quelles raisons pourraient nous tenter d’accepter qu’il se substitue à nous ?

  

L’IA POUR COMPENSER NOS INSUFFISANCES

 

L’évolution humaine est depuis toujours tournée vers un effort pour surmonter ses limites. L’homme est cet étrange animal sans fourrure ni plume qui utilise sa main comme outil, avant d’en façonner pour augmenter sa force et son habilité. Cette recherche d’outils caractérise son intelligence. La technique est là, nécessaire pour compenser sa pauvreté en instinct et sa vulnérabilité physique. Comme le rappelle le mythe de Prométhée chez Platon, elle conditionne la survie de l’homme.

L’IA apparaît comme un outil idéal. Toujours disponibles, réactifs, les algorithmes sont capables d’effectuer des tâches de manière rapide, sans erreur, à toute heure. Ils ne se déconcentrent pas, ne se fatiguent pas. Confier aux machines la lecture des images radiologiques, l’entretien d’une anesthésie soustrait aux aléas de l’attention et de la disponibilité humaine. De plus, aptes à comparer de grandes quantités de données, ils aident à déterminer la juste action, par exemple préconiser une chimiothérapie, en prévoir les risques de toxicité, estimer le taux de succès. L’IA cadre avec les objectifs d’efficience, de rendement, attendues dans les services rendus par la médecine dans une économie libérale. Elle offre d’assister le médecin limité dans sa capacité de travail, ses possibilités de présence. Légitimée par la logique de rationalité, elle lui offre de mieux contrôler.

L’IA nous offre de compenser nos insuffisances, mais aussi de nous décharger de ce qui nous semble pénible, voire de ce qui ne retient plus notre intérêt. Lire les mêmes images, pousser les mêmes seringues, dérouler les mêmes questions, rassurer un patient dément inlassablement …  Que jugeons-nous suffisamment pénible pour préférer qu’il soit délégué ? Où poser à présent le curseur de notre désintérêt ? La technique en nous offrant l’opportunité de déléguer des tâches révèle en même temps l’étendue d’une perte de sens.

  

L’IA POUR DEPASSER NOS LIMITES

 

L’IA n’ambitionne pas d’être une simple réplique de nous-même. Elle nous offre les moyens certes de compenser nos limites mais encore mieux de les dépasser. Elle est vouée à faire mieux que l’homme, accomplir les tâches avec plus d’efficience sans faillir donc de manière idéale. L’IA révèle ainsi notre obsession de maîtrise et de perfection. En même temps, la présence d’une telle technique nous confronte à la réalité de nos failles humaines, à nos vulnérabilités que nous avons tant de mal à accepter.

Face à la maladie, le doute et l’incertitude sont perçus comme vecteurs d’anxiété. Quel est le diagnostic ? Quel traitement sera efficace ? Quel est le pronostic ? Nous demandons à sécuriser nos décisions pour les patients comme pour nous-mêmes. Nous associons l’incertitude à l’ignorance et l’ignorance à l’impuissance. Les algorithmes répondent justement à ce besoin de certitudes. Ils sont capables d’identifier en temps réel la juste action. Ils donnent à la médecine les moyens de déterminer la pertinence d’une action dans le présent, d’expliquer par les éléments passés et de prédire ce qui est à venir. Perfectionnant l’art du kairos, l’IA répond à notre besoin de maîtrise. En agissant et décidant selon des algorithmes rationnels, nous aimerions bannir l’hésitation et l’indétermination pour mieux contrôler nos actes, notre environnement et nous-même. La technique vient répondre à notre idéal de maîtrise.L’IA nous offre par ailleurs de ne plus faillir dans un domaine où l’exigence de soin est devenue maximale. Nous acceptons difficilement l’erreur, plus encore l’erreur médicale. Celle-ci est assimilée à la faute, et la faute à un échec. Le droit justement est là pour en assurer la réparation. L’IA apparaît plus à même d’accomplir nos tâches sans faillir. Les vitesses de calcul, la constance d’exécution assurent reproductibilité et exactitude. L’IA répond à notre idéal de perfection. Légitimés par la rationalité statistique, les résultats des algorithme s’imposent à nous comme une vérité que nous remettons difficilement en cause. L’opacité technique loin d’éveiller notre défiance entraîne notre confiance. A l’image d’une nouvelle Pythie, l’IA exerce une autorité nous permettant peut-être de mieux accepter les décisions que nous ne pouvons maîtriser. Nous est-il plus confortable de laisser la décision à une entité supérieure rationnelle plutôt qu’à un de nos semblables ? Y aurait-il un certain orgueil à refuser de dépendre des siens ? On entrevoit dans ces circonstances la tentation de se décharger de la responsabilité de l’autre. L’homme qui refuse de faillir supporte difficilement l’attente de l’autre. Il préfère se disqualifier d’emblée face à la technique plutôt que d’être mis à l’épreuve. Il peut préférer démissionner plutôt que de risquer de décevoir et se décevoir. Obnubilé par son obsession de contrôle et de rationalisation, l’homme aboutit au paradoxe d’une pensée magique, celle de préférer tout céder à une entité qu’il ne maîtrise pas. Ce faisant, l’homme fait endosser à l’IA une puissance de vérité à laquelle elle ne prétend pas.

  

L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE POUR FUIR L’AUTRE ?

 

Des algorithmes veillent aujourd’hui sur les convocations de patients et le rappel des consignes opératoires. D’autres les interrogent une fois rentrés chez eux. « Quel est votre niveau de douleur ? Avez-vous des nausées ? ». Dans un objectif d’efficience, la présence soignante se fait progressivement virtuelle : les appels téléphoniques se dématérialisent en SMS, des peluches intelligentes sont placées sur les genoux des patients agités. L’IA accompagne ce mouvement. Combiné à l’expertise métier, elle est capable de dérouler l’algorithme d’un raisonnement médical, d’orienter vers la décision thérapeutique appropriée et donc de remplacer le soignant dans sa tâche. La technique nous offre ainsi l’opportunité de se substituer à nous et de nous décharger de notre obligation de présence à l’autre. Ce troisième sens est sans doute pour nous plus difficile à avouer.

Le monde numérique fournit aujourd’hui presque toutes les ressources pour répondre aux questions médicales, même les plus intimes. Interface directe, il permet d’accéder à une expertise médicale tout en s’affranchissant du recours à l’autre. Cette mise en relation directe est perçue comme un avantage. On peut s’affranchir de l’autre pour prendre soin de soi. Entouré de toute l’attention numérique rendue encore plus efficace par la personnalisation renforcée, on est encouragé à prendre soin de sa santé comme projet de perfectionnement de soi. Les logiciels mesurent nos pas, nos heures de sommeil, notre alimentation. Ils nous conseillent et nous incitent à entrer dans un cercle vertueux de bien-être physique. Ils font le diagnostic d’un cancer de la peau à travers l’objectif d’un smartphone. Ce faisant, en favorisant l’interaction directe, les logiciels estompent la nécessité de médiation. L’humain n’est plus l’interlocuteur privilégié. La place du médecin est relativisée. L’autorité des experts que sont les professionnels de santé est remplacée par l’expertise calculatoire des logiciels ou par les avis démocratiques et profanes s’exprimant sur les forums de la toile numérique. En allant à la rencontre des besoins individuels, l’IA offre la possibilité de ne plus interagir avec l’autre.

L’émancipation du regard médical peut rejoindre le désir d’échapper à l’autre. Entrer en relation n’est pas toujours facile et nous pouvons être tentés de rester à distance les uns des autres. En tant que patient, nous pouvons soumettre notre corps au regard technique d’un expert, mais nous pouvons aussi aspirer à nous soustraire au regard humain par crainte d’y lire jugement, incompréhension, désapprobation. Les algorithmes permettent justement d’accéder à l’expertise médicale tout en jouissant du confort de la neutralité relationnelle, de l’apparent anonymat des logiciels. En tant que soignant également, nous pouvons craindre la relation à l’autre. Rentrer en relation avec l’autre représente un effort. Trouver les mots et l’attitude justes pour s’adapter à l’autre dans sa singularité dans une situation donnée demandent un effort de communication. Tout en remplissant leurs tâches, les algorithmes nous dispensent de faire cet effort de relation. Ils nous épargnent aussi le risque de ressentir des émotions par trop suspectes. S’approcher un peu trop de l’autre, voire « s’attacher » à lui ne risque-t-il pas de nuire à la relation de soin ? Dans cette méfiance des affects, des liens humains, de l’autre, les algorithmes répondent avantageusement à leurs fonctions sans risquer de déborder. Ils proposent une interaction restreinte à la fonction. Ils nous épargnent le risque de la relation à l’autre.

L’interaction numérique se fait d’ailleurs sur un mode de communication universel visant le plus grand nombre. Ce langage est ainsi dépouillé, réduit au fonctionnel et à l’utile. Il ne s’encombre pas des subtilités de la singularité, de l’effort d’adaptation individuelle et circonstancielle. Immédiat, parfois même violent, le langage numérique ne cherche pas à ménager un temps pour la compréhension et la réflexion. Sourd, il n’offre pas la possibilité d’écoute, ni d’échanges. On peut se demander alors si un tel langage est adapté à la dimension du soin ? Quel réconfort un logiciel peut-il apporter à la mise en vulnérabilité soudaine d’un être confronté à la maladie ? En confiant nos tâches de soins aux machines, ne sommes-nous pas en train d’abandonner le patient à des machines effectrices mais muettes ?

Paro est un phoque duveteux, une peluche « intelligente » dotée de capteurs sensoriels élaborés. Son grand regard synthétique s’anime pour capter l’attention, ses vibrations régulières comme un ronronnement, sont là pour apaiser des personnes atteintes dans leurs fonctions cognitives. Posé sur les genoux des personnes démentes, il simule une présence tendre et rassurante. La technique est là utilisée comme un leurre à notre présence. Elle diminue la solitude et détresse des patients vulnérables, quand les soignants ne sont plus en nombre pour s’assoir à leur côté ou qu’ils n’en ont plus envie. La concurrence de la technique apparaît alors opportune pour les décharger d’une obligation de présence dans laquelle ils ne trouvent plus forcément de sens.

Cette perte de sens peut nous inviter à revoir notre conception du soin. Soumis aux impératifs de temps, de personnel, de rentabilité, la médecine se focalise sur les actes prodigués pour le soin du corps. La conception du soin cédée à une IA est d’ailleurs celle réduite au soin du seul corps, dissocié de toute fonction relationnelle. Or peut-on ignorer la dimension psychique et le rôle de la relation thérapeutique ? Pouvons-nous considérer comme suffisante le soin prodigué par une technique ne répondant qu’aux soins du corps ? Sommes-nous prêt au nom de la rentabilité à revenir sur la nécessité du care et réduire la médecine au simple cure ?

Nous trouvons toutefois des avantages à ce médiateur numérique entre les humains. Une IA, en se posant comme un tiers neutre, défait l’asymétrie patient-soignant et installe un nouvel équilibre pouvant diminuant les tensions. « Notre logiciel indique que ce traitement est recommandé dans votre cas. Nous allons, vous et moi suivre ces recommandations et pourront être confronté ensemble aux aléas thérapeutiques ». A l’image d’un GPS pacifiant la relation d’un conducteur avec son copassager, la médiation d’une IA peut ainsi soulager les tensions dans la relation de soin. En déchargeant le médecin d’une partie de la décision médicale, une IA diminue le poids de son rôle décisionnel et de l’attente du patient. On peut alors évoquer le confort d’une décharge de responsabilité. A l’heure d’une médecine judiciarisée, les médecins se protègent derrière des socles de recommandations d’experts et vont logiquement se retrancher derrière des expertises numériques.

Or pouvons-nous, médecins, véritablement nous comparer à des copassagers impliqués sans l’avoir demandé ? Avons-nous été transportés par hasard dans une relation de soin ? C’est pourtant à nous soignants, qu’il appartient d’apprendre transformer les tensions inhérentes à la relation de soin pour accompagner un patient dans son épreuve de vie. Peut-être est-ce en remettant bienveillance et ouverture dans notre regard, que nous pourrons donner aux patients le goût de la relation humaine. Ainsi en retrouvant notre vocation, seront nous en mesure d’affirmer ce à quoi nous tenons dans notre métier.

  

CONCLUSION

 

Avancer dans le monde des biotechnologies est facile. Inclure, mesurer, conclure selon les méthodologies de l’evidence based medicine font partie de notre culture médicale. Nous ne pouvons qu’être exhortés à aller de l’avant dans toutes les directions techniques permises par l’IA. Toutefois nous ne saurions mettre sur un même plan les algorithmes servant à l’aide décisionnelle et celles animant des peluches leurres de notre présence. Les champs de développement multiples de l’IA cachent des sens divergents. Les algorithmes peuvent servir l’homme comme s’en distancier. Ainsi pouvons-nous mieux comprendre nos mouvements de fascination et de crainte.

De multiples raisons nous poussent à nous laisser supplanter par la technique. Nous sommes tentés d’assister l’humain faillible et fatigable et d’accepter sa substitution par la machine au nom d’idéaux de rationalité, de maîtrise et de perfection. La technique nous offre aussi l’opportunité de de nous décharger de nos obligations de présence et nous épargner les inconforts de la relation à l’autre. Toutes ces raisons partagent toutefois le fil d’une même fuite. Refus de nos doutes, refus de nos défaillances, refus de nos émotions … Nous nous refusons nous-même.

La concurrence d’une technique aussi élaborée que l’IA nous renvoie soudainement à notre rapport à nous-même. La concurrence de la technique nous fait prendre conscience de nos limites, nos vulnérabilités et rend plus aiguë notre difficulté à nous accepter nous-même. L’homme déçu par l’homme, se tourne vers la machine qui se trouve là, opportunément. Il est tenté de se disqualifier et d’imputer à la technique sa propre démission.

C’est dans le progrès technique qu’il appartient de remettre l’homme au centre de cette réflexion. Nous devons faire l’effort de questionner ces sens pour naviguer avec justesse dans l’infini des possibilités techniques.

Nous pouvons alors interroger les valeurs au nom desquelles nous nous sommes engagés en tant que soignants. Ainsi retrouveront sens notre métier et ce qui nous anime. C’est aussi en prenant conscience de notre rapport à nous-même que nous pourrons retrouver le goût de l’autre. C’est peut-être ainsi que nous ne braderons pas à une technique, aussi évoluée soit elle, tout ce à quoi nous tenons. Concluons avec Hannah Arendt : « La seule question est de savoir si nous souhaitions employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne saurait se décider par des méthodes scientifiques […] Ce que je propose est donc très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons ».

]]>
news-3563 Sat, 03 Oct 2020 10:38:00 +0200 MOTION DU CONSEIL DE LABO POUR L'ARTSAKH https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/motion-du-conseil-de-labo-pour-lartsakh (Laboratoire Interdisciplinaire d’Etude du Politique Hannah Arendt (UR7373))

Université Gustave Eiffel et Université Paris-Est Créteil

30/10/2020

 

Actuellement le Haut-Karabagh résiste à un torrent de bombes et de soldats envoyés par l’Azerbaïdjan (Etat musulman turcophile) qui veulent y prendre définitivement pied en y éradiquant toute trace arménienne.

 

La communauté internationale doit donc reconnaître de manière urgente le Haut-Karabagh, région de 150.000 habitants, arméniens à 95% qui appartiendrait officiellement à l'Azerbaïdjan seulement par un tracé de frontière réalisé par Staline en 1921.

 

L'Assemblée nationale du Haut-Karabagh a proclamé son indépendance le 2 septembre 1991, réitérée par un référendum du 10 décembre 1991 avec une écrasante majorité. Le 20 février 2017 a eu lieu à nouveau un référendum devant 104 observateurs de plus de 30 pays qui ont déclaré le scrutin parfaitement respectueux du processus démocratique - référendum donnant une nouvelle constitution, baptisant cette région "République de l'Artsakh" (son nom arménien) et cela à 87% des bulletins exprimés.

 

Le principe de l’autodétermination des peuples doit être reconnu. Le principe qui lui est ici opposé (« l’intangibilité des frontières ») et qui ferait du Haut-Karabagh une province de l’Azerbaïdjan est une négation de la réalité humaine et historique – et provoque la guerre actuelle.

 

Les habitants du Haut-Karabagh défendent leur vie et leurs maisons alors que les Azéris sont dans une guerre de conquête de type archaïque.

 

Nous ne pouvons pas accepter de voir massacrer 150.000 personnes par un Etat de 10 millions d’habitants, riche de pétrole et de gaz convertis en armements massifs et agressivement soutenu par la Turquie.

 

Le Conseil de Laboratoire du LIPHA (Laboratoire Interdisciplinaire d’Etude du Politique Hannah Arendt (UR7373)) appelle à ce que de toute urgence une résolution soit trouvée pour arrêter les combats. Une reconnaissance officielle comme région autonome du Haut-Karabakh au niveau français puis international nous semble la seule voie d’une résolution de ce conflit.

]]>
news-2690 Mon, 31 Aug 2020 15:39:00 +0200 L'éducation thérapeutique au risque de la réflexion philosophique https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/leducation-therapeutique-au-risque-de-la-reflexion-philosophique Philippe WALKER, ancien président de l’AEDEES, chef de service de Médecine Interne au Centre hospitalier Jacques Coeur à Bourges, a publié L'éducation thérapeutique au risque de la réflexion philosophique aux éditions Connaissances et savoirs. Face à la progression des maladies chroniques et leur dimension éco-bio-psycho-sociale, l'éducation thérapeutique se développe. Mais quel est l'intérêt de l'éducation pour réduire les difficultés du malade chronique à passer d'un écosystème hostile à un écho-système bienveillant ? L'éducation du patient aide-t-elle le patient à mieux vivre avec sa maladie chronique, ou n'est-elle qu'un moyen d'emprise sur le malade ? Que nous révèle cette pratique de soins sur la médecine dont le développement scientifique a permis de formidables progrès thérapeutiques ? Quelle est la place de la pédagogie dans la démarche éducative du patient ? Quelles réflexions éthiques permettent-elles à l'éducation du patient d'être thérapeutique ? La réflexion philosophique en abordant nos rapports avec les normes permet à tous les professionnels de santé et à tous les patients qui ont vocation à être leurs partenaires d'éclairer ce nouveau monde pathologique que les malades chroniques découvrent et partagent lors de ce troisième type de naissance que représente la découverte d'une maladie chronique. Entre normalisation et normativité, l'éducation thérapeutique doit-elle choisir ?

]]>
news-2782 Thu, 02 Jul 2020 08:29:00 +0200 APPEL à articles pers âgées et covid-19 https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/appel-a-articles-pers-agees-et-covid-19 La revue Gérontologie et société ouvre un appel à articles: Personnes... La revue Gérontologie et société ouvre un appel à articles:

 

Personnes âgées et Covid-19

Coordonné par le comité de rédaction de Gérontologie et société :

 Pascal ANTOINE, Frédéric BALARD, Pascale BREUIL, Catherine CALECA, Arnaud CAMPÉON, Christophe CAPUANO, Aline CHAMAHIAN, Aline CORVOL, Olivier DUPONT, Roméo FONTAINE, Agathe GESTIN, Fabrice GZIL, Dominique KERN, Pascal LAMBERT, Sylvie MOISDON-CHATAIGNER, Bertrand PAUGET, Sophie PENNEC, Bertrand QUENTIN, Alain ROZENKIER, Dominique SOMME, Benoît VERDON.

 

Appel à articles permanent (pas de date de clôture)

Publication en continu des articles acceptés (en format électronique)

Publication ultérieure d’un numéro spécial (en format papier)

 

 

Résumé :

Dès les premières semaines où il a été question du Covid 19, les « personnes âgées » ont fait l’objet de nombreuses attentions. Présentées par certaines approches en épidémiologie ou en santé publique comme des « victimes potentielles » qu’il faut protéger, les personnes âgées ont également pu être désignées comme des « sacrificiées prioritaires » en cas de nécessité de tri dans les services de réanimation. La crise du Covid 19 a brutalement rappelé que l’âge demeure un critère déterminant de gestion des populations. Face à une politique de santé publique prônant des mesures de protection globale basées sur la létalité par âge du virus, de nombreuses controverses autour de notions de liberté et de sécurité se firent jour. La crise du Covid 19 soulève ainsi de nombreuses questions d’ordre sociale, éthique et juridique qu'il convient de traiter.

Au sein des Ehpad, lieux de vie transformés de fait en lieu de soins, un confinement souvent strict a été imposé aux résidents. Comment les résidents et leurs proches ont-ils vécu ces évènements ?

Comment le travail des professionnels s'en est trouvé modifié ? Comment les équipes de ces établissements ont-elles fait face aux injonctions multiples et parfois contradictoires ?

Que sait-on des situations au domicile des personnes âgées touchées par le virus et plus largement de celles isolées de leurs proches voire des professionnels assurant le care ?

Par ailleurs, toutes les régions du monde et de France n’ont pas eu à faire face à l’épidémie à la même période ni dans les mêmes circonstances et toutes n’y ont pas répondu de la même manière.

Quel que soit l’angle choisi, les travaux venant questionner la dimension internationale du rapport entre âge et Covid 19 sont attendus. Enfin, les travaux interrogeant la dimension historique de cette crise seront bienvenus.

 

Les propositions attendues peuvent provenir de toute discipline et de toute approche théorique. Les contributions étrangères ou dans une logique comparatiste sont les bienvenues. Les débats, controverses, ainsi que des contributions visant à rendre compte d’expérimentations réalisées et/ou à venir sont également attendus et pourront alimenter les rubriques « Perspectives et retours d’expériences » de la revue et quelques « Libre propos ».

Les contributions peuvent être soumises en français ou en anglais.

 

Vous trouverez en pièces jointes l’appel à articles accompagné de la note aux auteurs.

L’appel à articles et toutes les informations sur Gérontologie et société sont également disponibles sur le site de la revue : http://www.statistiques-recherches.cnav.fr/prochains-themes-de-gerontologie-et-societe.htmlwww.statistiques-recherches.cnav.fr/prochains-themes-de-gerontologie-et-societe.html.

 

Les propositions d’articles (40 000 signes maximum) peuvent être soumises dès à présent.

Elles sont à adresser à : cnavgerontologieetsociete@cnav.fr.

 

Dans l’attente de recevoir vos soumissions, nous vous remercions également de bien vouloir diffuser cet appel à articles dans vos réseaux.

 

Nous tenant à disposition pour toute question et information complémentaire, veuillez recevoir nos cordiales salutations.

 

La coordination éditoriale

pour les rédacteurs en chef de Gérontologie et société: Frédéric BALARD et Aline CORVOL

https://www.statistiques-recherches.cnav.fr/publier-dans-gerontologie-et-societe.html 

 

Pour plus d'informations: http://www.statistiques-recherches.cnav.fr/gerontologie-et-societe.htmlwww.statistiques-recherches.cnav.fr/gerontologie-et-societe.html

Pour tout abonnement et commandes: https://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe.htm

]]>
news-2699 Wed, 03 Jun 2020 16:13:00 +0200 Digressions poetico-phenomenologiques https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/digressions-poetico-phenomenologiques Digressions poético-phénoménologiques au sein de l'hôpital d’aujourd'hui Après un parcours dans l’industrie pharmaceutique, Catherine KORMAN DELAGRANGE est depuis plus de 10 ans, consultante indépendante en coaching et formation notamment auprès de patients en cancérologie et de professionnels de la santé.

 

Article référencé comme suit :

Korman Delagrange, C. (2020) « Digressions poético-phénoménologiques au sein de l’hôpital d’aujourd’hui » in Ethique. La vie en question, juin 2020.
 

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article

 

Quiconque fait l’expérience d’une visite à un proche, ou d’un séjour à l’hôpital s’expose à une déstabilisation engendrée par une confusion de sensations et de sentiments contradictoires dès le franchissement du seuil. Par la force de l’habitude, la plupart des soignants ont annexé à leur pratique la diversité de ces infimes perceptions, parfois jusqu’à une cécité lisible et ressentie par le malade. Dans cette asymétrie, l’atteinte d’une conciliation dans le parcours de soin s’avère délicate.

 

Par le biais d’une vision profane (malade ou simple visiteur), nous proposons une description et un point de vue particulier de ce « monde à part dans le monde », le nosochomeion, traduit du grec par : le lieu où l’on reçoit les malades : l’hôpital. Cette « spatialisation » pourrait favoriser une plus fine compréhension de l’impact de celui-ci sur le profane, sur les notions d’espace et d’enfermement renvoyant à l’obscurité et à la privation de liberté et soutenir alors, telle une nécessité absolue et systématique un regard et une attention accrue sur l’état d’extrême fragilité et de vulnérabilité qui accompagne désormais le malade et qui surgit dès le franchissement du seuil de cette institution.

 

Ensemble, pénétrons dans l’hôpital, passons de l’autre côté par la porte ou la grille qui en permet l’accès. Courbons-nous sous l’arche qui mène dans l’antre. Arche qui renvoie à une étymologie signifiant en latin arca : coffre, cercueil, sarcophage, mais aussi « commencement » en grec. Voici nos premiers pas dans cet autre monde à part qui érige un nouveau seuil de vulnérabilité. Observons plutôt ce qui se joue dans cette institution séculaire que chacun fuit, évite et en même temps s’y précipite, mu par le doute sur son état de santé, l’hypothétique gravité de son cas particulier, mais aussi l’espoir d’une guérison ou la menace de la mort qui aurait eu l’outrecuidance de se manifester prématurément. Peur d’y pénétrer, peur de ne pas y trouver de place en cas d’urgence. Voilà bien l’équivoque de ce lieu.

 

Observons. Observons le surprenant ballet qui s’y déroule en concédant une certaine vertu à la naïveté de cette démarche.

 

A l’entrée, légèrement à l’écart de la porte automatique dont un détecteur de mouvement déclenche l’ouverture, trois hommes, le regard perdu dans le vague, fument une cigarette sans échanger un mot. À leurs côtés deux ambulanciers attendent leur prochaine mission. L’un fait les cent pas, l’autre joue avec son téléphone. Sans davantage s’attarder, un flux continu de personnes passent la porte, s’engouffrent dans le hall ou quittent les lieux.

 

Dès l’entrée, passée la porte, nos sens sont avisés. Ce qui frappe c’est cette odeur âcre et particulière. Cette lumière : blanche, froide, crue, coupante et multiple. Ces cascades d’images se déversant d’écrans muets fixés sur les murs. L’effervescence des allées et venues. Le claquement des souliers sur le carrelage, le tumulte des voix indistinctes, le bruit d’un distributeur de boissons et des sonneries de téléphone d’antan. Lumières, couleurs, odeurs, bruits. Toute notion d’hospitalité est oblitérée ou imperceptible.

 

Ce hall, traduit de l’anglais « grande salle », est le lieu d’un chassé-croisé où se mêle une foule bigarrée. Certains le traversent rapidement à grandes enjambées, têtes baissées, sans relever les yeux pour se repérer et disparaissent dans les dédales et autres bouches d’ascenseurs, dont ils semblent familiers. Ils viennent « prendre » leur travail et croisent d’un geste furtif ou d’un sourire ceux qui d’un pas plus lent rejoignent leurs pénates. Ici, trois infirmières, blouse blanche, stylo dépassant de la poche, sabots en plastique multicolores produisant des coassements, gobelet de café à la main, discutent jovialement, s’éloignent et disparaissent derrière des portes battantes. Un couple se dirige vers la sortie. Elle, le visage bouffi par les larmes. Lui, entourant ses épaules de son bras. Un homme plutôt jeune, pas rasé, en savate, vêtu d’un jogging, traîne à ses côtés sa perfusion suspendue à une potence. Une vieille dame s’appuyant sur sa canne raccompagne sa visiteuse, dont elle lâche le bras pour la laisser franchir la porte. Déguisant son chagrin, la vieille dame envoie un baiser de la main et d’un pas vacillant rebrousse chemin. Plusieurs fauteuils roulants se croisent et s’accordent plus ou moins la priorité. Dans l’un d’eux, un vieil homme affaissé, comme endormi et recroquevillé dont on ne voit pas le visage. Une fillette souriante, encadrée par deux dames, sans doute sa mère et sa grand-mère, exhibe tel un trophée, un plâtre immaculé.  Un vieux monsieur, seul, l’air égaré, un volumineux pansement sur l’œil droit, trottine vers la sortie. Une femme, ni coiffée, ni maquillée, robe de chambre en nylon rose à fleurs et vieux chaussons, feuillette un magazine. Un homme en pyjama à rayures et pantoufles, tente d’obtenir une boisson dans un distributeur.

 

Quel étrange microcosme que cette antichambre.

 

Alors que toutes ces personnes ne recevraient pas chez elles, un proche ou un ami, ainsi dévêtues ; ici, l’intimité se déploie dans toutes les zones de l’hôpital.

 

Cette gigantesque résidence exhibe une facette de leur intimité et atteste de leur vulnérabilité, à peine le seuil franchi.

En équilibre sur la ligne 

C’est un kiosque à journaux, bonbons, boissons, bibelots et friandises qui fait le lien entre ce monde si particulier et celui que l’on vient de quitter. Plus loin, le bureau des admissions. Des personnes font la queue, attendant leur tour derrière une ligne jaune matérialisée au sol par un avertissement, une information : « limite de confidentialité ».

 

De quelle vertu se pare cette ligne ? Les philosophes de l’Antiquité nous disent que notre monde est fait de lignes. Des lignes qui se croisent et s’entrecroisent et sont légion dans notre vie et dans notre vocabulaire, mais toutes ne se valent pas. Il y a bien des lignes :

 

Virtuelle : ligne de la main

Dictatoriale : ligne du parti

Onirique : ligne d’horizon

Guerrière : ligne de démarcation

Mathématique : ligne droite

Défensive : ligne Maginot

Pédagogique : ligne d’écriture

Montagnarde : ligne de crête

Educative : ligne de conduite

Imaginaire : ligne d’équateur  

Energétique : ligne à haute tension

Musicale : ligne mélodique

Maritime : ligne de flottaison

Interdite : ligne blanche (autrefois jaune)

Généalogique : ligne héréditaire

Ferroviaire : ligne de chemin de fer

Commerciale : ligne de produit

Branchée : on line

Planante : ligne de coke

 

Qu’est-ce que la ligne ? En dessin, la ligne est définie comme un trait, une trace, un contour. Selon Euclide, c’est une longueur sans largeur conditionnée par deux points. Dans le courant artistique du Bauhaus, on parle de lignes actives comme la ligne à la promenade, sinueuse et fluctuante qui se redéfinit sans cesse, invente son orientation et offre des perspectives illimitées et invite au voyage.

 

Examens et dossiers sous le bras, à l’entrée de l’hôpital, les personnes patientent derrière la ligne pour l’obtention d’un code d’accès, autant dire leur nouvelle identité hospitalière : sésame vitale pour accéder aux mandarins, aux spécialistes, aux soins et aux thérapies et faire qu’il ne demeure de toutes les suppositions ou doutes qu’une certitude libératrice, aussi infâme, inavouable ou imprononçable soit-elle : leur maladie (enfin) identifiée et ainsi nommée.

 

Cette ligne est un point de bascule entre le monde avant, hors les murs, hors la maladie et le monde après un événement qui va contraindre à la fréquentation des équipes de soin.

 

Au-delà de sa signification et de l’ordre qu’elle intime, la ligne de confidentialité s’apparenterait à la ligne euclidienne. Vu d’en haut elle est un trait, au-dessus duquel le malade se tient debout, à la verticale, formant un T avec la ligne. Vu de gauche à droite elle est finie, définie, brève, abrupte, fixe, stricte, sans la fantaisie d’un écart, d’une déviation ou d’une échappatoire. Elle obture les perspectives, arraisonne et restreint tout élan dynamique ou suggestion d’exploration. Sa rassurance à produire un cadre est aussitôt désavouée par la menace de l’enfermement. Elle, si droite, si ordonnée entraîne le chaos avec toute l’arrogance de son statisme. Elle fragmente le trajet de la vie, interrompt son cours, le défait, le fige, brouille sa trace, désaligne l’avenir et l’emporte dans le labyrinthe de l’inconnu, sans fil d’Ariane, en lui assignant une nouvelle temporalité, une autre trajectoire, aléatoire et incertaine, dans l’invisible, la contingence et la vulnérabilité.

 

Passée cette limite et la furtivité de ce corps à corps avec la ligne, chacun dans cette file d’attente, sera bientôt tenu de dévoiler à une inconnue des informations personnelles qui devraient pourtant demeurer « pour moi seul, à moi seul, en moi-même » (1) écrit Paul Valéry, voire des secrets liés à sa présence en ce lieu. Secret, du latin secernere signifie : distinguer, mettre à part, séparer. Le secret est accordé et connu d’une ou de quelques personnes avec le risque de sa divulgation ou de sa trahison, ainsi que l’écrit Eric Fiat, « le secret est cachotterie provisoire par les initiés d’un fait » (2). Délicate mission que de le garder, le surveiller, le dissimuler. Haute responsabilité pour ses détenteurs. Sa divulgation lors de l’admission, ainsi qu’auprès des équipes soignantes peut être vécue comme une effraction qui arrache le malade et son entourage à la sphère privée et viole son intimité, alors que chacun voudrait préserver « des secrets à mi-voix dans l’ombre et le silence » (3) comme l’écrit Verlaine. Hélas, secret énoncé dans l’ombre protectrice de l’alcôve du médecin, n’en sera bientôt plus un, sitôt que la famille, les amis, un employeur et les dossiers médicaux seront renseignés et partagés. Ainsi exposé à autant d’interlocuteurs dans le parcours de soin, le malade est aussi dénudé qu’un chat Sphynx, son jardin secret ouvert aux quatre vents. Pour autant, comme l’écrit Gaston Bachelard, « le secret n’a jamais une totale objectivité » (4). En l’occurrence celui-ci donne d’abord une orientation, un axe de recherche et il nécessite des investigations à venir.

 

Poursuivons notre déambulation. Jouxtant le bureau des admissions, un bureau dédié autrefois à la location de téléphone (dont le coût rédhibitoire demeurait un privilège souvent inaccessible) et à la location de télévision. Télévision, tel un ersatz du compagnon sans exigence, qui trompe l’ennui au cours des heures qui s’étirent tout au long de l’hospitalisation, comme l’écrit si bien Verlaine :

 

« Quel souci, Quel ennui, De compter toute la nuit, Les heures, les heures, les heures » (5).

 

Tromper l’ennui sans plus fournir d’effort supplémentaire, en attendant et en attendant toujours, un médecin, un soin, un examen, une visite. Télévision dont il faudra parfois négocier l’usage avec son voisin qui aspire quant à lui au silence et au calme. Artefact braillant dont les cris se propagent dans les couloirs et viennent se briser à la face d’un malade épuisé, voire endormi. Lumières chancelantes qui, au cœur de la nuit, fuient sous les portes des chambres d’où s’évadent des ombres inquiétantes attestant de l’insomnie.

 

Suivons ce petit couple, âgé de cent soixante ans à eux deux, qui dépasse fébrilement la ligne de confidentialité et s’approche de la vitre derrière laquelle officie de manière expéditive, une femme à la voix assurée. Très attentifs, ils tendent l’oreille. A deux, l’un pourra toujours pallier la déficience auditive de l’autre. Ordonnances, carte vitale, carte d’identité, carte de mutuelle. Voici leur état civil, leur lieu de résidence, leur état de santé et leur couverture sociale jetés au vent et enregistrés dans l’indifférence. « Je passe sur les particularités de la réception qui rappellent un peu les formalités d’une entrée en prison » (6) écrivait Verlaine, qui avait de son côté, expérimenté l’accueil des deux institutions, qu’il serait injuste et désobligeant de comparer.  

 

Reçus par une secrétaire qui enregistre leur dossier et le code qui fait office d’identité hospitalière, celle-ci leur indique la salle d’attente dans laquelle ils prennent place sur des chaises en plastique décaties et décolorées dont les dossiers ont rainuré les murs recouverts d’affiches pour la plupart obsolètes. De loin, dans le couloir, une femme, médecin, en blouse, hèle leur nom. Ils se lèvent péniblement et la rejoignent. La consultation peut commencer.

 

Pénétrer dans un hôpital n’est pas anodin. Sitôt passé, le frontispice et franchie la ligne de confidentialité, que nous aimerions rebaptiser ligne de vulnérabilité, la peur et la contingence accompagnent le visiteur.

 

Etre malade, c’est faire l’expérience du drame, de l’effroi et de la vulnérabilité, perdre ses repères et se voir contraint de recomposer sa vie sous l’effacement de l’horizon. Pour Claire Marin, la maladie est « violente perturbation, brouillage de la représentation du monde et de soi, perte de repères » (7). La maladie est vécue au-delà de la perte de la santé. C’est un arrachement à la vie, un basculement. Vécue comme une disgrâce, une injustice, une rupture avec soi-même et son entourage. Les liens avec le monde ne sont plus qu’effilochage. Dès son entrée à l’hôpital, le malade se retrouve en terre étrangère, dans un monde obscur, opaque et oppressant dont il ne maîtrise pas les codes, ni le vocabulaire. Paradoxalement, il ne se trouvera jamais autant en pleine lumière que pour y être examiné et objectivé.

 

Cette oscillation entre l’ombre et la lumière peut être vécue par le malade comme une agression, une atteinte à sa pudeur et à sa dignité. Pour le soignant, la prodigalité de ces phénomènes a souvent basculé dans l’oubli et l’invisible. Celui-ci s’est même ingénieusement employé, dès le début de son parcours professionnel, à dresser des barricades pour empêcher toutes traces de sensibilité à l’égard de ces perceptions. Pourtant c’est à lui, que revient la mission d’une écoute vigilante, l’attention des moindres signes pour préserver un être qui souffre de sa maladie et de sa vulnérabilité.

 

Se pourrait-il que remettre sans cesse ces perceptions en perspective puissent éclairer la prise en compte de l’état de vulnérabilité du malade trop souvent négligé ou sous estimé ? Ne pas oublier que certains destins basculent à cet endroit précis qu’est la zone d’admission, c’est la raison pour laquelle ce lieu et cet espace sont le point de départ de notre réflexion pour esquisser une ligne pour une éthique et ce dès l’accueil.

 

Enfermé du dedans

 

Maintenant, retrouvons notre couple à la sortie de la consultation.

 

- Je vous garde, dit le médecin à la patiente, porte ouverte sur l’effroi et la solitude, tout en lui indiquant la direction de ses nouveaux quartiers.

- Vous me gardez ? interroge la femme, comme égarée.

D’un pas chancelant, ils pénètrent dans une chambre sous la direction d’une infirmière qui effectue, au pas de charge, le tour du propriétaire et leur explique la marche à suivre. Mais cela va trop vite pour eux, acquiesçant malgré tout et partageant de furtifs et dubitatifs coups d’œil. A la dérive, la vieille dame balaie du regard, cet habitat inhospitalier : un store brinquebalant pendouillant à la fenêtre, une potence comme tristement inutile, abandonnée dans un coin de la pièce, une table, qualifiée de table d’alité, sur laquelle trônera bientôt une carafe d’eau tiède en compagnie d’un verre réputé incassable, un lit esseulé, sur roulettes dont les montants en ferraille sont peu reluisants, un néon bourdonnant dont les hoquets irréguliers envoient des halots gris-bleu sur un plafond cloqué, un drap plat couleur jaune paille dont le logo de l’hôpital court sur sa bordure. Courbée, résignée, elle déballe ses quelques affaires, dispose sa brosse à dents dans un gobelet en plastique, enfile une chemise de nuit et une robe de chambre et s’assied sur le lit, immobile, le regard dans le vide. La voici donc déclarée malade et contrainte dans un lieu qui démultiplie et amplifie sa perception macabre, sombre et lugubre.

 

Son mari, sourire contrit, pose simplement sa main sur son bras, puis prend place dans un fauteuil marronnasse à l’apparence du cuir, qui se dégonfle au fur et à mesure que son séant s’y enfonce. Etrange particularité que ces fauteuils dont le coussin se dégonfle et vous place le regard à hauteur du matelas et non du malade. Ils se sourient, dodelinent de la tête, silencieusement s’interrogent du regard. Plus tard, il se lève, s’approche d’elle et l’embrasse sur le front en guise d’au revoir. Refusant de fléchir, elle le raccompagne sur le pas de la porte et le regarde s’éloigner. Ainsi séparés, ils entament leur périple vers la souffrance, dans lequel ils deviendront bientôt, un parent l’un pour l’autre. Dans le couloir, elle aperçoit des chariots, telles des pyramides de matériel, une femme qui claudique en blouse d’opérée, le dos et les fesses à la vue de tous. Un peu plus loin, sur un brancard, une masse informe remue lourdement sous un drap.

 

Tristes images que ces corps dénudés, perdus, flétris, épuisés, échoués. De retour sur son lit, insulaire, à la marge du cours de sa vie, les larmes qui s’échappent dans son extrême solitude sont les derniers mots qui l’arrachent à elle-même, dans l’obscurité naissante.

 

« C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent !

La sombre Nuit les prend à la gorge ; ils finissent

Leur destinée et vont vers le gouffre commun ;

L'hôpital se remplit de leurs soupirs »

 

C’est Baudelaire dans « le crépuscule du soir » (8). Pour le malade, chaque nuit est une nouvelle ligne à franchir. Celle de l’épreuve de la séparation, frontière symbolique entre le monde social qui va s’assoupir puis s’éteindre progressivement pour goûter au sommeil réparateur, tandis que l’hôpital artificiellement éclairé, assure la continuité des soins, dans une temporalité comme ouatée ou atténuée.

Chaque bruit est amplifié, inquiétant. Chaque souffle est perceptible et angoissant. Les pas dans les couloirs se font inquisiteurs et les cris des malades semblent monter d’outre-tombe, enfermant le patient dans l’errance de sa propre épouvante.

Parfois la panique se tient en embuscade et le soignant, gardien de cette traversée nocturne veille à l’émergence de tous ces signes et de ces appels au secours qui proviennent du fond d’un lit : petite coquille de noix perdue au milieu d’un océan déchaîné et obscurci par la douleur et la peur.

Lit de plume versus lit de fer

L’hôpital est un monde à part dans le monde.

La chambre : un gîte, une cage, une caverne, voire un refuge pour les malades.

Le lit : le lieu commun à tous les hospitalisés.

Du lit, à une époque où les enfants y venaient au monde dans l’intimité de la chambre où ils avaient parfois été conçus et où la vie s’éteignait, Xavier de Maistre nous dit : « un lit nous voit naître et nous voit mourir ; c’est le théâtre variable où le genre humain joue tour à tour des drames intéressants, des farces risibles et des tragédies épouvantables. - c’est un berceau garni de fleurs ; - c’est le trône de l’amour ; - c’est un sépulcre » (9).  Il y aurait donc lit et lit et tous ne se ressemblent pas. Depuis des décennies, la naissance est médicalisée. Elle échappe au matriarcat et à l’intimité de la chambre, car c’est à l’hôpital que la majorité des femmes mettent au monde leurs enfants. En fin de vie, lorsque que vient le tragique moment d’accoster sur les rives du « repos éternel », c’est presque toujours à l’hôpital que se déroule cet ultime moment, plutôt que dans le cocon de son habitation.

 

« Le lit que j’occupe cette fois à l’hôpital Labrousse, et qui porte le numéro 27 bis, a cette particularité que de mémoire de malade, aucun de tous ceux qui y ont dormi, sauf deux ou trois originaux de qui je grossirai peut-être le nombre, n’y est pas mort » (10) écrit Verlaine, avec une pointe d‘ironie, masquant à peine sa peur d’avoir le funèbre privilège de s’allonger dans un lit glacé d’où résonne encore l’angélus.

 

A l’hôpital, le lit est très éloigné du chaleureux accueil et des douillettes promesses de la caresse du lit de plumes, familièrement appelé plumard. Au contraire, « La couche étroite, solitaire, aux draps phéniqués, brûle un peu les reins, luxe les côtes » (11). Repaire de la douleur, de la disgrâce, de la vulnérabilité et de l’enfer du cauchemar.

 

Le lit est le segment du gisant ; la ligne de partage entre la verticalité où s’érige la santé et l’inconscience de ses bienfaits et l’horizontalité de la maladie, où sombre la conscience de l’obscure menace qui pèse sur le malade. Dans son lit : malade dégradé, malade en pointillé.

 

Chaque malade éprouve l’hospitalisation dans sa singularité. « La subjectivité est le partenaire de l’Énigme et de la transcendance qui dérange l’Être » (12) écrit Levinas. Que faut-il entendre et que pouvons-nous tenter de comprendre ? Est-ce à dire que sous l’épreuve de la maladie, la contrainte de l’hospitalisation et les thérapies, la sensibilité du malade se manifeste de manière partiale, car exacerbée par la peur, par l’inconnu, par un mouvement impétueux de sentiments qui vient le submerger, l’engloutir vers un ailleurs le privant de lui-même et dévorant la moindre perspective d’avenir ? L’épreuve de la maladie dessaisit, dépossède la personne et bouleverse sa vie de manière radicale. « Nous ne connaissons pas le contour du sentir, mais seulement ce qui le forme du dehors » (13) nous dit Rilke. Le malade se sentant en marge perd sa capacité à être. La nature du lieu tout autant que l’épreuve perturbe le plus profond de l’être.

 

Pour le malade, assigné dans une chambre évocatrice du tombeau, la fragile et vacillante lueur d’espoir de guérison n’a presque plus la force d’éclairer l’obscurité de l’enfermement. Rilke écrira :

 

« Derrière les barreaux qui défilent, son œil

est devenu si las, qu’il ne fixe plus rien.

Pour elle il n’y a que des barreaux sans fin,

Derrière ces barreaux, il n’y a plus de monde » (14)

 

Enfermé par la maladie et contrainte par la décision de l’autre : le médecin ? La maladie ? Enfermé du dedans et isolée par sa subjectivité et son angoisse qui rétrécissent sa vision et son entendement. Emmuré dans la spatialité hospitalière dans laquelle le malade ne sait plus orienter son être au monde.

 

Fin de parcours

 

Si l’hôpital est le lieu du commencement, du jaillissement de la vie, de la sortie de l’obscurité vers la lumière, du premier cri, du premier souffle, de la guérison, de la victoire, il est aussi le lieu du vacillement, de l’expatriation de la vie, de la finitude, de l’entrée dans les ténèbres, du dernier battement de cœur et du dernier souffle. Dans cet espace soutenu par une lumière artefact, qui ne s’éteint jamais, la vie se fraye un chemin, bataille et finalement s’incline pour se retirer à jamais.

 

L’hôpital est également un espace professionnel abritant une ruche dévouée, compétente, travailleuse, organisée, hiérarchisée, s’activant sous un flux incessant de lumières, tant techniques que symboliques dans lequel le soignant, s’il peut se féliciter de ses réussites, affronte aussi les obligations d’un métier exigeant, sa propre souffrance et celle d’autrui, des contraintes administratives et comptables de plus en plus exigeantes, la fulgurance des progrès techniques et les ultimes sollicitations des malades qui le sur investissent souvent d’un pouvoir chimérique.

 

Pluralité de lieux, l’hôpital est un phare dans la nuit des pauvres et des indigents ; un refuge, un îlot d’espoir pour tous les malades en quête de guérison, un lieu d’accueil, de dévouement et de secours de jour comme de nuit et un espace technique de savoirs et de connaissances. Au cœur de la nuit, parfois, une main, un mot, un sourire comme une lueur : la présence rassurante et apaisante du soignant.  

 

Dès l’entrée dans cet espace si particulier, le malade fait soudainement face à l’inconnu, à la virtualité de sa corporéité, à sa pathologie et au marchandage de sa pudeur qui vient parfois effacer toute trace d’altérité. Avant même l’empreinte du premier soin, la ligne de confidentialité semble attester d’un basculement instantané, accentuant une vulnérabilité latente chez la personne. Par la force de l’habitude, le personnel hospitalier a réussi à gommer ses premières appréhensions et parvient ainsi à la banalisation de son espace professionnel et de ses gestes, négligeant de ce fait la perception anxiogène ressentie par le malade dès son entrée. En occultant cette dimension, le pacte éthique n’est-il pas ainsi rompu avant même d’avoir pu exister ? Nous pensons que la réhabilitation de ces infimes perceptions, par le soignant, pourrait favoriser l’expression d’une relation qui se veut éthique. Une relation propice au questionnement, à l’interrogation, et affranchie de tout savoir dogmatique, qui viendrait témoigner au malade du maintien de son lien avec l’humanité. Il ne s’agit aucunement d’exhorter à une quelconque sensiblerie, mais plutôt d’accorder une place à l’écoute de la subjectivité et de la vulnérabilité, dès la première rencontre, afin d’encourager une relation de confiance.  

Notes

(1) Valery P., Le cimetière marin.

(2) Fiat E., Corps et âme, Paris, Editions nouvelles Cécile Defaut, 2017, p.22.

(3) Verlaine P., « Sagesse », Partie II, poème 3, in Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 267.

(4) Bachelard G., La poétique de l’espace, Paris, PUF, 2012, p. 31.

(5) Verlaine P., supplément inédit de « Mes hôpitaux », in Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 1537.

(6) Idem, p. 1536.

(7) Marin C., La maladie catastrophe intime, Paris, PUF, 2014, p. 6.

(8) Baudelaire C., Le crépuscule du soir, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 95.

(9) de Maistre X., Voyage autour de ma chambre, Paris, Flammarion, 2003, p.11.

(10) Verlaine P., Mes hôpitaux, Chroniques de l’hôpital. In Œuvres en prose complètes, op. cit., p. 258.

(11) Idem, supplément inédit de « Mes hôpitaux », p. 1536.  

(12) Levinas. E., En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 2006, p 296.

(13) Rilke M.R., Œuvres poétiques et théâtrales, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 537.

(14) Idem., p. 379.

]]>
news-2783 Tue, 02 Jun 2020 16:36:00 +0200 Reparons le monde de Corine PELLUCHON https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/reparons-le-monde-de-corine-pelluchon Notre capacité à relever le défi climatique et à promouvoir plus de justice envers les autres, y compris envers...  

Dernier livre de Corine PELLUHON : Réparons le monde chez Rivages

 

Notre capacité à relever le défi climatique et à promouvoir plus de justice envers les autres, y compris envers les animaux, suppose un remaniement profond de nos représentations sur la place de l'humain dans la nature. Dès que nous prenons au sérieux notre vulnérabilité et notre dépendance à l'égard des écosystèmes, nous comprenons que notre habitation de la Terre est toujours une cohabitation avec les autres. Ainsi, l'écologie, la cause animale et le respect dû aux personnes vulnérables ne peuvent être séparés. De plus, la conscience du lien qui nous unit aux autres vivants fait naître en nous le désir de réparer le monde et de transmettre une planète habitable. C'est à cette éthique qui n'a rien à voir avec des injonctions moralisatrices et culpabilisantes que ce recueil ouvre la voie.

Deux textes inédits ("Ethique de la vulnérabilité et éthique du care. Similitudes et différences" et "La vieillesse ou l'amour du monde" - article de 2010 mais remanié).

]]>
news-2784 Sat, 02 May 2020 14:29:00 +0200 Livre d’Elsa GODART : Ethique de la sincérité https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/livre-delsa-godart-ethique-de-la-sincerite Nombreux sont ceux qui désormais se réclament sans cesse "de vérité" ou encore d'"authenticité" pour assoir leur légitimité alors même que se joue une glorification de la transparence. Que ce soit dans le management au coeur des organisations ou du point de vue politique ou encore dans nos échanges les plus simples avec les autres, la sincérité est devenue un véritable "prétexte" qui garantirait le bien-fondé de certaines décisions ou actions. Ainsi en est-il de celui qui, parlant ou agissant sous couvert de "sincérité", devient légitime, intouchable, crédible. Pour autant, qu'est-ce qu'être sincère? Est-ce seulement possible? A l'heure des réseaux sociaux, entre illusion et vérité, quel sens donner à la sincérité, cette valeur-refuge incontournable, voire une vertu capable de "panser" notre contemporain. L'auteur nous donne à travers son essai les clefs pour mieux vivre le virage, parfois douloureux, de la contemporanéité. Elle nous livre ici une véritable éthique de vie.

]]>
news-2701 Tue, 07 Apr 2020 08:27:00 +0200 Bentham et les réanimateurs italiens https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/bentham-et-les-reanimateurs-italiens "Bentham au chevet des réanimateurs italiens" "Bentham au chevet des réanimateurs italiens"

 Par Bertrand QUENTIN 

 

Bertrand QUENTIN, Philosophe, Directeur du LIPHA (UR7373), Université Gustave Eiffel, dernier livre : Les invalidés. Nouvelles réflexions philosophiques sur le handicap, érès (Prix Littré de l'Essai 2019)

 

Article référencé comme suit :

Quentin, B. (2020) "Bentham au chevet des réanimateurs italiens" in Ethique. La vie en question, mars 2020.

 

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article

 

 

Avec l’accélération de la propagation du virus COVID-19, les derniers jours ont vu également une apparition de faits qui font forcément réfléchir en termes d’éthique.

 

La Société italienne d’anesthésie, d’analgésie, de réanimation et de soins intensifs (SIAARTI, équivalente des sociétés savantes françaises SRLF et SFAR) a publié le 6 mars un document de "Recommandations d’éthique clinique pour l’admission aux traitements intensifs et leur suspension, dans des conditions exceptionnelles d’équilibres entre les exigences et les ressources disponibles (1)". 15 recommandations sont ainsi énoncées.

 

Conscients que ces recommandations ont un contenu portant potentiellement fortement à polémique la Société savante italienne les a assorties d’un assez long préambule de justifications. Les mots graves sont lâchés : "Un tel scénario est sensiblement similaire au domaine de la "médecine de catastrophe"." Les milliers d’anesthésistes et de réanimateurs italiens font partie de la première ligne médicale qui se relaie 24 heure sur 24. C’est bien à la médecine de guerre que l’on pense.

Dès lors le souci éthique de la SIAARTI c’est de porter une aide psychologique à des soignants qui pourraient se trouver dans une solitude terrible devant des décisions inhabituelles. Le but de ses recommandations est donc "(A) de décharger les cliniciens d’une partie de la responsabilité de faire des choix, qui peuvent être émotionnellement onéreux". Quel est le principe de base qui va être relayé par  le soignant ? Les choses sont dites avec une parfaite clarté dans le document : "l’allocation […] doit viser à garantir un traitement intensif aux patients ayant les plus grandes chances de succès thérapeutique : il s’agit donc de favoriser "une plus grande espérance de vie" […] Cela signifie qu’il n’est pas nécessaire de suivre le critère du "premier arrivé, premier servi" pour l’accès aux soins intensifs.

 

"La recommandation N° 3 précise donc : "Il peut être nécessaire de fixer un âge limite pour l’entrée dans l’USI (2). Il ne s’agit pas de faire des choix valables dans l’absolu, mais de réserver des ressources qui peuvent être très rares à ceux qui ont le plus de chances de survivre et, deuxièmement, à ceux qui peuvent avoir plus d’années de vie sauvées, en vue de maximiser les bénéfices pour le plus grand nombre de personnes". Si l’âge limite pour bénéficier de soins intensifs n’est pas précisé dans le document, les discours en voix off entre réanimateurs français et transalpins évoquent aujourd’hui 60 ans (ce qui peut sembler fort bas).Le principe du "premier arrivé, premier servi" (le "first come, first served" des anglo-saxons) consiste à prendre en charge tout patient qui arrive, sans aucun critère de tri, et à le soigner le mieux possible avant de prendre le suivant. Tout patient porteur du COVID-19 et en détresse respiratoire serait donc susceptible d’être pris en charge. Ce principe que l’on pourrait décrire comme "kantien" (tout homme est également digne) est ce qui dans un contexte habituel est le plus largement relayé dans les discours des médecins français. Mais comme le dit la société savante italienne : "la disponibilité des ressources n’intervient généralement pas dans le processus de décision et les choix du cas individuel, jusqu’à ce que les ressources deviennent si rares qu’il n’est pas possible de traiter tous les patients." et c’est justement ce qui amène dans les recommandations italiennes, à préconiser de trier les patients entre ceux qui méritent (3) le plus de bénéficier d’une prise en charge (les plus jeunes) et ceux qui le mériteraient moins (les plus vieux ou qui ont des pathologies supplémentaires). Il faut que les ressources rares "valent le coût" d’être utilisées. Le critère de "justice distributive" n’est pas celui que l’on voit souvent, comme égalité de traitement sur tout un territoire, mais retrouve son sens aristotélicien d’une attribution supérieure des ressources aux "meilleurs" patients, dans un contexte de ressources sanitaires limitées. On est passé d’une logique kantienne à une logique utilitariste sur le mode d’un Bentham : maximiser le bonheur du plus grand nombre (4).

 

Plusieurs éléments peuvent nous sembler cependant problématiques : la référence à une "logique de guerre" correspond à des théâtres où le but est de conserver le maximum de chances de victoire et cela passe par des soldats en meilleur état que d’autres, susceptibles de repartir au combat. De même pour les contextes génocidaires où l’on préférerait laisser une chance à l’avenir en sacrifiant éventuellement des vieux ou des infirmes pour préserver des enfants et des combattants. Mais les Italiens ne sont tout de même pas dans cette situation d’un risque de disparition totale du groupe. Décider qu’avec les mêmes ressources il vaut mieux sauver deux hommes plus jeunes qu’un seul homme de 61 ans nous fait entrer dans des critères quantitatifs qui peuvent sembler au moins porter à discussion.

 

On peut également savoir gré à ces Recommandations de vouloir décharger les cliniciens de "la responsabilité de faire des choix émotionnellement onéreux" mais l’éthique peut-elle se déléguer si facilement ? Obéir à des protocoles normalisés qui affirment un principe utilitariste de fonctionnement pour tous, permet-il de ne plus être importuné par sa conscience morale ?

 

Loin de nous l’idée de faire la leçon à des médecins sans doute épuisés, mais il semble important de rappeler à tous que l’argument utilitariste n’est pas "objectif" et "neutre".

 

On peut voir aussi tout cela d’un œil cynique et rappeler que dès que l’homme en vient à manquer du nécessaire, la logique de survie lui revient. On le voit dans l’ouvrage qui a servi de source au film de Shōhei Imamura La Balade de Narayama, palme d’or à Cannes en 1983. Dans le récit de Shichirô Fukazawa (5), la grand-mère, la vieille O Rin vient d’avoir soixante-dix ans et va devoir aller mourir sur la montagne, alors qu’elle est encore bien portante. C’est un monde où il n’y a pas assez de nourriture pour tout le monde et les vieux doivent alors laisser la place aux jeunes. Fukazawa réussit à montrer que si une obsession devient première chez l’homme (ici l’angoisse de la faim) une société peut ne pas avoir d’autre ressource pour survivre que d’édifier ses règles internes en fonction de cette obsession (ici la répartition alimentaire). A défaut de relater des faits historiquement avérés au Japon, un fond inconscient universel dans notre rapport aux personnes âgées est ici bien senti. La question est de savoir si la pandémie de COVID-19 nous place dans une situation de survie analogue ou s’il n’y a pas de notre côté une transgression un peu rapide des frontières éthiques.

 

Nous apprenons ce matin "en voix off" que dans les hôpitaux français on a fixé à 70 ans l’âge de prise en charge des patients pour le COVID-19. Bentham se rapproche aussi des Français.

 

Notes :

(1)    "RACCOMANDAZIONI DI ETICA CLINICA PER L’AMMISSIONE A TRATTAMENTI INTENSIVI E PER LA LORO SOSPENSIONE, IN CONDIZIONI ECCEZIONALI DI SQUILIBRIO TRA NECESSITÀ E RISORSE DISPONIBILI", 06/03/2020 ; www.siaarti.it › COVID19 - documenti SIAARTI.

(2)     Unité de Soins Intensifs.

(3)    L’expression italienne est : "ritenuti meritevoli di Terapia Intensiva" ("jugé digne de soins intensifs"). La recommandation N°9 parle de créer "idéalement à temps une liste de patients qui seront considérés comme dignes de soins intensifs au moment de la détérioration clinique […] Une éventuelle instruction "ne pas intuber" doit être présente dans le dossier médical, prête à servir de guide."

(4)    Bentham a emprunté à Prietley cette thématique (Accorder "le plus grand bonheur au plus grand nombre" An Examination of Dr Reid’s Inquiry… Appeal to common Sense, 1774).

(5)    Etude à propos des chansons de Narayama, publiée en 1956.

]]>
news-2785 Mon, 06 Apr 2020 15:53:00 +0200 Dossier de GWENAELLE CLAIRE sur le COVID 19 https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/dossier-de-gwenaelle-claire-sur-le-covid-19 Les équipes de l'Institut de Formation Interhospitalier Théodore Simon ont réalisé ce dossier sur la pandémie actuelle de covid-19 avec des aspects médicaux, juridiques, éthiques Les équipes de l'Institut de Formation Interhospitalier Théodore Simon ont réalisé ce dossier sur la pandémie actuelle de covid-19 avec des aspects médicaux, juridiques, éthiques

 

 

 

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article


Année 2019-2020

 

 

UE 1.2 Santé publique

UE 1.3 Législation éthique déontologie

UE 4.2 Soins relationnels

UE 4.3 Soins d’urgence

 UE 5.4 Soins éducatifs et formation des professionnels
et des stagiaires

 

 

 

COVID-19 :

 

 

Sante publique et éthique

 

 

 

 

Auteurs :

 

Saïda Azzout, Aude Chevalier,

Gwenaëlle Claire, Christelle Dorbon,

Marion Grévin, Anne-Frédérique Leroy,

Véronique Pichard, Ana Maria Dos Santos.

 

Dossier coordonné par Gwenaëlle CLAIRE

 

 

 

 

 

Version 1 - 30 mars 2020

 

     

                                                                  Il revient aux habitants des villes

d’apprendre à vivre au milieu de la différence

 et d’affronter autant les menaces

que les chances qu’elle représente.

 

Zygmunt Bauman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

           

Prendre soin, c'est porter une attention particulière

à une personne qui vit une situation particulière

c'est-à-dire unique.

 

Walter Hesbeen

 

 

 

Sommaire

 


 

 

Introduction

I.       La crise du COVID, une urgence de sante publique mondiale

1.            D’une épidémie à une pandémie

2.            Déclaration d’urgence de santé publique de portée internationale

3.            Organisation du système national de santé publique

4.            Evolution chronologique au niveau national

5.            Caractéristiques du virus et épidémiologie

6.            Les mesures de prévention

II.      Questionnements Éthiques

1.            Informations

2.            Virus et place de l’Homme

3.            Tous concernés ?

4.            Autonomie et justice

7.            Des informations

8.            Égalité, équité, dignité

9.            Décisions

10.         Accompagnement

11.         Souffrance soignante

Conclusion

Bibliographie

 

 


Introduction

 

 

 

 

La pandémie provoquée par le Coronavirus vient brutalement, en mars 2020, bouleverser le quotidien national. Elle impactera profondément chaque soignant ou futur soignant impliqué dans la gestion de cette crise sanitaire.

 

Cette crise laisse émerger des incompréhensions, de fausses informations, des discussions enflammées sans réels arguments fondés. Elle renvoie chacun d’entre nous à la peur, la prise de conscience d’une certaine impuissance, dans une société qui donnait l’impression de tout contrôler.  Elle révèle en outre la fragilité et la difficulté du travail des professionnels médicaux et paramédicaux.

 

Les tensions engendrées par le manque de moyens et les limites dans les capacités de prise en charges créent à grande échelle des dilemmes éthiques que les professionnels connaissaient, mais qui se posaient de façon moindre, et à huis clos. Aujourd’hui, ces difficultés s’expriment au grand jour et tout un chacun prend enfin la mesure de la crise que traverse notre système de soins.  

La population est aujourd’hui inquiète du tri des patients, du respect de la dignité, de l’équité et de la justice. Par ailleurs, certains citoyens défient les règles prescrites nationalement, au nom d’une affirmation de leur liberté. 

 

Le philosophe Eric Fiat commente, à propos du coronavirus : « le moindre hommage que l’on puisse faire à l’évènement massif qui nous arrive, est d’avouer qu’on ne le comprend pas : qu’il nous prend, plutôt que nous ne le prenons ». (FIAT E., 2020).

Le Comité Consultatif National d’Ethique pour les sciences de la vie et de la santé, répondant à la saisine du ministre en charge de la santé et de la solidarité (CCNE,13 mars 2020), « souligne aussi l’importance pour les décideurs de garder en permanence à l’esprit le devoir fondamental d’expliquer et de rendre intelligibles les décisions contraignantes d’urgence en santé publique, dans la mesure où cela conditionnera leur acceptabilité ».

Il recommande en outre que « les stratégies de communication actuelles […] devraient s’appuyer sur le corps social pour être comprises, critiquées, intégrées intellectuellement et ensuite relayées. L’appropriation par la société de notions complexes, […] mais aussi la compréhension des difficultés rencontrées par les décideurs, de leurs dilemmes, est possible et peut   donner sens aux mesures prises et à leur acceptabilité par les citoyens. L’information adressée, individualisée, dans des cadres sociaux, locaux et professionnels, autant que personnels et familiaux, est un relai majeur de la confiance. »

 

Au regard de ces recommandations nationales en termes de communication professionnelle, nous vous proposons, dans le cadre du semestre 4, un questionnement de la « crise du coronavirus » sous l’angle de la santé publique et de l’éthique, et qui se limite à l’état du monde tel qu’il s’est présenté à nous à la date de rédaction de ce document.

Nous avons initié ce travail, afin de donner accès à tous à des données fiables. Chaque membre de ce collectif a pu ressentir la complexité des enjeux soulevés par cette pandémie inédite. Et en même temps, tous ont mesuré comme la solidarité permet de peu à peu retrouver une pensée organisée, et aider à rendre habitable un monde qui paraissait avoir sombré dans le chaos.

 





 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I.              La crise du COVID, une urgence de sante publique mondiale

 

1.    D’une épidémie à une pandémie

 

Tout a commencé en Chine, dans la province du Hubei et particulièrement dans la ville de  Wuhan  (environ 11 millions de personnes) en décembre 2019, où des cas de pneumonies pouvant parfois se compliquer et nécessiter une assistance respiratoire apparaissent.

 

Le 03 janvier, un article de la BBC est le premier au monde à révéler cet état d'infections en Chine, à Wuhan. Il est alors question d'un « virus mystère » et de 44 cas de personnes touchées, dont 11 « graves ».

Le 9 janvier 2020, la découverte d’un nouveau coronavirus (d’abord appelé 2019-nCoV puis officiellement SARS-Cov2) est annoncée par les autorités sanitaires chinoises et l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Ce nouveau virus est l'agent responsable de cette nouvelle maladie infectieuse respiratoire appelée COVID-19 (pour Corona Virus Disease).

 

Le réservoir de virus est probablement animal (dans ce cadre, cette pathologie serait donc une zoonose). Même si le SARS-Cov2 est très proche d’un virus détecté chez une chauve-souris, l’animal à l’origine de la transmission à l’homme n'a pas encore été identifié avec certitude. Plusieurs publications suggèrent que le pangolin, petit mammifère consommé dans le sud de la Chine, pourrait être impliqué comme hôte intermédiaire entre la chauve-souris et l’homme (pasteur.fr, 2020).

 

Le 22 janvier, au vu de la diffusion rapide de la maladie et de ses conséquences (555 personnes sont déclarées contaminées, 17 ont perdu la vie), le gouvernement chinois place en quarantaine trois villes de la province de Hubei particulièrement impactées par le virus : Wuhan, Huanggang et Ezhou, soit une population de plus de vingt millions d'habitants.

 

Malgré cela, les contaminations continuent et quelques cas sont signalés en dehors de Chine.

 

Le 24 janvier, l’OMS demande « à tous les pays » de mettre en place des mesures pour détecter les cas de coronavirus. En Chine, 25 morts sont déclarés sur un total de 830 personnes contaminées.

La Chine est alors confrontée à une épidémie. Pour rappel, une épidémie se définit comme une « brusque augmentation du nombre de cas d’une maladie normalement enregistrée dans une communauté, dans une zone géographique ou pendant une saison donnée. Une flambée peut se produire dans une zone restreinte ou s’étendre à plusieurs pays. Elle peut durer quelques jours ou quelques semaines, voire plusieurs années.

Un seul cas d’une maladie transmissible depuis longtemps absente dans un groupe de population ou due à un agent pathogène (bactérie ou virus) encore jamais observé dans la communauté ou la zone concernée, ou l’apparition d’une maladie jusqu’alors inconnue peuvent également constituer une flambée épidémique ; ils devraient être signalés et faire l’objet d’une enquête ». (who.int, 2020).

Les données épidémiologiques (taux d’incidence, de prévalence, taux de mortalité) relevées au niveau mondial, montrent une dissémination des cas vers de nombreux pays, notamment du fait de personnes qui s’étaient rendues en Chine, peu avant et au début de l’épidémie.

 

Le rôle de l’OMS pendant cette crise est de :

 

-          Travailler en étroite collaboration avec les experts mondiaux, les gouvernements et les partenaires pour élargir rapidement les connaissances scientifiques sur ce nouveau virus

-          Suivre la propagation et la virulence du virus (OMS, 2020).

-          Donner des conseils aux pays et aux individus sur les mesures à prendre pour protéger la santé et empêcher la propagation de cette flambée.

 

L’OMS parle alors d’épidémie mondiale et émet différentes recommandations qui sont réajustées régulièrement. (OMS, 2020).

 

2.    Déclaration d’urgence de santé publique de portée internationale

 

Le 30 janvier, soit trois semaines après l'identification du virus, l'OMS décrète l’urgence de santé publique de portée internationale (USPPI) ou urgence sanitaire. A ce stade, il est comptabilisé vingt pays touchés, près de 10 000 personnes infectées et plus de 200 morts. 

 

Cette urgence est déclenchée à la suite de la réunion d’un comité d’urgence au sein de l’OMS, composé d’experts internationaux, lors d'un « événement extraordinaire dont il est déterminé qu'il constitue un risque pour la santé publique dans d'autres États en raison du risque international de propagation de maladies ».

Le comité d'urgence a un rôle consultatif. À la fin de cette réunion, les experts rendent leur avis technique au directeur général de l'OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesu, qui prend alors la décision de déclencher l'alerte :

« Je déclare l'épidémie une urgence de santé publique de portée internationale ».

Cette urgence sanitaire est notamment déclarée car le comité d’urgence craint que l'épidémie touche des États dont le système de santé ne serait pas suffisamment développé pour gérer la crise.

 

Depuis le week-end du 22-23 février 2020, la situation épidémique évolue encore au niveau mondial avec une intensification des foyers en Corée du Sud, au Japon, et à Singapour, et l’apparition de nouveaux foyers en Iran et en Italie. Dans ces pays, on assiste alors à une diffusion communautaire, sans lien identifié avec des cas importés de Chine.

Le 10 mars 2020, tous les pays de l'Union européenne sont désormais touchés par le COVID-19.

 

Le 11 mars 2020, l’OMS annonce que le COVID-19 peut être qualifié de pandémie, c’est-à-dire que l’épidémie est désormais mondiale. Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’OMS, fait une allocution afin d’annoncer cette crise, la première déclenchée par un coronavirus. (OMS, 2020).

 

Il résume son discours en quatre points clés :

 

-          Premièrement, se préparer et se tenir prêt ‎

-          Deuxièmement, détecter, protéger et traiter ‎

-          Troisièmement, réduire la transmission

-          Quatrièmement, innover et apprendre‎

 

A la date du 21 mars, la maladie COVID-19 a tué au moins 11 000 personnes dans le monde, avec plus de 265 000 cas d’infection, selon un bilan établi vendredi 21 mars par l’AFP, à partir de sources officielles. L’Italie est alors le pays le plus touché, devant la Chine et l’Iran, en nombre de morts.

                                                                            

      Qu’est-ce qu’une pandémie ?

 

Une pandémie est une propagation mondiale d’une nouvelle maladie. Elle est caractérisée, par l’OMS, en 6 phases (OMS, 2009) :

Phase 1 : Les virus circulent uniquement chez les animaux. Aucune infection humaine n’a résulté du virus animal.

Phase 2 : Un virus animal a provoqué une infection chez un être humain. À ce stade, il y a un niveau de base de menace pandémique parce que la souche du virus a muté pour effectuer ce transfert à un humain.

Phase 3 : De petites grappes d’êtres humains ont contracté le virus dans une communauté. Il existe un risque de propagation du virus si d’autres personnes à l’extérieur de cette communauté entrent en contact avec les humains infectés. À ce stade, la maladie peut être épidémique dans cette communauté, mais ce n’est pas pandémique.

Phase 4 : La transmission du virus de l’homme à l’homme et de l’animal à l’humain provoque des épidémies dans de nombreuses communautés et de plus en plus de personnes tombent malades dans ces communautés. Un plus grand nombre de communautés signalent des flambées et une pandémie est plus probable, même si, selon l’OMS, une pandémie n’est pas prévisible.

Phase 5 : La transmission interhumaine a lieu dans au moins deux pays d’une région de l’OMS. L’OMS dispose d’un réseau de 120 centres nationaux de la grippe dans 90 pays différents. Au cours de la phase 5, la plupart des pays ne sont pas encore touchés, mais une pandémie est considérée comme imminente.

Cette phase est le signal que les gouvernements et les responsables de la santé doivent être prêts à mettre en œuvre leurs plans d’atténuation de la pandémie.

Phase 6 : Une pandémie mondiale est en cours. La maladie est très répandue et les gouvernements et les responsables de la santé s’emploient activement à enrayer la propagation de la maladie et à aider leurs populations à y faire face en utilisant des mesures préventives et temporaires.

 

 

3.    Organisation du système national de santé publique

 

La France n’échappe pas à cette situation sanitaire inédite et son système de santé publique est en première ligne pour l’affronter.

 

Le système de santé publique s’entend comme l’ensemble des organisations, des institutions, des ressources et des personnes, dont l’objectif principal est d’améliorer la santé de l’ensemble de la population.

 

En France, l’État apparaît comme le chef d’orchestre de l’organisation du système de santé.

Il a dans ses missions celle d’assurer la santé de la population, comme l’introduite l'alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946, ainsi rédigé « La Nation garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs » (Conseil Constitutionnel).

 

Afin de prendre les décisions concernant cette crise sanitaire, il s’appuie sur le Ministère de la Santé et des Solidarités et sur son Ministre, Olivier Véran.  Ce dernier est assisté par le Directeur Général de la Santé, le Professeur Jérôme Salomon, lui-même infectiologue.

D’autres acteurs occupent également une place stratégique en ce qui concerne le pilotage de la situation : le Conseil Scientifique et Santé Publique France.

 

4.     Evolution chronologique au niveau national

 

·         Premiers cas

 

Le 24 janvier 2020 au soir, en France, le Ministère de la Santé et des Solidarités confirme que trois premiers patients sont atteints par le Coronavirus et sont hospitalisés dans l'Hexagone. Ils sont présentés comme « les premiers cas européens ».

 

Santé Publique France commence à diffuser des messages de prévention (radio, télévision, affichage) sur les gestes-barrière.

 

Le 3 mars 2020, 212 cas sont confirmés, 2 876 cas dix jours après.

 

Le 10 mars, le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, annonce que 5.000 lits de réanimation sont disponibles en France, avec 7.364 lits supplémentaires dans les unités de soins intensifs.

 

 

 

 

 

 

 

 

      Du signal a l’alerte sanitaire nationale

 

Une alerte sanitaire est lancée après la réception d’un signal sanitaire.

Ce signal est envoyé à la suite d’un évènement inhabituel ou inattendu susceptible d’avoir un impact important sur la santé de la population. Le signal nécessite une vérification, il doit également informer d’un risque sanitaire pour y être validé. S'il présente une menace confirmée pour la santé publique, une alerte de santé publique est envoyée.

Lorsque la menace est confirmée, l’alerte doit être déclenchée par l’Agence Régionale de Santé de la région d’où est originaire le risque. L’alerte locale est évaluée pour déterminer si elle nécessite une information relayée au niveau national.

Après la validation de l’alerte et son lancement, l’organisation de la réponse peut débuter. Il s’agit de déterminer si les capacités régionales sont suffisantes ou si des mesures de gestion complémentaires sont indispensables (Ministère des solidarités et de la santé, 2019).

 

 

 

·         Création d’un conseil scientifique

 

Le 11 mars, la création d’un conseil scientifique, à la demande du Président de la République, « pour éclairer la décision publique » est annoncée, par le ministre de la santé. Il est présidé par Jean François Delfraissy, médecin épidémiologiste et actuel président du Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE), et compte 11 membres venant de champs disciplinaires complémentaires (LASCAR O., 2020). 

 

Ces experts se sont notamment appuyés sur une modélisation de l’évolution de la situation, établie par une équipe menée par un épidémiologiste britannique, Neil Ferguson, de l’Imperial College à Londres, qui a établi différents scénarios de progression de l’épidémie.

 

Cette modélisation s’appuie sur l’analyse de différentes pandémies grippales et l’évaluation des différentes interventions possibles pour endiguer la propagation d’un virus, comme la fermeture des écoles, la mise en quarantaine des personnes infectées, ou encore la fermeture des frontières.

 

Le conseil scientifique français a étudié cette modélisation en regard de la situation en France, en retenant les hypothèses de transmissibilité et de mortalité probables les plus élevées, et ce, en l’absence de toute mesure radicale de prévention et d’éloignement social.

 

Dans ce cas de figure, entre 30 000 et 100 000 lits de soins intensifs seraient nécessaires pour accueillir les patients au pic de l’épidémie.

Ces résultats sont présentés le jeudi 12 mars à l’Élysée.

 

 

 

 

·         Premières dispositions officielles

 

Ces estimations ont permis de réaliser que les premières dispositions prises par les autorités françaises pour tenter de freiner la vague épidémique (limitation des rassemblements et isolement des personnes âgées) s’avèrent insuffisantes (HECKETSWEILER C. ; PIETRALUNGA C., 2020).

Quelques heures, plus tard, le Président de la République prend pour la première fois, la parole devant les Français pour expliquer « l’urgence » de la situation. Il mentionne notamment que la France traverse « la crise sanitaire la plus grave [que le pays ait connue] depuis un siècle » et que « malgré nos efforts pour le freiner, le virus continue de se propager. Nous le savions, le redoutions ».

 

Il annonce donc, alors que le Ministre de l’Éducation l’avait quelques heures avant exclue, la fermeture de tous les établissements : crèches, écoles, collèges, lycées et universités, dès le lundi 16 mars, avec un enseignement qui se fera à distance grâce aux Environnements Numériques de Travail (ENT) et à la plateforme pédagogique gratuite du Centre national d'enseignement à distance (CNED).

 

Il demande la généralisation du télétravail quand cela est possible et annonce qu’en cas d’impossibilité de télétravailler, les parents pourront bénéficier d'un arrêt de travail indemnisé et qu’un « service de garde [des enfants] sera mis en place région par région » pour les professionnels de santé.

 

Il annonce que le premier tour des élections municipales prévu le dimanche 15 mars est maintenu, malgré cette crise sanitaire liée au coronavirus, car il estime important, « d’assurer la continuité de notre vie démocratique ». Il précise toutefois qu’il faut veiller au respect strict des gestes « barrière » et des recommandations sanitaires dans les bureaux de vote, en évitant notamment les files d’attentes.

 

Il appelle les personnes âgées de plus de 70 ans à limiter leurs déplacements au maximum, du fait de leur vulnérabilité et enjoint les personnes ayant un proche hébergé dans un EHPAD de ne pas lui rendre visite, pour ne pas risquer de le contaminer. 

 

·         Mesures d’aides aux prises en charges médicales

 

Le Président de la République annonce également des mesures pour aider l’hôpital public à affronter cette crise sanitaire et notamment le report des soins non essentiels car “des places doivent se libérer dans les hôpitaux”, et demande aux structures de libérer le maximum de lits dans les services de réanimation, où vont être pris en charge les cas de coronavirus les plus sévères. « Toutes les capacités hospitalières nationales ainsi que le maximum de médecins ET DES SOIGNANTS SERONT MOBILISÉS, ainsi que les étudiants et les jeunes retraités », évoquant ainsi la “réserve sanitaire”. 

 

                

 

La réserve sanitaire

 

La réserve sanitaire est composée de professionnels de santé volontaires (médecins, infirmiers, aides-soignants, pharmaciens, psychologues, ambulanciers, etc.), d’agents hospitaliers non soignants (secrétaires médicaux, cadres hospitaliers, etc.) et de professionnels des Agences Régionales de Santé (épidémiologistes, etc.) qui peuvent être en activité, sans emploi, retraités depuis moins de cinq ans ou étudiants.

 

Ces derniers s’inscrivent comme réservistes via une plateforme en ligne « reservesanitaire.fr »

 

Sa mission est l’intervention en renfort, en appui, à des acteurs sanitaires lorsque ces derniers ne suffisent pas à endiguer une crise, que ce soit sur le territoire français ou à l’étranger, en cas de situation sanitaire exceptionnelle (crise sanitaire, épidémie, catastrophe naturelle, etc.).

 

La réserve sanitaire est mobilisée soit par le Ministère de la Santé, soit par les Agences Régionales de Santé, et ce, dans des délais très rapides.

 

Les missions sont réalisées sur la base du volontariat, avec l’accord de l’employeur pour les personnes en activité et sur le temps de travail.

 

Tous les frais sont pris en charge et les professionnels ou les employeurs sont indemnisés.

 

Les missions durent en moyenne 10 à 15 jours et ne peuvent excéder 45 jours cumulés sur une année civile. Exceptionnellement, la durée peut être portée à 90 jours.

 

 

 

« Le gouvernement mobilisera tous les moyens financiers nécessaires pour porter assistance, pour prendre en charge les malades, pour sauver des vies, quoi qu’il en coûte ». Il ajoute que « beaucoup des changements [qui seront entrepris] seront gardés » car « nous apprenons aussi de cette crise » et « nous en tirerons toutes les leçons et en sortirons avec un système de santé encore plus fort » (MACRON, E., 2020).

 

·         Annonce du stade 3 de l’épidémie

 

Le samedi 14 mars, c’est au tour du Premier Ministre, Édouard Philippe, de prendre la parole. Il annonce que ce même jour à minuit, la France entre en « stade 3 » d'épidémie active sur le territoire.

 

Il reprend les recommandations émises par une immense majorité des scientifiques et introduit la « la distanciation sociale » comme meilleure façon de freiner la progression de l’épidémie.

 

Ce stade 3, qui s’inscrit dans le plan national de prévention et de lutte « pandémie grippale » (Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, 2011) a pour objectif de ralentir la diffusion sur le territoire et réduire les risques de tension sur le système hospitalier pour la prise en charge des formes les plus graves.

 

Il annonce donc la fermeture de tous les lieux de regroupements non indispensables (cafés, restaurants, cinémas, discothèques, commerces non indispensables, etc.) et appelle les Français à diminuer leurs déplacements, et en particulier à éviter les déplacements interurbains.

Il demande que chacun montre « plus de discipline dans l’application des mesures » et d’éviter de « se rassembler et n’utiliser les transports en commun que pour aller au travail et seulement si votre présence physique au travail est indispensable, ne sortir de chez soi que pour faire ses courses essentielles, faire un peu d’exercice ou voter » (PHILIPPE E., 2020).

 

·         Instauration de mesures de confinement

 

Le lundi 16 mars 2020, Emmanuel Macron, Président de la République Française, prend à nouveau la parole. Il rappelle les consignes antérieurement délivrées, mais précisent qu’elles ne sont pas suffisamment respectées.

 

Il annonce la suspension de toutes les réformes en cours afin que « toute l'action du Gouvernement et du Parlement doive être désormais tournée vers le combat contre l'épidémie. De jour comme de nuit, rien ne doit nous en divertir ».

 

Il annonce « qu’un projet de loi permettant au gouvernement de répondre à l’urgence et, lorsque nécessaire, de légiférer par ordonnances dans les domaines relevant strictement de la gestion de crise […] sera soumis au Parlement dès jeudi ».


Il évoque à plusieurs reprises : « Nous sommes en guerre ».

 

Il annonce la mise en place d’un dispositif de confinement sur l’ensemble du territoire à compter du mardi 17 mars à 12h00, pour quinze jours minimums. Les déplacements sont interdits sauf dans certains cas bien précis (MACRON, E., 2020).

 

L’impact de ces mesures exceptionnelles est difficile à chiffrer. « Les modèles suggèrent que cela peut être suffisant pour endiguer la première vague de l’épidémie, mais cela dépend beaucoup du comportement des gens et de la façon dont ils vont appliquer ces consignes », souligne Simon Cauchemez, chercheur épidémiologiste à l’Institut Pasteur en rappelant que, « dans un État qui n’est pas totalitaire, il s’agit d’une question d’éthique personnelle »« Cela peut faire mentir le modèle dans un sens ou dans l’autre », a-t-il insisté, appelant chacun à participer à cet « énorme effort » (CHAPUIS E., 2020).

« Tous ceux qui combattent la maladie supplient l’ensemble des Français d’appliquer les mesures annoncées » : Martin Hirsch, le directeur général de l’AP-HP (HECKETSWEILER C. ; PIETRALUNGA C., 202).

 

 

 

·         Etat d’urgence sanitaire

 

L’état d’urgence sanitaire est voté par le Parlement le 22 mars 2020.

 

     

L’état d’urgence sanitaire
(
Direction de l’information légale et administrative, 2020)

 

L'état d'urgence sanitaire est une mesure exceptionnelle pouvant être décidée en conseil des ministres en cas de catastrophe sanitaire, notamment d'épidémie, mettant en péril la santé de la population.

L'état d'urgence est déclaré la première fois par décret en conseil des ministres sur le rapport du ministre chargé de la santé pour une durée maximale d'un mois. Le décret détermine la ou les circonscriptions territoriales dans lesquelles il s'applique. Les données sanitaires sur lesquelles s'appuie le décret sont rendues publiques

 

Au-delà d'un mois, sa prorogation doit être autorisée par la loi. La loi de prorogation fixe la durée de l'état d'urgence sanitaire. Un décret pris en conseil des ministres peut mettre fin à l'état d'urgence sanitaire avant l'expiration du délai fixé par la loi.

Les mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire prennent fin dès qu'il est mis fin à l'état d'urgence sanitaire.

Le texte voté par le Parlement le 22 mars 2020 prévoit que l'état d'urgence entre en vigueur pour une durée de deux mois sur l'ensemble du territoire national à compter de la publication de la loi. La loi a été publiée le 24 mars 2020.

 

La déclaration de l'état d'urgence sanitaire autorise le Premier Ministre à prendre par décret :

 

- des mesures limitant la liberté d’aller et venir, la liberté d'entreprendre et la liberté de réunion (y compris des mesures d'interdiction de déplacement hors du domicile).

- des mesures de réquisitions de tous biens et services nécessaires pour mettre fin à la catastrophe sanitaire.

- des mesures temporaires de contrôle des prix.

Le ministre en charge de la santé a le pouvoir de prescrire par arrêté motivé toutes les autres mesures qui s'inscrivent dans le cadre défini par le Premier Ministre.

 

 

 

·         Le plan blanc maximal (BOURQUIN S., 2020)

 

Le 13 Mars 2020, le gouvernement français a lancé, pour la première fois, un plan blanc maximal par anticipation afin de faire face à la pandémie COVID-19. Ce dispositif passe par le déclenchement des plans blancs et des plans bleus, la mobilisation de tous les services régaliens de l’état, l’appel au civisme de tous par le confinement de l’ensemble de la population française afin de ralentir la propagation du virus. Ce plan blanc maximal par anticipation est coordonné par le ministre de la santé, Monsieur Olivier VERAN qui a dit ceci :

J’ai pris la décision de « déclencher le plan blanc maximal » et de « libérer les ressources, les plateaux techniques et les personnels compétents ». « Je laisse de la place en réanimation, même si nous n'en avons pas besoin aujourd'hui, pour que ces places soient prêtes (...) dans 3, 4, 5 jours ». « D'habitude, on active ce genre de plan quand on est face à la détresse. Je l'active par anticipation partout, y compris là où le virus ne circule pas encore, pour (...) que nous ne soyons pas pris à la gorge ».

Les dispositifs appelés plans blancs existent depuis 2004. Ils permettent aux directeurs des hôpitaux de répondre à une situation de crise sanitaire épisodique, et souvent saisonnière, telle que les épidémies de bronchiolite en hiver. Le plan blanc peut être également déclenché par un préfet.

Les plans bleus sont le pendant des plans blancs pour les EHPAD. Ils permettent aux directeurs des EHPAD de répondre à des situations de crise sanitaire telle qu’une épidémie de gastroentérite ou de grippe dans leur établissement.

Dans les deux cas, les directeurs doivent communiquer leur décision à leur ARS, qui si besoin, les aidera à répondre à leurs besoins en personnel ou matériel. L’ARS transmet les données recueillies au préfet et au ministère de la santé. Chaque établissement doit être doté d’une cellule de crise.

Les plans blancs ou bleus, élaborés par les directeurs d’établissements, doivent pouvoir être déclenchés à n’importe quel moment.

Ils doivent permettre de mobiliser immédiatement les moyens de toute nature dont dispose l’établissement pour gérer l’afflux de patients, leur prodiguer les soins et l’accès au nombre de lits d’hospitalisation nécessaires et de garantir leur sécurité. Ils recensent les moyens, en particulier les modalités selon lesquelles le personnel nécessaire peut-être maintenu sur place ou, le cas échéant, rappelé lorsque la situation le justifie.

Le plan blanc concerne donc aussi la gestion du nombre de places hospitalières. Des sorties anticipées sont organisées, les blocs chirurgicaux non urgents sont reportés. Dans le cas du COVID-19, l’objectif est de libérer le maximum de lits afin de recevoir les malades qui n’ont pas besoin de réanimation dans les services quels qu’ils soient.

Le plan blanc maximal par anticipation COVID-19, regroupe les plans blancs et bleus, et intègre les orientations du schéma ORSAN (organisation de la réponse du ystème de santé en situations sanitaires exceptionnelles). ORSAN a été établi en 2014, afin d’optimiser la réponse sanitaire à l’échelle régionale, en réponse à une crise majeure.

Pour établir ce schéma il faut la concertation entre les directeurs d’hôpitaux et cliniques, le préfet, la direction de l’ARS, les pompiers, les gendarmes, les représentants de la médecine de ville, etc.

Lorsque le plan blanc maximal par anticipation a été déclenché, les plans blancs avaient déjà été déclenchés dans les régions impactées par COVID-19, telles que le département de l’Essonne ou la région Grand Est. L’ensemble de l’activité chirurgicale non urgente a été déprogrammée par anticipation sur l’ensemble du pays pour pouvoir libérer des lits afin d’accueillir les malades du COVID-19. Une chaine de soins a été établie avec le transfert de patients de régions les plus impactées vers des régions moins impactées. Les services régaliens de l’état ont été mis à contribution : transports sanitaires assurés par l’armée, installation d’un hôpital de campagne par l’armée. D’autres ressources ont été mobilisées, comme le transport de patients par un train sanitaire de la SNCF.

Parallèlement, une  réserve sanitaire a été constituée. Elle est composée de professionnels de santé volontaires de tout ordre, qui peuvent être en activité, à la retraite depuis moins de cinq ans ou en cours de formation.

Ce déclenchement unique par son ampleur, répété à l’échelle mondiale simultanément par des dizaines de pays, aura un coût financier et psychologique important qu’il s’agira d’évaluer à distance. Aux frais engagés par le plan blanc maximal, vont s’ajouter les frais liés au maintien en confinement d’une population entière.

Il conviendra de mesurer l’impact psychologique sur les catégories professionnelles mises en avant pendant le confinement (acteurs du secteur alimentaire, police, etc.), et en particulier sur les soignants ayant participé à ce plan blanc maximal, mais aussi sur la santé psychologique de la population en général.

 

5.    Caractéristiques du virus et épidémiologie

 

·         Analyse du virus

Le virus semblerait provenir d’un animal (zoonose) de la Province du Hubei en Chine. Selon l’OMS, les zoonoses sont « un groupe de maladies infectieuses qui se transmettent naturellement de l’animal à l’homme. Le plus grand risque de transmission se situe à l’interface entre l’homme et l’animal par une exposition directe ou indirecte à l’animal, les produits qui en sont issus et/ ou son environnement ».

Ce virus est identifié en janvier 2020 nommé SARS-CoV-2.

Les recommandations d’experts portant sur la prise en charge en réanimation des patients en période d’épidémie, au 15 mars, précisent : « Les coronavirus sont une grande famille de virus qui provoquent des maladies allant d’un simple rhume à des pathologies plus sévères comme le MERS-COV (Coronavirus du syndrome respiratoire du Moyen Orient) ou le SRAS (Syndrome respiratoire aigüe sévère) ».  (COLLECTIF, 09/03/2020).

La maladie provoquée par ce coronavirus est nommée COVID-19 par l’Organisation Mondiale de la Santé.

Selon l’Institut Pasteur de Lille : « les coronavirus sont de grands virus à ARN à brin positif appartenant à la famille des Coronaviridae. Ils englobent plus de 25 espèces infectant les humains et un large éventail d’espèces animales. Les coronavirus humains sont responsables de nombreux cas de rhume banal saisonnier, dont l’impact économique et social est probablement sous-estimé. De plus, les coronavirus humains sont généralement associés à des maladies bénignes qui peuvent provoquer de graves infections des voies respiratoires dans les populations fragiles (nouveau-nés, personnes âgées et personnes immunodéprimées). Les coronavirus animaux, souvent très infectieux, sont principalement responsables des maladies entériques et respiratoires du bétail et des animaux domestiques. Leurs taux de mortalité élevés entraînent une charge économique mondiale importante. Mais jusqu’en 2003, les coronavirus n’étaient pas considérés comme une menace majeure pour la santé humaine. La situation a changé depuis lors, avec deux coronavirus hautement pathogènes : le SRAS-CoV et le MERS-CoV... L’identification récente d’autres coronavirus chez les chauves-souris suggère que d’autres virus de cette famille pourraient également émerger en tant que nouveaux agents pathogènes humains. En l’absence de traitement spécifique, il est essentiel de mieux comprendre comment ces virus exploitent la machinerie cellulaire pour leur propagation ».

La pandémie (épidémie mondiale) est déclarée par l’OMS le 11 mars 2020.

·         Mode de transmission

Ce virus se transmet entre individus par gouttelettes c’est-à-dire par projection de postillons au niveau des muqueuses nasales, buccales et des conjonctives lors d’éternuements, de toux ou lors de discussion rapprochées. La transmission peut se faire également de façon manuportée via des surfaces ayant été en contact avec une personne malade. Elle peut donc se faire de manière directe, ou indirecte. Les coronavirus survivent jusqu’à 3 heures sur des surfaces inertes sèches et jusqu’à 6 jours en milieu humide. Le virus semble pouvoir également être excrété au niveau des selles, voire d’autres liquides biologiques (les urines ne semblent pas être un liquide biologique à risque).

Le délai d’incubation (période entre la contamination et l’apparition des symptômes) est de 3 à 5 jours mais peut s’étendre jusqu’à 14 jours. Lors de ce temps d’incubation le sujet est contagieux mais sans symptôme.

·         Les symptômes :

-          Des signes précoces de type syndromes pseudo-grippaux ont été rapportés (myalgies et asthénie)

-          Fièvre ou sensation de fièvre (60 % des patients sont apyrétiques lors de la prise en charge initiale)

-          Toux

-          Confusion

-          Céphalées

-          Maux de gorge

-          Rhinorrhées

-          Diarrhée

-          Agueusie brutale (perte de goût)

-          Anosmie (Disparition de l’odorat) sans obstruction nasale

-          Dyspnées (difficultés respiratoires) dans les formes les plus graves

-          Détresse respiratoire

Des complications de type dyspnée au 8ème jour, et détresse respiratoire au 9ème jour, ont été rapportées selon le rapport du Haut conseil en santé publique. Entre J5 et J8 des concentrations plasmatiques importantes chez des patients en réanimation ont été rapportées.

Les patients avec des maladies chroniques préexistantes, mais aussi les personnes âgées, sont plus à risque de développer une forme sévère.

Selon l’INSERM, dans un article publié le 23 mars 2020, « les données internationales montrent que 20% des cas sont des formes graves qui nécessitent une hospitalisation ».

Il y aurait peu d’enfants touchés ; les formes graves toucheraient principalement les patients âgés et avec comorbidités. Dans les formes les plus sévères, la maladie peut entrainer le décès.

·         Quelques chiffres de Point Santé publique France du 26 mars 2020 (Santé publique France, 2020)

467 710 cas confirmés dans le monde dont 81 968 cas en Chine et 385 742 hors de Chine et 20 947 décès dont 3 293 en Chine et 17 654 Hors de Chine.

232 470 cas confirmés en Europe dont 74386 en Italie et 13 692 décès en Europe dont 7 505 en Italie.

 

29 155 cas confirmés en France et 1 696 décès.

-          Disparité régionale :  certains départements sont particulièrement touchés

-          Forte augmentation du nombre de cas graves admis en réanimation et de décès : 68% des cas avec comorbidités et 62% des cas de 65 ans ou plus

-          Décès : 57% des cas avec comorbidité et 93% des cas de 65 ans ou plus

-          Augmentation significative des décès toutes causes chez les plus de 65 ans dans les départements : Haut-Rhin, Oise, Vosges et Alpes-de-Haute-Provence

Estimation du nombre de cas de COVID-19 ayant consulté un médecin généraliste : 41 836 les régions Grand Est, Ile de France, Auvergne-Rhône-Alpes et Hauts de France

-          Part de suspicion COVID-19 parmi les visites SOS Médecins 15%

-          Nombre de passage aux urgences pour COVID-19 : 15 956

-          Taux de positivité des prélèvements (laboratoires hospitaliers) : 22%

-          Nombre de décès à l’hôpital : 672

-          Nombre de cas confirmés COVID-19 selon la classe d’âge rapportés à Santé publique France (source GoData) selon la classe d’âge :

 

®     Moins de 15 ans : 167 (1,3%)

®     15-44 ans : 3 882 (30,6%)

®     45-64 ans : 4 204 (33,1%)

®     65-74 ans : 1 778 (14%)

®     75 ans et plus : 2 675 (21,1%)

Toutes ces données sont sous-estimées car beaucoup de personnes ne sont pas testées depuis le passage en stade 3 du 13 mars. En effet, « les patients présentant des signes de COVID-19 ne sont plus systématiquement classés et confirmés par des test biologiques ». Le nombre de cas réels est donc impossible à connaître à l’heure actuelle.

Pour pouvoir identifier les cas, Santé Publique France a publié les critères suivants (mise à jour le 13 mars 2020) :

·         Les cas possibles :

Toute personne présentant des signes cliniques d’infection respiratoire aigüe, avec une fièvre ou une sensation de fièvre, et ayant voyagé ou séjourné dans une zone d’exposition à risque dans les 14 jours précédant la date du début des signes cliniques (pays ou départements français pour lesquels une transmission communautaire diffuse du SARS-CoV-2 est décrite). Au 26 mars, les régions recensées par Santé Publique France sont les régions Grand Est, Ile de France, Auvergne-Rhône-Alpes et Hauts de France.

 

Toute personne, même sans notion de voyage/séjour dans une zone d’exposition à risque ou de contact étroit avec un cas confirmé de COVID-19 présentant : une pneumopathie pour laquelle une autre étiologie a été préalablement exclue sur la base de critères cliniques, radiologiques et/ou virologiques et dont l’état clinique nécessite une hospitalisation, OU des signes de détresse respiratoire aigüe pouvant aller jusqu’au SRAS.

 

·         Les cas probables :

Toute personne présentant des signes cliniques d’infection respiratoires aigüe dans les 14 jours suivant un contact étroit avec un cas confirmé de COVID-19.

·         Cas confirmés :

Toute personne symptomatique ou non avec un prélèvement confirmant l’infection par le SARS-CoV-2.

 

6.    Les mesures de prévention

Les messages de prévention à adopter pour se protéger du Coronavirus ont été développés par Santé Publique France et le Ministère des solidarités et de la santé. Ces mesures se sont appuyées sur une veille scientifique, et sur l’expérience des autres pays touchés. Ils ont été publiés dès fin février afin de protéger la population. Le site Santé Publique France émet les recommandations suivantes :

·         Au niveau de la population :

-          Distance interhumaine à respecter de minimum 1 mètre

-          Se laver les mains très régulièrement

-          Tousser ou éternuer dans son coude ou dans un mouchoir jetable

-          Eviter de se toucher le visage

-          Ne pas serrer les mains pour se saluer et arrêter les embrassades

-          Rester chez soi durant le confinement

-          Tous les rassemblements et les contacts sont interdits

-          Tous les déplacements sont interdits sauf muni d’une attestation pour aller travailler si le télétravail est impossible, faire des courses de première nécessité, garder les enfants ou aider des personnes vulnérables, aller chez un professionnel de santé s’il n’y a pas de signe de la maladie

-          En cas de premiers signes de la maladie (toux, fièvre, en général la maladie guérit en quelques jours avec du repos). Mais après quelques jours si le patient a du mal à respirer et est essoufflé : appeler le 15 ou le 114 (sourds et malentendants)

 

·         Pour les médecins généralistes au contact des patients présentant des signes de la maladie :

-          Regrouper les consultations de patients suspects de COVID-19 sur une même plage horaire

-          Porter un masque lors de la consultation et ne pas réaliser d’examen ORL

-          Si le patient présente des signes de gravité appel du SAMU, faire le 15

 

·         Les tests de dépistage (Ministère des Solidarités et de la santé, 2020)

Il existe deux types de tests :

-          Un prélèvement systématique des voies respiratoires hautes (naso- pharyngé par écouvillon Virocult, ou aspiration)

-          Un prélèvement des voies respiratoires basses (crachats, lavage bronchique alvéolaire), pour réaliser un antibiogramme en cas d’atteintes parenchymateuses

 « Les tests peuvent être faits à l’hôpital pour les patients à l’hôpital ou présentant des signes de gravité. Les tests peuvent être faits dans les laboratoires de ville sur prescription médicale ou à domicile pour les patients répondeurs aux critères de dépistage suivants :

-          Personnes présentant des signes de gravité et des symptômes évocateurs de COVID-19

-          Professionnels de santé présentant des symptômes évocateurs de COVID-19

-          Personnes fragiles ou à risque présentant des symptômes évocateurs du COVID-19

-          3 premières personnes présentant des symptômes évocateurs du COVID-19 dans des structures collectives hébergeant des personnes fragiles pour prendre des mesures immédiates afin d’éviter une transmission entre les résidents

-          Personnes hospitalisées présentant des symptômes évocateurs de COVID-19

-          Femmes enceintes symptomatiques quel que soit le terme de la grossesse

-          Les donneurs d’organes, tissus ou cellules souches hématopoïétiques

Les personnes présentant des signes évocateurs de COVID-19 ne sont pas systématiquement diagnostiquées. Elles doivent être isolées durant 14 jours de manière stricte avec un arrêt de travail, sur libre appréciation médicale. Le traitement est symptomatique, accompagné de conseils d’hygiène et de surveillance. Les AINS et corticoïdes sont proscrits.

 Les conseils donnés sont :

 

-            Autosurveillance simple des symptômes sans programmation ultérieure de consultation

-          Un suivi médical (téléconsultation à privilégier entre J6 et J8) pour surveillance

-          Un suivi renforcé à domicile par IDE pour les sujets à risque ne pouvant assumer une auto-surveillance

-          Une HAD pour surveillance renforcée chez patients > 70 ans avec risque de complication ou complexité psychosociale

L’ensemble du foyer vivant avec un cas COVID-19 doit être également isolé strictement à domicile, prendre 2 fois leur température par jour et auto surveiller les symptômes. Les professionnels de santé symptomatiques et confirmés COVID-19 ont les mêmes recommandations que la population générale.

·         Les critères de levée de l’isolement strict

Cas général :

Au moins 8 jours à partir du début des symptômes et disparition de la fièvre vérifiée par une température rectale inférieure à 37,8°C (mesurée avec un thermomètre 2 fois par jour et en l’absence de prise d’antipyrétique dans les 12 heures précédentes) ET au moins 48 heures après la disparition d’une éventuelle dyspnée (la Fréquence Respiratoire doit être inférieure à 22/min au repos).

 

Pour les personnes immunodéprimées :

Au moins 10 jours à partir du début des symptômes et critères identiques à ceux de la population générale. Port d’un masque chirurgical de type II pendant 14 jours suivant la levée du confinement lors de la reprise des activités professionnelles.

 

Pour les professionnels de santé :

-          Personnel non-sujet à risque : au moins 8 jours à partir du début des symptômes et critères identiques à la population générale. Port d’un masque chirurgical de type II pendant les 7 jours suivant la levée du confinement lors de la reprise des activités professionnelles

-          Personnel sujet à risque : au moins 10 jours à partir du début des symptômes et critères identiques à ceux de la population générale. Port d’un masque chirurgical de type II pendant les 7 jours (14 jours pour les sujets immunodéprimés) suivant la levée du confinement lors de la reprise des activités professionnelles

-          Personnel avec forme grave du COVID-19 : au cas par cas, en lien avec le médecin du service de la santé au travail

-          Les professionnels de santé asymptomatiques mais contacts d’un cas COVID-19 en l’absence de mesures de protection appropriées doivent auto-surveiller leurs symptômes, appliquer les gestes barrières, et porter un masque sur leur lieu de travail et avec les malades pendant 14 jours suivant le contact à risque

 

Pour l’isolement :

Afin de ne pas contaminer les autres membres du foyer, il est conseillé de rester dans une pièce spécifique, en évitant les contacts avec les autres occupants du domicile, d’aérer régulièrement. Si possible, une salle de bain et des toilettes spécifiques sont à privilégier, sinon il faut nettoyer avec de l’eau de javel ou produits désinfectants. Il est recommandé de se laver les mains fréquemment de ne pas toucher d’objets communs et de laver quotidiennement les surfaces fréquemment touchées (poignées, téléphone mobile, etc.). Il est déconseillé de recevoir des visites sauf indispensables, comme les aidants à domicile. Enfin les livraisons sont possibles, en laissant le colis sur le palier.

 

Pour l’habillage des professionnels de santé :

Plusieurs documents à visée pédagogique sont diffusés par solidarité-sante.gouv.fr, notamment un kit pédagogique pour les professionnels de santé, composé de vidéos en lien avec l’habillage et le déshabillage, dans le cadre des mesures de protection, dans les services de réanimation et les services COVID-19. De nombreux tutoriels ont également été mis à disposition sur des sites Web accessibles au large public tels que Youtube.

 

 

 

 

 

 

 

II.            Questionnements Éthiques

 

1.    Informations

 

Il appartient à l’État de garantir la sécurité nationale en cas de pandémie. L’organisation d’une information est un devoir de l’Etat qui répond à une exigence éthique et démocratique. Elle est aussi une condition essentielle en termes d’efficacité ou d’efficience, pour une stratégie d’intervention en santé publique. L’information porte ainsi sur la nature du phénomène de santé publique, l’étendue du phénomène de santé publique, le contexte, les mesures mises en œuvre et qui devront être appliquées, le suivi de la pandémie et enfin l’évaluation des conséquences.

 

Les modes de transmissions de l’information nationale sont variés : médias, message publicitaires, internet, réseaux sociaux, voie d’affichage, etc. Ils peuvent être audio-visuels, oraux, écrits. L’information doit être claire, sans équivoque, fiable, précise et accessible à tous.

 

Beaucoup d’informations circulent depuis la révélation de l’épidémie à Coronavirus. Les sources d’informations non officielles sont nombreuses. La maitrise de la diffusion de fausses informations notamment liée aux réseaux sociaux est complexe. Il peut alors y circuler des données erronées susceptibles d’engendrer des risques en termes de santé publique.

 

2.    Virus et place de l’Homme

 

·         Une punition en retour de l’hubris humaine

La lecture du Mythe de Prométhée nous permet de mieux comprendre l’idée largement diffusée sur les réseaux sociaux d’un virus lié à la démesure humaine. Platon écrit le dialogue socratique relatif au mythe de Prométhée. Protagoras est un sophiste. Il s’entretient avec Socrate à propos de la question de la vertu. Socrate pense que la vertu ne peut pas s’enseigner. A cette occasion, Protagoras tente de s’appuyer sur la mythologie antique, et fait le récit du mythe de Prométhée.

Il y a dans ce récit deux titans, Epiméthée et Prométhée, qui sont frères. Epiméthée signifie étymologiquement « celui qui pense après, l’imprévoyant ». Prométhée signifie « celui qui pense avant, le prévoyant ».

 

 

Le mythe de Prométhée

                                                    Platon, Protagoras.

(Extraits)

 

« C'était au temps où les Dieux existaient, mais où n'existaient pas les races mortelles. […] [Les Dieux] prescrivirent à Prométhée et à Epiméthée (celui qui pense après) de les doter de qualités, en distribuant ces qualités à chacune de la façon convenable. Mais Epiméthée demande alors à Prométhée de lui laisser faire tout seul cette distribution : "Une fois la distribution faite par moi, dit-il, à toi de contrôler ! ». Là -dessus, ayant convaincu l'autre, le distributeur se met à l’œuvre. En distribuant les qualités, il donnait à certaines races la force sans la vélocité (rapidité) ; d'autres, étant plus faibles étaient par lui dotées de vélocité ; il armait les unes, et, pour celles auxquelles il donnait une nature désarmée, il imaginait en vue de leur sauvegarde quelque autre qualité. Aux races, en effet, qu'il habillait en petite taille, c'était une fuite ailée ou un habitat souterrain qu'il distribuait, celles dont il avait grandi la taille, c'était par cela même aussi qu'il les sauvegardait. De même, en tout, la distribution consistait de sa part à égaliser les chances, et, dans tout ce qu'il imaginait, il prenait ses précautions pour éviter qu'aucune race ne s’éteigne.

Mais, une fois qu'il leur eut donné le moyen d'échapper à de mutuelles destructions, voilà qu'il imaginait pour elles une défense commode à l'égard des variations de température qui viennent de Zeus : il les habillait d'une épaisse fourrure aussi bien que de solides carapaces, propres à les protéger contre le froid, mais capables d'en faire autant contre les brûlantes chaleurs ; sans compter que, quand ils iraient se coucher, cela constituerait aussi une couverture, qui pour chacun serait la sienne et qui ferait naturellement partie de lui-même ; il chaussait telle race de sabots de corne, telle autre de griffes solides et dépourvues de sang.

En suite de quoi, ce sont les aliments qu'il leur procurait, différents pour les différentes races pour certaines l'herbe qui pousse de la terre, pour d'autres, les fruits des arbres, pour d'autres, des racines ; il y en a auxquelles il a accordé que leur aliment fût la chair des autres animaux, et il leur attribua une fécondité restreinte (les lions), tandis qu'il attribuait une abondante fécondité à celles qui se dépeuplaient ainsi (les souris), et que, par-là , il assurait une sauvegarde à leur espèce.

Mais, comme (chacun sait cela) Epiméthée n'était pas extrêmement avisé, il ne se rendit pas compte que, après avoir ainsi gaspillé le trésor des qualités au profit des êtres privés de raison, il lui restait encore la race humaine qui n'était point dotée ; et il était embarrassé de savoir qu'en faire. Or, tandis qu'il est dans cet embarras, arrive Prométhée pour contrôler la distribution ; il voit les autres animaux convenablement pourvus sous tous les rapports, tandis que l'homme est tout nu, pas chaussé, dénué de couvertures, désarmé […]

Alors Prométhée, en proie à l'embarras de savoir quel moyen il trouverait pour sauvegarder l'homme, dérobe à Héphaïstos le feu et à Athéna le génie créateur des arts (car, sans le feu, il n'y aurait moyen pour personne d'acquérir ce génie ou de l'utiliser) ; et c'est en procédant ainsi qu'il fait à l'homme son cadeau. Voilà donc comment l'homme acquit l'intelligence qui s'applique aux besoins de la vie.

Mais l'art d'administrer les Cités, il ne le posséda pas ! Cet art en effet était chez Zeus. Mais il n'était plus possible alors à Prométhée de pénétrer dans l'acropole qui était l'habitation de Zeus, sans parler des redoutables gardes du corps que possédait Zeus. En revanche, il pénètre subrepticement dans l'atelier qui était commun à Athéna et à Héphaïstos et où tous deux pratiquaient leur art, et, après avoir dérobé l'art de se servir du feu, qui est celui d'Héphaïstos, et le reste des arts, ce qui est le domaine d'Athéna, il en fait présent à l'homme. Et c'est de là que résultent, pour l'espèce humaine, les commodités de la vie, mais, ultérieurement, pour Prométhée, une poursuite, comme on dit, du chef de vol, à l'instigation d'Epiméthée !

Or, puisque l'homme a eu sa part du lot Divin, il fut, en premier lieu le seul des animaux à croire à des Dieux ; il se mettait à élever des autels et des images de Dieux. Ensuite, il eut vite fait d'articuler artistement les sons de la voix et les parties du discours. Les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les aliments tirés de la terre, furent, après cela, ses inventions.

Une fois donc qu'ils eurent été équipés de la sorte, les hommes, au début, vivaient dispersés: il n'y avait pas de cités ; ils étaient en conséquence détruits par les bêtes sauvages, du fait que, de toute manière, ils étaient plus faibles qu'elles ; et, si le travail de leurs arts était un secours suffisant pour assurer leur entretien, il ne leur donnait pas le moyen de faire la guerre aux animaux ; car ils ne possédaient pas encore l'art politique, dont l'art de la guerre est une partie.

Aussi cherchaient-ils à se grouper, et, en fondant des cités, à assurer leur salut. Mais, quand ils se furent groupés, ils commettaient des injustices les uns à l'égard des autres, précisément faute de posséder l'art d'administrer les cités ; si bien que, se répandant à nouveau de tous côtés, ils étaient anéantis.

Aussi Zeus de peur que notre espèce n'en vint à périr toute entière envoie Hermès apporter à l'humanité la Vergogne (la retenue) et la Justice pour constituer l'ordre des cités et les liens d'amitié qui rassemblent les hommes. Hermès demande alors à Zeus de quelle façon il doit faire don aux hommes de la Justice et de la Vergogne « dois-je répartir de la manière dont les arts l'ont été ? » leur répartition a été opérée comme suit : un seul homme qui possède l’art de la médecine suffit pour un grand nombre de profanes et il en est de même pour les autres partisans. Dois-je répartir ainsi la Justice et la Vergogne entre les hommes ? Ou dois-je les répartir entre tous ? Zeus répondit « répartis les entre tous et que tous y prennent part car il ne pourrait y avoir des cités si seul un petit nombre d'hommes y prenaient part comme c'est le cas pour les autres arts ; et instaure en mon nom la loi suivante : qu'on mettre à mort comme un fléau de la cité, l'homme qui se montre incapable de prendre part à la Vergogne et à la Justice. »

C’est ainsi, Socrate, et c’est pour ces raisons, que les Athéniens comme tous les autres hommes, lorsque la discussion porte sur l’excellence en matière d’architecture ou dans n’importe quel autre métier, ne reconnaissent qu’à peu de gens le droit de participer au conseil, et ne tolèrent pas, comme tu le dis, que quelqu’un tente d’y participer sans faire partie de ce petit nombre ; ce qui est tout à fait normal, comme je le dis, moi; lorsqu’en revanche, il s’agit de chercher conseil en matière d’excellence politique, chose qui exige toujours sagesse et justice, il est tout à fait normal qu’ils acceptent que tout homme prenne la parole, puisqu’il convient à chacun de prendre part à cette excellence - sinon, il n’y aurait pas de cités.»

 

 

Prométhée fait ainsi preuve d'hubris, c’est-à-dire de « démesure ». Zeus, en colère, fait forger par Héphaïstos une femme merveilleusement belle et dotée de tous les charmes, Pandore, qu'il envoie à Épiméthée, porteuse d'une boîte où toutes les calamités se trouvent enfermées. Malgré la mise en garde de Prométhée, Épiméthée accepte Pandore qui finit par ouvrir la boîte. Tous les maux qui affligent l'humanité se répandent sur la Terre.

Puis Zeus inflige un supplice à Prométhée. Héphaïstos l'enchaîne nu à un rocher dans les montagnes, où un aigle vient lui dévorer le foie chaque jour ; sa souffrance est éternelle, car chaque nuit son foie repousse.

 

Quels sont les enseignements de ce mythe ?

 

L’homme est donc, selon ce mythe antique une espèce naturelle, au même titre que les animaux. Cette espèce se distingue des autres à cause de l’imprévoyance d’Epiméthée qui en a fait un être vulnérable. Il lui manque des attributs innés qui lui permettent de survivre (fourrure, crocs, etc.)

Prométhée puis Hermès dérobent le feu puis le génie politique et moral ; l’homme se distingue des autres espèces, puisqu’il obtient des capacités qui étaient l’apanage des Dieux. Le feu est l’intelligence, qui servira à faire des outils. C’est l’intelligence technicienne. La vergogne (la retenue, la pudeur, le scrupule) et la justice sont des vertus morales.

L’homme acquiert ainsi un statut supérieur : ce mythe constitue un des fondements de l’humanisme occidental Il souligne l’infériorité première de l’homme, puis un retournement : l’homme acquiert la technique, peut donner naissance à un monde artificiel, et devient ainsi supérieur aux autres espèces.

Remarquons que la technique et la morale ne sont accessibles à l’homme que grâce à un vol, ce qui laisse envisager quelque chose d’illégitime, et une punition en retour. D’où l’idée fréquente d’une vengeance (des Dieux, de la Nature) en réponse à un usage illimité par l’homme de ces pouvoirs qui ne lui appartenaient pas. Faire reculer l’impuissance originelle revêt dès l’antiquité un caractère sacrilège. Cette précision permet de comprendre la vision de la technoscience comme « sacrilège », et la crainte d’une punition « divine » ou autre, à force de repousser les limites de la nature par la technique.

Ce mythe antique peut tout à fait expliquer certains discours qui présentent le Coronavirus comme une punition supérieure infligée à des hommes avides de puissance, de biens matériels et de progrès techniques, aux dépens des autres espèces et de la nature.


En réalité, il semblerait bien que le mode de vie des Hommes ait une influence sur l’émergence de nouveaux virus. Le biologiste et écologue Serge Morand rappelle que « plus la biodiversité d’un pays est en crise (...) et plus ce pays présente des événements d’épidémies, de maladies infectieuses liées aux animaux » (MORAND S., in THOMAS P, 2020).

En février 2020,  deux chercheurs de l’Institut de recherche pour le développement, dans un article pour The Conversation disent :  ‘ « les activités humaines entraînent… d’importants bouleversements de la biodiversité. Ces perturbations se produisent dans un contexte de connectivité internationale… Il s’agit là des conditions optimales pour favoriser le passage à l’être humain de micro-organismes pathogènes provenant des animaux » (GARDETTE H., 2020).

 

En février 2020, Rodolphe Gozlan Directeur de recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD), publie avec Soushieta Jagadesh  doctorante, une étude sur le risque épidémique lié à l’environnement. Selon ces chercheurs, « l’épidémie de coronavirus Covid-19 […] illustre bien la menace que représentent les maladies infectieuses émergentes, non seulement pour la santé humaine et animale, mais aussi pour la stabilité sociale, le commerce et l’économie mondiale. En effet, les activités humaines entraînent de profondes modifications de l’utilisation des terres ainsi que d’importants bouleversements de la biodiversité, en de nombreux endroits de la planète. Ces perturbations se produisent dans un contexte de connectivité internationale accrue par les déplacements humains et les échanges commerciaux, le tout sur fond de changement climatique. Il s’agit là des conditions optimales pour favoriser le passage à l’être humain de micro-organismes pathogènes provenant des animaux. Or, selon l’OMS, les maladies qui résultent de telles transmissions comptent parmi les plus dangereuses qui soient » (GOLZAN R., JAGADESH S., 2020).

L’OMS a établi en 2018 la liste « Blueprint des maladies prioritaires » considérées comme des urgences sur lesquelles doivent se concentrer les recherches. « Elles présentent en effet un risque de santé publique à grande échelle, en raison de leur potentiel épidémique et de l’absence ou du nombre limité de mesures de traitement et de contrôle actuellement disponibles ».

Toutes les infections de cette liste (Fièvre hémorragique de Crimée-Congo, virus Ebola, coronavirus du syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS-CoV) et syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), Zika…) peuvent être classées comme des infections virales zoonotiques, c’est-à-dire des maladies infectieuses animales transmissibles à l’être humain » (GOLZAN R., JAGADESH S., 2020).

« Au plus simple, ces maladies incluent un seul hôte et un seul agent infectieux. Cependant, souvent plusieurs espèces sont impliquées, ce qui signifie que les changements de biodiversité ont le potentiel de modifier les risques d’exposition à ces maladies infectieuses liées aux animaux et aux plantes. On pourrait à ce titre penser que la biodiversité représente une menace puisqu’elle recèle de nombreux pathogènes potentiels, elle accroît le risque d’apparition de nouvelles maladies. Pourtant, curieusement, la biodiversité joue également un rôle protecteur vis-à-vis de l’émergence des agents infectieux. En effet, l’existence d’une grande diversité d’espèces hôtes peut limiter leur transmission, par un effet de dilution ou par effet tampon » (GOLZAN R., JAGADESH S., 2020).

La consommation excessive de viande entraine un élevage intensif avec des bêtes ayant des caractéristiques génétiques semblables, ce qui favorise les épidémies lorsqu’un virus s’y développe. La déforestation et la réaffectation des terres, produite afin de satisfaire la surconsommation humaine favorise la proximité d’organismes qui n’auraient jamais été mis en contact auparavant. Le mythe de Prométhée n’a finalement jamais été autant d’actualité…

·         Un moment inédit pour ressentir notre vulnérabilité ?

Vulnérable, nous le disons volontiers des malades. Marie Gaille définit la situation de vulnérabilité comme « le sentiment de ma propre fragilité, la perception aigüe de ma faiblesse, voire mon impuissance, et l’appréhension de la précarité de mon univers quotidien, tant affectif que matériel. C’est alors, bien souvent que je me sens vulnérable » (GAILLE in MARZANO, 2011).

Vulnérable, fragile, faible ?

« Ce qu’il y a finalement de commun aux expériences individuelles de la vulnérabilité est le sentiment éprouvé dans des circonstances diverses. Je me sens vulnérable : c’est-à-dire que je m’éprouve comme fragile, faible, impuissant, j’ai peur, je pense être sans défense, en danger, je suis aux aguets, ma sensibilité est à fleur de peau, je me méfie de tout et de tous et estime devoir faire constamment attention à mes faits et à mes paroles comme à ceux de mon entourage, je cherche protection et accompagnement, sûreté et soin, je me sens dépendant du bon vouloir d’autrui, de sa gentillesse. Se sentir vulnérable, c’est en ce sens être conscient qu’à tout moment on peut être blessé, atteint, abîmé et, par conséquent, être dans l’incertitude et sur le qui-vive. Si on devait résumer d’un mot cette expérience de vulnérabilité, on pourrait donc dire qu’elle réside dans le sentiment d’être exposé (à un danger, une intention malveillante, etc.) sans possibilité de se défendre ou de se protéger. 

Cette exposition nue à l’épreuve, du danger ou de la maladie par exemple, correspond à un sentiment très inconfortable et angoissant, qui ne parait doté d’aucune positivité. Cependant, dans cette négativité même, l’expérience occasionnelle de sa propre vulnérabilité recèle une possibilité importante. Souvent éprouvée de façon ponctuelle et inattendue, suite à un accident ou un évènement qui bouleverse le cours de la vie, elle peut tout d’abord rendre attentif aux différentes dimensions de cette vulnérabilité et à son caractère continu, que peuvent éprouver quotidiennement les malades chroniques, les vieillards, les mourants, les personnes déficientes » (GAILLE, in MARZANO, 2011).

 

La philosophe Corine Pelluchon souligne à son tour comme cette crise « nous rappelle, en premier lieu, la profonde vulnérabilité humaine dans un monde qui a tout fait pour l’oublier. Nos modes de vie et tout notre système économique sont fondés sur une forme de démesure, de toute puissance, consécutive de l’oubli de notre corporéité. […] Nous qui nous pensions définis surtout par notre volonté et nos choix, nous sommes arrêtés par cette passivité essentielle, par notre vulnérabilité (de vulnus, qui signifie « blessure » en latin), c’est-à-dire par l’altération possible du corps, par son exposition aux maladies et son besoin de soin et des autres » (in LEGROS C., 2020)

 

 

Cette crise serait-elle alors un moment inédit pour interroger notre mode de vie contemporain ?

Le sociologue Zygmunt Bauman qualifie notre époque de « modernité liquide ». La métaphore liquide s’explique par l’incapacité du liquide à résister à la moindre pression, si minime soit-elle, du fait de la faiblesse des liens entre les particules. C’est ainsi que Bauman décrit une société trop individualiste, dont l’environnement est caractérisé par une incertitude et des changements constants. Les hommes doivent ainsi choisir au nom d’une autonomie souveraine des solutions individuelles à des problèmes collectifs : quel cosmétique utiliser pour se protéger d’un air pollué, comment apprendre à bien se vendre sur le plan professionnel dans un marché du travail incertain et marqué par la flexibilité, etc. Or, Bauman souligne à la suite de Bourdieu que les réponses aux problèmes sociaux doivent être collectives. Il convient de retrouver du lien, dans une époque marquée par l’adaptation où chacun tente de montrer qu’il est partout chez lui, alors qu’en fait il vit dans un no man’s land. Bauman déclare, en interview, une phrase à méditer en ces temps de crise : « il revient aux habitants des villes d’apprendre à vivre au milieu de la différence et d’affronter autant les menaces que les chances qu’elle représente » (BAUMAN Z., 2005).

 

 

3.    Tous concernés ?

 

Les mécanismes empathiques envers des personnes malades nécessitent d’entrevoir sa propre existence sous la forme de l’incomplétude, l’interdépendance, et pas la maitrise absolue, la puissance du corps. Il est bien plus facile d’imaginer que l’on puisse être infecté par le Coronavirus si on l’a expérimenté dans son entourage affectif ou pour soi-même, en son propre corps, l’expérience d’une maladie grave, et qui plus est, sans doute une maladie respiratoire.

L’empathie ne va pas de soi, elle est en fait ego-centrée : on se met à la place de la personne, mais en gardant notre référence : pour un entendant, la situation de surdité est difficile à comprendre, elle est toujours ramenée au manque, à la perte, à l’angoisse du silence imposé…

 

Les limites des capacités empathiques expliquent peut-être le fait que les européens ne se sont pas sentis concernés de façon précoce par ce qui semblait s’annoncer très vite comme une pandémie. Les représentations mentales communes que les citoyens peuvent avoir de la Chine sont peut-être celle d’un pays radicalement différent dans son mode de vie et de pensée, et très éloigné géographiquement. La crise qui les touchait alors ne venait faire aucun écho chez les français : une crise étrangère chez un peuple totalement différent, et éloigné. Conclusion : cette crise ne nous concerne pas…

Il existe heureusement des moyens pour développer l’empathie.

M-C Cagnolo, Docteur en Philosophie, à propos des situations de handicap, écrit qu’il existe deux procédés pour favoriser le développement des capacités empathiques : la simulation et la théorisation.

 

 

 

 

·         L’empathie par simulation

La simulation repose sur les capacités imaginatives des individus :

« L’empathie par simulation consiste à utiliser l’imagination pour prévoir et comprendre les réactions d’autrui. Par un effort d’imagination, je me transporte moi-même dans la situation de l’autre. Je ne me mets pas dans la peau de l’autre étant donné que je ne fais pas abstraction de ma propre subjectivité et de mes états mentaux. En revanche, par un effort d’imagination, je peux comprendre la cause des émotions d’autrui ». (CAGNOLO M-C, 2009)

L’empathie par simulation connaît des limites. Comment en effet imaginer des situations inédites ? Comment comprendre, alors que l’on ne l’a jamais vécu, dans quelles dispositions psychiques sont les individus qui ont vu un virus se répandre à grande vitesse dans leur environnement proche ? Comment savoir ce que l’on peut éprouver au cours d’un confinement de plusieurs semaines ? Comment mesurer, enfin, ce que vivent les personnels mobilisés directement au contact des personnes infectées par le COVID-19, et leur désarroi lorsqu’ils rentrent chez eux, craintifs de contaminer leur entourage ?

·         L’empathie par théorisation

C’est là que l’empathie par théorisation peut alors permettre de davantage sensibiliser les citoyens face à cette crise.

« La stratégie visant à favoriser l’empathie s’inscrit ici dans une dimension d’ordre épistémologique. Il est possible de comprendre les états mentaux d’autrui, par-delà ses différences par le biais de connaissances acquises. […] Concernant l’activation des moteurs empathiques par théorisation, elle peut être initiée, à grande échelle de diverses façons : rappeler les valeurs sur lesquelles repose l’institution, à savoir « Liberté, Egalité, Fraternité » ; Passer par la contrainte de la loi. […] Enfin, choisir des concepts opératoires susceptibles d’aiguiser l’unification sociale (comme le concept de « solidarité » par exemple) » (CAGNOLO M-C, 2009)

·         Communications nationales : pour une empathie par théorisation

Le développement des capacités empathiques à grande échelle, dans le cadre de cette crise, est devenu une affaire d’Etat. Les communications officielles ont pour but de favoriser une prise de conscience de tous, et permettre ainsi de favoriser l’observance des mesures nationales. Les annonces du Président de la république déclarant que « nous sommes en guerre » ont sans doute pour but de développer le sentiment d’une solidarité nationale. Les émissions qui donnent la parole aux soignants, les annonces officielles de personnalités publiques qui revendiquent leur contamination ont comme effet de permettre à chacun de se sentir davantage concerné. Ainsi, plus le citoyen constatera que les cas de COVID-19 atteignent son entourage de plus en plus restreint, plus il sera capable de ressentir de l’empathie envers ses prochains.

Le revers de la médaille, est sans doute, en parallèle, la transmission des peurs au sein de la population. Le virus a été présenté dans un premier temps comme touchant davantage les personnes âgées atteintes de polypathologies. Cette annonce a eu un effet rassurant pour les populations qui n’entraient pas dans ces critères, mais en toile de fond, elle venait stigmatiser une catégorie de citoyens déjà très fortement touchés par des représentations sociales négatives. L’extension aux patients atteints de déficits immunitaires ou de maladies chroniques est venue ouvrir la notion de risque à d’autres catégories de classe d’âge. Mais les populations à priori « bien portantes » se sentaient protégées de la contamination, et poursuivaient parfois des conduites à risque, faute de se sentir concernées. L’annonce de diagnostiques péjoratifs posés sur des gens jeunes et en bonne santé a fait basculer des représentations. Chacun dorénavant s’est senti intimement impliqué. L’angoisse s’est alors diffusée dans toutes les catégories sociales françaises.

Le virus ne serait pas mortel pour les plus jeunes, a-t-on pu lire à plusieurs reprises. Aucune statistique en pédiatrie n’a été diffusée et on peut s’interroger sur cette absence de données. Si l’annonce d’un enfant décédé de COVID-19 avait eu lieu, on aurait pu s’attendre à une panique générale. On sait que la mort d’un enfant est attachée à une représentation mentale très anxiogène, il s’agit dans nos sociétés d’évènements inacceptables et terrifiants…

Comme nous l’analyserons plus tard, les communications non officielles ont pu venir modifier les représentations et les mécanismes empathiques. Elles viennent brouiller les repères des populations, qui peuvent se mettre à douter de toute information, et faire obstacle aux mécanismes identificatoires. Ces fausses informations participent à créer de l’insécurité, l’impression que rien n’est fiable, et favorisent des mécanismes de défense trop exclusifs ou rigides, qui, comme nous le verrons, peuvent nuire à une bonne adaptation.

 

4.    Autonomie et justice

·         Une pensée conséquentialiste

 

En instaurant une injonction de confinement de ses citoyens, l’État français, dans le cadre de l’état d’urgence, instaure une limitation encadrée de la liberté d’aller et venir. Cette restriction est sous-tendue par une pensée conséquentialiste, c’est-à-dire qu’elle étudie la moralité d’une action en fonction de ses conséquences prévisibles. Elle s’oppose ainsi par exemple à la philosophie kantienne qui, elle, étudie la pertinence d’une action en fonction de sa conformité à des principes universels.

 

Rappelons que Tristam Engelhardt, philosophe contemporain américain, contredit le principe d’universalité kantien. Il considère qu’au sein d’une même communauté, les individus ne peuvent pas partager une même vision de ce que serait le bien. Il ne nous appartient pas de juger des choix d’autrui, tout choix individuel est légitime du moment qu’il ne nuit pas à la communauté. Tristan H. Engelhardt écrit ainsi : « Fais à autrui SON bien, tel que tu t’y es engagé, en accord avec lui-même, à le lui faire ».

 

 

 

Bien avant lui, le philosophe John Stuart Mill écrivait :

« La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres (…) sur lui-même, son corps et son esprit, l’individu est souverain »

 

Nous voici donc dans une situation de crise inédite où il est admis que l’exercice de la liberté de chaque individu de circuler peut mettre en péril la santé de tous.

 

·         Un certain paternalisme

 

Le paternalisme est une position traditionnellement forte en France en médecine. En effet, si le principe en France aujourd’hui est que le malade reste un individu libre de ses choix, cela n’a pas toujours été le cas concernant les décisions médicales. Auparavant, la tendance était d’exercer parfois un certain paternalisme médical : « je sais ce qui est bon pour vous ». Cette formule célèbre résumait alors la relation médecin-malade : « une conscience rencontre une confiance ». La philosophe Michela MARZANO note comme en 1947, l’article 30 du Code de déontologie médical se voulait paternaliste : « Après avoir établi un diagnostic ferme comportant une décision sérieuse, surtout si la vie du malade est en danger, un médecin doit s’efforcer d’imposer l’exécution de sa décision » (MARZANO, 2009, p.80-85). Ce n’est qu’en 1995 que la règle devient l’exception. Ainsi, en pleine montée en charge des associations de malades, à l’article 35, on trouve une référence à l’attitude qu’un médecin se doit d’avoir vis-à-vis du patient : « le médecin doit à la personne qu’il examine, qu’il soigne, qu’il conseille, une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu’il lui propose ». (MARZANO2009)

 

C’est sans doute cette tradition paternaliste qui permet à certains français d’obéir ainsi aux injonctions de l’Etat. Il faut en même temps remarquer que la confiance portée aux médecins a été entachée de doutes avec les scandales sanitaires du sang contaminé ou de médicaments qui se sont révélés être toxiques et pourtant longtemps mis sur le marché… Les patients ont ainsi revendiqué et gagné en démocratie sanitaire, mais avec le risque de se sentir en contrepartie anxieusement enjoints de prendre les bonnes décisions. Est-ce si simple quand on ne dispose d’aucune formation médicale, et qui plus est, dans le contexte actuel, de nombreuses informations contradictoires ?

Socrate précisait dans le Mythe de Prométhée (PLATON, infra), « un seul homme qui possède l’art de la médecine suffit pour un grand nombre de profanes », puis, « qu'on mettre à mort comme un fléau de la cité, l'homme qui se montre incapable de prendre part à la Vergogne et à la Justice ». La vergogne (la retenue, la pudeur, le scrupule) et la justice sont ainsi des vertus morales auxquelles nous devrions tous prendre part. Mais ce qui caractérise cette « guerre », c’est que, justement, elle relève aussi de l’art médical, que tous ne possèdent pas.

Comment s’y retrouver alors ? Sans doute, en apprenant à faire confiance. La philosophe Hannah Arendt écrivait en 1961 « L’action est concrète : elle échappe aux prévisions. C’est un risque. Et j’ajouterais maintenant que ce risque n’est possible que si l’on fait confiance aux hommes, c’est-à-dire si l’on accorde sa confiance - c’est cela qui est précisément difficile mais qui est fondamental - à ce qu’il y a de plus humain en l’homme. Autrement ça ne serait pas possible ». Il s’agit à l’heure actuelle de trouver des sources médicales honnêtes, sûres, et reconnaître notre incompétence. Il n’est pas question de se soumettre, mais de faire alliance, dans un mouvement solidaire respectant les atouts de chacun.

·         Une autonomie absolue

Certains citoyens ont, dans les premiers temps, bravé les recommandations nationales. Comme nous l’avons vu, cela peut être lié aux limites des capacités empathiques individuelles. Nous pouvons également émettre l’hypothèse que cela serait lié à une certaine vision de l’autonomie au sein de notre société. La philosophe M. Marzano écrivait déjà en 2009, à propos de l’autonomie :

« On a tendance aujourd’hui à prôner une morale du consentement en refusant toute « interférence », au nom d’une liberté totale et inconditionnelle. Mais en ignorant volontairement que le consentement s’inscrit toujours dans la réalité du vécu, on passe l’éponge non seulement sur les contraintes imposées à tout individu de l’extérieur et inhérentes à la réalité humaine, mais aussi sur tous les conditionnements qui relèvent de l’intérieur de chacun » (MARZANO, 2009).

 

L’autodétermination et l’individualisme règnerait en maître de nos jours, semblant faire fi des déterminants psychosociaux qui pourtant nous gouvernent au-delà de notre volonté consciente :

« On fait semblant d’oublier que l’être humain est un être charnel et non pas un pur esprit ; qu’il s’inscrit, dans et par son corps, dans la fragilité d’une existence marquée par des limites indépassables telles que la finitude, la dépendance, « l’impuissance originelle », comme l’écrivait Freud en 1895  […] Personne ne se résume à sa rationalité, l’inconscient a une place déterminante lorsqu’on décide ou qu’on choisit, les désirs sont parfois contradictoires, chacun est tout le temps tiraillé entre l’envie de s’épanouir et le besoin de s’autodétruire. C’est toute la complexité de la condition humaine. C’est la fragilité même de l’homme. » (MARZANO, 2009, p.4-12)

 

Le CCNE, dans son avis du 13 mars 2020, en s’appuyant sur un précédent avis relatif à une éventuelle pandémie (CCNE, avis n°106, 2009), remarque que « le questionnement éthique « amène  souvent  à confronter principe d’autonomie et exigence de solidarité », deux  concepts qui ne sont pas  exclusifs comme  cela  a  été  identifié en  2018 lors  des États  généraux  de  la  bioéthique : « être autonome, c’est être libre avec les autres et non pas contre eux ;  inversement,  la  solidarité consiste à permettre au plus grand nombre de personnes d’exercer leur autonomie.»  Dans une épidémie de cette nature, « une autonomie mal comprise qui se traduirait par un refus de soin [de la part du patient], dont l’effet serait de favoriser la propagation de la maladie, serait difficilement acceptable par la société. Elle devrait s’effacer au nom de la solidarité ». Dans le cas d’une épidémie grave et intervenant brutalement, les pouvoirs publics, rappelait le CCNE, pourraient prendre « des mesures contraignantes, telles que la réquisition ou le confinement de certaines catégories de citoyens, ou des restrictions à la circulation ». Selon le droit, « les restrictions générales ou particulières aux libertés individuelles doivent être décidées et appliquées conformément à la loi, être conformes à un objectif légitime d’intérêt général, être proportionnées et strictement nécessaires pour atteindre cet objectif, sans comporter de mesure déraisonnable ou discriminatoire, et être définies compte tenu des données acquises de la science, en particulier sur leur efficacité ».

 

Alors comment mobiliser la société face à une crise sanitaire ?  

« Comment se sentir concernés » dans une approche non plus individuelle mais collective visant à protéger une société entière. Citoyenneté, solidarité, responsabilité sont au cœur de la crise sanitaire.

Comment favoriser des changements de comportement, notamment adopter et renforcer des mesures d’hygiène, limiter les interactions sociales, etc. ?  L’observance et la non-observance sont des questions cruciales dans la situation actuelle. L’éducation sanitaire à grande échelle, avec effet immédiat semble complexe.

Quels rôles jouent les médias, internet, les soignants, les scientifiques, les associations, les lieux de culte, les forces de l’ordre, le citoyen, les réseaux sociaux ? Une mobilisation coordonnée de tous ces acteurs induirait-elle le changement ? Une telle coordination est-elle seulement possible ?

 

Gérard Reach, diabétologue, a étudié que la faiblesse de volonté serait située « entre deux Moi qui se succèdent dans le temps ». Être observant dans les maladies chronique nécessite de changer son comportement immédiat en prévision d’un bénéfice sur la santé à plus long terme. L’Etat annonce progressivement les durées de confinement, en raison du traitement des données épidémiologiques sans doute, mais peut-être aussi pour ne pas inscrire les bénéfices dans une temporalité trop lointaine. Annoncer d’emblée six semaines de confinement pourrait davantage engendrer des comportements non observants. Les récompenses concrètes (faire ce que l’on veut, sortir, aller voir ses proches, ne pas devoir respecter les règles d’hygiène) peuvent sembler trop attrayantes, pour un bénéfice à long terme qui pourrait sembler incertain (certains disent en effet « à quoi bon si j’ai le virus il en sera ainsi de toute façon, …). L’individu impatient préfère parfois « une petite récompense proche à une grande récompense lointaine » (REACH. G., 2009).

Alors G. Reach préconise plusieurs actions. La première, c’est de compter sur la fonction régulatrice de l’entourage. Tel Ulysse attaché à son mat, afin de ne pas succomber aux tentations, l’entourage peut avoir un effet dissuasif, en ces temps ou les informations et les injonctions sont diffusées à tous. La seconde, c’est d’avoir pour soi une sorte de « règle personnelle », qui consiste à voir dans chaque tentation présente la promesse faite à soi-même d’un bien sur le long terme. Reach remarque qu’une forte incertitude quant au futur (présente chez les adolescents ou dans le cas de maladies déjà sévères) tend à diminuer l’observance. La grossesse, elle, s’inscrivant dans un temps défini et concernant immédiatement un tiers vulnérable (l’enfant) est un temps où l’observance est généralement bonne. On comprend alors l’importance des messages nationaux en termes de temporalité et de solidarité envers les autres, pouvant être en situation de grande faiblesse au contact du virus.

 

7.    Des informations

 

L’information médicale est un droit fondamental inscrit au Code de la santé publique. Comment garantir la meilleure information individuelle possible, en ces temps où les personnes sont confinées et très anxieuses à l’égard de leurs symptômes ?

On peut imaginer comme le dispositif d’annonce doit être répétitif au cours de cette pandémie, d’autant que les citoyens peuvent avoir retenu de fausses informations anxiogènes. Comment garder toute l’attention nécessaire à chacun, tout en prenant en compte le principe de justice ? Souvenons-nous que, si nous sommes souvent enclins à répondre à l’appel des malades, au nom de la bienfaisance, la notion de justice pose quant à elle la question du tiers.

Informer suffisamment, mais aussi sans doute précautionneusement, tout en préservant le temps pour maximiser les chances de survie du plus grand nombre…

 

 

Droit des malades

   Droit à l’information

 

CSP, Article L1111-2 : toute personne a le droit d'être informée sur son état de santé. Cette information porte sur les différentes investigations, traitements ou actions de prévention qui sont proposés, leur utilité, leur urgence éventuelle, leurs conséquences, les risques fréquents ou graves normalement prévisibles qu'ils comportent ainsi que sur les autres solutions possibles et sur les conséquences prévisibles en cas de refus.

 

Elle est également informée de la possibilité de recevoir, lorsque son état de santé le permet, notamment lorsqu'elle relève de soins palliatifs au sens de l'article L. 1110-10, les soins sous forme ambulatoire ou à domicile. Il est tenu compte de la volonté de la personne de bénéficier de l'une de ces formes de prise en charge. Lorsque, postérieurement à l'exécution des investigations, traitements ou actions de prévention, des risques nouveaux sont identifiés, la personne concernée doit en être informée, sauf en cas d'impossibilité de la retrouver.

 

Cette information incombe à tout professionnel de santé dans le cadre de ses compétences et dans le respect des règles professionnelles qui lui sont applicables. Seules l'urgence ou l'impossibilité d'informer peuvent l'en dispenser.

 

La volonté d'une personne d'être tenue dans l'ignorance d'un diagnostic ou d'un pronostic doit être respectée, sauf lorsque des tiers sont exposés à un risque de transmission.

 

 

Comme l’explique Dominique Thouvenin dans un rapport pour l’Agence Nationale d’Accréditation et d’Evaluation en Santé, une information « loyale, claire et appropriée » est une information non seulement honnête et intelligible, mais aussi adaptée à la situation propre à la personne soignée : chaque médecin doit fixer un contenu à l’information à donner au patient, lui garantir des informations validées, réfléchir à la manière de préserver les risques et à leur prise en charge, veiller à la compréhension de l’information par les patients, et à ce que l’information soit intégrée comme un élément du système de soins. » (ANAES, 2000). L’information demande donc de la mesure.

 

L’information ne va pas sans secret professionnel. C’est le secret qui permet à la relation médecin-malade d’être fondée sur la confiance. Or, il semble que le secret soit mis à mal au cours de la pandémie.

D’une part, on assiste à des révélations publiques d’infection émanant de personnalités. Cela peut avoir comme effet positif, comme nous l’avons vu, de permettre davantage aux populations de mesurer l’extension de la pandémie. Mais, puisqu’il ne s’agit que de personnalités connues virtuellement, cela peut aussi renforcer un sentiment d’irréalité…

 

 

Code de déontologie médical

Secret professionnel

 

Le Code de déontologie médicale précise dans son article R4127-4 que « le secret professionnel institué dans l'intérêt des patients s'impose à tout médecin dans les conditions établies par la loi. Le secret couvre tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l'exercice de sa profession, c'est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu'il a vu, entendu ou compris ».

 

 

 

Code de déontologie infirmier

Secret professionnel

 

Art. R. 4312-5. : Le secret professionnel s’impose à tout infirmier, dans les conditions établies par la loi. L’infirmier instruit les personnes qui l’assistent de leurs obligations en matière de secret professionnel.

 

 

D’autre part, de nombreux professionnels ont pu témoigner, photos et vidéos à l’appui, de leurs conditions de travail. A cet égard, il convient de rappeler l’extrême prudence qui doit être de rigueur, comme toujours. La crise parfois peut engendrer des impulsions, des passages à l’acte qui méritent d’être calmement réfléchis. Le secret relatif aux conditions de travail de son lieu d’exercice et aux patients pris en charge est une nécessité, à l’heure d’un emballement social, et d’une grande circulation des informations qui peuvent être utilisées ensuite de façon incontrôlable.

 

 

Code de déontologie infirmier

Honneur de la profession

 

CSP., Art. R. 4312-9 : L’infirmier s’abstient, même en dehors de l’exercice de sa profession, de tout acte de nature à déconsidérer celle-ci. En particulier, dans toute communication publique, il fait preuve de prudence dans ses propos et ne mentionne son appartenance à la profession qu’avec circonspection.

 

8.    Égalité, équité, dignité

 

·         Egalité et dignité

Le concept d’égalité et la notion d’équité sont souvent amalgamés et pourtant complémentaires.

L’égalité est un principe à atteindre qu’il ne faut pas confondre avec l’identité. En effet, Être égaux ne signifie pas Être identique. L’égalité ne retire pas la singularité de chacun. Il souligne une posture de l’individu au sein de la société en termes de relation, de traitement, d’accessibilité.

L’égalité est mesurable et objectivable.

La notion d’équité fait davantage référence à la notion de justice, de moral. Elle n’est pas liée à une répartition égale mais à une juste répartition.

 

C’est en 1948, que les états s’engagent à garantir cette égalité en adoptant la Déclaration des droits de l’Homme (Nations Unies, 1948).

 

                                                 

Déclaration universelle des droits de l’Homme

 

Article premier

Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.

Il est question ici de considérer que chaque être humain mérite de l’égard sans discrimination, et une application de la justice, et donc de l’équité sans discrimination. Au travers du terme Fraternité, l’article rappelle la notion de collectivité et de la nécessité de relation, de lien unissant le peuple.

 

Article 25

Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. 

 

Article 26

Toute personne a droit à l'éducation. L'éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne l'enseignement élémentaire et fondamental.

 L'enseignement élémentaire est obligatoire. L'enseignement technique et professionnel doit être généralisé ; l'accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à tous en fonction de leur mérite.

 

 

Les droits des malades tels qu’ils sont précisés dans le Code de la Santé Publique réaffirment « le droit à la protection de la santé comme un droit à valeur constitutionnelle, reconnu par l’alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946 : la Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs » (AIDES, 2015).

 

Dans ce contexte de crise sanitaire, l’égalité et l’équité en matière de santé, de travail et d’éducation sont-elles garanties ?

Face à une morbidité exponentielle, le système de santé est mobilisé de façon considérable. Il fait front aux moyens qui s’amenuisent. Il est déstabilisé. Il part à l’urgent. La pénurie des dispositifs médicaux, le manque d’infrastructures, et les limites des moyens humains imposent des choix dans la prise en charge des usagers. Des priorités sont alors définies

 

C’est ainsi que la continuité de la prise en charge dans le cadre de consultations, de soins ou de la programmation des interventions chirurgicales non urgentes sont différées ou annulées. En cas de présentation de symptômes grippaux, les consultations se réalisent par téléconsultation afin entre autres de désengorger les hôpitaux et le SAMU. Le diagnostic est alors porté sur l’énonciation des symptômes. Le traitement et l’arrêt de travail sont transmis par courriel.

 

La crise sanitaire que nous vivons conduit à la nécessité d’un confinement. Le télétravail permet à une catégorie d’emploi de poursuivre leur activité. D’autres ont recours au chômage partiel ou technique.

Mais qu’en est-il des activités qui ne peuvent se réaliser à distance et qui restent indispensables à la société ? Il s’agit pour exemples, de la caissière qui maintient l’activité de distribution alimentaire, du livreur qui assure cette continuité, du chauffeur de bus qui permet à ces personnes de poursuivre leur activité, et bien sûr, des soignants.

 

Depuis le 16 mars, les établissements scolaires sont fermés. L’enseignement s’organise alors à distance via les outils informatiques par des plates-formes de « continuité pédagogique ». L’enseignement est alors délégué aux parents. Certaines familles ne sont pas dotées d’outil informatique, d’autres possèdent un ordinateur qu’il faut partager avec les membres de la famille ou elles ne peuvent assurer le suivi scolaire de leurs enfants soit du fait de leur propre activité professionnelle soit du fait de difficultés de compréhension.

Inexorablement, les inégalités se creusent au fur et à mesure que la crise perdure. La crise sanitaire met en exergue une fracture sociale qui s’accentue. L’impact financier risque de peser sur le pouvoir d’achat, l’accès aux soins se complexifie, l’éducation scolaire prend un virage à double vitesse…  

Le Comité Consultatif National d’Ethique pour les sciences de la vie et de la santé dans une publication du 13 mars 2020 répond à la saisine du ministre en charge de la santé et de la solidarité à propos de la pandémie. Il insiste particulièrement sur la question des inégalités sociales face aux risques liés au développement de l’épidémie. Les conditions de vie et d’emploi, les conditions sanitaires, les conditions de travail (les contrats à durée déterminée moins favorables que les contrats à durée indéterminée), le chômage, l’état de santé et la fragilité des personnes pauvres (14 % de la population vit sous le seuil de pauvreté) entraînent des risques spécifiques et accrus dans ce contexte où les mesures de précaution ne peuvent être matériellement appliquées. Les personnes sans logis, vivant en milieu précaire, à la rue, sont dans des conditions extrêmes de risque. Les personnes sans papiers se trouvent aussi dans des conditions difficiles, compte tenu de leur accès particulièrement restreint au système de santé. Il existe donc de fait une inégalité sociale face au risque d’être contaminé et à la prise en charge. Il existe également des risques réels de stigmatisation de certains groupes sociaux. Le CCNE recommande fortement aux pouvoirs publics d’intégrer la question des inégalités sociales face aux risques liés au développement de l’épidémie, de façon complète et appropriée dans la stratégie mise en place, ces situations de crise risquant d’exacerber les difficultés rencontrées par ces populations » (CCNE, 2020, p.6-7).
Dans ce contexte de crise sanitaire, les personnes vulnérables telles les personnes âgées, atteintes de maladies chroniques, en situation de handicap, sans domicile fixe, ou encore détenues, ne sont-elles pas davantage impactées ? Isolement social de nos ainés, suivi perturbé des malades atteints de pathologies chroniques ou incurables, déstabilisation de l’organisation du travail, circulation compliquée dans ce contexte de confinement (peur de la contamination), mobilisation du personnel dans la gestion des patients atteints du COVID 19… sont les sujets qui nous préoccupent de façon poignante aujourd’hui.

·         Dignité

Le CCNE, dans son avis du 13 mars 2020, nous éclaire quant au respect de la dignité. Ainsi, se référant à son précédant avis publié en 2009 sur les questions éthiques soulevées par une possible pandémie grippale, le CCNE rappelle que « les décisions qui seront prises, « quelle qu’en soit la nature, doivent répondre à l’exigence fondamentale du respect de la dignité humaine », c’est-à-dire que la valeur individuelle de chaque personne doit être reconnue comme absolue. Ainsi, rappelait cet avis, un plan de lutte contre une épidémie « ne doit pas aggraver les situations d’injustice déjà existantes », principe de justice que l’on peut décliner sous son acception égalitaire (agir pour que chaque personne soit reconnue dans sa dignité), mais aussi au sens de l’équité. Le respect du principe d’équité étant une condition essentielle d’action en contexte de pénurie de ressources, le CCNE recommandait que l’exigence de justice, au sens d’égalitarisme soit pondérée par la nécessité de priorisation des ressources. En situation de restriction des ressources, sélectionner les personnes à protéger en priorité en fonction de leur seule valeur « économique » immédiate ou future, c’est-à-dire de leur « utilité » sociale n’est pas acceptable : la dignité d’une personne n’est pas tributaire de son utilité. Ainsi, dans une situation de pénurie de ressources, les choix médicaux, toujours difficiles, seront guidés par une réflexion éthique qui prendra en compte le respect de la dignité des personnes en ces temps de crise et le principe d’équité ».

C’est au philosophe Emmanuel Kant que nous devons la notion de dignité telle qu’elle est présentée dans ces recommandations. Cette dignité de l’homme lui est acquise parce qu’il est un être de raison.  Pour Kant, la dignité est sans degré ; tout homme est digne. Comme l’explique si bien le philosophe Eric FIAT dans son « Petit traité de dignité » (FIAT E., 2012), le polyhandicapé a la loi morale en lui mais n’a peut-être pas les moyens de l’entendre… la personne âgée démente n’est peut-être plus tout à fait sujet mais demeure une personne...  Ainsi, la dignité est inaliénable. Le respect est le sentiment moral lié à la dignité. Tous les hommes doivent être respectés selon Kant. Dans le respect il y a une force qui maintient à distance ; quand j’éprouve du respect pour l’autre, je suis en dehors de tout affect, et c’est ce qui me permet de soigner tous les malades. Le respect trouve son origine dans notre part rationnelle, et non dans notre sensibilité, il n’est pas soumis aux circonstances, il est donc universel.

Mais ce n’est pas si simple. Bien que la dignité soit inaliénable et promue au rang universel, certains n’adhèrent pas à la fiction déontologique kantienne. C’est ainsi que la dignité est souvent confondue avec la maitrise. Cette conception est liée à l’idée que la perte du contrôle de soi constituerait une atteinte à la dignité. Celui qui se maîtriserait serait digne, l’incontinent le serait moins… Certains également confondent dignité et droit d’exercer une liberté qui se voudrait sans limite, en affirmant qu’un État qui n’organise pas de pratique euthanasique par exemple, nuirait à la liberté, et donc à la dignité. Au-delà d’essentielles précisions philosophiques que mériterait le sujet, il convient de remarquer comme la notion de dignité-maitrise participe sans doute à la crainte, pour bon nombre de citoyens, d’être écartés des moyens de réanimation du fait de leur âge ou de leurs incapacités…

 

9.    Décisions

 

La communication via les médias des choix douloureux auxquels ont été confrontées les équipes italiennes, faute de moyen, est venue inquiéter fortement la population française.

Les équipes médicales, et d’urgences en particulier, sont formées et habituées à devoir faire des choix médicaux, en termes de traitements entrepris et d’admissions. Ces situations sont habituellement débattues à huis clos.

La perspective de ne pas pouvoir profiter des meilleurs soins possibles du fait de la pénurie inquiète fortement les populations, et certains demandent quels seraient alors les critères de réanimation ventilatoire. Il convient de rappeler que l’éthique est une réflexion situationnelle, qui dépend donc des conditions du moment. Un patient n’est jamais comparable à un autre, une journée n’est jamais semblable à une autre.

Les patients sont habitués à bénéficier d’une prise en charge individuelle. La pandémie fait basculer cette logique vers une prise en compte à grande échelle des besoins. Aussi, c’est toute la pratique de la médecine qui se trouve bouleversée. Plus que jamais, il est nécessaire que les discussions éthiques se tiennent à huis clos, dans un climat le moins polémique possible, avec une nécessaire confiance envers les décideurs. Le temps est à la mesure…

Bien sûr, chacun serait porteur, par essence, d’une égale dignité. Et chacun, en théorie, aurait droit aux meilleurs soins pour lui-même… Il est sans doute précieux, dans notre contexte, de se demander si les mesures envisagées pour la personne sont vraiment les plus bienfaisantes dans sa situation individuelle.

Il s’agira pour les soignants de répondre à leur devoir d’humanité et de non-discrimination. L’expérience, et les données recueillies permettront aux équipes de répondre à ces questions. Parfois ce sera plus flou peut être. Il s’agira alors de faire le mieux possible, ou peut-être le moins mal possible…

 

 

 

Code Civil

 

Le respect du corps humain est inscrit au Code Civil dans son article 16 : la loi assure la primauté de la personneinterdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie.

 

 

 

Code de déontologie infirmière

Principes fondamentaux

 

CSP, Art. R. 4312-4. l’infirmier respecte en toutes circonstances les principes de moralité, de probité, de loyauté et d’humanité indispensables à l’exercice de la profession.

 

 

 

Droit des malades

Droit au soin et à la sécurité sanitaire

 

Les droits des malades inscrits au Code de la santé publique précisent que « le droit fondamental à la protection de la santé doit être mis en œuvre par tous moyens disponibles au bénéfice de toute personne. Les professionnels, les établissements et réseaux de santé, les organismes d'assurance maladie ou tous autres organismes participant à la prévention et aux soins, et les autorités sanitaires contribuent, avec les usagers, à développer la prévention, garantir l'égal accès de chaque personne aux soins nécessités par son état de santé et assurer la continuité des soins et la meilleure sécurité sanitaire possible » (article L1110-1).

 

L’article L1110-5 précise en outre que « toute personne a, compte tenu de son état de santé et de l'urgence des interventions que celui-ci requiert, le droit de recevoir, sur l'ensemble du territoire, les traitements et les soins les plus appropriés et de bénéficier des thérapeutiques dont l'efficacité est reconnue et qui garantissent la meilleure sécurité sanitaire et le meilleur apaisement possible de la souffrance au regard des connaissances médicales avérées ».

 

Article L1110-2 : la personne malade a droit au respect de sa dignité.

 

Article L1110-3 : aucune personne ne peut faire l'objet de discriminations dans l'accès à la prévention ou aux soins.

                                     

 

 

 

                                                

Code de déontologie médicale

Non-discrimination

 

Selon l’article R4127-7, le médecin doit écouter, examiner, conseiller ou soigner avec la même conscience toutes les personnes quels que soient leur origine, leurs mœurs et leur situation de famille, leur appartenance ou leur non-appartenance à une ethnie, une nation ou une religion déterminée, leur handicap ou leur état de santé, leur réputation ou les sentiments qu'il peut éprouver à leur égard. Il doit leur apporter son concours en toutes circonstances. Il ne doit jamais se départir d'une attitude correcte et attentive envers la personne examinée.

 

Article R4127-8

Dans les limites fixées par la loi et compte tenu des données acquises de la science, le médecin est libre de ses prescriptions qui seront celles qu'il estime les plus appropriées en la circonstance.

Il doit, sans négliger son devoir d'assistance morale, limiter ses prescriptions et ses actes à ce qui est nécessaire à la qualité, à la sécurité et à l'efficacité des soins. Il doit tenir compte des avantages, des inconvénients et des conséquences des différentes investigations et thérapeutiques possibles.

 

 

                                                                                                           

Code de déontologie infirmier

Respect de l’intérêt du patient et du cadre d’exercice

 

CSP. Art. R. 4312-10. : l’infirmier agit en toutes circonstances dans l’intérêt du patient. Ses soins sont consciencieux, attentifs et fondés sur les données acquises de la science.

Il y consacre le temps nécessaire en s’aidant, dans toute la mesure du possible, des méthodes scientifiques et professionnelles les mieux adaptées. Il sollicite, s’il y a lieu, les concours appropriés.

Il ne doit pas, sauf circonstances exceptionnelles, entreprendre ou poursuivre des soins dans des domaines qui dépassent ses connaissances, son expérience, ses compétences ou les moyens dont il dispose.

L’infirmier ne peut pas conseiller et proposer au patient ou à son entourage, comme salutaire ou sans danger, un remède ou un procédé illusoire ou insuffisamment éprouvé.

 

 

 

Code de déontologie infirmière

Non-discrimination

 

CSP : Art. R. 4312-11. : l’infirmier doit écouter, examiner, conseiller, éduquer ou soigner avec la même conscience toutes les personnes quels que soient, notamment, leur origine, leurs mœurs, leur situation sociale ou de famille, leur croyance ou leur religion, leur handicap, leur état de santé, leur âge, leur sexe, leur réputation, les sentiments qu’il peut éprouver à leur égard ou leur situation vis-à-vis du système de protection sociale. Il leur apporte son concours en toutes circonstances.

Il ne doit jamais se départir d’une attitude correcte et attentive envers la personne prise en charge.

 

10. Accompagnement

 

·         Une organisation nationale

 

La société française de soins palliatifs (SPAF) a communiqué le 17 mars 2020 une note sur l’adaptation de l’organisation de soins palliatifs au regard de la crise actuelle.

Cette note recommande la création d’unités de prise en charge palliative dans chaque centre habilité à recevoir des patients infectés du COVID-19. Il est recommandé que les équipes mobiles de soins palliatifs et les réseaux de soins soient une ressource en matière de formation et de prise en charge. Exceptionnellement, les médecins de ces équipes palliatives, habituellement restreints à une activité de conseil, voient leurs missions étendues à des prescriptions en direct. La diffusion de protocoles, l’anticipation de la commande de matériels et de traitements permettant de pallier la dyspnée est encouragée, pour une prise en charge de qualité en institution et à domicile

 

 

Droit des malades

 

Toute personne a le droit d'avoir une fin de vie digne et accompagnée du meilleur apaisement possible de la souffrance. Les professionnels de santé mettent en œuvre tous les moyens à leur disposition pour que ce droit soit respecté (CSP, article L1110-1).

 

 

                                                                   

Code de déontologie infirmière

Prise en charge de la fin de vie

 

CSP., Art. R. 4312-20. : l’infirmier a le devoir de mettre en œuvre tous les moyens à sa disposition pour assurer à chacun une vie digne jusqu’à la mort. Il a notamment le devoir d’aider le patient dont l’état le requiert à accéder à des soins palliatifs et à un accompagnement. Il s’efforce également, dans les circonstances mentionnées aux alinéas précédents, d’accompagner l’entourage du patient.

 

Art. R. 4312-21.

L’infirmier doit accompagner le mourant jusqu’à ses derniers moments, assurer par des soins et mesures appropriés la qualité d’une vie qui prend fin, sauvegarder la dignité de la personne soignée et réconforter son entourage.

L’infirmier ne doit pas provoquer délibérément la mort.

 

 

·         Des soins palliatifs troublés par la crise

 

Il est certain que plus les professionnels comprendront les origines des tensions dans leur activité, plus ils seront à même d’y faire face. Distinguer ce qui vient de soi, de ce qui est lié aux conditions actuelles d’exercice est un élément essentiel pour tenter de diminuer le sentiment de culpabilité qui peut être ressenti.

 

Les soins palliatifs sont des soins actifs délivrés dans une approche globale de la personne, visant le soulagement des souffrances physiques, psychologique, et apportant un soutien social et spirituel au patient et à son entourage. Cette démarche pluridisciplinaire mobilise habituellement une coordination en institution et à domicile de personnels médicaux et paramédicaux, d’intervenants tels que kinésithérapeutes, sophrologues, psychologues, bénévoles, représentants des cultes, etc.

 

La démarche palliative en service de soins actifs ne va pas de soi ; elle nécessite, en équipe et individuellement, de considérer la survenue de la mort comme un processus naturel à accompagner, lorsque la situation clinique et les moyens disponibles ne permettent plus de prolonger la vie. Le temps passé auprès d’une personne en soins palliatifs et de ses proches peut sembler parfois incompatible avec la quantité de soins à réaliser auprès des autres patients.  Il s’agit d’une prise en charge continue, qui demande une adaptation prudente et constante aux circonstances, respectant autant que possible les demandes et les capacités psychiques des bénéficiaires. L’activité palliative exposant particulièrement les professionnels aux risques psychosociaux, les analyses des pratiques professionnelles, les démarches de réflexions éthiques, les soutiens techniques et psychiques sont conseillés. Un compagnonnage peut être apporté en institution et à domicile avec les équipes mobiles d’accompagnement ou les réseaux de soins palliatifs.

 

La prise en charge des patients souffrant d’une forme grave du COVID-19 qui n’ont pas pu bénéficier d’admission en réanimation ou pour lesquels une limitation de traitements actifs a été décidée, et qui présentent des états dyspnéiques et des détresses respiratoires, est actuellement particulièrement complexe, du fait de :

 

-          Un contexte social particulièrement anxiogène

-          Une multitude d’informations diffusées, parfois fausses et contradictoires

-          Un manque de ressources matérielles

-          Un manque de ressources humaines : intervenants pluriprofessionnels, bénévoles, représentants du culte

-          Des mesures d’hygiène particulièrement contraignantes

-          Un manque de formation de certains professionnels malgré le compagnonnage qui a déjà été déployé

-          Une charge de travail, physique et mentale, lourde, liée à l’urgence et au désir légitime de sauver le plus grand nombre de personnes

-          Une inquiétude des professionnels envers leur santé et celle de leurs proches

-          Des conditions de travail instables, dépendantes des évolutions épidémiques

-          Un confinement imposé aux familles des patients, restreignant les visites

-          Des conditions particulièrement restreintes de prise en charge des défunts, venant troubler les rites funéraires habituels des familles

 

L’objectif des soins infirmiers palliatifs est de prodiguer un certain confort, dans le cadre d’une situation à l’évolution clinique souvent rapidement défavorable. La démarche n’est pas d’accélérer la survenue du décès du patient mais de lui apporter un apaisement au regard de symptômes altérant grandement la qualité de la fin de sa vie.

 

La notion de détresse respiratoire asphyxiante peut survenir lors ou en dehors d’une infection COVID+. Sa survenue dans le cas de l’infection à coronavirus ne concerne qu’une minorité de patients gravement atteints. Il s’agit d’un symptôme redouté par les soignants, c’est pourquoi nous le développons particulièrement ici.

 

·         La détresse respiratoire asphyxiante se manifeste par (SFAP, 2020) :

 

-          Une Fréquence Respiratoire supérieure à 30 mouvements par minute,

-          Une tachycardie

-          Une agitation

-          L’utilisation des muscles respiratoires accessoires

-          Une respiration paradoxale

-          Un battement des ailes du nez, des râles en fin d’expiration

-          Une sensation d’étouffement avec une angoisse massive, une sensation de mort imminente, une agitation, un faciès de peur

 

·         La prise en charge médicamenteuse

 

A ce stade, la prise en charge repose sur l’association morphinique/ benzodiazépineÒ : par voie intra-veineuse préférentiellement, ou par voie sous-cutanée, en pousse seringue électrique en une même seringue, ou par perfusion avec régulateur de débit, avec l’administration de bolus si besoin) afin de diminuer la fréquence respiratoire et atténuer la sensation d’étouffement, en endormant parfois le patient. Un antiémétique peut être associé si besoin. L’encombrement bronchique est pris en charge par des antisécrétoires administrés par voie intra-veineuse, sous cutanée ou le cas échéant, par voie transdermique.  Des soins de bouche réguliers pallient l’inconfort. Une sédation peut être entreprise sur décision médicale avec un niveau qui peut varier au cours du temps afin de s’adapter aux besoins du patient.

Le rôle infirmier repose sur l’évaluation des symptômes et l’adaptation des protocoles en collaboration avec le médecin, et l’accompagnement relationnel des patients et de leurs proches. Nous présentons ci-dessous quelques éléments de la prise en charge infirmière en cas de détresse respiratoire aigüe, à un stade palliatif.

 

·         L’accompagnement palliatif en pratique

 

L’accompagnement est particulièrement difficile dans un climat d’urgence et d’angoisse globale. Le nombre croissant de la survenue des décès dans l’unité est un facteur évident d’épuisement professionnel ; aussi il est normal, dans ces circonstances, de sentir ses propres capacités débordées. Le confinement ajoute par ailleurs une tension, alors que souvent l’univers personnel / familial permet de faire ressource, une fois sorti du travail.

 

-          Comprendre les émotions

L’évolution de la détresse respiratoire peut être particulièrement rapide, soumettant les personnes à un choc rendant difficile l’élaboration psychique. Certains pourrons ainsi rechercher plusieurs fois les informations, ou manifester de la colère, qui pourra être projetée sur les membres de l’équipe. Il s’agit alors de soutenir les personnes, et de ne pas se sentir personnellement responsables.

 

-          Identifier les sources de colère, d’incompréhension, de crainte

Plus le soignant sera capable d’identifier ses propres sources d’émotions, plus il sera capable de les distinguer de celle des personnes prises en soins. Il est important que le soignant puisse montrer qu’il entend et transmet, en tant que professionnel d’une équipe, ce qui est dit ou demandé.

 

-          Expliquer la situation singulière du patient

Les patients et leurs proches craignent aujourd’hui d’être victimes d’une discrimination négative, souvent, pensent-ils, liée à l’âge. Il est essentiel d’expliquer que la situation personnelle du patient a fait l’objet d’une analyse sérieuse et collégiale, et que des moyens invasifs n’ont pas été retenus au regard des bénéfices et des risques pour lui, parce qu’ils auraient constitués une obstination déraisonnable. Il s’agit de lutter contre la crainte de n’être qu’un cas parmi d’autre, qui n’aurait pas de valeur.

 

-          Inscrire la prise en soins dans une temporalité

Dire quelle est la décision « pour le moment » et à quel moment elle sera réévaluée.

Permettre aux personnes d’identifier les soignants référents. 

 

-          Expliquer les symptômes et les efforts entrepris pour y pallier

Les symptômes respiratoires sont particulièrement anxiogènes pour l’entourage.

L’intérêt de l’association morphine/benzodiazépineÒ est de ralentir la fréquence respiratoire, favoriser une respiration plus ample, réduire l’angoisse et la douleur liées à la détresse respiratoire, sources de souffrances.

La respiration semble difficile parce qu’elle est bruyante ou rapide, mais elle n’est pas forcément insupportable pour le patient.

Les râles sont pris en charge par les antisécrétoires ; les bruits respiratoires persisteront sans doute, et les aspirations bronchiques ne sont pas utiles, car elles peuvent être traumatiques et source de douleurs.

Si la dyspnée est trop anxiogène pour les proches, leur conseiller de placer leur chaise à côté du patient, dans le même sens que lui, afin de le soutenir mais de ne pas regarder sa respiration.

Le plus adapté est de maintenir un environnement calme et reposant, et de limiter les soins invasifs, pour le confort du patient. Les soins de conforts seront limités aux actes nécessaires : soins de bouche pour palier à la sécheresse, toilette partielle.

Les inquiétudes relatives aux prises alimentaires, qui s’expriment par la peur que le patient ne « meure de faim » sont à entendre. Le patient ressent probablement une diminution physiologique de la sensation de faim et de soif qu’il convient de respecter. 

 

-          Affirmer les engagements envers les personnes, de manière individuelle

Parler à la première personne, en tant que membre d’une équipe, en exprimant les préoccupations de l’équipe à propos du patient.

Reformuler les propos des interlocuteurs afin qu’ils se sentent entendus.

Lorsque les personnes formulent des questions délicates, il est utile de leur demander ce qu’elles en pensent elles-mêmes afin de de les aider à faire cheminer leurs propres représentations.

Privilégier le « je », ce qui favorisera en retour l’expression personnelle de vos interlocuteurs, et le « nous » rendant visible la collaboration. Face à la peur d’une désorganisation, les messages renforçant la cohérence sont essentiels.

 

-          Lorsque le patient semble en phase agonique

Préparer les proches en leur demandant comment ils trouvent le patient.

Lorsque cela a déjà été dit par le médecin, réexpliquer qu’aucun traitement ne serait en mesure de le sauver, même s’il était transféré en réanimation.

Il peut être expliqué que le patient semble épuisé par la lutte contre le virus. Inviter les familles, si elles s’en sentent capables, à accompagner le patient sans le retenir.

Anticiper en demandant qui prévenir en cas d’aggravation, et s’ils souhaitent être prévenus la nuit ou non. Noter les différentes personnes à prévenir selon les situations (en cas d’aggravation, en cas de décès ; le jour, la nuit, etc.)

Si le patient est décédé, réfléchir à l’annonce faite aux familles. Une annonce d’aggravation alors que le patient est déjà décédé pourrait faire prendre des risques inutiles aux proches, qui feront un constat d’échec à l’arrivée en le trouvant décédé.

Se renseigner sur les dispositions funéraires mises en place par l’établissement, afin de pouvoir répondre aux éventuelles questions des proches.

 

-          Lorsque le patient est décédé

Aider les proches, s’ils n’étaient pas présents, à trouver du sens à cet évènement.

Demander aux personnes ce qu’elles en pensent. Souvent, les familles trouvent du sens à cette sortie discrète : « il a voulu me protéger en partant seul… ».

 

Il reste que les mesures de confinement rendent l’accompagnement social et spirituel des personnes en soins palliatifs très complexes, du fait de la réduction des intervenants (bénévoles, représentant du culte, art-thérapeutes, kinésithérapeute, sophrologue, etc.) et des mesures de confinement restreignant les visites aux malades. Il est évident que ces situations de restriction seront particulièrement difficiles à vivre par tous ceux qui désireraient, par égard pour chaque être, faire davantage… Nous devons rester intimement convaincus qu’en ces temps de tension, il est possible de répondre malgré tout à notre devoir d’accompagnement et d’humanité. La manière reste à inventer humblement, toujours au cas par cas, un jour après l’autre…

 

·         Rites et accompagnements funéraires

 

La préfecture de la Côte d’Or précise sur son site les recommandations nationales relatives au droit funéraire (DEBACKER P., 2020). Ainsi, « la présence des proches dans les chambres funéraires doit être limitée de sorte à permettre de respecter la distance de plus d’un mètre entre chacun. Il est préconisé de limiter à la plus stricte intimité la participation aux obsèques et cérémonies funéraires, en excluant toute proximité physique entre les personnes ».

« Le mode de sépulture, inhumation ou crémation, retenu en fonction de la volonté du défunt ou de la « personne ayant qualité pour pourvoir à ses funérailles » doit être respecté » ».

« Lorsqu’une personne est décédée à domicile des suites du coronavirus, le médecin qui constate le décès est amené à cocher la case « mise en bière immédiate » et le défunt, muni d’un bracelet d’identification, est placé dans une housse mortuaire qui ne doit pas être rouverte La thanatopraxie (soins de conservation) n’est pas autorisée sur le corps des personnes décédées du coronavirus. La mise en bière et la fermeture définitive du cercueil devant intervenir sans délai, il n’est pas possible pour la famille du défunt décédé atteint du coronavirus d’apercevoir le corps avant sa mise en bière dans la chambre mortuaire. Il ne peut donc pas non plus être effectué de toilette mortuaire, y compris rituelle, sur le corps du défunt ».

« La prise en charge matérielle et financière des obsèques en l’absence de famille incombe à la commune. Dans ce cas, le défunt est juridiquement assimilé à une « personne dépourvue de ressources suffisantes » et le maire, ou à défaut le préfet de département, pourvoit d’urgence à son inhumation (article L. 2223-7 du CGCT) ».

 

Le philosophe Éric Fiat commente le décès de sa tante pour le journal La Croix. Il relève comme l’épidémie vient profondément bousculer le symbolique. Ainsi, « les temps étant ce qu’ils sont, cette femme profondément chrétienne sera incinérée, sans présence des siens, sans fleurs ni couronnes, mais surtout sans messe ».

Une cérémonie eut sans doute « été sanitairement dangereux, nous dira-t-on.  Mais qu’elle parte sans un adieu, sans un je t’aime, n’est-ce pas symboliquement également bien dangereux ? ». Le philosophe souligne à cette occasion « la présente occultation de la mort, l’écrasement du symbolique par le statistique ».

 

 

 

 

 

 

 

 

11.  Souffrance soignante

 

·         Stress professionnel

Le stress est un processus subjectif indirect auquel nous sommes confrontés au quotidien et ce, par nos relations, nos interactions et nos échanges aussi bien au travail qu’à notre domicile.

 

Face à cette crise sanitaire, tout individu doit essayer d’effectuer un travail intrinsèque sur tout ce qui peut induire de l’anxiété et créer des réactions de stress dans son environnement et ce, afin de mettre en place de nouvelles capacités d’adaptation. Pour les soignants, cette gestion du stress doit être extrêmement complexe comme pour les personnes soignées. Ici, la notion de peur est omniprésente pendant cette période sans fin ; où tous nos actes et nos activités de soin résonnent aussi dans nos vies personnelles et ce, par projection. La peur est une émotion primaire comme la colère et l’amour. Cette peur de mourir, est une peur irrépressible, non contrôlable pour soi et pour ses proches. Le stress de tout à chacun peut être à son comble, telle une ombre qui nous suit sans mots et sans relâche. 

 

Nous, soignants, en plus d’apporter des soins techniques, nous devons réconforter les personnes en demande de soins, en tenant compte et en mesurant leur degré d’anxiété et de stress. Pour cela, nous devons repérer le stress d’autrui, diagnostiquer les causes de ce stress et en parallèle essayer de développer notre propre stratégie de gestion de stress et ce, afin d’être aidant et ainsi, améliorer la maîtrise des émotions en situation stressante.

 

Nous pouvons ici, identifier trois phases du stress : la phase d’alarme (libération d’adrénaline qui mobilise les ressources de l’organisme pour combattre ou pour fuir le danger), la phase de résistance (contrechoc, où l’individu récupère et remobilise ses forces) et la phase d’épuisement (si le stress persiste, les ressources et des symptômes somatiques et psychiques apparaissent). Une « souffrance éthique », sentiment douloureux créé par le constat de manquements à ses propres valeurs professionnelles, peut également donner le sentiment douloureux de trahir ses propres valeurs morales personnelles (DEJOURS, 2017).

 

·         Moyens de prévention

 

La chaire d’anesthésie-réanimation et de médecine d’urgence de l’École du Val de Grâce publie le 16 mars 2020[1] des recommandations organisationnelles pour faire face à la pandémie.

Le compagnonnage, afin de former les personnels, est conseillé de façon précoce.

Il est conseillé de créer deux postes de médecins distincts : le premier pour faire sortir les patients de la réanimation, et le second pour orienter les patients dans les bonnes zones de soins.

Afin de réduire la charge mentale, dans les postes de soins, les plus à risque psychosociaux sont invités à fractionner l’activité par taylorisation du travail.

Il s’agit d’une « sécurisation du travail en mono tâche mentale » issue de l’expérience chinoise. Ainsi, il y aurait une équipe dédiée aux intubations, une aux trachéotomies, une autre aux transports, etc.

Les directions des soins veillent actuellement aux appuis logistiques et psychologiques des équipes, à l’anticipation des besoins avec la constitution de travailleurs en « lignes de réserves ». Elles sont attentives au respect des jours et heures de repos pour des professionnels souvent très engagés qui ne se ménagent pas…

 

Face à la crise actuelle, il est important, pour les soignants, de se soutenir et d’être vigilants les uns envers les autres afin d’identifier tous les signes marquants ou non d’épuisement professionnel, qui peuvent se caractériser par un affaiblissement complet sans aucune force, la sensation d’être usé, exténué, vidé, lassé, avec l’impression de subir une épreuve éreintante.

Cet épuisement est lié à l’impossibilité de répondre aux demandes considérées pourtant comme légitimes et importantes et peut se traduire par une apathie, une prise de distance, une protection de soi-même, de la suspicion, de l’auto-évaluation, de la désillusion, de la colère contre soi retournée contre autrui.

Les symptômes sont nombreux. Le premier sera une fatigue continue, accompagnée d’épuisement mental, de déprime, de démotivation, une baisse de l’estime de soi, un sentiment d’incompétence mais aussi de l’irritabilité. Autant de signes qui ne sont pas à négliger. Des maladies psychosomatiques peuvent s’installer à ce moment-là.

 

Que nous soyons « soignés ou soignants », il faudrait apprendre à gérer son stress, comme en acceptant les choses que vous ne pouvez pas changer et apprendre à accepter des éléments inévitables. Le stress est une véritable transaction entre la personne et l’environnement, dans laquelle la situation est évaluée par la personne comme débordant ses propres ressources.

Il faut comprendre que nous avons deux façons de nous exprimer, verbale et non verbale. Cette dernière est souvent inconsciente. Notre corps est le premier objet de relation et de communication et il est la partie matérielle d’une personne, d’un être vivant en interaction permanente avec autrui. Le corps est le reflet de la personne, exprimant la joie, la peine, la colère, la fatigue, la douleur, les traces de l’histoire familiale, de la vie, ...

 

·         La motivation

 

Selon le Dictionnaire Larousse Universel, la motivation est l’ensemble des objectifs d’un comportement suscités par un état de besoin et entraînant un comportement qui vise à retrouver l’équilibre par la satisfaction du besoin. Chez l’être humain, les motivations cachent, par leur complexité, les pulsions qui sont à leur base.

D’un point de vue professionnel, la motivation correspond aux espoirs et la volonté des professionnels face à leur travail. Le professionnel afin d’être et de rester motivé a besoin de reconnaissance par ses pairs et l’institution dans laquelle il évolue, et ce, en fonction du travail accompli. Pour les professionnels de santé, leur reconnaissance est en lien avec les actes et activités accomplis auprès des soignés, et ce, afin de développer le soin relationnel soit par une évaluation du bien-être des patients et le « bon » fonctionnement de l’unité de soins dans laquelle ils évoluent.

Au jour du COVID-19, les professionnels souffrent encore plus, confrontés au stress et à un manque de personnel et de temps pouvant entraîner un épuisement émotionnel. Les plus exposés, qui sont souvent les plus motivés, vont puiser dans leurs ressources physiques et psychiques, pour apporter des soins techniques et relationnels, et favoriser un esprit d’équipe et d’entre aide. Par ailleurs, ils engagent des mécanismes de défense afin de diminuer inconsciemment leur anxiété.

 

·         Mécanismes de défense

 

-         Le mensonge

C’est le mécanisme le plus entier, le plus radical et dommageable. Il consiste à travestir la vérité, en alléguant de fausses informations. Pour exemple, dire qu’il s’agit d’un « polype » à la place d’un « cancer ». C’est le mécanisme de l’urgence, le soignant rejette son angoisse et prohibe tout dialogue.

Paradoxalement, le soignant entretient la confiance du patient à son égard, malgré le dommage créé sur l’équilibre psychique et la nécessaire angoisse du patient. Il convient de rappeler qu’il existe des « bonnes angoisses », servant au développement graduel, protectrices. L’affirmation mensongère diffère du mensonge par omission (vérité graduelle).

 

-          La banalisation

Le soignant se focalise sur une seule partie du sujet en souffrance ; ce qui ressemble à traiter la maladie avant de traiter le malade.

Lorsqu’on prend en compte la plainte, il s’agit de l’expression d’une souffrance physique, la complainte étant l’expression d’une souffrance psychique.

 

-          L’esquive

Pour le soignant il s’agit du rejet de la confrontation, il n’assume pas sa propre angoisse. Le patient se sent désemparé, son angoisse augmente. Le soignant reconnaît la souffrance psychique, mais ne supporte pas l’impuissance. On parle de déphasage, de hors-sujet, de fuite de la réalité ; souvent il y a retard à la divulgation des données. Pour exemple, à la question « Vais-je mourir, que deviendront mes enfants ?», la réponse pourrait être « Combien d’enfants avez-vous ? Je repasserai vous voir… ».

 

-          La fausse réassurance

Le soignant détient une vérité médicale que le patient soupçonne. Il crée une optimisation des résultats pour entretenir une sorte d’espoir artificiel.

Le soignant maintient le patient dans l’ignorance partielle.

Pour exemple, à la question que pose une patiente en phase terminale : « j’ai besoin de savoir où je suis », la réponse serait : « La chimio va marcher, ne vous inquiétez pas ».

 

 

 

-          La rationalisation

Pour le patient, il n’y a pas un mot auquel se raccrocher, peu de données explicites, le discours est hermétique et peu compréhensible pour le non-initié. Cela engendre l’accroissement du caractère occulte, énigmatique donc menaçant, de la maladie. Le soignant se retranche derrière son savoir, serait-ce l’évitement du dialogue ?

Pour exemple, une patiente de 35 ans, atteinte d’un cancer de l’utérus s’inquiète, a subi de multiples examens ; son médecin : « Vous avez un cancer de 9 cm avec infiltration des annexes par contiguïté, due à l’expansion d’un processus néoplasique… ».

 

-          L’évitement

Pour illustration, le soignant rentre dans la chambre, regarde la pancarte, sans jamais croiser le regard du patient. Le médecin s’adresse aux étudiants et pas au patient. Le soignant voit le patient comme un objet de soins, nie sa présence physique et psychique, le patient est réduit à l’état de dossier.

Pour exemple, on profite du sommeil du patient pour ne pas le déranger, on fuit du regard, on évite les échanges directs, etc.

 

-          La dérision

Cela consiste à s’abstraire à une véritable relation, ne pas reconnaître une souffrance banalisée.  Pour exemple, une patiente avec des œdèmes importants se plaint « j’ai de l’eau dans les jambes », le médecin lui répond « ce n’est tout de même pas la mer à boire ! ».

 

-          La fuite en avant

Lorsque la menace est si proche, le soignant peut se réfugier dans ses autres mécanismes de défense, ni le mensonge (radicalement opposé), ni la fausse-réassurance (qui permet un décalage salutaire temporaire), ni l’esquive (qui conserve une voie d’accès au dialogue), ni la rationalisation (qui autorise encore la temporisation par un langage hermétique). Avec tous ces mécanismes, les soignants sont encore persuadés d’être dans la maîtrise, de s’être ménagé un semblant d’issue. S’alléger d’un savoir accablant, se décharger de son angoisse reste difficile. Parfois, la spontanéité, les réponses concises et lapidaires sont une façon de se protéger.

 

-          L’identification projective

L’identification projective serait la tentative de dissoudre la distance par le soignant, le contraire de la banalisation qui est une distanciation maximale.

Le soignant se substitue au malade, il croit seul savoir ce qui est bien pour lui, il se met à la place du patient, sans y être jamais ! L’investissement affectif et émotionnel du soignant, qui est à l’écoute de lui-même, est exacerbé.

 

La mise en place des mécanismes de défense par les professionnels de santé, leur permettent de mieux vivre cette temporalité de crise sanitaire. Ils deviennent des héros sans nom où la plainte n’existe pas. Ils tirent aussi leur force de l’unité professionnelle tissée par des valeurs fortes où la notion d’alliance est éclairée et fondatrice. C’est un engagement mutuel face à l’adversité. Les soignants ont besoin de se retrouver aussi dans leur « cocon familial » afin d’être rassurés, se sentier aimés et soutenus dans leur fonction et leur statut de personne unique et pouvant être aussi « faible ».

 

Ce temps de COVID-19, nous montre la fragilité des rapports humains et l’importance des aidants familiaux dans cette crise sanitaire et identitaire.

L’humain a besoin d’être soutenu, aidé, encouragé, valorisé afin de pouvoir vivre cette situation stressante où la peur est présente pour soi et les autres. Ici, les aidants familiaux qui gèrent les patients chroniques ont une charge mentale importante. Comment pouvons-nous les aider au regard du confinement ?

 

·         Alliance

L’alliance thérapeutique est un concept défini par Sigmund FREUD en 1931 comme « un intérêt sérieux et une compréhension bienveillante de la part du soignant qui permet de développer avec le personne soignée une communauté d’intérêt et une obligation réciproque ».

 

Selon Carl ROGERS, l’alliance thérapeutique est une confiance réciproque, une acceptation, une confidentialité, avec des buts communs pour la personne soignée et le soignant.  Elle est centrée sur la personne où la qualité de la relation avec le patient est primordiale ; elle donne naissance à la relation d’aide pour laquelle la présence, l’écoute, le non-jugement, la considération positive et surtout l’empathie sont devenus essentiel aux soins infirmiers.

 

Il faut savoir que la communication et les relations interpersonnelles sont deux compléments vitaux du processus des soins infirmiers et du prendre soin. L’unité de base en soins infirmiers comprend deux personnes : le patient et le soignant. Dans cette relation interpersonnelle, ces deux personnes apportent leurs expériences passées et leurs attentes de la situation actuelle, et essaient de trouver des moyens pour s’exprimer, comprendre et agir sur elles. 

 

L’alliance thérapeutique évoque la conjonction de deux volontés dans une même recherche du mieux-être du patient. La question de la « vérité à dire au patient » ne se pose plus alors comme telle. Il s’agit que le soignant aille à la rencontre des représentations, questions et attentes du soigné. C’est la manière de dire et d’accompagner alors qui devient tout le problème à résoudre.

Comment le patient ou la famille perçoit-il la situation ? Au lieu de vouloir « enseigner » des savoirs médicaux, il faut aller comprendre ce qu’ils pensent, car les représentations, les croyances d’un individu ou d’un groupe sont difficiles à changer et peuvent être de véritables sources d’incompréhensions, obstacles à la relation.

 

Le groupe de réflexion éthique de l’espace éthique Rhône-Alpes écrit, à propos de la relation soignant-soigné :

 

« Être à l’écoute, être attentif aux mots choisis et assurer un suivi sont essentiels dans l’annonce d’une, voire plusieurs mauvaises nouvelles. Cette annonce s’inscrit toujours dans une histoire avec un pendant, un avant, et un après. Elle prend place dans une relation et un contexte. Elle ne doit pas être délivrée brutalement au risque de traumatiser le patient. L’intensité de l’émotion parfois provoquée par l’annonce fait que le patient n’entend qu’une partie de ce qui est effectivement dit. Lors de la consultation où est réalisée la première annonce, tout ne peut pas être abordé, le patient a besoin de temps.  […] peut-on alors parler d’une science du moment opportun ? » (LEMOINE, VASSAL, 2107).

 

« Ce questionnement sur le moment du dire, sur ce qu’il faut dire ou non, et la façon de le dire, engage la réflexion sur le rapport que le soignant peut avoir à l’incertitude en général et au doute en particulier […] Il y a toujours pour le médecin une incertitude essentielle qui sépare la connaissance statique d’une population de la connaissance dont on aimerait disposer à l’égard d’un sujet singulier. En plus d’une incertitude liée à l’état de la science et des connaissances, qu’en est-il de l’accueil d’une information pour le patient lui-même ? Dans le cadre d’une information sur l’incurabilité d’une maladie, l’information délivrée n’est bien sûr pas que médicale et raisonne au-delà de ce seul niveau. Evoquer l’impossibilité pour la personne de guérir, c’est aussi faire se diriger le dialogue sur une mort possiblement imminente. Comment dès lors adapter son discours, tant parler de cette période de fin de vie n’est pas chose aisée ? […] Comment aider cette personne malade à ce moment de son histoire de vie ? […] « Que faut-il dire au malade, Il faut le lui demander », affirmait le médecin Jay Katz » (LEMOINE, VASSAL, 2017).

 

Les soignants sont plus susceptibles d’avoir des interactions positives avec les patients et de leur prodiguer de meilleurs soins s’ils comprennent les différences entre leurs valeurs culturelles, leurs croyances et leurs pratiques et celles de leurs patients. La relation de soin engagée peut être une simple interaction ou une « vraie » relation suivant les protagonistes, leur connaissance mutuelle, le contexte dans lequel se situe le soin.

 

Pour que le soignant soit compétent afin d’établir une communication aidante, il doit être capable d’agir en mettant en place une démarche où se manifestent des attitudes particulières faites d’attention à l’autre, de sensibilité, d’empathie, de capacité d’écoute, etc. A ce moment-là, le patient peut ne plus être en position basse ; il se retrouve dans une position symétrique, mais avec des compétences différentes. En effet, le soignant est expert en thérapie, en maladie, dans le prendre soin. Le soigné est expert en lui-même et sa maladie.  Le soignant et le patient sont ici des partenaires incontournables de la prise en soin.

 

·         Le Modèle de Partenariat Humaniste en Santé (MPHS)

 

Nous pouvons nous appuyer ici sur le Modèle de Partenariat Humaniste en Santé (MPHS), qui nous éclaire sur la relation induite dans la prise en soin et la place des protagonistes.  Ce modèle, dit : « Aller ensemble avec la personne vers une nouvelle identité-intégrité ». Il est important de souligner les fondamentaux de ce modèle afin de le comprendre. Ainsi, pour la MPHS chaque être humain est unique et mérite tous les égards et la considération de chacun, se gouverne par lui-même compte tenu de ses potentialités intrinsèques et du sens qu’il donne à ses propres choix et enfin co-construit de façon singulière son projet de vie avec des partenaires dans ses environnements.

Les valeurs prônées par ce modèle sont le respect de l’Humain dans son essence, l’autonomie de la personne, l’égalité dans la relation, la croyance dans le potentiel de chaque être humain et la fidélité dans ses engagements.

 

Le but de ce modèle est de proposer un accompagnement coopératif qui vise à « aller ensemble avec le patient vers… », en s’ajustant à chaque situation et à chaque personne. C’est un processus privilégiant des interactions sous forme d’échanges d’égal à égal entre les partenaires. La personne soignée est donc un partenaire de soin incontournable.

Nous, soignants, sommes guidés par des valeurs professionnelles et ce, afin de pouvoir prodiguer des soins de qualités, et identiques pour tous. Les fondements des valeurs professionnelles humanistes sont l’excellence des soins, l’intégrité du professionnel, le respect de la personne, la collaboration professionnelle, l’humanité (générosité, tolérance, unicité, empathie), et enfin la liberté de choix. Walter HESBEEN met en avant les notions de valeurs et de qualités soignantes telles que la bienveillance, politesse, humilité, générosité.

 

L’ensemble de cette approche s'appuie sur des fondamentaux que l’on retrouve dans l’approche du « caring », comme les valeurs humanistes de respect de collaboration, d’unicité et du respect de la dignité de la personne et de ses proches.  De manière complémentaire, le modèle des « valeurs non négociables, des valeurs indispensables » renforce notre posture professionnelle en y intégrant les notions de bienveillance, politesse, humilité, générosité. 

 

·         L’alliance et le modèle humaniste à l’épreuve de la crise

Nous, soignants, percevons l’importance de connaître et maîtriser ces notions et concepts ; ils restent fondamentaux afin de nous permettre de comprendre la personne soignée et son entourage dans ses choix, ses attitudes, ses actions, ses réactions.

 

Au jour du COVID-19, le contrôle de nos émotions est complexe. Tout est remis en question par cette notion si humaine et incontournable de LA PEUR. Le monde qui nous entoure devient un danger permanent au présent et au futur ; nos réactions humaines peuvent être entachées par notre angoisse et par conséquent, nuire à nos prises en soin.

Et pourtant les personnes, dans toute leurs singularités, en demande d’aide, ont besoin d’être soignées, rassurées, écoutées, valorisées. Mais comment pouvons-nous surmonter, traduire, répondre, comprendre leurs demandes, leurs besoins, leurs réactions face à des évènements de vie, leurs événements de vie en pleine crise sanitaire, quand nous même nous sommes sous le choc ? Quand nos émotions prennent le dessus sur nos actes et que nous restons figés et démunis dans l’action... Comment pouvons-nous gérer nos émotions, notre stress face aux situations rencontrées désirées ou non et ce, aussi bien au niveau personnel que professionnel, surtout lorsque ces deux mondes, en pleine crise sanitaire, s’entrechoquent, se questionnent, se jugent, nous culpabilisent ?

 

·         La résilience

Le Docteur MOLENA, du Centre Nationale de Ressources et de Résilience, précise que cette crise est « une source potentielle de stress ».

 

« La résilience c’est la capacité à s’adapter et à rebondir en période d’adversité. Et donc à traverser une épreuve avec le plus d’adaptabilité possible. Les études montrent que la résilience est corrélée à la souplesse (émotionnelle et cognitive), un brin de positivisme réaliste et une capacité à faire face aux événements douloureux de façon calme, mais proactive ». L’auteur émet quelques propositions pour augmenter les capacités de résilience.

 

-          Entretenir son évaluation d’auto-efficacité

« La manière dont nous affrontons une épreuve est liée à l’évaluation que nous faisons de notre capacité à la traverser et à la surmonter. Pour renforcer notre résilience, rappelons-nous que nous pouvons nous adapter, que nous sommes entourés, conseillés ».

Il s’agit de se rappeler « que nous avons été capables de traverser des épreuves avec succès dans le passé et que nous pouvons nous fier à nos capacités d’adaptation pour celle-ci aussi ».

 

 

-          Tolérer l’incertitude

« Nous ne savons pas encore comment la situation va évoluer. Beaucoup d’incertitude plane et aucun expert ne pourrait nous dire ce qui nous attend demain ou la semaine prochaine. Dans ce contexte particulier, permettons-nous le flou, le vague et tolérons le fait que nous ne savons pas. Et ce, tout en nous rappelant que nous serons fixés bientôt. Et que l’épreuve sera temporaire ».

 

-          Augmenter son sentiment de sécurité

« Nous avons besoin de sentir que nous comprenons bien ce qui se passe et que nous pouvons faire des gestes concrets pour nous aider.

Tenons-nous informés à partir de sources fiables comme celles des autorités sanitaires et ignorons les sites internet qui propagent de fausses informations qui peuvent nous stresser ou nous donner un sentiment d’impuissance.

Suivons les consignes édictées par Santé Publique France et par le Gouvernement qui sont efficaces pour nous préserver de la contamination.

En adoptant des consignes efficaces pour éloigner le danger, nous réduisons notre peur de tomber malade.

Recherchons les médias qui augmentent notre sentiment de contrôle et d’auto-efficacité, c’est-à-dire les médias capables de bannir l’usage de mots dramatisants et d’accorder un temps de qualité à des nouvelles encourageantes ».

« Gardons en tête ce que les infectiologues nous disent et ce que nous pouvons apprendre de l’expérience chinoise. Les chiffres à ce sujet montrent que dans un pays de 1,4 milliard d’habitants, près de 80 000 personnes ont été contaminées... et que, par conséquent, une immense population a été épargnée. Nous savons aussi que les taux de guérison sont plus élevés que prévu. Nous savons aussi que plusieurs mesures prises par les gouvernements fonctionnent.

Revenons aux faits et à la science quand nous nous sentons emportés par l’inquiétude, la catastrophe ou la panique ».

 

-          Faisons confiance

« Faisons confiance à notre système immunitaire, d’abord. À nos comportements ensuite, puisque nous suivrons les consignes prescrites par la santé publique. Puis à nos dirigeants qui semblent préparés, qui ont le bien-être de la population à cœur et qui prennent des mesures pour nous protéger.

Faisons aussi confiance à nos médecins et à notre système de santé. Bref, abandonnons-nous aux experts quand nous sentons que nous ne maîtrisons pas toutes les données de la situation ».

 

-          Accepter la réalité

« Acceptons les circonstances et la réalité de la situation qui ne peuvent pas être changées et concentrons-nous sur ce que nous pouvons accomplir ou contrôler. Redéfinissons ce que nous entendons par « bonne journée » pour nous ajuster à la réalité actuelle de la situation et développons des plans d’activités simples à réaliser pour nous préserver d’impressions de dépassement ou de détresse excessive. Nous pourrons même a posteriori (pourquoi pas ?) être fiers de ce que nous avons été capables d’accomplir en tant que personne, famille, organisation ou société. Laissons tomber nos exigences et notre rigidité ; c’est le moment d’être plus souples et adaptatifs et de prendre les choses en relativisant nos priorités ».

 

-          Privilégier les choses qui font du bien

« Privilégions les activités qui nous font du bien. Le confinement n’est pas une situation agréable à vivre. Il nous oblige à de nombreux renoncements et peut être à l’origine de frustrations. Compensons cet état de fait en nous inscrivant dans des activités plaisantes et apaisantes comme la lecture, la musique, l’organisation de jeux de société avec nos proches, de jeux simples avec notre animal de compagnie, etc. ou toutes autres techniques qui ont déjà fonctionné durant des événements passés ».

« Célébrons les petits succès et prenons plaisir à accomplir des tâches, même les plus modestes. Evitons enfin les comportements impulsifs ainsi que la consommation d’alcool, de tabac ou de drogue. Projetons-nous dans l’avenir avec des pensées positives. Essayons d’adopter des pensées positives sans pour autant nier la réalité. Remplaçons, par exemple, « c’est un moment difficile » par « c’est un moment difficile mais je peux le surmonter ». Considérons la situation stressante dans un contexte plus large et gardons une perspective à long terme : « Que vais-je faire quand, demain, je serai à nouveau libre de sortir ? ».

 

-          Restons solidaires

« Dans cette période d’isolement physique nécessaire, restons en contact avec notre famille, nos amis, nos collègues par tous les moyens dont nous disposons : téléphone, appels vidéo, mails. Augmentons notre solidarité collective Cela peut vouloir dire agir en bons citoyens pour protéger les autres. Et aussi s’ouvrir à ceux qui sont plus démunis, moins préparés, mis en quarantaine ou souffrants. La bienveillance et l’ouverture sont associées à une meilleure capacité à traverser l’adversité. Elles reflètent le meilleur de nous, de la nature humaine, de notre société. Elles sont associées à une plus grande résilience ».

 

 

 

Conclusion

 

 

 

Le monde traverse une crise sans précédent, où naissent de part en part des tensions médicales, éthiques, sociales et économiques. Il s’agit d’une situation qui va sans doute changer de façon radicale notre milieu professionnel. Qui aurait un jour imaginé que nous pourrions être touchés par une pandémie de ce type ? Bien évidemment, le scénario avait été pensé : des plans d’aide à la prise de décision ou à la gestion de situation de crise avaient été définis et expérimentés, mais, dans cette réalité qui nous affecte, ils semblent toutefois dépassés par l’ampleur du phénomène. Les systèmes de santé de nombreux pays, pourtant réputés performants, sont mis à mal et démontrent leur fragilité, leurs limites et surtout leur manque d’anticipation.

 

Toutes les réformes engagées depuis des années pour rationaliser les dépenses de santé montrent aujourd’hui à quel point elles ont fragilisé nos institutions et nos professionnels : manque de masques et de moyens de protection, menace de pénurie de médicaments, manque cruel de places dans les services de réanimation, et bien sûr de matériels… Tout ceci entraine de la peur, une incompréhension, un sentiment d’impuissance et de la colère, mais aussi des comportements induits pas l’individualisme qui règne dans nos sociétés « modernes ». La communication mise en œuvre par l’État, dans un dessein d’information et de transparence, longue litanie quotidienne, pointe chaque jour un peu plus notre impuissance et peine à induire, malgré ses nombreuses suppliques, une prise de conscience du besoin de penser l’intérêt collectif comme supérieur à l’intérêt individuel.

 

Il est certain que cette crise aura des retombées majeures à tous les niveaux de la société. Nous pouvons d’ores et déjà nous questionner sur les retombées des ruptures engendrées par le COVID-19 et leur impact sur les inégalités sociales mais également sur les conséquences de cette pandémie en termes de comorbidités, liées à la non-observance des traitements de fond des maladies chroniques, prévisible en temps de crise, aux ruptures de suivis, au stress, et aux comportements à risque. Enfin, quelles répercussions à venir sur la santé psychique d’une société déjà marquée par des troubles du lien ?

 

Au milieu de tout cela, nous pouvons quand même espérer que cette crise servira de révélateur des difficultés et du manque de moyens, dénoncés de longue date par les soignants, mais jusque-là peu entendus et pris en compte, et qu’à nouveau, la santé sera promue au rang de « bien sacré ».

 

Pour Hannah Arendt, « c’est la possibilité d’action qui fait de l’homme un être politique ». C’est « parce qu’ils parlent, se comprennent les uns les autres, se comprennent eux-mêmes » que les hommes peuvent avoir une compréhension politique du monde et agir en conséquence.  Il ne s’agit pas alors d’agir de concert, tous d’une même voix, mais de se positionner comme acteur d’un monde sensible, et d’y associer la parole : « l’acte ne prend un sens que par la parole dans laquelle l’agent s’identifie comme acteur, annonçant ce qu’il fait, ce qu’il a fait, ce qu’il veut faire ». Hannah Arendt est ainsi convaincue que le politique rend possible le changement. Elle fait poindre l’espoir d’une évolution possible, à condition de favoriser le rassemblement et la délibération : « L’action est concrète : elle échappe aux prévisions. C’est un risque. Et j’ajouterai maintenant que ce risque n’est possible que si l’on fait confiance aux hommes, c’est-à-dire si l’on accorde sa confiance - c’est cela qui est précisément difficile mais qui est fondamental - à ce qu’il y a de plus humain en l’homme. Autrement ça ne serait pas possible » (ARENDT, 1961).

 

Corine Pelluchon, Docteur en philosophie, précise à son tour, au regard de la crise : « Le travail du philosophe, c’est d’ouvrir un horizon d’espérance, de donner des outils pour réparer le monde, mais aussi pour préparer l’avenir, en permettant à chacun de se les approprier et de faire sa part. Nous ne sommes pas condamnés au chaos. On peut initier une transition. Il ne s’agit pas de réparer le monde pour qu’il soit comme avant, mais de proposer des alternatives et d’innover » (PELLUCHON C., in LEGROS C., 2020).

 

 

Bibliographie

 

 

OUVRAGES

 

-          ANACT. INRS., Le syndrome d’épuisement professionnel ou burn-out. Mieux comprendre pour mieux agir. Dicom. 2015.

-          ARENDT H. (1961), Condition de l’homme moderne, Agora, Pocket, 2008.

-          AUSLENDER, V. Omerta à l'hôpital : Le livre noir des maltraitances faites aux étudiants en santé. Paris : Éditions Michalon, 2017.

-          BERNAUD, JL. LEMOINE C. Traité de psychologie du travail et des organisations. 3ème édition. Paris : Dunod, 2012.    

-          CHALIFOUR, J. La relation d’aide en soins infirmiers, une perspective holistique – humaniste. Gaëtan Morin Éditeur, 1989. 

-          DEJOURS, C. Travail, usure mentale. Nouvelle édition. Paris : Bayard, 2000.

-          DEJOURS, C. Quand le "tournant gestionnaire" aggrave les décompensations de soignantsin AUSLENDER V., Omerta à l'hôpital : Le livre noir des maltraitances faites aux étudiants en santé. Paris : Éditions Michalon, 2017, p. 203-212.

-          FIAT, E., Petit traité de dignité, Essai, Poche, 2012.

-          FRANCOIS, P. Orientation, vie professionnelle et conseil individuel.  p15-99.

In BERNAUD, JL. ; LEMOINE C. Traité de psychologie du travail et des organisations. 3ème édition. Paris : Dunod, 2012. 

-          GAILLE, M. Vulnérabilité, Dictionnaire de la violence, sous la direction de MARZANO M., PUF, Quadrige, 2011, p.1440-1441

-          HESBEEN, W. Prendre soin à l’hôpital : inscrire le soin infirmier dans une perspective soignante. Issy les Moulineaux : Masson, 1997.  

-          KARNAS, G. Psychologie du travail. Que sais-je ? Paris : PUF, 2002.  

-          MANOUKIAN, A. ; MASSEBEUF A. La relation soignant-soigné 3ème édition. Éditions LAMARRE, 2008.

-          PAILLARD, C. Dictionnaire des concepts en soins infirmiersVocabulaire professionnel de la relation soignant-soigné. Sètes Éditions, 2016.   

-          PELAU, H. E. (1995). Relations interpersonnelles en soins infirmiers. Inter Editions, 1995.

-          ROGERS, C. La relation d’aide et la psychothérapie. ESF Sciences Humaines, 2019.

-          ROGERS, C. Psychothérapie et relations humaines. ESF Sciences Humaines, 2016. 

-          ROGER, JL. Refaire son métier. Essai de clinique de l’activité. Toulouse : Erès, 2007.

-          ROGER, C. Le développement de la personne. Paris : Dunod – InterEditions, 2005.    

-          SUTTER, P.-E., Travailler sans s’épuiser, Eyrolles, 2016.

-          TRUCHOT, D.  Épuisement professionnel et burn-out : concepts, modèles, interventions. Paris, Dunod, 2005.  

-          ZAWIEJA, Ph. Le burn-outQue sais-je ? Paris : PUF, 2015

ARTICLES

 

-          AUSLENDER, V. et FLEURY, C. La maltraitance des étudiants à l’hôpital. Revue Soins, 2017, n°818

-          CAGNOLO, M-C. Le handicap dans la société : problématiques historiques et contemporaines. Humanisme et entreprise, 2009, n°295, p. 57-71.

-          BOURGEON, D. Le don et la relation de soin : historique et perspective. Recherche en soins infirmiers, 2007, n°89.

-          COLLECTIF. Burn-out : comprendre et accompagner. Santé mentale, 2004, n°190.

-          COLLECTIF. Gestion du stress au travail. Soins, 2011, n°752.

-          FIAT, E. Aujourd’hui ma tante est morte. La croix, 23/03/2020, p.22-23.

-          FORMARIER, M. L’apport des sciences infirmières aux sciences humaines. Recherche en soins infirmiers, 2007, n°89. ISSN 0297-2964. ARSI.

-          FORMARIER, M. La relation de soin, concepts et finalités. Recherche en soins infirmiers. 2007, n°89.

-          PHANEUF, M. Quelques repères pour évaluer les attitudes et les comportements professionnels en soins infirmiers [en ligne]. 2013. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse : http://www.prendresoin.org/wp-content/uploads/2012/11/Quelques_reperes_pour_evaluer_attitudes_et_comportements_en_soins_infirmiers1.pdfwww.prendresoin.org/wp-content/uploads/2012/11/Quelques_reperes_pour_evaluer_attitudes_et_comportements_en_soins_infirmiers1.pdf

-          GONNET, A. Le travail peut-il devenir supportable ? Sociologie du travail. vol.57, n°3, 2015

-          HESBEEN, W.  Penser une relation de soins soucieuse de ce qui est vécu par chacun. Conférence du 31 mai 2016. Journée Régionale d’Education Thérapeutique - Education Thérapeutique et Vulnérabilité. Dole, 2016.  

-          LECOCQ, D. ; LEFEBVRE, et al. Le modèle de partenariat humaniste en santé. Un modèle de soins infirmiers co-construit par des patients partenaires et des professionnels. Soins. 2017, n°186, p.17-27.

-          LEGROS, C.., Coronavirus : « l’épidémie doit nous conduire à habiter autrement le monde », Le Monde, 23/03/2020

-          LEGROS C., Cynthia FLEURY « Construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit », Le Monde, 28/03/2020.

-          RAVON, B. (2009). Repenser l'usure professionnelle des travailleurs sociaux. Informations sociales. 2009, n°152

-          LEMOINE E., VASSAL, P., La relation de soin à l’épreuve du mensonge, Groupe de réflexion éthique de l’espace éthique Rhône-Alpes, Ethique et santé, n°14, 2017, p.155

 

 

RECOMMANDATIONS PROFESSIONNELLES

 

-          ANAES, Information des patients : recommandations destinées aux médecins, 2000.

-          Comité Consultatif National d’Ethique pour les sciences de la vie et de la santé, Avis n°106, Questions éthiques soulevées par une possible pandémie grippale, 2009.

-         Comité Consultatif National d’Ethique pour les sciences de la vie et de la santéCOVID-19, Contribution du Comité Consultatif National d’Ethique : Enjeux éthiques face à une pandémie, réponse à la saisine du ministre en charge de la santé et de la solidarité, 13 mars 2020

-          Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs, Fiche conseil, urgence sanitaire patient COVID+, Prise en charge des détresses respiratoires asphyxiantes à domicile ou en EHPAD, [en ligne]. [Consulté le 20/03/2020]. Disponible à l’adresse : http://www.sfap.org/system/files/consignes_dyspnee_et_detresses_respiratoires_covid.pdfwww.sfap.org/system/files/consignes_dyspnee_et_detresses_respiratoires_covid.pdf

-          Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs, Fiche conseil urgence sanitaire patient COVID+, prise en charge de la détresse respiratoire asphyxiante, [en ligne]. [Consulté le 20/03/2020]. Disponible à l’adresse :     http://www.sfap.org/system/files/fiche_conseil_prise_en_charge_palliative_detresse_respiratoire_terminale_covid.pdfwww.sfap.org/system/files/fiche_conseil_prise_en_charge_palliative_detresse_respiratoire_terminale_covid.pdf

-          Société Française d’Anesthésie Réanimation. Recommandations d’experts portant sur la prise en charge en réanimation des patients en période d’épidémie à SARS-CoV2 Version 3 [en ligne].  15/03/2020. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse : https://sfar.org/download/recommandations-dexperts-portant-sur-la-prise-en-charge-en-reanimation-des-patients-en-periode-depidemie-a-sars-cov2/?wpdmdl=25387&refresh=5e846920f02621585735968

 

 

WEBOGRAPHIE

 

-          BAUMAN, Z. Vivre dans la modernité liquide, interview de DE LA VEGA X., Sciences humaines [en ligne]. 2005. [Consulté le 24/03/2020]. Disponible à l’adresse :            https://www.scienceshumaines.com/vivre-dans-la-modernite-liquide_fr_5293.html,

-          CHAPUIS, E. Coronavirus : les prévisions sur la progression de l'épidémie de Covid-19 qui ont alarmé l'Elysée, Sciences et avenir [en ligne]. 2020. [Consulté le 26/03/2020].  Disponible à l’adresse : https://www.sciencesetavenir.fr/sante/coronavirus-les-previsions-sur-la-progression-de-l-epidemie-qui-ont-alarme-l-elysee_142509,

-          GARDETTE, H. L’homme, le meilleur ami du virus [en ligne]. [Consulté le 25/03/2020]. Disponible à l’adresse :  https://www.franceculture.fr/emissions/confinement-votre/lhomme-le-meilleur-ami-du-virus

-          GOZLAN, R. ; JAGADESH, S. Comment les changements environnementaux font émerger de nouvelles maladies [en ligne]. 12/02/2020. [Consulté le 25/03/2020]. Disponible à l’adresse : https://theconversation.com/comment-les-changements-environnementaux-font-emerger-de-nouvelles-maladies-130967,

-          MOLENA, Sylvie, Covid-19 : Renforçons notre résilience, Centre National de Ressources et de Résilience [en ligne]. [Consulté le 26/03/2020]. Disponible à l’adresse :

http://cn2r.fr/wp-content/uploads/2020/03/Renforcons-notre-resilience.pdf,%20cn2r.fr/wp-content/uploads/2020/03/Renforcons-notre-resilience.pdf,

-          OIIQ. Valeurs de la profession infirmière [en ligne]. 2014. Disponible à l’adresse :https://www.oiiq.org/pratique-professionnelle/deontologie/valeurs-de-la-profession-infirmiere,

-          REACH G., Non-observance thérapeutique et addiction, deux manifestations de l’impatience. Psychotropes [en ligne]2009, Vol.15, n°4, p.71-94. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-psychotropes-2009-4-page-71.htm

-          Préfecture de la Côte d’Or. Droit funéraire et coronavirus - CoVID-19  [en ligne]. 16 mars 2020. [Consulté le 26/03/2020]. Disponible à l’adresse : http://www.cote-dor.gouv.fr/droit-funeraire-et-coronavirus-covid-19-16-mars-a8775.htmlwww.cote-dor.gouv.fr/droit-funeraire-et-coronavirus-covid-19-16-mars-a8775.html,

-          Institut Pasteur. Maladie COVID-19 (nouveau coronavirus) [en ligne]. 2020. Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse : https://www.pasteur.fr/fr/centre-medical/fiches-maladies/coronavirus-wuhan

-          World Health Organisation. Coronavirus disease (COVID-2019) situation reports [en ligne]. 2020. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse : https://www.who.int/emergencies/diseases/novel-coronavirus-2019/situation-reports

-          Organisation Mondiale de la santé. Thème de santé : flambées épidémiques [en ligne]. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse : https://www.who.int/topics/disease_outbreaks/fr/

-          BOURQUIN, S. Contre le coronavirus : en quoi consistent les "plans blancs" et "plans bleus" ? [en ligne]. 24/03/2020. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse : https://www.infirmiers.com/les-grands-dossiers/epidemiologie/contre-coronavirus-quoi-consistent-plans-blancs-plans-bleus.html

-          Science et avenir. Coronavirus : "plan blanc maximal" et chèque en blanc pour l'hôpital [en ligne]. 13/03/2020. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse :       https://www.sciencesetavenir.fr/sante/coronavirus-covid-19-plan-blanc-maximal-et-cheque-en-blanc-pour-l-hopital_142437

-          Organisation Mondiale de la sante. Lignes directrices pour le nouveau coronavirus (2019-nCoV) [en ligne]. 2020. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse :            https://www.who.int/fr/emergencies/diseases/novel-coronavirus-2019/technical-guidance

-          Organisation Mondiale de la sante. Alerte et action au niveau mondial (GAR). Qu’est-ce que la phase 6 [en ligne]. 2009. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse :        https://www.who.int/csr/disease/swineflu/frequently_asked_questions/levels_pandemic_alert/fr/

-          Conseil Constitutionnel [en ligne]. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse :  https://www.conseil-constitutionnel.fr/

-          Ministère des solidarités et de la santé. La gestion des alertes et des crises sanitaires [en ligne]. 18/10/2019. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse :  https://solidarites-sante.gouv.fr/systeme-de-sante-et-medico-social/securite-sanitaire/article/la-gestion-des-alertes-et-des-crises-sanitaires

-          LASCAR, O. Coronavirus Covid-19 : qui est dans le conseil scientifique du ministre de la Santé ?, Sciences et avenir [en ligne]. 16/03/2020. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse : https://www.sciencesetavenir.fr/sante/coronavirus-covid-19-qui-est-dans-le-conseil-scientifique-du-ministre-de-la-sante_142500

-          HECKETSWEILER C. ; PIETRALUNGA C. Coronavirus : les simulations alarmantes des épidémiologistes pour la France, Le Monde [en ligne]. 16/03/2020. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse : https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/03/15/coronavirus-les-simulations-alarmantes-des-epidemiologistes-pour-la-france_6033149_3244.html

-          MACRON, E. Adresse aux français, 12 mars 2020 [en ligne]. 12/03/2020. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/12/adresse-aux-francais

-          MACRON, E. Adresse aux français, 16 mars 2020 [en ligne]. 16/03/2020. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/16/adresse-aux-francais-covid19

-          Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. Plan de prévention de lutte « pandémie grippale » [en ligne]. 2009. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse : https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Plan_Pandemie_Grippale_2011.pdf

-          PHILIPPE, E. Déclaration de M. Édouard PHILIPPE, Premier ministre, sur le Covid-19 [en ligne]. 14/03/2020. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse : https://www.gouvernement.fr/partage/11444-declaration-de-m-edouard-philippe-premier-ministre-sur-le-covid-19

-          Direction de l’information légale et administrativeQu’est-ce que l’état d’urgence sanitaire ? [en ligne]. 24/03/2020. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse : https://www.vie-publique.fr/fiches/273947-quest-ce-que-letat-durgence-sanitaire

-          Santé publique France. Infection au nouveau Coronavirus (SARS-CoV-2), COVID-19, France et Monde [en ligne]. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse : https://www.santepubliquefrance.fr/maladies-et-traumatismes/maladies-et-infections-respiratoires/infection-a-coronavirus/articles/infection-au-nouveau-coronavirus-sars-cov-2-covid-19-france-et-monde

-          Nation Unies. La Déclaration universelle des droits de l’homme [en ligne]. 1948. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse : https://www.un.org/fr/universal-declaration-human-rights/index.html

-          AIDES. Le droit à la santé et le principe d'égalité de traitement [en ligne]. 2015. [Consulté le 31/03/2020]. Disponible à l’adresse : https://www.aides.org/sites/default/files/Aides/bloc_telechargement/Rapport%20Discriminations%20complet.13-24.pdf

-          DEBACKER, P. Le HCSP assouplit les modalités de prise en charge du corps d'un patient Covid-19 [en ligne]. [Consulté le 16/03/2020]. Disponible à l’adresse : http://www.cote-dor.gouv.fr/droit-funeraire-et-coronavirus-covid-19-16-mars-a8775.htmlwww.cote-dor.gouv.fr/droit-funeraire-et-coronavirus-covid-19-16-mars-a8775.html

 

 

VIDEOTHEQUE 

 

-          YOUTUBE : “Connaître le virus” Vidéo de 2mn56

-          “Protection individuelle et contact” Vidéo de 5min01

-          “La stratégie sanitaire” qui retrace les différentes phases de l’épidémie

COVID-19 et les mesures de protection

-          YOUTUBE : “Habillage / déshabillage” réalisé par la SFRA (Société Française de Réanimation et d’Anesthésie

-          YOUTUBE : “COVID-19 : habillage et déshabillage” réalisé avec l’aide des infectiologues, des professionnels de l’unité REB et de l’EOH Groupement des hôpitaux de l’Institut Catholique de Lille

-          YOUTUBE : “Mise en place de masque FFP2” film de 1mn07

-          YOUTUBE : “FFP2 fit check” film de 28 secondes

 

 

 

 

 

 

 

 


[1]. MCS Eric Meaudre, Pour la chair d’Anesthésie Réanimation et de Médecine d’Urgence, Ecole du Val de Grace, Service de santé des armées, 16 mars 2020.

]]>
news-2786 Mon, 09 Mar 2020 15:49:00 +0100 Corine PELLUCHON a reçu le Prix Günther ANDERS https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/corine-pelluchon-a-recu-le-prix-guenther-anders Corine PELLUCHON a reçu à Münich le Prix Günther ANDERS de la pensée critique

 

Corine PELLUCHON, Professeure en Philosophie à l'université Gustave Eiffel et enseignante à l'Ecole éthique de la Salpêtrière, a reçu le 17 février 2020 à Münich le prix Günther Anders de la pensée critique, pour l’ensemble de son oeuvre.

 

Le prix Günther Anders récompense les travaux des auteurs germanophones et leurs œuvres (essais philosophiques, culturels, politiques, etc) qui traitent des conditions de vie dans notre monde contemporain, en particulier des bouleversements culturels, économiques et techniques, le tout dans un langage élégant et accessible .

  

Corine Pelluchon est spécialiste de philosophie politique et d'éthique. Après ses écrits sur Leo Strauss et sa critique des Lumières, elle s'est intéressée, dès le milieu des années 2000, aux défis anthropologiques et politiques que soulèvent les techniques médicales, les biotechnologies, et la prise en compte de la finitude de la planète et des intérêts des animaux. Elle développe depuis douze ans une philosophie de la corporéité qui a deux volets, l'un centré sur la vulnérabilité, l'autre sur la prise au sérieux de la matérialité de l'existence (le fait de manger, d'habiter la Terre, donc de cohabiter avec les autres).  Cette philosophie de la corporéité, d'inspiration phénoménologique, souligne la dimension relationnelle du sujet et conduit à penser l'éthique et le politique sur des bases nouvelles. L'articulation d'une théorie politique à une réflexion sur la condition humaine est le fil directeur de tous ses ouvrages qui, en outre, ne séparent jamais l'interrogation sur notre habitation de la Terre et sur notre cohabitation avec les autres de la promotion d’un nouvel humanisme.

Parmi ses travaux qui ont été plusieurs fois distingués par des prix français et étrangers, on trouve Éléments pour une éthique de la vulnérabilité : les hommes, les animaux, la nature (2011) et Les Nourritures : philosophie du corps politique (2015). Dans un manifeste philosophique, elle a résumé sa critique de nos rapports actuels aux autres vivants : Manifeste animaliste: politiser la cause animale (2017) Dans son avant-dernier livre, Éthique de la considération, traduit en allemand en mai 2019 chez WBG sous le titre Ethik der WertschätzungTugendenn für eine ungewisse Welt, Corine Pelluchon a développé « une éthique des vertus pour un monde incertain ». Ses livres sont traduits dans plusieurs langues.La traduction du Manifeste animaliste paraîtra chez Beck en octobre 2020 ( Manifest für die Tiere)  et Wovon wir leben. Eine Philosophie der Ernährung und der Umwelt ( trad. de Les Nourritures. Philosophie du corps politique) sera publié chez WBG en octobre 2020.

 

]]>
news-2703 Mon, 03 Feb 2020 11:19:00 +0100 Compter donc souffir https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/compter-donc-souffir Compter donc souffrir. La maîtrise des dépenses de santé n’est-elle qu’un lieu pour l’inéthique ?  

"Compter donc souffir. La maîtrise des dépenses de santé n'est-elle qu'un lieu pour l'inéthique ?"

 

Véronique LACCOURREYE

Psychiatre, elle a exercé en secteur adulte, en milieu carcéral et travaille depuis quinze ans auprès d’un public adolescent. Depuis 2016, elle est coordonnatrice médicale d’un établissement Soins Etudes de la Fondation des Etudiants de France qui accueille en post cure psychiatrique des lycéens dont la scolarité est entravée du fait de troubles psychiatriques. Ces fonctions l’amènent à réfléchir à la conciliation de logiques disruptives comme celle du soin et de la gestion financière.

Article référencé comme suit :
Laccourreye, V. (2020) "Compter donc souffrir. La maîtrise des dépenses de santé n’est-elle qu’un lieu pour l’inéthique ? " in Ethique. La vie en question, février 2020.


Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article

 

Même si les comptes de la sécurité sociale s’améliorent, la branche maladie communément nommée "l’homme malade de la sécurité sociale" et qui finance la santé, pour la plus grosse part, reste en déficit. Les prévisions le donnaient à 0,9 milliards d’euros fin 2019 (1), valeur quasi vertueuse comparée aux 11,7 milliards d’euros de 2010, année record pour la dette de la sécurité sociale (28 milliards d’euros).
A ce déficit courant, il faut ajouter le chiffre de la dette sociale confiée à la Caisse d’Amortissement de la Dette Sociale (CADES). Cet organe, créé en 1996 pour gérer, sur une durée limitée, les déficits cumulés de la sécurité sociale, doit encore apurer 105 milliards d’euros (2) pour 2024.
Bien sûr la "santé" n’est pas qu’un poids de dépenses sur la richesse nationale. Elle est aussi un facteur de croissance pour une société (3) : elle permet la consommation, elle améliore la productivité, certains investissements sont plus rentables lorsque la santé de la population est bonne (éducatifs par exemple), c’est un secteur créateur de nombreux emplois. C’est surtout un bien nécessaire et socle à tous les autres, c’est un capital minimal à l’accession au bonheur pour chacun.
Mais dépenser beaucoup sur le plan médical serait-ce le gage d’une meilleure santé ? Les États-Unis d’Amérique occupent la première place en matière de dépenses pour la santé (17,2 % de leur PIB) et ne sont qu’au 28e rang mondial concernant l’espérance de vie à la naissance (4). En 2017, 11,5 % (5) de notre Produit Intérieur Brut, c’est-à-dire de l’ensemble de nos richesses, a été consacré aux Dépenses Courantes de Santé (DCS) (6). Ceci situe la France en tête de l’Union Européenne alors qu’elle n’est qu’en 7e position pour ce qui concerne l’espérance de vie en bonne santé (7).

Il en va donc que la quantité de dépenses n’est pas absolument corrélée aux résultats de santé (8).
De plus, on peut considérer que les dépenses consacrées aux soins, financées par les prélèvements sociaux mais également par l’impôt, viennent en conflit avec d’autres auxquelles nous tenons, comme les dépenses de justice, d’éducation, de sécurité, celles en faveur de l’écologie… et qui, pour certaines, contribuent à l’amélioration de la santé, via ses déterminants sociaux économiques. Alors "en a-t-on pour notre argent (9) ?". Pour améliorer la santé, vaut-il mieux investir dans le domaine de la technologie médicale ou tenter d’améliorer les conditions de travail et de logement ? "Il est peut-être aussi, voire plus rentable parfois d’investir ailleurs que dans le système de soins pour produire de la santé (10)".
Enfin, le besoin ne fait que croître : la technomédecine coûte de plus en plus cher, les progrès de la médecine allongent la durée de vie, augmentent le nombre de personnes dépendantes et souffrant de maladies chroniques, permettent l’extension des traitements à des patients plus nombreux, la vie en elle-même est de plus en plus médicalisée. De fait tout concourt à la surenchère plutôt qu’à l’autorégulation.

Des comptes en difficulté, une corrélation incertaine entre investissements et résultats, une prévision d’inflation des dépenses : la question de la rationalisation semble légitime. "Donner de l’argent ou en dépenser (est chose facile), en revanche le faire en faveur de la personne qu’il faut, dans la mesure, au moment, dans le but et de la manière qu’il faut ce n’est plus à la portée de tout le monde et chose facile (11)" nous dit Aristote, dénonçant la prodigalité au profit de la générosité. La maîtrise médicalisée des dépenses de santé nous invite sur les mêmes sentiers.
Cette notion apparaît dans la Loi Teulade (12) du 4 janvier 1993 (13) et elle est réaffirmée dans tous les textes ultérieurs. C’est une politique globale qui s’appuie sur l’effort collectif (assurés, professionnels de santé, Assurance Maladie). Elle se définit comme un ensemble d’actions visant à optimiser les dépenses en favorisant le juste soin. Il doit être utile et efficient. Qu’entend-on par ces qualificatifs ?
Le soin doit être utile et il en va de la sagesse de chacun à ne pas demander plus qu’il ne lui est dû ou qu’il lui est nécessaire, tout en recevant ce dont il a besoin, de s’arranger pour prendre soin au mieux du capital santé dont il jouit.
Le soin doit être efficient. Il doit donc être efficace, de qualité mais il convient de se soucier de ce qu’il coûte. Il s’agit d’opter pour la réponse la moins onéreuse à efficacité comparable.
Mais introduire la question des coûts en matière de soins est mal perçu. La santé n’ayant pas de prix nous ne pouvons la sacrifier sur l’autel du Dieu Mammon. Rien ne sera trop pour la préserver. Mettre en balance l’enveloppe financière et la singularité souffrante est de facto, sous couvert d’orientation éthique (14), lesté d’inhumanité.
Compter viendrait défaire un système de santé solidaire qui constitue un bien commun. Mais si compter, au contraire, venait le préserver (15) ? Si la maîtrise médicalisée des dépenses de santé venait sublimer la dimension altruiste de la solidarité ?

La construction d’une solidarité

 

"Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature, l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être. Or comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autres moyens pour se conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert (16)". Ainsi se crée le pacte social pensé par Rousseau : unir ses forces, s’associer, organiser le collectif, pour rester libres. La solidarité de Léon Bourgeois, avocat et ministre du parti radical sous la IIIe République, premier théoricien du concept est aussi une contrainte et non un choix de valeur, pour donner de la force, de la "solidité" au corps social. Elle institutionnalise le lien à l’autre et permet la cohésion du groupe. L’Homme est in solidum (17) dans le collectif en participant à l’effort social.

Dans le champ de la santé, c’est dès le 15 juillet 1893 que la solidarité prend la forme d’une Assistance Médicale Gratuite prise en charge par l’État pour les malades les plus pauvres. Son évolution a abouti à la Couverture Maladie Universelle d’aujourd’hui. Au sortir de la seconde Guerre Mondiale, la solidarité nationale s’organise à travers la Sécurité Sociale qui assure, entre autre, contre la maladie. C’est un régime financé par des cotisations prélevées sur les revenus du travail. Chaque travailleur assure ainsi sa santé et celle de ses ayants-droit avec la particularité qu’il cotise selon ses moyens et qu’il consomme selon ses besoins, ce qui constitue la nature solidaire du système. Chacun aura participé pour une somme fixe durant sa vie et en bénéficiera plus ou moins selon l’état de sa santé.
Les frais liés au système de santé coûtent donc à la collectivité, et si personne n’espère en retirer le maximum de bénéfices, ce qui viendrait attester de la nécessité d’un lourd besoin de soins, chacun estime avoir des droits et de manière individualiste entend y avoir recours, sans forcément penser compter.

 

Ne pas compter… et laisser la dette aux générations futures

 

S’il n’y a pas la place pour une autorégulation mais plutôt pour une surenchère en matière de consommation de soins et de biens médicaux, que les dépenses enflent, se cumulent, si la dette est reportée à l’envi et transmise à ceux qui nous succèdent, nous pouvons faire le rapprochement avec une des préoccupations de Hans Jonas lorsqu’il développe Le principe responsabilité et questionne le positionnement des générations actuelles par rapport à l’humanité à venir.
Dans Le principe responsabilité, Jonas nous fait découvrir une humanité en danger. L’homme, usager de la planète, s’enivre de progrès via l’usage de la technique sans se soucier de l’impact du changement occasionné sur le vivant futur. Pourtant, il n’est que de passage, gérant et usufruitier du lieu, mandaté pour transmettre, comptable de ses traces. Mais pour Jonas, l’Homme comprend ce qui est en jeu dès lors que cela est en jeu et il lui est difficile de projeter un malum sur les générations futures, ce d’autant que son savoir n’est pas suffisant pour anticiper les conséquences de l’accélération du progrès. Il ne doit donc prendre aucun risque sous peine d’hypothéquer la qualité de vie, voire la vie elle-même, de l’Homme du futur.
Jonas suggère donc de penser une éthique qui tienne compte d’un non être encore, ce qui n’engageait pas les formes classiques de l’éthique, s’intéressant à la qualité morale de l’acte et à son impact sur un contemporain. C’est l’impératif collectif de l’éthique de responsabilité : "inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’Homme comme objet secondaire de ton vouloir (18)", même s’il est difficile d’envisager protéger d’un danger qu’on ne peut anticiper, des Hommes qui ne sont pas encore nés, que l’on ne connaîtra jamais, qui ne peuvent revendiquer d’être et ne pourront nous demander de comptes puisque l’on aura disparu à leur arrivée. 
Jonas insiste sur l’obligation morale de l’Homme à protéger l’être en soi. Mais au-delà de cette responsabilité pour l’ontologique, l’Homme doit permettre à celui qui incarnera la génération future de faire usage de sa liberté et de construire sa trajectoire à sa propre maille.
Jonas cible le progrès technique et son impact sur le biologique qui pourrait mettre en danger l’homme à venir.
La dimension économique fait également partie du legs. Chaque génération hérite d’un actif et d’un passif résultant de la gestion du monde des anciens. Elle profite de ce qui a été capitalisé, des investissements qui ont permis des améliorations, dont elle remboursera sa part pour en bénéficier à son tour, et d’autres formes de paiements différés dont elle ne verra jamais le produit.
Compter avec le lien intergénérationnel est une forme de solidarité naturelle qu’il ne convient pas de remettre en cause. Mais s’il s’agit de transmettre une dette, il faut avoir mesuré quelles en seront les conséquences sur nos suivants. S’ils sont payeurs mais aussi bénéficiaires, le mal est moindre, même si leur libre choix est dénié. S’il n’y a aucune redistribution, ce qui serait le cas dans la transmission d’une dette contractée pour soigner leurs ancêtres, une question éthique se pose.
Peut-on léguer des créances et impacter ainsi la qualité de vie des générations futures ?

 

Ne pas compter… et amputer la part de l’Autre

 

La solidarité s’exerce parce que nous sommes du même et du différent. Pour être solidaire il faut avoir du commun, du semblable, se sentir appartenir à un même corps. Il faut également accepter de se voir incomplet et interdépendant. Il faut se sentir frères, prendre sa place dans cette fraternité posée au fronton de la République, se sentir une responsabilité pour le frère.

C’est ce que nous dit Levinas, s’appuyant sur la question de Caïn à Dieu "suis-je le gardien de mon frère ?", lorsque celui-ci lui demande où se trouve Abel :
"l’un est pour l’autre (…) l’un pour l’autre en tant que l’un-gardien-de-son-frère, en tant que l’un-responsable de l’autre (19)". Il y entend que Dieu rend Caïn responsable de son frère Abel, ce dont Caïn veut justement s’exonérer, en tant que "pair parfait (20)". Pour Dieu, comprend Levinas, tout homme est responsable de tout autre que lui, avant même de l’avoir choisi,  en vertu d’une fraternité humaine qui dépasse le cadre du sang.

Levinas poursuivra sa réflexion au fil de son œuvre et via la métaphore du visage, incarnant la vulnérabilité d’Autrui. L’Autre m’oblige, qui qu’il soit, même inconnu, dès qu’il me regarde, je lui dois tout.
Mais si le philosophe m’enjoint à prendre soin d’Autrui, il en viendra à se poser la question du deuxième Autrui, qui m’oblige autant que le premier et qui me demande de limiter mon intervention : si je donne tout à l’un, je risque de priver l’autre qui aurait peut-être un besoin plus grand. Il introduit le tiers qui met en tension ma décision.

Levinas s’en sort en convoquant le politique qui a pour fonction d’arbitrer, via l’institutionnalisation d’instances prenant appui sur l’éthique. Il convoque les Droits de l’Homme en tant que jauge qui ne doivent pas devenir mes droits à moi, mais rester "les droits de l’autre homme (21)", celui qui me regarde.
L’autre, mon semblable, m’oblige dans la solidarité et j’accepte qu’il soit soigné, le mieux possible. Mais si je donne tout à l’Un, que me reste-t-il pour l’Autre?
Ou si je prends pour moi parce que j’y ai droit, n’amputé-je pas la part de mon voisin, mon frère ?

C’est la tendance que perçoit Marie-Claude Blais et dont elle fait part dans un article sur le renouveau contemporain de la solidarité. "Tandis que la philosophie des droits de l’homme s’est approfondie, les attentes des citoyens en matière de droits ont considérablement évolué. Ils s’adressent désormais à l’État et l’on assiste à une extension sans précédent de la revendication des "droits à", avec une perte de sens des notions d’obligation et de responsabilité mutuelle qui étaient la clé de voûte de la définition originelle de la solidarité. L’un des problèmes auxquels nous sommes confrontés, c’est celui de voir se transformer le devoir social en droits-créances illimités (22)".
Paul Ricœur voit dans cette manière de repenser la distribution une plus-value éthique. Certes nous avons de la sollicitude pour le malade et nous devons lui répondre mais sans pour autant occulter l’Autre de la salle d’attente, seule manière d’être juste. "L’égalité, de quelque manière qu’on la module, est à la vie dans les institutions ce que la sollicitude est aux relations interpersonnelles. La sollicitude donne pour vis-à-vis au soi un autre qui est un visage, au sens fort qu’Emmanuel Levinas nous a appris à lui reconnaître. L’égalité lui donne pour vis-à-vis un autre qui est un chacun. En quoi le caractère distributif du "chacun" passe du plan grammatical […] au plan éthique. Par-là, le sens de la justice ne retranche rien à la sollicitude ; il la suppose, dans la mesure où elle tient les personnes pour irremplaçables. En revanche, la justice ajoute à la sollicitude, dans la mesure où le champ d’application de l’égalité est l’humanité entière (23)". Il nous faut répondre à l’Un en tenant compte des Autres, ""chacun" des sans visages de la société (24)". Rajouter de la justice à la sollicitude. Passer à une solidarité dans laquelle je compte parce que je ne suis pas seul.

 

Ne pas compter… et malmener le "Nous" du collectif

 

Passer au "Nous", c’est non seulement tenir compte de l’Autre pour donner à l’Un, mais tenir compte de la collectivité et pour cette raison s’extraire de la situation. Il s’agit d’envisager la solidarité en payant son dû mais sans attendre qu’elle rapporte en retour, en pouvant même envisager d’en être exclu.
Pour autant il ne s’agit pas de charité, le don étant très rarement fait sans contrepartie attendue. Mais il s’agit de passer d’une "solidarité passive" à "une solidarité consciente et volontaire, celle qui organise la coopération de tous en vue de l’intérêt commun (25)".
Dans Ethique et infini, Levinas approche cette forme d’externalisation du moi : "La relation intersubjective est une relation non-symétrique. En ce sens, je suis responsable d'autrui sans attendre la réciproque, dût-il m'en coûter la vie. La réciproque, c'est son affaire (26)". Je m’extrais de toute attente. Il poursuit en commentant cette phrase de Dostoïevski: "Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres (Les Frères Karamazov, La Pleïade, p. 310). Non pas à cause de telle ou telle culpabilité effectivement mienne, à cause des fautes que j'aurais commises ; mais parce que je suis responsable d'une responsabilité totale, qui répond de toutes les autres et de tout chez les autres, même de leur responsabilité. Le moi a toujours une responsabilité de plus que tous les autres (27)". Je suis responsable et je prends part à la réparation.

Passer au "Nous", c’est passer à une conception plus altruiste de la solidarité. Il ne s’agit pas de passer à une dimension plus universaliste, ou à des formes plus humanistes, plus intégratives, plus assistancielles de la solidarité. Il ne s’agit pas d’étendre le mouvement à celui dans lequel nous ne nous reconnaissons pas et qui ne contribue pas. Le "Nous", ce n’est pas seulement les bras ouverts à tous. Le "Nous", ce n’est pas accepter d’accueillir plus, mais accepter de disparaître au profit des autres. Le "Nous", conscient de la collectivité, c’est un "Nous" acteur de la collectivité, garant de la collectivité, protecteur de la collectivité, responsable de la collectivité. Pour reprendre la formule choc de Levinas "je suis responsable […] sans attendre la réciproque, dût-il m'en coûter la vie".
Il ne s’agit pas, non plus, uniquement, d’être plus prévoyant. Pour certains, les risques de santé sont prévisibles et évitables et nous l’avons dit plus haut, la sagesse de notre comportement pourrait nous les faire éviter. Il flotte de plus en plus, dans l’air, un parfum de mérite qui laisse penser que le niveau de prise en charge pourrait être corrélé au degré de responsabilité de nos attitudes. Pourquoi devrait-on payer pour les soins des fumeurs qui ne méconnaissent pas les risques sanitaires de leurs habitudes tabagiques ? Cette réflexion à connotation utilitariste n’est pas jugée ici car il ne s’agit pas pour le "Nous" altruiste de se positionner en sa défaveur pour dire son ouverture.
Il s’agit de plus. De renverser le principe. D’intégrer l’intérêt général à l’intérêt personnel comme le suggère Corine Pelluchon dans son ouvrage Ethique de la considération. Ne sont plus mis en avant les bénéfices qu’il est possible de retirer d’une participation à la collectivité mais ceux dont la collectivité s’enrichira grâce à notre implication. Nous passons au "Nous", parce que nous donnons, parce que nous prenons soin, parce que nous nous préoccupons du bien collectif. Il ne nous est pas indifférent mais nous n’en attendons rien pour nous. Alors, "il devient possible de dépasser le paradoxe d’Ovide qui consacre l’échec de la plupart des théories morales et politiques : je vois le bien, je l’approuve et je fais le mal (28)". Nous voyons le bien et nous y participons avec plaisir.
Cette position est accessible grâce à la notion de "convivance" que l’auteure traduit par "non seulement le désir mais le plaisir de vivre ensemble (29)". "Elle précède le contrat social et le rend possible, développant chez les citoyens les sentiments, les affects et les capacités leur donnant le sens de l’obligation et les disposant à obéir aux lois, à participer à la vie de la Cité (30)", elle "consiste à passer du "vivre de" au "vivre avec" et, dans l’idéal, au "vivre pour" (31)". Elle est fondée sur la compréhension que nous avons tous une part active et utile à jouer dans l’harmonisation de la vie sociale et que l’intérêt supérieur que nous avons à en tirer est un épanouissement personnel qui s’appuie sur le "sentiment de bien vivre dans une communauté juste (32)". Sentir que chacun a sa place, est considéré, qu’il a réponse à ses besoins, qu’il participe à l’élaboration du bien commun, et cela permet de dépasser la coexistence pour passer à la convivance.
"Dans la coexistence, le moteur du lien social n’est que l’intérêt que chacun retire de l’État pensé comme simple administration.  Le bien public est perçu comme un gâteau dont les individus ont l’impression de ne recevoir qu’une infime part : ils imaginent qu’il n’y en n’a pas pour tout le monde et que plus il y a d’indigents et d’ayants droit, plus la part qui leur revient sera réduite. En même temps, chacun estime qu’il reçoit moins que les autres et, assurément, moins que ce qui lui est dû. Dans la convivance, l’intérêt personnel s’allie au plaisir et au désir de vivre ensemble : plus nous échangeons et coopérons, en renonçant à tout garder pour nous, plus nous sommes riches à la fois individuellement et collectivement (33)".
Passer au "Nous" c’est voir d’un bon œil les économies nécessaires à la survie de la protection sociale, conscient de la menace d’un scénario dystopique mais au-delà, être acteur d’une politique saine, généreuse, honnête, équitable, humaine, une nouvelle éthique de partage.

 

Compter et ainsi préserver des acquis solidaires

 

Notre Assurance Maladie qui permet une protection universelle et largement compensée par système redistributif, est aujourd’hui mal en point. "La progression spontanée des dépenses de santé atteint en France un rythme proche de 4 % par an, alors que notre capacité à respecter l’équilibre financier de notre système de solidarité conduit à devoir respecter un objectif national de dépenses d’Assurance maladie fixé autour de 2 % par an (34)". 
Or, le besoin semble courir à l’infini. Hans Jonas le confirme dans Le Principe responsabilité, les hommes s’affairent à faire apparaître la mort non plus "comme une nécessité faisant partie de la nature du vivant, mais comme un défaut organique évitable susceptible de faire l’objet d’un traitement (35)". Ainsi, les milliardaires de la Silicon Valley à l’instar d’Ellon Musk n’hésitent pas aux dépenses pour conquérir l’amortalité des transhumanistes.
Trois fables de Jean de La Fontaine mettent en scène la mort et illustrent la valeur ultime de la vie (36) : "Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret" (La Mort et le Mourant), "Qu'on me rende impotent, Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu'en somme Je vive" (La Mort et le Malheureux), "Plutôt souffrir que mourir C'est la devise des hommes" (La Mort et le Bûcheron).
Ne serions-nous donc jamais prêts à mourir ? Même en mauvaise santé ?
Nous n’avons pas tous les mêmes besoins, le même gradient d’hypochondrie ni d’angoisse, la même disposition pour le suivi médical, le même degré d’exigence, le même rapport avec le manque, la même imprégnabilité suggestive. Quand l’un restera avec sa douleur trop longtemps avant de consulter, l’autre demandera un remboursement de taxi pour venir en consultation alors qu’il conduit quotidiennement pour aller faire ses courses. "Les biotechnologies et les nouvelles pratiques médicales ne créent pas de nouveaux désirs chez les individus mais de nouvelles attentes : les patients croient que les médecins peuvent leur apporter le bonheur et que dans une certaine mesure ils le doivent. Ils leur demandent d’en finir avec l’échec et la frustration (37)". Nous voici dans le domaine de l’hubris ou de la démesure, il parait impossible de chiffrer, voire de poser une limite, et que dire si l’on se réfère à la définition proposée par l'Organisation Mondiale de la Santé, selon laquelle la santé est "un état de complet bien-être physique, mental et social (38)", et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité.
Mais "quand une fois les coutumes sont établies et les préjugés enracinés, c’est une entreprise dangereuse et vaine de vouloir les réformer ; le peuple ne peut pas même souffrir qu’on touche à ses maux pour les détruire, semblable à ces malades stupides et sans courage qui frémissent à l’aspect du médecin (39)".
Le soin nécessaire est celui consacré par l’esprit des ordonnances instituant la Sécurité Sociale en 1945. Même si son financement s’est élargi dans le temps, son objectif est resté fidèle à la philosophie du pacte initial, "de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins". Il s’agit bien d’assister les personnes en fonction de leur besoin devant les risques ou les événements participant de la santé. Le patient 1 et les patients 2,3,4 sur liste d’attente aussi, doivent être pris en charge. Mais poursuivre sur le même rythme et penser que nous pourrions avoir autant de lits que de demandeurs, ou autant de financement que d’examens réclamés, ou autant de recrutements que de personnes âgées nouvellement en état de dépendance ne relève-t-il pas de la pensée magique ?

En insistant sur le devoir de s’arrêter au soin nécessaire et de calculer au plus ajusté, la maîtrise médicalisée des dépenses de santé nous invite à repenser la solidarité.

Elle nous demande un calcul intégratif qui considère le monde d’après et nous intime de faire, pour ceux que l’on ne connaîtra jamais,  comme pour celui à qui on donne la vie et à qui on veut le plus grand bien.
Elle nous demande de préférer laisser à celui qui est obligé.
Elle nous demande de continuer à participer, de ne rien vouloir en retour et de le faire avec le plaisir de donner sa part, à sa mesure, au bonheur collectif.
Elle nous propose de faire grandir ce legs précieux qui n’aura d’avenir que si nous en prenons soin.

 

Notes

 

(1)    Les comptes de la sécurité sociale : résultats 2018 et prévisions 2019, juin 2019.
(2)    Rapport d’activité de la CADES.
(3)    Ulmann P., "La santé, facteur de croissance économique", in Traité d’économie et de gestion de la santé, Éditions de Santé, 2009, p55.
(4)     OCDE, Panorama de la santé 2017 : Les indicateurs de l’OCDE, Éditions OCDE, Paris, 2017.
(5)     Les dépenses de santé en 2017 - Résultats des comptes de la santé - Édition 2018.
(6)    Cette dépense comprend la Consommation de Soins et de Biens médicaux (CSBM), c’est-à-dire les soins hospitaliers publics et privés, les honoraires médicaux et paramédicaux, les prestations de laboratoires, les transports, les médicaments, augmentée du coût de la prévention, des soins de longue durée, des arrêts de travail.
(7)    Eurostat/Espérance de vie en bonne santé.
(8)    Or Z., "Pourquoi et comment évaluer la performance des systèmes de santé ?", in Traité d’économie et de gestion de la santé, Éditions de Santé, 2009, p75.
(9)    Pierru F., "Décrypter les débats publics sur la santé", in La Santé, un enjeu de société, mai 2010, p236.
(10)     De Pourville G., "l’économie de la santé : périmètre et questions de recherche", in Traité d’économie et de gestion de la santé, Éditions de Santé, 2009, p21.
(11)     Aristote, Éthique à Nicomaque, 1109 a 25, trad. R. Bodéüs, Paris, Flammarion, 2004, p128.
(12)     Teulade René, ministre de la santé et de l’action humanitaire.
(13)     Loi n° 93-8 du 4 janvier 1993 relative aux relations entre les professions de santé et l'assurance maladie, JORF n°3 du 4 janvier 1993, p251.
(14)     Batifoulier P., "L'économie contre l'éthique ? Une tentative d'analyse économique de l'éthique médicale", in Journal d’Économie Médicale, Vol.22, n°4, juillet 2004, p164.
(15)     Améliorer la qualité du système de santé et maîtriser les dépenses Propositions de l’Assurance Maladie pour 2019, rapport au ministre chargé de la Sécurité sociale et au Parlement sur l’évolution des charges et produits de l’Assurance Maladie au titre de 2019, juillet 2018, p7.
(16)     Rousseau, Du contrat social, Paris, Flammarion, 2001, p52.
(17)     Expression latine utilisée dans le domaine juridique pour parler de l’indissociabilité de responsabilité devant une dette.
(18)     Jonas H., Le principe responsabilité, trad. J. Greisch, Paris, Flammarion, 1990, p40.
(19)     Levinas E., Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972.
(20)     Jonas H., Le principe responsabilité, op. cit., p185.
(21)     Levinas E., "Les droits de l’autre homme", in Altérité et transcendance, Fata Morgana, 1995.
(22)     Blais M.-C., "La solidarité", in Le Télémaque aux Presses universitaires de Caen, n°33, janvier 2008, p21.
(23)     Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, 1990, p236.
(24)     Id., p236.
(25)     Blais M.-C., "La solidarité", Op. Cit., p11.
(26)     Levinas E., Éthique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, 1982, p10.
(27)     Id., p10.
(28)     Pelluchon C., L’éthique de la considération, Paris, Éditions du Seuil, 2018, p12.
(29)     Id., p149.
(30)     Ibid., p148.
(31)     Ibid., p149.
(32)     Ibid., p150.
(33)     Ibid., P152.
(34)     Améliorer la qualité du système de santé et maîtriser les dépenses Propositions de l’Assurance Maladie pour 2019, rapport au ministre chargé de la Sécurité sociale et au Parlement sur l’évolution des charges et produits de l’Assurance Maladie au titre de 2019, op. cit., p7.
(35)     Jonas H., Le principe responsabilité, op. cit., p52.
(36)     Mises en abîme par Eric Fiat dans le cours du 10/01/2019 aux étudiants du Master 2 de philosophie parcours Éthique médicale et hospitalière appliquée, UPEM.
(37)     Pelluchon C., L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 2008, p2.
(38)     Charte d’Ottawa, novembre 1986.
(39)     Rousseau, Du contrat social, Paris, op.cit., p79.

]]>
news-2704 Mon, 06 Jan 2020 15:35:00 +0100 Le soignant doit-il être spontané https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-soignant-doit-il-etre-spontane Le soignant doit-il être spontané ? De la retenue en général et dans le soin en particulier "Le soignant doit-il être spontané ? De la retenue en général et dans le soin particulier"

 

Par Maxime FLORIAT

Maxime FLORIAT travaille depuis 20 ans en psychiatrie adulte. De formation ergothérapeute, il est cadre de santé dans un centre de jour et membre du comité éthique du Groupe Hospitalier Nord Essonne

Article référencé comme suit :
Floriat, M. (2020) "Le soignant doit-il être spontané ? De la retenue en général et dans le soin en particulier" in Ethique. La vie en question, janv., 2020.

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article

 

La relation de soin est une composante essentielle de la prise en charge dans les services de psychiatrie. Elle s’emploie à mobiliser des grandes notions comme l’empathie, la distance, l’écoute, la bienveillance, le cadre de soin ou la confiance. Leur but est d’aider le soignant à ajuster son comportement de manière à ce qu’il puisse s’inscrire dans le contexte de la prise en charge de la maladie psychique et d’assigner à la relation un rôle thérapeutique. Mais ces grandes théories, pour aussi capitales qu’elles soient, ne suffisent pas à rendre compte de ce qui peut s’animer dans la rencontre entre une personne qui soigne, et une autre qui est soignée. En effet, un soignant est inévitablement amené à adopter des attitudes et des paroles spontanées qui n’ont pas toujours grand-chose en commun avec ces théories de la relation. Mais si cette spontanéité est inévitable et sans doute essentielle pour donner vie à la relation de soin, les limites et les écueils qu’elle comporte nous enjoignent à nous intéresser à la retenue et aux notions qui peuvent lui servir de fondement : la prudence et la pudeur, mais aussi et surtout la politesse.

 


VALEUR ET LIMITE DE LA SPONTANEITE


La spontanéité


Si une explication à la spontanéité est peut-être à trouver du côté de la personnalité du soignant qui s’engage dans le soin, elle est sans doute aussi provoquée par la promiscuité et la temporalité parfois longues de certaines hospitalisations. Ainsi dans des liens qui se tissent, dans des rapprochements souvent inéluctables, les soignants laissent libre cours beaucoup plus facilement à leur spontanéité et à cette part sans doute naturelle de leur individualité. De cette spontanéité, on peut dire qu’elle contribue assurément à la qualité de la relation de soin. Elle participe de la rencontre, lui confère une sincérité chaleureuse, une forme de vitalité et d’inattendu favorables à une humanité dans le soin. On peut ainsi faire le pari que quelque chose de bon émane de la spontanéité. Il s’agit certes d’une liberté individuelle, mais aussi comme le précise Rousseau d’un principe à l’origine de tout mouvement car "s’il n’y avait aucune spontanéité dans les actions des hommes, ni rien dans ce qui se fait sur terre, on n’en serait que plus embarrassé à imaginer la première cause de tout mouvement" (1). Cette spontanéité naturelle se situe du côté de la vie et peut-être que l’impression qu’elle possède un bien naturel provient de l’effet produit par l’enthousiasme qu’elle porte en elle. Ainsi est-elle l’allié substantiel du soignant dans la relation de soin qu’il instaure au quotidien.

L’empiètement

Mais cette spontanéité ne peut demeurer seule, sans licol, sans un autre mouvement capable de la limiter, de la contenir. Si la relation de soin a tout intérêt à se laisser porter par quelque spontanéité, elle doit tout autant se munir de retenue. Sans retenue, l’asymétrie serait raffermie, le déséquilibre conduirait à un excès qu’on pourrait désigner par de l’empiètement. Un débordement sur l’autre, un mot de trop, une maladresse. John Stuart Mill parle de l’empiètement pour décrire une limite dont il faut avoir conscience, a fortiori ici devant des personnes vulnérables, car "l’individu doit tenir compte de toutes les circonstances avant de se résoudre à franchir un pas qui peut tant affecter les intérêts d’autrui" (2). Et donc sans cette limite, la spontanéité perdrait toute valeur dans les soins. Aussi la retenue est-elle ce qui peut servir à pondérer la spontanéité, à l’adoucir, voire à la suspendre parfois. Sans un tant soit peu de retenue, la spontanéité serait ce qu’on peut appeler du "spontanéisme" et n’aurait pour seul effet que de léser autrui. Quoique plein de bonnes intentions, le soignant serait ainsi enclin à une forme d’hyper-présence, pris dans un mouvement individuel, aveugle, impétueux et peut-être écrasant pour l’autre. Invasif et impliqué malgré lui dans une démarche contraire à une éthique du soin. Nous avons proposé de considérer la retenue comme ce qui pourrait servir à pondérer la spontanéité, à l’adoucir, voire à la suspendre. Et donc ce qui pourrait mettre en repos, atténuer une forme de mouvement naturel.


PRUDENCE ET PUDEUR COMME FORME DE RETENUE

La prudence

Nous pouvons appréhender la spontanéité et la retenue à la lumière de la "prudence" aristotélicienne. La spontanéité est à rapprocher de l’incontinence comme acte dépourvu de réflexion. Aristote évoque dans son Ethique à Nicomaque, à propos de certaines personnes, que "c’est parce qu’elles n’ont pas délibéré qu’elles se laissent conduire par leur affection" (3). Dans cette partie il continue à propos des "personnes vives" qui sont portées à agir par précipitation car "elles ont en effet une réaction […] si rapide […] qu’elles ne restent pas à attendre la raison, parce qu’elles inclinent à suivre leur représentation" (4). Il y a là en effet de fortes ressemblances avec notre spontanéité. De la même manière que Montaigne opposait le "parler prompt", au "parler tardif", celui-ci étant bien plus "élaboré et prémédité" (5). Si on retrouve certes quelques caractéristiques mises en lumière plus haut, Aristote considère ce trait comme une forme de mollesse, un relâchement, qu’il oppose à la maîtrise de soi (enkrateia) qu’il situe du côté de la fermeté. Ce manque de maîtrise de soi qui justement peut tourner à la méchanceté, puisque dans la mesure où celui-ci agit, il le fait par delà la raison, alors "l’injustice se commet de plein gré" (6).
Autre exemple avec "l’enjouement", Aristote oppose en effet les deux extrêmes que sont la bouffonnerie et les rustres. Les bouffons sont ceux qui cherchent à faire rire à l’excès, quitte à faire fi de toute bienséance et à blesser ceux dont ils se moquent. Tandis que les rustres "ne profèrent pas le moindre mot pour rire et ne supportent pas ceux qui en disent" (7) ; ceux-là passent pour des "pète-sec". Aussi la moyenne se situe chez ceux qui sont enjoués c’est-à-dire ceux qui savent entrer dans le jeu. Et cet enjouement suppose d’avoir du tact : cette personne "sait dire et entendre le genre de propos qui s’accordent à l’honnêteté et au caractère d’un homme libre" (8). Par la même occasion, on peut facilement imaginer une spontanéité à l’excès située du côté de la bouffonnerie, et une retenue excessive proche de l’homme rustre avec une juste mesure à déceler, justement avec la question du tact que l’on abordera plus loin.
La pensée aristotélicienne nous permet de contrer, ou mieux, de contenir la spontanéité avec la retenue. Elle nous amène à les représenter comme deux pôles entre lesquels on a à déterminer la meilleure attitude.

L’aidôs

L’aidôs paraît en effet être aussi un bon candidat pour qualifier la retenue. L’aidôs, ou pudeur, est un contrepoids très à propos dans le cas de notre spontanéité. La pudeur suppose une forme de sensibilité au regard d’autrui, ce qui la rapproche en quelque sorte de la honte. Aristote nous le dit dans sa Rhétorique : "aussi avons-nous plus de retenue devant ceux qui devront être toujours en notre présence" (9). A l’origine, dans la Grèce antique, l’aidôs est une vertu guerrière. Et ainsi donc, "c’est le propre du guerrier noble de ne pas se livrer à de bas instincts, de ne pas s’abandonner à la violence, de garder la mesure alors qu’il se trouve en position de force" (10). C’est ainsi que cette retenue du guerrier trouve sa justification dans l’aidôs, qui l’empêche de laisser libre cours à son pouvoir extrême. Cette conduite serait haïssable, et le guerrier alors couvert de honte. Cette retenue ou réserve est une marque d’excellence, une qualité appréciée dans la société, et bien vue de tous. On peut aller jusqu’à penser que la pudeur, parce qu’elle prend sa source dans une sensibilité au regard d’autrui, parce qu’elle met en réserve quelque chose de soi, et donc de l’autre, participe, voire est indispensable, à toute forme de vie en commun. Elle est à rapprocher d’une forme de modération, de réserve, et évoque effectivement ce que l’on entend par "retenue". Ainsi la pudeur se définit-elle comme "une certaine crainte de l’infamie et son résultat ressemble fort à ce qu’inspire la crainte de dangers terribles, puisqu’on rougit quand on a honte et que la crainte de la mort fait pâlir" (11). Une crainte qui donc nous conduirait à réfléchir à deux fois avant d’agir, et à retourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler. Dans les Leçons sur l’Ethique à Nicomaque de Jérôme Laurent, la pudeur est présentée comme "cette retenue qui nous évite d’agir sous le coup de la colère, c’est la bonne hésitation de celui qui est partagé avant de prendre sa décision" (12). Face à la spontanéité, il y a à faire œuvre parfois d’une "bonne hésitation" en effet, pour ne pas se laisser prendre par la précipitation, par ses passions les plus funestes, et penser ainsi les conséquences de ce que l’on a à dire.


DE LA RETENUE ET DE LA POLITESSE EN GÉNÉRAL

La politesse comme vertu ?

En premier lieu, la politesse est ce respect des bonnes manières enseigné dès le plus jeune âge, au moment où l’enfant commence à acquérir le langage. Mais respecter les bonnes manières implique-t-il nécessairement de respecter l’autre ?
On s’en aperçoit très vite, intuitivement peut-être, la politesse peut difficilement être considérée comme une vertu. Très vite vient à l’esprit son caractère ambigu et superficiel. Avec Montaigne déjà, qui "a vu souvent des hommes incivils par trop de civilité" (13), où l’excès de politesse conduirait à une forme d’impolitesse. Alors même que pour le tout petit, et même tout au long de la vie, on n’envisagerait en aucune manière de s’en défaire, elle semble ne rien dire de la bonne conduite de l’homme poli. Il suffit pour ça d’imaginer un bourreau s’adressant à sa victime avec une politesse soignée. Celui-ci n’en serait que plus terrifiant. Elle peut être aussi excessive et ainsi traduire une forme d’hypocrisie, comme elle peut se faire glaciale et montrer alors une mise à distance fort désagréable. On la voit par ici obséquieuse, déférente et intéressée, et par là condescendante ou servile. Dès lors peut-on voir dans la politesse une sorte de parure, une étoffe, une mise en forme superficielle qui à l’évidence ne dit rien ou presque des intentions de celui qui en maîtrise les aspects les plus subtils. Et comme le dit si bien André Comte Sponville : "un rustre généreux vaudra toujours mieux qu’un égoïste poli" (14). Toutefois, loin de disqualifier la politesse, André Comte Sponville précise par la même occasion que se soumettre à l’usage révèle la primauté de la politesse sur la morale, comme si elle en constituait la première pierre, le socle originel, la règle initiale permettant à la morale de se construire. Ainsi serait-elle cette "petite chose qui en prépare de grandes" (15).


Les mœurs

Pour bien le comprendre, on peut se tourner vers Norbert Elias qui nous montre comment la politesse, ou civilité, a pris un essor considérable depuis le moyen âge et quelle fonction elle a occupé dans la société. La civilisation des mœurs semble éclairer les rapports entre la spontanéité et la retenue nous donnant ainsi l’occasion de redorer le blason de la politesse, simplement en tant que valeur équilibrant la spontanéité, ni plus ni moins.  
L’exemple de l’entretien entre Goethe et Eckermann illustre l’opposition entre deux types de comportement. L’un et l’autre appartiennent à un pays aux mœurs différents, mais aussi à une classe sociale ayant des valeurs bien distinctes. Eckermann appartenant à la petite bourgeoisie, Goethe à une société aristocratique, et le premier d’affirmer : "je manifeste ouvertement ma sympathie et mon antipathie", le second répliquant que "il faut essayer même à contrecœur, de s’accorder avec les autres" (16). Sans aborder ici tous ses sens ni l’ensemble des éléments qui le concerne, on peut dire que le terme de civilisation est apparu pour désigner un long processus de réforme des rapports sociaux. Même si les valeurs que défendent Eckermann et Goethe sont quelque peu antagonistes, elles sont une étape voire l’aboutissement dans les sociétés de ce processus. Norbert Elias le voit dans la notion de civilisation, "elle s’oppose en tant que terme général à un autre palier de la société, la barbarie" (17). Et la société de cour, qui en avait pris conscience depuis longtemps, notamment dans ses formes concrètes que sont la politesse et la civilité, y puisa une forme de supériorité. Au XVIIIème siècle, la réforme cherchera à étendre à toutes les couches de la société cette notion de civilisation. Celle¬¬-ci ainsi comprise dit Elias, "implique des mœurs et des manières plus raffinés, plus de tact et d’égard dans les relations sociales" (18). Ainsi la politesse et la civilité ont-elles l’ambition, semble-t-il installée peu à peu au cours de l’histoire, d’éloigner le peuple d’une vie fruste, non-civilisée, barbare.
La tendance qu’ont eue les hommes à se regarder, se comparer les uns les autres, s’observer et ainsi à s’influencer allait dans le sens d’une exigence accrue de bonnes conduites. La convenance a pris une importance croissante, notamment en ce qui concernait la tenue à table. Est apparue en effet une nouvelle sensibilité à l’égard des corps, le sentiment de pudeur s’est élevé en même temps que le sentiment de gêne relatif à certaines fonctions physiques. Norbert Elias décrit ainsi que "le code du savoir-vivre s’affirme, les égards que chacun attend de ses semblables se précisent ; le sentiment s’affine de ce qu’il faut faire ou ne pas faire pour ne pas blesser ou scandaliser les autres" (19). On voit bien que l’apparition d’une attention à ce que peut ressentir autrui va de pair avec le développement de la notion de civilité.
Si cette politesse a longtemps concerné les manières de se comporter à table, elle s’est par la suite élargie à toutes les autres formes de comportement humain dont le langage. Ce qui nous importe ici, c’est la progression du seuil de sensibilité et du sentiment de gêne qui semblent être la marque de la délicatesse, et qui vont accompagner l’acquisition de nouvelles normes de savoir-vivre. Aussi retrouve-t-on en quelque sorte la pudeur telle que nous l’avions abordée précédemment. Et aussi peut-on relier cette civilité à ce qu’on a nommé "retenue" en tant qu’élément servant à préserver d’une spontanéité indomptée, brute, à l’adoucir ou à la polir. Le sentiment de gêne peut ici aussi être considéré comme un sentiment moral. Ici aussi la sensation pénible qui accompagne l’inobservance de normes visant à respecter la sensibilité de l’autre donne consistance à la politesse. Le risque en effet de la spontanéité était compris comme un agir sans gêne. Si effectivement, cette gêne est le fruit du processus de civilisation, elle donne de l’épaisseur à la politesse puisqu’elle œuvre alors à "reléguer dans la coulisse loin de la vie sociale" (20) ce qui pourrait porter atteinte à la sensibilité d’autrui.
La notion de civilité, la politesse, portent en elles une modification de l’économie pulsionnelle. Les interdits qu’elles revêtent ne sont en somme que des sentiments d’embarras ou de pudeur jusqu’à devenir des rituels largement admis par la société. On peut croire à la nécessité de cultiver cette sensibilité, la préserver de l’usure et de l’affadie. Dans la routine et l’habitude, le risque est grand de voir la sensibilité et la gêne se dissiper. Il en va de même peut¬ on penser dans une relation de soin qui est quotidienne, parfois rugueuse et difficile. Ce "mur invisible de réactions invisibles se dressant entre les corps" (21) de Norbert Elias, qui n’existait que peu ou prou avant l’apparition de cette civilité, est une chose utile et sans doute essentielle qu’il faut cultiver. Peut-être d’ailleurs ce mur invisible est-il ce que l’on a coutume de nommer dans le soin la "distance". Celle-ci peut caractériser ainsi la retenue et conférer à la relation de soin le juste intervalle trouvant en partie sa concrétisation dans la politesse.

L’homme impoli

Très en lien avec la spontanéité et la gêne, laquelle préside au fait d’être poli, on peut citer ici Alain qui a consacré un chapitre de ses Propos sur le bonheur à la politesse. Il définit l’homme impoli comme un primesautier, "qui dit tout ce qui lui vient, s’abandonne au premier sentiment, qui marque sans retenu de l’étonnement, du dégoût, du plaisir avant même de savoir ce qu’il éprouve" (22). Cet homme aura ainsi toujours à présenter des excuses puisqu’il aura déclenché beaucoup d’embarras, du souci sans même avoir voulu déstabiliser les autres. Car en effet la maladresse confine à la spontanéité puisque l’acte spontané est par définition dépourvu de toute "bonne hésitation", radicalement situé dans l’immédiat. Aussi Alain énonce-t-il avec justesse qu’"il est pénible de blesser quelqu’un sans l’avoir voulu, par un récit à l’étourderie ; l’homme poli est celui qui sent la gêne avant que le mal soit sans remède, et qui change de route élégamment" (23). Difficile en effet de trouver meilleure définition de la politesse telle qu’on l’envisage ici.

De l’étymologie de la politesse

La politesse renvoie étymologiquement à l’acte de polir. Polir une pierre, lui ôter ses aspérités, la rendre lisse, unie et soyeuse, lui donne souvent de la valeur, une valeur supérieure à son état d’origine. Ce qui a été poli a quitté son état brut, et c’est en ce sens le résultat d’un travail de longue haleine, d’une élaboration, d’une transformation. La politesse peut amoindrir les rugosités du caractère. Elle peut faciliter le contact, l’adoucir. Il est question du toucher et de ce que l’on voit. On comprend ainsi que c’est la sensibilité qui est en jeu, renvoyant au processus de civilisation mis en lumière par Norbert Elias. Ensuite on peut aussi confirmer par cet exemple qu’il est seulement question de surface, d’apparence, de la partie superficielle d’un objet, et non de ses caractéristiques profondes. André Comte Sponville voyait d’un œil circonspect la politesse. A juste titre puisqu’elle n’a que l’apparence de la vertu. On peut y voir en effet quelque part un artifice, une parure dont il ne faut surtout pas être dupe. D’aucuns condamneront toujours la politesse au nom des valeurs de sincérité et de franchise, jusqu’à la reléguer au rang d’hypocrisie abjecte.

La politesse chez Bergson

Face à des critiques qui peuvent perdurer, il convient, afin de sortir de l’impasse, de distinguer trois sortes de politesse. Et c’est à Henri Bergson que nous devons le salut. Le philosophe distingue en effet dans son ouvrage La politesse ce qui relève d’une politesse des manières, d’une politesse de l’esprit et enfin, de la politesse du cœur.

Politesse des manières
De la première, on peut dire qu’elle est de surface. C’est-à-dire que la politesse des manières œuvre à convenir aux mœurs, aux normes, à exprimer à tout un chacun, sans distinction, une certaine considération à laquelle il a droit. Bergson y voit certes un souci d’égalité, un moyen de mettre tout le monde à un même niveau, mais elle pourrait également appartenir à un cérémonial appris par cœur, un vernis servant parfois à tenir à distance son interlocuteur ou au contraire, à l’amadouer. On retrouve sans doute ici la superficialité à propos de laquelle la critique de Comte Sponville prend tout son sens.

Politesse de l’esprit
C’est pourquoi la politesse de l’esprit vient ici à point nommé. Bergson considère effectivement que contrairement à la première, cette politesse est "la faculté de se mettre à la place des autres, de s’intéresser à leurs occupations […], de revivre leur vie en un mot, de s’oublier soi-même" (24). On découvre dans cette notion une forme de politesse d’une toute autre nature qui justement relève quelque peu de l’empathie. Elle est une politesse qui semble tenir à laisser son individualité de côté afin de laisser place à celle de l’autre. Cette belle retenue semble beaucoup plus intériorisée, aucunement superficielle, désintéressée et sans souci de quelque apparence que ce soit. Une politesse capable donc de préserver de l’empiètement, de retenir la spontanéité individuelle, d’en polir les saillies. Elle se situe au contraire dans un art de "circuler parmi les sentiments et les idées" et Bergson de trouver "qu’il y aura entre cette politesse raffinée et l’hypocrisie obséquieuse la même distance qu’entre le désir de servir les gens et l’art de se servir d’eux" (25).  

Politesse du cœur
Une autre politesse que Bergson situe non loin de la vertu, c’est la politesse du cœur. Telle est cette politesse dirigée vers les âmes sensibles, emplies de doute, timides et quelque peu inquiètes. Faite d’une parole aimable, elle cherche à valoriser celui qui en a tant besoin et ainsi "pourra produire sur ces âmes l’effet d’un rayon de soleil tombant tout à coup sur une campagne désolée" (26). Elle est ainsi une sorte de bonté concrète, un geste du cœur tendu vers la sensibilité d’autrui, sans nulle autre ambition. Et Bergson d’y voir la politesse la plus haute, la plus aboutie peut-être, la plus noble sans doute, que l’on pourrait qualifier de vertu, et qui requière selon lui une finesse et des aptitudes à lire dans le cœur de l’autre, à en pénétrer les profonds secrets. Cette politesse du cœur est tant éloignée de la politesse des manières, bien loin de la dissimulation et de la superficialité, qu’elle nous induit à la considérer avec grand intérêt. Bergson souligne magnifiquement cette forme de "sympathie délicate pour les souffrances de la sensibilité" (27). Adjointe à la spontanéité, voilà en quelque sorte une alliance prête à œuvrer dans la relation de soin. La collaboration de ces deux qualités, même si nous ne pouvons, ou osons, envisager qu’on les prenne pour des vertus, peut servir de bon repère à la relation en psychiatrie.


LA POLITESSE DANS LES SOINS

Comment dire ?

Les Romains se sont beaucoup intéressés à la façon de se comporter à l’égard d’autrui. La sincérité sans fard, l’intempérance verbale étaient de mise. Mais dans le cas de relations amicales, Cicéron défendait justement une certaine forme de retenue. Dire la vérité pouvait conduire au conflit et donc faire vaciller le lien d’amitié, mais ne rien dire et se calfeutrer dans la complaisance risquaient de laisser un ami se fourvoyer. Aussi insiste t il sur le fait qu’il faut dire la vérité, mais "éviter de formuler nos reproches sur un ton trop cassant" (28). Dire la vérité donc, mais en l’enrobant. Garder sa franchise, surtout lorsqu’elle s’adresse à un ami, mais en l’allégeant un peu de sa vigueur. Être vrai sans brutalité, sincère en ménageant ses mots.  
Ainsi la politesse est-elle capable de se distancer du calcul, pour appartenir à la sincérité, et peut-elle sourdre de la bienveillance, beaucoup plus que d’une vision utilitaire des formes. Le souci d’autrui est le propre d’une politesse plus élevée, plus forte. La place qu’elle donne à l’existence de l’autre dépasse de loin la basse politesse que Kant qualifiait de "monnaie de papier". De ce point de vue, elle nous rappelle que nous devons nous comporter devant l’autre en sachant qu’il est pourvu d’une sensibilité parfois extrême, et que nous devons alors nous efforcer de polir les formes de nos discours ou de nos actes qui risqueraient de l’égratigner. Cette politesse sincère est animée d’un désir de considérer le patient comme son semblable, d’un désir de faire au mieux sachant la vulnérabilité de tout un chacun, a fortiori dans un contexte où les soins imposent une asymétrie indéfectible entre soignants et soignés. Cette politesse s’adjoint les services de la prudence et de l’aidôs et corrobore la valeur de la retenue.
 Michel Lacroix considère que la fonction de la politesse est de nous apprendre "à respecter la singularité d’autrui, à écouter des points de vue différents du nôtre ; elle nous apprend à réfréner notre individualité et à rendre notre présence légère au milieu des autres hommes" (29). Elle s’inscrit de cette façon dans ce qui retient la spontanéité, l’adoucit, et l’empêche de nuire comme le détaillait Mill à propos de l’individualité. Et Michel Lacroix d’y voir également un "art de la pudeur", ce que nous avions pressenti avec l’aidôs. A travers cette réserve de l’affirmation de soi, nous voyons comment le soignant peut avoir de l’à-propos, nous voyons combien il agit avec prudence pour favoriser une rencontre qu’il recherche et dans laquelle il investit parfois une énergie vive mêlée de bienveillance.
 
Tact et délicatesse

Partant de cette politesse, de ce désir de ménager la sensibilité d’autrui, nous aboutissons sur deux autres notions toutes aussi intéressantes que la politesse porte en elle. En premier lieu il y a le tact : cette appréciation fine et mesurée relevant de l’intuition, capable de déceler ce qu’il convient de faire ou de dire ; elle est un sens de l’approche, une intelligence sensible et sûre en matière de relation. En effet, Bergson avait décelé cette nécessaire capacité que doit avoir l’intelligence pour apprécier la situation, jauger, percevoir ce qui tarabuste l’autre, ce qui l’inquiète ou ce qu’il recèle. Le tact renvoie au sens du toucher, à l’art de se joindre, d’appréhender la sensibilité et la nature de l’autre, pour y ajuster une présence qui peut être bonne. Une présence toute en retenue, pour une juste appréciation de la distance. Avoir du tact est assurément une grande qualité en psychiatrie, certes pas toujours très valorisée mais néanmoins appropriée.
Ensuite, il convient de mettre à jour la notion de délicatesse, laquelle est un pas de plus vers la grâce et la légèreté. Elle est une habileté dont la finesse permet de saisir les nuances les plus subtiles d’autrui. Cette finesse, on la trouve chez l’infirmière qui prend d’infinies précautions lors d’un soin, lorsqu’elle nettoie la plaie, allégeant son geste afin d’en dissiper le poids, afin que la douleur s’assoupisse, par respect, et par considération. La beauté de ce geste n’est pas qu’une affaire de technique, elle est une délicatesse de l’âme. Il en va de même dans le soin relationnel, parfois, lorsque la politesse du cœur sort de son écrin pour s’allier à la spontanéité individuelle.   



De cette capacité à se laisser investir par la spontanéité, et à osciller entre sa vivacité et la retenue, à ressentir la gêne et se raviser avant qu’il ne soit trop tard, avant le basculement, de cette capacité aussi à mettre les formes, à user d’une bonne hésitation, on peut penser qu’elle est un bien pour la relation de soin en psychiatrie. Il y a certes un antagonisme un peu hardi, un paradoxe quelque peu audacieux, une composition difficile et fragile, qui peuvent relever d’un pari impossible. Néanmoins, peut être que nous aboutissons ici à ce qui pourrait ressembler à de l’expérience, à savoir le résultat de l’effort à s’engager dans la relation avec prudence et justesse, tout en tenant compte de ce que nous sommes. L’apparition ici de la notion d’expérience pourrait en outre nous inciter à repenser l’autre voie de la spontanéité, celle qui appartient au registre de l’habitude, comme étant peut être l’aboutissement d’un équilibre stable en la spontanéité et la retenue.

 

NOTES


(1) Rousseau J.-J., Emile ou de l’éducation, Paris, GF Flammarion, 2009, p.392.
(2) Mill J.S., De la liberté, Paris, Gallimard, 1990, p.147.
(3) Aristote., Ethique à Nicomaque, VII, 1150 b 20, Paris, GF Flammarion, 2004, p.380.
(4) Idem., p.381.
(5) Montaigne., Les essais, Paris, Arléa, 2002, p.36.
(6) Aristote., Ethique à Eudème, II, 7, 1223a, Paris, GF Flammarion, 2013, p.111.
(7) Idem., VII, 1128 a 9, p.218.
(8) Idem., VII, 1128 a 20, p.219.
(9) Aristote., Rhétorique, II, 1384 b ; trad Ruelle, Paris, Le livre de poche, 1991, p.212.
(10) Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, tome II, Paris, PUF, 2014, p.1592.   
(11) Aristote., Ethique à Nicomaque, op.cit., IV, 1128 b 10, p.221.
(12) Laurent J., Leçons sur l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, Paris, Ellipses, 2013, p.127.
(13) Montaigne., op.cit., p.44.
(14) Comte Sponville A., Petit traité des grandes vertus, Paris, PUF, 1995, p.23.
(15) Idem., p.24.
(16) Elias N., La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973, p.74.
(17) Idem., p. 103.
(18) Idem., p.103.
(19) Idem., p.172.
(20) Idem., p.259.
(21) Idem., p.149.
(22) Alain., Propos sur le bonheur, Paris, Gallimard, 1928, p.190.
(23) Idem.
(24) Bergson H., La politesse, Paris, Rivage poche, 2008, p.23.
(25) Idem., p.24.
(26) Idem., p.25.
(27) Idem., p.27.
(28) Cicéron., L’amitié, Paris, Arléa, 1991, p.71.
(29) Lacroix M., "Civilités bourgeoises", in Politesse et sincérité, Paris, Esprit, 1994, p.37.

]]>
news-2705 Tue, 03 Dec 2019 16:35:00 +0100 Inversion inapercue du principe de double effet (Maastricht III) https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/inversion-inapercue-du-principe-de-double-effet-maastricht-iii De l’inversion inaperçue du principe de double effet dans le cas du Maastricht III "De l'inversion inaperçue du principe de double effet dans les cas du Maastricht III"

 

par Marie BENAZZOUZ

 

Infirmière depuis 12 ans, sa carrière s’est déroulée dans des réanimations et des  salles de réveil-accueil des polytraumatisés. Elle occupe depuis près d’un an un poste de faisant fonction de cadre dans un service d’unité de soins intensifs neurovasculaires.

Article référencé comme suit :
Benazzouz, M. (2019) « « De l’inversion inaperçue du principe de double effet dans le cas du Maastricht III » in Ethique. La vie en question, décembre 2019.

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article




Selon Aristote, « tout le monde dans une certaine mesure, essaie de combattre et de soutenir une raison, de défendre, d’accuser » (1) Le débat au sujet du prélèvement d’organes illustre ce propos car comme dans tout débat, les défenseurs du don d’organes et ses détracteurs s’affrontent. Au cœur de ces échanges se mélangent combat d’idées, soutien d’une cause, défense de ses convictions, voire accusation. 
Pour répondre à la pénurie d’organes, les sociétés savantes telles que la Société Française d’Anesthésie Réanimation (SFAR) ou la Société Française de Réanimation de Langue Française (SRLF) ont réfléchi aux questionnements éthiques liés à une procédure intitulée « Maastricht III » avant son introduction en 2014 dans quelques centres.
Cette possibilité de prélever des organes suite à une décision de limitation et arrêt des thérapeutiques actives (LATA) est quasiment inconnue du grand public, et parmi les soignants, rares sont ceux qui connaissent cette possibilité au regard du nombre limité de centres autorisés à appliquer cette procédure. En conséquence le débat n’est pas clos, le risque de conflit d’intérêt reste une préoccupation majeure. Précisons donc d’abord ce qu’il en est de cette procédure.
Le type de patient défini par le cadre du Maastricht III est le patient cérébro lésé pour lequel vu le pronostic sombre (état végétatif, pauci relationnel), a été décidé d’interrompre ou de limiter les thérapeutiques actives évitant ainsi une obstination déraisonnable. La famille est informée de cette décision puis, si l’équipe pense que la famille sera réceptive à la démarche de prélèvement d’organes, l’équipe de réanimation évoque la procédure de Maastricht III avec eux. Si le patient entre dans les critères de cette procédure, qu’il s’était positionné pour le don d’organes et que la famille accepte cette procédure, il sera décidé de l’heure de l’arrêt des thérapeutiques actives et une sédation sera mise en place de façon concomitante afin de lui éviter une potentielle souffrance. Si le décès survient dans les 180 minutes après le début de la procédure, le patient pourra partir au bloc opératoire afin d’être prélevé de ses organes. Au-delà des 180 minutes, si le décès n’est pas avéré, la procédure s’interrompt et les organes ne seront pas prélevés.

Plusieurs questionnements apparaissent alors : quel est l’intérêt de mettre en place des sédations si l’on considère que le patient végétatif n’a aucune conscience et donc qu’il ne risque pas de souffrir ? Le bénéfice du doute semble être à l’origine de cette sédation, mais il y a incontestablement le facteur « temps » qu’il ne faut pas négliger, car le décès doit survenir dans les 180 minutes afin que les organes soient viables, sinon les organes seraient perdus et la volonté du patient qui souhaitait être prélevé ne serait pas respectée.
Mais lorsque cette sédation est mise en place à « doses efficaces », qu’est-ce qui différencie cette sédation qui mène inexorablement au décès, de l’euthanasie qui peut parfois être demandée par le patient ?
Cette dernière vient du grec « euthanasia » et signifie mort douce. Il s’agit de « l’acte d’un médecin qui provoque la mort d’un malade incurable pour abréger ses souffrances ou son agonie» (2). Le fait d’administrer des médicaments à doses efficaces en attendant l’arrêt cardiaque, participe à la mort du patient, car ce patient est justement considéré en phase agonique.
Le discours peut-il servir à justifier nos actes et dans ce cas précis, à rendre acceptable une pratique qui pose encore de nombreuses questions éthiques ?


La question de l’étanchéité des filières (réanimation et prélèvement)

La procédure du Maastricht III concerne le décès circulatoire attendu, après limitation ou arrêt des thérapeutiques actives (LATA). La majorité des pays qui prélèvent après un arrêt circulatoire le font sur des patients de la catégorie III (Canada, Japon, Belgique, Pays Bas, États-Unis). Cette catégorie représente 90% (3) des prélèvements dans les pays qui prélèvent sur des patients en arrêt circulatoire.
En France cette procédure est envisagée suite à une décision collégiale qui a considéré que « la thérapeutique est dans une impasse, que l’on se trouve en phase d’obstination déraisonnable ou d’acharnement thérapeutique et qu’il semble légitime d’envisager une limitation ou un arrêt des thérapeutiques» (4). La loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie autorise en effet l’arrêt des thérapeutiques. Ce qui de fait, a participé à la possibilité d’envisager puis de mettre en place le prélèvement d’organes sur les patients Maastricht III.
Cette procédure doit cependant être indépendante de la décision d’envisager le prélèvement d’organes pour éviter tout risque de conflits d’intérêts. En effet, comme interroge l’Agence de Biomédecine, « la décision d’arrêt du traitement de suppléance vitale pourrait-elle être influencée par la possibilité de don d’organes » (5) ? Cette limitation consiste à reconnaître que le patient est dans une impasse et que continuer en ce sens relève d’une obstination déraisonnable ou que cela s’apparente à de « l’acharnement thérapeutique » (vocabulaire des familles). L’Agence de la Biomédecine recommande donc une « étanchéité des filières » (6). Cette indépendance se manifeste notamment par les tâches assignées à chaque filière.
La réanimation qui accueille et a en charge le patient va décider de la limitation ou de l’arrêt des thérapeutiques puis la mettre en œuvre. La coordination de prélèvements d’organes interviendra dans un second temps lorsque la décision de LATA aura été actée afin d’évaluer le patient pour un potentiel prélèvement d’organes, puis l’équipe de prélèvement n’interviendra qu’au bloc opératoire.
Lorsqu’une limitation a été actée, le patient est déclaré « mourant » c’est-à-dire, celui « qui s’affaiblit, qui va disparaitre » (7) et les « traitements sont poursuivis mais non intensifiés » (8). Lorsque le patient est éligible à la procédure du Maastricht III, c’est-à-dire un patient cérébro lésé avec un pronostic sombre, l’équipe de coordination est contactée par la réanimation afin de procéder à l’évaluation du patient considéré désormais comme un « donneur potentiel » avant d’informer les proches. En effet, en cas de découverte fortuite d’une contre-indication au prélèvement d’organes cela évite une démarche inutile qui n’est pas anodine pour les proches. Il s’agit d’épargner à la famille un entretien au sujet du don d’organes si cela n’aboutit pas, car le patient peut ne pas être donneur en raison d’une cause médicale. La démarche peut s’entendre lorsque l’on sait qu’aborder le don d’organes n’est jamais une chose simple. Cela peut être parfois perçu comme une violence supplémentaire ajoutée à une situation déjà difficile. De plus, si une famille accepte le prélèvement mais que finalement le prélèvement n’a pas lieu cela en rajoute encore à la violence. Les familles peuvent très mal vivre cet échec.



Favoriser la transparence ou préserver les familles ?

Nous pouvons tout de même nous interroger sur cette façon de procéder. Lorsque l’on prône la transparence afin de ne pas rompre la confiance avec le grand public, que penser de cette décision d’évaluer un patient comme donneur potentiel sans même en informer ses proches ? Cela semble répondre au principe aristotélicien du moindre mal. Plutôt que de faire souffrir une famille en annulant un prélèvement d’organes après leur en avoir parlé, il a été préféré une évaluation première, en n’en parlant pas aux proches. Tous les examens se font au lit du patient, il s’agit d’une condition sine qua non. Il ne semble dès lors pas déraisonnable d’épargner les proches dans cette étape préliminaire.


180 minutes pour ne pas rendre impossible le prélèvement…

Lorsqu’il n’y a pas de contre-indication et que la famille confirme la non-opposition au prélèvement d’organes, la LATA est mise en œuvre et débute alors la phase agonique, « c’est le moment même du mourir » (9). Le patient est comateux par l’intermédiaire d’une sédation, il n’y a plus de mouvement volontaire, la respiration est entrecoupée de longues pauses respiratoires, cela entraîne la mort cérébrale puis la mort. Cette période fait suite à l’interruption des traitements de suppléance vitale comme la ventilation, la dialyse, les traitements vasopresseurs…
Une sédation est instaurée (qui peut être de l’analgésie de confort) (10) afin de s’assurer de soulager une possible douleur, une dyspnée, l’angoisse, une agitation. Il y a par contre une contre-indication formelle à l’utilisation des curares qui visent à paralyser les muscles et qui provoqueraient de façon franche le décès mais pour lesquels on a des doutes quant à la possibilité d’une douleur insupportable due à ce curare.
La phase agonique ne doit cependant pas excéder 180 minutes pour des raisons d’ischémie chaude nécessaire à des greffons de bonne qualité.


L’évolution jugée défavorable du patient n’est qu’un pronostic

Considérant que le don d’organes est une volonté et non plus un consentement comme il est défini par la Loi, le soignant doit respecter cette volonté du patient donneur mais doit aussi prendre en considération que cette procédure est mise en place en se fondant sur un pronostic.
Le diagnostic d’état végétatif ou d’état pauci relationnel est posé par les médecins, puis une IRM dite « de pronostic » est pratiquée afin de prévoir l’évolution du patient. Or, ce pronostic est une probabilité : il n’y a jamais de certitude.
Dans une présentation sur le rôle du réanimateur dans le Maastricht III, il y a le « scénario catastrophe » (11) qui est la preuve que ce pronostic relève de la probabilité et non de la certitude, car il faut « avoir en tête le scénario catastrophe, le pronostic décrit à la famille est celui d’un futur état végétatif, la famille accepte le MIII, pour une raison x, la procédure est annulée, à moyen terme, le patient finit par retrouver sa conscience avec un grand handicap fonctionnel, la famille se retourne contre les médecins en prenant à témoin les médias sur l’erreur pronostique ayant conduit à la demande de MIII » (12).
On se base sur une imagerie qui sépare en 3 catégories les patients : la zone blanche regroupe les patients qui ont un bon pronostic de récupération, la zone noire considère que ces patients ont un mauvais pronostic neurologique au vu de leurs lésions (très grand handicap, état végétatif ou pauci relationnel) et enfin la zone grise. Cette dernière zone pose question.
En effet, dans cette zone réside l’incertitude. On ne sait pas si le patient va récupérer ou pas. Comme vu précédemment avec le conflit d’intérêt entre la décision de LATA et le prélèvement d’organes, il y a un second conflit d’intérêt qui apparaît avec cette imagerie. Comment savoir si, lorsque le patient se situe dans la zone grise en se rapprochant plus de la zone noire que de la zone blanche, il n’y aura pas une tendance à informer la famille du risque de très grand handicap pour favoriser une possible prise de décision en faveur du Maastricht III ?


La catégorisation subjective de l’acceptabilité du handicap

L’argument d’un mauvais pronostic fonctionnel ou de la conscience altérée ou minimale est utilisé pour discuter de la limitation et arrêt des thérapeutiques actives.
Se pose alors la question de la perception du handicap dans notre société. Cette imagerie ne risque-t-elle pas de catégoriser de façon subjective l’acceptabilité du handicap ? Comme justification de cette classification participant à la prise de décision certains font appel au concept du « patient suivant » (13) en mettant en exergue « le juste soin au juste coût » (14).
Dans le cadre d’un possible élargissement des patients éligibles au Maastricht III se pose la question du handicap dans notre société. Dans le cadre des maladies neurodégénératives, si un patient décide comme cela se fait actuellement en Belgique, de donner ses organes, arrivé à un certain stade d’évolution de sa maladie, cela nous mène à nous interroger sur ce qu’est un handicap acceptable pour nous.


Le risque d’une médecine de prélèvement remplaçant une réanimation des individus

Avec la possibilité de prélever dans le cadre des LATA, il est légitime de s’interroger sur le risque de favoriser « la médecine de prélèvements » au détriment de la réanimation de l’individu en tant que tel. Il y a le risque de voir se modifier la priorité, mais cette modification se fera sous l’influence d’une éventualité, d’un pronostic d’où toute certitude peut être écartée. Cette incertitude peut être naturellement utilisée pour déplacer le curseur selon les convictions et croyances du corps médical. Quand on fait la LATA, il y a nécessité d’étanchéité des filières mais comment ne pas penser au Maastricht III ?
Tristam Engelhardt estime que le patient n’a plus de conscience, devient un organisme vivant mais inoccupé (15). Nous flirtons avec la transgression quand nous envisageons cela en termes de bénéfices pour contribuer à la hausse des greffons. Cette classification en termes de « zone », blanche, grise ou noire a pour objectif de catégoriser les individus cérébro-lésés dans des cases, et si ces derniers sont dans la zone grise ils risquent d’être envisagés comme de possibles donneurs d’organes Maastricht III selon les aspirations personnelles et donc subjectives de l’équipe qui prendra en charge ce type de patient. Cette transgression est l’un des risques majeurs, c’est pourquoi l’Agence de Biomédecine a mis en place des remparts dans le but d’uniformiser la pratique.


La fin du double effet : la mort comme intentionnalité implicite

La loi Claeys-Leonetti du 2 février 2016 autorise pour les patients atteints d’une maladie incurable, « une sédation profonde et continue provoquant une altération de la conscience » (16) et « le médecin met en place l'ensemble des traitements analgésiques et sédatifs pour répondre à la souffrance réfractaire du malade en phase avancée ou terminale, même s'ils peuvent avoir comme effet d'abréger la vie » (17). C’est ce qu’on appelle « le double effet ».
Saint Thomas d’Aquin a été le premier à évoquer ce « double effet » (18), qui sert à désigner dans quelles circonstances il est possible d’effectuer une action qui aura de bonnes et de mauvaises conséquences. Il y a cependant des règles à respecter pour qu'une action ayant un double effet (un bon et un mauvais) soit moralement autorisée, il faut réunir quatre conditions :
-   L’action faite doit être moralement bonne ou neutre, ou non interdite.
-   Le mauvais effet prévu ne doit pas être intentionnel mais simplement permis, le mauvais effet est considéré comme un « effet indésirable ».
-   Le bon effet doit être produit directement par l'action et non par le mauvais effet (le mauvais effet ne doit pas être un moyen pour produire le bon effet).
-   Le bon effet recherché doit être suffisamment désirable ou proportionnel au mauvais effet.
L’action doit être moralement bonne ou neutre ; la sédation dans le cadre du Maastricht III vise à soulager une éventuelle souffrance au patient, et sert à éviter une souffrance aux familles et aux soignants qui pourraient être affectés par des gasps, de l’agitation ou un visage douloureux par exemple.  Cette sédation n’est pas interdite, elle est en effet recommandée par la loi.
Le mauvais effet ne doit pas être visé (praeter intentionem) mais doit être envisagé et toléré et le mauvais effet considéré comme un effet indésirable. Dans le cadre de la loi sur la fin de vie ce mauvais effet est la mort consécutive à la mise en place de la sédation.
 Mais dans le cadre du Maastricht III il semble que ce mauvais effet soit envisagé, toléré mais surtout visé. Initialement dans la loi, cette sédation est mise en place pour soulager « la souffrance réfractaire du malade », or comme nous l’avons vu précédemment cette souffrance ne semble pas une certitude dans le cas des patients végétatifs.
Pour le Maastricht III, cette sédation est appliquée tout d’abord au bénéfice du doute concernant la souffrance du patient, elle est aussi mise en place vis-à-vis des soignants et des familles.
L’ombre du temps imparti à respecter semble se dessiner car ce temps est justement compté (180 minutes). L’un des aspects particuliers pour le Maastricht III est la notion de temps, car contrairement à la mort encéphalique ou au donneur décédé après arrêt cardiaque, cette procédure est le fruit d’un long processus. Mais lorsque la famille accepte et que l’heure de l’application de la LATA est décidée, le temps est compté, il en va de la qualité des greffons et surtout de la possibilité de prélever. Si l’arrêt cardiaque n’a pas lieu dans le temps imparti, le processus s’arrête et le patient n’est pas prélevé.
Nous pouvons nous interroger sur les doses administrées qui, si elles visent à soulager une potentielle souffrance peuvent être adaptées afin de respecter le temps imparti.
Dans cette procédure il s’agit de contrôler le moment de la survenue de la mort, en choisissant sa date et son heure en prenant en compte des impératifs familiaux par exemple, mais aussi en prenant en considération des aspects organisationnels comme la disponibilité de l’équipe qui va venir poser la CRN ou la disponibilité du bloc opératoire. L’aspect accidentel du deuxième effet semble alors bien s’effacer au profit de son intentionnalité « in intentione ». Le « double effet » comme l’évoquait Saint Thomas d’Aquin appliqué à la sédation dans le cadre de la fin de vie trouve sa justification morale justement parce que le deuxième effet qu’est la mort n’est pas visé. Or, cela ne semble pas être le cas dans le cadre du Maastricht III.  L’intentionnalité masquée modifie le sens de ce double effet.
L’effet premier visé est d’éviter une éventuelle souffrance du patient dans le cas d’une perception de la douleur. Mais quel est le sens de cette sédation si l’on considère que les patients éligibles au Maastricht III sont végétatifs et donc n’ont aucune conscience ? Cela semble en réalité lié à la perpétuelle incertitude, certes ténue, mais omniprésente, et qui accompagne toute cette procédure.
Le cas du patient pauci relationnel est différent, la question ne se pose pas car il y a un état de conscience minimale avéré. Mais dans le cas du patient végétatif vaut-il mieux sédater inutilement ? Cette possible inutilité est toute relative, car la mise en place des sédations participe au décès. Or comme nous l’avons vu, le décès doit survenir dans les 180 minutes pour que les organes restent viables. Donc le double effet initialement évoqué est attendu et même provoqué dans le cadre du Maastricht III car c’est ce qui va contribuer à la possibilité du prélèvement d’organes.
Si la sédation peut poser question dans le cas du patient végétatif, il est légitime de s’interroger sur sa frontière fine avec l’euthanasie. Cette dernière est en théorie une demande du patient, anticipée, et est l’aboutissement d’une réflexion menée par une personne libre de s’exprimer. Le patient en exprimant ce souhait inclut le médecin dans cette démarche. Il s’agit d’une volonté mais cette dernière implique l’intervention d’une tierce personne et engage donc sa responsabilité ce qui engendre un « droit-créance » dans les pays où l’euthanasie est rendue possible par la loi.
Or avec Maastricht III, la sédation devient le moyen d’accéder au vœu du patient de donner ses organes. Elle est donc le moyen qui permettrait d’atteindre la fin que le patient souhaitait.
Mais cette sédation est aussi mise en place pour éviter la souffrance des soignants et des proches. Il y a une violence visuelle dans le processus agonique qui est subie par ceux qui sont présents au moment de la LATA. La sédation va éviter toutes les manifestations de souffrance du patient et donc les épargner dans une certaine mesure.
Il est intéressant de noter le paradoxe de la mise en place de l’arrêt des thérapeutiques actives et la mise en place de façon concomitante d’une sédation. En effet, cette sédation est constituée par l’association d’une analgésie pour éviter la douleur et d’un hypnotique pour son effet sédatif. Habituellement, ces traitements font partie des thérapeutiques actives utilisées en réanimation afin de maintenir le patient dans le coma, afin de protéger son cerveau dans le cas d’un traumatisme crânien, ou de permettre au patient d’être ventilé sans résistance dans le cas d’une défaillance pulmonaire. Ces thérapeutiques visent initialement à participer au bon déroulement des autres traitements administrés au patient. Ici cette fonction est détournée. La sédation serait donc un compromis médical qui permettrait de respecter la volonté du patient, d’obtenir des greffons de qualité et de protéger en un sens les proches et les soignants.


Le subterfuge possible du discours

Selon l’usage que nous en faisons, le discours permet de s’épanouir, de s’émanciper, mais il peut aussi enfermer, étouffer en rompant toute communication. Il faut en effet se méfier du langage qui peut prétendre dire ce qui est, alors qu’en fait, il dit juste ce qui n’est pas. Car tout ce en quoi nous croyons renvoie à une image étriquée de la réalité. Le discours peut-il être réduit à un subterfuge ? En effet « subterfugere » signifie initialement « fuir secrètement » ; la définition a évolué pour devenir un « moyen détourné pour se tirer de l’embarras » (19).
Pour Aristote « il y a trois espèces de rhétorique ; autant que de classes d’auditeurs, et il y a trois choses à considérer dans un discours : l’orateur, ce dont il parle, l’auditoire. Le but final se rapporte précisément à ce dernier élément, je veux dire l’auditoire » (20). Dans un échange sur un sujet sensible comme le don d’organes, il y a toujours la volonté pour les coordinateurs de prélèvements de valoriser le don d’organes et donc de convaincre l’auditoire du bien fondé et de la légitimité de cette pratique. Mais lorsque l’on a demandé à un coordinateur la légitimité de la mise en place des sédations avec comme finalité secondaire le respect du délai imparti pour avoir des greffons viables, il a été répondu qu’il s’agissait de « respecter la volonté du patient qui souhaite vraiment donner ses organes ». Ce qui est la reconnaissance de la sédation comme moyen d’arriver à une fin (celle de respecter le temps imparti afin d’aboutir au prélèvement) et non d’un moyen de soulager les souffrances éventuelles du patient.
Dans le cadre du don d’organes, il s’agit pour un coordinateur de persuader l’interlocuteur du bien-fondé de sa pratique. Il s’agit de justifier sa pratique. Associer le verbe « respecter » à « la volonté », est le signe d’une fuite en avant. Pour persuader, on utilise des termes forts et marquants qui vont mettre l’interlocuteur devant à une difficulté. 
En faisant appel au concept fort du « respect de la volonté », la parole tend à être utilisée pour fonder l’acceptabilité d’une pratique. Le langage est une façon d’influencer. Ainsi Alex Mucchielli estime que « pour influencer, il faut d’abord mettre le récepteur dans un « état » particulier, obtenu en manipulant ses émotions » (21). L’orateur choisit soigneusement ses termes dans le but de rallier l’interlocuteur à sa cause en faisant appel à ses émotions.
Ici, cette fuite débute par une mise en avant de la volonté du patient qui se doit d’être respectée. Qui pourrait envisager d’aller à l’encontre de ce principe ? L’orateur fait appel aux valeurs professionnelles du soignant qui est sensible et se doit de respecter la volonté du patient dans la mesure du possible.


Consentement présumé, consentement avéré, volonté : un glissement dangereux

Tout soignant sait qu’en dehors des pathologies psychiatriques qui peuvent altérer le jugement du patient, il est nécessaire de toujours prendre en considération la volonté de celui-ci. Dans ce cas précis, un premier mot est détourné de son sens. Concernant le prélèvement d’organes, il est d’usage d’utiliser le terme de « consentement », soit avéré quand le patient l’a transmis à ses proches, soit « présumé » lorsque la famille prend en compte le tempérament du patient et conclut que, vu sa personnalité, il aurait accepté de donner. 
La volonté qui est la « faculté de se déterminer librement à certains actes et de les accomplir » (22) est différente du consentement qui est « action de donner son accord à une action, à un projet ; approbation » (23). Or, dans le discours, l’un supplante l’autre. Ce patient qui a initialement dit à sa famille qu’il acceptait d’être prélevé de ses organes, qui a donc manifesté son consentement à cette démarche devient un patient qui a « décidé », qui a « souhaité presque plus que tout » donner ses organes. On assiste à un habile glissement du consentement à la volonté et l’on sait que consentement a moins force de conviction qu’une volonté.
Dans le cadre du prélèvement d’organes, légalement il s’agit plus de consentement, d’assentiment, et le plus souvent présumé opposé au refus qui, lui, n’est pas présumé mais ferme. Nous en trouvons d’ailleurs l’expression sur le « registre national des refus », ou à travers le témoignage des proches qui portent ce refus à la connaissance des soignants.
En remplaçant le consentement au don d’organes par la volonté de donner, cela signifie que la mise en place de cette sédation n’est que le moyen d’arriver à une fin, fin désirée par le patient. Il y a donc un déplacement de l’utilité première de la sédation qui vise à soulager le patient mourant.
La volonté est ici utilisée uniquement dans le but de justifier la mise en place de la sédation. Cette sédation qui, nous l’avons vu précédemment pose certaines questions.

Platon fait dire à Socrate dans le Gorgias : « il est vrai que ceux qui savent sont convaincus, et que ceux qui croient le sont aussi » (24). En effet, lorsque l’on affirme détenir la connaissance sur un sujet nous en sommes convaincus, de la même façon que ceux qui croient. La conviction est une notion fondamentale dans la prise de position sur un sujet qui prête à débat.
Quelle différence peut-il y avoir entre un patient qui demande à ce qu’on l’euthanasie car il souffre trop et ne tolère plus ses souffrances, et le patient à qui l’on administre la sédation dans le contexte du Maastricht III ?
Quelle est, s’agissant du respect de la volonté du patient, la juste mesure ? Peut-on dans le cadre du don d’organes vouloir respecter la volonté du patient au point d’introduire de fortes doses de sédation dans le seul but de contrôler le moment de la mort et dans le cas d’une maladie incurable refuser au patient d’accéder à sa volonté de décider du moment de sa mort ?

Le discours vise à rendre acceptable une pratique qui pose question. La puissance de l’utilité du langage s’exprime souvent dans les situations les plus sensibles du point de vue éthique. Il s’agit de savoir s’il n’y a qu’une seule vérité que l’on peut asséner à son interlocuteur, ou si justement chacun n’a pas « sa vérité ». Il y aurait ainsi autant de vérités que de discours si l’on considère que le langage est la production d’une vérité. Dans le Gorgias, il est dit que « la rhétorique est donc, semble-t-il, productrice de conviction, elle fait croire que le juste et l’injuste sont ceci et cela, mais elle ne les fait pas connaître » (25). Le discours produit vise à engendrer une conviction chez celui qui l’écoute et ce en faisant fi du lien entre la persuasion ressentie par l’auditoire et la qualité des arguments produits par l’orateur. Ce dernier au travers de son discours énonce ses propres convictions. Il s’agit bien là d’énoncer sa conviction profonde, or selon le Larousse, la « conviction » (26) est une « croyance ferme ». La conviction serait issue d’une argumentation raisonnée tandis que la persuasion viendrait de purs sentiments. Mais distinguer le domaine du « croire » et celui du « savoir » n’est pas toujours aisé. Souvent lorsque l’on entend le discours assuré de quelqu’un qui croit profondément en ce qu’il dit, nous sommes nous-même pris au jeu et par contamination nous pouvons avoir tendance à nous approprier cette persuasion que le discours a créé chez nous.
En effet, dans le cadre du prélèvement d’organes, ce qui semble être juste, c’est dans un premier temps de respecter la volonté du patient, puis dans un second temps de le prélever car il y a une utilité, une visée du bien d’autres personnes vulnérables. Mais cela serait simplifier un sujet qui est un véritable cas de conscience, preuve en est l’intérêt qu’il suscite et le débat qui en découle.
Socrate critique la superficialité de la rhétorique, qui au lieu de nous faire entrer dans le domaine de la connaissance au moyen de certitudes et de savoir, n’est qu’un artifice qui nous fait côtoyer la croyance, nous fait croire des choses mais ne nous les fait pas connaître.
Or, il semblerait que l’utilité du discours - dont la rhétorique est l’une des formes méprisables si l’on en croit le Socrate du Gorgias - serait de nous faire connaître, de nous faire entrer dans le savoir. Ce qui fait dire à Polos, un des interlocuteurs de Socrate dans le Gorgias que la rhétorique  est « un savoir-faire, voilà ce qu’est la rhétorique, pour toi » (27). Il ne s’agirait donc que d’un art au service de l’apparence, plutôt que de quelque chose mis au service de la vérité.


Conclusion


L’utilisation de la sédation autorisée par la loi sur la fin de vie pose question autant par sa justification du « bénéfice du doute » que par l’atteinte du mauvais effet. Cette sédation participant à décider du moment de la mort, veillant à respecter les délais d’ischémie pour les greffons. Il est légitime de s’interroger sur l’intentionnalité et la technicisation de la mort, dès lors que la date et l’heure de la LATA sont choisies et que son instauration est concomitante de la mise en place d’une sédation qui participe à la mort.
Échanger, dialoguer permet en effet de prendre en considération le point de vue de l’autre, d’ouvrir son esprit à des angles de réflexion que nous ne percevions pas forcément. En philosophie, il y a de nombreuses écoles de pensées et donc autant de façon d’envisager les choses.
En interrogeant la place du discours dans le cadre du prélèvement d’organes nous comprenons que des sujets sensibles peuvent bien vite devenir tabous, amenant maintenant même à qualifier d’ « égoïstes » les questionnements légitimes sur les enjeux de la pratique du Maastricht III.




Notes

(1)    Aristote, Rhétorique, Paris, Le livre de poche, 2018, p.75.
(2) « euthanasie », www.larousse.fr/dictionnaires/francais/euthanasie/31769=
Euthanasie #31695.
(3) Agence de la Biomédecine, Conditions à respecter pour réaliser des prélèvements d’organes sur des donneurs décédés après arrêt circulatoire de la catégorie III de Maastricht dans un établissement de santé, mai 2016, p.6.
(4) Idem, p.12.
(5) Ibidem, p12.
(6) Ibidem, p.14.
(7) « Mourant », www.larousse.fr/dictionnaires/francais/mourant/52951
(8) Agence de la Biomédecine, Conditions à respecter pour réaliser des prélèvements d’organes sur des donneurs décédés après arrêt circulatoire de la catégorie III de Maastricht dans un établissement de santé « op.cit. », p.15.
(9) Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs, L’agonie, définitions et caractéristiques, sfap.org
(10) Agence de la Biomédecine, Conditions à respecter pour réaliser des prélèvements d’organes sur des donneurs décédés après arrêt circulatoire de la catégorie III de Maastricht dans un établissement de santé « op.cit. » p.22.
(11) Puybasset Louis, Éthique en neuro réanimation, le besoin absolu d’outils fiables de pronostication en phase aigüe/ subaigüe, anarlf
(12) Idem.
(13) Puybasset Louis, La mort et les sciences, les techniques, Colloque au collège des Bernardins, mars 2019.
(14) Idem.
(15) Engelhardt Tristan, The foundation  of bioethics, Oxford University Press, 1996.
(16) Loi n° 2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie (1).
(17) Loi Claeys Léonetti, 2016, article L. 1110-5-3.
(18) Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1855, IIa, IIae, question 64, a. 7.
(19)« Subterfuge »,https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/subterfuge/75134?q=  subterfuge#74278
(20) Aristote, Rhétorique, « op.cit. », p.93.
(21) Mucchielli Alex, L’art d’influencer, Éditions Armand Colin, 2000, p.11.
(22)« Volonté »,https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/volont%c3%a9/82476?q=volont%c3%a9#81505
(23)« Consentement »,https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/consentement/18359?q=consentement#18255
(24) Platon, Gorgias, « op.cit. », p.142.
(25)Platon, Gorgias, p. 143.
(26)« Conviction »,https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/conviction/19012?q=conviction#18903
(27) Platon, Gorgias, « op cit. », p. 15

]]>
news-2706 Mon, 04 Nov 2019 16:08:00 +0100 Nous ne sommes pas que de la viande https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/nous-ne-sommes-pas-que-de-la-viande Nous ne sommes pas que de la viande, n’est-ce pas ? "Nous ne somme pas que de la viande, n'est-ce pas ?"

 

A propos de l’Exposition de Francis Bacon au Musée d’Art Moderne de Paris

Par Gwenaëlle CLAIRE

Gwenaëlle CLAIRE est cadre infirmier formateur à l’Institut de Formation en Soins Infirmiers Théodore Simon (Neuilly-sur-Marne), où elle enseigne plus particulièrement la législation, l’éthique, la déontologie, les soins de confort et les soins palliatifs. Actuellement formée en art-thérapie au Centre de l’Expression de l’Hôpital Sainte-Anne, elle anime des ateliers de médiations en arts graphiques auprès d’étudiants infirmiers. Doctorante en philosophie pratique, ses recherches portent sur l’inclusion de l’art en formation initiale infirmière.

Tryptique, 1972 (Bacon in Sylvester, 2006 : 139)

Article référencé comme suit :
Claire, G. (2019) « « Nous ne sommes pas que de la viande, n’est-ce pas ? » A propos de l’Exposition Francis Bacon au Musée d’Art Moderne de Paris » in Ethique. La vie en question, novembre 2019.

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article



Introduction

« Bacon en toutes lettres », présentée au Musée d’Art Moderne de Paris jusqu’au 20 janvier 2020, est une rétrospective magistrale d’œuvres tardives du peintre (1971-1992) permettant d’admirer quarante-cinq tableaux, dont une dizaine de tryptiques, certains inédits en France. Tous sont, selon la volonté de l’artiste, enchâssés d’un cadre doré et protégés d’une vitre.

L’exposition propose des liens avec six extraits littéraires lus par quelques personnalités (Mathieu Amalric, Dominique Reymond, Hyppolyte Girardot…), donnés à entendre dans des petites salles exemptes de tableaux où l’édition originale du livre de Francis Bacon est exposée. Choisis parmi la vaste collection de plus de 1000 ouvrages du peintre dont l’inventaire a été réalisé par le Trinity Collège de Dublin, on y retrouve Eschyle, bien sûr, en référence aux célèbres Érinyes, mais aussi T.S Eliot, Nietzsche (La naissance de la tragédie), Joseph Conrad, Georges Bataille et son ami Michel Leiris (Miroir de la tauromachie).

 « Nous sommes de la viande, n’est-ce pas ? » (Bacon in Maubert, 2009 : 38). Francis Lard qui se compare à de la viande... Au-delà de la célèbre ironie du peintre, tentons de comprendre ce que les tableaux peuvent nous donner à penser. S’il n’est pas certain que l’artiste acquiescerait à une mise en scène de ces textes littéraires supposés l’avoir inspiré, cette exposition est néanmoins l’occasion de redécouvrir une œuvre vaste et percutante, et de nous replonger dans les théories de l’un de ses commentateurs, le philosophe Gilles Deleuze.


1.    Un fleuve de chair

1971. L’histoire est tragiquement célèbre. Alors que Bacon est à Paris afin de préparer sa rétrospective, son ami Georges Dyer qui l’accompagnait est retrouvé mort sur la cuvette des toilettes de sa chambre d’hôtel par suite d’une ingestion massive d’alcool et de médicaments.
Prenons donc comme point de départ de notre interrogation le Triptyque, août 1972, venu de la Tate Gallery, et présenté actuellement au début de l’exposition parisienne. Cet ensemble représente en son milieu un couple violemment enlacé alors que de chaque côté se tiennent deux figures masculines assises. Sur chacun des panneaux, le fond est constitué par un rectangle noir encadré de deux aplats rectangulaires de couleur crème ; deux triangles noirs sur les panneaux latéraux figurent une piste. Sur le tableau de gauche, Georges Dyer est représenté dévêtu, assis sur une chaise, les yeux clos, passif comme s’il était surpris dans un instant où il pense être seul. 1972 : un an après le drame. Le quidam y verrait peut-être une affreuse représentation du mort. Tentons d’aller plus loin.
Dyer est fixé dans un moment d’inactivité ; passivité et stabilité du corps sur la chaise, il est juste posé là. Chez Bacon, le plan statique est renforcé par le grand quadrilatère noir, comme une entrée de porte ouverte sur l’infini, qui confère à la scène un caractère tragique. Fond abstrait, aplatissement de l’espace et illustration en même temps d’une profondeur. Mouvement d’un plan gris qui s’étend sous les pieds de Dyer, sur lequel il repose, ou qui passe sous lui. Mouvements du corps pourtant statique de Dyer. Une ligne transverse discontinue vient s’insérer sous le thorax. Un uppercut fantomatique vient lui creuser le torse et nous laisse à bout de souffle.

Couleurs de viande sur le visage, des rouges, des blancs, des gris. Utilisation peut être volontaire de la palette, extrêmement moderne pour l’époque, du Saturne de Goya. « Rouge cramoisi, gris métallique, de blanc et de chair pâle et lumineuse », décrit Jonathan Littell (Littell, 2001 : 16). Comme Goya, Bacon trace les contours des ombres avec une couleur vive. On y retrouve l’aspect crémeux de la chair, l’impression carnée. Blancheur du slip qui rappelle les tenues de lutteur des photographies de Muybridge. Et, doucement, mouvements, encore. Descente d’un corps qui s’écoule. Le pied, liquide, se termine en un sabot mou à la couleur de bois. Le corps pourtant stable ne repose sur aucun membre. De l’arrière de la chaise vient un liquide couleur de jambe, identique au panneau droit. Descente d’un corps qui se fait suintant. Ombre rose organique. Sur le panneau du milieu, la substance est quant à elle d’un mauve lumineux. Grands mouvements brossés, essuyés sur les aplats du visage, du torse, de la jambe droite. Immobilité du corps, force de ce qui l’entoure, ici la chaise et le fond noir. La force est d’autant plus ressentie que le corps est immobile. Tout se met à bouger, étonnamment ; mais il y a aussi quelque chose de naturel dans ces forces révélées, contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord. Et c’est sans doute ce qui dérange.
L’artiste évoque dans les entretiens avec Sylvester la structure de sa peinture, le refus de faire des fonds, et donner dans le registre du figuratif. Les figures sont des systèmes juxtaposés sur un même plan, commente Deleuze, l’un qui semble une forme, l’autre qui semble un fond, en un seul espace clos (Deleuze, 1989 : 15). Descente de la chaise, ou montée, on ne sait plus très bien. Quelque chose qui advient ou qui fuit aux dépens du personnage figé. Le Dyer du tableau ne se rend-il ne compte de rien ? On sent le mouillé sous le fessier, l’inconfort. On a envie de lui dire de bouger. Le prévenir pour qu’il se lève, s’élève. Ce qui descend du corps, c’est peut-être la vie même. Bacon dit à propos des ombres de l’homme assis qu’elles sont le symbole de « la vie qui s’écoule hors de lui » (Sylvester, 2006 : 144). Mais en même temps, il affirme plus tard lors de sa dernière interview à la BBC que les ombres « n’ont rien à voir avec la mortalité […] Elles ont à voir avec l’agencement du tableau, c’est tout » (Littell, 2001 : 133)
 
 
 
2.    Capter des forces pour faire naître la sensation

Bacon mentait sans doute souvent lorsqu’il commentait son art. Jonathan Littell pense que la « ligne officielle » tenue par Bacon, les petites histoires fabriquées afin de satisfaire les interviewers avaient pour fonction de pousser les spectateurs à ne pas attendre d’explication du peintre. « Je ne ressens rien du tout quand je peins, il n’y a rien à ressentir », affirme-t-il à Melvyn Bragg. Et encore, alors que Bragg demande à Bacon ce qu’il représente sur ses toiles, il répond : « Rien, si ce n’est ce que les gens veulent y voir. Rien » (Bacon, in Hinton, 1985). Face à l’œuvre, l’artiste prend parfois un recul amusé et interrogateur. Il reconnaît peut-être des signes, et en découvre d’autres. La chose parle sans doute intimement, profondément, de celui qui l’a fait, du moment où il l’a fait, du monde qui était sien à cette heure. En interview, Bacon dit qu’il ne cherche pas à exprimer quelque chose, mais qu’il est possible que quelque chose apparaisse à son insu. Les phrases laconiques du peintre sont des incitations en somme à se tourner simplement et exclusivement vers les toiles : « Le commentaire ne sert à rien. La chose est là, et doit être lue telle qu’elle existe » (Littell, 2001 : 34).

 En laissant libre cours à l’instinct, et en évitant autant que possible la narration, Bacon arrive à créer des mouvements violents. Ses figures sont des sortes d’« acrobates […] de l’immobilité » (Deleuze, 1989 : 26). Pour Deleuze, ce qui intéresse l’artiste, ce n’est pas tant le mouvement que « l’action sur le corps de forces invisibles » : « mouvement sur place », « spasme ». Bacon est un « détecteur » de forces (Deleuze, 1989 : 62-63). Forces d’isolation qui s’enroulent autour de la figure.  Forces de déformation. Forces d’aplatissement dans le sommeil. Forces de dissipation : zone d’indiscernabilité qui touche plusieurs figures, ou qui surgit de la figure et de l’aplat… Dans le panneau de gauche du Triptyque, Aout 1972, des contours nets enserrent les épaules : Systole. Ils pénètrent le thorax, puis la coulée du pied, le corps qui devient autre chose, qui descend, flaque sur la chaise qui s’étend : Diastole. Mais dans le moment de Systole, il y a déjà une Diastole : « le corps s’allonge pour mieux s’enfermer ». Et inversement il y a une Systole dans le mouvement de la Diastole, « quand le corps se contracte pour s’échapper ». Tout n’est que contraction, exercices de forces qui happent le corps, l’étirent, le tendent, le contiennent. Diastole et Systole donnent le rythme du tableau (Deleuze, 1989 : 41).

Bacon affirmait rechercher la sensation, pas le sentiment. Il revendique une peinture « clinique ». Attitude tranchante, qui comprend une part de distance, une sorte de froideur. Une peinture qui tendrait vers l’exactitude, la profondeur. A la fois tranchante et bouleversante : « A priori, il n’y a pas de sentiments. Et, paradoxalement, ça peut provoquer un énorme sentiment » (Bacon, in Maubert, 2010 : 29). Alors, « la sensation, c’est ce qui se transmet directement, en évitant le détour ou l’ennui d’une histoire à raconter » (Deleuze, 1989 : 41). La sensation agit directement sur le système nerveux, elle ne passe pas, comme peut le faire la représentation, par le cerveau, précise Deleuze. Certains y verront une figuration car bien sûr, quelque chose est quand même figuré secondairement. Mais Bacon n’a pas voulu représenter une figuration primaire qui pourrait être qualifiée d’horrible et susciter aussitôt une histoire, il a voulu au contraire faire sentir la puissance, remarquablement dans les tableaux de corps où il ne se passe rien, comme Dyer sur sa chaise.
Le Triptych de 1967, exposé habituellement au Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, à Washington, présenté dans la 4ème salle à Paris, est à cet égard d’une puissance inouïe. Sur les panneaux latéraux, des agencements similaires : même piste verte, même estrade, et cube transparent. Et sur la droite de l’estrade, se trouve une ouverture, un tableau ou un miroir. Comme dans la plupart des tableaux de Bacon, il y a des scènes dans les scènes, des tableaux dans les tableaux.  Le mouvement est puissamment ressenti par le contraste entre les deux tableaux latéraux, en apparence semblables. Deux amas de corps, face contre terre à droite, et face en l’air à gauche. On ressent violemment une force de retournement entre les deux scènes des tableaux latéraux, force qui atteint son apogée dans le tableau central où un amas éclaté, immobile et portant les stigmates d’une explosion, est entouré d’un cadre immobile et calme. Bien sûr, on peut se raconter que la silhouette habillée du tableau de droite, absente à gauche, a fini éclatée sur le panneau central, comme les reliquats de vêtements pourraient nous le faire penser. Mais au fond il n’y a pas besoin d’histoire, car tout n’est que forces agissant sur le système nerveux ; Deleuze rappelle qu’il « n’y a pas de sentiment chez Bacon : rien que des affects », des sensations, des instincts (Deleuze, 1989 : 44).



3.    L’individu comme événement

Bacon a été fasciné très jeune par un livre présentant des maladies de bouche, et le cri du Massacre des innocents de Poussin lui a toujours fait une terrible impression. Sa peinture, pour Deleuze, « désincarne les corps » (Deleuze, 1989 : 55) au point que l’on ressent dans les têtes les forces qui s’exercent sur la figure immobile. Sylvester dit qu’à partir des années 50, Bacon a l’ambition de montrer « le sourire sans le chat », se référant à l’apparition du sourire du chat d’Alice au pays des merveilles, avant que ne surgisse la tête. Façon de s’intéresser toujours davantage alors aux forces qu’aux formes (Sylvester, 1976 : 92).

Pour Deleuze, les artistes rendent « les complexes pulsionnels sensibles […] dans la mesure où des formes qu’ils inventent se dégagent des forces réelles qu’ils perçoivent, et non des représentations usuelles dans la culture » (Sauvagnargues, 2006 : 53). Ils sont capteurs de signes ; le signe étant la force éprouvée. Le signe n’est pas à comprendre comme signification, mais comme force qui affecte. Deleuze associe force et puissance dans le concept d’éthologie, signe qu’il appelle parfois aussi heccéité (Deleuze, Guattari, 1980 : 318). Il s’inspire du concept d’eccéité (qui vient d’ecce, « voici ») de Gilbert Simondon, mais préfère l’écriture employée par Jean Duns Scot, heccéité venant de haec, « cette chose ». Duns Scot a utilisé le terme haecceitas pour désigner la singularité comme individuation de la forme. Définition qui s’écarte du modèle dominant au XIVème siècle de la dualité matière/forme (Zourabichvilli, Sauvagnargues and all., 2011 : 107). Deleuze précise dans Mille Plateaux que pour lui, l’heccéité est un « mode d’individuation qui ne se confond précisément pas avec celui d’une chose ou d’un objet ». Phénomène qui renvoie à un état de puissance. Deleuze conçoit l’heccéité comme une individualité événementielle, qui ne cesse de communiquer avec d’autres. Comment envisager le mode ainsi donné ? Spinoza, dont s’inspire Deleuze, le définirait comme un rapport complexe de « longitudes et latitudes pures » (Deleuze, Guattari, 1980 : 318). Spinoza propose ainsi une philosophie modale de l’individuation. Latitude, c’est le degré de puissance dont est capable le corps (« ce que peut un corps », aime dire Deleuze), qui fluctue de la naissance à la mort. Longitude, c’est le rapport des forces en termes de vitesse et de lenteur (Deleuze, 1981 : 66). Alors, le repos devient une fluctuation.

Ainsi, l’heccéité ne classe pas l’être selon des normes, mais capte des devenirs en acte. Les formes de ce mode d’individuation sont multiples. L’artiste alors évalue les types de rapports de forces, il ne leur donne pas sens, mais il en cartographie les affects (Sauvagnargues, 2006 : 63). On sort de la dualité image/mouvement. L’image-mouvement de Deleuze est une apparition. L’image devient plurielle, comme les forces qu’elle fait sentir. Des images en unes. L’image est. Ce n’est pas une copie, une représentation consciente de la chose. Une image contient toujours une pluralité d’images, elle traduit des mouvements. C’est en ce sens que la Figure baconienne n’est pas figurative : elle se rapporte à la sensation. L’individu y est traité comme pur événement. L’art répond alors à sa vocation selon Deleuze : « Rendre visibles des forces qui ne le sont pas ». Rendre visible « des forces élémentaires comme la pression, l’inertie, la pesanteur, l’attraction, la gravitation, la germination » (Deleuze, 1989 : 57). La pensée chinoise valorise les heccéités, ces « relations du type " vents, ondulations de la neige ou du sable " » (Sauvagnargues, 2006 : 231). Il s’agit de variations temporelles, de vibrations, de rayonnements…. Ce qui arrive au corps est affaire de méridiens, de circulation d’énergies, de flux. Des concepts qui sont totalement étrangers à la conception européenne de l’organisme.


4.    Le Corps sans Organes

Deleuze étudie l’embryogénèse de Geoffroy Saint-Hilaire, par opposition au concept d’organologie. C’est bien sûr une occasion politique de s’opposer aux organisations et au pouvoir centré. Mais c’est aussi un moyen d’envisager le corps comme modalité, comme une heccéité, mais qui précèderait son individuation. L’image du corps comme fait intensif qui se ramène à un pur plan de forces en devenir.

Deleuze reprend pour la première fois dans la Logique du sens la notion de Corps sans Organes présente chez Artaud (Deleuze, 1969). La peinture baconienne nous fait sentir quelque chose bien au-delà du corps vécu, dit Deleuze. Car il y a, au-delà, « le rythme lui-même [qui] plonge dans le chaos, dans la nuit, et où les différences de niveau sont perpétuellement brassées avec violence ». Et, peut-être que, dit Deleuze, la figure baconienne correspond au Corps sans Organes (CsO) d’Artaud. Le Cso serait un corps sans organisation d’organes, mais composé de strates et niveaux, de façon intensive (Deleuze, 1989 : 47). Alors que classiquement l’organisme emprisonne le corps dans une hiérarchie, tel qu’il est envisagé sous le terme CsO, il est une forme encore non actualisée où coexistent l’actuel et le virtuel. Il est pourvu d’organes transitoires, indéterminés, variables.


5.    Rendre sensible le temps : le devenir

Le CsO, même s’il est propre à Artaud en tant que sujet singulier, nous sort de notre classique conception fixe de l’organisme. Il donne à saisir quelque chose de modal, qui dépasse nos représentations et nous amène à sentir un corps, ici et maintenant, qui semble en proie à des forces. Dans le chapitre III de Différence et répétition, Deleuze, très inspiré par Bergson, décrit trois modes temporels (Deleuze, 1968 : 169-217).  En premier, le temps de l’action. Le temps présent comme temps périodique qui correspond aux cycles organiques. Image du mouvement circulaire qui passe par les mêmes points. Nous pensons aussitôt à des scènes souvent figurées comme des pistes chez Bacon. Relâchement, contraction de l’organisme, répétition d’instants. Périodicité. Le même cycle qui se répète. Vitesse du cycle, habiter un milieu. En second lieu, le passé virtuel. L’évènement est césure dans le présent. Surgissement dans un intervalle, dans l’entre-deux-milieux. Rendre compte du temps qui passe, qui succède à un autre. En troisième lieu, le devenir. Temps de la précarité, de l’impuissance, du hasard, du coup de dés. Le temps permet de ne pas penser la vie comme un alignement de séquences, mais au contraire il peut donner à sentir les ruptures. Il établit une conception de l’être où l’identité n’est pas donnée une fois pour toute. « Numériquement un, formellement multiple » (Deleuze, 1969 : 75).
Afin de mieux comprendre Deleuze, revenons aux origines avec Bergson. Pour le philosophe, il n’y a pas de forme, puisque la forme est l’immobile et la réalité est mouvement. « La forme n’est qu’un instantané pris sur une transition » (Bergson, 1907 : 302). Dans l’éprouvé quotidien, nous nous référons sans cesse à une image moyenne. Nous cherchons à saisir une image fixe ou à comprendre le mouvement : son origine, sa finalité… « La connaissance porte sur un état plutôt que sur le changement », « l’esprit s’arrange pour prendre des vues stables de l’instabilité » (Bergson, 1907 : 303). La multiplicité des devenirs est représentée par l’esprit par un « devenir indéterminé » abstrait, ou réduit à quelques états censés catégoriser de grands types de devenirs. Cela ne rend pas compte de la « multiplicité indéfinie de devenirs diversement colorés » qui existe. Car pour Bergson, « le mécanisme de notre connaissance usuelle est de nature cinématographique » (Bergson, 1907 : 305). Nous actionnons « une espèce de cinématographe intérieur » qui compose, à partir d’une vue partielle de la réalité, une série d’images. Des vues, instants choisis, se succèdent de façon incomplète : elles ne disent pas le mouvement, elles ne sont pas toutes les vues. Le mouvement est aussi insaisissable que la fumée que l’on voudrait saisir entre nos mains. Nous pensons des points d’immobilité là où il y a trajet, mouvement. « Enfance, adolescence, maternité, vieillesse sont de simples vues de l’esprit, des arrêts possibles imaginés pour nous, du dehors, le long de la continuité d’un progrès » (Bergson, 1907, 311). Les réalités des transitions nous échappent ; nous nous fixons sur des étapes. Le langage pris dans le mécanisme cinématographique juxtapose des images qui ne traduisent pas en fait le processus du devenir, mais évoquent un état se substituant à un autre. Les formes sont des prises de vues extraites d’une réalité en perpétuel changement. Caractère artificiel donc de la forme. En fait, chez Bergson le développement est un perpétuel changement de forme (Bergson, 1907, 18). Les crises que sont la ménopause ou la puberté s’inscrivent dans un changement perpétuel, qui se prépare à tout instant. Cause intérieure et non pas quelque chose d’extérieur qui surgirait. Voilà peut-être l’intérêt de la peinture baconienne : donner à sentir le corps comme une suite de mouvements et comprendre comment nous saisissons arbitrairement des instants.


6.    Une zone d’indécision

Les tableaux de Bacon font sentir des mouvements, comme des ondulations : « le corps obéit à un tracé que l’on ne peut représenter, mais seulement imaginer » (Milon, 2008, 39). Un corps hors territoire, dont on ignore la destination finale, sans cesse transformable. Bacon chercherait, selon Milon, à faire sentir « un vide et une chair qui se confondent » (Milon, 2008 : 12). Dans les représentations communes la peau est une limite, un contour, un territoire, l’espace mitoyen entre un extérieur et un intérieur. Mais quid de la peau comme intériorité même du corps, comme « ce qui construit et habite un lieu et non ce qui délimite un espace » ? Le corps pour Milon n’est pas un sac (enveloppe + contenu), il est tas, amas, matière-même, car « sa nature est dans sa capacité à absorber autant ce qui est dedans que ce qui vient du dehors » (Milon, 2008 : 10). Pour Milon, les Figures de Bacon crient le refus de l’enveloppe. Le concept de Tas permet alors de traduire le CsO. Le corps comme amas n’est pas une addition d’organes, il forme un tout. Deleuze dit que la viande est chez Bacon « zone d’indécision objective » (Deleuze, 1989 : 21). « Indécision parce que le corps refuse la hiérarchie qu’imposent les organes, et objective parce que la viande est là, on n’y peut rien », explique Milon (Milon, 2008 : 20). Dans cet état d’indécision, le corps est hors normes. Comme le tas, l’amas qui « est informe au sens où il n’existe pas une forme qui l’emporte sur l’autre. L’informe ne veut pas dire sans forme, mais simplement la mise au jour d’une forme qui rend compte d’un lent processus de maturation et d’effectuation » (Milon, 2008 : 20). Il est vrai qu’il est souvent possible de distinguer chez Bacon une jambe, un bras, mais il s’agirait de préformation, comme à l’état embryonnaire, dans l’œuf. Le Triptych de 1970, exposé habituellement à la Nationale Gallerie de Caberra, en Australie, visible en ce moment à Paris, représente des hommes suspendus à des fils sur les panneaux latéraux. Acrobates, hommes-araignées ? Comme des bêtes en attente, qui surveillent. Au centre, un amas de corps rassemblé au milieu, comme surpris, dans une sorte de nid primitif, une composition où les individus ne sont plus distincts. Sorte de meute. De l’informe semble sortir une tête, et une autre. Mouvements sur le rond de piste bleu. Bacon donnerait à voir « ce que la conscience de l’homme ne veut pas voir : un tas réduit à ce qu’il a de plus primitif, un amas de matière vivante » (Milon, 2008 : 20).


7.    Eprouver un devenir-animal

Pour Deleuze, les tableaux de Bacon se composent de 3 éléments : Structure, Figure, Contour. De la structure à la Figure existe un premier mouvement, une tension. Puis la structure s’enroule autour du contour, le contour est un isolant. Enfin, la Figure va vers la structure matérielle en passant par un trou, se déformant, Deleuze dit qu’elle éprouve un devenir animal (Deleuze, 1989 : 37). L’aplat contourne la figure et l’entoure, créant un système clos.

Dans son travail, Bacon recherche tout le temps « le fait commun entre l’homme et l’animal ». Lorsqu’il réalise des portraits, il regarde souvent des photographies d’animaux à la recherche du mouvement (Sylvester, 2006 : 65). Alors l’animal s’échappe des corps (Deleuze, 1989 : 28). Pour Deleuze, Bacon crée « une zone d’indiscernabilité, d’indécidabilité » entre l’homme et l’animal : le corps éprouve un devenir-animal. Un devenir, dit Deleuze, qui n’est ni progrès ni régression. Ce n’est pas non plus « une ressemblance, une imitation ». Ce n’est pas quelque chose d’imaginaire non plus. Le devenir-animal vaut pour lui-même, et pas pour ce qu’il serait devenu. « Il est l’alliance ». Le corps affecté par un devenir. Entendons le philosophe prendre des exemples parlants : « Qui n’a connu la violence de ces séquences animales, qui l’arrachent à l’humanité ne serait-ce qu’un instant, et lui font gratter son pain comme un rongeur ou lui donnent les yeux jaunes d’un félin ? Terrible involution qui nous rappelle vers des devenirs inouïs » (Deleuze, 1980 : 294).

Bacon jette la peinture sur la toile. Il recherche, à chaque fois, l’élan du premier jet de peinture dans un acte vif qui serait toujours spontané. Il gratte la toile aussi. Peut-on dire que Bacon éprouve lui-même un devenir-animal lorsqu’il peint, et que c’est par ce procédé qu’il arrive à faire passer un quelque chose de si dynamique dans ses corps ?

« La tête humaine implique une déterritorialisation par rapport à l’animal ». Dans la plupart des tableaux de l’exposition, Bacon défait les visages, pour faire surgir une tête, « pointe » du corps, et « un esprit animal » (Deleuze, 1989 : 27). Aplats, brossage et nettoyage font venir la tête là où nous attendrions le visage ; elle se compose de la force de traits animaux. Le visage est une surface pour Deleuze, une carte qui s’enroule sur un volume, borde des trous (les yeux). Le visage, c’est la tête surcodée (Deleuze, 1980 : 298). Alors la tête n’est pas le visage. Le visage est produit dans l’humanité ; machine abstraite qui comprend quelque chose d’inhumain par nature avec ses trous, ses surfaces blanches, « son vide », « son ennui ». La visagéité est partout où il y a des trous sur un aplat, « trous noirs sur mur blanc » dit Deleuze. Le philosophe précise que « c’est une erreur de faire comme si le visage ne devenait inhumain qu’à partir d’un certain seuil : gros plan, grossissement exagéré, expression insolite, etc… » (Deleuze, 1980 : 209).  « Visage, quelle horreur, il est naturellement paysage lunaire, avec ses pores, ses méplats, ses mats, ses brillants, ses blancheurs et ses trous : il n’y a pas besoin d’en faire un gros plan pour le rendre inhumain, il est gros plan naturellement, et naturellement inhumain, monstrueuse cagoule » (Deleuze, 1980 : 233). Ce n’est pas le visage transcendantal de Levinas, qui constitue un appel à la protection de la faiblesse. Le visage de Deleuze nous parle d’une sorte de machine autonome qui ramène la perception de l’autre à une gamme expressive (Deloro, 2009 : 67). L’être existe par le champ d’expressions conformes aux standards sociaux que dégage son visage. Pour les deux philosophes finalement, il est question d’une profondeur.


8.    Un effet haptique

« C’est une affaire très, très serrée et difficile que de savoir pourquoi une peinture touche directement le système nerveux, alors qu’une autre peinture vous raconte l’histoire en un long discours qui passe par le cerveau », dit Bacon (Bacon, in Sylvester, 1976 : 44).  David Le Breton nous rappelle qu’Aloïs Riegl, historien d’art autrichien du XIXe siècle, décrit deux modalités de regard. Tout d’abord, il est question, de façon assez classique dirons-nous, de « l’œil optique [qui] préserve la distance [et qui] fait de l’objet un spectacle et sautille d’un lieu à l’autre ». Ensuite, il faut distinguer « le regard de proximité [qui] devient parfois presque tache, haptique disait Riegl, il entre dans l’épaisseur des choses » (Le Breton, 2006 : 65). L’œil haptique habite son objet. Gilles Deleuze reprend cette idée et la développe en référence à la peinture baconienne. Du grec haptô, toucher, Deleuze emploie le terme pour qualifier la vision propre à l’art égyptien où fond et forme sont représentés sous le même plan, frontal ou de profil. L’art occidental a eu au contraire plutôt tendance à élaborer très tôt des représentations pluridimensionnelles. La peinture de Bacon crée un effet haptique : la surface plate engendre des volumes par un jeu de couleur. « Energie spatialisante de la couleur » (Deleuze, 1989 : 129) : la peinture de Bacon brouille les limites, créant un « monde tactile-optique ». Le tableau Sand Dune de 1981 représenterait, pour certains commentateurs, une sorte de brouillard. Il nous semble qu’il peut également incroyablement faire ressentir la force d’une propulsion d’eau. La forme du brouillard est bondissante dans une seule dimension, sans perspective. Cette vision nécessite du spectateur un rapprochement fort, il s’agit d’aller « voir au plus près au point d’avoir par la vue presque le sentiment de contact », commente l’artiste contemporain Pierre Baumann. Pour accéder aux tableaux de Bacon, il faut être patient, persévérant. Chercher à déjouer le reflet des vitres qui protègent les toiles, et qui sans cesse nous renvoient notre propre image, ou les détails du décor de la salle. Les lumières, les panneaux des issues de secours, les autres spectateurs…. et, soudain, « il n’y a pas plus de dedans que de dehors, mais seulement une spatialisation continuée, l’énergie spatialisante de la couleur […] un " fait " pictural à l’état pur, où il n’y a plus rien à raconter » (Baumann, 2010). Voilà donc comment nous pouvons être véritablement « touchés » par ce que nous voyons.

Bacon revendiquait son art comme une production inspirée par des images et surgissant également de son inconscient. « Souvenez-vous que je regarde tout », aimait-il dire (Bacon, in Littell, 2011 : 117). Les photos de l’atelier de Bacon sont remarquables (Harrisson, 2009). L’endroit, constitué de nombreuses strates, regorge de documents de tous ordres. Fortement intéressé par le mouvement des corps, il s’est inspiré des planches des éditions de The Human Figure in Motion d’Edweard Muybridge. De nombreuses œuvres plus classiques ont été sources d’étude et d’inspiration : Velázquez bien sûr, mais aussi Michel Ange, Rembrandt, Van Gogh, Goya, Picasso. On trouve également dans son atelier les nombreuses photographies de ses amis tels Lucian Freud, Georges Dyer, Henrietta Moraes, Isabel Rawsthorne, réalisées par John Deakin, mais aussi une multitude de documents accumulés qui auraient sans doute semblés insignifiants au simple quidam. Le peintre, fasciné depuis l’enfance par la viande exposée en boucherie, s’inspire également d’ouvrages étudiant les maladies de bouche, et réalise souvent les portraits de modèles vivants en regardant à leur insu des planches animalières posées devant son chevalet.
Bacon peint sur l’envers de la toile. Le travail se fait par le surgissement de « marques », « traits irrationnels, involontaires, libres, au hasard ». « Ils sont non représentatifs, non illustratifs, non narratifs ». Ce sont des « traits de sensation confuse », « asignifiants ». « C’est comme si la main prenait une indépendance et passait au service d’autres forces, traçant des marques qui ne dépendent plus de notre volonté ni de notre vue » (Deleuze, 1989 : 94). L’artiste explique volontiers comment les formes s’imposent à lui sur la toile, et comme à chaque fois il s’en étonne. Quelque chose arrive, qu’il nomme « accident ». Un processus « à la fois accidentel et en même temps complètement évident » (Bacon, in Archimbaud, 2009 : 64-65) qu’il attribue à « l’instinct ». Il fait un lien entre cette peinture intuitive, « accidentelle », et la sensation qu’elle provoque en retour (Bacon, in Sylvester, 1976, tome II : 72).


9.    La recherche du pur figural

Bacon cherche « le pur figural » et l’obtient en procédant par « extraction et isolation » (Deleuze, 1989 : 12). « Je déteste l’atmosphère coin-du-feu […] J’aimerais que l’image ait une intimité sur un fond très dénudé. Je veux isoler l’image pour la soustraire à l’intérieur et au foyer » (Bacon, in Sylvester, 1976, tome II : 99). Il recherche finalement la puissance qui émanerait de la peinture même et non pas de l’histoire qui se raconte. Deleuze dit néanmoins que Bacon n’a jamais affaire à une toile blanche. Autour de lui, en lui, il y a déjà des choses. Le travail du peintre serait alors de « vider, désencombrer, nettoyer ». Travail de tri indispensable, préparatoire : que va-t-il garder, ou non ? Trier les données figuratives : illustrations, narrations, représentations, clichés, qui sont là avant, dans la tête du peintre, dans le premier rendu sur la toile. Bacon tente de sortir du cliché, « tâche perpétuellement recommencée », « avec beaucoup de ruse, de reprise et de prudence », commente Deleuze (Deleuze, 1989 : 11). Le philosophe remarque comme il est difficile dans les faits de s’abstraire du figuratif. Il y a quand même un homme assis, une narration, même si elle semble absurde, « un conte surréaliste ». Finalement, l’opposition Figure/Figuratif, commente Deleuze, est une affaire intérieure, interne, complexe. Car avant la Figure, il y a toujours au commencement une forme, une idée, puis, en travaillant, le peintre va s’en éloigner, et obtenir la Figure. Il y a entre deux « un saut sur place, une déformation sur place ». Désorganisation, déformation (Deleuze, 1989 : 91).


10.    Ouvrir des lignes de déterritorialisation

Alors « la peinture, expliquait Bacon à Franck Maubert, est un langage en soi, c’est une langue à part » (Bacon, in Littell, 2011 : 51). L’artiste est pour Deleuze un capteur de signes, de symptômes. Mais il y a aussi une dimension plus politique chez le philosophe, celle de l’artiste comme médecin de la civilisation, capable de moduler le rapport social et donc d’être agent de transformation. Affirmation de l’art comme processus d’expérimentation s’affranchissant des normes sociales.

Deleuze développe avec Guattari une critique des processus normatifs en développant le néologisme de « déterritorialisation ». Si la vie devait être comparée à une œuvre, précise Guattari, il s’agirait d’une œuvre inachevée, « ouverte, processuelle, quelque chose d’unique » (Guattari, 2002 : 57-58).  Le corps deleuzien est un hors territoire, dont on ignore la destination finale, sans cesse transformable. La figure devient un devenir-territorial, inscrit dans un processus de territorialité, déterritorialité et reterritorialité, un processus à Mille Plateaux. Mener sa vie serait ainsi un processus jamais achevé, mais soumis à des forces, des affects ; la ligne de vie est dans Mille plateaux « ligne créatrice », elle est multiple, extension, courbes, plis. Ouverture. Chez Deleuze et Guattari, il est donc question de défaire, radicalement. Défaire le moi, les territoires, les systèmes. Pour ces philosophes, l’éthique échappe au projet, aux protocoles, est ouverture aux agencements. Comment tendre vers une philosophie du multiple ? Le multiple, selon Deleuze, « il faut le faire, non pas en ajoutant toujours une dimension supérieure, mais au contraire le plus simplement, à force de sobriété, au niveau des dimensions dont on dispose, toujours n-1 » (Deleuze, Guattari, 1980 : 19). Descente. La métaphore d’un tel système est le rhizome, qui est à distinguer de la racine ou de la radicelle. Système constitué par une trame, où se trouvent des lignes. Pas de points, pas de positions dans un rhizome, mais une prolifération d’ensemble. Dans le vocabulaire Deleuzien, les multiplicités y sont plates, c’est-à-dire qu’elles occupent toutes les dimensions. Il s’agit d’un « plan de consistance » à connexions multiples (Deleuze, Guattari, 1980 : 16).

    Comment se soustraire à la réalité dominante, comment « décrocher les points de subjectivation qui nous fixent » ? Destratification progressive, mouvement prudent pour aller sonder en profondeur. Suivre des « lignes de fuites possibles », essayer segment par segment » (Deleuze, Guattari, 1980 : 199). Le préalable de le pensée serait donc la déconstruction des organisations sociales et des prêts à penser. Comprendre comment la formation sociale est « stratifiée pour nous, en nous, à la place où nous sommes ». Basculement lent des agencements (Deleuze, Guattari, 1980 : 198). Alors, avec les processus de déterritorialisations deleuziens, le basculement des agencements peut laisser place aux variations. L’anomal en est une.

 


11.    L’anomal, une variation

L’anomal est en dehors de la règle, nous explique Anne Sauvagnargues, philosophe. C’est un phénomène de bordure. Du grec « anomalia, " inégalité, aspértité " […] qui désignerait « l’insolite, l’inaccoutumé ». L’anomal désigne une variation qui n’est pas prise dans la norme, contrairement au terme « anormal », il est « l’inégal, le rugueux, l’aspérité, la pointe de déterritorialisation » (Deleuze, Guattari, 1980 : 298). Avec le concept d’anomal, « la monstruosité cesse d’être une déviation inexplicable, et devient une organisation positive qui relève pleinement des lois de la nature » (Sauvagnargues, 2004 : 152). L’anomal est en dehors de la règle, c’est un phénomène de bordure. Il est question de la multiplicité des variations anomiques. En ce sens, « tout vivant est anomal » (Sauvagnargues, 2004 : 153). Explorer les devenirs-animaux permet alors de s’intéresser aux limites de l’humain.

Pensons aux décrochages sur une toile, amas de peintures, empâtements qui font sentir les forces de la main, les bords irréguliers, émouvants, qui sont à la fois limitation et ouverture, tentative pour la matière de s’échapper. Il faut de l’aspérité dans la vie. Exit le lisse, l’aseptisé. L’anomal est Outsider, pour reprendre le terme de Lovecraft. Chose qui arrive par le bord et le dépasse, ni individu ni espèce, il ne porte que des affects, linéaire et multiple à la fois. Dans une meute, l’anomal tient une position périphérique, trace une ligne, encore dans la bande et à la fois en dehors, à une frontière mouvante. Stabilité de la bande de moustiques qui se déplace, chaque individu s’empressant de modifier son mouvement pour rester dans un espace où il voit ses congénères. Rôle majeur du centre, « trou noir » dit Deleuze. L’anomal est à la lisière dans un rapport d’alliance, de pacte, qui n’est pas la filiation (Sauvagnargues, 2004 : 300-302). Bien sûr, nous connaissons tous ces phénomènes de bordures, et les injonctions sociales qui nous pressent : il faudrait choisir un camp, un clan, un style, et s’y tenir. Evoquons-nous ces systèmes d’emprise, de capture, et comme parfois les modèles peuvent être oppressants ? Destratification douce.

L’artiste sans cesse joue avec les limites, les bords. L’Outsider borde la multiplicité dont il détermine la dimension maximale provisoire, induit une stabilité précaire, temporaire, il est un agent essentiel du devenir et conduit la meute sur la ligne de fuite. Il entraîne. Jusqu’où ? Parfois jusqu’au néant. Pas de logique dans ces mouvements, dans ces passages. Il ne faudrait pas y voir des systèmes dualistes, entre a et b. La Machine abstraite est « devenir, segment, vibration » (Deleuze, Guattari, 1980 : 308). Le modèle en est la vague. Les enfants sont spinozistes, nous dit Deleuze. Ils envisagent le monde selon un machinisme universel, ils parlent de matériaux, de phénomènes, d’éléments de variations.  Les questions des enfants sont des « questions-machines », ils emploient des articles indéfinis : « Un ventre, un enfant, un cheval, une chaise, comment est-ce qu’une personne est faite ? […] Le spinozisme est le devenir-enfant du philosophe » (Deleuze, Guattari, 1980 : 313).

Bacon a toute sa vie tenté de donner à sentir le corps, « ce que ça fait d’habiter ce corps-là, ce jour-là » (Bacon, in Littell, 2011 : 24). « Le sentiment de la vie, c’est ça qu’il faut attraper […] ce qu’il faut capter, c’est l’émanation » (Bacon, in Sylvester, 1976 : 95). La peinture donne à sentir. Ainsi « l’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible », pour reprendre l’expression de Paul Klee (Klee, 1969 : 34). Alors, la peinture, comme la philosophie, est lutte contre le prêt à penser. La peinture pourrait-elle traduire quelque chose qui met en échec le langage ? Merleau-Ponty décrit l’expérience de celui qui fait face au tableau : « je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le voie » (Merleau-Ponty, 1964 : 23).. Pour Deleuze, l’art produit des images qui font penser, qui donnent à penser des images qui ne sont pas réductibles au langage. Il faut comprendre ici penser comme sentir ; il s’agit de « capter ». L’image chez Deleuze existe comme un mouvement, elle n’est ni un représentant de la chose-même, ni une représentation psychologique. Elle existe en soi (Sauvagnargues, 2006).


Conclusion : la maladie ouvre-t-elle au percept ?

Mouvement qui fait sentir ce qu’est un corps, pas le mien, pas seulement mon corps. Je le ressens comme tout ce qui me traverse et me dépasse. Artaud n’a sans doute pas tort lorsqu’il écrit que « un homme se possède par éclaircies, et même quand il se possède, il ne s’atteint pas tout à fait » (Artaud, 1927 : 38).. Il fait si bien sentir les tourments intérieurs : « supposez que chacun de mes instants pensés soit à de certains jours secoué de ces tornades profondes et que rien au dehors ne trahit » (Artaud, 1927 : 42). Tout est affaire de modulations. Sentir les « intermittences de l’être », formule proposée par Artaud en référence aux « intermittences du cœur » de Proust. Il s’agit cependant de ne jamais perdre de vue l’origine du CsO, sa spécificité : elle traduit l’éprouvé corporel d’Artaud. N’appelons pas à se faire un CsO ! Chose impossible et d’ailleurs non souhaitable : « libérez-le d’un geste trop violent, faites sauter les strates sans prudence vous vous serez tué vous-même, enfoncé dans un trou noir » (Deleuze, Guattari, 1980 : 199). Non, le CsO ne vaut que pour l’ouverture de pensée qu’il procure à celui qui arriverait à le saisir un peu. Dans son célèbre abécédaire, à propos de la lettre M comme Maladie, Deleuze,  se décrit comme un être à la santé fragile et admet que cela l’a peut-être aidé à penser l’existence : « je n’ai jamais été d’une santé immense, j’ai toujours été très fatigable. Je crois qu’une santé très faible est favorable [pour] être à l’écoute de la vie ». Il ajoute « ce qui vous frappe d’impuissance, il s’agira de trouver quoi en faire afin de récupérer un peu de puissance ».

Bacon se dit figurativement (cérébralement) pessimiste, mais figuralement (nerveusement) optimiste. « Un optimisme qui ne croit qu’à la vie » (Deleuze, 1989 : 46). Mais qu’y-a-t-il finalement d’optimiste dans cette démarche, s’interroge Deleuze : « les forces invisibles, les puissances de l’avenir, ne sont-elles pas déjà là, et beaucoup plus insurmontables que le pire spectacle et même la pire douleur ? Oui, d’une certaine manière, comme en témoigne toute viande » (Deleuze, 1989 : 61). En même temps, dit Deleuze, le fait de voir, sentir les forces en présence, jusqu’alors invisibles, fait émerger l’espoir d’en triompher (Deleuze, 1989 : 62). Mais nous savons que la maladie peut être aussi enfermement, retournement, excès à sentir qui écrase la pensée. La confrontation aux corps baconiens serait-elle alors l’occasion d’éprouver un peu de cette impuissance ?


Bibliographie

PHILOSOPHIE
Ouvrages :
Bergson Henri, L’évolution créatrice (1907), Paris, PUF, 1997.
Deleuze Gilles, Guattari Félix, Capitalisme et schizophrénie 2, Mille plateaux (1980), Paris, Les éditions de minuit, 2009.
Deleuze Gilles, Cinéma 2, L’image-temps (1985), Critique, Paris, Les éditions de minuit, 2003.
Deleuze Gilles, Dialogues avec Claire Parnet (1977), Paris, Flammarion, 2011.
Deleuze Gilles, Différence et répétition (1968), Epiméthée, Paris, PUF, 2009.
Deleuze Gilles, Francis Bacon logique de la sensation (1989), Paris, Seuil, L’ordre philosophique, 2002.
Deleuze Gilles, Logique du sens (1969), Critique, Paris, Les éditions de minuit, 2009.
Deloro Cyrille, L’autre, Petit traité de narcissisme intelligent, Philosopher, Paris, Larousse, 2009.
Guattari F., « La philosophie est essentielle à l’existence humaine », entretien avec Spire A., La Tour d’Algues, Editions de l’Aube, 2002.
Merleau-Ponty Maurice, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964.
Milon Alain, Bacon, L’effroyable viande, Paris, Encre Marine, Les belles lettres, 2008.
Sauvagnargues Anne, Deleuze et l’art, Lignes d’Art, Paris, Presses Universitaires de France, 2006.
Sauvagnargues Anne, Deleuze : de l'animal à l'art. La philosophie de Deleuze, Presses Universitaires de France, 2004.
Zourabichvili François, Sauvagnargues Anne, Marrati Paola, La philosophie de Deleuze, Paris, PUF, Quadrige, 2011.

Articles :
Sauvagnargues Anne, Corps sans organes, Dictionnaire du corps, sous la direction de Michela Marzano, Paris, PUF, 2007, p. 254-257.

DVD :
L’abécédaire de Gilles Deleuze avec Claire Parnet (1987), produit et réalisé par Pierre-André Boutang, DVD, Editions Montparnasse, 2004, 453 mn

HISTOIRE DE L’ART :
Interviews de Francis Bacon :
Francis Bacon, entretiens avec Michel Archimbaud, Paris, Folio Essais, 2009.
Francis Bacon, l’art de l’impossible, entretiens avec David Sylvester, tome I, Les sentiers de la création, Paris, Editions Albert Skira, Flammarion, 1976.
Francis Bacon, l’art de l’impossible, entretiens avec David Sylvester, tome II, Les sentiers de la création, Paris, Editions Albert Skira, Flammarion, 1976.
Maubert Franck, L’odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux, conversations avec Francis Bacon, Paris, Mille et une nuits, 2010.

Commentaires de l’œuvre de Bacon, ouvrages :
Harrison Martin, Francis Bacon, Incunabula, esquisses et documents, Paris, Actes Sud, 2009.
Leiris Michel, Francis Bacon face et profil, Paris, Editions Hazan, 2008.
Littell Jonathan, Triptyque, Trois études sur Francis Bacon, Paris, L’arbalète Gallimard, 2011.
Milon Alain, Bacon, l’effroyable viande, Paris, Encre Marine, Les belles lettres, 2008.
Sylvester David, Francis Bacon à nouveau, André Dimanche Editeur, Vérone, 2006.
Russel John, Francis Bacon, Paris, Thames and Hudson, 2004.

Catalogues d’expositions :
Francis Bacon, Catalogue d’exposition, Paris, Galerie Lelong, 2000.

DVD :
Francis Bacon, interview de Melvyn Bragg, produit et dirigé par David Hinton (1985), DVD, Art Haus Musik, 55 mn.

DIVERS :
Ouvrages :
Artaud Antonin, L’Ombilic des Limbes suivi de Le Pèse-nerfs, et autres textes, (1927-1956), Préface d’Alain Jouffroy, Poésie, Paris, Gallimard, 2012.
Baumann Pierre, support de cours, Planches. Visions et perceptions III, vision haptique et expérience haptique, semestre 2, 2010-211, Université Bordeaux III.
De Rynck Patrick, Le sens caché mythes et récits bibliques en peinture, de Giotto à Goya, Ludion Editions, 2008.
Le Breton David, La saveur du monde, La saveur du monde, Une anthropologie des sens,  Paris, Métailié, 2006.
Klee Paul, Théorie de l’art moderne, Paris, Gonthier, 1969.

]]>
news-2707 Sat, 05 Oct 2019 16:29:00 +0200 A propos de l’anorexie https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/a-propos-de-lanorexie A propos de l’anorexie : Approches croisées de la phénoménologie et du féminisme "A propos de l'anorexie : approches croisées de la phénoménologie et du féminisme"

 

 

Par Corine PELLUCHON
Pr. de philosophie à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée

Article paru en français sous le titre “Approches croisées de la phénoménologie et du féminisme dans l’appréhension de l’anorexie” dans JFAB  (International Journal of Feminist Approaches to Bioethics), Special issue on Just Food, vol. 8, 2, 2015, p. 70-85, ET EN ANGLAIS, " Understanding Anorexia at the Crossraoads of Phenomenology and Feminism", in The Routledge Handbook of Food Ethics, collectif sous la direction de Mary Rawlinson, Routledge, 2016, p 82-90.

 

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article



ABSTRACT
À rebours d’une approche strictement médicale de l’anorexie, qui fait la genèse des troubles du  comportement alimentaire, cette étude se focalise sur le rapport aux autres et au corps dont témoignent ces privations alimentaires. Soulignant l’apport de la phénoménologie qui appréhende l’anorexie comme une manière d’être-avec-le-monde-et-avec-les-autres, l’auteure s’appuie sur Un artiste de la faim de Kafka pour montrer que l’anorexie n’est pas seulement ni essentiellement liée à l’idéal de la minceur. Il s’agit d’un problème d’autonomie lié au dualisme âme-corps caractéristique du rationalisme moderne et renvoyant ainsi à des représentations sociales. Une approche féministe de l’anorexie permet d’éclairer la raison pour laquelle les anorexiques sont en majorité des femmes. Il ne suffit pas d’insister sur les rôles sociaux qui expliquent que les femmes d’aujourd’hui cherchent à répondre aux canons de la minceur, mais d’analyser leurs formes d’expression de soi dans des contextes qui font de l’autonomie un idéal difficile à réaliser pour elles.

Mots-clefs: Anorexie, Analyse féministe, Comportement alimentaire, Corporéité

Contrary to a strictly medical approach to anorexia, which views it as a behavioral disorder, this study focuses on relationships with others and with the body that are the expression of its food deprivation. Highlighting the contribution from phenomonelogy, which sees that expression as a way of being-with-the-world-and-others, the author uses Kafka’s A Hunger Artist to show that anorexia is not only or essentially linked to the ideal of thinness. It is a question of autonomy based in the duality of mind/body that is characteristic of modern rationalism, and thus reflected in social representations. A feminist approach to anorexia can explain why the majority of anorexics are women. It is not only important to emphasize the social roles that clarify how today’s women seek to respond to canons of thinness, but to analyze their forms of expression of the self within contexts that make autonomy an unachievable ideal.
 
Keywords: Anorexia, Feminist analyst, Eating Disorder, Corporality.  

 

 
1. Introduction


L’anorexie fait partie des troubles du comportement ou de la conduite alimentaire (TCA) qui sont répertoriés dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), publié par la Société américaine de psychiatrie (APA) (DSM-IV et DSM-IV-TR, 1994-2000). Elle figure parmi les troubles cliniques majeurs, à côté de la dépression, du trouble bipolaire, de la schizophrénie et de la boulimie à laquelle elle est associée comme s’il s’agissait de l’autre face d’une même pathologie addictive. Au-delà des critiques que ce rapprochement peut susciter, parce qu’il ne permet pas d’analyser la spécificité du mode d’expression des personnes qui s’imposent ces privations alimentaires, il convient plus largement de discuter la réduction de l’anorexie à une pathologie.
Une telle assertion ne signifie pas que nous ignorions les conséquences dramatiques de la dénutrition ni que nous rejetions l’apport de la psychiatrie et de la psychanalyse qui aident un individu à faire la genèse de son trouble et à démêler les fils d’une histoire qui a pu le conduire à éprouver de la jouissance dans la restriction alimentaire et à instituer l’amaigrissement comme un moyen d’exister (Kestemberg, Kestemberg, Decobert, 1972: 231-32). Cependant, l’hypothèse défendue dans cet article est que la médicalisation de l’anorexie ne suffit pas à l’appréhender. Elle ne permet pas de comprendre pourquoi il y a une fixation sur la nourriture et n’aide pas non plus à savoir comment il est possible d’accompagner la personne et de l’amener à trouver une autre forme d’expression de soi que la privation.
Cette hypothèse, que les faits tendent à confirmer si l’on en juge par le nombre de rechutes qui surviennent après une hospitalisation et ce malgré plusieurs années d’analyse, nous conduit à aborder l’anorexie comme une manière d’être ou un style au sens où le phénoménologue français Henri Maldiney en parle: “Un comportement, une conduite, une parole constituent une certaine manière d’être au monde, une certaine manière d’habiter (…) Son sens se dévoile dans le comment” (Maldiney, 2012: 137). Le style dit le comment et révèle la manière dont une personne habite le monde et son propre corps. Plutôt que de se focaliser sur les symptômes dont souffre l’anorexique et de la contraindre à retrouver un poids “normal,” qui est souvent trop élevé pour elle et qui, comme toutes les normes ou injonctions à la normalité, lui fait horreur, la phénoménologie part de la manière dont la personne existe, est elle-même (Eigenwelt), est présente au monde (Umwelt), et est-avec-les-autres (Mitwelt) (Binswanger, 1971). Que se passe-t-il lorsque l’on applique les formes de la Daseinsanalyse développées par L. Binswanger à l’anorexie?
Soulignant la contribution de cette approche phénoménologique à l’élucidation de ce trouble et son apport sur le plan de l’accompagnement de la personne, nous illustrerons notre propos par l’analyse de la nouvelle de Kafka intitulée Un artiste de la faim. Cette nouvelle met au jour le drame qui se joue dans l’anorexie d’une manière plus claire que tous les ouvrages théoriques qui proposent une explication psychiatrique de ce trouble alimentaire.  Ce drame est un drame de l’autonomie, c’est-à-dire que l’on a affaire à un sujet qui, pour exister et être reconnu, a besoin de s’imposer des privations menant jusqu’à l’extrême maigreur (Pelluchon, 2015: 180-200). Il commence à se restreindre volontairement pour perdre du poids, puis il ne peut plus faire autrement que de se priver de manger. Il s’agira de montrer qu’en dépit des apparences, qui témoignent d’une grande fragilité des personnes anorexiques et de leur faculté de déni, l’ “artiste de la faim” revendique une certaine supériorité sur les autres et refuse, à la différence des personnes boulimiques, de se plier aux normes sociales.
Au lieu de se couler dans les normes, qui sont liées à des rôles socialement construits, et d’étouffer sous le poids de l’injonction d’autrui, puis de “craquer” en ayant une crise de boulimie, l’anorexique restrictive - que l’on reconnaît sous les traits de l’artiste de la faim dans la nouvelle de Kafka - a une puissance de refus qui est proportionnelle à son désir d’être un sujet. Bien plus, elle a un idéal très élevé, lié à l’esthétisation de l’existence et au besoin de nourritures moins triviales que celles qui conviennent au commun des mortels, comme on le voit aussi chez les anorexiques mystiques du Moyen Âge. Non seulement il est vain de demander à une personne de renoncer à son symptôme, auquel elle tient parce qu’il exprime son identité, mais, de plus, il importe de s’appuyer sur la formidable envie de vivre qui gît chez elle afin de l’aider à trouver d’autres modes d’expression de soi que la restriction alimentaire. Une telle démarche suppose également qu’analysant le rapport de la personne à son corps, on réfléchisse aux représentations qu’elle a de l’alimentation qui est une incorporation.  
Témoignant non de l’extériorité des choses, mais de notre réceptivité à elles, l’alimentation est infiniment plus qu’une fonction nutritive. Sa dimension symbolique et affective, mais aussi sociale et culturelle est essentielle. L’alimentation est, en outre, une récusation de tout dualisme âme/corps, intérieur/extérieur, individu/société, raison/affects. L’anorexie est-elle un drame de l’autonomie dont la toile de fond est le dualisme âme-corps si souvent dénoncé par les philosophes féministes? Serait-ce une des raisons pouvant expliquer la focalisation de la personne sur l’alimentation, sa volonté de maîtrise de ses émotions et de ses pulsions rendant le processus métabolique à l’œuvre dans l’alimentation dégoûtant, tandis que la privation alimentaire manifesterait le triomphe de l’esprit sur le corps, du moi sur le monde et les autres, voire sur la vie dont les mécanismes biologiques sont reniés ?
Il conviendra de synthétiser ces éléments d’analyse qui éclairent l’anorexie sous un nouveau jour en insistant sur le fait que, la plupart du temps, ce sont des jeunes filles ou des femmes qui souffrent de ce problème. Quel est l’apport d’une approche genrée de l’anorexie et, plus généralement, du féminisme lequel s’interroge sur les conditions de l’ émancipation des femmes qui rencontrent encore des obstacles à leur volonté d’être reconnues comme des sujets et dont le corps est un des lieux privilégiés de l’expression de soi ?
 

2. Un artiste de la faim et l’anorexie comme drame de l’autonomie

Mal nommer un objet, disait Camus dans L’homme révolté, c’est ajouter au malheur de ce monde. C’est ce qui se passe avec le mot anorexie. Ce mot, qui étymologiquement signifie “absence d’appétit,” induit en erreur, parce qu’il n’est pas sûr que la personne n’ait aucun appétit, au sens propre comme au sens figuré. La faim est domptée ou niée, mais les anorexiques ne manquent pas d’énergie vitale, comme leur hyperactivité l’atteste. Leur désir de vivre est bien manifeste, même s’il prend des formes paradoxales.
Au contraire, si l’on s’appuie sur l’expérience des personnes, comme le fait Binswanger quand il invite ses patients à revenir sur la manière dont ils réalisent leur présence aux choses et communiquent avec les autres, on comprend que les troubles du comportement alimentaire sont l’expression d’une oralité douloureuse et engagent la totalité du rapport de l’individu à lui-même et au monde. Bien plus, cette expression de soi, même si elle a des conséquences morbides, doit être perçue comme relevant d’un style, c’est-à-dire aussi du regard que la personne porte sur le monde. Il s’agit d’une esthétique et des jugements de valeur qui lui sont associés. Ces derniers s’expriment dans des oppositions dur/mou, ferme/flasque, vide/plein, et dans l’idéal de transparence, de pureté, de maîtrise de soi et des pulsions que les anorexiques d’aujourd’hui partagent avec les mystiques du Moyen Âge.
Un artiste de la faim de Kafka permet de comprendre que l’enjeu de l’anorexie est l’autonomie, et non d’abord ou essentiellement le désir d’être mince. Dans cette nouvelle, on voit clairement que la privation de nourriture procure une satisfaction et qu’elle est recherchée pour elle-même, et non, comme dans le jeûne religieux ou politique, en vue d’obtenir la faveur de Dieu ou d’exercer une pression sur le pouvoir ou sur le peuple (Le Barzic et Pouillon. 1998: 103). Comme chez les anorexiques dont la maigreur extrême ne s’explique pas seulement ni essentiellement par la volonté de ressembler aux mannequins, la privation, qui est une rébellion contre les lois du corps, est recherchée au-delà du stade de la minceur et elle procure la jouissance. De même, le fait de s’affamer est, pour le personnage de Kafka, un art.
Devant rester dans une cage et s’affamer quarante jours, l’artiste de la faim ne peut plus faire autrement que de se priver de manger. Il se dépasse “lui-même jusque dans l’inconcevable, car il ne sent aucune limite à sa capacité de s’affamer” et ne parvient pas à se réalimenter à l’issue des quarante jours. Il est “trop fanatiquement soumis à la faim” et ne peut faire comprendre à personne l’art de la faim (Kafka, 1990: 173-74). Car ses privations et son abnégation sont un art et un métier. Il a besoin que les autres hommes admirent le spectacle de son corps décharné et vidé de sa substance. Les éloges qu’il reçoit au début de sa carrière le ravissent et il souffre d’un sentiment d’injustice qui le désespère quand la foule, l’abandonnant, court vers d’autres spectacles et que l’on en oublie de noter les jours pendant lesquels il n’a rien mangé, si bien que “personne – pas même l’artiste de la faim – ne sait ce qu’il a accompli” (Kafka, 1990: 228-29).
Le fait de parler de la privation de nourriture comme d’un art aide à comprendre l’enjeu, pour l’anorexique, de la privation de nourriture. Les restrictions expriment surtout sa revendication d’originalité. D’une certaine manière, le désir qu’elle a d’être mince est accessoire. Non seulement toutes les femmes qui commencent un régime ne deviennent pas anorexiques, mais, de plus, il y a, dans l’anorexie, une revendication d’originalité qui passe par l’affirmation de sa capacité à défier les lois de la nature, mais aussi à vaincre ses pulsions. Quand on ne comprend pas que l’anorexie, en particulier dans sa forme restrictive, est pour la personne une manière d’exister et une façon de sculpter sa vie, d’en faire un spectacle ou un objet à contempler, on passe à côté de sa signification philosophique.
L’anorexique, dans son obsession de la maîtrise et sa toute-puissance, ne veut pas voir qu’elle est en danger de mort et que les complications auxquelles elle s’expose font qu’elle rencontrera de plus en plus d’obstacles à ses projets. En outre, ce qui a commencé par la liberté devient une nécessité, à laquelle l’artiste de la faim est soumis aussi fortement que s’il s’agissait d’une addiction à la drogue. Il n’y a plus de limites à cet art, dont la maîtrise, écrit Kafka, ne diminue pas à mesure que l’on vieillit. En ce sens, l’analogie avec la drogue est pertinente. Elle suggère que la personne ne peut sortir de cet engrenage toute seule. Cependant, cette analogie, qui explique qu’il soit aussi difficile pour une anorexique d’arrêter de se priver de manger que pour un toxicomane d’arrêter de consommer de l’héroïne, présente deux inconvénients.
Le premier est qu’elle passe sous silence le fait que l’anorexie se distingue des autres addictions (drogue, alcool, jeu, sexe), où la personne est dépendante d’un produit ou d’une activité. L’anorexie est bien une addiction, mais c’est de la privation dont l’anorexique est dépendante. En outre, à la différence des drogués ou des personnes qui se ruinent en jouant au casino, l’anorexique est fière de son addiction (Kestemberg, Kestemberg, et Decobert, 1972: 231-32). C’est pourquoi elle se présente comme une artiste de la faim, qui veut être reconnue comme telle. De la même façon que les drogués ne pensent qu’à se procurer leur dose, l’anorexique organise sa vie autour de la nourriture. Cependant, elle résiste à la nourriture et ne cède devant aucun plat. Son obsession est de se priver. Bien souvent, elle cuisine pour les autres et se préoccupe de ce qu’ils mangent. Sa fierté et son identité sont dans la privation. Elle n’a pas à s’abaisser pour s’empêcher de manger, contrairement aux toxicomanes qui volent ou se prostituent. De plus, elle jouit de la privation.
Cette caractéristique distingue les anorexiques des boulimiques qui peuvent voler de l’argent pour se procurer des quantités astronomiques de nourriture afin de l’ingérer et, dans certains cas, de vomir. Les boulimiques présentent une structure plus proche de celle des drogués que les anorexiques. L’anorexique restrictive est une personne qui cherche à dominer son corps pour exister aux yeux des autres. Qu’il y ait un drame familial derrière cette histoire conduisant une personne à s’abstenir presque de toute nourriture pour s’affirmer comme un sujet et que ce drame soit un drame de l’identité, lié à la difficulté qu’elle a éprouvée à se sentir reconnue dans sa singularité, ne suffit pas à comprendre la persistance des symptômes anorexiques depuis le Moyen Âge.
L’anorexie est une pathologie de l’emprise, rattachée à la violence qu’a ressentie une personne qui ne parvenait pas à se faire accepter pour elle-même. Dans un premier temps, elle s’est efforcée de répondre à ce que l’on n’attendait d’elle, puis elle a eu le sentiment de se perdre, de ne plus savoir qui elle était. Le modèle de l’enfant sage, de la bonne élève qui fait tout ce qu’on attend d’elle et réussit à l’école, est fréquent chez les adolescentes anorexiques. C’est en ce sens qu’on peut parler à leur propos d’un faux self (Brusset, 2008: 176-77). Elles ont tout fait pour répondre à ce qu’on leur demandait, souvent sans originalité ni passion, mais elles ne se retrouvent plus et “craquent” en s’opposant violemment à l’injonction de leurs proches et de la société. Le refus de se nourrir est une attaque contre les parents, contre ce qu’ils attendent ou attendaient de soi, et l’expression d’une envie d’exister qui a du mal à s’exprimer de manière positive, en étant autre chose qu’un cri de douleur ou d’opposition. L’aspect décharné du corps suffit à manifester cette opposition et même à reprendre le contrôle sur les autres qui ont cherché à assujettir le sujet ou qui l’ont fait disparaître sous des injonctions et des normes.
Dans l’anorexie, il faut donc voir la rébellion contre un faux moi que la personne a endossé et qui ne lui convenait pas, mais aussi la révolte contre ceux qui n’ont pas écouté ce qu’elle avait à offrir ou à dire. Ce drame de l’autonomie et de la reconnaissance n’exclut pas la violence de l’anorexique qui renvoie à ses proches le spectacle culpabilisant de son corps décharné et se venge ainsi de la dépendance qui l’a étouffée. Elle a souffert de ne pas être considérée, elle a eu le sentiment qu’on la faisait taire et elle-même réussissait bien à ce jeu, mais elle n’en peut plus. Aussi, aucun aliment ne passera par sa bouche qui restera bâillonnée.
Cette interprétation qui fait de l’anorexie une maladie de l’emprise est partagée par les meilleurs spécialistes de ce trouble. Cependant, quand on s’efforce de ne pas regarder seulement les symptômes et que l’on met en évidence la formidable envie de vivre qui anime les anorexiques, on voit bien que ce qui est en jeu philosophiquement dans l’anorexie est l’autonomie. Il ne s’agit pas de dire que le sujet a manqué d’autonomie ou n’a pas réussi à affirmer son autonomie, mais, au contraire, qu’il la revendique :  il ne veut pas coller aux standards de la vie qu’on lui présente comme étant la norme.
Aucune guérison ne peut être durable si l’on ne comprend pas que la personne tient à son symptôme qui lui a permis de s’affirmer comme un sujet. Au lieu de lui imposer une norme qui signifie pour elle que sa demande d’autonomie est rejetée, l’objectif de l’accompagnement est de lui donner les moyens de s’affirmer autrement. L’idée n’est même pas qu’elle “guérisse,” comme si le fait d’atteindre un poids normal était une nécessité, mais de faire en sorte que sa vie et sa liberté ne soient pas menacées par les conséquences de la dénutrition.
En considérant que l’anorexie est un style, on ne cherche pas à encourager la personne à s’accrocher à son symptôme, mais à permettre un changement dans l’expression de soi et, tout d’abord, à combattre la résistance de la personne au changement. Car l’une des caractéristiques des anorexiques est leur tendance à s’enfermer dans des habitudes, dans un cadre de vie contraignant, avec des rites qui les rassurent mais manifestent aussi leur peur du changement. Le changement, qui est l’essence de la vie et qui s’opère également dans notre corps avec l’alimentation, est, pour elles, inacceptable. Le corps est figé, comme si les changements, à commencer par le métabolisme, étaient forcément des pertes et qu’ils marquaient la faillite du sujet, son impuissance. Au lieu de compter les calories que la patiente devrait ingérer et de ne traiter que les symptômes, il est capital de l’écouter.
Il n’est pas rare que la personne présentant une oralité douloureuse se sente mal comprise par les autres. Elle manque souvent de confiance en soi et dans les autres. Aussi ne laisse-t-elle rien passer par la bouche. Elle a peur de se remplir ou bien elle engloutit la nourriture pour combler un vide. C’est pourquoi tout ce qui lui impose une norme la brutalise, la confortant dans l’idée qu’elle se fait du monde, des autres et d’elle-même et l’isolant davantage. Plutôt que de demander à une anorexique de prendre du poids et de respecter la ration de 2000 kilocalories par jour, il semble plus pertinent de travailler sur ce qui fait obstacle à toute réduction de l’amaigrissement (Lalau, 2012).
Ainsi, l’oralité douloureuse est une manière d’être au monde et de se rapporter à soi et aux autres, la relation à l’alimentation étant l’expression sur le plan du sentir de ce mode d’être. Le vécu de la personne dans son rapport à l’alimentation et à son corps, en particulier à son estomac, est le point de départ de cette manière d’être qui fait de l’oralité le paradigme à la fois de notre vulnérabilité et de notre capacité à jouir et à agir, la difficulté pour le sujet étant d’accepter les deux sans culpabilité. Il s’agit ensuite de voir comment, en travaillant sur les représentations que nous avons de l’alimentation, nous pouvons non seulement mieux manger, mais aussi mieux vivre.
 


3. Une approche genrée du problème

Cet enjeu lié à l’autonomie et cette obstination des anorexiques sont communs aux anorexiques mystiques et à celles d’aujourd’hui qui ne croient pas forcément en Dieu. Le refus des normes, qui passe par le refus de ressembler aux autres et d’avoir des formes, est aussi un refus des fonctions assignées aux femmes, comme la maternité. C’est en ce sens que l’approche de ce problème est nécessairement genré, car les rôles sociaux qui imposent aux femmes de se marier et d’avoir des enfants, donc de déterminer leur identité en fonction du mari qu’elles épousent et du fait d’enfanter, expliquent que le rejet de ce modèle prenne la forme d’un rejet des formes féminines et d’une volonté de maigrir qui permet d’échapper à ce destin formaté.
La volonté du sujet d’être autonome passe volontiers par l’expression corporelle chez les femmes dont les rôles et le statut dépendent très étroitement de l’apparence corporelle et de l’âge. (Smolak et Marnen, 2004).  À ce sujet, l’anorexie illustre l’échec du sujet à trouver une forme d’expression de soi allant au-delà du pouvoir corporel. Dans son obsession de la maigreur, la personne reste rivée à son corps, comme si elle ne parvenait pas à s’extraire d’un modèle qui assimile les femmes à la matière et au corps et les hommes à la volonté et à l’esprit. Nous reparlerons de ce dualisme âme/corps qui peut expliquer aussi le dégoût de la nourriture.
La maigreur peut également être considérée comme l’expression d’une difficulté à faire entendre sa voix, à trouver la voie d’une affirmation de soi dans la société quand on se sent appartenir à deux mondes ou quand on est soumis aux injonctions d’autrui ou aux normes sociales et, qu’en même temps, on cherche à exister et à trouver des formes d’affirmation de soi qui sont originales et tranchent avec le destin corporel des femmes. Cette idée qui suppose que l’on cesse de réduire l’anorexie à la volonté obsessionnelle de maigrir pour ressembler aux mannequins est développé par Fazman et Lee (Fazman et Lee, 1997: 385-94). Elles analysent ce phénomène dans les sociétés où le canon de la minceur n’existe pas, mais où, en raison de l’exil ou de l’appartenance du sujet à deux cultures, la personne, confrontée par ailleurs à la disparition des rites ou des idiomes culturels qui confèrent du sens à sa détresse personnelle dans un contexte marqué par le règne de la compétitivité, ne parvient pas bien à s’affirmer et à “négocier la déconnexion qu’elle endure.”
On retrouve ce refus des normes sociales et des fonctions classiquement dévolues aux femmes chez Catherine de Sienne qui meurt de cachexie en 1380. ( Raimbault, Eliacheff, 1980). Elle se révolte contre la stratégie matrimoniale bourgeoise de la famille de marchands à laquelle elle appartenait. Née chétive, nourrie alors que sa sœur jumelle Giovanna fut mise en nourrice et décéda peu après et sevrée juste avant la naissance de son autre sœur Nanna, qui devint, comme son prénom le suggère, l’enfant remplaçant la jumelle morte, “Catherine se trouve dès sa première enfance dans une position de quasi-morte” (Maître, 2000). Toute sa vie, elle oscillera entre la vie et la mort. Elle décide dès l’âge de douze ans de ne pas se marier et tente, quelques années plus tard, d’échapper à la vie conjugale que sa mère veut lui imposer. Elle altère sa féminité en refusant de se soigner après avoir contracté la variole et en s’abstenant de tout mets cuit, à l’exception du pain, jusqu’à perdre la moitié de son poids.
Les privations qui conduiront Catherine de Sienne à la mort sont clairement associées à des crises dans ses relations familiales et avec “la revendication de sa conquête absolue d’elle-même,” comme on le voit dans sa lettre-testament à Raymond de Capoue où elle raconte que son âme s’est séparée de son corps et que celui-ci respire. Dans ce texte, les métaphores alimentaires abondent, en particulier quand il est question du rapport à Dieu qui est un corps-à-corps, dont le prototype est l’allaitement. Comme l’artiste de la faim de Kafka, l’anorexique recherche la privation de nourriture qui devient le moyen d’affirmer son besoin de pureté et d’abnégation, mais qui s’explique aussi par le désir d’autre nourritures: “Je n’ai pas pu trouver d’aliment qui me plaise. Si j’en avais trouvé un, crois-moi, je n’aurais pas fait tant de façons et je me serais repu comme toi et les autres”  (Kafka, 1990 : 202) dit l’artiste de la faim à l’inspecteur avant que ce dernier ne mette à sa place une jeune panthère pouvant attirer plus de spectateurs.

4. Le dualisme âme-corps et le rejet du processus métabolique à l’œuvre dans l’alimentation

Cette réponse de l’artiste de la faim peut être interprétée comme la marque de son mépris pour les nourritures terrestres et comme le témoignage de son rejet du corps. La domination exercée de l’extérieur sur son corps reflète un cadre de pensée dualiste, comme en témoigne le texte rédigé par une patiente :

Mon cerveau, qui devrait décoder et exprimer (par la faim et la soif) les signaux émis par mon corps a inversé le processus. Il décide autoritairement ce dont mon corps a besoin, sans le consulter. Comme s’il n’en faisait pas partie. Cette dictature qui lui donne l’illusion de contrôler ce corps, alors qu’il est pris à son propre piège (…) L’idéal, pour moi, serait d’être un esprit, sans enveloppe charnelle. Je me sens prisonnière de ce corps, alors que ma prison est uniquement ma façon de penser. Tout en sachant cela, je reste divisée (…) Mon cerveau paraît invincible pendant que mon corps se fragilise. (…) Dès que mon corps se remplit d’aliments, (...), mon cerveau aussitôt le culpabilise et l’insulte.» L’esprit est séparé du corps et doit lui commander.  (Lalau, 2012: 229)

Ce dualisme qui fait de l’esprit un tyran et du corps un morceau de matière encombrant explique aussi que la nourriture soit l’objet d’un tel refus (Bordo, 1993).  La combustion, synonyme de vie, fait place à l’autodestruction à petit feu. Car la nourriture est le paradigme de ce qu’il y a de substantiel dans le corps. Les aliments se mélangent à l’organisme et cela est répugnant pour la patiente qui voit son corps idéalement comme un tube immaculé. L’anorexique ne peut assimiler psychiquement ce qu’est la nourriture qu’en dépassant le dualisme corps/esprit, intérieur/extérieur, sens/cerveau.
L’image idéalisée d’un corps évanescent qui est celui des anorexiques et leur hantise d’accumuler la nourriture, c’est-à-dire pour elles la graisse, vont de pair avec le refus des changements et du processus dynamique qu’implique le métabolisme lié à la transformation des aliments en énergie. La focalisation sur la nourriture comme ennemie vient de ce rejet d’un corps avec des fluides, d’un corps substantiel, qui représente, pour elles, tout ce qui est sale, mou, honteux. Le corps doit obéir à l’esprit, qui est le lieu de l’identité. Ce dualisme n’est pas responsable de l’anorexie. Cependant, ces schémas de pensée qui conditionnent également des représentations figées de l’alimentation confortent l’anorexique dans ses représentations et alimentent son ambition. Celle-ci consiste à faire disparaître le corps pour exister et affirmer sa rébellion contre l’injonction des autres, en particulier de la mère, en soumettant son corps que cette mère avait elle-même soumis ou rivé aux seules fonctions assurant la survie. L’anorexie est un cri à un appel originaire qui n’a pas été entendu.
Une autre manière d’interpréter la phrase de l’artiste de la faim qui dit n’avoir pas trouvé de nourritures lui plaisant, consiste à mettre l’accent non sur ses privations et sur la volonté de maîtrise et de rébellion qu’elles expriment, mais sur les aspirations secrètes qu’elles dissimulent. Il s’agit ici d’insister de nouveau sur le fait que l’anorexie est un style, associé à une esthétique et à des jugements de valeur qui sont eux-mêmes liés à des représentations : ce qui est mou, gras, flasque manifeste une absence de contrôle, une vulgarité, une bassesse auxquels l’artiste de la faim oppose un idéal élevé, fait d’ascétisme et de pureté. La recherche des nourritures pouvant combler l’éthos de l’anorexique, en particulier sa faim de beau et d’élévation et son désir d’originalité, peut être une piste constructive permettant de l’accompagner. À côté de cette réponse consistant à chercher des nourritures pouvant plaire à l’artiste de la faim, il est impératif de poursuivre la déconstruction des représentations erronées qui lui font associer les aliments à des ennemis. Celles-ci peuvent être corrigées par un savoir qui procure une meilleure connaissance des aliments et leur redonne aussi du goût, conformément à l’étymologie du mot sapientia qui associe savoir et saveur.

Ces deux volets, déconstructif et constructif, de l’approche phénoménologique, joints au travail des psychiatres et à celui du nutritionniste, peuvent lui permettre de réapprendre à manger, c’est-à-dire à ne pas avoir peur de l’altérité des nourritures qui sont bonnes pour nous et que nous partageons avec les autres. L’idée est de redonner à l’anorexique les moyens d’affirmer son identité sans mettre sa vie en péril mais sans non plus lui demander d’être comme tout le monde en atteignant un poids normal qui est toujours trop élevé pour elle, parce qu’elle ne voit pas la même chose que nous dans son miroir.
 

5. Phénoménologie de la non-constitution et féminisme

Les dualismes âme/corps, intérieur/extérieur, raison/affects, homme/femme ne sont pas la cause de l’anorexie, mais ils expliquent quand-même la difficulté qu’éprouvent les personnes souffrant de ce trouble à avoir un rapport pacifié à l’alimentation. Bien plus, la “dictature” que l’anorexique fait subir à son corps illustre la prégnance non seulement du schéma dualiste, mais aussi du paradigme de la domination si souvent dénoncé par les féministes qui se sont intéressées au rapport de l’humain à la nature et au corps et même aux animaux (Plumwood, 1991; Adams et Donovan, 1995). Au contraire, le chemin vers un rapport plus harmonieux à son corps et aux autres passe par une réflexion sur la corporéité du sujet.
Cette expression ne désigne pas seulement le fait d’avoir un corps et d’être mortel, mais il s’agit de contester le privilège qu’on accorde à la conscience de prêter le sens à toute chose, comme dit Levinas dans Totalité et Infini. (Levinas, 1994 : 136). Une telle phénoménologie est une phénoménologie de la non-constitution qui s’attache à décrire les phénomènes échappant à mon intentionnaité ; elle va de pair avec la réhabilitation du sentir considéré dans sa dimension pathique, c’est-à-dire comme l’expression de l’interaction entre moi et le monde (Maldiney, 2012: 188-90 ) et même comme mon être-avec-le-monde-et-avec-les-autres (Pelluchon, 2015). Dans une telle philosophie, l’alimentation est érigée au rang de paradigme parce qu’elle récuse tous les dualismes cités plus haut et prend au sérieux l’existence dans sa matérialité.
La vulnérabilité, la mortalité et la naissance ne sont plus interprétées comme des limites à notre pouvoir, comme c’est le cas des philosophies de la liberté qui affirment le caractère originaire de la déréliction et sont des philosophies de l’être-à-la-mort (Pelluchon, 2015: 37-52; 64-78). En effet, pour Heidegger, dans Être et Temps, seule la " résolution devançante" et la décision de donner existence à ce qui est important pour moi peut m’arracher à la déchéance dans le “On” et à la facticité. Au contraire, à partir du moment où je reconnais que je ne suis jamais totalement indépendant, mais où l’intersubjectivité est installée au cœur du sujet, comme on le voit avec la naissance, on est amené à adopter une conception plus relationnelle du sujet. Bien plus, ce dont je vis ne m’asservit pas, mais nourrit mon existence, au sens où le fait de vivre est originairement associé au plaisir (Pelluchon, 2015: 42-43). Autrement dit, l’altérité des nourritures n’est pas menaçante et nos besoins ne sont pas d’abord à concevoir de manière privative, comme si nous devions remplir un vide, mais ils renvoient à la jouissance qui, écrit Levinas, “fait éclater la structure élémentale des choses” et souligne mon immersion sensible dans le monde. (Levinas, 1994 : 141).
Cette dimension est manifeste dans le plaisir éprouvé en mangeant, pour autant que l’on n’a pas souffert de privations extrêmes et que l’on n’est pas atteint de troubles alimentaires. Car les personnes anorexiques passent totalement à côté de cette dimension de plaisir qui ne renvoie pas seulement à l’hédonisme, mais décrit une structure de l’existence, un existential, qui souligne, comme dans toute philosophie du goût, la profondeur du lien entre moi et le monde, le corps et l’esprit, l’intérieur et l’extérieur, l’intime et le social. On retrouve cette crise du goût dans la tendance à réduire l’alimentation à une prise alimentaire, comme lorsque nous ne prenons pas le temps de manger ou grignotons. Le manque de respect envers soi-même, la prégnance du schéma de la domination de l’esprit sur le corps et la matière, et de l’homme sur la femme, perdure jusque dans les habitudes alimentaires, comme l’attestent tous les désordres alimentaires, qu’il s’agisse des troubles comme l’anorexie ou la boulimie, de l’obésité, mais aussi de la surconsommation de viande qui impose aux animaux d’élevage des souffrances inouïes.
 


6. Conclusion

Le dépassement des dualismes âme/corps, nature/culture, homme/femme et la prise au sérieux de la corporéité du sujet font partie des contributions essentielles du féminisme à la pensée. C’est ainsi qu’elles ont profondément renouvelé l’ontologie et la théorie politique et qu’elles peuvent éclairer sous un jour nouveau des phénomènes qui expriment le rapport d’une personne au monde et aux autres, comme c’est le cas de l’anorexie et, de manière générale, des comportements alimentaires. C’est également pour cette raison que les théories féministes sont consonantes avec l’approche de certains phénoménologues français qui tentent, à la suite de Levinas ou de Maldiney, de substituer à l’ontologie du souci de Heidegger une compréhension plus incarnée de l’être-là qui est toujours un être-avec-les-choses-et-avec-les-autres (Pelluchon, 2015).

Pour appréhender l’anorexie et aider la personne souffrant de ce trouble à s’affirmer autrement qu’en se privant, il importe de ne pas se focaliser sur les symptômes dont elle souffre, mais de partir de sa manière d’exister, de se rapporter à son corps, au monde et aux autres. Il s’agit aussi de situer cette expression d’une oralité douloureuse dans un contexte social pris dans un réseau de significations qui expliquent que certaines personnes, notamment les femmes, ne parviennent pas à exprimer leur autonomie autrement qu’en s’identifiant à leur corps et, lorsque leur identité est blessée, en le maltraitant. L’objectif est de les amener à construire une relation pacifiée avec elles-mêmes et avec la nourriture qui illustre la manière dont l’extérieur devient intérieur et me constitue. Aussi, pour appréhender ce drame de l’autonomie qui s’opère sur fond de dualisme âme/corps, il peut être utile de croiser l’approche féministe et la phénoménologie.
 
 


Bibliographie

Adams, Carol J., et Josephine Donovan éds. 1995. Animals and Women: Feminist Theoretical Explorations. Durham and London: Duke University Press.
Binswanger, Ludwig. 1971. Introduction à l’analyse existentielle. Trans. Jacqueline Verdeaux and Roland Kuhn. Paris: Minuit.
Bordo, Susan. 1993. Unbearable Weight: Feminism, Western Culture, and the Body.  Berkeley: University of California Press.
Brusset, Bernard. 2008. Psychopathologie de l’anorexie mentale. Paris: Dunod.
Fazman, Mélanie A., et  Sing Lee. 1997. “Beyond Body Image: The Integration of  Feminist and Transcultural Theories in the Understanding of Self Starvation.” International Journal of Eating Disorders 22 (4): 385–94.
Kafka, Franz, 1990. Un artiste de la faim et autres récits, éd. Dir et trad. Cl. David, 173- 229. Paris: Gallimard,  Folio Classique.
Kestemberg, Evelyne, Jean Kestemberg, et Simone Dacobert. 1972. La faim et le corps.
Une étude psychanalytique de l’anorexie mentale. Paris: PUF.
Lalau, Jean-Daniel. 2012. En finir avec les régimes. Vers une alliance du corps et de l’esprit. Paris: F. Bourin.
Le Barzic, Michelle, et Marianne Pouillon. 1998. La meilleure façon de manger. Les désarrois du mangeur moderne. Paris: O. Jacob.
Levinas, Emmanuel. 1994. Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité. Paris:  LGF,  Biblio
 Essais.
Maître, Jacques. 2000. Anorexies religieuses, anorexie mentale. Essai de psychanalyse  sociohistorique (de Marie de l’incarnation à Simone Weil). Paris: Le Cerf.
Maldiney, Henri. 2012. Regard, parole, espace. Paris: Le Cerf.
Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM, Diagnostic and  Statistical Manual of Mental Disorders). 1994-2000. Arlington, VA: American Psychiatric Association (APA). (DSM-IV et DSM-IV-TR, 1994-2000).
Pelluchon, Corine. 2015. Les nourritures. Philosophie du corps politique. Paris: Le Seuil.
Plumwood, Val. 1991. “Nature, Self and Gender: Feminism, Environmental Philosophy,  and the Critique of Rationalism.” Ecological Feminism 6 (1): 13-27.
Raimbault, Ginette, et Caroline Eliacheff. 1980. Les indomptables. Figures de l’anorexie. Paris: O. Jacob.  
Smolak, Linda, et Sarah Marnen. 2004. “A Feminist Approach to Eating Disorders.” In Handbook of Eating Disorders and Obesity, éd. J. K. Thompson, 590-605. Hoboken, NJ: John Wiley & Sons.  

]]>
news-2708 Tue, 03 Sep 2019 17:08:00 +0200 Culture et handicap https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/culture-et-handicap Culture et handicap  

"Culture et handicap"

Un article de Bertrand QUENTIN 

tiré du N° 154 de la revue ÊTRE

]]>
news-2709 Mon, 01 Jul 2019 10:49:00 +0200 Soin du patient exilé https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/soin-du-patient-exile Soin du patient exilé, l’espoir d’une éthique de la discussion Soin du patient exilé, l'espoir d'une éthique de la discussion

 

par Sophie BOUQUIGNAUD

    
Sophie Bouquignaud est assistante sociale en faveur des patients à l'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris depuis 1995. Elle exerce actuellement au sein du service de cancérologie à l'hôpital Cochin.

Article référencé comme suit :
Bouquignaud, S. (2019) "Soin du patient exilé, l’espoir d’une éthique de la discussion" in Ethique. La vie en question, juillet-août 2019.

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article
    
    La prise en charge de patients rendus vulnérables par l’exil, la précarité et la maladie cancéreuse, questionne, heurte, indigne parfois, dans ce qu’elle révèle de contradictions.
    La situation administrative des patients ayant fait le choix de l’exil pour accéder aux soins ne permet pas l’obtention d’une couverture sociale dans un court délai, éloignant, de là, l’initiation d’une prise en charge médicale. Sans réponse favorable à offrir, nous semblons manquer à notre responsabilité.
Après le "refus" de certains médecins qui peut prendre la forme d’un "les soins sont possibles si vous parvenez à obtenir une couverture sociale", l’assistante sociale devient "porteuse" de toutes les attentes du patient dont celle d’obtenir l’Aide Médicale, perçue comme un sésame qui permettrait la guérison.
L’incohérence temporelle entre le projet médical et le projet social induit un questionnement éthique important, enfermant l’assistante sociale dans des injonctions contradictoires.
En effet, si d’un côté il argue des "soins pour tous", l’hôpital public s’efforce dans un même temps de répondre aux exigences de l’Etat qui attend de lui un équilibre budgétaire, voire d’être excédentaire. Si l’accès aux soins doit être assuré, le coût de l’hospitalisation reste une réalité et la facture est imputable au patient en défaut de couverture sociale. Les personnes en situation précaire souffrent de fait des conséquences des contradictions entre l’hospitalité et les politiques sociales.
Ainsi, quand nous nous heurtons aux limites des lois, des politiques sociales et de l’engagement de l’autre, il ne semble rester que la conscience de notre responsabilité.
Ce contexte d’injonctions paradoxales lourdement ressenti par le travailleur social semble l’être aussi par l’ensemble de l’équipe médicale et soignante. La force des demandes de ces patients et notre difficulté à y répondre, mènent parfois à des discours et des prises de positions caricaturales des différents acteurs. Cela donne lieu à des enjeux individuels, du fait de la fonction de chacun, qui semblent parfois s’opposer, générer des désaccords, tendre les échanges, voire rendre le dialogue inexistant.
En effet, le sujet semble mettre en lumière une certaine forme d’incapacité à échanger qui questionne plus largement le concept de discussion et son importance dans le dessein d’une décision qui semblerait la plus juste pour tous et interroge une forme de responsabilité plus collective dans le processus pré-décisionnel pluridisciplinaire.


Soins du patient exilé, les mots pour dire l’autre

La responsabilité infinie, à l’épreuve des paradoxes

La traduction des injonctions contradictoires qui sature l’espace de la prise en charge des patients exilés atteints de cancer contient, en soubassement, la question de la responsabilité. Cette dernière semble nous placer au cœur d’injonctions paradoxales et nous donne le sentiment de devoir servir deux maîtres à la fois ; d’abord le patient, l’Autre envers lequel, selon Levinas, notre responsabilité est infiniment engagée et qui nous assigne à responsabilité. Je suis responsable d’autrui du simple fait de l’existence d’autrui. Mais aussi le tiers, qui modère la responsabilité à laquelle nous enjoint Levinas et qui exige lui aussi un dévouement important.
Pour Levinas, la responsabilité est une responsabilité pour autrui. "Dès lors qu’autrui me regarde, j’en suis responsable, sans même avoir à prendre des responsabilités à son égard ; sa responsabilité m’incombe. C’est une responsabilité qui va au-delà de ce que je fais" (1). La conception levinassienne du sujet et du rapport au monde dépend de cette expérience fondamentale. La responsabilité que j’ai à son endroit semble toucher mon statut d’être et semble incessible.
Ainsi, face au patient trop démuni pour assumer le coût des traitements, se trouver dans l’incapacité de lui offrir une réponse favorable ne me dégage pas pour autant de la responsabilité que j’ai à son endroit.
Pensée ainsi, la responsabilité envers autrui connaît-elle des limites ?

Les contradictions que semble porter en son sein l’institution hospitalière, réclamant d’un même mouvement l’accès aux soins pour tous et la recherche d’un équilibre budgétaire, se situent également sur un autre plan. En effet, si le visage lévinassien porte en lui un commandement à responsabilité pour autrui, si l’Autre est "le pauvre pour lequel je peux tout et à qui je dois tout" (2), il n’est ici question que d’une relation duelle et interpersonnelle.
La réalité est que nous établissons des relations avec une pluralité d’individus et s’y engage, avec la même force, la responsabilité pour autrui. Il y a un infini de l’exigence éthique. En effet, l’Autre n’est pas seul. Le visage d’autrui ouvre à l’humanité tout entière. Le tiers, "c’est-à-dire de toute l’humanité qui nous regarde" (3), exige lui aussi un dévouement absolu. La responsabilité éthique en est modifiée car nous ne pouvons plus tout donner à l’Autre sous peine d’ignorer le tiers et les autres avec lesquels nous constituons société. La responsabilité infinie que j’ai à l’endroit de l’Autre doit l’être également à tout Autre.
La responsabilité à laquelle nous enjoint Levinas, modérée par l’intervention du tiers qui exige lui aussi un dévouement absolu, amène la question de la justice. La présence du tiers signifie que la justice doit articuler et concilier une justice éthique, où l’Autre est tout,  et une justice politique qui tient compte du tiers.

Le domaine du soin, ressource rare, questionne avec force son accès inégalement réparti sur la planète et interroge notre hospitalité et notre responsabilité envers les personnes malades, qui font le choix de l’exil pour accéder aux soins. L’idée d’en faire bénéficier tous les êtres humains qui en ont besoin, semble avoir peu de prise dans la réalité.
Ainsi, la maîtrise médicalisée des dépenses de santé porte en son sein un enjeu éthique important. Elle questionne la répartition et la distribution des richesses au sein d’une collectivité. La question de la justice y est ainsi inhérente. En effet, une allocation moralement bonne de ressources rares est une allocation justement allouée. Ceci a pour conséquence de bien souvent placer les directions des hôpitaux dans une dynamique prioritairement économique, tout en déléguant la question éthique du juste et du bien aux personnels soignants. Par rapport à l’entreprise d’un traitement médical pour les patients étrangers, dépourvus de couverture sociale, il semble bien que les soignants aient intériorisé le poids de cette contrainte et de ce choix, les plaçant dans une injonction contradictoire à l’aune de l’hospitalité, valeur majeure et incarnée par les hôpitaux publics français.


Le langage, une guise de l’hospitalité

Les déplacements récents de populations et les milliers de morts aux frontières de l’Europe, semblent avoir questionné les populations européennes, poussé les gouvernements à mettre en place des politiques d’accueil et à s’exprimer largement sur les flux migratoires. L’intensité de la demande d’accueil rend plus présentes les questions de l’hospitalité, du rejet et la possibilité même d’un monde commun. La mobilité et les déplacements des hommes en réponse à une inégalité des conditions de vie, permet de prêter attention aux mots des sociétés pour parler des personnes exilées.
Les termes employés aujourd’hui par les pouvoirs publics et les médias, pour décrire ces personnes exilées, semblent ne pas recouvrir la même signification pour tous, ni la même réalité. Des distinctions de langage et des catégorisations existent. Elles désignent le "réfugié", qui, menacé de mort ou de persécution dans son pays d’origine, doit partir et demander l’asile à un Etat, et le "migrant", souvent qualifié de "migrant économique" qui, par choix ou contrainte, quitte son pays d’origine et ne peut faire valoir ses droits à l’accueil. Cette distinction de langage, tout d’abord expliquée par la nature des droits auxquels les personnes exilées peuvent prétendre, semble aujourd’hui ne plus se cantonner à cette unique distinction mais tenir à une sorte de "tri" qui tend à hiérarchiser, voire juger, la légitimité du motif d’exil. Le migrant dit "économique" semble bénéficier d’une importante représentation négative. Ce construit péjoratif renvoie l’image d’une personne au motif de présence douteux, orienté vers le profit des richesses d’une nation, au détriment des autres.
De nos jours, les soins des patients exilés s'inscrivent dans le contexte de la mondialisation de l'humanité et la réalité économique actuelle contrecarre l’idée du cosmopolitisme et d’une hospitalité effrénée. En effet, l’impact de la crise économique et du chômage semble enfermer l’Etat et les citoyens dans des préoccupations de subsistance, qui ne fondent pas un terreau fertile à l’hospitalité, y compris dans le domaine du soin (4).
Cette relation incertaine établie entre les personnes exilées et les sociétés européennes, tiraillées entre la peur et le devoir de sauver ces personnes, semble se retrouver dans la confusion des termes pour désigner les personnes exilées. Elle se perçoit à l’échelle plus réduite de l’hôpital, posant le même type d’injonctions contradictoires et questionnant, de la même façon, l’engagement.

L’état de santé des exilés est associé à des facteurs de vulnérabilité multiples qui touchent les plans psychologique, social, juridique, et celui, proprement médical.  Ce cumul d’éléments constitue une spécificité de cette catégorie de patients accueillis à l’hôpital. La prévalence du cancer chez les patients venus se faire soigner est importante. Pour eux, le retour au pays signifie souvent la mort et la souffrance à court ou moyen terme. Ils ressentent souvent une forme de culpabilité de n’avoir pas pu faire autrement que partir pour accéder aux soins, et ce sentiment est décuplé par la dévalorisation sociale et l’absence de logement décent ou d’hébergement.
Les politiques sociales ont apporté un certain nombre de réponses spécifiques en faveur de l’accès aux soins des patients en situation de précarité. Le régime de Sécurité Sociale (5) en France reste l’un des plus favorables et protecteurs dans le monde. Ainsi, toute personne, française ou étrangère, résidant en France de façon ininterrompue depuis plus de trois mois ouvre droit à une protection maladie.
Il existe une représentation négative forte à l’égard des migrants venus pour se faire soigner. Les préjugés associent souvent "migration" et "fraude". Ils induisent l’idée d’une forme d’abus du système de soins français de la part des patients exilés et peuvent conduire à de la suspicion et à une délégitimation des demandes du patient.

Etymologiquement, le mot hospitalité vient du latin hospitalitas, dérivé du mot hostis, qui désigne l’étranger, et singulièrement aussi une parenté étymologique avec l’ennemi. L’hospitalité est une forme de sociabilité qui dispose à ouvrir sa porte et à accueillir l’Autre, chez soi, qu’il soit ou non étranger. Elle semble répondre à la vulnérabilité, à un appel auquel nous ne saurions nous dérober. Derrida semble exprimer l’idée que c’est même elle qui nous humanise : "Je ne serais pas ce que je suis et je n’aurais pas de maison, de nation, de ville, de langue si l’autre, l’autre par sa venue ne me les donnait" (6). L’hospitalité oblige ainsi à se révéler et à montrer sa condition d’homme.
Le phénomène migratoire semble poser à la philosophie la question des critères justes pour autoriser ou non l’entrée et le séjour d’une personne de même que la question des droits et des devoirs qui découlent de cette présence (7).
La légitimité du motif d’exil semble ne pas devoir être ce qui définit la qualité de l’accueil et de l’hospitalité. L’étranger, catégorisé, semble bénéficier ensuite d’un accueil et d’une hospitalité circonstanciée. Cela peut apparaître contradictoire avec ce que recouvre la notion déridéenne de d’hospitalité.
L’une des guises de l’hospitalité semble être la parole et présuppose l’échange, le dialogue avec la personne qui a fait le choix de l’exil. Ainsi, elle suppose à chacun de faire un pas, de trouver le langage de l’accueil, la parole en ce qu’elle confère à l’autre son appartenance à une même humanité et peut déjà constituer un espace et un temps d’hospitalité.
    Il est important d’avoir conscience que le langage, les discours en institution ainsi que les positionnements sont perméables aux discours dominants concernant la migration et la catégorisation des personnes exilées. Le dialogue entre soignant et patient doit primer pour singulariser l’expérience et le vécu de l’autre venu pour chercher des soins et la possibilité d’une vie.
Le sujet des soins à prodiguer aux patients exilés met en lumière une certaine forme d’incapacité, ou un mésusage du langage pour décrire le réel et, en pratique, à pouvoir échanger librement et posément sur les prises en charge médico-sociales de ces patients. Le migrant dit "économique" semble être celui autour duquel les tensions se cristallisent le plus. Cela interroge ce qui semble en jeu dans les instances mêmes où la discussion a officiellement sa place, et où la parole des soignants révèle aussi des failles.


Silences et paroles autour de la prise en charge des patients exilés

Ce que masquent nos silences…

Peu d’hôpitaux disposent d’instances délibératives pluridisciplinaires dédiées à la prise en charge des patients en grande difficultés sociales. Cependant, l’intégration des équipes mobiles de soins palliatifs dans certaines unités de cancérologie ont permis la mise en place de réunions de concertation pluridisciplinaire proposant une approche plus globale du patient qui constitue, par-là, une opportunité d’expression du champ social et devient, à l’occasion, le théâtre de discussions au sujet d’un malade étranger dépourvu de couverture sociale.
L’évaluation de ce type de situation n’est pas réduite au seul champ médical et se complique lorsque les aspects sociaux s’assortissent mal à la prise en charge médicale souhaitée. La situation des patients exilés, toujours singulière et complexe, semble en inadéquation avec les cadres théoriques. Elle contrarie des fonctionnements installés, un rythme de travail et l’exécution rapide des examens médicaux qui conduisent à la dispensation d’un traitement. Parce qu’il devient nécessaire de tenir compte de l’absence de couverture sociale ou d’hébergement, le médecin ne peut d’emblée proposer le traitement optimal dans le délai le plus favorable, comme il le ferait pour tout autre patient. Des écueils s’imposent et le contraignent à discuter des limites de la prise en charge.
Bien que représentant une occasion de discussion, ces temps d’échanges peuvent révéler quelques limites et tendent parfois à montrer que décider collégialement ne revient pas toujours à délibérer éthiquement. En effet, les conditions de possibilités de paroles semblent féconder les conditions de la vie éthique.

Il est notable que le silence occupe largement cet espace. Communément, ce dernier définit l’état d’une personne qui s’abstient de parler. Une fausse simplicité fait assimiler le "silence" et le "rien". Le silence est indispensable à la pesée de la pensée. Il semble nécessaire à la saisie du temps qui permet à la pensée de se placer.
Si le silence revêt ainsi une apparence constructive, il peut aussi se charger de sens négatifs. "Il nous faut être sensible à ces fils de silence dont le tissu de parole est entremêlé" (8). Il y a une équivoque dans le silence.
Dans ses acceptions négatives, le silence peut être rejet, violence, refus, non-dialogue, le reflet d’un malaise, d’une peur, le signe d’une aporie…
Dans l’activité discussionnelle, certains silences sont frappants et ne laissent pas indifférents. A titre d’exemple, le fait de ne pas répondre à une personne qui énonce un argument en réunion est une forme de négation de l’autre. Ce silence réduit le locuteur et semble le nier. Le silence peut ainsi être imposé, se présenter alors comme un bâillon, une suspension violente du dialogue et de la discussion.
Le silence peut être aussi une parole retenue, des mots que nous n’osons pas formuler. Garder le silence peut être une façon de ne pas prendre part au débat, par indifférence ou par couardise. Parler revient à toujours exposer un peu notre singularité et nous exposer à critique. Rester dans le confort du silence peut alors confiner à une forme de lâcheté. Le silence nous garde de la honte et permet de rester à l’ombre des jugements.
L’épuisement des professionnels, fréquemment aux prises des injonctions paradoxales, peut revêtir la forme d’un silence. La fatigue amène parfois les professionnels à fonctionner de façon plus mécanique, plus à distance d’une démarche délibérative.


…Que nos paroles révèlent

L’acte de langage suppose l’existence d’un sujet doté du pouvoir de parole pour interpeler autrui, lui demander quelque chose, l’influencer, parler à, parler de, parler pour… Le langage possède une fonction d’expression et de communication et constitue  une puissance d’agir sur les autres et le monde.
Dotés d’une même faculté de parole, nous faisons de cet outil d’influence, un usage singulier et cela fait pressentir le questionnement éthique qui en découle. Si la parole exprime la spécificité humaine, ce n’est pas tant par sa capacité à nommer les choses que par les relations qu’elle permet à l’intérieur d’un groupe. Ainsi, "les bases du langage ne sont pas des noms de choses, mais de rapports" (9). Chez les auteurs grecs, la parole joue un rôle essentiel dans le domaine politique et la parole remplit ses trois fonctions d’exprimer, d’informer et de convaincre, fonctions également attendues d’elle dans le cadre du processus délibératif  hospitalier.
    L’exercice de la discussion, dans sa dimension politique, ne saurait être réduit à une forme de bavardage. Mais la communication entre professionnels peut parfois être le jeu de routines installées, l’énonciation de mots creux ou encore de dialogues convenus, sans réelle mise en éveil de l’attention à porter au sujet. La prolifération de paroles, le verbiage, est responsable de leur dévalorisation.
De même, certaines circonstances oblitèrent la maîtrise de la parole et laissent apparaître les enjeux de pouvoir qui y sont inhérents. Les mots ne sont pas neutres et contiennent une certaine puissance, dont nous sommes inégalement dotés. De là le fait que les réunions pluriprofessionnelles à l’hôpital soient constituées d’un panel très hétéroclite et que l’usage des mots et l’exercice de la parole y soit hétérogènes.
    Par ailleurs, la maîtrise de la parole dans l’exercice de la discussion peut également être perturbée par le fait que plusieurs facettes de ce que nous sommes doivent pouvoir coexister : les professionnels que l’institution attend que l’on soit, des individus doués de valeurs et d’émotions propres et, en même temps, des citoyens aux orientations politiques possiblement divergentes. Le sujet des patients exilés pour des raisons thérapeutiques affère aux champs du médical, du social, du politique, du culturel, du juridique, du religieux, et révèle parfois des stéréotypes et les orientations politiques ou religieuses de certains participants à la discussion. La situation discussionnelle peut trahir certaines valeurs ou croyances au regard desquelles, en tant que fonctionnaires de l’Etat, nous sommes tenus au devoir de neutralité et de discrétion. Le devoir et la bienséance ne permettent pas toujours une parole franche et d’aborder la composante politique du problème.
    La parole reste toujours l’acte d’un sujet individuel. Il ne saurait y avoir de paroles sans une certaine forme d’engagement de ce que nous sommes à titre d’individu.
Parce que les mots semblent parfois nous manquer et que la communication prend l’expression de paroles maladroites, parfois caricaturales, l’espace délibératif doit tenir compte de la dimension essentielle des actes que les silences et les paroles constituent. Dans leurs mésusages, paroles et silences rendent compte des injonctions paradoxales qui saturent l’espace de la prise en charge du patient exilé. Cependant, notre responsabilité à l’égard du patient ne nous intime-t-elle pas d’assumer en conscience une discussion à son sujet et d’élaborer une éthique de la discussion ?  


L’espoir d’une éthique de la discussion

Les conditions de la délibération collective

La délibération est le moment où nous pesons les mobiles et les motifs de l’acte projeté, de manière à aboutir à une décision. La décision, comme choix préférentiel, repose sur la délibération, elle la présuppose. Aristote précise que "nous délibérons non pas sur les fins elles-mêmes, mais sur les moyens d’atteindre les fins» (10). L’une des difficultés est ainsi le passage de la délibération à la décision et interroge ainsi les conditions dans lesquelles l’activité délibérative s’exécute.
La délibération est une ressource précieuse car sa qualité impacte directement sur la qualité de la décision qui en découle, notamment dans le domaine du soin où les situations sont à la fois complexes et toujours singulières.
La délibération, lorsqu’elle est pluriprofessionnelle suppose l’émergence d’un dialogue rendu nécessaire par la rencontre des regards différents et complémentaires,  portés sur un même patient.
Une délibération de qualité semble requérir un certain nombre de traits moraux chez chacun des participants : une volonté d’agir en commun, une propension à l’écoute, une certaine forme de modestie et d’attention ; autrement dit une disposition à décentrer son propre point de vue pour écouter pleinement et intégrer un point de vue possiblement très éloigné du sien. La délibération suppose, de la part de chacun des intervenants, une volonté d’échange réel d’arguments. L’attention nécessaire à la délibération suppose des dispositions organisationnelles et temporelles favorables, souvent difficiles à instaurer dans le monde hospitalier, où le temps semble toujours manquer.  
La délibération concernant la prise en charge des patients exilés, parce qu’elle suppose de prendre en compte l’ensemble des éléments hétérogènes qui la compose, est plus complexe. Le sujet implique la nécessaire prise en compte du champ social, contraint le corps médical à une discussion moins technique et scientifique, à tenir compte de l’intégration des soignants non médicaux dans l’espace délibératif, et, plus largement, des conditions du débat.


Habermas, dans De l’éthique de la discussion, pense les conditions d’un débat correct et la manière dont les relations communicationnelles sont à l’œuvre dans la délibération. Il propose une éthique de l’intercompréhension dont les normes d’action prétendent à la validité. Habermas va introduire l’idée que l’exercice délibératoire doit permettre de dégager une norme reconnue comme ayant du sens pour une communauté, à partir de délibérations entre différentes personnes.
En effet, parler d’une éthique de la discussion, c’est parler d’un échange qui amène à une transformation dialogique. Dans l’effort d’expliciter, nous alimentons la qualité argumentative de la discussion dont résulte un élargissement des points de vue. Nous devrions, en situation de réelle discussion, accepter la faillibilité de notre point de vue et pouvoir accepter que l’argument d’autrui fasse vaciller celui que l’on a initialement énoncé.
Une réelle situation communicationnelle supposerait donc une adoption par chacun des participants des conditions de la discussion : écouter, accepter d’adopter le point de vue de l’autre, s’astreindre à l’argumentation et à produire une justification.


Les écueils de la discussion

Habermas pose des conditions presque idéales de la délibération raisonnée, avec des valeurs partagées des participants, un système de référence et la nécessité d’une sincérité réciproque qui engage chacun des participants à argumenter de façon rationnelle.
L’exercice de la collégialité donne à voir la parole sous différentes présentations. Certains privilégient une approche technique, très rationnelle et logique. Elle peut comporter le défaut d’une certaine sécheresse et tendre à limiter la communication. Dans un contexte où la maladie grave, l’annonce de l’incurabilité et la mort sont éminemment présentes, ce mode d’expression exclut les émotions dont il est pourtant important d’admettre l’existence. De même,  certaines paroles inadaptées ou inutiles révèlent, conduisent à l’élaboration de jugements qui invitent davantage à la polémique qu’au débat. A l’extrême, peut parfois surgir une parole violente qui rend compte de possibles enjeux de pouvoir au sein de l’activité discussionnelle.


 En situation de délibération, nous cherchons à penser ensemble pour parvenir à une certaine décision consensuelle. Le terme consensus désigne l’intention d’un sujet, dans un but recherché, de donner son accord à d’autres sujets pour que l’action produite soit partagée, en terme de responsabilités, mais également en terme de coproduction de sens. Une décision consensuelle, nourrie des arguments partagés au cours de la délibération, assure ainsi une décision du moindre mal et un compromis raisonnable.
Cependant, le consensus revêt une forme passive "dont rien ne garantit la validité, mais qui offrent simplement une efficacité ponctuelle dans la stabilité des systèmes sociaux» (11). Parce ce qu’il ne révèle pas ce qui a sous-tendu ou justifié son avènement, le consensus se présente comme une décision troublée, offrant l’apparence d’une fausse unanimité et ne présume en rien de sa qualité morale.
La situation de délibération, dans le cadre professionnel, constitue une forme de débat, qui, dans son acception politique, représente un usage public de notre autonomie dont l’exercice peut pourtant être contrarié et révéler des enjeux de pouvoir. Ainsi, le consensus peut dissimuler des mécanismes qui oblitèrent l’exercice de la délibération pouvant aller jusqu’à la domination. Ces mécanismes rendent compte de l’exercice de pouvoir que peut représenter le débat, notamment en présence d’un participant doté d’une fonction hiérarchique importante ou faisant figure d’autorité. Si la décision de prise en charge et de délivrance d’un traitement revient toujours, en dernière instance, au médecin, la pensée et la délibération ne sauraient reposer sur une seule personne, mais tenir compte de l’égalité des participants dans le débat pluriprofessionnel.
Ainsi, l’expérience du dissensus apparaît positive, garante de ne  pas nous placer dans une "pensée unique" mais bien dans les conditions d’un débat démocratique et éthique. Le dissensus donne "la possibilité aux idées contraires de vivre ensemble […]. Le dissensus a le bénéfice de maintenir en marche la réflexion, de nourrir et féconder les idées par leur contraire" (12). Le conflit des points de vue semble être également ce qui permet d’assurer l’existence de tous les possibles.


Une fausse délibération peut produire une décision dénuée de toute éthicité. Un des premiers dangers semble siéger dans la volonté de participer à la discussion moins pour chercher, ensemble, la décision la meilleure ou la plus juste, mais plutôt pour avoir raison.
Une fausse délibération peut tenir à une présentation partielle des éléments et des informations détenus par les participants. Ainsi, la rétention et l’énonciation partielle, voire choisie, des éléments, ne permettent pas de délibérer de façon la plus éclairée possible. Sur le sujet du patient exilé, il est aisé de mettre en avant des motifs orientés pour conduire à un refus d’initiation de traitement. La production d’arguments orientés uniquement vers les difficultés est une tentative de réduction de la complexité et biaise l’exercice délibératif. Cette pratique peut traduire la difficulté de certains professionnels de se trouver dans des paradoxes inconciliables qui les conduisent à emprunter un raccourci vers la décision qu’ils souhaitent voir aboutir. Sous cette forme, la discussion ne produit pas la décision mais avalise une idée déjà arrêtée.
L’honnêteté associée à une parole franche et respectueuse apparait comme la propédeutique de l’activité délibératoire. La discussion devient alors un "courage qui tend à se défaire de toutes les servitudes auxquelles nous consentons trop librement et accueillir tous les possibles et les assumer, plutôt que de nier l’existence de certains, et ne retenir que ceux qui nous arrangent" (13).
Pour rester fidèle à ce que nous attendons qu’elle soit, une éthique de la discussion semble devoir se soucier de la présence du doute et d’une forme d’inquiétude, qui mettent en éveil la réflexion chez chacun. L’acceptation de la différence entre ce que nous pensons tous, semble constituer la garantie démocratique du débat. De là, nous pourrons tenir compte de la liberté de s’exprimer de chacune des personnes présentes, pour que le soin reste une "décision d’humanité qui se féconde par la parole" (14).



 
Conclusion

La responsabilité à l’endroit de l’Autre détermine une part majeure de l’engagement envers les patients vulnérables. L’exil, la maladie grave, l’histoire unique de chaque individu, sa volonté d’exister chuchotée au chevet d’un lit d’hôpital ou revendiquée avec force, sont autant d’échanges intenses, puissants, à ce point que parfois, nous sommes presque otages de la fragilité de la vie vacillante de l’Autre, venu nous rencontrer. La vulnérabilité de ces personnes, frappées par la violence de l’exil et de la maladie cancéreuse, nous rappelle à notre humanité et à la responsabilité incessible que nous avons à l’endroit d’autrui.
L’histoire de ce "nouveau départ" que représente l’exil, et le chemin si douloureux qu’il embrasse à sa source, doit pouvoir en être un. Répondre à cet appel et s’en donner les moyens semblent nécessité pour s’accorder non seulement aux missions de notre métier, mais plus certainement encore, pour être l’humain que nous pensons devoir être.
Dans le colloque singulier, il est aisé d’oublier le tiers qui vient pourtant troubler cet engagement infini d’humain à humain. La justice se rappelle en sa présence, qu’il soit le médecin détenteur de la décision d’initier une prise en charge, l’institution hospitalière, les politiques sociales ou encore les autres patients envers qui nous devons engager la même responsabilité. Ainsi naissent les tensions entre éthique (où l’Autre est tout) et justice dans ses deux acceptions, à la fois comme vertu mais aussi comme organisation générale harmonieuse de la vie sociale.
Les catégories de langage utilisées pour désigner les personnes exilées semblent présenter une hiérarchisation et une disqualification sociale du migrant dit "économique", dont relève le patient venu pour accéder à des soins. Le terme, loin de singulariser le parcours de la personne rendue vulnérable par l’exil et la maladie cancéreuse, semble témoigner du mouvement oscillatoire du Politique, par les catégories qu’il propose, entre la peur de trop accueillir et le devoir de secours envers les personnes réfugiées, entre la responsabilité qui nous engage à l’endroit de l’humanité, et l’inhospitalité.
Cette hésitation semble se retrouver à l’échelle de l’hôpital, où s’opposent une approche managerielle et utilitariste, tournée vers la réduction des coûts et une optimisation des soins, et une approche morale, enjoignant l’hôpital public, incarnation de la valeur d’hospitalité, de dispenser des soins à tout patient.
Parce que le sujet de la prise en charge de ces patients ne relève pas uniquement de la seule appréciation médicale, technique et scientifique, mais requiert la prise en compte du champ social, mais aussi politique et économique, les discussions professionnelles révèlent des tensions et des failles dans la discussion à ce sujet. Rappelant avec force les injonctions paradoxales dans lesquelles se trouvent les professionnels intervenants dans le soin de ces patients, le sujet semble justement réclamer une attention particulière.
 La discussion, si elle ne peut prétendre à apporter une solution en tant que telle, peut être une manière de sortir de l’enclavement où s’opposent une approche managerielle du soin, orientée vers la réduction des coûts, et une approche morale qui ne saurait relever de la seule "belle âme", mais proposer une éthique pour questionner à la fois la morale et le Politique. La discussion peut offrir une conciliation éthique. La délibération éthique permet un éclairage du réel et de sa complexité et, la manière dont nous discutons, traduit l’attention que nous portons à la situation du patient exilé et à la décision de soin. Ainsi, le chemin et le dessein ne sont pas séparables.
    Au-delà du temps et de l’espace propice à la délibération, s’enjoindre à intégrer le point de vue de chacun, de façon égale, pour, peut-être, parvenir à un réel croisement des regards, même s’ils ne sont que le partage d’une incertitude.
L’exercice de la discussion est difficile mais n’est pas pour autant impossible. Peut-être le devons-nous au patient, à l’égard de la responsabilité que nous avons à son endroit. La parole demande parfois un sursaut de courage, mais elle demeure une chance de maintenir l’accord entre le professionnel que l’on est, celui attendu par l’institution, et l’humain que nous pensons devoir être.

    


 
Références
(1) Levinas E., Ethique et Infini, Paris, Editions LGF, 1982, p. 92.
(2) Idem, p. 83.
(3) Levinas E., Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, Paris, Editions LGF, 1971, p. 234.
(4) Agier Michel, Les migrants et nous, Paris, CNRS Editions, 2016, p. 8-9.
(5) Texte fondateur : Ordonnance n° 45-2250 du 4 octobre 1945 portant organisation de la Sécurité Sociale.
(6) Derrida.J, De l’hospitalité, Paris, La Passe du Vent, 2001, p. 141.
(7) Chavel S. "La philosophie politique néo-républicaine : immigration et non-domination", in implications-philosophiques.org.
(8) Merleau-Ponty M., La prose du monde, Paris, Editions Tel Gallimard, 1969, p. 64.
(9) Buber M., Je et Tu, Paris, Edition Aubier, 2012, p. 35.
(10) Aristote, Ethique à Nicomaque, Paris, Editions GF Flammarion, 2004, p. 146.
(11) Cusset Y., Habermas, L’espoir de la discussion, Paris, Editions Michalon, 2001, p. 66.
(12) Pacific C., "Le soin : recherche de consensus ou principe de conflit nécessaire ?", Recherche en soins infirmiers, vol. 114, no. 3, 2013, p. 14-20.
(13) Pacific C., Idem, p. 172.
(14) Pacific C., Ibid., p. 186.
 

]]>
news-2710 Sun, 05 May 2019 10:25:00 +0200 L’alternance des rythmes https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/lalternance-des-rythmes Coopérer dans le soin : l’alternance des rythmes

"Coopérer dans le soin : l’alternance des rythmes"

par Michelle VAN DEN BERGH

Après des études d’infirmière en Belgique, Michelle Van den Bergh s’est engagée durant une dizaine d’années avec Médecins Sans Frontières dans des pays en conflit. De retour en Europe - à Paris -, elle s’est consacrée de manière spécifique au soin de personnes atteintes de SIDA puis s’est tournée vers le grand public dans les services hospitaliers publics. Aujourd’hui, en tant qu’infirmière anesthésiste au bloc opératoire, elle intervient chaque jour auprès de patients avec des équipes de spécialités différentes.

Article référencé comme suit :
Van den Bergh, M. (2019) "Coopérer dans le soin : l’alternance des rythmes" in Ethique. La vie en question, mai 2019.


 

Coopérer, c’est opérer ensemble. Lorsque les équipes chirurgicale et anesthésique se trouvent autour d’une personne endormie, l’objectif principal est le soin de ce dernier (1). Toutefois, chaque spécialité ne se trouve pas à la même place pour effectuer ce soin. Lors d’une intervention, l’équipe chirurgicale se concentre plutôt sur son continuum opératoire. À l’inverse, l’équipe anesthésique se focalise plus sur l’ensemble des réponses physiologiques de la personne inconsciente. Bien que chaque spécialité mette en œuvre son savoir-faire, il s’agit de plusieurs logiques de travail qui se retrouvent au même moment autour d’un même sujet. De ce fait, entre le début de l’action de chacun et la fin de l’intervention se trouve un milieu qui nous fait osciller entre ce que nous savons faire et ce que nous devons découvrir ensemble.
Dans ce contexte où chacun a une place bien spécifique, il y a une possibilité que le rythme de l’un se heurte au rythme de l’autre. En conséquence l’incertitude et la non-maîtrise s’imposent pour pouvoir coopérer autour de la personne endormie bien que ces spécialités soient basées sur la maîtrise de la technique et des risques. Comment prendre en considération les autres spécialités que nous ne comprenons pas toujours, que nous n’apprécions pas forcément ou que parfois nous craignons ? Quelle place donnerons-nous à l’autre pour faciliter son travail, c’est-à-dire pour travailler ensemble ?


Coopérer

Si nous regardons le mot "coopérer" un peu plus en détail nous pouvons le diviser entre "co" venant du latin cum qui veut dire "ensemble" et "opérer" operari ce qui désigne "travailler" ou de opus "œuvre". Le mot "opérer" indique donc notre savoir-faire dans une spécialité au bloc opératoire. C’est cette position intermédiaire qu’Arendt illustre dans Condition de l’homme moderne entre d’une part "le travail", qui permet de subvenir au besoin pour vivre et "l’action" qui permet de rentrer en contact avec les autres. Selon Arendt, dans "l’œuvre" nous transformons quelque chose qui nous est propre avec "un commencement précis [et] une fin précise" (2). L’œuvre indique non seulement ce caractère mesurable qui peut se formaliser par différents paramètres comme la qualité de la technique et le suivi d’une action : que ce soit l’endormissement, la surveillance et le réveil de la personne endormie pour l’équipe d’anesthésie ou que ce soit la dextérité des gestes pour l’équipe de chirurgie. L’œuvre désigne aussi quelque chose de non mesurable, la rencontre avec une personne. Il est vrai que la relation avec la personne subissant une intervention est à la fois brève et fortuite mais il est fondamental que cette personne puisse se sentir considérée en tant que personne. Ainsi, "opérer" va au-delà de notre connaissance, notre technique et notre savoir-faire. C’est une attitude permettant de percevoir des choses qui nous entourent à un moment donné et de s’adapter en conséquence. C’est une manière de se mouvoir qui nous permet de dépasser la connaissance et la technique et qui nous permet de découvrir l’autre qui est différent. Ainsi "opérer" permet d’illustrer l’ensemble des actions qu’un soignant effectue pour créer quelque chose.

Pourtant, lors d’une intervention nous ne pouvons pas œuvrer seul. Au bloc opératoire nous "opérons" conjointement avec les autres. Le préfixe cum montre qu’il n’y a pas un seul savoir-faire mais plusieurs savoir-faire différents qui se retrouvent dans un même lieu en même temps. Il s’agit d’une interaction qui s’établit entre les différents acteurs autour de la personne endormie. Inter exprime l’espacement dans cette relation entre les sujets. Ceci signifie que les personnes réunies dans un même lieu forment une unité autour de la personne à prendre en charge sans pour autant avoir les mêmes spécificités ou les mêmes caractéristiques. L’interaction désigne le milieu entre l’action de l’un et de l’autre que nous devons découvrir ensemble.

Dans cet espace où plusieurs personnes se retrouvent en tant que petit groupe, nous détectons que chaque soignant occupe une place à un moment donné en gardant une certaine distance avec l’autre. Nous pouvons même observer un éloignement physique entre l’emplacement de l’anesthésie et celui de la chirurgie. Une distance réglée et mesurée – sans être fixe – qui permet de trouver ses repères. Cela permet non seulement de tracer les limites entre les spécialités, mais aussi de faciliter les actes dans un espace familier. En revanche cet espace peut se modifier par le fait qu’un individu peut occuper, à différents moments précis, plusieurs emplacements à l’intérieur de cet espace. Nous le voyons clairement dans la spécialité oto-rhino-laryngologie (ORL) où l’équipe chirurgicale et celle d’anesthésie occupent le même espace, autour de la tête du patient. L’emplacement de chacun rétrécit, la place de chacun est moins démarquée, moins visible. L’espace ne présente plus les formes habituelles de chaque spécialité. Nous voyons l’importance de faire de la place pour l’autre sans que la distance entre les sujets ne disparaisse. De ce fait, nous percevons un double rapport de proximité et de distance. D’un côté il faut rester suffisamment proche pour pouvoir pratiquer son savoir-faire, tout en gardant une distance pour faire de la place pour le savoir-faire de l’autre qui se trouve dans le même espace. De l’autre côté nous pouvons laisser la place uniquement lorsque nous nous trouvons à une certaine distance qui permet de trouver nos repères dans sa spécialité et en même temps être assez proche pour percevoir l’action de l’autre soignant.

L’importance du rythme

Pourtant, nous ne pouvons pas faire de la place si nous ne prenons pas conscience du rythme de l’autre. Ce qui nous amène vers un espace rythmique que Barthes mentionne dans sa conférence du Comment vivre ensemble. Son espace rythmique illustre un lieu où l’ensemble des individus gardent leur rythme. Cet espace ne désigne pas forcément un équilibre entre les individus où le mouvement de l’un s’imbrique dans le mouvement de l’autre, comme le rythme de deux amis qui marchent dans une forêt discutant d’un sujet qui les passionne. Ni un mouvement qui marque une régularité dans le mouvement de chacun, semblable au rythme des coureurs d’un marathon. Au contraire, cet espace rythmique désigne une manière d’introduire notre propre rythme dans un rythme qui est autre, ce que Barthes appelle "l’idiorrythmie" (3).

En décomposant le mot, Barthes nous fait mieux comprendre que ideo veut dire le particulier, et le rhuthmos désigne la manière dont l’individu s’insère dans un ensemble (4). Cette dualité de "l’idiorrythmie" montre d’une part un groupe où chacun peut vivre son propre rythme et d’autre part une composition de rythmes différents. La première signification permet à chacun de pratiquer sa spécialité dans le groupe autour de la personne endormie. Nous pouvons apercevoir ce rythme réglé et mesuré lors d’une intervention connue et maitrisée par tous les acteurs. L’habitude de travailler ensemble induit une anticipation des réactions des uns et des autres. De garder une distance suffisamment grande pour pouvoir continuer à exercer sa spécialité et en même temps être assez proche pour pouvoir saisir le rythme de l’autre. Ce rythme réglé et mesuré est issu d’une habitude d’un travail ensemble où l’un fait attention au rythme de l’autre pour avancer dans l’œuvre commune.

Mais Barthes va plus loin. La deuxième signification nous montre qu’il peut y avoir une "idiorrythmie" lorsque les personnes dans le groupe ne se connaissent pas. Car "l’idiorrythmie" désigne aussi une disposition qui permet de relier plusieurs spécialités ensemble en considérant le rythme de chacun. Barthes parle d’un deuxième rythme qui n’est pas réglé mais improvisé. Un rythme sans véritable structure mais qui est en mouvement. C’est l’adaptation des soignants au rythme des autres soignants. Une subtilité presque invisible par les personnes extérieures du groupe, mais présente et primordiale pour arriver à travailler ensemble. Barthes indique ce deuxième sens du rythme comme "un retard", c’est-à-dire laisser en suspens la réalisation de son acte ou de son rythme. C’est un rythme qui n’est pas prévu, qui est passager, qui est mobile (5). Ce "retard" improvisé est éphémère mais il est aussi marginal, en dehors de frontières bien marquées. Un rythme qui montre la possibilité de changer son mouvement selon les circonstances. À cet égard, chaque individu dans le groupe réalise son acte prévu mais en ralentissant ou en accélérant un peu son propre rythme en fonction du rythme de l’autre pour éviter une dysrythmie. C’est l’idée où chacun se concentre sur son propre rythme (sur son propre savoir-faire) avec une forme réglée et mesurée par lui-même, et en même temps accepte de faire rentrer un autre rythme que nous ne maitrisons pas, celui de l’autre qui est différent car propre à lui.

Pour Barthes il ne s’agit pas de créer un rythme commun mais de découvrir un espace qui inclut le rythme de l’un et de l’autre et qui donne un sens dans son ensemble. Un espace entre-deux qui est cette ligne de partage entre des rythmes différents. Un lieu où nous pouvons nouer une relation de proximité avec l’autre tout en gardant une distance pour garder nos repères au niveau de notre propre spécialité. Comment trouver ce lien qui permet d’unir des individus qui sont différents, tout en acceptant de vivre avec cette différence ?

"L’inter-est"

L’intérêt qui réunit et lie les professionnels de santé à un moment donné est la personne endormie. L’intérêt du lien entre les individus n’est pas le gain que chacun obtient mais "l’inter-est", d’après Arendt (6). C’est-à-dire un espace entre-deux où nous avons un intérêt en commun qui respecte notre différence et notre spécificité. Par là même cet espace désigne aussi un mouvement entre des individus pour agir dans un but commun. Selon Arendt "chaque action [est divisée] en deux parties, le commencement fait par une personne seule et l’achèvement auquel plusieurs peuvent participer" (7). D’une part, Arendt illustre l’importance de l’œuvre de chacun qui ne peut pas être délaissée dans cet espace. D’autre part l’action ensemble prend uniquement forme en fonction de la manière dont les individus se déplacent en suspendant tous les jugements.

"L’inter-est" arendtien montre cette manière de rentrer en relation avec les autres, en désignant un lien entre collectif et particulier. Quand nous prenons conscience de l’autre spécialité, nous pouvons nous-même nous positionner dans un groupe. C’est "l’inter-est" qui remplit cette double fonction de lier et de disperser les personnes, en même temps et de manière cohérente (8). D’un côté, "l’inter-est" provoque la rencontre entre les individus et les guident dans leurs activités. Lors d’une intervention, nos actes de soins sont intimement liés l’un à l’autre malgré leur grande diversité. Chaque membre de l’équipe est responsable d’un acte spécifique mais nous avons besoin de l’autre pour réaliser ce soin auprès de la personne endormie. Cette interdépendance nous montre à quel point la coopération brouille les frontières de chaque spécialité. En effet, la contribution, qu’elle soit chirurgicale ou anesthésique, n’a aucun sens sans l’une ou l’autre. De l’autre, "l’inter-est" les sépare pour éviter que les personnes agissent uniquement par conformité avec le groupe en étouffant leur singularité. Lorsque nous cherchons uniquement la reconnaissance de l’autre il n’y a plus d’"inter-est", dans la mesure où il y a une perte du "self" : que nous pouvons traduire par "ce qui dépend de nous" (9). Arendt montre l’importance de chaque individu dans le groupe pour éviter un comportement uniforme qui pousse chacun dans une même direction sans pensée autonome. Nous perdrions non seulement le sens commun que nous pouvons partager avec d’autres mais aussi une partie de nous-mêmes. Ainsi dans cet espace entre-deux, il est indispensable que nous recevions la reconnaissance pour ce que nous faisons et que nous reconnaissions ce que l’autre fait à son tour. D’où la complexité de travailler ensemble autour de la personne endormie puisque nous n’avançons pas toujours simultanément.

La recherche de "l’inter-est" peut passer par un conflit

Il y aura toujours une oscillation entre notre préoccupation première (notre savoir-faire) et la rencontre avec les autres spécialités. À certains moments une forme d’antagonisme se détecte par le fait que nos savoir-faire techniques s’effectuent à partir de notre place et non pas à partir de la place de l’autre. L’attitude de l’un peut provoquer l’incompréhension chez l’autre. Il nous semble qu’un conflit est parfois inévitable quand plusieurs spécialités se trouvent au même moment et au même endroit mais à des rythmes différents. C’est justement à ces moments spécifiques que nous pouvons identifier que chaque spécialité ne prend son sens que par la relation avec, et son opposition à, l’autre spécialité. Ce conflit est une sorte d’appel qui ne respecte pas l’action qui nous préoccupe, elle nous oblige à regarder l’autre qui agit à partir d’une autre place où nous ne sommes pas.

La transplantation pulmonaire nous semble emblématique pour illustrer la place du conflit. Il s’agit d’une situation où les équipes chirurgicale et anesthésique sont extrêmement occupées au même moment. Une préoccupation non seulement liée à sa complexité technique mais à sa fréquence raréfiée, ce qui rend difficile le développement d’habitudes collectives entre les équipes. Dans ce contexte où une interdépendance, à certains moments entre les différentes spécialités, est importante, nous ne pouvons pas ne pas nous heurter. Lorsque le chirurgien a besoin de place dans la cage thoracique pour pouvoir opérer le poumon malade et en même temps l’équipe d’anesthésie a des difficultés pour maintenir un équilibre ventilatoire, il est inévitable qu’un conflit de rythme se produise. Ce moment imprévisible signifie que l’un a besoin de l’autre sans pour autant savoir quand ou dans quelle proportion. Ce moment peut provoquer une forme de flottement entre ce que nous savons et ce que nous ne savons pas encore. Ce décalage entre le connu et l’inconnu nous oblige à inclure une part d’incertitude. L’incertitude nous fait balancer entre d’une part notre savoir-faire lié à notre profession et d’autre part l’imprévu, l’autre. Ceci marque un moment que nous ne maîtrisons pas et nous oblige à prendre conscience de la place qu’occupe l’autre. L’inclusion de cette incertitude est d’autant plus troublante au bloc opératoire que nous avons l’habitude de nous baser sur des certitudes par des règles et des procédures issues de nos pratiques respectives. De plus il est difficile, voire impossible, d’anticiper ce moment de conflit. Nous ne pouvons affronter cette partie inconnue qu’une fois qu’elle aura surgi. Puis devant cette incertitude nous devons chercher la direction à prendre selon la situation qui vient de se passer et qui peut s’opposer à notre action en cours. Ainsi nous pouvons découvrir lors d’un travail ensemble que l’œuvre de chacun peut s’entremêler avec celle de l’autre. De ce fait, lors de ce moment de conflit c’est en tâtonnant que nous devons avancer ensemble. À première vue cette opposition crée quelque chose de néfaste pour le travail collectif par le fait que chaque protagoniste préfère avancer dans son domaine ou sa spécialité au lieu d’inclure l’autre, l’imprévu.

L’alternance rythmique

Or, comme Simmel le montre dans son livre Le conflit, en réalité cette incertitude troublante n’est pas forcément négative lorsque nous la transposons à l’intérieur d’une unité qui est notre groupe. Pour Simmel cette unité illustre la possibilité de lier les différentes positions au bloc opératoire. Lorsque le groupe est uni par un but commun, "l’inter-est" arendtien, une opposition ne rompt pas la relation entre les individus mais elle active la relation latente (10). Un moment spécifique qui permet de déplacer les particularités de chacun au second plan vers un intérêt commun. Son étude montre que chacun garde sa spécificité tout en incluant certains éléments extérieurs, c’est-à-dire les choses à découvrir avec l’autre pour relier la force et la faiblesse de l’un et de l’autre (11). Cette "unification interne" au sein d’un groupe au bloc opératoire se forme lorsque chaque acteur revendique sa place dans le soin auprès de la personne endormie en laissant la place pour l’incertitude, puisque personne n’a de solutions pour l’ensemble (12). Non seulement cette opposition transforme la relation entre les différentes personnes mais elle influence également notre propre vision sur nous-même et nos actions. De même que nous avons vu avec "l’inter-est" arendtien l’importance du lien entre le collectif et le particulier, de même Simmel précise que l’opposition forme aussi une unité en soi. Cette unité propre à nous-même permet de chercher si nous sommes toujours en accord avec cette transformation de notre action que nous n’avons pas prévue au départ. Pour reprendre notre exemple, puisque nous ne pouvons pas renoncer complètement  à ventiler la personne endormie pour faire la place au chirurgien, nous découvrons que nous ne pouvons pas toujours aboutir à un accord commun. Sinon nous risquons de provoquer un appauvrissement de notre action commune (13).

Devant cet inévitable confrontation, Simmel propose une "alternance rythmique" : le rythme de l’un alterne avec le rythme de l’autre sans que l’on puisse pour autant mesurer cette alternance (14). Le regroupement vers une unité permet de faire ce choix pour transformer notre mouvement. À cet égard, la mise en commun de la diversité de chacun trouve une nouvelle direction vers l’intérêt commun (15). Cette "alternance rythmique" fait penser à ce rythme improvisé barthien qui est d’une part non prévu et d’autre part non mesurable. Ainsi, le fait de travailler ensemble aboutit à la création d’une unité qui permet d’alterner notre rythme respectif. Elle montre le savoir-faire d’un jonglage à plusieurs dans cet espace entre-deux et en même temps séparément. Or, pouvons-nous trouver à la fois une proximité qui permet de ralentir ou d’accélérer notre rythme par rapport au rythme de l’autre et en même temps avoir assez de distance pour pouvoir garder cette réflexion sur notre propre action sur la personne endormie ?

Un sentiment commun

Tant qu’il y a une interaction humaine entre l’équipe pluridisciplinaire il faut trouver une ouverture qui consiste à mettre en question son propre rythme de soin pour comprendre le rythme de l’autre. Simmel décrit que ce sentiment rassemble l’un et l’autre par quelque chose d’inconnu pour l’un et pour l’autre (16). Une conscience qui permet de réfléchir comment nous pouvons alterner nos différents rythmes vers une direction nouvelle. Ce "sentiment commun" (17) est subtil et sensible et en même temps complètement débarrassé d’ambiguïtés et de hiérarchie (18). Il faut trouver cet art qui permet de manier cette complexité rythmique entre les différents acteurs à des moments où le travail ensemble est fondamental. Une manière d’être qui permet de diriger cette complexité rythmique avec une certaine souplesse et en même temps une force minimale (19).

Nous pouvons éclairer cette souplesse avec une attitude qu’Aristote nomme la phronésis qui désigne une manière d’être permettant de répondre à l’inattendu. On peut la traduire en français par le terme de "sagacité" qui de son étymologie latine (SAGIRE) nous parle de "finesse d’odorat". Cette attitude permet de mettre en éveil tous nos sens pour percevoir ce qui se passe autour de nous pour répondre aux aléas du moment. À chaque intervention nous sommes confrontés aux contingences. Cette possibilité qu’une chose arrive ou n’arrive pas et qui est en dehors de notre contrôle, que ce soit lié au patient, aux autres collègues ou à l’organisation du bloc opératoire. Alors que nous connaissons certaines choses, nous devons en découvrir d’autres. C’est justement cette manière de nous mouvoir dans l’incertitude qui nous permet de dépasser la connaissance et la technicité et qui nous permet de découvrir l’autre qui est différent. Aristote nous amène à penser que la phronésis n’est pas une technique mais plutôt une manière d’être qui permet de sentir les choses et par là même d’être avec les autres (20). Cette intelligence singulière ne relève pas d’un métier que seuls certains soignants sont habilités à exercer dans un contexte particulier mais d’une capacité à éprouver une souplesse envers l’autre. Puisque les réactions de l’autre ne seront pas forcément conformes à ce que nous attendions. Les subtilités de l’un ne sont pas nécessairement celles de l’autre. La souplesse permet de frôler l’autre sans se heurter. C’est-à-dire une manière de penser qui laisse la place au contingent et par conséquent permet de considérer des choses ou des situations que nous ne pouvons pas maîtriser.

Toutefois, pour pouvoir créer un "sentiment commun" il ne suffit pas de pratiquer la souplesse dans notre position au niveau du groupe. Une force minimale est indispensable pour garder sa singularité et l’intérêt commun. Selon Aristote nous ne pouvons maîtriser les circonstances particulières mais nous avons le pouvoir d’adopter notre comportement (21). Cet état aristotélicien montre que nous sommes dans la capacité de décider de nous adapter à la situation particulière ou pas. C’est une manière d’être qui permet d’adopter un savoir-faire distinct de celui possédé par ceux qui nous entourent, que ce soit la personne endormie ou les différents professionnels autour de cette personne. Pour pouvoir interagir avec les autres, il faut savoir repérer les lignes que nous pouvons modifier et celles que nous ne pouvons pas. A certains moments nous pouvons suspendre notre activité pour laisser la place à l’autre sans pour autant mettre en difficulté notre propre action. En revanche il y a des moments où nous ne pouvons pas suspendre notre activité pour céder la place, car cela se ferait au détriment de l’intérêt commun. De ce fait, sans une force minimale nous risquons de tomber dans un groupe uniforme, comme nous l’avons vu avec Arendt. Un groupe où la singularité de chacun n’est pas prise en compte, où nous tombons dans le consentement en perdant notre "self". Cette force minimale désigne non seulement l’importance de garder une participation active dans la coopération, en même temps elle nous incite à nous concentrer sur "l’inter-est" plutôt que sur nos intérêts personnels ou professionnels.

Cependant Aristote indique qu’il ne suffit pas d’avoir une manière différente de penser, il est aussi indispensable de prendre en considération la temporalité rythmique pour pouvoir ajuster nos actions. Il faut choisir le bon moment. Pour créer un "sentiment commun" il faut avoir cette fine appréciation de la situation dans laquelle nous nous trouvons ensemble à un moment donné. Il faut prêter attention et mettre en action tous ses sens pour percevoir non seulement ce qui nous concerne mais aussi ce qui se passe autour de nous. Car nous ne mettons pas la même importance au même moment pour coopérer. Pour l’un, une interruption peut ne pas avoir de conséquence, pour l’autre elle peut provoquer une perturbation dans ses gestes ou un changement dans sa concentration. Nous pouvons le voir lors d’un pontage des coronaires en chirurgie cardiaque. Le visage de chaque membre de l’équipe chirurgicale montre une concentration intense. Puis il y a un changement presque immédiat lorsque le dernier point est posé. Les visages s’apaisent, parfois nous pouvons percevoir un soupir, un soulagement ou un étirement de muscle. Ce moment invisible pour l’un, détectable pour l’autre est le moment opportun pour interagir avec l’autre. Pour éviter d’intervenir trop tôt – lors du geste pointu et délicat de l’autre – sans pour autant attendre trop longtemps, sinon l’autre sera concentrée sur l’acte suivant. Aristote mentionne que nous avons besoin de saisir le kairos, ce moment opportun. De même que nous ne pouvons pas interrompre un acte en cours à n’importe quel moment, de même nous devons saisir ce moment précis quand l’opposition rythmique surgit (22). Ce moment favorable pour transformer son mouvement permet d’accepter de modifier notre rythme à un moment précis pour laisser la place au rythme de l’autre sans mettre en péril sa propre action. Parfois il est nécessaire de garder "la vérité" en suspension pour un moment pour que l’autre puisse travailler. Cette "fiction" diminuera la tension chez l’autre ou dans l’ensemble du groupe (23). Lorsque l’équipe chirurgicale a du mal à faire une anastomose en raison du mouvement intestinal, l’équipe d’anesthésie pourra essayer d’améliorer la relaxation musculaire et intestinale bien que le TOF nous indique une curarisation profonde (24). D’où l’importance du rythme "retard" barthien qui désigne ce ralentissement de notre propre rythme ou une déviation provisoire de notre propre action. C’est le résultat de la rencontre éphémère et fuyante entre ses deux temporalités différentes (25) que nous ne pouvons pas appliquer à la façon d’un règlement ou d’une technique mais qui prend néanmoins la forme d’un savoir pour décider du bon moment.

Coopérer, c’est opérer ensemble. Plusieurs spécialités se trouvent au même moment au bloc opératoire autour d’une personne endormie. Supposons que le rythme de l’un se heurte avec le rythme de l’autre. Pour sortir de ce conflit rythmique, il faut manier son rythme avec souplesse pour donner la place à l’autre et en même temps prendre la place avec une force minimale pour pouvoir continuer dans sa spécialité. Cet entrechoquement à l’intérieur de cet espace de coopération nous oblige à prendre conscience du rythme de l’autre et nous impose d’improviser un rythme que nous n’avons pas prévu au départ. Pour pouvoir lier les différentes actions qui s’exercent à des places différentes, chaque protagoniste doit garder l’intérêt commun à l’esprit. Sans cette ouverture qui consiste à mettre en question son propre rythme de soin pour comprendre le rythme de l’autre, le travail ensemble ne pourrait pas advenir. Dès que nous gardons une vigilance à l’égard de l’intérêt commun, il est possible d’alterner les rythmes comme un balancement autour de la personne endormie. Il reste donc à chercher si nous avons tous la possibilité de nous adapter aux imprévus. Il nous semble que certaines personnes ont créé une habitude de coopération et que par ce moyen ils sont capables de détecter et de décoder ces différents rythmes autour d’eux. Avons-nous tous la possibilité d’adopter une attitude qui ne facilitera pas forcément notre travail mais permettra la réussite de l’ensemble ?


Notes :

(1) Nous employons durant cette article "la personne endormie" de façon générique. À cet égard, nous avons fait le choix d’étudier la coopération au bloc opératoire où le patient subissant une intervention chirurgicale est endormi avec une anesthésie générale c’est-à-dire où il est présent mais inconscient dû à l’administration des drogues hypnotiques de courte durée. Par l’utilisation de "la personne endormie" nous n’avons pas l’intention de montrer le regard exclusif de l’équipe d’anesthésie. Il s’agit seulement de préciser l’état du patient et non pas sa condition médicale durant la majeure partie de son passage au bloc.
(2) Arendt, H., Condition de l’homme moderne, Agora, Clamann-Lévy, p. 195.
(3) Barthes, R., "Comment vivre ensemble", Cours et de séminaires au Collège de France, 1976-1977, 2002, p 36.
(4) Id, p. 36 et 39.
(5) Ibid., p. 69.
(6) Arendt, H., Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 42 et 420.
(7) Id., p. 247.
(8) Arendt, H, Essays of understanding : 1030-1954 Formation, Exile and Totalitarianism, Shocken Books, New York, 1994, 490p.
(9) Labarrière, J-L., De "ce qui dépend de nous", Les études philosophiques, n°1/2009, p. 7-26.
(10) Simmel, G., Le conflit, Circé poche, 2015, p.127.
(11) Id., p. 30.
(12) Ibid, p. 122.
(13) Ibid, p. 140.
(14) Ibid, p. 130.
(15) Ibid, p. 131.
(16) Ibid., p. 126.
(17) Ibid., p. 160.
(18) Ibid., p.125.
(19) Sennett, R., Ensemble : pour une éthique de la coopération, Albin Michel, 2014, p. 289.
(20) Quentin, B., cours sur Aristote, Éthique à Nicomaque, promotion 2017-2018, master Parcours "éthique médicale et hospitalière appliquée", Université de Marne-la-Vallée/AP-HP.
(21) Aristote, Éthique à Nicomaque, 1115a1-3, trad. par R. Bodéüs, éd. Flammarion, p. 158.
(22) Aubenque, P., la prudence chez Aristote, Quadrige, puf, 1963, p.101.
(23) Sennett, R., Ensemble, op.cit., p. 289-290.
(24) Le TOF ou le train-de-quatre (train-of-four en anglais) est une technique de monitorage neuromusculaire peropératoire consistant à appliquer une succession de quatre stimulations électriques sur un nerf périphérique pour apprécier la relaxation des muscles.
(25) Fiat, E., "de l’intime à l’extime, et de retour", apohr.fr, 14e journée Haut Rhinoise de psycho-oncologie, 06/2013.

]]>
news-2713 Fri, 01 Feb 2019 20:09:00 +0100 Réflexion sur le concept de liberté https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/reflexion-sur-le-concept-de-liberte Réflexion sur le concept de liberté : ce que l’autobiographie d’un handicap évolutif nous en dit Réflexion sur le concept de liberté : ce que l’autobiographie d’un handicap évolutif nous en dit

De Anne-Lyse CHABERT

Anne-Lyse CHABERT est chargée de recherche en philosophie au laboratoire SPHERE de Paris-Diderot depuis novembre 2018. Elle a publié Transformer le handicap chez Eres en 2017. Quand bien même elle évoque son propre handicap évolutif, loin de la simple anecdote, sa visée est toujours conceptuelle et pleinement philosophique.


Article référencé comme suit :
Chabert, A.-L. (2019) "Réflexion sur le concept de liberté : ce que l’autobiographie d’un handicap évolutif nous en dit" in Ethique. La vie en question, fév. 2019.


Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article.


    "Par-delà ce village, d'autres villages, par-delà cette abbaye, d'autres abbayes, par-delà cette forteresse, d'autres forteresses. Et dans chacun de ces châteaux d'idées, de ces masures d'opinions superposés aux masures de bois et aux châteaux de pierre, la vie emmure les fous et ouvre un pertuis (1) aux sages. […] Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? Vous le voyez, Frère Henri, je suis un pèlerin. La route est longue, mais je suis jeune." (L’Œuvre au Noir, selon les propos de Zénon, p. 18, M. Yourcenar, Folio)

 



    Comment témoigner de mon expérience de la réclusion ? Suis-je en prison ?


Le handicap moteur que génère ma pathologie neurodégénérative porte-t-il en lui-même un enfermement si évident qu’il soit naturel de me demander de témoigner à propos du thème de la réclusion ? Ne sommes-nous pas tous plus ou moins en captivité, plus ou moins reclus dans nos prisons intérieures sans même qu’il soit question de handicap ?
Voici donc l’enjeu qui m’a préoccupée ces derniers temps. Même si nos prisons ont sans doute changé d’allure depuis déjà plusieurs décennies, il ne me semble pas être davantage en prison a priori, pas davantage recluse que ne le serait n’importe lequel d’entre nous. Ma maladie évolutive et le handicap sévère qu’elle génère aujourd’hui, s’ils m’imposent bien des contraintes toujours plus grandes au fil du temps, toujours nouvelles, s’ils constituent toujours de nouvelles frontières qui me demandent de reconfigurer à chaque fois mon espace de vie, n’ont jamais provoqué en moi une impression d’enfermement. Dans ces espaces limités, j’ai toujours à m’élancer vers ces lieux improbables de la brèche ; d’une brèche dont seul l’avenir est à même de me dire comment ouvrir l’impasse.
La réclusion n’est donc pas toujours là où l’on croit. Les prisons d’aujourd’hui n’ont sans doute pas fait qu’infléchir leur apparence, balayant les frontières ancestrales de l’exclusion pour les réinstaller de plus belle dans des espaces qui confondent guerre et paix. C’est insidieusement que se sont transformés de tels espaces, générant réciproquement des zones intercalaires de résistances d’une apparence toute aussi inédite et souvent difficilement cernable.
    Un des lieux modernes de nos réclusions se rattache sans doute à l’institution "médico-sociale", institution qui n’émet plus qu’une seule norme de vie sans jamais la renouveler en regard de l’expérience de l’individu qui la vit, n’est plus génératrice que d’un seul format sur lequel doit se policer de force ce qui aurait pu se déployer comme des styles ou des formes de vie uniques, dans toute leur singularité. L’individu dans de tels lieux ne peut donc plus déployer ses normes mais se les voit imposer de l’extérieur : l’institution a "institué" une fois pour toutes sa norme et fait force de loi pour l’imposer, faisant fi de l’autonomie (2) des sujets vulnérables auxquels elle fait face. Force est de constater que dans nos maisons de retraite actuelles comme dans la plupart des établissements pour personnes handicapées, c’est bien à un tel mouvement d’inversion que nous assistons ; d’une libération possible, il ne peut plus s’agir désormais que d’un enfermement.
Dans ces nouveaux espaces, l’individu n’a pas d’autre valeur que celle d’un pion, son rôle fût-il celui d’un reclus, d’un détenu, de quelqu’un qu’on assigne de fait à l’institution souvent pour des raisons de commodité, ou du rôle de l’agent qui distribue la réclusion, qui ne se voit même plus lui-même écrasé par l’acte de violence qu’il prodigue à l’autre. Où est alors la marge de manœuvre dans ce paradigme ? Y a-t-il encore une forme de liberté possible pour chacun des acteurs dans le paradigme de ce système si savamment clôturé sur lui-même ? Car si l’on entre sans doute à un moment précis et dans des circonstances particulières dans une institution, l’individu qui y est entré n’a plus vocation à en sortir dans la majorité des cas.
Si j’ai pu frôler et frôle encore régulièrement ces lieux de prison qui me font toujours frémir, de tels lieux n’éveillent jamais chez moi qu’une confirmation de ma volonté de rester autonome. Je n’ai jamais été confrontée au milieu de l’institution ou du moins, jamais durablement, seulement avec la perspective d’avoir le bonheur d’échapper à ces instances, fût-ce de manière temporaire. Car ce désir d’autonomie, il faut et il a toujours fallu le défendre envers et contre tout ; rien n’est jamais acquis.
    C’est donc sur le seuil de cette expérience de la réclusion que se situe mon témoignage, à l’endroit même où l’on peut encore résister, où les choses ne sont pas encore jouées d’avance même s’il faut sans cesse un regain d’une énergie toujours neuve pour ne pas se laisser entraîner dans le tourbillon de l’institution, tourbillon vers lequel il serait tellement plus facile de se laisser porter. Mais je pressens qu’il y a quelque chose de la dignité d’un être humain qui est perdue dans ce tourbillon. L’enjeu est donc des plus simples à comprendre même s’il reste des plus difficiles à mettre en œuvre : désirer sa liberté en veillant en même temps à chaque instant à rendre possible cette liberté, en lui offrant les conditions pour qu’elle puisse advenir. 
    Mon témoignage portera sur l’une de ces expériences du risque de la réclusion, expérience qui en cristallise sans doute beaucoup d’autres, en constituant le coup d’envoi de mon combat des dernières années pour le maintien de ma vie autonome à domicile. Ce moment entérine mon entrée dans un réel toujours à reconquérir, dans cette liberté qui toujours angoisse en même temps qu’elle comble : j’ai choisi, non pas de témoigner de ma première expérience de l’autonomie, mais plutôt de la façon dont j’ai pu la mettre en place. Cette expérience croise à la fois l’une de mes quelques épreuves de la menace de l’institution, et ma constante aspiration à en repousser les instances, même si l’enjeu ne fait que persister aujourd’hui encore en remettant tous les jours mon ouvrage sur le métier.
Cette expérience, je l’ai vécue l’année 2009 de manière un peu inattendue, dans une année particulièrement troublée de ma vie. Dans un ultime sursaut de désespoir, j’ai rencontré une personne, devenue très particulière pour moi depuis, qui m’a aidée dans ce parcours du combattant. Je la remercie du fond du cœur dans mon texte. Mais je remercie également tous ces proches qui ont partagé un peu de ma vie et qui sont toujours présents en filigrane dans mon quotidien. Je pense notamment, en plus de mes proches, à quelques collectifs que j’ai connus plus tard comme l’association CHA, Coordination Handicap et Autonomie, qui regroupe des personnes très dépendantes du fait de leur handicap et qui luttent tous les jours pour maintenir leur vie à domicile, chacune en faisant face à ses propres contraintes et en insistant sur ses propres aspirations. Toutes mes salutations aussi à l’AFAF, Association Française pour l’Ataxie de Friedreich, où j’ai rencontré des gens si courageux, qui là aussi se battent tous les jours pour maintenir une vie digne de ce nom.
Mon regard sera donc celui de la personne dépendante qui ne se dissocie pourtant jamais de celui de la personne qui réfléchit. Toutes mes expériences, tout ce passé ne prend sens pour moi que parce qu’il n’est pas révolu, mais au contraire fait vivre et éclaire mon présent tout entier, et engage déjà l’ensemble de mon avenir. La philosophie se doit de porter les paradoxes du réel à leur comble en exposant les tenants et les aboutissants d’une situation tout entière, afin d’être à même de savoir comment les désamorcer, comment ne plus les "enchaîner" passivement. Dans ce témoignage, je ne m’érige pas comme modèle à imiter puisqu’il nous faut à tous porter toute notre attention à la fois à nos contraintes et aux ressources dont nous disposons, tous singuliers en cela par conséquent. Chacun aura à retrouver sa propre route.


Une vie qui voulait vivre, parmi d’autres vies qui voulaient vivre
   

C’est dans une période sombre de mon parcours que la vie résolument autonome s’est imposée à moi. La situation n’a sans doute pas changé du tout au tout en apparence, et bien peu parmi ceux qui accompagnaient mon quotidien ont véritablement compris l’ampleur de telles bascules dans mon cheminement de vie. Là où personne n’identifie bien souvent autre chose qu’une route que l’on suit, notre vie intérieure nous intime qu’il y a en fait bien eu rencontre, réalisations de choix déterminants, confrontation à un carrefour dont la voie choisie va influer, ou influe déjà sur l’existence toute entière.
Ainsi en va-t-il de mon année 2009 qui s’est finalement soldée par ce qu’on pourrait observer de l’extérieur comme un retour à l’équilibre antérieur. Mais c’est bien autrement que j’ai vécu cet événement (3). J’ai eu la chance durant les années qui précédaient cette année de rupture d’être aidée par l’une de mes tantes, alors âgée d’une soixantaine d’années. Cette dernière m’aidait au quotidien d’une façon si dévouée qu’elle m’a permis de réaliser bien des choses qui, sans sa participation, n’auraient pu s’accomplir. C’est elle qui m’a aidée à quitter le domicile familial pour gagner les huit cents kilomètres qui me séparaient alors de Paris en me permettant en cela de poursuivre avec sérénité mon cursus universitaire. C’est également à elle que je dois la solidité de mes premiers pas dans ma première chambre d’étudiante. Elle pourvoyait en fait à tous ces événements déséquilibrants du quotidien pour me permettre de me concentrer sur mes études. Il serait plus que maladroit, il serait malvenu à mon sens d’essayer d’exprimer ici mon remerciement à son égard ; la linéarité des mots ne serait sans doute jamais à la hauteur de tout l’enrichissement qu’elle a apporté à ma vie. Ce remerciement, il est toutefois là, tous les jours, en contrepoint de toute mise en public, dans la vie que je mène au quotidien, comme il s’adresse à tous ceux que j’aime. Je continue.
En juillet de cette année-là, j’ai appris que ma tante était atteinte d’un cancer dont elle allait sans doute décéder quelques mois plus tard. Quoi qu’il en soit, à partir de ce moment précis, il n’était plus possible pour moi d’envisager qu’elle continue à m’assister dans mon quotidien. Je suis donc rentrée chez mes parents à Toulon, remplie de cette immense frustration non seulement quant à la proximité de son décès, mais également en me disant qu’en l’état, il m’était impossible de retourner à Paris. Il m’aurait fallu avoir des aides plus conséquentes pour m’aider à mener à bien mon quotidien, non pas en envisageant de la remplacer, car comme chacun sait ce genre d’aide ne se remplace pas, mais plutôt pour trouver une autre manière de négocier avec le réel et de poser devant les conditions de ce dernier, mes conditions à moi, en poursuivant ce que nous avions initié ensemble ma tante et moi. Il fallait donc jongler à la fois entre turbulences et équilibres, ce désir un peu "fou" d’autonomie pourtant tout auréolé de la plus grande prudence. Car le parcours de ces grands événements de la vie, même s’il ne se fait jamais sans quelques "folies", doit toujours être accompagné de la plus grande mesure.
Je ne bénéficiais alors que d’environ quatre heures d’aide humaine par jour, ce qui était loin de satisfaire aux besoins du moment que convoquait ma pathologie évolutive. L’aide de ma tante en avait pris le contre-pied tant qu’elle avait pu. Mais son précieux concours n’était désormais plus envisageable : n’aurait-il pas alors semblé plus raisonnable de renoncer à ce qu’elle m’avait aidée à construire, de me résoudre à rester enlisée dans une vie qui ne me convenait pas ? De me rendre à l’absence de projet qui s’imposait à moi, à l’absence de projection d’un avenir praticable ?
Impossible pour moi de dire qu’il y ait eu, dans l’immédiat de la brutalité des événements, la moindre once de conscience, la moindre once de réflexion dans mes élans les plus spontanés. Les choses, je les ai vécues activement avant même de les penser, sonnant sans doute un peu désespérément à chaque porte que je pouvais entrouvrir sur mon passage. J’ai contacté entre autres Anne-Sophie Parisot que j’avais rencontrée en mars 2009 pendant un colloque de recherche à Dijon (4) où nous intervenions toutes les deux à propos du thème du handicap (5). Nous avions très furtivement échangé un salut ensemble lors du repas qui réunissait les intervenants à la fin de l’événement. Et puis nous n’avions pas gardé contact.
    Lorsque j’ai réécrit à Anne-Sophie quelques mois après cette première rencontre, sa réponse ne s’est pas fait attendre longtemps, émaillée de mots si pleins d’encouragements à poursuivre mon entreprise qui plus est : âgée d’une dizaine d’années de plus que moi, elle me donnait son exemple entre autres de bénéficiaire d’une prestation d’aide humaine de vingt-quatre heures sur vingt-quatre qui vivait de manière indépendante à domicile malgré son lourd handicap. Cela existait donc, il suffisait de me lancer. C’est ainsi que l’échange a "pris" au fil du temps, alors que la plupart de mes messages pour d’autres interlocuteurs étaient restés lettre morte, ou du moins sans réponse porteuse d’avenir. Comment ce lien a-t-il pu se construire dans nos vies respectives d’immenses contraintes, puisque Anne-Sophie est atteinte d’une maladie évolutive différente de la mienne, mais tout aussi invalidante ? Anne-Sophie reconnaissait-elle une détresse qu’elle avait elle-même vécue quelques temps auparavant ? Ce sentiment d’avoir une vie rétractée résonnait-il en elle au point qu’elle ressente comme propre ce sentiment qui m’étreignait alors ?
Car s’il s’est bien joué une coïncidence de nos circonstances respectives, une concomitance de nos situations et de nos disponibilités à chacune, c’est à une autre façon d’envisager les liens avec l’autre à laquelle j’étais dès lors conviée, toute admirative et enthousiaste que j’étais à l’égard d’Anne-Sophie. Il y avait quelque chose d’un partage si universel d’expériences qui se dégageait du fin fond de nos quotidiens singuliers : là où les libertés ne se comptaient plus, mais se grandissaient mutuellement. De cette logique comptable, je changeais subitement de registre du tout au tout, désormais immergée dans cet univers que Paul Ricœur désigne comme "l’entrée en Ethique" (6). Mails après mails, corrections sur retours de corrections nous avons donc appris à nous connaître tout en renforçant mon projet d’autonomie. Sans doute n’as-tu jamais su combien j’ai pu boire toutes tes paroles Anne-Sophie, combien je me souviens avec une si grande acuité de certains des mots que tu as pu prononcer dans nos précieux échanges, combien j’étais attentive à toutes les informations que tu me donnais.

En perpétuel désenclavement
   

La première étape dans ce projet a été la confrontation à la MDPH. La MDPH, soit la Maison Départementale des Personnes Handicapées, réceptionne et traite au niveau de chaque département français les demandes émanant de personnes en situation de handicap depuis la loi du 11 février 2005 : elle évalue leurs besoins et décide de leur accorder ou non, partiellement ou intégralement, les aides financières correspondantes susceptibles de leur être versées par la suite par le Conseil départemental. C’est un formulaire qu’elle demande de remplir à chaque personne handicapée qui peut solliciter diverses aides comme la Prestation de Compensation du Handicap (PCH)(7), l’Allocation Adulte Handicapé (AAH), l’Allocation d’Education de l’Enfant Handicapé (AEEH), la Reconnaissance Qualité de Travailleur Handicapé (RQTH) (8). Lorsque la personne est susceptible de recevoir la PCH, un "projet de vie" doit être rédigé par la personne pour qu’elle puisse exprimer ses besoins, ses attentes, ses projets. Dans tous les cas, le dossier devra être appuyé par un certificat médical dûment rempli par le médecin de la personne, en l’occurrence ici il s’agissait déjà à l’époque de mon neurologue.
Anne-Sophie avait attiré mon attention sur un point particulier que j’ai si souvent vérifié depuis : la MDPH est écrasée par les demandes qu’elle ne traite pas de ce fait en temps et en heure ; elle m’avait donc suggéré, compte tenu de la situation d’urgence dans laquelle je me trouvais et pour éviter de perdre irrémédiablement mon année universitaire dans l’attente d’un trop long délai de traitement, de déposer ma demande devant le président du Conseil départemental selon la procédure d’urgence prévue par les textes de la récente loi du 11 février 2005.
Dans le même temps, j’avais contacté des médecins dont j’avais parfois obtenu quelques réponses, l’un deux m’ayant notamment redirigée avec bonheur vers une assistante sociale qui m’a également soutenue dans mon parcours. Plusieurs autres personnes, amis ou proches, étaient là pour poster mes courriers, m’aider à organiser un quotidien qui se jouait à Toulon loin de la rentrée universitaire parisienne qui débutait sans moi cette année-là. Je comptais le nombre de jours qui s’ajoutaient à l’échec de ma rentrée, mourant pourtant d’envie de rejoindre mes camarades de promotion. Il m’est quelquefois arrivé, durant le laps de temps nécessaire à obtenir les aides dont j’avais besoin, de devoir retourner à Paris, ce que je ne manquais pas de signaler aux amis proches que j’avais dans la capitale. Ces derniers faisaient chaque fois leur maximum pour m’aider. C’était donc tout un environnement (9) qui s’était spontanément laissé engager dans mon projet. Je suis infiniment reconnaissante à tous ces gestes amicaux qui ont participé de près ou de loin à ce même mouvement dans lequel je m’étais moi-même engagée alors. Parmi ces aides, celle de ma mère a eu plus que toutes sa part de nécessité. C’est elle qui postait au quotidien mes courriers, même en acceptant de ne pas comprendre le cheminement et l’élaboration dont nous nous attachions à réaliser la cohérence avec Anne-Sophie. C’est elle qui s’organisait pour que mon quotidien puisse être acceptable, malgré la difficulté des circonstances du moment. Et c’est surtout elle qui a tout fait pour me donner les moyens de ce que je voulais entreprendre, à savoir mon départ, même si ce projet allait à l’encontre de ses désirs les plus profonds de mère, que l'absence de sa fille inquiétait doublement pour des raisons évidentes de santé. Elle n’a jamais tergiversé : mes aspirations passaient invariablement avant. Est-il besoin de la remercier ici ?
La MDPH a traité relativement rapidement mon dossier mais ne m’a initialement accordé que treize heures sur les vingt-quatre que je demandais et qu’exigeaient les besoins que j’exposais dans mon dossier. La situation durait depuis déjà quelques mois et j’aurais sans doute facilement accepté un tel compromis s’il m’avait permis de poursuivre mes études, or ce n‘était pas le cas. Je ne pouvais en aucun cas prétendre au patient travail intellectuel que je voulais mener dans de telles conditions. Anne-Sophie, quelle chance j’ai eue que tu sois là pour m’encourager à insister, pour accompagner mon désir de m’accrocher de plus belle en réclamant de nouveaux droits à la hauteur de mes besoins. Tout cela se passait pendant que ma rentrée était en train de se dérouler, plus que la rentrée le début voire le premier trimestre universitaire. Et je n’y étais pas. Il m’a fallu toute la pugnacité qu’on imagine pour réengager un combat qu’on aurait trop aisément estimé achevé. Ce premier aboutissement correspondait-il seulement aux exigences que je voulais surmonter dans l’existence ? Devais-je me satisfaire d’une vie qui ne m’aurait pas paru à la hauteur de ce à quoi j’aspirais ?


Faire place à la part des anges
   

Après avoir déposé un recours contre la décision de la MDPH, j’ai reçu un avis de convocation quant à mon passage devant la commission de la CDAPH (Commission des Droits et de l'Autonomie des Personnes Handicapées) de Paris : je pouvais choisir d’y être auditionnée ou non. Toutefois, renoncer à ce droit d’être entendue, c’était déjà lâcher prise sur tout le travail de fond que nous avions entrepris. En prévision de ce jour-là, j’ai donc pris mes billets de train pour Paris où j’ai retrouvé deux amies très chères dont l’une m’a accompagnée devant le jury qui allait m’écouter, mon projet de vie à l’appui car l’élocution commençait déjà à me faire défaut. Cette amie a lu mon texte pour que je puisse répondre aux questions du mieux que je pouvais par la suite. Je suis ressortie de cette audition quelque peu hébétée par cet événement qui m’avait paru si inquisitorial jusque dans son organisation, même si j’ai eu l’occasion d’y retourner les années suivantes, aguerrie d’un esprit plus préparé cette fois. Encore faut-il avoir la possibilité et le cran d’aller défendre ses propres intérêts en temps et en heure. 
    J’ai reçu la réponse à mon recours début décembre 2009 : j’avais finalement obtenu mes vingt-quatre heures d’aide humaine quotidienne. J’ai aussitôt appelé Anne-Sophie pour la mettre au courant : sa réponse si simple "je n’ai rien fait, tout vient de toi" m’a laissée proprement interloquée. Et de se justifier : "Tu en aurais fait tout autant à ma place, non ?". Je t’ai évidemment répondu quelque peu inconsciemment que oui, j’en aurais fait autant, mais je ne mesurais pas alors l’importance que ces quelques paroles n’ont cessé de faire résonner en moi depuis. Traversée d’un esprit désormais plus serein et plus à même d’y voir clair, éloignée d’un immédiat trop troublé, qui m’avait laissée trop abasourdie du haut de mes vingt-six ans pour être sûre que oui, j’aurais rendu la pareille, il me semble bien aujourd’hui que c’est effectivement dans un tel mouvement de transmission que je m’inscris, que je tiens à m’inscrire. Pas parce que je suis redevable, mais pour ce même amour de la liberté qui nous a réunies de façon si circonstancielle et si rapprochée durant ces quelques mois. Ce même élan qui t’a fait dire dernièrement lors d’une conférence, Anne-Sophie, insistant encore d’une même ligne d’humilité alors que tu parlais de ces personnes qui t’avaient aidée à ouvrir ton propre parcours : "Ils m’ont tout appris". Tes manières de vivre, tes habitudes, tu les créais au jour le jour sans compter sur leur apport. Mais la ligne de conduite qu’ils t’avaient donné de par leur expérience de vie ne s’était jamais évanouie de ta route ; comme tu me l’avais dit quelques années après nos premiers échanges, ce qui comptait, ce n’est pas le contenu de ce que faisait untel ou unetelle pour gérer son quotidien en vue de l’imiter, ce qui comptait c’était de respecter la liberté de choix de chaque personne qui ferait au mieux en fonction de sa situation, seule à accéder à l’ensemble des éléments qui permettaient de se décider, experte (10) en cela. A ma manière, j’ai à ouvrir les voies vers lesquelles il me sera possible d’orienter ceux qui suivront ces pistes, ainsi que je le disais récemment à une amie dont le fils encore adolescent est également très dépendant.
Certainement que non, Anne-Sophie, tu n’avais pas conduit les fils de ce projet, tu n’avais pas martelé toi-même la direction d’un parcours qui n’était pas le tien ; tu ne serais pas non plus à mes côtés au quotidien pour m’aider à faire mes propres choix, me sortir de situations parfois relativement périlleuses que convoquerait cette nouvelle situation de grande liberté. Car cette liberté, c’est bien la source d’une angoisse toujours renouvelée, de l’inquiétante incertitude d’avoir toujours à redessiner, à réinventer son propre quotidien avec les moyens du bord. L’amie qui m’avait assistée lors de la commission devant la CDAPH, au vu des difficultés quotidiennes qui continuaient à jalonner mon parcours quant à trouver, à former les personnes dont je dépends dans ma vie de tous les jours, m’a fait un jour cette remarque des plus significatives : "Je croyais qu’une fois les aides accordées, tout deviendrait plus simple…" ; comme moi, elle constatait que ce n’était pas du tout le cas.
Mais cet immense paradoxe n’est contradictoire qu’en apparence ; la richesse d’une ouverture ne vaut que parce qu’elle était précédée d’une réclusion dont il fallait sortir, dont il fallait s’émanciper, tout comme cette dernière en est la condition : c’est justement cette liberté à laquelle j’aspirais et que tu m’as aidée à reconquérir qui nous renvoie à toute notre humanité assumée. Je me mettais à cheminer sur ma propre route.
Mais les premiers pas que je ne cesse de poursuivre encore à présent, tu les avais accompagnés avec une telle grâce, une fidélité si résolue que la confiance en tes pas ne pouvait que renforcer les miens. Une auxiliaire de vie me disait plus tard lorsque j’assistais à un événement heureux de ta vie, la soirée organisée pour fêter l’obtention de ton diplôme d’avocat, qu’en dépit des circonstances hasardeuses que je lui décrivais quant à notre rencontre, nous devions sans doute nous rencontrer, nos caractères résonnaient avec tant de proximité. Sans doute n’avait-elle pas vraiment tort en niant la fortuité de certains des grands événements de nos existences. Ce n’est pas toi qui accompagnais mon quotidien, mais tu y serais désormais présente dans ses moindres recoins, dans ses moindres interstices.
Au-delà d’un simple échange d’astuces pour la vie quotidienne, au-delà d’une simple expérience de "pairémulation" entre deux personnes très dépendantes (11), où l’une donne les informations que la seconde ne fait que recevoir comme un réceptacle, nous nous étions engagées dans une nouvelle façon de nous lier l’une à l’autre ; c’est cela que j’ai appris et que j’ai tâché de poursuivre au mieux, Anne-Sophie. Quel moteur de ne pas se sentir isolée dans ma volonté de vivre : j’avais trouvé le reflet d’autres élans d’émancipation qui avaient fait leurs preuves autour de moi. J’étais certes une vie qui voulait vivre, mais désormais parmi d’autres vies qui voulaient vivre. Tu m’avais rendue ton égale dès nos premiers échanges même si la liberté dont j’allais me saisir en grande partie en suivant tes pas ne cessait de désarmer ; te rappelles-tu quand plusieurs mois après ce combat mené ensemble, tu m’as dit te percevoir toi-même "en situation de survie" ? Aurais-je eu le courage de me lancer dans notre expédition si j’avais pris la mesure de cette inquiétude supplémentaire qui planerait toujours également sur mes propres projets ?
Comme j’ai été heureuse lorsque tu m’as dit toute ta joie à recevoir l’une de mes cartes postales qui commençait par la simple apostrophe si spontanée : "Ma sœur de combat". Cela ne résumait-il pas tout ce geste, tout ce parcours suivi ensemble ? Quel est ce lien des plus insolites qui nous réunit en dépit de nos difficultés respectives à communiquer, Anne-Sophie, entravées par l’immobilité de nos fauteuils à laquelle se joint celle de ton dos et de ta respiration, ainsi que celle de mes difficultés d’élocution toujours grandissantes désormais ? Car cette amitié n’a cessé de grandir en dépit du peu de contacts directs que nous avons pu avoir à certaines périodes. Nous avons partagé bien des épreuves, tristes comme joyeuses, mais qui font sens dans une existence. Ces partages de l’essentiel, j’ose croire qu’il y en aura bien d’autres.

    Les épreuves de la vie ne cesseront sans doute jamais de m’apprendre à être toujours plus attentive à ces bornes du quotidien que nous posons d’avance, et qu’elles ne manquent pas de déjouer bien souvent : dans chaque événement terrible de nos existences se joue en même temps quelque chose d’aussi pénible que de gratifiant, pour peu que nous relevions le défi d’associer nos vies à ces nouvelles adresses de l’existence, de les vivre comme autant d’aventures, d’a-ventures au sens étymologique de ce qui vient à nous. C’est aussi sans doute cela, la "part des anges", la partie d’un alcool qui s’évapore lorsqu’il vieillit, l’infime part qui échappe discrètement à toute mesure. Faire des pronostics sur un événement avant de l’avoir vécu, c’est le mutiler de toute la part des possibles dont il était porteur, et qu’il aurait été à même de nous montrer, de nous enseigner si nous l’avions laissé se déployer. Car sans doute que non, nous n’entrons jamais véritablement en éthique comme l’on pourrait entrer ou sortir d’une place déterminée, ou plutôt nous n’y entrons jamais autrement que métaphoriquement, pour nuancer les propos de Ricœur ; nous sommes déjà de plain-pied dans l’éthique, et seule notre posture dans l’existence est à même de changer notre façon de regarder ce qui est "déjà là" autour de nous, et qui nous échappait alors.
Beaucoup auraient pu prêter à cet événement dramatique de mon existence, au moins dans ses premiers moments, tout l’aspect déplorable de la situation que je viens de décrire. Cet événement m’a toutefois beaucoup enrichie, ne serait-ce que par les rencontres que j’y ai faites (12), les attentions que j’ai pu y noter, les confirmations ou infirmations des priorités de ce à quoi j’aspirais. Dans un registre d’une toute autre gravité, Primo Levi avouait plusieurs années après sa déportation ne pas ressentir le moment sombre qu’il a passé au Lager comme seulement humainement destructeur (13), même s’il s’empresse de concéder que lui a eu la chance de revenir du camp d’Auschwitz. De même, j’émets la réserve que dans ma situation particulière, j’ai eu la chance de trouver des circonstances, des personnes "cheville" – cheville au sens étymologique de clef, la clef qui peut permettre d’ouvrir une porte – qui m’ont permis comme autant d’occasions de sortir d’une situation bloquée où, sans leur aide, je serais restée enlisée, recluse. C’est tout un environnement autour de moi qui a accepté de prendre le risque de s’engager devant ces nouvelles adresses de l’existence.
    Le handicap, la maladie ou bien d’autres contraintes dans nos vies ne devraient jamais constituer qu’une réclusion temporaire dont nous avons en permanence à garder le fil du désenclavement. Aucune de ces prisons, toute moderne soit-elle, ne doit se voir confinée à la stagnation, mais doit bien plutôt laisser à chaque fois la place à un passage vers l’ouverture ; cette ouverture, qui en même temps qu’elle est l’issue de la réclusion, la conditionne, tout comme la réclusion conditionne l’ouverture qui ne prend sens qu’à partir d’elle. C’est donc le mouvement de cet espace restreint vers une liberté qu’il nous faut apprendre à affronter. Et accepter cette liberté, c’est aussi assumer pleinement le vertige qu’elle confère tous les jours à nos vies. Sommes-nous seulement prêts à accueillir une telle liberté ? Ne nous sentirons-nous pas nécessairement dérangés par elle, comme Dostoïevski l’explique dans le chapitre du grand inquisiteur des Frères Karamazov ? (14) Saurons-nous alors soutenir ces contradictions ?
Une lycéenne me demandait récemment quel était mon sentiment quand une nouvelle évolution de ma pathologie contraignait de plus belle mon espace de vie. Cette question à laquelle j’ai tâché de répondre a recueilli toute mon attention : j’ai beau reconstruire à chaque fois l’entièreté de mon univers, si j’ai pu laisser croire que le cheminement qui y conduisait était exempt de souffrances, l’expression m’a manqué. Je vis en tout premier lieu chaque nouvelle dépendance, chaque nouvelle évolution de ma pathologie comme une injure à moi-même, devant laquelle il me faut apprendre toujours plus la patience, toujours plus l’humilité. La perte progressive de mon élocution, tout comme la perte progressive de mon oculomotricité ou autres constituent toujours comme autant d’agressions au parcours standard de la chercheuse que j’aurais pu devenir. Il en va de même maintenant quand je ne peux plus partager un repas ou un simple café avec mes collègues du fait des fausses routes croissantes qui envahissent mon quotidien, quand on sait l’importance de tels contacts collectifs en vue d’enrichir son propre travail. Mais je dois laisser vivre au mieux ces différentes blessures afin de leur permettre de se transformer, de pouvoir créer autant de manières de "faire autrement" qui ne cessent de rendre mon parcours toujours plus singulier. J’ai toujours à dépasser un ancien modèle, certes pertinent dans mon passé, mais qui ne l’est plus désormais. Et il faut respecter le rythme et le temps de ces moments de réclusion et de solitude qui font aussi partie intégrante de la vie, et qui iront spontanément vers l’ouverture si toutes les conditions le leur permettent, mais dans la confiance de leur temps et de leur heure.
Ainsi en va-t-il de cette première forme de réclusion où l’individu ouvre la porte qui le séparait du monde extérieur de ses propres vœux, en utilisant la clef qu’on lui a donnée pour le faire. Mais il est une seconde forme de réclusion, celle d’une clef qui n’est détenue que d’un extérieur dont l’individu est irrémédiablement séparé, sans aucun moyen de sortir de l’espace où on l’a confiné, où on l’a emmuré. C’est à ce genre d’espace, espace de prison, celui-là même qui brise un élan vital, qu’il faut résister lorsque la possibilité s’offre encore. Et la résistance, qu’elle s’adresse à une institution sanitaire, à une institution plus générique, ou même à notre société toute entière, si on considère cette dernière comme une institution gigantesque dont la multiplicité des institutions ne serait que des versions miniatures, prend naissance dans nos quotidiens à chacun comme le dit si justement Alain Chouraqui : "C'est dans l'ordinaire du quotidien que s'enclenche l'extraordinaire du crime de masse". C’est donc parallèlement aussi dans l’ordinaire du quotidien que peut se déjouer l’extraordinaire de cet éventuel crime de masse.
Zénon, chez Yourcenar, finit par comprendre qu’à la question initiale qu’il s’était donné à résoudre dès ses premières années, "qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ?", c’est la question même qui doit bien plutôt être remise en cause dans cet immense vertige de l’existence. Si la première partie de sa vie est recueillie sous le titre de "la vie errante" où il croit encore à l’importance des distances géographiques et de son parcours effectif de mobilité, "la vie immobile" désigne la seconde dans toute l’ampleur de sa signification : là où Zénon devient vraiment un arpenteur, un voyageur, le pèlerin qu’il revendiquait être. Zénon n’y est pas moins actif, loin de là, même s’il est désormais revenu de ne voir dans la vie qu’une juxtaposition de pas. La société de l’Occident renaissant du XVIème siècle où Zénon évolue, n’est-elle pas déjà porteuse de cet écueil de nos temps modernes si propres à générer de nouvelles zones de rupture, même bien camouflées ? Comment alors garder l’amplitude de nous-même à ce seuil de notre époque si ce n’est en résistant à chaque instant dans nos quotidiens les plus banals ?
Je me demandais quelques mois après une conférence où un ancien déporté avait témoigné, ce que pouvait en retirer l’auditoire. Bien sûr, tout le monde est ému, mais comment faire vraiment de cette émotion un enrichissement pour la vie de chacun ? Par rapport à l’épreuve du handicap, j’ai souvent entendu des gens justifier leur "bonne volonté" à l’égard des personnes handicapées en disant qu’ils auraient pu en être, qu’ils en seraient peut-être demain. Et j’y vois comme un grand contre-sens. On ne doit pas se sentir heureux parce qu’on s’aperçoit en contrepoint qu’il y a des gens moins nantis que soi, moins outillés intellectuellement ou physiquement. Les témoignages ne courent-ils pas toujours ce risque de la mésinterprétation ? Le lecteur ne se dirait-il plus inconsciemment "mon Dieu, il faut que j’apprécie la chance que j’ai de ne pas être à cette place" ? Peut-être n’y a-t-il bien plutôt qu’à se laisser émerveiller de voir jusqu’où la vie peut aller en se transformant toujours, en lui faisant l’honneur de se laisser confier à ce même mouvement de l’existence.

 


Notes :
(1)    Le Robert définit le mot "pertuis" comme venant du mot "percer" : ouverture qui permet de retenir l'eau d'une écluse ou de la laisser passer.
(2)     "Autonomie" comme le veut l’étymologie désigne un état où le sujet est à lui-même sa propre loi, sans que l’on puisse se tromper sur la source de cette loi qui n’émane de rien d’autre que du plus profond et du plus singulier de chacun d’entre nous, de ces "assignations" qu’Heidegger décrit avec beaucoup d’élégance dans la Lettre sur l’Humanisme (Vittorio Klostermann, Francfort-sur-le-Main, 1946, traduction Roger Munier) : "C'est seulement en tant que l'homme ek-sistant en direction de la vérité de l'Etre appartient à l'Etre, que de l'Etre lui-même peut venir l'assignation de ces consignes qui deviendront pour l'homme normes et lois. Assigner se dit en grec nemein. Le nomos n'est pas seulement la loi, mais plus originellement l'assignation cachée dans le décret de l'Etre. Cette assignation seule permet d'enjoindre l'homme à l'Etre. Et seule une telle injonction permet de porter et de lier. Autrement toute loi n'est que le produit de la raison humaine." (p.163)
(3)    Par analogie à ce qu’écrit Canguilhem à propos de la guérison qui n’est jamais un retour à "l’innocence biologique" (Le Normal et le Pathologique), aucune expérience de rétablissement d’une situation n’est assimilable à un retour à la norme antérieure : il s’agit toujours d’un dépassement de cette dernière norme, de sa transformation en vue de se donner de nouvelles habitudes de vie au regard des contraintes de l’ensemble de la situation du moment.
(4)    Il s’agissait de la conférence où j’intervenais à propos de "Handicap et variation de l’être-au-monde ; la notion d’affordance", Colloque interdisciplinaire de bioéthique Handicap et vie psychique, Université de Bourgogne, 26 mars 2009, Dijon.
(5)    Est-ce une étonnante coïncidence si c’est grâce à ma tante que j’avais pu aller à ce colloque de deux jours auquel elle m’avait accompagnée ?
(6)     "On entre véritablement en éthique quand, à l'affirmation par soi de la liberté, s'ajoute la volonté que la liberté de l’Autre soit. ‘’Je veux que ta liberté soit.’’ Si le premier acte était un acte d'arrachement, le second est un acte de déliement. Il veut rompre les liens qui enserrent l'autre. Entre ces deux actes, il n'y a aucune préséance, mais une absolue réciprocité." Paul Ricœur, Fondements de l'éthique. Autres Temps. Les cahiers du christianisme social. N°3, 1984, pp. 61-71.
(7)    La PCH s’organise en cinq volets (les aides humaines, techniques, animalières, exceptionnelles et enfin d’aménagement du logement et du véhicule).
(8)    Tous les acronymes dont les sociétés contemporaines se sont mises à tant abuser produisent un éloignement bureaucratique des choses. Mais quand il s’agit d’aide humaine et de handicap, cette dépersonnalisation atteint un niveau de violence plus grand et permet aussi une dilution plus facile des responsabilités.
(9)    Si j’ai avancé que tout un environnement "s’était laissé" engager, l’engagement des proches qui le constituaient n’avait rien de passif, mais était au contraire des plus actifs puisque tous ces proches ont joué une part déterminante dans la réalisation concrète de mon projet.
(10)     Du latin expertus qui a éprouvé, participe passé d'experiri qui signifie celui qui a acquis, par l'usage aussi, non pas une connaissance générale, mais une habileté spéciale.
(11)     Le sens de ce terme définit la transmission de l'expérience par les personnes handicapées autonomes, pour les personnes handicapées en recherche de plus d'autonomie. Le but de la Pairémulation est d'offrir aux personnes le soutien de pairs dont ils ont besoin pour surmonter les obstacles personnels et de mettre en avant leurs possibilités, leurs droits et leurs devoirs. Le simple fait d'obtenir le point de vue d'un pair ayant vécu des expériences analogues aide bien souvent l’individu à modifier sa perception d'un problème.
(12)    Je ne peux manquer d’évoquer le souvenir de Maudy Piot qui nous a quittés en décembre 2017, alors que je rédigeais encore cet article. Maudy présidait l’association FDFA (Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir), qu’elle avait elle-même créée depuis 2003 ; c’est à cette occasion que j’ai eu la chance d’avoir des contacts personnels et même d’avoir rencontré cette militante qui avait tant à cœur la cause du handicap pour laquelle elle a mené un combat exemplaire.
(13)    "J’hésite à le dire car je ne voudrais pas passer pour un cynique, mais lorsqu’il m’arrive aujourd’hui de penser au Lager, je ne ressens aucune émotion violente ou pénible. Au contraire : à ma brève et tragique expérience de déporté s’est superposée celle d’écrivain-témoin, bien plus longue et complexe, et le bilan est nettement positif ; au total, ce passé m’a intérieurement enrichi et affermi." (Primo Levi, Si c’est un homme, pp. 213-214)
(14)    "Tu as accru la liberté humaine au lieu de la confisquer, et tu as ainsi imposé pour toujours à l’être moral les affres de cette liberté." : ainsi s’adresse le grand inquisiteur au Christ revenu au XVIe siècle à Séville pendant l’Inquisition. Ce dernier lui tient un discours en lui expliquant que les hommes n’ont jamais plus repoussé le vertige de la liberté dont ils essaient toujours coûte que coûte de se délivrer.

Références :
Canguilhem G., Le Normal et le Pathologique, Éditions Quadrige Presses universitaires de France, 1999
Chouraqui A., Pour résister, Éditions cherche midi, réalisé sous l’autorité du Conseil Scientifique de la Fondation du Camp des Milles
Dostoïevski F., Les frères Karamazov, le Grand Inquisiteur, Deuxième partie Livre V Chapitre 5, Éditions Folio Paris, 1923
Heidegger M., Lettre sur l’Humanisme, Traduction Roger Munier, Éditions Aubier -Montaigne Paris, 1964
Levi P., Si c’est un Homme, Éditions Pocket La Flèche, 1990
Patocka J., Essais hérétiques, Éditions Verdier poche, Saint-Amand 2007
Ricœur P., "Fondements de l'éthique", Autres Temps, Les cahiers du christianisme social, N°3, 1984. pp. 61-71
Yourcenar M., L’Œuvre au Noir, Éditions Folio, 1976

]]>
news-2714 Mon, 31 Dec 2018 11:17:00 +0100 Voyage à bord de l’empathie https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/voyage-a-bord-de-lempathie Vous ne pouvez pas comprendre ! Voyage à bord de l’empathie "Vous ne pouvez pas comprendre!" Voyage à bord de l'empathie"

 

De Léa LEGEAY

Après avoir exercé comme infirmière en oncologie et hématologie pédiatrique, Léa LEGEAY est F/F cadre de santé au Centre Soins-Études Pierre Daguet, établissement de la Fondation Santé des Étudiants de France, où elle est également membre du Groupe de Réflexion Éthique.


Article référencé comme suit :
Legeay, L. (2019) ""Vous ne pouvez pas comprendre !" Voyage à bord de l’empathie" in Ethique. La vie en question, janv. 2019.


Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article.


De l’éthologie à la psychanalyse ou encore de la neurologie à la psychologie et sans oublier la sociologie, l’empathie fait l’objet de nombreuses études qui offrent un large éventail de disciplines. Le physiologiste Alain Berthoz va jusqu’à dire : "Nous pratiquons tous l’empathie comme Monsieur Jourdain la prose" (1).

Au-delà de ces disciplines intellectuelles, la société même, cette société de consommation, transforme l’empathie en une véritable mode. Serge Tisseron, psychiatre et docteur en psychologie, a d’ailleurs analysé ce véritable fait social qu’est l’empathie dans son ouvrage L’empathie au coeur du jeu social : "Nous devons nous méfier de ceux qui répètent partout : empathie, empathie" (2). Moi-même, dans ma pratique soignante, je me suis posée la question de l’empathie, à la suite d’une exclamation qui m’a laissée sans voix : "Vous ne pouvez pas comprendre !", issue de deux situations cliniques différentes.


Louise : "Vous ne pouvez pas comprendre !"
Tout d’abord, il y a Louise. Une jeune femme d’une trentaine d’années, allongée sur son lit dans la chambre d’une clinique de soins de suite et de réadaptation. Louise est tétraplégique depuis ses vingt-cinq ans. Sa mobilité s’est vue être réduite suite à une défenestration provoquée à son domicile, un jour où elle a voulu de plus exister. Mais elle n’est pas réduite à être une patiente tétraplégique. Louise est également une patiente pétillante, malicieuse dans ses bons jours qu’elle qualifie de "journée sous le soleil". En effet, Louise peut admettre passer "une journée sous le soleil" tout en observant la pluie tomber par la fenêtre. Elle m’avait d’ailleurs avoué un jour adorer les dimanches pluvieux car c’était "le jour de la course de gouttes le long de la fenêtre". Elle expliquait ne jamais "miser sur la bonne goutte". Je ne pouvais jamais anticiper le moment du soin avec Louise. Chaque moment était différent, chaque jour était différent pour elle : "une journée sous le soleil" ou "une journée sous le nuage gris". Elle exprimait d’ailleurs de nombreuses fois son souhait de ne plus être là, à la fois dans ce corps et dans ce psychisme. Lors de la réalisation des soins d’hygiènes quotidiens, elle pouvait m’expliquer avoir voulu "en finir" car elle était devenue paraplégique suite à un accident de voiture, survenu quelques années plus tôt. Elle se retrouve donc dans ce lit encore plus handicapée qu’avant son passage à l’acte. Le moment de la toilette était constamment un temps douloureux pour elle. Il y a ce moment où je tentais de la rassurer en lui disant une formalité telle que : "Je comprends". Elle me répondit un jour : "Mais vous ne pouvez pas comprendre ! Vous êtes sur vos deux jambes. Vous pouvez marcher. Vous pouvez courir. Vous pouvez vous arrêter quand vous le souhaitez et surtout vous pouvez faire toutes ces choses-là, seule".


La mère de Maëva : "Vous ne pouvez pas comprendre"
Il y a également eu, cette mère et ce père de famille. Ils étaient au chevet de leur fille de cinq ans, Maëva, sur son lit d’hôpital dans un service d’oncologie-hématologie pédiatrique. Maëva était atteinte d’une tumeur cérébrale. Elle était toujours très fatiguée. Elle avait les traits du visage tirés, un crâne chauve, des petits yeux bleus creusés. Elle était souvent blottie dans les bras de sa mère sous une couverture. Ses parents avaient déjà fait le deuil d’un premier enfant décédé, quelques années auparavant, des suites de la même pathologie. Il y a eu ce jour dans le bureau médical avec les deux parents assis face au médecin et à moi-même. Je pouvais voir autant l’espoir que la peur dans leurs regards. Ils se tenaient la main. Ils étaient en attente de résultats. Le médecin leur explique l’état d’évolution de la pathologie de Maëva. Le passage en soins palliatifs leur est annoncé et expliqué. La mère est sortie du bureau, je la rejoignis. J’ai eu ces deux mêmes mots, de simples mots : " Je comprends". Cette mère me répondit : "Vous ne pouvez pas comprendre ce que je ressens, ce que je vis. C’est indescriptible, insoutenable".


L’incommunicable ?
Si je ne peux pas comprendre car je suis sans handicap physique et moteur, ou si je ne peux pas comprendre car je n’ai pas vécu la maladie ou le deuil de mon enfant, puis-je faire preuve d’empathie ? Faut-il vivre les choses que les patients subissent pour comprendre ? Faut-il comprendre pour faire preuve d’empathie ? Pouvons-nous soigner quelqu’un de quelque chose que nous n’avons jamais eu ? Lorsque ces mots : "Vous ne pouvez pas comprendre" sont exprimés, il y a une sorte de violence. Il y a une manière de dire : "Je vis une expérience que vous ne pouvez pas comprendre". C’est comme éjecter l’autre de l’humanité. C’est une sorte de revendication d’appartenance à une autre espèce alors que nous appartenons à une même condition humaine. Comme s’il y avait cette chose incommunicable, indicible, placée entre moi et autrui. En revanche, j’ai pu constater de la souffrance  dans ces mots. La souffrance, la peur d’être incompris. La douleur est indicible, impartageable. Il ne faudrait pas faire de la médecine une science où nous aurions une réponse à tout problème car nous ne l’avons pas. Face à la souffrance d’autrui, nous avons tous des réactions différentes. Nos capacités de compréhension sont d’intensités différentes d’un sujet à l’autre.
Commençons d’ailleurs par nous demander qui est cet autrui ? Sartre définit autrui dans son ouvrage L’être et le néant comme : "Cet autre moi qui n’est pas moi" (3). L’obscurité de cette phrase apparaît dans sa deuxième partie : "qui n’est pas moi". En effet, comment comprendre l’autre comme un autre moi si, a priori, "il n’est pas moi". C’est à ce moment qu’apparaît la "capacité de résonance émotionnelle" (4) que nous explique le Docteur Nicolas Danziger. Selon lui, c’est la capacité d’un sujet à pouvoir inférer la douleur d’autrui. Il l’explique comme une "contagion émotionnelle, une sorte de bain commun émotionnel" (5). Notre capacité d’empathie serait variable, en fonction de notre sensibilité à la souffrance humaine. Prenons l’exemple d’un nouveau-né, ayant une mère déprimée. Étonnamment, celui-ci pleurera moins.
 Or, comment se mettre à la place de cet autre que je ne suis pas. De plus, comment imaginer l’inimaginable ? Comment avoir de l’empathie face à une douleur abstraite ? Peut-on, en effet, ne pas comprendre véritablement ce que l’autre vit, mais néanmoins avoir une attitude adaptée ? Aurais-je pu dire, par exemple : "Je ne vous comprends peut être pas, mais je sens votre souffrance". C’est une position difficile d’un point de vue éthique lorsque nous nous retrouvons ne sachant pas quoi faire, quoi dire.


Le concept d’empathie et son évolution
C’est le nom de Robert Vischer qui retient notre attention lorsque nous commençons à parler du concept d’ "empathie". C’est en effet ce philosophe, d’origine allemande, qui a fait entrer le terme dans l’histoire de la philosophie sous le terme allemand d’"Einfühlung". Ce terme naît en 1873 dans sa thèse de doctorat sur le sentiment optique de forme. Sa traduction française a tout d’abord été "l’intropathie" et a fini par être "l’empathie". Dans sa thèse, Robert Vischer illustre la conception d’une projection psychique de soi-même à l’intérieur d’un objet extérieur.
Dans le terme "Einfühlung", il y a "fühl" que nous pouvons voir dans le mot "Gefühl", en allemand qui se traduit par "sentiment" en français. Nous pouvons apercevoir une première dimension émotive dans la décomposition de ce mot. "ein" peut également se traduire par "un", en français. Le mot allemand "ein" peut également faire référence à l’autre, l’objet. Il y aurait donc l’idée d’un sentiment ressenti et une place donnée à autrui dans cette décomposition. La question que nous pouvons nous poser est si ce sentiment est le nôtre ou celui d’autrui, celui de l’objet ?


Un voyage tumultueux
Rappelons que les soignants ne sont pas uniquement face à des corps de patients, ce corps physiologique qui est traduit par le "Körper" en allemand. En effet, dans la langue allemande, il y a deux mots pour désigner le corps. Il y a donc "Körper" et "Leib". C’est pourquoi, en français nous utilisons le mot "corps" ("Körper") pour parler du corps physiologique et le mot "corps-propre" comme étant ce corps qui m’appartient, ce corps dont je suis le propriétaire, ce corps sensible, le corps vivant ("Leib"). C’est à l’intérieur de ce corps-propre que se dit une multitude de sentiments et d’émotions. Cette distinction est importante. C’est ce qui nous fait prendre conscience de la multiplicité de choses qui se passent à l’intérieur d’un corps. Lorsque nous sommes face à un patient, ce sont à la fois deux corps physiologiques mais également deux corps-propres qui se rencontrent. Or, peut-on réellement entrer à l’intérieur d’un autre corps-propre que le sien? L’empathie serait-elle cette capacité à entrer à l’intérieur de l’autre ? Or, si je suis l’autre où est mon moi ?
L’empathie est-elle une copie de l’autre, une entrée à l’intérieur de l’autre ou au contraire une distinction de soi ? Nous sommes là face à un réel éventail de chemins à parcourir face à ce voyage qu’est l’empathie. Encore faut-il trouver le bon afin de ne pas se retrouver devant une impasse.


À la découverte du "non-je"
Tout d’abord, pour avoir conscience d’un autre, il faut avoir, avant tout, conscience de soi, grâce à quoi nous pouvons avoir conscience de cet autre que je ne suis pas. Cet autre, finalement, peut être qualifié de premier "non-je". Il est le "tu" au moment où j’ai conscience d’un "autre je». Mon "je" prend tout son sens au côté de ce "non-je", de ce "tu". Le "je" se retrouverait donc dépendant du "tu" d’une certaine manière afin d’être qualifié comme tel. L’acte d’empathie nécessite lui aussi d’avoir cet autre afin de pouvoir exister en tant qu’acte. En effet, il paraît compliqué d’être empathique seul avec soi-même. Nous sommes toujours empathique en direction de l’extériorité. Or, demandons-nous comment deux consciences bien distinctes peuvent entrer en relation ? Cela veut-il dire que si le "non-je" est en colère, mon "je" sera en colère lui aussi ? Peut-on véritablement éprouver la colère d’autrui malgré nos deux "Leib" bien distincts. Si nous allons plus loin dans le questionnement, nous pouvons même nous demander si la colère de mon "je" est la même colère que celle du "non-je"


La participation affective
Max Scheler aborde le thème de la participation affective en 1913. Il la qualifie d’"état dans lequel nous nous trouvons lorsque nous partageons la joie, la souffrance ou toutes sortes de sentiments vécus par cet autre qui n’est pas moi" (9). Partager la joie d’autrui est-ce vivre une situation joyeuse de manière empirique ? Est-ce que nous faisons l’expérience réelle du sentiment partagé ? Suis-je véritablement en souffrance lorsque que je rencontre cet autre souffrir face à moi ? L’expérience interne à soi, est-elle partageable, communicable ?
Max Scheler indique qu’il existe une contagion affective collective. Il explique que : "c’est le processus de la contagion lui-même qui produit des fins et des buts situés au-delà des intentions de chacun des individus qui composent la masse" (10). Nous pouvons prendre l’exemple du climat tendu dans le bureau des soignants d’un service de soin en psychiatrie suite au passage à l’acte d’un patient. Ce climat se transmet immédiatement au soignant qui entre dans le bureau pour commencer sa journée de travail. La contagion affective collective serait donc productrice d’actes que chaque individu ne réaliserait, ni même ne penserait réaliser seul. Eric Fiat reprend le concept du "On" heideggerien en disant : "La foule est un monstre sans tête, c’est un on" (11). En effet, la foule entre en action sans tenir compte de chacune des singularités constituant cette masse.
Nous pourrions, d’ailleurs nous demander s’il existe une empathie professionnelle proche de la contagion affective, une sorte de mouvement émotionnel collectif. Le groupe soignant amplifierait-il l’empathie, dite singulière ? Peut-on imaginer, que le fait d’être qualifié de soignant et d’agir en cette qualification, implique l’accès à une sorte d’empathie collective ? Dans ce cas, le risque n’est-il pas que l’intention de ressentir ne soit plus réellement présente, ou en tout cas authentique, face au patient ? Ce serait une empathie simplement mimée.
De plus, pourrions-nous parler de tradition à l’empathie, de transmission de manière d’être dans un groupe ? Si je me trouve dans un groupe antipathique, serai-je plus antipathique à l’autre ? Au contraire, si je suis dans un groupe aux attitudes faisant preuve d’empathie, cela m’amènera-t-il à être plus empathique ? En tout cas, le phénomène de groupe semble pouvoir avoir une influence sur notre faculté individuelle à l’empathie.


Vécu originaire et vécu non-originaire
Comment expliquer le fait que je ne puisse éprouver réellement les sentiments que ressent autrui ? Edith Stein explique la différence entre un "vécu originaire" (12) et un "vécu non-originaire" (13). Pour elle, le vécu d’un sentiment originaire serait qualifié, par exemple, par une personne qui verbaliserait : "je suis triste". Cette personne est triste de manière originaire pour la raison extérieure qui s’impose à son "je". Si je me trouve face à cette personne triste, mon vécu sera un vécu du sentiment empathisé qui, lui, n’est pas présent de façon originaire. En effet, je peux sentir la tristesse de l’autre, même, peut-être, dans certain cas la vivre, mais cette tristesse n’est pas la mienne. Le vécu du sentiment éprouvé, provoqué par l’empathie du sentiment d’autrui, est un vécu qualifié de non-originaire. Le sentiment éprouvé de manière originaire ne part pas du même point de départ que celui éprouvé par autrui. En effet, si autrui est triste et que je deviens triste à mon tour lorsque je vois autrui triste, c’est qu’un lien affectif nous lie. Par exemple, autrui est triste face à la perte d’un proche et je suis triste de voir autrui ainsi. Je suis triste car je peux être émue de voir autrui triste. Le point de départ de notre tristesse n’est pas le même. Nous sommes dans un degré supérieur de l’empathie. L’affection que j’ai pour autrui vient faire naître la tristesse en moi. Mon vécu originaire de tristesse est alimenté par la tristesse d’autrui, alors que celui d’autrui est alimenté par la perte de son proche.
Edith Stein met également l’accent sur la distinction entre "l’acte de la personne" (14) et le "contenu de l’acte" (15). Prenons l’exemple de la douleur d’un patient, qu’elle soit psychique ou physique. Il y a bien une différence entre être empathique face à cette douleur et vivre cette douleur. Lorsque j’empathise la douleur de l’autre je suis bien dans l’acte d’empathie, cependant le contenu de mon empathie n’est pas ma propre douleur mais la douleur d’autrui donc je ne la ressens pas comme ma propre douleur. Je peux donc empathiser la douleur du patient, ce qui remplit l’acte d’empathie. Or, cette douleur est bien celle du patient et non ma propre douleur. Edith Stein affirme que le contenu de l’acte d’empathie est "un contenu d’acte non originaire" (16).


L’empathie : connaissance d’autrui ou imagination d’autrui ?
Est-ce que nous connaissons l’autre réellement ou est-ce que nous imaginons les ressentis de l’autre à travers nos propres ressentis ? Ainsi l’imagination n’aurait-elle pas une réelle place dans l’empathie ? En effet, Adam Smith, met en avant la place de l’imagination dans notre relation à l’autre. "Par l’imagination nous nous plaçons dans sa situation, nous nous concevons comme endurant les mêmes tourments, nous entrons pour ainsi dire à l’intérieur de son corps et devenons, dans une certaine mesure, la même personne" (17). Imaginer les tourments d’autrui pourrait être qualifié d’acte empathique d’un vécu non-originaire. Ce vécu non-originaire serait donc les tourments d’autrui. Le fait d’imaginer ne suffirait pas pour faire l’expérience réelle des choses, pour que le vécu non-originaire devienne originaire. En effet, je peux imaginer la douleur et la colère intense présente chez une jeune fille à qui nous annonçons un diagnostic de schizophrénie sans pour autant faire l’expérience de cette véritable colère. Or, est-ce que la capacité de notre imagination est plus grande si j’ai le souvenir d’un vécu similaire à celui que le patient est en train de vivre ? Autrement dit, un médecin ayant eu toutes les maladies du monde est-il plus apte à les soigner ? Il y a là encore la distinction précise à faire entre l’aptitude à "réagir face à" et le ressenti réel. La véritable empathie n’est-elle pas celle de comprendre, par exemple, l’angoisse de la mort d’un patient en phase terminale bien que nous ne l’ayons jamais éprouvée, et y compatir. Comme si l’empathie avait cette faculté de nous amener au-delà de notre être, ou en tout cas au-delà de l’expérience de nos actes originaires, ce qui au final vient enrichir notre vie réelle.


Mon moi comme critère d’évaluation
Le fait de prendre mon moi comme critère d’évaluation est un risque lors de l’acte empathique. C’est par exemple, le moment où l’on peut se demander : "comment je réagirais dans telle ou telle situation ?" En effet, ce qui est qualifié de bon ou de mauvais pour moi ne l’est pas forcément pour autrui. Bertrand Quentin propose le terme "d’empathie égocentrée" (18). Selon lui, lorsque le soignant tente de se mettre à la place d’un patient amputé c’est une sorte d’empathie qui reste centrée sur soi-même. C’est une empathie qui part de notre vécu. En effet, peut-être que la personne en face de nous est amputée depuis sa naissance ; elle ne vivra donc pas son absence de membre comme un manque. Nous sommes là face à la singularité de l’expérience vécue. C’est à ce moment que la capacité d’imagination est importante, mais pas seulement. Il y a également la capacité de représentation affective. Je peux comprendre et imaginer ce que cette personne vit mais je ne peux en aucun cas savoir réellement ce que cette personne vit et s’il m’arrivait la même chose je ne vivrais vraisemblablement pas les choses de la même manière, mais les choses de la manière singulière propre à mon histoire, à mes sensations incommunicables. Scheler nous dit ainsi : "Prends garde de ne pas considérer la souffrance d’autrui comme ta propre souffrance et de ne pas dépenser ton énergie à vouloir l’écarter" (19). L’empathie envers autrui est un rapport direct justement en direction d’autrui. Je prends en compte mon moi et je prends en compte un autrui différencié.


Conclusion
L’empathie semble donc la capacité pour l’être humain d’intérioriser dans son "je" l’intériorité du "non-je". De fait, cela suppose l’intériorisation et la mise en miroir de l’expérience de soi et de l’autre, ce qui donne place à un certain nombre de risques dans ce voyage entre soi et autrui. En effet, dans ce voyage à bord de l’empathie, le "je" peut s’égarer.
Il faut donc manier l’empathie avec beaucoup de dextérité. Dans certains cas, nous pourrions reprocher à certaines personnes de manquer d’empathie. Mais ne leur reprochons-nous pas simplement un manque de compréhension ? L’incapacité à reconnaître que l’autre a ses raisons de penser ou d’agir comme il le fait, peut tenir à des raisons qui nous sont propres. Soit parce que nous avons vu ou vécu pire à notre sens, soit parce que si nous nous projetons dans cette situation, celle-ci ne nous toucherait pas comme elle semble toucher autrui. Le concept d’empathie n’obligeant pourtant pas à admettre, adhérer ou à être complice d’une valeur ou d’une croyance elle nous incite simplement à comprendre.
Ne faut-il pas partir de la compréhension de soi-même pour enfin aller vers la compréhension de cet autre qui n’est pas moi ? De plus, ce chemin en quête de compréhension ne se finit pas à cette étape. Il ne s’agit pas de rester au niveau de l’autre, mais il faut aussi un retour à soi-même. Ce retour est primordial afin d’enrichir notre moi, grâce à l’empathie du vécu d’actes originaires d’autrui. C’est donc bien d’un voyage dont il s’agit.
L’empathie ne peut clairement pas exister sans un "je" et  un "non-je". Il faut une intériorité capable d’accueillir l’intériorité d’un autre "je" lors de ce voyage. C’est la raison pour laquelle, il est primordial de ne pas égarer son "je".
Or, de nombreux risques sont présents face à ces mouvements du soi. Il faut, en effet, sortir de soi pour se mettre à la place de l’autre, sans perdre son soi ni entrer en fusion avec l’autre. En effet, il est important de conserver chacun notre part de sentiments singuliers, ce qui est nécessaire afin de conserver les aptitudes à rester empathique.
Finalement, l’acte d’empathie n’est-il pas la construction d’un espace relationnel entre le "je" et le "non-je" ? En effet, si le sentiment que je ressens face à la souffrance d’autrui n’est ni le mien propre originaire, ni le sentiment de l’autre, de quel sentiment parle-t-on ? Peut-t-on parler d’un espace commun, d’un sentiment créé par le rapport du "je" et du "tu"  qui se rencontrent ?
Nous pouvons finalement construire ensemble quelque chose à partir de cette pauvreté de départ. Par rapport à Louise et à la mère de Maëva, faut-il se demander à distance : "Qu’est-ce qui fallait que je dise au patient ?" Mais la vraie question n’est-elle pas de savoir comment je vais écouter ce patient plutôt que de chercher à savoir comment je vais agir ? D’ailleurs, ne faut-il pas commencer par une attitude de pauvreté pour recevoir ?


Notes
(1)    Berthoz A. et  Jorland G., L’empathie, histoire d’un concept, Paris, Odile Jacob, 2004, p.19.
(2)    Tisseron S., L’empathie au coeur du jeu social, Paris, Albin Michel, 2002, p.7.
(3)    Sartre, J-P., L’être et le néant, Paris, Gallimard, "Tel".
(4)    Danziger, N., Conférence "Empathie et douleur", 20ème journée de la douleur et de l’en-       fant, 2014.
(5)    Idem.
(6)    Kant E., Critique de la faculté de juger, Paris, Librairie Philosophique Vrin, 2000, p.134.
(7)     Idem.
(8)    Ibidem.
(9)    Scheler M., Nature et formes de la sympathie, Paris, Payot&Rivages, 2003, p. 47.
(10)    idem.
(11)    Fiat E., Cours Master 2 Philosophie - Parcours "éthique médicale et hospitalière appliquée", Université Paris-Est Marne-la-Vallée, Année 2017-2018.
(12)    Stein E., Le problème de l’empathie, Paris, Cerf Ad Solem, 2013, p. 25.
(13)    Idem, p.26.
(14)    Stein E., Le problème de l’empathie, "op. cit", p. 32.
(15)    Idem.
(16)    Ibidem.
(17)    Smith A., Théorie des sentiments moraux, Paris, Rivage, paris, 2016, p.152.
(18)    Quentin B., La philosophie face au handicap, Toulouse, érès, rééd. 2018.
(19)    Scheler M., Nature et Formes de la sympathie, "op.cit.", p. 108.

]]>
news-2715 Sun, 02 Dec 2018 18:32:00 +0100 De l’attente en psychiatrie https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/de-lattente-en-psychiatrie "De l'attente en psychiatrie"

 

Par Maxime FLORIAT

Après avoir exercé comme ergothérapeute pendant quinze ans, Maxime FLORIAT est cadre de santé sur un secteur de psychiatrie adulte et membre du comité éthique du Groupe Hospitalier Nord Essonne.


Article référencé comme suit :
Floriat, M. (2018) « De l’attente en psychiatrie » in Ethique. La vie en question, déc. 2018.


Le texte est accessible en version PDF en bas de l'article.



Les couloirs de psychiatrie, ainsi que les petits salons qui les jalonnent, sont des lieux propices pour échanger avec les patients. Des discussions qui peuvent durer très longtemps, si on ne s’emploie pas à y mettre un terme. Ou qui à l’inverse parfois se réduiront à l’essentiel sans que l’on sache pourquoi. Parmi les sujets abordés, il y en a un qui semble particulièrement récurent : le temps qui passe. Ou ne passe pas justement. Très vite, pour peu que l’on tende l’oreille, on se rend compte qu’en psychiatrie, il est beaucoup question de l’attente.
Cette attente, on l’entend de plus belle lorsque l’agacement sinon l’exaspération, voire la colère, surgissent soudainement. Des propos comme « j’en ai ras le bol d’attendre » ou bien « j’en ai assez d’attendre c’est trop long » ou encore « je m’ennuie, attendre, toujours attendre… » sont quotidiens et semblent exprimer une douleur diffuse liée à la longueur d’un temps qui n’en finit pas. Lors de son séjour à Cadillac, le poète Thierry Metz consigna dans L’homme qui penche : « tous assis dans un fumoir, c’est comme si on attendait un train » (1). Une image qui restitue avec justesse la posture physique de beaucoup de patients, et qui pourrait être une figure du désarroi, comme celui qui est dépourvu d’arroi.
La loi du 4 mars 2002 reconnaît le soulagement de la douleur comme un droit fondamental mais qu’en est-il de cette douleur égrainée par l’attente et le temps qui défile au compte-goutte ? Faut-il chercher à supprimer l’attente ? Est-elle indissociable du soin, qui plus est du soin en psychiatrie ? Qu’est-ce donc qu’attendre ?

L'attente existentielle chez l'homme : mauvaise et bonne attente

Mauvaise attente
On ne peut pas ne pas attendre. Cette attente nécessaire, nous la connaissons tous. Nous l’éprouvons au jour le jour, sans même y réfléchir. On l’oublie certes, sauf peut-être quand elle se prolonge et qu’elle nous rappelle que notre puissance n’était qu’une illusion. On l’accepte aisément, sauf lorsqu’elle perdure, s’étire, se dilate et nous laisse dans l’ignorance de sa fin et de son dénouement.
Mais l’attente peut aussi être douloureuse et mauvaise. Dans le cas par exemple des demandeurs d’asile, l’attente peut durer de longs mois alors même que l’issue, dont leur vie désormais dépend, appartient à une administration sans visage et sans âme. La situation de précarité, une impuissance majeure doublée d’une profonde incertitude confèrent à l’attente une charge particulièrement négative et assurément douloureuse.
La « mauvaise attente » est du côté de la déréliction, et de l’inexistence. Une attente exigée, forcée et inutilement trop longue n’est-elle pas nécessairement aliénante ? L’attente revêt un caractère dangereux et pernicieux lorsqu’il y a du vide et de l’impensable, lorsqu’elle précipite le sujet dans l’abîme, le conduit à son corps défendant dans un ennui mortel. L’attente dans une pathologie chronique qui ne finira jamais d’alourdir l’existence, tout comme l’attente du détenu, celui « qui a pris 20 ans », de voir terminer enfin sa peine d’emprisonnement. N’a-t-on jamais eu envie de tuer l’attente quand elle prend le contrôle de tout, quand elle prive le sujet de son temps et le limite à un présent où plus rien ne peut survenir ? Quand la personne attend dans une institution qui ne laisse aucune possibilité d’aménager le temps et l’espace, ne serait-ce justement pour supporter l’attente, celle-ci peut s’avérer délétère, mauvaise et désespérante. Quand l’immobilité et le confinement altèrent la temporalité de l’être, il ne fait assurément pas bon d’attendre.

Attente féconde
L’attente dépasse le contexte de la vie quotidienne et matérielle. Elle est aussi existentielle. Elle ouvre une perspective de vie, un horizon, de nouveaux lendemains. Beaucoup peuvent se rappeler avoir vécu l’attente parfois haletante de devenir adulte, indépendant et libre. Elle peut semble-t-il ressembler à une promesse, traduire le désir qu’on éprouve ou l’espoir qu’on caresse : avec Marcel Proust, « combien de fois par heure ne me récitais-je pas la lettre que Gilberte, m’enverrait bien un jour, m’apporterait peut-être elle-même ? » (2). Et dans un registre plus transcendantal, l’attente peut être aussi cette espérance permettant de garder intacte la confiance ou la foi dans ce qui pourra advenir, nous permettant d’affronter les épreuves de la vie.
Aussi l’attente peut-elle être agréable, lorsqu’il y a un bonheur à la clé, lorsque l’on sait son issue pétrie de plaisir. Rousseau nous le dira, « on jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère ». Une attente alors plus délicieuse encore que la satisfaction de son achèvement, justement parce qu’il y a quelque chose d’imminent, de certain et de bon qui semble s’annoncer.
Ainsi donc, l’attente peut être du côté de l’élan, et de l’existence. Cela est vrai à propos de l’amour comme nous le dit Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux : « l’attente est un enchantement : j’ai reçu l’ordre de ne pas bouger » (3). Il y a une attente qui est du côté du plaisir, de la jouissance et d’un certain bonheur à vivre, une bonne attente, qui est féconde et vertueuse. « Prendre le temps de voir où on en est », « prendre le temps de la réflexion », « se mettre à l’épreuve du temps » ou « donner du temps au temps » comme l’a dit Cervantès, autant d’expressions qui indiquent les temporalités de l’attente dans lesquelles nous pouvons réfléchir à notre existence. La σχολή (skolé) n’est-elle pas une figure de cette bonne attente ? Il s’agit d’une attente de raison, juste et utile à toute personne humaine. Dès lors que l’on a choisi d’être là, quitte à attendre, et même s’il faut attendre longtemps, est-ce un problème sachant que l’on s’engage vers l’objectif et vers le terme de notre attente, tous deux profitables à notre existence ? La pulsion n’est-elle pas un désir auquel on a ôté le temps de l’attente ? En outre, même quand on ne choisit pas d’attendre, il y aurait toujours une possibilité de dépasser, sublimer la contingence et s’emparer de l’opportunité, de l’inattendu, de la rupture et du temps qui permet de penser. En d’autres termes, tant qu’on arrive à désirer, à espérer quelque chose, ce peut être toujours bon d’attendre.

L'attente en psychiatrie

Dans le soin, le choc des temporalités
Dans le contexte du soin, la salle d’attente est ce moment inaugural et ce lieu si particulier qui nous fait entrer dans une autre temporalité. Eric Delassus a bien mis en lumière le « choc des temporalités » (4) dans un système de soin avec les soignants d’un côté, toujours très occupés et actifs, et les patients de l’autre, dans l’attente de recevoir la parole de l’expert et souvent inactifs. Des soignants qui n’ont pas le temps. Des soignés, à disposition, qui ont tout leur temps. Et pour une fois, la psychiatrie ne semble pas échapper à la règle : combien de fois ne disons-nous pas « attendez cinq minutes », « pas maintenant, deux secondes, je suis occupé » ... Et combien de fois ne sommes-nous pas passés devant des patients assis en train d’attendre ? Comment s’étonner qu’à force, le patient exprime de l’impatience, comment ne pas reconnaître que cette moutarde qui lui monte au nez puisse être le fait, en partie du moins, d’un écart des temporalités, d’un face à face entre des temps qui ne se mélangent pas ? Effectivement l’agacement est souvent de mise, et l’impatience vraiment inévitable.


Psychiatrie et mouvement entravé
Dans L’ontologie du temps Nicolas Grimaldi souligne le lien entre attente et mouvement. En ce qui concerne les patients en hospitalisation complète, ceux-ci n’ont en aucune manière consenti à être retenu dans un service de soin. Cette contrainte s’est imposée compte tenue de leur état de santé et d’une anosognosie certaine. De plus, un service de psychiatrie n’est en général pas conçu pour favoriser le mouvement, loin s’en faut, les espaces cloisonnés et souvent exigus s’ouvrent sur des couloirs étroits à la perspective souvent limitée. L’organisation institutionnelle met tout en œuvre pour stabiliser l’espace et le temps de l’hospitalisation. La plupart des portes sont fermées à clé, et l’accès à certains espaces demeure régulé selon un emploi du temps très strict. Nicolas Grimaldi précise très justement que « nous faisons d’autant plus l’expérience du temps que nous faisons moins celle du mouvement et du changement » (5). Aussi peut-on comprendre que dans ce contexte si particulier, le confinement, la régulation, la discipline, quelque nécessaires qu’ils soient, participent d’une perception intense et lourde du temps.

La psychiatrie comme pouvoir de faire attendre (la restriction de liberté)
La psychiatrie est un lieu de restriction de liberté. Ce n’est sans doute pas un hasard si un jour, un patient cria que nous étions tous des geôliers. En dépit d’un délire à thème persécutif avéré, il n’en demeure pas moins que ces propos révélèrent aussi la réalité d’une hospitalisation complète : un enfermement, même si ce terme est galvaudé. Il existe une asymétrie assez nette entre ceux qui ont le pouvoir de faire attendre, et ceux qui subissent l’attente. Sans qu’il soit ici question d’une quelconque volonté malveillante de faire attendre, force est de constater que l’attente est au centre d’un dispositif de domination. Comme l’a souligné Bourdieu, l’expérience de la soumission dans l’attente modifie durablement « la conduite de celui qui est suspendu à la décision attendue ». Et comme l’énoncera encore Barthes, attendre nous précipite dans une dynamique transférentielle : que l’on attende à un guichet ou à pôle emploi, « on établit aussitôt un lien agressif avec l’employé, l’hôtesse, dont l’indifférence dévoile et irrite ma sujétion » (6). S’il est vrai que l’attente rend compte d’une immobilité, l’immobilité semble aussi forcer l’attente.
Grimaldi montre aussi que faire l’expérience de l’attente, c’est demeurer dans un présent à l’affût d’un avenir qui viendra s’y glisser et l’emplir de sa nouveauté. Le temps de l’hospitalisation est un temps prescrit. Le patient se voit imposer une temporalité qui n’est pas la sienne : rythme des repas, des soins, prise de médicament, entretiens etc… Chaque journée se reproduit à l’identique avec si peu de chose pour l’embellir, d’activités pour l’agrémenter, et si peu d’inattendu pour la célébrer. Dès lors, les patients n’auront sans doute plus rien à percevoir si ce n’est ce qui constituait jadis la toile de fond de toute perception : le temps. Même si l’idée est de structurer le malade, les patients se retrouvent dépossédés de leur maîtrise du temps. Dans le documentaire de Depardon, 12 jours, un patient parle de son désarroi, et dit très justement avoir l’impression que « son avenir recule ». Ainsi, le présent de l’attente est un temps qui n’a de cesse de se prolonger, dans lequel nul avenir ne semble vouloir s’introduire, et où la conscience n’a rien d’autre à saisir qu’un temps pur, immobile, qui ne passe pas.

Psychiatrie et ennui
Enfin la psychiatrie est le territoire d’un ennui qui n’est sans doute pas celui que nous connaissons usuellement. Certainement beaucoup plus éloigné de l’oisiveté passagère d’un dimanche pluvieux, plus pesant et douloureux, plus amer aussi puisqu’il serait le prolongement d’une attente qui n’aurait pas trouvé d’issue. Une attente dépourvue d’objet, un « pourrissement de l’attente » suggère Maurice Blanchot. La vie qui par essence est un devenir, une transformation, se voit contrainte de reporter sans cesse ses promesses et demeurer en suspens ou pire, se voir engloutir dans une répétition que l’avenir finit par bouder. Une hospitalisation qui n’en finit plus, dont le terme semble indéterminé, produit une attente qui vire à l’ennui car comme le note Pascal : « l’homme sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide » (7). Enfermé dans le présent de l’attente, le sujet perd de vue toute perspective de devenir. Scellé à son immédiateté, « celui qui attend meurt en attendant » (8). La trajectoire de l’attente ne serait-elle pas la perpétuité d’une forme d’immobilité ? D’ailleurs les plaintes, la colère et l’opposition du patient n’alerteraient-ils pas déjà l’Institution de ce risque délétère ?

 

Temporalité altérée dans la maladie psychiatrique

Binswanger et l’impasse pathologique d’un avenir barré
Il convient également de comprendre que la maladie psychiatrique participe d’une temporalité qui peut être altérée, précipitant le sujet dans une attente pathologique. C’est du moins ce que l’on peut penser avec Biswanger qui présente dans Manie et Mélancolie le cas d’un écrivain qui témoigne de sa dépression résistante. Il l’évoque en effet en des termes assez durs : « si l’on trouve la résignation dans cet état alors on peut errer comme un mort et attendre, on n’a qu’un seul besoin, que rien ne vienne perturber la patience » (9). S’appuyant sur les travaux de Husserl, Biswanger définit la défaillance de la temporalité comme un relâchement de la trame censée relier et articuler les moments structuraux intentionnels que sont la rétention (pour le dire simplement, le passé), la présentation (présent) et la protention (l’avenir). La souffrance conduit à une altération des liens entre ces trois moments structuraux. Et Biswanger de définir l’attente comme « une intention protentive vide », un avenir inopérant, désinvesti, sans attache avec le moment présent. Grimaldi voyait dans l’attente un état où « la conscience n’a de cesse d’ausculter la chair du présent s’efforçant d’y discerner le moindre signe par lequel peut-être quelque avenir s’annonce » (10). Vive et tournée vers l’avant, l’attente décrite par le philosophe tombe chez le patient de Biswanger dans une impasse pathologique : son avenir étant barré, le malade se trouve à errer dans une patience coupée de toute finalité et de tout possible.

Maldiney et la transpassibilité devenue impossible
Dans la continuité de Biswanger, Henry Maldiney reprend l’idée d’une détérioration de la temporalité dans la psychose, en particulier chez le schizophrène. Le sujet est dépourvu de mouvement temporel, reclus dans une existence qui ne se temporalise plus. Le malade est pris dans une répétition d’instantanéités avec un délire qui souvent contaminera l’espace et construira le seul édifice capable de donner du sens au monde. Avec la « transpassibilité », Maldiney apporte une notion qui nous éloigne quelque peu de la temporalité et qui autorise à rapprocher le phénomène de l’attente à la notion de rencontre et d’ouverture. Cette transpassibilité se définit comme l’ouverture de l’être à l’événement de la rencontre, au nouveau qui le mobilise et le transforme : parce que « nous sommes passibles de l’imprévisible, c’est cette capacité infinie d’ouverture de celui qui est là, attendant, attendant, n’attendant rien » (11). La transpassibilité fait défaut chez le schizophrène. En cause sans doute la grande vulnérabilité et le caractère dissociatif de cette pathologie. Et compte tenu du caractère menaçant de la rencontre, de cette ouverture à l’altérité devenue impossible, le malade s’isole, et demeure impassible. Dès lors, c’est son « être-là » au sens du Dasein heideggérien qui est atteint. Ainsi est-ce peut-être un état que l’on assimile à de l’attente mais qui au fond n’est que son double, tout du moins, une attente qui surtout n’attend rien, un état d’impassibilité, une fermeture des possibles.
Aussi Maldiney nous aide-t-il à distinguer deux sortes d’attentes. Une qui serait du côté de l’ouverture au monde, prête à accepter l’inattendu de ce qui adviendra, à soutenir l’effort parfois ardu de la rencontre, de la transformation, et capable d’orienter l’être vers une autre modalité de l’existence. Une seconde attente, plus opaque, plus sombre, du côté de la fermeture où la souffrance fige l’être dans ce qu’il est. Attente tournée vers l’impassible et peut-être l’indifférence, qui justement choisit (ou la souffrance psychique l’impose) de ne s’attendre à rien afin d’éviter d’autres maux causés par la périlleuse rencontre. Il s’agit d’une attente hermétique parce que, et pour citer à nouveau Grimaldi, « rien ne pourrait donc arriver si l’avenir ne cessait subrepticement de venir se glisser dans le présent » (12). D’un côté, donc, une attente où tout peut arriver. De l’autre, une attente où rien ne doit advenir. Mais dans ce second cas, peut-on toujours parler d’attente s’il n’est plus question de « tendre vers » ?

Minkowski et une attente qui serait activité
De cette attente qui fige, Minkowski dira qu’elle produit de l’effroi voire de l’angoisse et conduit au rétrécissement de l’être, à une rétractation inéluctable. Et donc cette attente « annonce une atteinte portée, par contact immédiat, à nos forces vives par une force étrangère » (13). Une ambiance hostile limite le sujet, le tient dans l’attente, et le retient dans l’instantanéité. A cette attente Minkowski propose d’opposer non pas l’immédiateté, mais l’activité. Tourné naturellement vers l’avant, fait de temporalité, ce phénomène est essentiel à la vie. Synonyme d’expansion l’activité détermine ce que l’on est. Le philosophe suggère ainsi que « c’est probablement grâce à l’action conjuguée de l’activité et de l’attente que je suis ce que je suis, c’est-à-dire un être limité, vivant dans le monde, susceptible d’y déployer son activité, susceptible aussi de supporter les heurts venus du dehors » (14). Son étude peut permettre d’ajuster notre regard sur l’attente en psychiatrie. Et la rendre à la fois profitable et juste en l’équilibrant avec son opposée : l’activité. En somme, deux couleurs complémentaires, pour le bien du patient, dans l’espoir d’un équilibre recouvré.

Un temps capital pour la prise de conscience de la maladie
Prendre conscience de sa maladie et l’accepter, critiquer les troubles, comprendre l’importance du traitement médicamenteux et psychothérapeutique, tout ce travail nécessite un effort pour le patient. Toute cette démarche de remise en question de soi est longue et requière des capacités d’introspection jamais évidentes. Aussi le temps disponible de l’hospitalisation, accompagné par les soignants aux travers des différentes interventions du processus de soin, est-il l’occasion pour le patient de s’arrêter, faire face à son état et réfléchir à son mieux-être. C’est le moment de verbaliser ce qu’il vit en essayant de symboliser ce qui se manifeste à lui, et en essayant de comprendre ce qui peut être défaillant. C’est une opportunité aussi pour s’ouvrir à l’autre, celui qui l’écoute dans sa souffrance et sa singularité. Ce temps donné au sujet lors d’une hospitalisation est capital et à l’évidence, l’attente y trouvera une place importante, une tension verra le jour dans l’injonction qu’il aura à considérer sa propre existence.
On peut comprendre ainsi que même si le patient n’a pas choisi l’hospitalisation ni à fortiori sa temporalité si particulière, ce temps dont il est pourvu peut se montrer d’une grande utilité. Mais comment faire pour l’aider à choisir, à l’intérieur de ce temps et de cet espace, ce qu’il va vivre ? Comment l’aider à tirer profit de cette expérience, de l’abondance de temps qui est offert ? Ce temps de l’hospitalisation est un moment opportun. L’attente y est essentielle, elle ne peut pas ne pas être. Il faut donc s’enquérir de l’usage qui en est fait et tout mettre en œuvre pour accompagner le patient et l’aider à en faire bon usage. Puisqu’elle peut être une pente glissante qui conduit dans les abîmes de la colère et du désespoir, et puisqu’elle est nécessaire, parfois bonne et que nous devons en faire un bon usage, n’y aurait-il pas une réflexion à mener afin de trouver une juste mesure de l’attente ?


La "juste attente" implique la phronesis du soignant
C’est pourquoi il semble judicieux d’appréhender l’attente à partir de la φρονησις (phronesis) aristotélicienne. Il y a certes une attente nécessaire et universelle. Mais dans la mesure où l’attente semble particulièrement inhérente au soin, qui plus est dans le cas d’hospitalisations sous contrainte, on pourrait envisager de la considérer à travers le prisme de la sagacité d’Aristote. Le soignant aristotélicien sait les conséquences d’une attente qui se prolonge, connait les risques d’une attente pernicieuse, dépourvue d’activité et de projet, qui se situe à l’orée de la mort. Il sait par ailleurs les vertus dont elle peut être porteuse, et sa dimension nécessaire. Il en connaît aussi les excès qui consisteraient à penser qu’il ne faut surtout pas attendre. Tout comme il en a compris les dangers lorsqu’elle s’inscrit dans un contexte de domination et de sujétion. Ne pourrions nous pas développer l’idée d’une prudence à l’égard de l’attente du patient, prudence qui consisterait à vouloir l’ajuster, si possible la réguler au mieux afin d’en déterminer la juste mesure ? Veiller à ce que l’attente se maintienne, mais ne s’éternise pas. Être attentif à en révéler l’issue sans donner de faux espoirs. Aménager le temps de l’attente, sans en remplir tout l’espace. Laisser venir de l’imprévisible, sans pour autant fournir d’incessantes animations. Laisser le patient s’approprier le temps, sans non plus le laisser trop aller. Et se rendre disponible à lui, plutôt que l’enjoindre à se soumettre chaque jour à la temporalité institutionnelle. De manière progressive, laisser donc un peu au patient la maîtrise du temps, de son temps, ainsi que celle de l’espace, un espace qui est aussi le sien. A cet égard, on peut croire que l’Institution a une responsabilité. Une vigilance accrue peut être de mise.  

Conclusion 
Nous avions certes identifié la dimension temporelle de l’attente, bien visible, mais nous avions aussi compris avec Maldiney ce qu’elle pouvait cacher à savoir une ouverture à l’autre bien difficile dans le cas de la psychose. Aussi n’y a-t-il pas à réfléchir sur l’importance de libérer du temps soignant pour aller davantage au devant de ceux qui attendent le train, comme l’a si joliment dit Thierry Metz ? L’écart des temporalités a parfois quelque chose à voir avec le délaissement, sinon l’abandon. Il est vrai que les écrans semblent de plus en plus accaparer l’attention de nos soignants. La traçabilité prend du temps, tout comme la bonne tenue des dossiers informatisés, surtout lorsque l’on sait que le cadre viendra les contrôler tous les mois. La bureaucratisation du métier de soignant ne fera aucunement diminuer les temps d’hospitalisation, et ne pourra non plus atténuer certaines attentes de patients, quelle que soit la forme qu’elles prendront. Au reste, on sait que les effectifs soignants n’iront pas non plus dans le sens escompté d’une augmentation. C’est pourquoi il apparait urgent de comprendre la souffrance que peut entraîner l’attente, dès l’instant qu’elle s’exprime dans les paroles ou dans les actes. Et le temps qui est pris aux soignants par leurs obligations administratives, c’est du temps dont le patient pourrait être privé une fois encore.
Dès lors nous devons garder une vigilance à l’égard de la situation d’hospitalisation sous contrainte, pour ne pas infliger au patient une double peine : celle d’un temps infini à l’intérieur d’un espace confiné. Pour cela, chercher une juste mesure semble être la plus sage démarche.
On l’a vu, certaines circonstances peuvent détourner l’attente de tout ce qu’elle a de bon. Le danger est que l’attente fasse basculer l’homme dans le désespoir. Qu’elle se perpétuât, sans finalité et sans compréhension, l’homme se verrait précipité dans le néant.  
Attendre, c’est affermir son intention. Attendre suppose vouloir conduire son existence vers une perspective plus ou moins proche. C’est l’ouvert de l’homme à du possible. L’attente suppose une attention soutenue, discrète et vertueuse. Au-delà de son apparente passivité, elle fomente une volonté durable et traduit la détermination d’un être. Enfin, elle instruit l’homme de sa temporalité. A quoi ressemblerait l’homme sans l’attente ? A quoi ressemblerait une société qui néglige ou déprécie la valeur de l’attente ? Dans notre monde, numérisé et poudré d’algorithmes, monde contaminé par le haut-débit, l’info en continue et en temps réel, par la « livraison en un jour ouvré » et le fast-food, l’attente ne pourrait-elle pas être la vertu la mieux à même de redonner sa valeur au temps de vivre ?


Notes 
(1)    Metz T., L’homme qui penche, Bordeaux, Pleine Page Editeur, 2008, p. 61.
(2)    Proust M., A l’ombre de jeunes filles en fleurs, volume 2, Paris, GF Flammarion, 1987, p.270.
(3)    Delassus E., « Le patient impatient », in Ethique et Santé, Vol 11, n°4, décembre 2014, pp. 216-219.
(4)    Grimaldi N., Ontologie du temps, Paris, PUF, 1993, p.37.
(5)    Barthes R., Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, p. 50.
(6)    Pascal., Pensées, article 2, 131-622, Paris, GF Flammarion, 1976, p.34.
(7)    Blanchot M., L’attente, l’oubli, Paris, Gallimard, 1962, p.55.
(8)    Binswanger L., Manie et Mélancolie, Paris, PUF, 1987, p.57.
(9)    Grimaldi N., op.cit., p.38
(10)     Maldiney H., Penser l’homme et la folie, op, cit., p.304.
(11)     Grimaldi N., op.cit., p.41.
(12)     Barthes R., op. cit., p.48.
(13)     Minkowski E., Le temps vécu, Paris, PUF, 1995, p.81.
(14)     Minkowski E., op.cit., p.81.

]]>
news-2717 Tue, 02 Oct 2018 18:40:00 +0200 RIRE ET HANDICAP Un article de Bertrand QUENTIN dans la revue ETRE https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/rire-et-handicap-un-article-de-bertrand-quentin-dans-la-revue-etre Un article tiré du N°153 de la revue ETRE

par Bertrand QUENTIN, philosophe, Maître de conférences HDR à l'Université Paris-Est Marne-la-Vallée

"Rions-un peu.."

]]>
news-2718 Mon, 03 Sep 2018 10:56:00 +0200 La pensée élargie https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/la-pensee-elargie La pensée élargie, une qualité éthique essentielle du soignant "La pensée élargie, une qualité éthique essentielle du soignant"

Par Christian TANNIER


Christian TANNIER est médecin neurologue et docteur en philosophie pratique.

 

Article référencé comme suit :
Tannier C. (2018) « La pensée élargie, une qualité éthique essentielle du soignant » in Ethique. La vie en question, septembre, 2018.

L’article est accessible en format PDF en bas de document Web.


A l’heure de la « décision médicale partagée », la HAS (Haute Autorité de santé) conseille au soignant, lorsqu’une décision relative à la santé individuelle d’un malade doit être prise, de « guider le patient afin qu’il hiérarchise les options disponibles selon ses préférences en fonction des bénéfices et des risques qui ont de la valeur, de l’importance pour lui, et de son degré de certitude vis-à-vis de ses préférences » (1).
Ce décentrement vers les valeurs du patient, cette attention à l’univers singulier de l’autre, cet arrachement aux certitudes assénées comme à l’information stéréotypée, n’ont rien d’évident et nécessitent la pratique de ce que Kant a nommé « la pensée élargie ». Qu’est-ce qu’élargir sa pensée et en quoi cet exercice peut--il être considéré comme une qualité essentielle du soignant ? La pensée élargie pourrait-elle faciliter la décision collégiale ou permettre d’enrichir la notion de consentement libre et éclairé pour accéder à la décision médicale partagée ? 

 


Qu’est-ce que la pensée élargie ?


Dans la Critique de la faculté de juger (2), Kant énonce trois maximes qui donnent les règles d’un bon usage de la pensée. Il faut d’abord « penser par soi-même », c’est-à-dire s’affranchir des préjugés et des superstitions, des « prêt à penser » que nous ingurgitons de façon passive, qui nous empêchent d’être autonomes et nous maintiennent dans ce que Kant appelle un état de « minorité » (l’incapacité de se servir de son propre entendement sans la direction d’autrui). Il faut aussi « penser de façon conséquente », c’est-à-dire sans contradiction avec soi-même, ce qui est sans doute le plus difficile en pratique, mais c’est un a priori de la raison humaine et de la morale (3). Enfin il faut savoir penser de façon élargie, c’est-à-dire « penser en se mettant à la place de tout autre ». C’est vrai pour tout un chacun, mais peut-être surtout pour le soignant. Il est question de ne pas penser de manière étroite ou bornée, de « s’élever au-dessus des conditions subjectives et particulières du jugement, à l’intérieur desquelles tant d’hommes sont enfermés », pour accéder au point de vue d’autrui. C’est donc bien une manière de penser et non pas un savoir, une connaissance ou une intelligence : ne pas être prisonnier de son point de vue particulier et subjectif, accepter de se décentrer et de se mettre à la place d’autrui, à la fois dans son universalité et dans sa singularité (4).
Dans son universalité, pour tenir compte, dans sa réflexion, du mode de représentation de tout autre : se frotter au jugement et à la pensée d’autrui et  regarder, en un mouvement de retour à soi, ses propres jugements du point de vue qui pourrait être celui des autres.
Mais aussi dans sa singularité, car cet autre qui est devant nous ne doit pas se distinguer par ses particularités (sa façon de s’habiller, son sexe, sa couleur de cheveux…) mais par l’histoire de sa vie, ses représentations, ses valeurs, ce qui fait de lui un individu irremplaçable et singulier, auquel seuls la narration patiente et l’écoute attentive, la rencontre, permettent d’accéder (5).

Deux types de situations pourraient illustrer la pratique de la pensée élargie en éthique soignante.
1er exemple : la procédure collégiale
Le premier exemple, qui tend vers l’universel, est celui de la procédure collégiale, processus collectif et pluridisciplinaire de décision, qui s’applique notamment aux contextes complexes de certaines situations de fin de vie (6).
Cette procédure constitue une véritable révolution en éthique médicale : elle oblige le médecin à ne plus décider seul, mais à s’entourer, de manière formelle et retranscrite dans le dossier médical, de l’avis de l’équipe soignante et de l’avis d’un confrère extérieur au service. La démarche collégiale s’inspire de l’éthique de la discussion, en cherchant « l’accord de tous les concernés en tant qu’ils participent à une discussion pratique » (7) Le postulat est d’affirmer qu’à travers une délibération collective où différents regards se croisent sur un même sujet, seule vaudra « la force sans contrainte du meilleur argument » (8). Le but est de dégager le meilleur des possibles (plus que le moindre mal) dans cette situation particulière, marquée par la complexité et l’incertitude. Certes, cette recherche du consensus, basée sur la communication par le langage, peut sembler de l’ordre de l’idéal. Mais l’expression d’un dissensus peut également ouvrir la discussion vers d’autres possibles, et nécessite de la même façon une ouverture à la pensée des autres pour préciser la sienne propre (9). Plus que d’un consensus, il faudrait parler de l’acceptation partagée d’une position.
A l’inverse, si chacun exprime sa conviction de manière étroite, la discussion vers le meilleur bien ne peut avancer et l’impasse est souvent inévitable. Seul l’élargissement de la pensée de chacun aux points de vue des autres, l’ouverture à des jugements différents du sien, dans des réunions réellement pluridisciplinaires, peut permettre un éclairage collectif d’une décision, qui reste cependant individuelle (celle du médecin en charge du patient) (10).

2ème exemple : la décision médicale partagée
Le deuxième exemple, qui tend vers la rencontre singulière, est celui de la décision médicale partagée.
Depuis la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des patients, la personne malade prend les décisions concernant sa santé après une information claire, loyale et appropriée délivrée par le professionnel de santé et en donnant son consentement libre et éclairé aux actes médicaux et traitements proposés. Mais de multiples critiques sont adressées à ce schéma. Certes, l’autonomie et la liberté du patient sont affirmées, et c’est essentiel.
Cependant, et pour ne nous en tenir qu’à notre sujet, l’information peut très bien être délivrée et le consentement obtenu sans que le professionnel de santé ait cherché à ouvrir sa pensée aux valeurs et préférences du sujet qui est son patient et sans lui avoir proposé, en situation complexe (11), une véritable option de refus.
La décision partagée comporte au contraire une attention aux représentations personnelles et aux préférences des patients. Il s’agit, au cours d’une véritable rencontre entre deux subjectivités, d’une part d’apporter une l’information « fondée sur les preuves scientifiques concernant la maladie, les options disponibles, dont celle de ne pas traiter, ainsi que les bénéfices et effets indésirables associés, leurs probabilités de survenue et les incertitudes scientifiques » ; d’autre part et surtout de « guider le patient à clarifier ses valeurs, c’est-à-dire ce qui a pour lui le plus d’importance en termes de bénéfices et effets indésirables sur son expérience physique, émotionnelle et sociale parmi ces résultats (12) ». 
Mais ce « processus de révélation des préférences des patients » (13) ne devrait pas se limiter aux décisions lourdes d’oncologie ou de fin de vie. Des situations plus quotidiennes pourraient être évoquées.  Par exemple, on ne devrait pas pouvoir proposer un dépistage de cancer du sein ou de la prostate sans évoquer les risques de sur-diagnostic ; certains patients particulièrement réfractaires à l’angoisse et  au déséquilibre que cette situation pourrait entraîner dans leur vie, préfèreront s’abstenir quelles que soient les données statistiques, parfois difficiles à interpréter d’ailleurs. Ou bien, un jeune médecin peut fort bien prescrire un traitement bêtabloquant à un patient de 75 ans sans mentionner le risque de baisse des capacités érectiles ; une ouverture à la dimension narrative de sa prise en charge lui aurait appris que ce sujet n’est pas seulement un hypertendu âgé, mais qu’il vient de rencontrer une amie et que certainement il ne veut pas entendre parler de cet effet indésirable.
Le soignant doit même s’ouvrir aux désirs et préférences des sujets en situation de déficit cognitif. Il est facile de décider à la place d’un patient atteint de maladie d’Alzheimer, de se contenter d’une parodie de consentement (14). Mais l’option éthique de la pensée élargie, c’est de considérer qu’il est encore un sujet qui peut vouloir, préférer, désirer (15) ; et il n’est pas interdit de se demander à un moment donné : au fond n’a-t-il pas raison ? (de vouloir rester chez lui, même s’il y a un risque de chute, de refuser de prendre 10 pilules par jour, de chercher à conter fleurette à sa voisine qui l’écoute sans déplaisir, de ne pas vouloir entrer dans une expérimentation clinique lui imposant des bilans neuropsychologiques itératifs qui aggravent son angoisse et son sentiment d’échec …).



Une qualité éthique essentielle du soignant ?

Imagine-t-on encore un soignant exerçant à la mode paternaliste, informant et décidant sans s’ouvrir aux représentations et valeurs de son équipe ni à celles de son patient ? Ou à l’inverse abandonnant le patient à sa décision selon le mode autonomiste, en se contentant d’une information standardisée ? Le processus de codécision, ou de décision partagée est donc d’actualité. Mais il nécessite des qualités éthiques de décentrement de soi, qu’on retrouve à la fois dans l’empathie et dans la pensée élargie. Distinguons cependant ces deux notions.
L’empathie, cette faculté singulière de la conscience humaine de pouvoir se projeter sur le monde émotionnel et cognitif d’autrui, donne une dimension supplémentaire à la pensée élargie, celle de répondre à l’état émotionnel de l’autre (16). Car une pensée élargie peut rester froide et distante. Mais une empathie sans pensée élargie peut dériver vers « l’empathie égocentrée » (17) qui consiste certes à se mettre à la place de l’autre (handicapé lourd par exemple), mais en projetant sur la situation ses propres valeurs ou représentations de bien portant, qui ne sont pas celles du patient (ce qui peut conduire à de lourdes erreurs décisionnelles si le soignant met en doute de façon erronée la qualité ou la valeur de la vie du patient). C’est le même mécanisme qui risque d’aboutir à une « empathie fusionnelle », conduisant à souffrir avec le patient, au point parfois de dériver dans le drame. Comme le souligne le CCNE dans son avis 121 : « Une morale qui, excluant de son champ les repères, se référerait à la seule empathie, risquerait de se dispenser de l’appui de la raison discursive ». C’est bien ici qu’il faut se référer à Kant et insister sur l’importance de la raison discursive dans la pensée et le jugement.
Au fond (en se référant à Aristote), si la vertu est une manière d’être, qu’on cultive dans le but d’augmenter sa puissance d’humanité, la pensée élargie pourrait s’allier aux vertus de discernement et de générosité pour aider le soignant à s’ouvrir à une véritable rencontre intersubjective où chacun exprime sa singularité ; sans se contenter d’un consentement formel ou d’un consensus mou qui s’apparentent à de la soumission. La pensée élargie, comme l’empathie, constitue sans doute en partie une disposition naturelle, mais surtout se cultive, au cours des réunions d’équipe, des enseignements, des échanges pluridisciplinaires.
On pourrait conclure en disant qu’essayer de voir la réalité d’un autre point de vue que le sien, savoir faire un « pas de côté » par rapport à ses propres conceptions du monde, c’est pour le soignant à la fois respecter son patient en tant que sujet autonome et s’enrichir soi-même à son contact.

Notes :
(1) HAS, Patient et professionnels de santé : décider ensemble, octobre 2013, p. 4.
(2) Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, GF Flammarion, 2000, paragraphe 40, p. 279.
(3) E. Fiat, Cours sur Kant et les Fondements de la métaphysique des mœurs, Master 2 de philosophie pratique, 2008, p. 12.
(4) L. Ferry, Kant, une lecture des trois « Critiques », Paris, Poche, 2008, p. 211.
(5) « C’est en élargissant l’horizon, en s’arrachant à ses particularités d’origine que, très paradoxalement, on se singularise, on s’humanise, on entre à la fois dans plus d’universel concret et dans plus d’irremplaçabilité », L. Ferry , 7 façons d’être heureux, Paris, J’ai lu, 2018, p. 149.
(6) La loi du 2 février 2016 impose la mise en œuvre d’une procédure collégiale dans trois situations de fin de vie : lorsque, pour un patient hors d’état d’exprimer sa volonté, le médecin en charge souhaite une limitation ou un arrêt des traitements au titre du refus de l’obstination déraisonnable ; dans tous les cas où le recours à la sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès est envisagé ;  et enfin lorsque les directives anticipées d’un patient majeur inconscient apparaissent manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale. Rapport IGAS sur l’évaluation de l’application de la loi du 2 février 2016 sur la fin de vie, avril 2018.
(7) J. Habermas, De l’éthique de la discussion, Paris, Flammarion, 2013, p. 17.
(8) Idem., p. 19.
(9) C. Pacific, Concensus/dissensus, Principe du conflit nécessaire, L’Harmattan, 2011.
(10) L’ouverture de la procédure à la personne de confiance ou aux proches du patient reste discutée ; le recours à une médiation a été suggéré lorsque la situation reste non consensuelle. (rapport CCNE, 21 octobre 2014 ; rapport IGAS op.cit, avril 2018).
(11) « Les champs de la santé dans lesquels se sont développés les outils d’aide à la décision sont ceux pour lesquels il existe des enjeux vitaux ou importants pour la qualité de vie et il n’existe pas une unique « bonne solution », du fait d’incertitude scientifique ou lorsque plusieurs options préventives, diagnostiques ou thérapeutiques coexistent avec des caractéristiques sensibles aux préférences des patients », HAS, op.cit, p.40.
 (12) HAS, idem, p. 39.
(13) HAS, idem, p. 9.
(14) V. Lefebvre des Noëttes, Du consentement dans la maladie d’Alzheimer, Connaissances et savoirs, 2017.
(15) C. Tannier, Quand la conscience s’en va, Seli Arslan, 2015, p. 219.
(16) C. Pelluchon, Ethique de la considération, Paris, Seuil, 2018, p. 131.
(17) B. Quentin, La Philosophie face au handicap, (2013) Toulouse, Érès, 2018, p. 94.

]]>
news-2719 Sat, 04 Aug 2018 11:19:00 +0200 Démence, l’humour a-t-il un sens ? https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/demence-lhumour-a-t-il-un-sens  Démence, l'humour a-t-il un sens ?

Par Jean-Paul PESTRE


Jean-Paul PESTRE est aide-soignant au centre hospitalier de Provins, après avoir exercé en EHPAD auprès de personnes souffrant de pathologies démentielles. Il exerce depuis  quatre ans dans une unité de court séjour gériatrique et participe au groupe de réflexion éthique de son établissement.


Article référencé comme suit :
Pestre, J.-P. (2018) "Démence, l’humour a-t-il un sens ? » in Ethique. La vie en question, juillet-août 2018.

L’article en version PDF et des notes de bas de page sont accessibles par un clic au bas de l’article.

La prise en charge des personnes atteintes de pathologies démentielles confronte aidants et soignants à des questionnements au quotidien. L’humour outil de communication à part entière, symbole du rire, du plaisir et de la joie de vivre a-t-il encore un  sens lorsque celui à qui il s’adresse n’est plus en mesure de comprendre ni de partager la joie qu’il est censé lui apporter ?

I Rire à travers le temps 

Tenter de concilier l’humour et la démence peut sembler paradoxal tant les deux mots renvoient à des univers qui nous apparaissent si différents, maladie démentielle, perte de la mémoire et  des capacités intellectuelles d’un côté ; rire, plaisir et joie de vivre de l’autre. Néanmoins, si la maladie démentielle altère les fonctions cognitives supérieures, il ne faudrait pas croire qu’elle prive la personne malade de ses émotions.  La tristesse, la peur, la colère mais également la joie et le plaisir provoqués par le rire font partie du quotidien des malades jusqu’à un stade très évolué de la maladie.
Mais  comment parler de l’humour sans évoquer le rire ancré dans la nature humaine depuis 14 millions d’années, et qui interroge depuis l’Antiquité. Ce rire inquiète un Moyen Âge qui se questionne face à ce phénomène irrépressible et bruyant qui déforme le visage, que l’on ne peut canaliser et dont la nature divine ou diabolique pose question aux pères de l’Église. Dès le IVe siècle Saint Jean Chrysostome, dans son Commentaire de l’épître aux Hébreux, écrit : « Le démon partout dirige ce triste concert, il pénètre dans tout, il exerce sur tout son empire. Jésus-Christ est méprisé, il est chassé ; l'église est regardée comme un lieu profane ». Au siècle suivant, la règle de Saint Benoît  voit le jour sous la plume de Benoît de Nursie pour guider la vie monastique des communautés cénobites dans le travail, la liturgie et la détente. Elle se montre sans aucune ambiguïté en ce qui concerne le rire qui y est traité. Au chapitre IV la règle 53 indique : « Ne pas dire de paroles vaines ou qui portent à rire  » et la règle suivante ajoute : « Ne point aimer le rire lourd ou bruyant  ». Au chapitre VI la règle 8 précise « Quant aux bouffonneries, aux paroles oiseuses et qui portent à rire, nous les bannissons pour jamais et en tout lieu, et nous ne permettons pas au disciple d'ouvrir la bouche pour de tels propos.  ». Enfin dans le chapitre VII qui énumère les douze degrés de l'humilité Saint Benoît écrit aux règles 59 et 60 : « Voici le dixième degré d'humilité : n'être ni enclin ni prompt à rire, car il est écrit : « Le sot, en riant, élève la voix. (Sir  21, 23)  » et « Voici le onzième degré d'humilité : le moine, dans ses propos, s'exprime doucement et sans rire, humblement et avec gravité, brièvement et raisonnablement, évitant les éclats de voix  ». Cette condamnation du rire s’inscrit dans la pratique d’une vie spirituelle et monastique qui doit s’effectuer dans l'observation du silence et donc par la prohibition du rire.


Jésus a-t-il ri ?


Un autre questionnement parcourt cette période, Jésus a-t-il ri ? Dès le VIe siècle, Saint Basile affirme dans ses grandes règles : « Les récits évangéliques l’attestent, jamais il [Jésus] n’a cédé au rire. Au contraire, il a proclamé malheureux ceux qui se laisse dominer par le rire . ». À la même époque dans la quinzième homélie de son commentaire de l'épître de Saint Paul aux Hébreux, Jean Chrysostome écrit : « Vous qui riez, dites-moi : où avez-vous vu que Jésus-Christ vous ait donné l'exemple ? Nulle part ». Mais les philosophes qui enseignent la scolastique, rappellent qu’Aristote dans son traité De Partibus Animalium défend l'idée que l’homme est le seul animal capable de rire. Malgré toutes ces argumentations sur le danger démoniaque que représente le rire dans les comportements humains, toutes ces recommandations, ces prescriptions, le rire sera présent tout au long du Moyen Âge au travers des carnavals, des charivaris et fêtes des fous préparant le terrain à ce que Georges Minois nommera: « L’éclat de rire assourdissant de la Renaissance » qui verra François Rabelais écrire dans son Gargantua  que : « rire est le propre de l’homme  ». Les tentatives de reprise en main par les autorités politico-religieuses au cours des siècles suivants qui voit l’interdiction de nombreux carnavals et fêtes populaires seront vaines. La Comedia Dell'arte se répandra dans toute l’Europe où Arlequin, Colombine, Pantalon, Lélio, le Capitaine Matamore et Scaramouche feront rire tout comme les comédies de Molière au XVIIe siècle. Le rire sera présent tout au long de l’histoire humaine car à n’en pas douter on riait au paléolithique, dans la caverne autour du feu, lors des chasses aux mammouths ou lors de la cueillette, dans l’Iliade et l’Odyssée d’un rire inextinguible commun aux hommes et aux dieux selon l’expression d’Homère. On riait dans les heures les plus sombres de l’histoire humaine, lors de la guerre de Cent Ans, ou des batailles napoléoniennes, dans les tranchées de la Première Guerre mondiale où les journaux satiriques comme Le Rire rouge tentent de redonner du courage aux combattants grâce au rire. On riait également dans les camps de la mort comme à Ravensbrück où Germaine Tillion et ses camarades de détention écrivirent au cours de l'hiver 1944-1945 une opérette, Le Verfügbar aux Enfers   dans laquelle elles relatent avec humour les conditions inhumaines de leur détention. Rire synonyme de liberté face aux totalitarismes du XXe siècle comme le fit Charlie Chaplin avec son film Le dictateur. Enfin, avec le XXIème, le rire semble vouloir envahir l’ensemble des moyens de communication et d’information, dans lesquels l’industrie du rire investit chaque année des milliards de dollars.

Plaisir et rire ancrés dans l’homme, réminiscence d’un temps lointain où la conscience d’avoir échappé à un danger, le soulagement d’être encore en vie se manifestait au travers de petits cris. Ce n’est qu’au XIXème que le neurologue français Guillaume-Benjamin Duchenne la distinction entre : Le « rire spontané », intimement lié à l’expérience émotionnelle  et l’autre rire appelé « rire conventionnel ».


Les deux rires (Duchenne et non-Duchenne)


C’est dans le cadre de recherches sur la fonction des muscles du visage dans l'expression des émotions que Duchenne découvre l’existence d’une forme de sourire et de rire spontané, universel et inné qu’il est possible de décrire comme un froncement oculaire caractéristique autour des yeux (patte d'oie). Nommé en son honneur sourire et rire de Duchenne, ils engendrent la joie sincèrement éprouvée lorsque l’on rit. Ils se développent naturellement chez les bébés vers six mois même chez ceux qui ne les ont jamais perçus, comme chez les enfants aveugles et sourds de naissance, ce qui semble signifier qu’ils ne sont influencés ni par l’imitation ou la transmission culturelle.
L’autre type de rire que l’on nomme rire « non-Duchenne » ou rire conventionnel qu’Alain Vaillant décrit : « le rire conversationnel, partiellement volontaire et d'une « structure acoustique plus simple », est un « rire non Duchenne […] non pas un rire réflexe, mais « un rire volontaire qui a atteint un certain niveau d'automaticité » et qui, totalement intégré au comportement, a fini lui aussi par échapper au contrôle conscient. […] L’homme, en riant ou en faisant rire de ses plaisanteries, manifeste par son rire, non plus sa force physique, mais ses aptitudes intellectuelles et son habileté conversationnelle (puisqu'il est doté de cette arme redoutable qu'est le langage)  ». Le rire Duchenne ou non Duchenne sera à l’origine  de nombreuses théories qui tenteront de répondre à la question du : « Pourquoi rit-on ? ».


Diverses théories du rire


Parmi les plus connues, la théorie du sentiment de supériorité et de dégradation du risible (théorie morale ou pessimiste) est sans aucun doute la plus ancienne puisqu’il est possible de la faire remonter à Platon, mais Aristote, Cicéron, Quintilien chez les plus anciens consacrèrent des écrits à ce sujet. Entre le XIIIe et le XVIIe siècle Castiglione, Erasme, Hobbes ou encore Descartes y consacrent une réflexion tout comme Baudelaire. Selon cette théorie la joie ressentie avec ce rire est une joie qui s’exprime à la suite d’un sentiment de supériorité, de mépris ou de haine face à un autre que l’on voit humilié, dégradé, abaissé, ou dévalué.
Emmanuel Kant et Arthur Schopenhauer s’intéresseront aux théories intellectualistes (ou théories du contraste et de l’incongruité) dans lesquelles le rire surgit quand : « Le sujet rit par suite de la perception subite et inattendue, en une personne, un objet, une situation, d’une absurdité ou d’une contradiction, d’un désaccord entre leurs deux représentations simultanées actuelles, abstraites et concrètes. »
Bergson quant à lui développera une théorie sociale du rire, avec sa célébre définition : « Du mécanique plaqué sur du vivant ». La théorie bergsonienne comme la théorie du sentiment de supériorité, mettent en évidence les défauts et les laideurs qu’entraînent les raideurs, les automatismes, et les inadaptations. Le rire intervient comme un correctif, une sanction face aux comportements qui sortent de la norme, forme d’institution permettant la vie en société : « Sa fonction est d’intimider en humiliant . »
La théorie psychophysiologique appelée également théorie de la décharge est développée par Freud. L’humour y est présenté comme un moyen de défense face à des situations qui provoquent en nous des sentiments d’angoisse, agissant comme un coupe-circuit offrant une prise de distance avec le réel, il permet l’économie d’émotions pénibles et nous épargne une douleur psychique. Ce coupe-circuit avec la réalité provoque alors le passage soudain d’un état psychique extrême vers un autre bien plus paisible, l’énergie qui était mobilisée sur le plan psychique est alors relâchée sous la forme d’un comportement physique, le rire. Cette forme de détente que nous consent le rire, évite certaines colères, désamorce les tensions et dédramatise, facilitant ainsi l’altérité et la sociabilité.
Moins connue, la théorie de la violation bénigne développée depuis par le linguiste Thomas Veatch, conditionne le rire à la satisfaction de trois conditions. Premièrement, la personne est témoin d’une situation de violation. Deuxièmement, cette situation est bénigne » Pour Veatch, l’humour demande une violation qui ne soit ni excessive ni insignifiante à l’encontre des normes (tabou, comportement inapproprié…) et ne se conçoit que dans un contexte sûr et sans danger. Troisièmement, les deux perceptions doivent se produire simultanément. Cette théorie permet d’expliquer les conceptions différentes de l’humour en fonction des cultures et des sociétés et de l’image qu’elles se font du bénin et violation comme forme de transgression.

Enfin ces cinq théories sont qualifiées de « théories restreintes sur le rire et l’humour  » par Mikhaël et Jean-Pierre Vandeuren S’appuyant sur les concepts « d’ambition de gloire » et « d’admiration » développés par Spinoza dans l’Ethique, ils conceptualisent une unification de toutes ces théories au sein d’une seule développée dans un ouvrage commun Théorie générale sur le rire et l’humour, unification des théories philosophiques du rire et de l’humour par le développement d’une théorie générale sur ces phénomènes.
Après deux rires et six théories, il nous faut maintenant nous tourner vers l’humour, « calvaire des définisseurs  » comme l’écrit Pierre Daninos.
En effet, il semble bien présomptueux de vouloir ramener un phénomène aussi bigarré et nuancé que l’humour à une simple définition, tant la notion renvoie à des disciplines aussi différentes et variées que l'histoire, la psychologie, la psychanalyse, la sociologie, l'anthropologie et la philosophie. Une autre difficulté à laquelle nous devons faire face est l’éventail des termes servant à désigner l’humour. Parmi ceux qui reviennent le plus souvent : comique, amusant, ridicule, plaisanterie, moquerie, ironie, dérision, raillerie, grotesque, drôle. Dans L'Art du comique, Dimitri Karadimos liste plus de 80 mots  pouvant servir à présenter l’acte humoristique. Les domaines de l’humour sont également très variés : fête, jeu, théâtre, des blagues carambar à l’almanach Vermot, du comique troupier des années vingt aux chansons de Fernandel, de Bourvil ou de Boby Lapointe, du cinéma de Chaplin, en passant par les films de Mel brooks et des Monty Python, de la grande vadrouille à Bienvenue chez les Ch'tis, des clowns à l’opéra-comique, de la marionnette, du ventriloque au théâtre de guignol, dans la littérature, la bande dessinée, les journaux humoristiques, la liste semble infinie et rien ne semble pouvoir lui échapper.


L’humour, le drôle et le bizarre


C’est à Voltaire, que l’on attribue l’apparition du mot humour dans la langue française dans le sens que nous lui prêtons aujourd’hui. Dans Le Trésor de la Langue Française, l’humour nous y est présenté comme une : « forme d'esprit railleuse qui attire l'attention, avec détachement, sur les aspects plaisants ou insolites de la réalité ». Le Larousse ajoute : « Caractère d'une situation, d'un événement qui, bien que comportant un inconvénient, peut prêter à rire». Les allers-retours du mot entre langues anglaise et française nous poussent à tourner également notre regard vers les dictionnaires anglo-saxons. L’Oxford English dictionary définit l’humour ainsi : « cette qualité détenue par des agissements, des paroles ou des écrits et qui suscite amusement, impression d’étrangeté, gaîté, sentiment de drôlerie ou rire ; […] la faculté de déceler ce qui est ridicule ou amusant, ou de l’exprimer oralement, par écrit ou par tout autre moyen. ». L’American heritage dictionary le détermine comme : « Cette qualité en vertu de laquelle quelque chose fait rire ou amuse ; la drôlerie ». Les dictionnaires qu’ils soient issus de la langue de Molière ou de celle de Shakespeare nous apportent peu de réponses. Cependant, il ressort de la consultation de l’ensemble de ces dictionnaires, mais également de notre expérience du quotidien qu’il existe des liens très étroits entre drôle, humour et rire.
Notons toutefois que  l’adjectif « drôle » peut prendre dans la langue française lorsqu’il n’exprime pas l’amusant et le comique, l’idée d’étrange et de bizarre. Le « drôle de goût » que l’on a dans la bouche, le « c’est drôle ! » pour indiquer l’étrange sensation que l’on ressent mais que l’on peine à décrire. Ce constat de double sens amusant / bizarre se retrouve dans la langue anglaise avec l’adjectif funny, mais également dans une douzaine de langues comme le démontre Matthew M. Hurley et al.  Il existe même des situations où le trio « drôle, humour et rire » perd de sa réalité. Dans certaines pathologies, les neuroscientifiques ont démontré que le rire pouvait subvenir sans contexte de « drôlerie ». En dehors du monde médical et de la maladie, l’inhalation de certains gaz comme le protoxyde d'azote ou gaz hilarant provoque le rire. Il est également des circonstances où rire et humour semblent inappropriés, comme le rire aux enterrements. Le neurobiologiste, Robert Provine affirme même : « que 80 à 90 % des rires intervenant dans des conversations suivent des propos totalement banals, ne comportant aucun élément humoristique : ces rires interpersonnels ont une fonction purement relationnelle ».
Malgré ces objections il est évident que rire et humour sont liées. Mais ce rire est cependant bien différent  de celui engendré par l’ironie ou la moquerie. Car si tous les trois peuvent croiser la route du rire, les raisons qui les motivent sont bien différentes. Blesser et faire rire de l’autre pour la moquerie, faire passer un message en prenant le risque d’être mal compris pour l’ironie, qu’elle soit Socratique, romantique, du sort ou verbale comme les distingue Pierre Schoentjes . Quand  la seule motivation de l’humour est d’offrir et de partager avec l’autre de beaux moments. C’est peut-être cet humour bienveillant, cette recherche d’un rire dont la seule finalité est d’apporter la joie qui a conduit le philosophe André Comte-Sponville à placer l’humour sur la liste des vertus , qui comme le constate le philosophe: « évite d’en incommoder les autres. Il y a du tragique dans l’humour ; mais c’est un tragique qui refuse de se prendre au sérieux. Il travaille sur nos espérances, pour en marquer la limite ; sur nos déceptions, pour en rire ; sur nos angoisses, pour les surmonter»  Et si de ce tragique émergent parfois quelques désillusions, c’est « une désillusion joyeuse. », qui« [ ] touche à la lucidité (donc à la bonne foi) ; comme joie, il touche à l’amour, et à tout  ».
Ce constat établi, il nous faut à présent nous demander si dans le cadre du soin et de la prise en charge des personnes atteintes de pathologies démentielles il peut éthiquement trouver sa place.

II Le rire, l'humour et le soin 

C’est Hippocrate, père de la médecine moderne qui nous offre le premier lien entre rire et médecine. Dans un écrit des débuts du premier siècle le Roman d’Hippocrate , nous relate sa rencontre avec le philosophe  de la cité d'Abdère, Démocrite, qui inquiète ses contemporains qui se demandent s’il n’est pas devenu fou car il se rit de tout. Inquiet pour sa santé, ils  demandent à Hippocrate de le soigner. Après l’avoir écouté, Hippocrate ne décèle rien de pathologique chez le philosophe dont le caractère rieur allait devenir légendaire.
Mais parfois le rire, semble être à l’origine de certains décès comme nous le montre la lecture de Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres du doxographe Diogène Laërce qui nous relate la mort de rire des philosophes Chrysippe et Chilon . Mais le rire est généralement et d’abord reconnu dans le monde médical pour ses bienfaits. Le neurologue Henri Rubinstein nous en dresse les vertus : « Il [le rire] agit sur trois axes. D’abord musculaire : le rire est une forme de gymnastique douce que j’appelle jogging stationnaire. Ensuite respiratoire : le rire provoque une respiration proche de celle du yoga […]. Enfin, le troisième axe est neurologique : lorsque nous rions, notre cerveau fabrique plus d’endorphines qui calment les douleurs, et davantage de neuromédiateurs qui contrôlent l’humeur, les mouvements, la mémoire et le sommeil ». Il en résulte une liste de bienfaits interminables, sur les muscles, le cœur et la pression artérielle. Il lutte également contre la dépression, la fatigue, le stress, la constipation, sans oublier le rôle que l’on lui prête également dans le renforcement du système immunitaire.
De nombreuse  études ont été menées sur la place de l’humour dans le soin, dans des domaines aussi variés que chez les patients atteints de cancer, les patients âgés, les personnes en fin de vie, ou encore chez les professionnels de la santé vivant des situations de stress dans des milieux de soins intensifs ou d’urgences mais également en psychiatrie ou dans les thérapies de groupe. La  description qui revient le plus souvent est celle d’un humour soignant où se mêlent amusement, jeu, plaisir, joie de vivre, affection, bienfaisance et partage dans le rire. Vision bien différente de l’humour comme mécanisme de défense souvent évoqué lorsque l’on aborde le sujet de l’humour et du soin. Théorie développé par Freud qui écrit : « l'humour peut être considéré comme la manifestation la plus élevée de ces réactions de défense .». Ces travaux seront repris par sa fille Anna Freud dans le moi et les mécanismes de défense dans lequel elle nous explique comment  les mécanismes de défense se mettent en place face aux dangers, aux angoisses et aux déplaisirs, sans pour autant accorder la même place que son père à l’humour.  Quoi qu’il en soit les travaux qui suivront de Mélanie Klein, J. Bergeret, J.Lacan, Valenstein, George Vaillant, Laplanche et Pontalis, Plutchik conduiront l’humour à intégrer le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux comme l’un des 31 mécanismes de défense (ou « styles de coping ») qui y sont référencés. Selon le DSM IV l’humour est un « processus psychologique automatique qui protège l’individu de l’anxiété ou de la perception de dangers ou de facteurs de stress internes ou externes. »
Ces deux conceptions très différentes de l’humour dans le soin établissent néanmoins  la possibilité d’un  humour soignant tourné vers le patient.


La fonction du rire dans le soin


Le professeur d’anthropologie Linda Miller Van Blerkom fait remonter la tradition des clowns docteur au clown shaman des tribus amérindiennes d’Amérique du Nord. En France, l’association « Le Rire médecin » est la plus connue des structures faisant le lien direct entre l’humour, le rire et le soin. Ces interventions de clowns dans le domaine hospitalier sont essentiellement destinées aux enfants même si des opérations semblables à destination des adultes se produisent de  façon sporadique notamment lors des fêtes comme Noël ou la saint Sylvestre. Toutefois l’association  « La vie en Clown », propose des interventions de clowns auprès des adultes, notamment les personnes âgées résidant en EHPAD  ainsi qu’en  USLD.
La volonté de faire rire le patient hospitalisé ne se limite pas au seul univers des clowns. Comme nous le relate  le docteur Philippe Biedermann certains hôpitaux aux Etats Unis ont développé un concept pour faire rire le malade hospitalisé. Sur des chariots appelés laugh mobile ou chuckle wagon sont disposés des vidéos de films comiques, des enregistrements audio mais également des livres humoristiques ainsi que des accessoires pour faire des tours de prestidigitation, des cartes ou encore des puzzles sont proposés aux malades pour les aider à vivre au mieux leur maladie.
Cette possibilité d’un rire thérapeutique se retrouve également dans la gélothérapie, dont le nom formé à partir du grec ancien gelos  signifie rire et therapeía (cure) qui donna therapévô servir, prendre soin de, soigner, traiter. Les adeptes de cette méthode la présente comme une médecine complémentaire et lui donne parfois le nom de « rigolothérapie » ou de « rirothérapie ». Mais dans ce concept, le rire apparait comme artificiel, forcé, non spontané, et l’humour en est totalement absent. Quant au rire prodigué par l’humour des revues, des livres, des spectacles et des films proposés par les chariots, si il offre aux patients un moyen de se soustraire aux angoisses de la maladie, c’est sans ou avec très peu des partages auquel l’humour invite. Enfin, l’humour des clowns du « rire du médecin » ou de l’association « La vie en Clown » s’inscrit sans aucun doute dans la tradition clownesque ou se retrouve « [ ] l’échange, le partage, la complicité du rire, du sourire, du souvenir» comme l’écrit Le  professeur  Nicole Vigouroux Frey. Ce rire : « enfant de l’humour, […] profondément humain, authentiquement vrai et immensément attachant. » se présente aux patients, aux soignants ainsi qu’aux familles sous la forme d’un spectacle où se mêlent  parade musicale dans les services, spectacle personnalisé et individualisé ainsi que de courtes improvisations mêlant le jeu, le chant, la danse ou la magie au gré de leurs pérégrinations dans les services. Humour nécessaire et complémentaire mais cependant fort différent de l’humour au cœur du soin qui se pratique au quotidien dans des domaines aussi différents que la pédiatrie ou dans le cadre des manipulateurs en électroradiologie médicale ou encore de la gériatrie ou des soins palliatifs. Humour de la vie quotidienne à l’hôpital ou en EHPAD issu de la rencontre entre deux êtres singuliers que sont le soignant et le soigné. Comme l’écrit Audrey Foubert : « lorsque le soignant utilise le rire avec un patient, il se permet de le considérer autrement que comme un simple malade : à ce moment-là, le patient ne se résume pas à sa maladie, mais est aussi un être à part entière qui décide s’il veut rire ou non  ». Cependant si cet humour  intégré à la démarche soignante facilite la relation de confiance que demande le soin, il réclame également  ce sens « du bon moment » que les grecs anciens appelaient Kairos et que Pierre Aubenque, nous présente comme « cette coïncidence de l’action humaine et du temps, qui fait que le temps est propice et l’action bonne […] l’occasion favorable, le temps opportun  ».
Cette possibilité de rire avec le patient ou le résident grâce à l’humour   dans la relation de soins engendre et permet d’inscrire le rapport de confiance dans la durée. Elle offre également au soignant un moyen de dédramatiser certaines situations en donnant à voir le côté amusant qui se présente parfois. Cet emploi de l’humour ne peut cependant se faire qu’avec subtilité et discernement sans jamais offenser ou blesser celui à qui il est destiné.

L’humour, la démence et le devoir de bienfaisance


On pourrait cependant  penser que l’utilisation de l’humour avec les personnes atteintes de pathologies démentielles notamment à un stade avancé semble plus complexe à mettre en place et moins naturelle. Quand les capacités de compréhension et d’expression de la personne sont altérées au point qu’elle ne reconnaît ni ses proches ni les soignants qui lui apportent des soins au quotidien, quand la communication verbale a disparu, remplacée par des cris, des hurlements, des pleurs voire un mutisme complet, nous pouvons facilement penser que l’humour ne pourra être assimilé et compris. On peut également se demander si l’humour peut seulement trouver une place  face au désarroi et à la douleur éprouvés par l’enfant qui ne reconnaît plus son père derrière les traits de ce vieillard déambulant des heures entières à la recherche d’un impossible ailleurs, perdu au-delà de notre réalité, ou face à cette épouse incapable de comprendre pourquoi celui qui partagea sa vie durant des dizaines d’années, tente en permanence de quitter le domicile pour aller se perdre dans un passé qui n’existe plus. Utilisation d’autant plus difficile, au fur et à mesure de l’avancement de la maladie, quand s’ajoute parfois en plus une modification du sens de l’humour des malades, notamment dans les dégénérescences fronto-temporale, comme le démontre les recherches du docteur Camilla Clark. Travail qui nous démontre la complexité de l’utilisation de l’humour avec les personnes souffrants de pathologies démentielles. Cependant la psychologue Natalia Isabel Tauzia nous relate dans son ouvrage  Rire contre la démence, essai d'une thérapie par le rire dans un groupe de déments séniles de type Alzheimer comment elle a utilisé le rire comme un médiateur au sein d'un groupe thérapeutique composé uniquement de personnes atteintes de démence afin de pouvoir : « le temps d'un rire, aider le vieillard à retrouver l'essence même de la vie, pour se placer à une juste distance de la mort, ni trop loin dans le déni, ni trop près dans l'angoisse paralysante ».
Confrontée à la maladie démentielle lors d’un stage dans le cadre de sa formation, la psychologue décide après avoir obtenu les accords de l'institution et des patientes de mettre en place un groupe de parole composé de onze femmes toutes sont atteintes de pathologies démentielles et présentant un déficit cognitif relativement sévère. Mais très vite confrontée aux particularités qu’imposent la prise en charge de personnes souffrant de démences, elle doit faire face  à partir de la seconde séance à une désorganisation  massive du groupe due aux cris et aux refus qui engendrent l’angoisse des participantes. Devant ce qui pourrait s’apparenter à un échec, elle nous dit : « je développais sans en prendre conscience un véritable mécanisme de défense, l'usage du comique, gestuel notamment, et le rire  ». Les séances suivantes lui confirment que « le rire issu du comique  » est le véritable moteur de la dynamique qui s’est mise en place au cours des mois en ayant comme visée principale le plaisir des participants : « Plaisir à fonctionner mentalement et physiquement, à retrouver une vie fantasmatique. Ce plaisir se manifeste à travers la joie et le rire, qui prennent une certaine autonomie, en devenant moteurs de la dynamique groupale, et médiateurs au même titre que les autres psychothérapies à médiation (art, musique, relaxation...).». C’est en utilisant une technique groupale qu’elle nous présente comme une : « expérience revitalisante » permettant d’amener le rire à travers un comique gestuel qui lui semble plus adapté à la régression psychique démentielle. Cependant le thérapeute ne doit pas se donner en spectacle mais doit proposer : «  un langage commun, un espace où une rencontre est possible. Il laisse libre cours à la fantaisie des âgés, l'accompagne en proposant des situations comiques simples (humour, comique gestuel), n'ayant jamais pour but la moquerie, l'ironie, l'humour noir, la parodie. Il s'investit émotionnellement mais reste toujours à sa place  ». Les conclusions que tire la psychologue sont pleines d’espoir puisqu’elle écrit : « j’ai pu constater que le fonctionnement démentiel pouvait évoluer, s'alléger le temps du groupe et au-delà, permettant à l'esprit de se retrouver, aux facultés «perdues» de revenir ». Cette communication avec la personne démente qui s’effectue grâce au rire provoque plaisir et joie, ce qui permet : « de rassurer le dément sur ses capacités à « retrouver sa tête » et à en jouir. Son reflet renvoyé est plaisant ». Ce rire qui fait parfois dire aux soignants et aux familles : «  Tout n’est pas perdu, il est des nôtres puisqu’il « fait » de l’humour, rit et nous fait rire ». Tauzia constate même une amélioration des symptômes démentiels et un soulagement de la souffrance psychique lors de ces rencontres, ainsi qu’un ancrage mnésique de ces réunions chez certaines des participantes, cependant en dehors du groupe, les participants retournent dans leur mode de fonctionnement antérieur. Malgré cela, cette expérience démontre une possibilité d’une communication bienveillante par l’intermédiaire du rire  avec la personne souffrant d’une pathologie démentielle même à un stade très avancé de la maladie. C’est la possibilité de ce rire avec la personne démente en dehors d’un contexte thérapeutique mais  dans le quotidien de la vie à l’hôpital ou en institution que nous offre le travail de Tauzia. Ce comique axé sur le gestuel est bien évidement possible en dehors de la psychothérapie et du travail de groupe ou du concept défini dans le clown relationnel, il se rencontre parfois dans la relation du soin au quotidien. C’est la reproduction exagérée d’une grimace lors de la prise d’un médicament au goût désagréable. On la retrouve également dans l’exagération de certains mouvements et déplacements lors des explications prodiguées, parfois mimées par le brancardier, l’aide-soignant, le kinésithérapeute, l’infirmière mais également le médecin. Ces possibilités sont multiformes et infinies et se glissent au hasard des soins et de la journée. Cet humour que ponctue parfois le rire, offre au soignant comme au soigné une source de complicité et de connivence qui facilite la communication et la relation de confiance. La mise en application de cette forme d’humour sans nez rouge dans la relation de soin avec la personne souffrant de pathologie démentielle est bien évidement possible, mais elle demande au soignant d’accepter et d’anticiper l’incompréhension toujours possible de cet humour même dans ses formes les plus simples et les plus évidentes.
Car si l’utilisation de l’humour et de la plaisanterie dans les stades de démence débutante  ne présente pas de problèmes particuliers, certains patients peuvent plaisanter à propos de leurs pertes de mémoire, il reste également possible jusqu’à un stade très avancé de la maladie. Car  la dégénérescence et  les lésions dans l'ensemble du cortex cérébral ainsi que l’atrophie des zones dédiées au langage, aux praxies, au jugement, aux émotions ne détruisent pas entièrement leur esprit et ils restent capable de plaisanter et de faire de l’humour. Comme le remarque Tauzia au sujet d’une des participantes hurlant parfois des phrases incompréhensibles, en proie à des accès de colère important, divaguant par moment ou victime d’angoisse indicible : « Elle avait un sens de l'humour décapant, adapté aux situations  ». Ou comme en témoigne Lefebvre des Noettes : « L’ingéniosité à répondre « presque juste », à ruser avec les questions et les évaluations cognitives avec un humour dévastateur», nous démontre que l’humour demeure néanmoins possible lorsque surgit par hasard un de ces  fugaces et très rares moments de lucidité qu’offre  parfois la maladie démentielle à un stade avancé. Cependant même la plus simple des plaisanteries demande un décryptage, une interprétation pour comprendre l’implicite et opérer les déductions qui engendreront le rire, couronnement de cet effort de l’imagination. Mais la volatilité des facultés intellectuelles augmente considérablement le risque d’incompréhension pouvant parfois engendrer chez le soignant un sentiment d’échec. Car la plaisanterie demande également une part d’instinctif, de spontanéité, de surprise qui aux stades les plus évolués de la maladie démentielle n’est plus accessible aux personnes malades.

Conclusion


Tout au long de cet exposé, nous avons vu que le rire et l’humour trouvent tout naturellement leur place dans l’univers  du  soin. De la maternité en passant par la psychiatrie ou les services de soins palliatifs, l’humour et le rire sont présents à l’hôpital et se retrouvent bien évidemment en gériatrie auprès des plus âgés, des grabataires ou des personnes souffrant de démence.   
Humour et rire, comme outils thérapeutiques dans la prise en charge psychanalytique des patients souffrant d’une maladie démentielle mais dont le but n’est pas de guérir ce qui demeure inguérissable, ni d’optimiser les performances intellectuelle du dément mais de lui offrir une qualité de vie meilleure quand celle-ci touche à sa fin. Car comme nous le dit Tauzia : « il est possible de libérer l'angoisse du vieillard tombé en démence, en donnant du sens même lorsqu'il ne paraît pas, en inventant une autre forme de communication  ». Mais également en dehors de ce concept psychanalytique lors des activités du quotidien en EHPAD ou à l’hôpital dans le cadre d’une démarche construite et réfléchie loin du traditionnel nursing et du soin technique où le rire et l’humour trouvent bien évidemment leur place. Humour et rire dans un contexte de bienfaisance où la blague et la plaisanterie se déclinent avec délicatesse et respect permettant ce « rire avec l’autre » aux antipodes du rire qu’engendre la moquerie. Humour et rire comme un moyen de retrouver une  image de soi valorisante dont se prive au fil des jours la personne démente isolée dans sa maladie et que l’humour, la plaisanterie et parfois le rire complice permettent de retrouver le temps d’un échange.
Mais la maladie démentielle confronte le soignant  aux réalités et aux difficultés de compréhension de la personne souffrant de troubles cognitifs. Dès lors, vouloir ériger l’humour comme une valeur suprême qu’il faudrait utiliser vaille que vaille  apparaît comme un leurre et c’est fort de la conscience de ses propres limites, de ses insuffisances, de ses faiblesses, que le soignant doit accepter le fait qu’il ne sera jamais possible de rire avec tous les patients qu’ils souffrent de démence ou qu’ils en soient préservés.
La maladie, la démence tout comme la souffrance, la fin de vie et la mort, permettent aux soignants de discerner l’important du superficiel. L’humour malgré la joie et le bonheur qu’il procure n’a pas plus importance dans le soin que  la compassion ou l’empathie, et ne doit en aucun cas être un frein à leur mise en place.   
Malgré toutes ces difficultés, l’humour, la plaisanterie, la blague, le simple plaisir de rire avec le soignant permettent lorsqu’ils atteignent leur objectif cette pure joie décrite par Spinoza. Cette joie qui  se distingue de la simple gaieté et qui émerge du plus profond de l’être humain, fruit du plaisir d’être ensemble et de désirer le bonheur de l'autre en construisant un « nous » où le rire apparaît parfois comme secondaire.

]]>
news-2720 Mon, 04 Jun 2018 20:16:00 +0200 JOURNEE DE FIN D'ANNEE Samedi 9 juin 2018 https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/journee-de-fin-dannee-samedi-9-juin-2018 Une très belle JOURNEE de l’Ecole Ethique de la Salpêtrière a eu lieu le Samedi 09 juin 2018 Une très belle JOURNEE de l’Ecole Ethique de la Salpêtrière a eu lieu le Samedi 09 juin 2018 

Après l'AG de l'Association AEDEES (Association des Etudiants et Diplomés de l'Ecole Ethique de la Salpêtrière) dans le grand Amphithéâtre Marie-Brisse à l'IFSI de la Salpêtrière, c'est Dominique FOLSCHEID qui donnait une conférence sur "Environnement et humanisme". Son humour et son analyse conceptuelle et historique du sujet ont fait mouche.

L'après-midi se déroulait sur la Péniche Daphné, Face au 11 quai Montebello, Paris Ve (Notre-Dame).
Une présentation de Doctorants de l'année : Véronique AVEROUS pour "Essai d'Hontologie palliative Ethique , ontologie et politique de la honte en soins palliatifs"  puis Diane VANHAECKE (D'AUDIFFRET) pour "Génétique : révolutions, révélations aux sources de l'humanité et du soin".

Suivait la Pièce de théâtre : La Servante Zerline avec une interprétation toute en finesse de la comédienne Marie-France BEYRON.

Jusqu'au soir se continuaient les discussions passionnantes entre membres de l'Ecole Ethique, autour d'un Buffet.

]]>
news-2721 Tue, 01 May 2018 16:28:00 +0200 Doit-on mériter sa greffe ? https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/doit-on-meriter-sa-greffe Doit-on mériter sa greffe ?

 

Par Flore CHEVET

 

Après des débuts dans le soin des patients dépendants à l’alcool, Flore CHEVET rejoint l’équipe de Psychiatrie et Psychologie de Liaison de l’Hôpital Européen Georges Pompidou (Paris 15e), où elle exerce pendant 10 ans, notamment dans le service de transplantation pulmonaire. Elle est actuellement thérapeute familiale pour l’UFITAA (Unité Familiale Inter-hospitalière pour les Troubles du comportement Alimentaire chez l’Adolescent) à l’Hôpital Jean Verdier (93 Bondy).

 

Article référencé comme suit : Chevet, F. (2018) « Doit-on mériter sa greffe ? » in Ethique. La vie en question, mai 2018.

 

Une version PDF de l'article est accessible au bas du document Web.

« Si c'est un don, il est tout de même d'un genre spécial, pense-t-elle. Il n'y a pas de donneur dans cette opération, personne n'a eu l'intention de faire un don, et de même il n'y a pas de donataire, puisqu'elle n'est pas en mesure de refuser l'organe, elle doit le recevoir si elle veut survivre, alors quoi, qu'est-ce que c'est? La remise en circulation d'un organe qui pouvait faire encore usage, assurer son boulot de pompe ? » Maylis de Kerangal (1)

 

 

Résumé

 

Lorsqu’on entre dans le domaine de la greffe d’organe, la question des critères d’inscription sur liste d’attente est essentielle, et soumise à un débat constant. Plus que la loi en elle-même, c'est aux équipes, aux médecins, de trouver la juste mesure, face à la singularité de chaque situation, tout en s'appuyant sur des concepts de justice et d'équité nécessaires à leur processus de décision. Parce qu'il y a pénurie, les équipes contrebalanceraient ce flou de l'attribution par une forme de pression, créant l'idée d'un ultime critère : le patient est-il méritant ou pas ? Si, pour Marcel Mauss, le don est indispensable à notre lien social, on peut penser le don d'organe comme vision humaniste pure, et réseau humain le plus abouti. Mais il est aussi possible, avec Gildas Richard, que ce soit le donataire qui fasse le don. Le don devient ainsi non une nécessité qui contraint mais une nécessité qui oblige, renvoyant à bien autre chose qu'à lui-même. C'est en ce sens que Jean-Luc Nancy propose de parler, plutôt que de don, de transmission de vie, renforçant l'idée d'un passage, d'un flux de vie qui vient d'ailleurs, de plus loin que nous. Mais finalement, on peut poser l'hypothèse que le don d'organe post-mortem, loin d'être une triangulation, révélerait bien une relation duelle par procuration entre l'équipe et le receveur. Les équipes peuvent ainsi se sentir dépositaire de ce don particulier et créer des conditions d'attente envers le receveur, idéalement devenu donataire. Du côté des patients, les paris restent ouverts. Si le rôle de l'équipe est de créer les conditions, malgré les moments de frustration et de découragement, permettant au receveur de devenir donataire, d'accéder à plus d'autonomie, d'épanouissement, d'accroissement de soi, sa limite restera la singularité des histoires de chaque patient, leur temporalité, leur représentation de la greffe et leur rapport au désir et aux sentiments de gratitude.

 

 

Pour commencer

 

Quand j’ai commencé à travailler avec l’équipe de transplantation pulmonaire comme psychologue, j’ai d’abord été confrontée à une dimension inédite pour moi à l’hôpital : la pénurie de l’objet même du traitement, le greffon. Difficile de penser que la seule chance de survie du patient que je rencontrais avait pour contingence la « chance » qu’un autre compatible meure en temps et en heure pour qu’il soit sauvé. Dans un second temps, une autre dimension me frappait : un décalage entre une vision idéalisée du donneur super-héros et du receveur à jamais en dette, et mon expérience naissante bien plus complexe. Je me rendais bien compte que l’équipe était en demande de cette gratitude, de cette reconnaissance du patient greffé, et un certain contrat tacite pouvait s’instaurer entre les équipes et le patient, occasionnant parfois certaines difficultés relationnelles. Qu’est-ce que l’équipe pouvait attendre du patient receveur de greffe ? De quoi l’équipe se sentait-elle dépositaire ? Outre l’investissement important des équipes qui peuvent vivre l’échec d’une greffe comme un échec personnel, une question m’est alors apparue : au fond, doit-on mériter la greffe ? Y aurait-il une correspondance glissant naturellement de la valeur morale du don à celle de la vie du receveur, magiquement marqué par le sceau de la vertu, transformation inéluctable et attendue par les équipes ?

 

 

Comment fait-on avec la question du mérite  et la notion de justice dans le domaine de la greffe ? Comment définir les critères d’attribution ?

 

Dans le domaine de la transplantation, la demande excède l’offre et l’organe prélevé est une ressource précieuse. On est obligé de penser l’efficacité du traitement et la capacité du patient à tirer profit du traitement, c’est à dire de se poser la question de la plus juste et de la plus équitable répartition possible. Ces critères se situent dans une logique de sauvegarde de l’égalité des chances et de discrimination positive. Si ce qui est juste est ce qui fait coïncider le légal et l’égal selon Aristote, et que l’égalité est la condition nécessaire pour que la justice puisse fonctionner, l’équité intervient a posteriori pour rétablir l’égalité lorsque celle-ci est rompue malgré le légal. Il introduit l’équité comme correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité. Ainsi, si les critères d’inscription sur liste de greffe se doivent d’être justes, ils se doivent également de s’adapter à ce qui est le plus équitable, grâce au jugement prudent du soignant en fonction des lois, de la situation, de ses connaissances et de son expérience. Dans le domaine de la transplantation, qui va au-delà de la loi écrite pour être juste et devient ainsi « l’homme équitable » ? Le soignant peut-il endosser ce rôle ?

 

 

Penser avec Rawls l’équité en se basant sur la position du plus défavorisé

 

Rawls postule que les individus doivent se déterminer ne fonction de deux principes. Selon le premier principe, chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu des libertés de base égales pour tous. L’équité est un préalable obligatoire, une référence nécessaire à toute construction juridique, à la définition de ce qu’il appelle les principes de justice qui vont réguler le fonctionnement de la société. Le second principe (le principe de différence) cherche à faire toute sa place à l’idée d’égalité, où nul n’a le droit de garder pour lui l’intégralité des avantages qu’il retire des circonstances favorables et moralement arbitraires dans lesquelles il se trouve placé et où les inégalités ne sont légitimes que si tous profitent du surcroît de richesse qu’elles rendent possibles. L’exigence égalitaire se traduit donc par l’impératif de maximisation de la position la moins favorisée. Il s’agit de raisonner en tentant d’adopter le point de vue de celui qui occupe la position la plus défavorisée ou inconfortable afin d’être dans la posture la plus équitable possible.Le principe de justice ne pouvant être l’égalité arithmétique, le problème est celui de la distribution sociale équitable des contraintes, charges, privilèges et honneurs. Selon Rawls, un point d’équilibre doit exister dans les partages inégaux, afin que certaines inégalités soient préférées à des inégalités plus grandes, mais aussi à une répartition inégalitaire. L’équité est donc équilibre, convenance et juste mesure.

 

 

Ainsi comment déterminer ce qui est un critère d’attribution équitable ? Déterminer quelle est la position du plus défavorisé pour établir ces critères.

 

Les critères d’attribution dans le champ de la greffe d’organe sont : l’urgence et l’efficacité de la transplantation du point de vue médical, le temps d’attente et l’égalité des chances. La question éthique la plus importante touche à la hiérarchisation des critères d’attribution, il n’existe pas de critères purement médicaux et neutres sur le plan moral qui permettraient de s’abstenir de toute considération d’ordre éthique. Il y a aussi des critères non médicaux comme l’âge, les comportements à risque, la compliance, la motivation, le critère du « bon moment », du kaïros, ni trop tôt ni trop tard. Il est nécessaire d’introduire des considérations relatives à l’efficacité et à la capacité du patient à tirer parti de ce traitement, afin de réduire les échecs de greffe, car gaspiller le greffon constitue une injustice envers le défunt. Par exemple, en terme de discrimination positive, on peut prendre le critère de l’âge, et penser, avec Robert M. Veatch, la perspective de la vie parcourue et le temps qui reste à parcourir (the over-a-lifetime perspective), cité par Corine Pelluchon (2). Ainsi, à situation somatique équivalente, le jeune homme de 20 ans est plus défavorisé que l’homme de 70 ans, car s’il n’est pas greffé il ne pourra pas atteindre un âge avancé si on ne lui donne pas la priorité.Toute intervention médicale nécessite qu’on se pose la question du coût, du gain d’autonomie du patient, et de l’accroissement de sa qualité de vie. Si ces conditions ne sont pas réunies, on peut remettre en question la pertinence du geste médical. Cependant n’y a-t-il pas autre chose en jeu dans la transplantation ? Qu’est-ce qui fait qu’on attendrait en plus des valeurs morales de la part du patient receveur pour aider à la décision d’attribution ? Que peut-on attendre du patient greffé, qu’on n’attendrait pas d’un patient qui subirait un remplacement de valve cardiaque par exemple ?

 

 

Le mérite du côté du patient

 

Voudrait-on des patients courageux, qui feront des efforts, se surpasseront, seront à la hauteur, donneront du sens à cet acte médial particulier ? C’est en effet un chemin semé d’embûches, le parcours est long, parfois chaotique, mieux vaut s’armer de tout son courage. La notion de mérite interviendrait parce qu’il y a pénurie, parce que l’on n’arrive pas à fixer totalement des critères et qu’il est impossible de prévoir le devenir de la greffe chez le patient, autant du point de vue somatique que psychologique. L’équipe contrebalance ce flou par l’instauration d’une forme de pression en grandissant le patient d’un mérite supplémentaire, il se doit de devenir l’élu digne de recevoir, se doit de justifier ce choix. Doit-il y avoir un critère lié à la capacité, voire à la dignité, de recevoir une greffe ? Quid de la malchance, de la maladie, des parcours de vie qui sont eux-mêmes autant d’injustices, pouvant conduire à moins de capacité d’accueil et d’ouverture… Aucun critère ne semble permettre de prédire l’avenir, mais l’équité de l’accès au traitement reste le plus éthique dans cette clinique particulière.

 

 

Pourquoi le mot « don » ? Que donne-t-on quand on donne un organe et comment le reçoit-on ?

 

On peut envisager le don comme un renoncement ou une dépossession irrévocable. On accorde à quelqu’un la propriété ou la jouissance de quelque chose que l’on possède, de façon définitive, gratuite et inconditionnelle, transfert définitif et sans contre-partie exigible. Il n’est ni un dépôt car on ne donne pas pour reprendre, ni un contrat car aucune obligation n’est créée, ni un échange car il n’implique aucune réciprocité. Mais une ambiguïté du don existe pourtant : le cadeau peut être empoisonné, comme le souligne la langue allemande avec le mot gift qui a évolué de cadeau à poison. Payer sa dette peut alors être nécessaire pour conjurer le mauvais sort.Sur le plan juridique, l’article 16 du code civil assure la primauté de la personne et la non patrimonialité du corps humain ; par voie de conséquence, le corps ne saurait faire l’objet d’aucun trafic marchand. Le corps n’est ni une batterie d’organes, ni un pourvoyeur d’organes. Le don d’organe reste une question de lien social. Le corps n’est pas objet de partage, il est la seule chose qu’on ne puisse partager même si l’on y consent. Deux positions émergent dans le domaine du don d’organe post-mortem : est-il un choix partiellement volontaire car s’inscrivant dans un lien social, qui incite à penser le corps cadavérique comme appartenant plus à la société qu’à la famille ? Ou est-il un engagement personnel et intime, qui donnerait à cet acte une valeur supplémentaire et peut-être impliquerait un engagement plus fort du côté du receveur ?

 

 

De la nécessité du contre-don chez Marcel Mauss

 

Selon Marcel Mauss, le don n’est pas une suite discontinue d’actes individuels spontanés, aléatoires, motivés par des sentiments de générosité ou par les circonstances. Il se déroule en trois actes nécessaires et obligatoires chacun pour créer ce lien : donner, recevoir, rendre. Il n’est pas plus facile de recevoir que de donner, car celui qui reçoit contracte une dette qui le met en position de rendre. Cercle, mouvement incessant, le don attribue aux hommes, tour à tour, le rôle de donateur et de receveur, et par là même les transforme en partenaires de l’échange, en membre d’un groupe humain. Le don joue le rôle d’embrayeur social privilégié de toute sociabilité sans lequel aucun type de relation sociale ne serait possible. Le don exige donc de la réciprocité, tout don sans contre-don est un poison. Au fond, le donateur véritable n’est pas celui qui donne pour donner, mais celui qui donne aux autres la possibilité de donner à leur tour, c’est à dire de rendre. Mais on peut penser le don en terme de tyrannie : enlève-t-on à l’autre sa liberté lorsqu’on « l’oblige », par la greffe, à s’endetter pour sa vie, une nouvelle fois après sa dette primordiale envers ses parents ? Ou au contraire penser qu’au lieu d’échapper à autrui, le receveur peut être grandi par lui et voir son individualité s’épanouir dans l’asymétrie d’une dette. Même si on ne peut penser en terme de réciprocité pure dans le domaine du don d’organe, l’idée de la reconnaissance d’une communauté d’existence, d’une solidarité sous-jacente liée à notre lien social, et plus profondément à notre humanité semble essentielle dans ce champ. Celui qui transmet ses organes ne s’affirme pas comme un individu isolé, il affirme le lien social entre les individus. En post-mortem, le sujet qui donne le fait pour le bien de l’humanité, avec la conviction que nous appartenons tous à une même humanité.

 

 

Le donataire fait-il le don ?

 

Pour Gildas Richard cependant, c’est du donataire (et non du donateur) que le don doit recevoir absolument toutes ses déterminations. Le don d’organe serait don par le donataire. En reconnaissant la chose donnée comme telle, le donataire accomplit le don, il en est l’aboutissement, son accueil détermine finalement ou non le don. Donner n’a ainsi de réalité que par celui qui reçoit, la balle est dans son camp, tout en étant soutenu et accompagné par les équipes c’est à lui de faire ou non du don d’organe un don. Il s’oppose ainsi à la conception maussienne du don, il ne considère pas que le don puisse être obligatoire et nécessaire. Si je dois rendre à qui m’a donné, c’est d’abord parce que ce geste n’était pas nécessaire, qu’il aurait pu ne pas avoir lieu. C’est l’absence de causalité qui crée l’obligation, ce qui nous permet de faire la distinction entre la nécessité qui contraint et la nécessité qui oblige. La nécessité de donner est bien une obligation, dont l’origine ne peut être autre que le donataire lui-même.On doit envisager l'étant, ce qui est donné dans le don, comme symbole, trace, c'est-à-dire comme renvoyant à autre chose. Mais la difficulté de l'étant est précisément de se mettre lui-même en retrait. Ainsi il conserve l'ambiguïté d'être une réalité ontique, tout en invitant à regarder au-delà de lui. Le donataire de la greffe reçoit certes la reconnaissance de son être comme fin en soi, mais il la reçoit de manière effective et visible au travers de cet étant qui renvoie à bien d'autres choses que cette finalité en soi. Ainsi seul le donataire peut accueillir et déterminer l'étant comme symbole, renvoyant à autre chose qu'à lui-même, c'est-à-dire au-delà des poumons qui permettent de vivre et de respirer, mais également peut-être de retrouver son autonomie, aimer, penser. « Donnant quelque chose à l'autre, je ne peux au bout du compte que présupposer en lui la capacité à recevoir ce quelque chose et à le recevoir de telle ou telle manière » (3). Les paris sont ouverts, le bilan psychologique pré-greffe a bel et bien ses limites.Dans le domaine de la greffe, le don devient nécessaire, mais volontaire, et la loi, comme nous l'avons vu, est là pour protéger les citoyens dans ce cadre précis. Mais le don renvoie à la fois bien à autre chose, et à la fois peut ne pas être perçu comme tel. Il est certain que seul le donataire pourra, bien que reconnu par cet acte même comme fin en soi, selon ses déterminants, sa conscience et sa liberté, déterminer ou non le don comme don.

 

 

Don d’organe ou transmission de vie ?

 

Une transmission de vie serait, pour Jean-Luc Nancy, un concept plus juste que le don dans ce domaine. Il s'agirait de dépasser la vision du donneur-propriétaire. Nous ne sommes, au fond, que très superficiellement le propriétaire de notre corps et que très fugitivement en maîtrise de lui. Philosophe et lui-même patient greffé cardiaque, Jean-Luc Nancy pose la question de l'usage de la notion de don, et ce qu'elle implique, quand on parle de transplantation: "D'abord la greffe se présente comme une restitutio ad integrum : on a retrouvé un cœur battant. A cet égard, toute la symbolique douteuse du don de l'autre, d'une complicité ou d'une intimité secrète, fantomatique, entre l'autre et moi, s'effrite très vite"(4). Loin du fantasme du profane (non-greffé) qui voit en la greffe la transformation de soi, une chance inouïe de survie, un donneur qui sauve tel un héros la vie du receveur en dette à jamais, Jean-Luc Nancy vient poser des mots sur ce que d'autres patients que lui ont pu tenter d'exprimer, parfois avec beaucoup de culpabilité, comme Mr B.: "Au fond, on me répare, et c'est pour moi l'unique histoire de la greffe ; le donneur n'est pas mort pour moi, je ne le connaîtrai jamais, je suis reconnaissant que sa famille ait accepté, mais j'ai mon combat à mener, et c'est mon histoire plus que la sienne qui m'importe à présent".Il s'agirait plutôt, pour Jean-Luc Nancy, de parler de transmission de vie, nous rappelant l'idée de non-patrimonialité de la loi déjà exposée et la chaîne de solidarité que nous constituons, renvoyant plus loin qu'à nous-mêmes en tant qu'individu isolé. Ni cession ni rétrocession, donner un organe nous rapproche de notre humanité. Selon lui, « Il s'agit, en effet, de transmettre ce que j'ai reçu d'ailleurs, du flux de la vie, de l'émotion, du sens. Transmission de vie serait plus juste que « don d'organe ». On y entendrait mieux le passage et le partage, qui ne relève pas d'une décision généreuse mais de la reconnaissance entre nous d'une communauté d'existence qui précède et qui suit nos « personnes » (5). Ainsi, « il n’est pas le geste d’un possesseur qui se dépouille, mais il vient d'ailleurs pour aller ailleurs. La générosité nous vient de plus loin que nous » (6). La chaîne du don d’organe est ainsi une chaîne de liens.

 

 

Le donneur/l’équipe/le receveur : triangulation ou duo ?

 

Impliquant ou non une contre-partie, renvoyant ou non à autre chose que lui, donnant ou non une valeur supplémentaire, ce développement m’amène à me poser une nouvelle question : au fond qui fait le don ? Le donateur ? L’équipe ? Le donataire ? Mon hypothèse serait que, par certains aspects, la valeur de ce don d’organe serait médiée par l’acte ou l’équipe médicale. Est-ce que le don deviendrait don à l’aide ou par cette médiation ?Un donneur d'organe ne donne pas. L'équipe médicale le nomme donneur, transférant sur lui cette compétence, mais on ne sait pas prendre soi-même dans son corps l'organe nécessaire pour le mettre dans le corps de l'autre, nous n'avons pas ce "don". Utiliserait-on ce terme comme un symbole, renvoyant à autre chose qu'à lui-même, à cet acte médié par l'équipe médicale d'un côté, et à la chaîne de liens nous unissant dans une grande solidarité d'autre part? En somme, on pourrait dire que la relation, prime sur l'objet d'échange. Dans le don post-mortem, une relation par procuration est nouée avec l'équipe, qui incarne le don. Isabelle Pipien souligne que « ce qui engage n'est pas l'attente d'une réciprocité, mais une reconnaissance et la volonté de l'existence de l'autre. Contribuer à son existence est une façon de lui offrir la possibilité […] d'être à son tour capable de donner » (7). Serait-ce également le fantasme sous-jacent de l'équipe médicale? Et comment l'équipe peut-elle faire du receveur un donataire?Le don devrait générer gratitude et reconnaissance, car il y a bien abandon, perte d'objet, pour qu'il y ait don. Mais c'est sans compter que le cadeau peut être empoisonné : les cadeaux apportent, selon la nature de la relation, bénéfices ou maléfices. Vivre l'association avec autrui comme enrichissement, épanouissement, comme pari de vie, en assumant des liens non prévus, inattendus, et participer en cela à construire davantage le champ des relations sociales, voilà une réussite ! Mais la transplantation est aussi une transgression de la nature, de laquelle peut naître le monstre, celui qui est par-delà son humanité. Que se passe-t-il quand le receveur n'est pas en capacité de créer le sens du don et que le "cadeau" devient empoisonné par l'étrangeté ou la culpabilité ? Ainsi, on peut entendre la dualité voire la duplicité de ce don particulier qui oblige mais ne contraint pas, qui transmet du moins son paradoxe au donataire, lui-même aux prises avec sa propre histoire. Entre eux, un donateur médiateur, l'équipe.L'équipe se sentirait-elle dépositaire, par procuration, de la valeur de ce don si particulier ? Comme si elle se substituait au donateur, en devenant pourvoyeur de vie, ce qu'indiqueraient ces vécus de déception, de frustration, et de réussite aussi. Au minimum, l'équipe est le témoin du don. Au maximum, elle s'engage dans ce processus, et peut être décideur. Il n'y a pas de rapport duel entre donneur et receveur, comme cela peut être le cas dans la transplantation avec un donneur vivant. Ainsi l'équipe pourrait se substituer à la famille, qui est celle qui donne effectivement, en créant une nouvelle relation duelle entre elle et le patient receveur, l‘anonymat du don participant à cela.

 

 

Le balancier : un pari entre l’équipe et le donataire

 

Dépositaire du coût, de la valeur, et peut-être même de l’aspect transgressif, les équipes peuvent avoir besoin de donner du sens à ce don, et être dans l’attente de quelque chose. Si nous nous inspirons de deux paraboles, la parabole du fils retrouvé et la parabole des talents, nous pouvons nous représenter l’image d’un balancier, les équipes pouvant osciller entre deux postures. La posture du père du fils retrouvé tout d’abord, qui représente l’inconditionnalité où il n’est nulle question de mérite. Et la posture du maître de la parabole des talents où le retour sur investissement est attendu : s’il donne c’est à condition, à charge. Ainsi le balancier irait vers ne rien attendre du receveur, ne pas avoir à mériter, et d’un autre côté vers l’idée d’une donation à charge, donner à condition de, exiger un gain à travers le don. Le don est-il compatible avec une forme d’engagement, de pacte explicite entre le receveur et l’équipe ? On peut alors considérer que le don est plus que le don et l’étant auquel il correspond. C’est dire qu’il ne s’agirait pas uniquement d’un transfert d’organe, mais un don renvoyant à autre chose, donnant à autrui la pure possibilité d’être, ou d’être comme sujet visant simplement des fins (comme par exemple « réussir sa vie »), ou qui invite autrui à se soucier de lui-même et des autres comme des fins en soi. Réparation ou transformation ? De la naissance de cette chimère, par le passage d’une partie du corps de l’un dans le corps de l’autre, on peut, en tant que soignant, espérer une transformation, un au-delà de soi, un gain ou un accroissement de la valeur des talents donnés.Je dirais qu’il y a dans cette histoire de greffe une notion de pari et d’inattendu qui empêche la pure conditionnalité et la prévision. Au fond on ne peut pas savoir à l’avance si le donataire fera le don. Le dette peut barrer la route et empêcher le patient de bien vivre sa greffe, ou cela peut être vécu uniquement comme réparation d’un dommage génétique. Le don d’organe n’exige pas de contre-don, mais il oblige les équipes à créer, par conscience et respect de sa valeur, les conditions pour l’accepter, pour aider à grandir même dans l’asymétrie de la dette.

 

 

Du balancier au questionnement éthique dans le soin

 

Comment créer les conditions pour que, par ce don particulier, l’équipe puisse faire du receveur un donataire ? Une certaine prudence est requise, que l’éthique des vertus nous invite à penser. Pour Aristote, l’homme prudent ou sagace est celui qui, par son expérience de la vertu, en tire de bonnes habitudes, et agit selon une juste mesure, avec prudence, ni par défaut ni par excès. Lorsqu’on ne correspond pas aux normes établies - par exemple lorsqu’on est caractérisé par un handicap - comment créer de nouvelles normes pour l’élargissement de soi ? Comment aider le patient à trouver les ressources pour s’autonormer, trouver son épanouissement en-dehors d’une norme sociale ? Vouloir l’autonomie pour son patient, c’est aussi le replacer dans son être moral. Le soin pourrait avoir cette portée, au-delà de la réparation du corps, malheureusement trop aléatoire et souvent peu pérenne dans cette clinique de la greffe pulmonaire, de donner ou créer les conditions de possibilité, à travers ce geste fort du don d’un autre, de l’épanouissement d’une autonomie morale. Peut-être que la question du mérite est inévitable. Les équipes s'investissent, sont à la fois témoin du coût et de la pénurie, acteur dans le processus d'attribution et de répartition, et témoin des échecs et réussites. Mais cette question n'est pas à évacuer, car elle peut permettre de préciser en chacun sa conception du sens de la vie, de sa valeur, de ses idéaux. Ainsi elle peut, si l'on parvient à se décaler des sentiments de frustration et de découragement inhérents à cette clinique (qui reste assez précaire), nous mener vers cette juste mesure qui se crée entre des attentes en tant que soignant et un chemin venu du patient. Rencontre, où ce don si particulier renverra peut-être à bien autre chose qu'à lui-même. L’idéal serait de penser une nouvelle vertu paradoxale : « l’égoïsme vertueux » ou altruiste, mouvement centripète pour mieux être centrifuge. « Est-ce que ça suffit à remercier le donneur, si je me fais uniquement du bien à moi et que je profite de la vie ? », demande Mlle C. C’est ce qu’en tant que soignante, je continue à espérer pour chacun d'entre eux.

 

 

Notes

 

(1)    Kérangal de M., Réparer les vivants, Paris, Folio, 2015, p. 273.

(2)    Pelluchon C., L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, Paris, Puf, 2009, p.181.

(3)    Richard G., Nature et forme du don, Paris L'harmattan, coll. Ouverture philosophique, 2000, p.124.

(4)    Nancy J.-L., L’intrus, Paris, Galilée, 2000, p.29-30.

(5)    Nancy J.-L., " Don d’organes ou transmission de vie ?", Donner, recevoir un organe; Droit, dû, devoir, sous la direction de Thiel M.-J., Presses Universitaires de Strasbourg, 2009, p.376.

(6)    Ibid.

(7)    Pipien I., L'enfant peut-il consentir au don de sa moelle osseuse ? Histoire singulière d'un enfant autiste, Saint-Denis, éd. Connaissances et Savoirs, 2016, p.89.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Aristote Ethique à Nicomaque, trad. Bodéüs R., Paris, GF Flammarion, 2004

Boarini S., "Chapitre7. Les sens du don; l'essence du don" Que donne-t-on de "soi" dans le don d'organes?, Journal International de Bioéthique, 2009/3 Vol.20, p. 107-117.

Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé, Avis n°115: Questions d'éthique relatives au prélèvement et au don d'organes à des fins de transplantation, Paris, 7 Avril 2011.

Godbout J., L'esprit du don, Paris, La Découverte, coll. "textes à l'appui", 1992, p.32.

Kérangal de M., Réparer les vivants, Paris, Folio, 2015.

Mauss M., Essai sur le don PUF, 1950.

Montaigne, Essais, III, IX, p.969, Puf, 2004.

Nancy J.-L., L'intrus, Paris, Editions Galilée, 2000.Philosophie de A à Z, Paris, Hatier, 2011.

Pelluchon C., L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, Paris, Puf, 2009.

Pipien I., L'enfant peut-il consentir au don de sa moelle osseuse? Histoire singulière d'un enfant autiste, Paris, Editions Connaissances et Savoirs, 2016.

Rawls J., Théorie de la justice, Paris, Le seuil, 1989.

Richard G., Nature et forme du don, Paris L'harmattan, coll. Ouverture philosophique, 2000.

Spitz J.-F., "John Rawls et la question de la justice sociale", Études 2011/1(Tome 414).

Thiel M.-J., Donner, recevoir un organe, droit, dû, devoir, Presses Universitaires de Strasbourg, 2009.

Zielinski A., "L'éthique du care. Une nouvelle façon de prendre soin", Etudes 2010/12 (Tome 413), p. 631-641.

]]>
news-2722 Mon, 02 Apr 2018 10:04:00 +0200 Penser contre soi-même aujourd’hui en réanimation https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/penser-contre-soi-meme-aujourdhui-en-reanimation  Penser contre soi-même aujourd'hui en réanimation

 

Plaidoyer pour des limitations raisonnées s’interdisant l’usage de protocoles irréversibles métamorphosant les incertitudes pronostiques en succès quantitatifs pour de possibles transplantations.

 

Florent Gobert (MD, Neurologue, Réanimateur médical), Frédéric Dailler (MD, Médecin Anesthésiste-Réanimateur), Anne Terrier (MD, Médecin Anesthésiste-Réanimateur) et Jacques Luauté (MD, PhD, Médecin de Médecine Physique et Réadaptation)

Article référencé comme suit :
Gobert F, Dailler F., Terrier A. et Luauté J. (2018) "Penser contre soi-même aujourd’hui en réanimation" in Ethique. La vie en question, avril. 2018.

L’article est accessible en format PDF en bas de document Web.

 

L’avènement de la réanimation a créé les conditions techniques permettant la survie de patients dont les capacités d’évolution ne sont pas clairement connues. Dans le même temps, le choix de laisser une chance de survie pour tester l’hypothèse de cette évolution réside en grande partie entre les mains des médecins, ce qui conduit à une responsabilité nouvelle allant au-delà de la définition de la limite entre la vie et la mort, qui avait été classiquement dévolue par la société et le politique au corps médical, comme cela a été mis en évidence dans l’œuvre de Michel Foucault. Une décision médicale peut en effet être prise à tout moment pour suspendre ou poursuivre l’escalade des traitements curatifs. En dehors des situations d’échappement, où la mort survient malgré la mise en place de tous les traitements disponibles d’après l’état de l’art et pour un plateau technique donné (sans parler des cas de non admission), les décès en réanimation découlent le plus souvent d’un choix motivé de ne pas entreprendre certaines suppléances d’organe afin de ne pas débuter des soins jugés futiles au regard de la gravité du tableau clinique. Il s’agit alors d’une limitation de thérapeutique en vue d’éviter une obstination déraisonnable, mais elle n’est pas incompatible avec la poursuite, au moins pour un temps donné, du niveau de soin déjà engagé (par exemple : maintenir une antibiothérapie mais sans dialyser un patient ou sans mettre en place de support circulatoire par des amines vasopressives). Une autre possibilité est de décider d’une sorte de retour en arrière, en jugeant qu’un certain nombre de procédures déjà engagées relèvent a posteriori de l’acharnement thérapeutique, au regard des éléments connus après une anamnèse plus exhaustive ou avec le recul d’une évaluation prolongée. L’arrêt des traitements mis en place peut alors aboutir au décès bien que, dans certains cas, les patients puissent survivre à un tel désengagement quand leur dépendance au support réanimatoire a été surestimée.

Une conscience peut-elle être "minimale" ?

La situation est tout particulièrement sensible dans le cas des cérébro-lésions car les séquelles touchent ici non pas seulement les capacités physiques et le retour à l’autonomie des patients mais aussi leur devenir après le passage en réanimation : un être que l’absence alléguée de retour à la conscience rendrait ignorant de lui-même, oublieux de ce qu’il a été, et étranger à son environnement passé ou présent. En effet, la création de situation de handicap sévère et fixé mais compatible avec une survie indéfinie sans espoir de récupération est une spécificité de l’évolution dans certains cas graves d’agression cérébrale ayant débuté par un coma puis ayant cheminé, au grès des échelles de récupération clinique, des tests neurophysiologiques ou des mesures radiologiques, à travers l’état d’éveil non répondant vers, parfois, la zone grise la conscience dite "minimale", dont la définition fait encore débat (1). La distinction entre ces deux situations n’est apparue que secondairement dans la littérature scientifique de la neurologie et de la neuro-rééducation (2), et elle fait l’objet d’études neuroscientifiques extensives pour caractériser leurs corrélats (3). Dans le cas de l’état végétatif, les échelles d’évaluation comportementale comme la Coma Recovery Scale échouent à mettre en évidence des éléments de fonctionnement cérébral intégré. Au contraire, le constat reproductible – même de manière inconstante – de stigmates de fonctionnement cortical résiduel non réflexe (sans préjuger de son caractère conscient) qualifie le sujet pour l’état "pauci-relationnel" en français ou de "minimally conscious" en anglais. Or, cette définition peut être critiquée par la singularité que constitue l’état du sujet conscient qui peut être ou n’être pas conscient à un instant donné mais dont on peine à saisir ce que sa conscience pourrait avoir de minimale. Tout au plus, cette caractéristique pourrait-elle s’appliquer à la pauvreté des signes qui l’indique. Seule donc l’observation d’une communication ou l’utilisation fonctionnelle d'un objet permet à l’examinateur de faire l’expérience subjective de la rapportabilité du ressenti du sujet, qui valide in fine le retour de la conscience, défini en négatif comme la sortie de la conscience minimale par le terme de "exit MCS".

Vanité de l’investissement en réanimation ?

En prenant le recul nécessaire sur ces problématiques neuroscientifiques, ces cas de chronicisation des troubles de la conscience font bien sûr poser la question de la légitimité des soins prodigués dans la phase initiale de la prise en charge par les réanimateurs. C’est tout particulièrement le cas quand la situation va à l’encontre des souhaits de vie du patient et qu’elle ruine les espoirs – voire la qualité de vie – de familles qui n’ont pas pu accomplir le "deuil de la santé" de leur proche, du fait d’un vain investissement humain et émotionnel dans une attente de récupération. De ce constat d’échec, parfois caché par la méconnaissance du devenir des patients pour les réanimateurs, nait souvent une frustration de ces soignants qui constatent de bon aloi la futilité de leurs efforts et in fine de leur pratique de la médecine. Au pire, il peut en naître la culpabilité d’avoir engendré des situations pathologiques jusque-là inconnues, et dont la dénomination péjorative apprend beaucoup sur l’auto-dénigrement de leur démiurge. Pour aller du terme scientifique des consensus neurologiques au langage de corps de garde diffusé dans la société : végétatif, végétal, "légumes" à qui on "donne des graines", que l’on "arrose". De ces situations naissent deux réactions sans doute irréconciliables : l’abandon de ces "échecs" qui dénient à la toute-puissance médicale la justesse de sa mesure ; le surinvestissement systématique pour la vie, quel qu’en soit le prix.

Les acquis de l’état de mort cérébrale et des doutes pour ce qui n’en est pas

De la version extrême de ces situations d’échec thérapeutique, la société moderne a tiré son parti : en définissant la mort cérébrale puis en permettant un arrêt cardiaque programmé sur la table d’opération lors du prélèvement d’organe par clampage de l’aorte, elle a permis la survie d’un grand nombre de patients en défaillance chronique d’organe grâce au progrès de la transplantation. Ainsi elle a fait d’une impasse un chemin vers la biomédecine moderne. Le législateur de l’époque, dans sa prudence et sa sagesse réglementaire, avait pris soin d’encadrer scrupuleusement le processus permettant de transgresser un tabou multiséculaire : dire la mort malgré la persistance de l’activité cardiaque et circulatoire. De cette définition pointilleuse, sourcilleuse de la mort cérébrale, malgré le passage des gouvernements et le changement des techniques (de l’antique couple "EEG ou artériographie" à l’angioscanner multi-barette le plus moderne), nous n’avons pas dévié. Même apportant la preuve de l’absence de perfusion de l’encéphale, il faut toujours tenter au moins une épreuve de 10 minutes sans ventilation spontanée pour avoir le droit de clamper une aorte.

Il se trouve que le législateur moderne n’a pas toujours su se montrer aussi exigeant dans les étapes récentes définissant les candidats potentiels au don d’organe. En effet, dans le sillage de la version culpabilisée de l’évolution, supposée inéluctable, vers le handicap jugé non seulement définitif mais rédhibitoire, la définition des critères de Maastricht, et en particulier de la mort par arrêt cardiaque faisant suite à un arrêt des soins (plus connue sous le nom de M3 ; Cf.  l’article accessible dans cette même revue en ligne : Penven, G. (2017) "Tensions éthiques autour du prélèvement d’organes. Le cas du Maastricht 3" in Ethique. La vie en question, sept. 2017), a conduit à étendre considérablement la population des patients candidats au prélèvement d’organes. L’objectif est de réduire les délais d’attente sur les listes d’attente pré-transplantation – ce qui est en soi un objectif tout à fait légitime – sur la base d’un double constat : la demande de transplantation existe ; des patients meurent d’arrêt cardiaque tous les jours dans nos réanimations par suite d’arrêts de traitements. Donc, lorsqu’ils sont morts au sens historique du terme, par un arrêt cardio-circulatoire en bonne et due forme, pourquoi ne pas en profiter pour réanimer régionalement des organes d’intérêt en les perfusant sélectivement, pour les faire "tenir" histologiquement et physiologiquement jusqu’au prélèvement ? En effet, pour cela, plus besoin de répondre à un ensemble cohérent, reconnu par la loi, validé par la science, éprouvé par l’expérience de critères d’altération irrémédiable de l’activité encéphalique : une simple réunion de médecins constatant l’impasse thérapeutique et l’absence d’espoir de récupération "légitime" suffit à enclencher une procédure de limitation. Mais cette réunion est-elle exempte de présupposés ? Cette décision n’est-elle guidée que par le souhait de ne pas faire souffrir inutilement, sans espoir, dans les limbes de la conscience une famille et un patient pour lequel nous avons échoué à sauver plus que la fonction cérébrale autonome ? N’y a-t-il aucun facteur confondant dans cette prise en charge, aucune métriopathie inconsciente entre la vie que nous supposons détestable "pour nous-mêmes" et celles que nous pensons sauver ? Au-delà du débat éthique mettant en concurrence la valeur intrinsèque de la vie de nos patients, notre système de financement à bout de force n’incite-t-il pas à rentabiliser un arrêt de soin par la gracieuse cotation "PMO" qui va s’ensuivre ? En un mot, avons-nous véritablement épuisé le sujet de nos conflits d’intérêt inconscients en certifiant aux familles que "non nous ne pouvons plus rien pour lui" alors que attendre pourrait parfois suffire à nous donner tort ? Et que les morts par excès de pessimisme ne viennent jamais nous démontrer nos erreurs de jugement.  

Dormir sur l’oreiller des prophéties auto-réalisatrices : ces morts qui ne nous détrompent pas

Car, dans le monde d’avant la procédure de Maastricht 3, cette limitation n’était pas irrémédiable : l’évolution finale d’un grand nombre de patients limités sans sédation terminale – en particulier dans les étiologies non anoxiques de coma – pouvait encore  contredire le pronostic médical par une survie prolongée, autorisant parfois des améliorations inattendues. Il faut en effet éviter que les décisions médicales, non contentes d’avoir joué la toute-puissance pour la thérapeutique initiale, se rattrapent en imposant leur vision du devenir, en particulier quand les médecins jugent rétrospectivement avoir agi à mauvais escient. De fait, le devenir est beaucoup plus juste lorsqu’on décide de s’en charger activement, réalisant ainsi le biais tragique et bien connu de prophétie auto-réalisatrice qui est régulièrement mis en cause par les études comme le biais le plus récurrent et qui n’a été que rarement pris en compte dans des études en aveugle (4). Or, ce biais est bien souvent à sens unique vers le pire, car il est en général basé sur une évaluation injustement défavorable du devenir fonctionnel des patients cérébro-lésés (5). Or, les évolutions atypiques faisant mentir ces pronostics sont rares, difficiles à démontrer mais elles existent (6). Et les tentatives pour mettre en évidence un ensemble de lésions perçues comme hors de toute ressource, si elles font l’objet d’encadrement pour laisser un peu de temps d’évolution au patient – et d’évaluation aux équipes (7) – n’en restent pas moins critiquables de par les nombreux biais cognitifs qu’une analyse fine du processus de décisions met en évidence (8). Ces biais sont constitués des déviations contraintes de la pensée, qui s’imposent lors d’une prise de décision de manière inconsciente et constituent des illusions mentales au même titre que les illusions visuelles. En d’autres termes, ils peuvent interférer dans nos prises de décision en leur faisant perdre leur rationalité supposée. Ainsi, une censure sur l’information pronostique s’impose en cas de décision de limitation injustifiée dès lors qu’elle a une conséquence rapide sur la mortalité. Son effet réel pourrait être mesuré par un nombre de plus en plus faible de patients sortant vivants de la réanimation malgré une décision de limitation. En effet, dans le cas où cette décision est prise après résolution des défaillances d’organes, elle peut être associée à une prise en charge minimale permettant une survie sans complication (infectieuse notamment) si l’autonomie respiratoire est vérifiée en sortie de réanimation, soit après une extubation réussie, soit après la mise en place d’une trachéotomie.

Pour une scientificité éthique : 3 pronostics à évaluer séparément

Dans les études que nous utilisons pour faire cette prédiction, il convient bien sûr de sélectionner le critère de jugement le plus approprié pour apprécier l’évolution clinique. Car en vérité, l’hétérogénéité est telle dans la littérature que nul ne peut se prévaloir de dire le vrai en choisissant une frontière donnée entre le bon et le mauvais pronostic. Les outils sont construits sur la base du paradigme dominant à un instant de l’art médical, et dans le consensus local en cours dans l’équipe médicale et scientifique. Par exemple, l’inclusion des patients en état pauci-relationnel dans le groupe "bonne évolution à long terme" est discutable pour l’utilisation pratique de ces outils, malgré un fort intérêt physiopathologique sur la connaissance du fonctionnement cortical résiduel (9). Toutefois, l’exclusion systématique des patients conscients, communicants mais sévèrement handicapés (classification CPC3) des études sur le coma post-anoxique (10) doit être également réinterrogée. Car, indépendamment du fait que ces choix aboutissent à une description hétérogène de mêmes populations selon le point de vue des auteurs, elle ne permet aucune comparaison pertinente des méthodes utilisées ni de conclusion solide. Au final, il peut y avoir discussion autour de trois frontières possibles pour séparer, selon les échelles de valeurs de chacun, le "bon" du "mauvais" pronostic : la fonctionnalité corticale sans conscience rapportable qui peut être un critère dès lors qu’il est jugé tôt et serait promesse d’évolution ultérieure à moyen (11) ou long terme (12) ; la communication interindividuelle apportant la preuve comportementale de la vie subjective par l’exploration de cette intersubjectivité ; la récupération fonctionnelle de l’autonomie (mais à quel niveau ?). Or, puisque chacune se défend (pouvant être un objectif individuel anticipé ou un souhait familial), chacune doit être évaluée séparément pour que nous soyons en mesure d’anticiper ces situations. L’avantage de rechercher la récupération de la communication est qu’elle permet alors d’interroger chaque individu sur la validité de ses éventuelles directives anticipées et donc de s’affranchir de toute hétéronomie pour redonner au patient sa pleine autonomie de sujet dans le processus de décision du niveau des traitements.

Maintenir les conditions de possibilité d’une prise en compte des choix subjectifs

Il ne nous appartient pas ici de remettre en cause la nécessité – consubstantielle à la médecine elle-même – de prendre des décisions malgré l’absence de preuve, sur la base d’incertitude, malgré l’expérience individuelle et le garde-fou – très relatif – de la collégialité, qui n’est un critère de validité que si elle se fait en absence de consensus de fond afin de laisser place à une véritable dialectique dans le processus de décision. Vouloir supprimer ces limites serait illusoire et par là-même vain. Mais il faut parfois prendre conscience de ces difficultés, et accepter de faire une place au doute en évitant le caractère irrémédiable de certaines actions. Certes, des outils d’optimisation du pronostic sont en cours de création, et sous réserve qu’ils soient bâtis en absence de biais, ils pourraient apporter une plus-value certaine à notre expérience clinique, par trop dépendante de nos présupposés. Mais, il faut se prémunir de toute tentation scientiste inappropriée : nous subodorons déjà que ces aides ne remplaceront pas la prise en charge humaine de la discussion avec les proches du patient et de l’interaction humaine autour de leurs intérêts pour décider de ce qui respectera au mieux une volonté que les patients ne peuvent plus exprimer. Il faudra bien sûr toujours renseigner cette décision, la nourrir des techniques et des outils algorithmiques modernes, et non la faire prendre par eux. Le recueil des directives anticipées du patient est bien sûr le point fondamental. Indépendamment de leur faible diffusion dans la société, leur qualité doit aussi être interrogée (C’est ce qu’a cherché à initier la Commission éthique de la SRLF en 2018 avec un livret précis qui se veut attentif aux diverses sensibilités). En effet, les conditions de délivrance de ces directives sont en elles-mêmes un point crucial car il faut parvenir à mesurer leur pertinence dans une situation donnée, le niveau de compréhension des proches qui les ont reçues mais aussi la qualité de l’information dont disposait le patient au moment où il les a fournies. Par ailleurs, il n’est jamais impossible que, en cas de réveil, on constate une modification (dans un sens comme dans l’autre) des souhaits du patient : dans un sens, s’il regrette d’avoir préalablement accepté un niveau de handicap qu’il ne se juge finalement pas capable d’assumer, mais aussi parfois dans un sens opposé s’il en vient à accepter de manière inattendue une déficience, dans la mesure où il ne pourrait la fuir qu’au prix de sa vie. Dans un cas comme dans l’autre, ces changements reflètent la difficulté bien connue par tout psychologue à se projeter dans une situation dont l’occurrence semble irréelle d’autant plus quand il ne s’agit pas de maladie progressive dont l’évolution est intégrée par le sujet mais d’agression cérébrale très brutale (et hautement improbable au moment où les directives ont été recueillies), ce qui peut expliquer l’inconsistance de certaines réponses. Cette difficulté à utiliser et à interpréter à bon escient ces directives est en particulier mise en exergue par l’opposition classique des individus en bonne santé interrogés sur leur tolérance à un éventuel passage en état de locked-in syndrome, contrastant avec les évaluations de qualité de vie (auto-qualification de l’humeur ou de l’absence de dépression) qui sont acceptables dans les études sur les patients qui sont présentement dans cette situation (13), montrant l’effet de la résilience de la psychologie humaine fasse à la menace réelle de la mort.

La procédure M3 amène à une accélération devenue intentionnelle de la mort : "mort douce" d’une zone grise ?

Mais toutes ces "subtilités" se heurtent à l’implacable réalité de notre temps. Dans le monde de demain (d’aujourd’hui ?), plus d’échec à craindre : le patient pour lequel une famille aura accepté une procédure de M3 n’aura, selon les centres et les protocoles, parfois plus aucune chance de faire mentir les ciseaux d’Atropos lorsqu’ils s'emploieront à sectionner le fil de sa vie. C’est une nouvelle manière de mourir qui ne serait pas tout à fait une euthanasie – les molécules utilisées étant les mêmes que celles de la sédation terminale avec le "double effet" attendu – mais le choix des fortes doses pourrait être à même de faire disparaître toute activité vitale en quelques minutes. Une nouvelle manière d’administrer cette sédation, décorrélée de toute nécessité clinique dans la mesure où elle ne répondrait pas à des critères de sédation dosée par le médecin sur le constat d’un inconfort, aurait l’objectif technique d’une mort assez rapide pour valider les conditions de la procédure – nommément de minimiser le temps d’ischémie chaude. Or, pour être "douce", une telle mort n’en semblerait pas moins "voulue" avec une intentionnalité qui semble encore à préciser. Au final, si les familles sont informées que certaines procédures peuvent échouer, bien menées, elles pourraient n’échouer jamais, sauf problème technique sur la partie mécanistique du prélèvement – mais le malade est alors déjà mort.

Ce protocole a une apparence parfaite qui aurait pu être acceptable par tous, en tous lieux, en tout temps et pour toute conviction qui ne soit pas opposée par principe au concept de don d’organe : la fin de vie des patients dans les suites d’un arrêt cardiaque pour lesquels les critères les plus robustes de mort corticale sont remplis. A savoir : l’abolition bilatérale des réponses somesthésiques N20 associée à un pattern EEG péjoratif. Aucun autre outil – et a fortiori d’association d’outil – n’a la capacité de prédire à 100% une évolution défavorable, dans aucune autre étiologie (4, 9, 14) et en absence de prophétie auto-réalisée.

Ce protocole a une réalité : c’est le renforcement et l’amplification de la tendance à extrapoler des règles de limitation sur la base d’arguments non consensuels, non validés dont on ne pourra plus démontrer la fausseté dès lors que la censure implacable de la mort s’appliquera à l’évaluation du pronostic de ces patients. C’est le cas pour les patients en zone grise du pronostic après un arrêt cardiaque et qui ne survivront plus au-delà de 5 à 7 jours bien que la définition d’un état végétatif permanent requiert une attente plus longue en cas de doute. C’est bien sûr le cas de patients ayant subi un accident vasculaire cérébral sévère ou un traumatisme crânien grave et dont la récupération peut être constatée sur plusieurs mois, sans qu’un pronostic fixé ne puisse être fourni en l’état actuel des connaissances dans les premières semaines (sauf cas particuliers se rapprochant de la mort corticale) ou trop âgés pour espérer la réserve fonctionnelle requise à une récupération ou ayant des comorbidités sévères – toutes situations qui sont en elles-mêmes des contre-indications à la procédure de M3.

Se concentrer sur le diagnostic d’une mort corticale sans retour ?

Pour se prémunir de tout risque, il eut fallu que le législateur accepte de ne toucher à ce droit de vie et de mort que d’une main tremblante. Il eut fallu qu’on ait aussi le courage de considérer le problème avec honnêteté : voilà plusieurs décennies que nous sommes en mesure de faire le diagnostic d’une mort corticale sans retour après un arrêt cardiaque mais que les techniques les plus performantes ne sont pas étendues à l’échelle du territoire national faute d’une décision contraignante des ARS qui garantirait l’égalité de l’évaluation de tous les patients. Au lieu de cela, nous laissons se développer à grand frais des mesures complexes, basées sur des mesures multiparamétriques d’imagerie ou de biologie, et n’ayant de valeur prédictive qu’à l’échelle de la population alors que seule l’échelle de la prédiction individuelle doit compter et que cette échelle ne saurait être que multiparamétrique (clinique, biologique, neurophysiologique, radiologique et fonctionnelle).  Si nous sortions de l’hypocrisie d’une euthanasie masquée, nous pourrions étendre légalement la possibilité de prélèvement (de tous les organes et non seulement du foie et des reins) après clampage aortique à de telles morts corticales constatées et légalement validées, plutôt que de lancer des procédures invasives de canulation fémorale sur le corps de morts, qui ne le sont qu’après que nous l’ayons décidé – sans preuve de la légitimité de nos actes. Pour tous les cas litigieux, il est bien souvent urgent d’attendre pour avoir le temps de considérer les bonnes questions au cas par cas en fonction des éléments de la science actuelle : Quels sont les éléments tangibles (ayant une valeur à l’échelle individuelle) qui permettent d’orienter notre décision ? Quel était le projet de vie singulier du patient sur lequel nous pouvons être informés ? Avons-nous les moyens de mettre en place ce projet au-delà de la réanimation avec les moyens qui nous sont attribués en aval dans les structures de rééducation et d’éveil ? L’absence de tels moyens ne doit pas être considérée comme une incitation à masquer la misère de nos structures d’accueil par un "circuit court" macabre qui le rendrait caduc : elle doit être le tison sans cesse porté dans la plaie de la lutte pour la prise en charge digne de ces individus malgré leur déficience.

In fine, c’est le respect de l’autonomie du sujet qu’il faut viser : soit qu’elle ait été clairement exprimée avant l’agression, soit de préférence – car la valeur de la dernière opinion exprimée face à une situation existante doit primer – qu’il existe une chance raisonnable que le patient puisse la donner à nouveau. Ce primat de l’autonomie de la décision semble toutefois en contradiction avec le fait que ce soit les patients incapables de l’exprimer et ayant le plus d’incertitude quant à leur devenir qui soit visés par le M3 chez le cérébro-lésé aigu, alors que les malades décidant de mourir en pleine conscience et avec la pleine maitrise de leur acte ne peuvent pas être concernés.


Penser contre soi-même : les choix utilitaristes sont toujours susceptibles de se renverser en leurs contraires

La tentation utilitariste existe. Elle est forte en voyant les patients en attente de greffe et les patients en réveil de coma. Elle est d’autant plus forte en imaginant que le premier pourrait survivre en cas de greffe et mourir s’il rate sa chance. Elle est radicale si l’on va jusqu’à imaginer que le patient que nous aurions fait vainement survivre resterait effectivement dans le même état végétatif que nous avions constaté au jour de notre funeste choix. Mais il faut aussi imaginer la proposition inverse. Pour cela, il faut savoir penser contre soi-même. Cet exercice d’uchronie médicale peut se dérouler ainsi : et si le patient que nous avons limité sans le faire rentrer dans une procédure radicale de M3 se réveille ? Et si le foie qu’on aurait transplanté ne retrouve pas sa fonction ? Et si le greffé fait un rejet aigu non récupérable ? Et si, encore moins politiquement correct mais il faut le dire aussi, et si le greffé perdait son greffon acquis d’une aussi haute-lutte faute d’observance ou à cause d’un habitus récidivant ? Le funeste se retourne dans ce cas. Et la balance implacable de la souffrance ne penche plus nécessairement là où on le pensait. Il n’y a pas de solution radicale et définitive à ces dilemmes. Mais on ne peut pas y répondre en ne voyant qu’une partie du problème. Il faut l’appréhender dans sa globalité pour se prémunir des erreurs graves qui pourraient valoir un nouveau scandale sanitaire dont les conséquences retentiraient sur l’ensemble de la biomédecine et empêcheraient son développement ultérieur.

Le serment d’Hippocrate : œuvrer dans l’intérêt de notre patient et particulièrement dans celui des personnes vulnérables

Et il faut parfois se rappeler que nous sommes aussi là - hic et nunc - dans l’intérêt du patient entre nos mains. Nous ne pouvons pas prendre toutes les décisions dans l’optique conséquentialiste que, si nous ne le laissions pas mourir, il manquerait deux reins et un foie sur une liste. Si nous prenons la décision de limitation, c’est pour son bien à lui. Et ce bien-là ne s’accompagne pas nécessairement d’une sédation terminale assurant une viabilité optimale des organes par un temps d’ischémie chaude raccourci. C’est faux. Juste faux de le faire croire aux familles et aux personnes soignants présents. Comme nous le rappelle sans cesse le Serment d’Hippocrate, "J'interviendrai pour protéger (les personnes) si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité." Sauf à nous parjurer, c’est donc bien à nous, malgré les conséquences potentiellement néfastes de nos actes à l’échelle sociale, qu’il revient de prendre la défense de patients dans la faiblesse qui est la leur au moment où nous nous faisons juges du prix de leur vie.



Nous tenons à adresser nos remerciements à Maude Beaudoin-Gobert et à Gwendolyn Penven pour leur relecture sous des angles tout à fait différents mais complémentaires.






Notes :

1.    Naccache L. Minimally conscious state or cortically mediated state? Brain. 2017.
2.    Giacino JT, Ashwal S, Childs N, Cranford R, Jennett B, Katz DI, et al. The minimally conscious state: definition and diagnostic criteria. Neurology. 2002;58(3):349-53.
3.    Sitt JD, King JR, El Karoui I, Rohaut B, Faugeras F, Gramfort A, et al. Large scale screening of neural signatures of consciousness in patients in a vegetative or minimally conscious state. Brain. 2014;137(Pt 8):2258-70.
4.    Zandbergen EG, de Haan RJ, Stoutenbeek CP, Koelman JH, Hijdra A. Systematic review of early prediction of poor outcome in anoxic-ischaemic coma. Lancet. 1998;352(9143):1808-12.
5.    Bonds BW, Dhanda A, Wade C, Massetti J, Diaz C, Stein DM. Prognostication of Mortality and Long term Functional Outcomes Following Traumatic Brain Injury: Can We Do Better? J Neurotrauma. 2015:10.1089/neu.2014.3742.
6.    Gobert F, Le Cam P, Guerin C. Buying time to save a life: a 3-month "call in the dark for awareness" : A moral dilemma in predicting consciousness recovery. Intensive Care Med. 2016;42(10):1634-6.
7.    Harvey D, Butler J, Groves J, Manara A, Menon D, Thomas E, et al. Management of perceived devastating brain injury after hospital admission: a consensus statement from stakeholder professional organizations. Br J Anaesth. 2018;120(1):138-45.
8.    Rohaut B, Claassen J. Decision making in perceived devastating brain injury: a call to explore the impact of cognitive biases. Br J Anaesth. 2018;120(1):5-9.
9.    Fischer C, Luaute J, Nemoz C, Morlet D, Kirkorian G, Mauguiere F. Improved prediction of awakening or nonawakening from severe anoxic coma using tree-based classification analysis. Crit Care Med. 2006;34(5):1520-4.
10.    Kirkegaard H, Soreide E, de Haas I, Pettila V, Taccone FS, Arus U, et al. Targeted Temperature Management for 48 vs 24 Hours and Neurologic Outcome After Out-of-Hospital Cardiac Arrest: A Randomized Clinical Trial. JAMA. 2017;318(4):341-50.
11.    Faugeras F, Rohaut B, Valente M, Sitt J, Demeret S, Bolgert F, et al. Survival and consciousness recovery are better in the minimally conscious state than in the vegetative state. Brain Inj. 2018;32(1):72-7.
12.    Luaute J, Maucort-Boulch D, Tell L, Quelard F, Sarraf T, Iwaz J, et al. Long-term outcomes of chronic minimally conscious and vegetative states. Neurology. 2010;75(3):246-52.
13.    Leon-Carrion J, van Eeckhout P, Dominguez-Morales Mdel R. The locked-in syndrome: a syndrome looking for a therapy. Brain Inj. 2002;16(7):555-69.
14.    Grippo A, Carrai R, Scarpino M, Spalletti M, Lanzo G, Cossu C, et al. Neurophysiological prediction of neurological good and poor outcome in post-anoxic coma. Acta Neurol Scand. 2017;135(6):641-8.

]]>
news-2723 Fri, 02 Mar 2018 11:24:00 +0100 La simulation forme-t-elle bien les futurs soignants ? https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/la-simulation-forme-t-elle-bien-les-futurs-soignants " La simulation forme-t-elle bien les futurs soignants ? "

 

Par Nadia CHERCHEM

 

Infirmière en réanimation pédiatrique et référente de l’unité mobile douleur et soins palliatifs au CHU de Bicêtre. Aujourd’hui cadre de santé formateur à l’IFSI, membre du CLUD et membre du Groupe d’aide éthique à la décision médicale au CHU de Rouen

 

Article référencé comme suit :

Cherchem, N. (2018) « La simulation forme-t-elle bien les futurs soignants ? » in Ethique. La vie en question, mars, 2018.

 

La formation en simulation intéresse beaucoup le monde de la santé. Cette réflexion est issue du monde des industries à risque, considérées aujourd’hui comme ultra sûres. Pour recréer un environnement artificiel simulant le réel, la simulation met à disposition de l’apprentissage des soins de nouvelles techniques, des simulateurs, des mannequins connectés haute-fidélité et aujourd’hui un nouveau cap est franchi avec le casque de réalité virtuelle.

Dans le domaine de la santé, en Amérique du nord et dans de nombreux pays européens ce type de formation est déjà bien implanté, l’enjeu étant de faire reconnaître la valeur éducationnelle de la pratique en simulation au même titre que celle acquise en situation réelle auprès de patients. Aujourd’hui, la réflexion va plus loin et s’oriente vers la diminution du temps de stages au profit de la formation en simulation (1).

En France la formation clinique demeure le principal mode d’apprentissage de la pratique et repose sur l’accompagnement. Ce modèle de formation se trouve aujourd’hui confronté à plusieurs difficultés, une pénurie de place de stage, la variabilité de la qualité éducationnelle du stage et la difficulté pour les professionnels de santé à mener à bien leur mission de formation dans un contexte de politique de santé entraînant la réduction des personnels soignants. Aussi, la formation en laboratoire de simulation apparaît comme une solution intéressante. Devant ce déploiement promu par la Haute Autorité de Santé (H.A.S.), il semblerait que la simulation soit devenue l’Alpha et l’Omega de la formation initiale et continue des professionnels de santé et que ses avantages ne soient plus à démontrer.

Ces évolutions doivent-elles nous inquiéter ? Car la finalité de la formation des professionnels de santé n’est pas d’améliorer sa performance lors de prochaines situations simulées mais d’être capable de prendre soin d’un malade. La question qui se pose ici est aussi celle du transfert de la simulation à la prise en soin du patient et du rapport de l’apprenant avec l’objet technique. Former des professionnels de santé c’est prendre le soin d’éduquer aux soins, la mise en relation d’un savoir au service d’autrui et d’une pratique, qui n’est pas seulement l’application du savoir en lui-même. L’art de soigner est l’illustration d’un « juste milieu » : la médecine, comme l’éducation ne sont pas seulement connaissance, savoir mais aussi pratique d’une activité singulière, dont la finalité est de former, de soulager, de guérir. Une tèchnè qui se construit par l’expérience et génère la poïétique adaptée au cas singulier, un art en somme. Former aux soins c’est faire saisir l’essence du soin, donner de la consistance à l’action de soigner et ressentir des émotions. Ainsi, prendre soin ne nécessite pas seulement d’être un bon technicien, il y faut aussi de l’intelligence émotionnelle.

 

 

Du Réel au Virtuel

 

Qu’est-ce que le réel ? Vaste question. Ce concept définit l’ontologie, désigne ce qui existe en soi, en dehors et indépendamment de nous. Le réel est donc ce qui est, mais il ne peut se réduire à ce qui est matériel, au réel des faits empiriques. Le réel est aussi le réel abstrait des idées, des symboles, des lois et des vérités. Pour autant, cette distinction peut paraître contingente car le réel des idées ne peut se représenter sans le réel concret et le réel concret a besoin du réel des idées pour se penser. Ainsi, s’immisce l’idée que tout n’est pas dit réel de la même manière, qu’il y a des choses qui apparaissent plus réelles que d’autres, voire qui ne sont pas réelles du tout.

Communément nous associons le réel à la réalité. Le réel, est ce qui est. Pourtant nous ne pouvons l’appréhender qu’au travers de nos sens, nous ne parvenons à l’atteindre qu’au travers de ce qu’il est, pour nous. La réalité n’est pour nous rien d’autre que la façon dont les choses nous apparaissent. Elle est d’ordre phénoménal nous dit Kant (2), manifestation sensible de la chose, car ce que je peux connaître c’est seulement ce qui est donné par l’expérience. Le réel se définit donc par rapport à une réalité qui, elle, est empirique, qui désigne ce qui existe pour nous grâce à notre expérience. Ainsi, pour que les choses nous apparaissent il faut qu’elles existent, indépendamment du fait qu’elles se manifestent à nous. La réalité est donc plurielle et changeante selon les moyens techniques qui nous permettent d’explorer les phénomènes réels, nos perceptions, nos interprétations, les référents auxquels nos représentations renvoient pour traduire le réel qui nous échappe et auquel nous n’avons pas accès directement. Réalité et réel sont donc indissociables, ils sont les deux faces d’un même monde.

 

Depuis l’avènement des techniques numériques, le virtuel connaît aujourd‘hui un succès considérable. Virtuel, un terme couramment utilisé aujourd’hui pour qualifier la création d’un environnement artificiel au moyen de dispositifs techniques numériques élaborés. Nous parlons aussi de « réalité virtuelle » - confrontation de deux termes apparemment antinomiques. Quelle compréhension pouvons-nous en avoir ? Classiquement nous avons tendance à opposer le virtuel au réel, ce qui est opposé à l’absence d’existence. Virtuel désigne ce qui « n’existe pas de manière complète, ce qui n’appartient pas tout à fait au monde réel »(3). Le virtuel se définirait donc par rapport à la notion de réel - une précision qui laisse penser que cette tendance à opposer le réel au virtuel serait trompeuse. Le virtuel n’appartient pas tout à fait au monde réel. Nous insisterons sur le « pas tout à fait » : comme si le virtuel était un degré du monde réel. Nous ne disons pas « inférieur » ou « amoindri » car nous savons qu’il peut aussi être une « réalité augmentée ». Le virtuel serait donc, comme sur un nuancier de couleur, une teinte nuancée de la réalité, tout comme notre approche du réel, comporte des degrés. C’est ce que nous précise Gilles Deleuze : « Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel » (4). Aussi à la pleine réalité du virtuel, s’ajoute la notion de temporalité d’une réalité tangible susceptible de devenir réel de s’actualiser. Si nous considérons que le virtuel s’appréhende à partir du réel, nous pourrions dire aussi que le virtuel est une image, un reflet qui n’est donc pas la chose, la personne qu’elles sont, mais telles qu’elles nous apparaissent. Telles qu’elles nous apparaissent, non pas seulement selon nos perceptions, nos représentations, mais ici telles qu’elles nous sont transmises par des moyens techniques numériques, qui nous font apparaître alors des réalités construites. Le virtuel est alors simulation du réel, le « comme si » et aussi parfois le simulacre « le semblant ».

 

 

Qu’est-ce que la simulation haute-fidélité en santé ?   

 

En réalité il n’existe pas de définition consensuelle de la formation par la simulation. La définition retenue par la H.A.S. insiste beaucoup sur les caractéristiques hautement techniques de la méthode. Étymologiquement deux axes se dégagent du terme « simulation », similis : faire apparaître comme réelle une chose qui ne l'est pas, imiter jouer à faire « comme si » de simulare : feindre d’exécuter quelque chose, parodier, « faire semblant », ce qui s’apparente davantage au simulacre. Nous voyons ici que la simulation en santé ne peut se définir comme une parodie et que le but poursuivi par la formation en simulation est plutôt de « faire comme si ». Pourtant, cette ambiguïté doit impérativement être levée, dans l’approche de cette méthode d’apprentissage par les utilisateurs, qu’ils soient formateurs ou étudiants car apprendre le soin c’est apprendre l’essence du soin qui s’inscrit dans l’authenticité d’une rencontre, d’une relation et encore bien davantage lorsqu’il faut prendre soin en réalisant des soins très techniques. Ainsi nous ne pouvons former des professionnels de santé avec l’idée implicite d’un « semblant ».

Le problème est que pourtant dans le virtuel du monde numérique, nous avons l’impression de faire. Le virtuel peut nous faire apparaître les images comme plus présentes pour nous que dans la réalité. En cela les nouvelles techniques tendent à bouleverser les lignes entre le réel et le virtuel, et cela se complique encore lorsque nous abordons la réalité virtuelle. Le danger ne serait-il pas la capacité de créer une réalité virtuelle suffisamment convaincante pour que nous ne puissions plus la détecter comme telle ? Et en même temps plus nous savons que nous ne sommes pas dans la réalité, que « c’est pour de faux », moins nous accordons de crédit à ce que nous faisons. Aussi, cette réflexion fait apparaître clairement que les frontières entre le réel, la réalité et le virtuel, l’artificiel, sont ténues, se déplacent, changent, grâce ou à cause de la numérisation du monde réel, concret et idéel. Cependant le monde virtuel n’est nullement, nous l’avons vu, un monde faux. Pouvons-nous résister à ce mouvement, nous crisper ? Il est à craindre que l’inélasticité d’une telle posture ne nous soit alors plus défavorable encore et ne nous permette pas d’accompagner ce mouvement et lui donner du sens.

La formation par la simulation haute-fidélité permet de recréer le réel en pratiquant des soins sur des machines, des mannequins impressionnants de réalisme bardés de capteurs, d’électronique et d’informatique, connectés à un ordinateur chargé de leur pilotage. Il s’agit de pousser le réalisme au plus haut point afin que le mannequin imite le mieux possible le patient, simule la respiration, modifie ses paramètres physiologiques, parle au moyen d’une voix synthétique délivrant des phrases préenregistrées ou bien par la voix du formateur au travers d’un haut-parleur situé dans la bouche du mannequin. Face à ce type de simulation les avis des soignants en formation continue sont unanimes. « Le réalisme de ces situations est bluffant, c’est presque réel et en même temps pas tout à fait la réalité que nous pouvons vivre ». Ainsi la véracité de la situation n’est pas à démontrer pour autant elle n’est pas tout à fait le reflet de la réalité, sans que les apprenants puissent vraiment mettre de mots sur ce qu’ils ont vécu. Comment face à ce mannequin ne pas percevoir quelque chose de réel, peut-être même d’humain là-dedans ? Et n’est-ce pas d’ailleurs le but ? Nous parlons de « simulation haute-fidélité », idée de fidélité à la réalité, selon son degré d’exacte reproduction grâce à l’utilisation de nouvelles techniques. Ainsi la simulation haute-fidélité, autrement dit hautement fidèle à la réalité, la respecterait fidèlement, lui serait exactement conforme, un véritable hommage à la réalité. Pourtant, ne devons-nous pas nous questionner sur les possibilités d’expériences en simulation, en réalité virtuelle ? Jusqu’à quel degré de réalisme devons-nous aller ? Pouvons-nous imaginer la mort du patient virtuel, du mannequin en cas d’erreur de procédure, de mauvaise décision ? Quels en seraient alors les enjeux, les dangers pour les utilisateurs, apprenants, formateurs ? Quel impact ce type de formation pourrait avoir sur la prise en soins du patient et à quelles fins ? Car les finalités de ces techniques d’apprentissage sont d’acquérir des habiletés pour pouvoir les transposer dans le soin auprès du patient.

 

 

« Jamais la première fois sur le patient »

 

L’apprentissage de la pratique est un des socles importants de la formation infirmière. L’évolution des besoins en santé des populations, le bouleversement technoscientifique des prises en charges médicales, confronte le soignant à des situations de soins complexes. A cela s’ajoute l’augmentation de l’exigence de qualité et d’efficience. Aussi le slogan de la H.A.S. dans ses recommandations pour le développement des techniques de simulation en santé cible un objectif prioritaire qui est de libérer le patient d’une mission pédagogique qu’il n’a pas choisie et qu’il se voit contraint d’accepter. Ainsi, s’entraîner en simulation sur des mannequins connectés permet de se confronter aux soins sans s’essayer pour la toute première fois sur le patient, mais plutôt sur une machine qui ne souffrira pas de nos maladresses, erreurs, dans le contexte sécurisé de la situation simulée. Une idée séduisante qui contient pourtant également un paradoxe. Certes après un entraînement en simulation, les gestes seront sans doute plus sûrs, les procédures mieux maîtrisées, ce qui est un plus incontestable pour le patient. En même temps il y aura toujours une première fois où il faudra avoir le courage d’oser décider d’agir, une première fois qui aura toujours besoin d’être accompagnée. La première fois c’est la présence du nouveau, de ce qui n’a pas déjà été vécu et en cela la première fois est unique. Ce qui s’oppose à la première fois, ce sont toutes les autres fois, une expression, porteuse de souvenirs et de promesses et pourtant elle ne fait pas toujours rêver, il y a toujours du mystère, une part d’incertitude, d’imprévu dans une première expérience où la répétition n’existe pas. La part émotionnelle de toutes les premières fois est inéluctable, les première fois sont rarement spontanées : l’expérience est devant soi et pour la première fois on ne veut pas se tromper. Ainsi, une première fois n’est jamais vraiment sans préparation, n’est finalement jamais vraiment première nous dit Jankélévitch (5). Pourtant la première fois laisse son empreinte, inaugure le commencement et l’irréversibilité du devenir et fait que chaque fois est aussi la dernière, la première, parce qu’il n’y aura jamais de fois similaires. Aussi, la première fois reste un instant unique, rempli du mystère de l’imprévu et demande du courage, le courage de décider d’oser. Une première fois, une temporalité qui suppose le début d’une longue histoire de recommencement, fondatrice des autres fois, de l’avenir. Chaque expérience, même répétée reste singulière parce que chaque fois est en même temps la première dans une relation authentique avec le patient. Ainsi, il y aura toujours des premières fois, qui ne sont jamais sans préparation quel que soit le type d’initiation. Des premières fois où il faudra avoir le courage de décider d’oser, des premières fois qu’il faudra accompagner.

 

 

Les « digital natives » et la simulation

 

La pédagogie de la simulation, son caractère innovant utilisant le virtuel, la réalité virtuelle, le numérique ne peut que séduire nos étudiants issus de la génération appelée digital natives. La simulation favorise un apprentissage actif en impliquant des étudiants, enfants du numérique, friands d’informatique qui ne manifestent pas un grand intérêt pour les cours magistraux, l’apprentissage passif et le mode de réflexion linéaire. Aujourd’hui, les étudiants sont plongés dans les nouvelles techniques dès leur plus jeune âge, et apprennent différemment. La simulation en tant que mise en situation virtuelle, est une pédagogie particulièrement adaptée à cette nouvelle génération pour qui le temps passé « sur Facebook a autant de valeur que le temps passé dans le monde réel » (6). Une pédagogie qui apparaît ludique et créée un engouement partagé tant par les étudiants que par les formateurs et reprend bien le primat de Rousseau, faire naître le désir d’apprendre. Le désir d’apprendre crée par la promesse d’être immergé dans une situation simulée, que l’on présente comme un jeu, où vous réalisez des soins auprès « des mannequins plus vrais que nature, qui respirent, saignent, et réagissent aux soins selon un scénario préétabli. Ultra réaliste, la simulation sur mannequins haute-fidélité est la garantie d’une immersion instantanée et d’une belle montée d’adrénaline ! » (7) Ou encore, « Immergé dans un environnement médical virtuel 3D calqué sur la réalité, votre avatar numérique est confronté à un cas dont le scénario est écrit à l’avance, » où « les enjeux sont dédramatisés et vous pourrez explorer de multiples possibilités sans le stress des conditions réelles »(8), et où vous pourrez recommencer à l’infini des entraînements sur des simulateurs procéduraux et « devenir expert dans la maîtrise de ces gestes. » (9) Telles sont les formules employées dans les synopsis de ces outils de formation pour séduire les apprenants. Sur le mode du jeu éducatif on vous garantit « une belle montée d’adrénaline ! », mais virtuelle, entendons-nous bien « sans le stress des conditions réelles. » Ces simulations deviennent alors des moyens pour déclencher cette montée d’adrénaline, se faire peur à la manière des jeux vidéo d’horreur, des jeux violents de guerre, des simulateurs de pilotage.

Le but poursuivi par ce type de formation est-il de jouer avec la gravité de situations à risque ? Est-il de donner la satisfaction sensorielle d’une activité grisante procurant un condensé d’émotions ?

Cette recherche de sensations fortes traduit les valeurs dominantes de nos idéologies contemporaines que sont la performance, la recherche de plaisir, la nécessité de profiter de la vie, où les motifs intra-individuels d’engagement dominent. Est-ce les soignants que nous voulons pour demain ? En tant que professionnel de santé est-ce cela que nous venons chercher ? Etre immergé, faire l’expérience de situations virtuelles « sans le stress des conditions réelles ». Qu’aurait pensé Rousseau de telles expériences ? Certes nous suscitons le fameux désir d’apprendre, l’expérience en tant qu’élément incontournable de l’apprentissage si cher à Rousseau dans son projet publié en 1762 l’Émile ou de l’éducation (10). Pourtant, s’agit-il d’expériences de qualité ? Certes, il faut mettre la main à la pâte, mais pas n’importe comment non plus. Effectivement, le stress de la formation en situation clinique peut être un frein dans l’apprentissage des gestes techniques, des procédures. Pourtant, cette peur de mal faire est aussi la source de notre prudence lors de la réalisation des soins auprès d’un patient, un facteur d’application des gestes pour prendre soin. Aussi, il faudra un jour se confronter à ce stress, avoir le courage d’oser décider d’agir et la seule formation en simulation peut-elle le permettre ? C’est un fait de savoir faire en situation virtuelle, un autre d’en être capable en réalité où le simple fait de devoir bien faire est une pression. La simulation permet d’améliorer ses performances certes, mais virtuellement, sur des simulateurs et la véritable finalité de ces entraînements n’est pas d’améliorer ses performances pour la prochaine séance de simulation, mais de savoir faire auprès du patient. Devons-nous nous laisser séduire par toutes ces promesses, la promesse d’une formation où les enjeux sont débarrassés du drame humain, la promesse de devenir expert dans la maîtrise de certains gestes en nous permettant de recommencer à l’infini, de refaire, comme sur un simulateur de pilotage d’avion un atterrissage raté, ressusciter sa vie perdue dans un jeu électronique ?

 

 

Réversibilité et irréversibilité

 

La simulation introduit le virtuel, la contradiction entre le virtuel où tout est réversible et la réalité caractérisée par l’irréversibilité. « C’est pour de faux ! » Ainsi en simulation nous pourrions éliminer l’idée des changements irréversibles, ce qui peut aussi questionner lorsqu’elle a un but pédagogique d’entraînement à la gestion de situations cliniques au lit du patient. Un nouveau questionnement voit le jour ici : quelle prise de conscience aurons-nous de l’irréversibilité de nos actes, de nos paroles, de nos attitudes si nous apprenons en croyant que tout est réversible ? Ainsi, la question de la réversibilité des conséquences de nos actions induites par la formation en simulation doit aussi être traitée.

Ce qui est réversible est ce qui peut revenir à un état antérieur. Son opposé c’est l’irréversible ce « dont on ne peut inverser le cours, qui s'effectue dans une seule direction, sans possibilité de retour en arrière » (11). Qui n’a pas rêvé de remonter le temps soit pour revivre un événement heureux, soit pour modifier le passé ? Mais alors que signifierait ce retour en arrière possible ? Le réversible est-il possible dans la vie de l’homme ? En simulation, recommencer ce que nous n’avons pas réussi est possible. Mais ce retour en arrière de l’action est-t-il un retour à l’état antérieur ? D’un côté, nous pouvons dire que l’action première n’a pas de conséquence sur le patient puisque c’est un objet, une représentation virtuelle du patient qui n’a pas souffert de notre insuffisance. Le retour en arrière est possible. Nous paramétrons de nouveau le mannequin et nous pouvons recommencer. Pourtant, le temps a passé, à faire une première fois, à refaire. Du temps s’est écoulé, un temps qui va toujours de l’avant et ce temps-là n’est pas réversible. Pendant ce temps, par cette expérience l’apprenant a changé, il a appris de son erreur - s’il est accompagné - pour mieux faire la prochaine fois. Il ne s’agit pas d’un complet retour à l’état antérieur pour l’étudiant. Ce qui n’est pas sans nous faire penser à Héraclite qui soutient que tout est en perpétuel changement et s’oppose à l’idée de permanence ; il proclamait « On ne peut pas entrer une seconde fois dans le même fleuve, car c'est une autre eau qui vient à vous… » (12) Si je perds de vue la finalité de cet entraînement et que je me comporte comme si c’était un jeu, ou ce que je fais, je peux le défaire toujours. Quel sens a alors cet apprentissage ? Ma responsabilité aura-t-elle encore un sens si je n’apprends qu’en pensant que ce que je fais je peux le défaire ? Or ce qui est fait ne peut être défait dit Hannah Arendt et « contre l’irréversibilité et l’imprévisibilité du processus déclenché par l’action le remède ne vient pas d’une faculté éventuellement supérieure [et] ce qui peut être fait ne peut être défait » (13).

 

 

Qu’induit le simulateur dans notre rapport au patient ?   

 

La première question qui se pose ici est celle du rapport de l’apprenant avec l’objet technique. L’homme n’est pas seulement un utilisateur d’objets techniques, il intériorise aussi les potentialités de l’objet. La question est de savoir si lorsque je m’approprie les potentialités de l’objet technique - un simulateur - je serai capable de bien me conduire non pas avec l’objet mais avec un patient ? Est-ce que cela pourrait modifier ma façon d’être soignant ? Le danger ne serait-il pas de me conduire avec le patient comme avec l’objet technique ?

Ainsi se pose la question du transfert de l’apprentissage en simulation depuis les métiers de l’aéronautique vers les métiers du soin. La culture industrielle aéronautique a pu incorporer les techniques de formation par la simulation en réalité virtuelle, la culture soignante le doit-t-elle au motif de la performance comme dans le domaine précédant ? D’autant que même pour ces industries, l’amélioration des savoir-faire reste discutable, en particulier concernant les modifications de comportement en situation de crise.Le patient ne doit pas être l’objet de la technique soignante, le soignant ne doit pas devenir lui-même une machine qui exécute des protocoles. C’est notre culture du soin qui nous permettra de réguler le phénomène.

 

 

Conclusion

 

Il est illusoire de penser qu’il suffit de bien faire les soins, d’être un bon technicien, pour prendre soin. La disposition à prendre soin, prédisposition des candidats aux métiers de soignants, à l’entrée en formation, doit être éveillée et renforcée lors de la formation. Prendre soin en réalisant des soins invasifs, très techniques auprès d’une personne vulnérable n’est pas à la portée de tous et nécessite un désir de cheminement dans le cadre d’une culture soignante.Former des professionnels de santé c’est prendre le soin d’éduquer aux soins, la mise en relation d’un savoir au service d’autrui. Prendre soin ne nécessite pas seulement d’être un bon technicien, il faut aussi de l’intelligence émotionnelle. La formation par la simulation permet-elle de convoquer les émotions du prendre soin ?

 

Notes

(1) H.A.S., « Rapport de mission État de l’art (national et international) en matière de pratiques de simulation dans le domaine de la santé. Rapport du Nursing Midwifery council, https://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2012-01/simulation_en_sante_-_rapport.pdf

(2) Kant E. Critique de la raison pure ; trad. De A. Renaut, Flammarion, Paris, collection Poche 2006

(3) Hansen-Love L. (dir), La philosophie de A à Z, Paris, Hatier, 2011, p. 467

(4) Deleuze G., Différence et Répétition ; Puf, Collection: Epimethée, 2011(5) Jankélévitch V., La mort ; édition Flammarion, Paris 1981, p. 288-289

(6) Dagnaud M., Génération Y, les jeunes et les réseaux sociaux, de la dérision à la subversion. Éditions les presses de Sciences-po, septembre 2011, collection nouveaux débats

(7)-(8)-(9) Les outils de simulation, Département de simulation en santé iLumens, in ilumens.fr/les-outils-de-simulation-new-theme/(10) Rousseau J.J., Émile ou de l'éducation ; Garnier, Paris, 1951

(11) Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales

(12) Fouillée A., Extraits des grands Philosophes, Librairie Delagrave, 1938, p. 25.

(13) Arendt H., Condition de l’homme moderne ; trad. de G. Fradier, Agora, Pocket, Paris, 2016, p. 302

]]>
news-2724 Fri, 02 Feb 2018 10:38:00 +0100 Medecine narrative et philosophie https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/medecine-narrative-et-philosophie Un chapitre d'ouvrage sur "MÉDECINE NARRATIVE et PHILOSOPHIE" écrit par des membres de l'École éthique de la Salpêtrière  Un chapitre d'ouvrage sur "MÉDECINE  NARRATIVE  et  PHILOSOPHIE" écrit par des membres de l'École éthique de la Salpêtrière

"MÉDECINE  NARRATIVE  et  PHILOSOPHIE. Langage et interprétation pour prendre soin de l’autre : quand l’écoute devient éthique"

 

par Christian TANNIER, Praticien Hospitalier, Ancien Chef du Service de Neurologie, Hôpital de Carcassonne.

Christophe FROT, Praticien Hospitalier, Service de Rhumatologie, Hôpital Cochin, Assistance Publique Hôpitaux de Paris.

Thierry du PUY-MONTBRUN, Praticien Hospitalier, Service de Gastro-Entérologie, Hôpital Léopold Bellan, Paris.

Christian MARTENS, Allergologue,Service de Rhumatologie, Hôpital Cochin, Assistance Publique Hôpitaux de Paris.

Laure GONTARD, Praticien Hospitalier,Service de Psychiatrie, Hôpital de Maison Blanche, Paris.

Serge PERROT, Professeur des Universités-Praticien Hospitalier,Faculté de Médecine de l’Université Paris Descartes,Centre d’étude et de traitement de la douleur, Hôpital Cochin Hôtel-Dieu, Assistance Publique Hôpitaux de Paris.

Véronique LEFEVBRE DES NOETTES, Praticien Hospitalier, Psychiatrie du sujet âgé, Hôpital Emile Roux, Assistance Publique Hôpitaux de Paris.

Article référencé comme suit :
Tannier C., Frot C., Puy-Montbrun du T., Martens C., Gontard L., Perrot S., Lefebvre des Noëttes V., (2018) "Médecine narrative et philosophie. Langage et interprétation pour prendre soin de l'autre : quand l'écoute devient éthique "  in Ethique. La vie en question, fév. 2018.

NB  : L'article se trouve en version PDF au bas du document.

 

 

« Aimer quelqu’un c’est l’entendre raconter sa vie et la lui raconter à son tour, et exister en général c’est le récit de sa vie. Alors le récit peut être de telle ou telle nature, héroïque, comique, et cetera...  Mais il faut un récit, il faut raconter, il faut relater, il faut transformer sa vie dans une chose qu’on peut dire. Nous avons tous besoin d’un récit pour exister »

Michel Serres. 

 

 

Écouter l’autre souffrant

 

S’adresser à un sujet, à un personnage, par un effort d’écoute empathique, accéder à sa souffrance, quelle qu’elle soit, par l’analyse de sa narration, faire de cette démarche un geste éthique étayant l’humanité de la relation de soin, tels sont les points de rencontre entre la philosophie et la médecine narrative, que nous nous proposons d’aborder dans ce chapitre. Le but n’est évidemment pas d’être exhaustif, mais de donner quelques repères permettant de tracer l’influence de la philosophie sur les concepts de la médecine narrative. Commençons par la naissance du sujet, qu’il est légitime de rapporter à la réflexion cartésienne.

 

1)    La naissance du sujet : Descartes, apports et limites

 

Cherchant ce dont on ne peut douter, Descartes, par une géniale intuition, aboutit à cette vérité, « si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler  » : je pense, donc je suis. Ce cogito est une intuition fulgurante, qui jaillit dans l’instant : je me saisis moi-même et je suis certain d’exister pendant tout le temps que je pense. Cette expérience subjective de soi, à la première personne, reste une donnée très moderne en occident, à la base de la notion de sujet, conscient de soi, autonome et capable de liberté, interprétant le monde à sa façon. Elle renverse complètement le monde de la philosophie grecque, pour laquelle le cogito, ergo sum n’a aucun sens. Dans la Grèce antique « le monde de l’individu n’a pas pris la forme d’une conscience de soi, d’un univers intérieur définissant, dans son originalité radicale, la personne de chacun  ».

Reconnaissons donc à Descartes d’avoir initié la philosophie du sujet, qui est un des piliers de la relation de soin que tente de privilégier la médecine narrative : le soignant, au sens large, médecin ou non-médecin, s’adresse à un sujet original, qui possède son monde intérieur et extérieur. Cependant, l’illustre philosophe qui a donné son nom à l’Université dans laquelle est enseignée la médecine narrative,  prête le flanc à quelques critiques :

D’abord Descartes va « manquer » deux dimensions essentielles fondant la relation de soin : celle de l’intersubjectivité et de l’écoute empathique d’une part, celle de la construction de l’identité par la narration d’autre part. Ces deux autres piliers, qui soutiennent la médecine narrative, fondent une éthique du soin : il s’agit de rendre son humanité à une médecine moderne que la préoccupation technoscientifique éloigne de la  rencontre entre deux sujets.

Car le dualisme de Descartes, séparant l’esprit (ou âme) du corps et abordant le corps sous un angle strictement mécanique (nous ne serions à ce niveau que de « subtils automates ») est à l’origine à la fois du prodigieux essor de la médecine technoscientifique, mais également des dérives dans lesquelles risque de nous entrainer le concept de « corps-objet ».

Nous allons donc envisager les origines philosophiques des notions d’intersubjectivité et d’empathie, qui passent par la révolution phénoménologique et l’herméneutique,  avant de développer l’importance du récit dans la constitution de l’identité et dans l’éthique de la relation de soins.

 

2) Du sujet à l’intersubjectivité et à l’empathie : Husserl

 

La philosophie n’a pas toujours pensé la relation intersubjective. On a beaucoup reproché au cogito cartésien son solipsisme  : si l’ego constitue la seule réalité existante, le risque est double. D’une part, celui de l’hypertrophie du moi, ce moi-je qui doute de tout, ce « moi haïssable » ainsi que l’écrivait Pascal. D’autre part, ce moi  « souffre et jouit indissolublement d’un égoïsme originel  », et  définir l’homme par l’ego risque de le condamner à un égoïsme structurel, obstacle infranchissable pour l’autre qui se voit réduit à l’objet car, pour connaitre, l’ego ne peut que mettre à distance . C’est cela même qui interdit tout processus empathique car ce que l’ego rencontre c’est le corps de l’autre – un corps-objet – mais jamais l’autre dans sa globalité. D’où la conclusion sans appel : « Fondamentalement, l’ego exclue l’alter ego  » s’opposant par là et de façon radicale à toute possibilité d’empathie.

Husserl s’appuyant sur  la phénoménologie , va au contraire affirmer dans les Méditations cartésiennes que ce qui est premier n’est pas la subjectivité d’une conscience individuelle réduite au cogito, mais l’intersubjectivité, c’est-à-dire la relation entre les consciences : ma conscience va découvrir celle de l’autre comme elle a découvert le monde, par l’intentionnalité. Pour Husserl en effet, la conscience n’est pas une substance dans laquelle le monde s’imprime passivement, mais elle est fondamentalement intentionnelle, c’est-à-dire que c’est l’acte de conscience qui nous fait apparaitre le monde et lui donne un sens, la connaissance des objets du monde n’étant donc que pure subjectivité. Ainsi, selon la formule célèbre des Méditations cartésiennes, qui sera reprise par Sartre, « toute conscience est conscience de quelque chose  », ce qui constitue la définition même de l’intentionnalité.

Cependant la conscience intentionnelle  d’Husserl appréhende l’alter ego, non pas comme un objet du monde, mais comme une relation intersubjective. Par la « noèse » (l’acte de la conscience intentionnelle), l’ego va accéder à l’alter ego. Citons P. Ricœur :

« La Ve Méditation cartésienne tente de combler la grande lacune du cartésianisme, qui ne comporte aucune théorie de l’existence d’autrui. Elle établit qu’autrui est un être qui se constitue « dans » mon Ego, mais qui s’y constitue précisément comme un autre Ego, qui m’échappe, qui existe comme moi et avec lequel je peux entrer dans une relation réciproque  ».

Il s’agit bien d’une relation entre sujets autonomes, comme le précise Husserl : « Admettre que c'est en moi que les autres se constituent en tant qu'autres est le seul moyen de comprendre qu'ils puissent avoir pour moi le sens et la valeur d'existences et d'existences déterminées ». Il y a donc entre deux sujets une reconnaissance réciproque d’équivalence dans le pleinement-être sans pour autant en faire les mêmes. En d’autres mots il me faut reconnaitre l’autre, non en tant qu’identique à tous les autres c'est-à-dire se fondant dans un moule excluant toute singularité, mais en tant qu’autre comme-moi-sans-être-moi avec ses mêmes prérogatives singulières. C’est ce qui permet l’empathie.

L’empathie (traduction de : Einfülhung) constitue pour Husserl le fondement de l’intersubjectivité et de l’accès à la connaissance de l’alter-ego : par un acte volontaire, je peux me mettre en imagination à la place d’autrui, interpréter son vécu psychique et son comportement : « Cette théorie de l’expérience de ce qui est étranger, c’est ce qu’on appelle théorie de l’empathie  ». E. Stein, élève d’Husserl, dira que l’empathie, c’est « l’expérience de la conscience d’autrui, la manière dont l’homme saisit la vie psychique de son semblable  ». Cette connaissance de l’autre s’effectue essentiellement à travers la perception de ses affects, et plus particulièrement de leur perception extérieure et corporelle, phénoménologique : un visage rayonnant me laisse deviner sa joie, me permet de la ressentir. Mais ce sentiment ne se mélange pas  au mien, je suis capable de le distinguer de ce que je ressens moi-même. On parle donc bien  de saisir les vécus d’autrui tels que lui-même les a vécus, et non en les réduisant à son propre champ de conscience.

L’empathie, pour le soignant et l’aidant, outre la capacité d’être affecté par ce que ressent autrui, est aussi un effort pour entendre  les affects et les représentations du patient, une attention et une disponibilité à sa souffrance ainsi qu’à ses questionnements. Il s’agit de recevoir et de comprendre son point de vue, de le reformuler, de mettre des mots sur son émotion, d’assouplir sa propre subjectivité, de ne pas se cabrer sur des certitudes, de savoir s’effacer par rapport à ce que dit le patient. C’est finalement la capacité d’entendre la parole (ou les signes non verbaux) de l’autre et d’admettre qu’elle peut différer de la sienne et qu’un dialogue entre niveaux différents de conscience est possible. N. Depraz, commentant la conscience intentionnelle d’Husserl, insiste sur cette véritable conversion nécessaire de l’activité consciente et de l’attention , qui doit passer d’un mouvement dynamique de soi vers le monde à un mouvement de simple accueil et d’écoute, d’un « aller chercher » à un « laisser venir », un « laisser se révéler ». Il y a là « attente sans connaissance du contenu qui va se révéler ». C’est ce temps que R. Charon nomme la « diastole », par opposition à la « systole » de l’interprétation. Ainsi Husserl et les phénoménologues nous recommandent lors de l'écoute active du patient de suspendre tout jugement, tout savoir, tout préjugé, toute croyance. Il ne s'agit pas de nier ou de négliger ce que nous pensons immédiatement de ce patient et de sa problématique, de sa vie et de rejeter comme fausses nos premières opinions, mais de ne plus y adhérer naïvement pour être en mesure d’en interroger le sens. 

Cette dimension de la conscience attentionnelle, avant même d’être intentionnelle, possède une résonance éthique intrinsèque, liée à l’expérience de l’altérité, puisqu’il s’agit d’être non seulement attentif, mais aussi affecté et attentionné face à l’autre. On reconnait ici les compétences de la médecine narrative : savoir écouter, absorber, interpréter et être ému par le récit des patients.

L’empathie n’est pas qu’une disposition psychologique ; elle est aussi une vertu éthique et, de ce fait, s’apprend, se cultive et s’entretient, dans des réunions, des enseignements et des échanges. Kant nous disait bien qu’il fallait certes penser par soi-même et en accord avec soi-même, mais aussi penser en se mettant à la place de tout autre, ce qu’il appelait la pensée élargie . Essayer de voir la réalité d’un autre point de vue que le sien, savoir-faire un « pas de côté » par rapport à ses propres conceptions du monde, c’est pour le soignant à la fois respecter son patient en tant que sujet autonome et s’enrichir soi-même à son contact. On rejoint ici le constat de base de la médecine narrative : la signification d’un récit provient et est créée par la rencontre du conteur et de l’auditeur ou lecteur.

Levinas fera même de cette rencontre avec l’autre une responsabilité première, primitivement éthique, ontologiquement éthique : c’est la crainte pour autrui, la crainte pour la mort de l’autre homme, qui fonde la responsabilité. Mais Levinas semble se situer en fait en amont ou en deçà de l’intersubjectivité, car le lien avec autrui n’est pas celui qui nous rattache à un proche ou à un malade particulier , mais une obligation impérieuse envers l’autre, représenté par un visage impersonnel : «  La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux !… Ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas » .

Revenons donc à l’intersubjectivité, pour dire que sa première condition, c’est de ne pas réduire l’autre à un objet, et singulièrement à un corps-objet. C’est ce que nous allons maintenant développer.

 

3)    Les conditions de la reconnaissance de l’autre : l’insuffisance du corps-objet

 

Les dangers d’un  dualisme radical

Le primat des sciences « dures » tant dans la sélection des étudiants, au sortir du baccalauréat, que tout au long des années d’étude atteste clairement de l’adhésion de la médecine au discours de la science et de la technique. C’est là son credo, sa croyance en un savoir qu’elle veut objectif et universel. Elle s’y abandonne caressant l’espoir de posséder et maitriser la totalité de l’homme-vivant. L’être se voit réduit au corps et le corps à la mécanique, à un super « lego ». C’est à la dénonciation de ce contre-sens que participe la médecine narrative au nom de la personne – de l’être incarné, unique, singulier, insubstituable porteur d’une histoire à nulle autre pareille qu’est le malade. De fait, une médecine du corps-objet n’aurait de médecine que le nom puisque n’ayant pour seul langage que celui de la science elle n’aurait d’autre issue que de réduire le malade à sa maladie oubliant ainsi que le patient est aussi biographie, qu’il est une complexité qu’informe l’expérience dans un temps-bio, celui de sa vie – expérience indéfectiblement  liée à l’autre tant l’altérité est seule à même de donner sens à une histoire, à son histoire. Pour que le malade ne soit pas maladie, pour que sa singularité historique expulse le symptôme hors du champ de la neutralité organique, pour qu’elle soit reçue en tant que telle par le soignant il faut que puisse s’instaurer entre médecin et malade un espace de liberté – liberté que chacun donne à l’autre d’accéder à son être dans un élan empathique afin que nul ne soit ob-jet.

Comment sortir de l’isolement où nous enferme le concept « corps-objet » ? En refusant la fracture dualiste telle que la finalisa Descartes pour asseoir la science. Pour la fonder il a primé l’âme (ou l’esprit : il ne les distingue pas ) : seul l’entendement connait.

« Nous ne concevons les corps que par la faculté d’entendre qui est en nous, et non point par l’imagination ou par les sens, […] nous ne les connaissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous les touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée  ».

Le corps n’est donc d’aucun secours pour qui veut connaitre, pire encore il est obstacle car les sens nous trompent, nous font voir l’oasis là où elle n’est pas, où nous disent que le bâton plongé dans l’eau est brisé. La sentence ne se fait pas attendre : « je ne suis point cet assemblage de membre que l’on appelle le corps humain […] je suis une chose qui pense  ». Ainsi s’instaure une extra-territorialité indépassable du corps – en qui il n’y a aucun esprit – qui amène Descartes à être le premier à le penser comme une machine, à le comparer aux horloges, aux fontaines, démarche fondatrice de la médecine moderne puisqu’elle permet, par l’objectivation du corps, de traiter le malade comme s’il n’était qu’un objet de soins. Certes, il faut se garder de trop simplifier le dualisme de Descartes ; même s’il a une très haute idée de l’âme, de l’esprit et de la conscience, il  n’a jamais nié les interactions de l’âme et du corps. Dans ses lettres, notamment à Elisabeth, Descartes précise sa pensée et affirme même qu’il y a deux choses qui définissent l’âme humaine, « l’une est qu’elle pense, l’autre, qu’étant unie au corps, elle peut agir et pâtir avec lui  ». Cependant, l’histoire de la pensée médicale a retenu le dualisme fondamental de Descartes et sa responsabilité dans le concept de corps-machine : si le corps est machine, la médecine  est réparation, avec en prime l’avantage considérable pour celui qui en devient le technicien que contrairement au malade la maladie n’a pas d’ « état d’âme ». On sait les dérives d’une telle médecine, on mesure son caractère réducteur et ses conséquences : gestion et non pas soin, uniformité au détriment de toute singularité, mode d’emploi et non plus histoire. Telle est L’erreur de Descartes  qu’Antonio Damasio a dénoncée en démontrant que « la capacité d’exprimer et de ressentir des émotions fait partie des rouages de la raison  » ce qui veut dire que les sens sont indispensables à la connaissance : la totalité du corps doit être mobilisée pour que soit opérationnelle la capacité de raisonner. La pensée n’est pas causa sui, autonome comme se suffisant à elle-même. Ne sait-on pas d’ailleurs, depuis Aristote, que rien ne se peut en l’homme sans la conjonction de l’âme et du corps ?


La phénoménologie nous propose de distinguer le corps et la chair. Ce qui spécifie un corps c’est sa structure organique (matérielle) mais ce qui spécifie le corps de l’homme c’est qu’il est chair, cette chair par laquelle je suis du monde, cette chair rebelle à toute réduction scientifique car « n’étant pas composée de particules ni d’atomes mais de plaisirs et de souffrance, de faim et de soif, de force et de joie  », cette chair vivante, histoire d’une vie, fresque à nulle autre pareille. Ne pas l’oublier : c’est ce à quoi s’attache la médecine narrative.

Mais  l’écoute empathique, la rencontre avec l’alter ego, le refus de l’objectivation, nécessaires à la relation de soin, ne peuvent cependant suffire à la résumer. Il faut aussi accéder à l’histoire d’une vie, à la compréhension de l’identité de ce sujet maintenant malade, de ce personnage qui ne résume pas à sa maladie. Savoir interpréter un récit puis accéder à la reconnaissance de l’identité d’un personnage grâce à la narration sont deux étapes de la médecine narrative que la philosophie peut éclairer.


4)    L’herméneutique et l’identité narrative : « l’ars interpretendi » d’Aristote à Nietzsche


Depuis l'Antiquité, l'herméneutique (du grec hermenéia, interprétation) désigne l’art, la technique de l’interprétation (ars interpretandi) et les règles associées (regulae interpretandi), qui permettent d’interpréter les textes classiques (herméneutique littéraire), les textes bibliques (herméneutique biblique), les canons et textes législatifs (herméneutique juridique), Originellement, herméneuein est lié à Hermès, le messager des dieux, ce qui signifie faire connaître la volonté d’un autre, l’expliquer et la traduire. Dans sa signification contemporaine, l’herméneutique peut être envisagée comme l’analyse des phénomènes impliqués dans l’interprétation des textes et des événements.

Dès l'Antiquité, les philosophes se sont intéressés à cet art, qui recouvre aussi bien l'interprétation des œuvres poétiques que l'art divinatoire. Dans le Ion, Platon (428 env.-env. 347 av. J.-C.) soutient que l'hermèneia (en l'occurrence la déclamation et le commentaire des poèmes par les rhapsodes) ne saurait constituer ni une technique pouvant être enseignée ni, à plus forte raison, un savoir digne de ce nom. A sa suite, Aristote (385 env.-322 av. J.-C.) introduit le concept d'interprétation dans son Traité de l'interprétation, en se focalisant sur l'interprétation de la réalité que le langage rend possible. L'interprétation n'est pas ici subjective, mais objective.

Pour Aristote, le ressenti d’une maladie  s’’exprime différemment selon les individus, et c’est l’individu qu’il faut guérir. À circonstances « égales » tel signe clinique survient chez les uns, est absent ou diffère chez les autres, cette disparité signant la spécificité du symptôme qui est toujours celui de quelqu’un. Si bien que ce qui est en jeu n’est plus la maladie ou la souffrance de l’homme mais d’un homme, d’une biographie singulière :

« Ce n’est pas l’homme, en effet que guérit le médecin, sinon par accident , mais Callias ou Socrate, ou quelque autre individu ainsi désigné, qui se trouve être, en même temps, homme. Si donc on possède la notion  sans l’expérience , et que, connaissant l’universel, on ignore l’individuel qui y est contenu, on commettra souvent des erreurs de traitement, car ce qu’il faut guérir avant tout, c’est l’individu  ».

C’est cet individu qu’il faut considérer – ce qui fait qu’il est lui et non « comme tout le monde », c’est cet « inaccessible à la science » qui le spécifie qu’il nous faut lui reconnaitre pour s’interdire d’en prendre la maitrise comme on le ferait d’une mécanique. Soigner c’est aussi s’ouvrir au dévoilement et de l’autre et de soi. C’est se donner le temps et le cadre pour que s’exprime, se formule dans le langage qui conviendra – verbal ou non verbal – l’ « unique » de ce patient. C’est au fond créer les conditions de la catharsis c'est-à-dire de la possibilité de l’extériorisation voire de l’épuration des passions. C’est ce qu’avait décrit Aristote en observant les effets des spectacles dramatiques. C’est en s’appuyant sur l’écoute de la musique qu’il en démontra toute l’efficacité :

« Quand ces gens ont eu recours aux mélodies qui jettent l’âme hors d’elle-même, ils sont ramenés, du fait des mélodies sacrées, à leur état normal comme s’ils avaient pris un remède et subi une purification  ».

La musique, comme le théâtre, ou la psychothérapie partagent cette capacité d’évacuer les émotions, de les mettre au jour c'est-à-dire en pensée. L’écriture et sa lecture en font tout autant. Pour agir sur les passions il faut pouvoir les formuler ce que facilite le récit et son écoute qui reçoivent ce dire encore in-sensé pour lui donner sens.

 

Nietzsche et la joie de l’interprétation :
Nietzsche est celui qui va véritablement annoncer l’herméneutique dans sa dimension expérimentale et sa subjectivité féconde, ramenant l’interprétation au statut de processus artistique (ars interpretendi) : « Quoi ! Il faudrait comprendre une œuvre exactement comme l’époque qui l’a produite ? Mais on en tire plus de joie, plus d’étonnement et même plus d’enseignement si on ne la comprend justement pas ainsi ! N’avez-vous pas remarqué que toute œuvre nouvelle et belle possède sa moindre valeur tant qu’elle reste exposée à l’atmosphère humide de son temps, – précisément parce qu’elle est encore trop chargée de l’odeur du marché, de la polémique, des plus récentes opinions et de tout l’éphémère qui périt du jour au lendemain. Plus tard elle se dessèche, son « actualité » se dissipe – alors seulement elle reçoit son éclat profond et son parfum et même, si elle y est destinée, son calme regard d’éternité . »

Plus récemment, Gadamer (1900-2002) élève de Heidegger, décrit, dans Vérité et Méthode paru en 1960, une théorie de la compréhension des œuvres d’art et énonce une formule célèbre « l’être qui peut être compris, est langage  ». Pour Gadamer, l'art est la mise en œuvre de la vérité et il y un continuum entre l’être de l’art, son histoire et le langage.
    


5)    Ricœur et la reconnaissance de soi


S’il est un point où la pensée des modernes marque une avancée sur celle des Grecs concernant la reconnaissance de soi, nous dit P. Ricœur,  c’est au plan de la connaissance réflexive de soi-même, du self. La notion de self a été introduite par J. Locke  pour désigner cette continuité de la conscience de soi, en différents temps et lieux, grâce à la mémoire des expériences vécues, formant ainsi la représentation mentale de notre identité. Ce self, cette conscience de soi grâce à la mémoire (que Ricœur désigne aussi sous le vocable d’ipséité), dépasse le cogito cartésien :
 

« Chez Descartes, il n’y a pas de « conscience » au sens de self. […] Le cogito n’est pas une personne définie par sa mémoire […] Penser n’implique pas de se souvenir d’avoir pensé. Seule la continuation de la création lui confère la durée  ».

Descartes est donc l’inventeur du cogito, du Je, qui s’exprime au présent, Locke, est celui du self, du soi, qui s’exprime dans la durée, et Ricœur est le penseur de l’identité narrative, celle qui raconte le self, celle qui fait, comme le dit R. Charon, que nous ne sommes pas seulement un corps, mais aussi une conscience de soi, que nous ne sommes pas seulement faits de caractéristiques universelles, mais que nous sommes une singularité, que nous ne sommes pas si facilement connaissables par la techno-science, mais aussi une mystérieuse construction de notre mémoire et de notre conscience.

Il s’agit en fait d’introduire la notion de « personnage », centre d’un « récit ». La personne, c’est l’abstraction, « l’homme considéré abstraitement des qualités, négatives comme positives, qui font de lui un personnage aimable ou détestable, admirable ou méprisable, grand ou misérable  » Cette personne abstraite transcende sa condition actuelle par sa simple appartenance à l’humanité, qui lui assure une dignité absolue et inconditionnelle. Le personnage au contraire, c’est la persona que cet homme endosse, le rôle qu’il joue dans le théâtre de la vie, ce qui peut aussi se définir par le mot « sujet ».

Chacun, en tant que « soi » ou self, cherche son identité à l’échelle d’une vie entière ; il est son histoire, chacun devient le personnage de sa vie. Il s’agit de regrouper en une narration cohérente les éléments d’une vie hétérogène, où le hasard, les événements contingents, la suite diverse des intentions et des causes deviennent récit, en permanente construction. Seul le récit d’une vie répond, nous dit Ricœur, à la question « Qui suis-je ? » : « Répondre à la question “qui ?”, c’est raconter l’histoire d’une vie […]. L’identité du qui n’est donc elle-même qu’une identité narrative  ». « Le récit construit l’identité du personnage, qu’on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l’histoire racontée. C’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du personnage  ».

Cette cohérence narrative constitue, comme le souligne encore P. Ricœur, une dimension essentielle de l’homme capable et autonome, une marque de puissance, à la base de l’estime de soi : est autonome « un sujet capable de conduire sa vie en accord avec l’idée de cohérence narrative  ». Or ce n’est pas simple, la cohérence narrative représente même une « compétence de haut niveau », qui s’éduque. Faute d’avoir acquis la maîtrise de l’identité narrative, on peut aboutir à l’impuissance à s’attribuer une identité quelconque, et c’est vrai en particulier lorsqu’on est fragilisé par la maladie et que l’estime de soi de délabre.

C’est alors au travers du récit et de la parole des autres que l’identité narrative peut se maintenir. Il ne s’agit pas de juxtaposer chronologiquement des faits, mais de leur conférer une dimension historique qui permet au sujet de retrouver une cohérence. Comme le dit O. Sacks : « Pour ramener le sujet humain – le sujet affligé, luttant, souffrant – au centre du débat, il nous faut approfondir l’anamnèse jusqu’au récit et au conte : car c’est seulement là que nous avons à la fois un « qui » et un « quoi », une personne réelle, un patient confronté à la maladie – à la réalité physique  ». C’est également le sens de la belle apologie du récit que nous propose M. Serres, dans la phrase citée en début de ce chapitre.

Si la famille du patient, si les soignants maintiennent par la parole et l’écrit, mais aussi par les photographies ou les films,  le récit d’une vie, alors ils ont en main l’identité narrative de celui dont ils sont désormais responsables, et ils en sont les garants . Il s’agit en quelque sorte d’une « transfusion de sens ». La narration faite par autrui, qui se réfère au passé pour mieux assurer l’identité présente, renforce l’image de soi d’un patient dont l’identité s’effrite.

La narration est à la base du maintien de l’estime de soi, car celle-ci est fondée sur la conscience que nous avons de notre manière originale et irremplaçable d’être au monde, de pouvoir agir sur lui et de raconter notre histoire. Il s’agit d’un véritable travail de sécurisation narcissique.

Selon Ricœur, et on rejoint ici parfaitement la théorie de la médecine narrative, les règles de construction du récit autobiographique sont le mêmes que celles d’un roman, avec une mise en intrigue des évènements, un début et une fin. Et on pourrait ajouter avec une épiphanie, c’est-à-dire la révélation du nœud de l’histoire, « la prise de conscience et d’évidence soudaine de signification  », permettant une vraie rencontre entre le soignant et le soigné.  

P. Ricœur décrit dans Temps et Récit la façon dont le temps de l’action, de l’expérience humaine, se transforme en récit, puis comment à son tour le récit influe sur l’action, car il nous a fait découvrir quelque chose de nouveau : « le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur le mode narratif, et le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle  ». Ce sont les trois phases de la « Mimésis  ». Après un premier mouvement de « précompréhension » de l’action (sa traduction langagière en termes de sémantique, de médiation symbolique, de déroulement dans le temps), vient la phase essentielle de configuration du récit, de mise en intrigue, d’introduction de l’imaginaire, de formation d’une histoire signifiante dont la conclusion est parfois imprévue. Le troisième moment est celui de la fécondité du récit, qui re-figure le temps de l’action : l’auditeur ou le lecteur changent ou modulent leur action et leurs sentiments en fonction du récit reçu ou composé, en reconstituant le monde dont il est porteur. Il s’agit, au mieux, d’un cercle vertueux  qui enrichit notre monde, le récit ayant une fonction de médiation symbolique entre deux temps de l’action.

La mise en récit devrait donc permettre au patient de conforter son estime de soi, mais aussi au médecin d’accéder à une meilleure compréhension de la maladie de son patient, à travers son histoire racontée ; on pourrait même ajouter que la pratique du récit devrait favoriser l’empathie, car « elle consiste en une expérience de pensée par laquelle nous nous exerçons à habiter des mondes étrangers à nous-mêmes ».   

Ces trois piliers de la médecine narrative : intersubjectivité, écoute empathique, accession à l’identité par le récit d’une histoire, fondent une éthique permanente du soin. Laquelle ?

 

L’inscription du récit de soi dans une éthique du soin

La médecine moderne est devenue d’une efficacité impressionnante pour guérir ou traiter nombre d’affections aiguës ou chroniques. C’est une médecine technoscientifique, analytique, qui  découpe et analyse le corps et les organes dans leur fonctionnement et leurs dysfonctionnements, qui cherche à tout connaitre, s’attache à trouver des lois universelles, est basée sur la statistique et trouve son point d’aboutissement dans l’evidence based medecine (EBM),  productrice de normes et de standardisation. Sa connaissance et sa pratique semble incontournables. Etre un bon médecin, c’est d’abord être compétent et expert dans son domaine. Mais c’est aussi arriver à appliquer humainement ce qu’il sait. Et c’est cela qui est difficile . Car la médecine technoscientifique est potentiellement deshumanisante, parce qu’elle favorise l’objectivation du corps aux dépens de la subjectivité de l’être, l’universel et la statistique par rapport au singulier, l’image aux dépens de l’écoute et de l’examen clinique, le codage technique du savoir par rapport à la narration.

Ainsi la médecine narrative s’inscrit-t-elle dans une éthique qui ne rejette pas la médecine nécessairement objectivante (replaçant la plainte du malade dans un référentiel connu), mais est en même temps attentive à la subjectivité du malade (sa plainte telle qu’il la vit, inscrite dans son histoire personnelle).  C’est une éthique qui nécessite de véritables qualités morales de la part des soignants, et non pas seulement des dispositions psychologiques : vigilance et compétence, mais aussi disponibilité à l’expression des besoins d’autrui, intelligence sensible permettant de s’ouvrir à l’autre, dans sa fragilité et son altération, de manière empathique et imaginative. Cette éthique du souci de l’autre ne vient pas seulement compléter le diagnostic technoscientifique tel un récit qui viendrait adoucir la médecine basée sur les preuves ; il s’agit d’emblée d’intégrer la maladie et la démarche diagnostique dans une anamnèse narrative.
 

Ces qualités s’apprennent et se cultivent au sein d’une organisation de soins qui fait place à la réflexion éthique ; elles s’ancrent alors dans l’exercice même du métier de soins. Alors le récit prend-il lui-même une dimension éthique, car il est la traduction littéraire des émotions, jugements, désirs, valeurs, qui animent la relation intersubjective.
 

Bibliographie
1- Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 2000 et Aristote, Les Politiques, trad. Pierre Pellegrin, Paris, GF Flammarion, 1993, p. 543.
2- Descartes, Discours de la méthode, Paris, Hatier, 2006 et Descartes,  Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1953.
3-Kant E., Critique de la faculté de juger, Paris, GF Flammarion, 1995.
4-Locke J., Essai sur l’entendement humain, II, 27, § 8 et suivants, Paris, Vrin, 2001.
5-Husserl E., Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1950,  p. 197
 Méditations CartésiennesIntroduction à la phénoménologie. Trad. par Emmanuel Levinas & Gabriell Peiffer. Paris,  J. Vrin, 2014
La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard2004
6-Levinas E., Éthique et infini, Paris, Poche, 2006, p. 79.
7-Ricœur P., La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 124
 Temps et récit 1, Paris, Seuil, 1983, p. 105.
 Temps et Récit 3, Paris, Seuil, 1991, p. 446.
Le Juste 2, Paris, Esprit, 2001.
Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
8-Henry  M., Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 140.

]]>
news-2726 Wed, 06 Dec 2017 12:19:00 +0100 In memoriam Dody Bensaïd https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/in-memoriam-dody-bensaid In memoriam Doby Bensaid


Body bensaid et l'écoute par le medecin d'une sexualité qui parle et qui ne parle pas

Par Pierre Jakob

 

Dody Besaïd, diplômée il y a quelques années de l'Ecole éthique de la Salpêtrière, nous a quittés. Pour lui rendre hommage, Pierre JAKOB évoque l'écoute particulière qu'elle a initiée, au regard particulier de la sexualité.

Article référencé comme suit :
Jakob, P (2017) "In memoriam Dody Bensaïd. Dody Bensaïd et l’écoute par le médecin d’une sexualité qui parle et qui ne parle pas"  in Ethique. La vie en question, déc. 2017.

NB  : L'article se trouve en version PDF au bas du document.

Dody Bensaïd, médecin gynécologue et psychiatre, initia un groupe de réflexion avec quelques collègues, (notamment un psychanalyste, et  une biologiste pour citer les plus actifs et réguliers) pour que les médecins soient à hauteur d’écoute, de l’intensité de ce qui se jouait pour les patients et pour eux, s’agissant des maladies sexuellement transmissibles, et spécialement de la maladie du sida.       

 

Qu’est-ce que l’écoute ? Guidés par l’image immédiatement présente dans le mot, nous la pensons faite par l’attention bienveillante d’un tiers expert auprès d’un patient ou plus généralement d’une personne en demande ; or, ce que montre tout au long des années où ce groupe de réflexion a été actif, soit des années 87 aux années 91, années contemporaines de l’émergence du Sida, c’est que l’écoute pour devenir consciente d’elle-même, aussi bien sur le plan de la réflexion après-coup qu’au sein de la consultation, a besoin de cette chambre d’écho qu’est le groupe de réflexion.

 

 

Différence avec la manière de Balint

 

Il faut tout de suite éloigner les malentendus et la volonté de réduire les choses au bien connu : il ne s’agit pas d’une version récente d’un groupe à la manière de Balint. S’il est important de le préciser, sans vouloir rien enlever à l’avancée toujours encore nouvelle  de Balint, c’est pour deux raisons, aussi importantes l’une que l’autre : la première raison est que, régulièrement, pour essayer de se rendre compte de ce qui avait lieu dans le groupe, la question de savoir, si oui ou non, le groupe était en réflexion sur le mode de Balint, a surgi ; la seconde raison est que le groupe ne pouvait prendre une pleine conscience, ou plutôt une conscience pleinement explicite, de ce qu’il était en train de mettre au jour. En un certain sens qui sera développé tout au long de ces remarques, la réflexion des personnes présentes, de son noyau régulier certainement,  reprend bien l’esprit de questionnement de Balint quant à ce qui est de ce qu’est vraiment écouter au sein d’une consultation ; la conscience précise du groupe qu’il ne s’agissait pas d’un travail à la Balint, indique fortement que pour faire vivre l’esprit  d’un Balint, il faut savoir changer de forme et de méthode : avis à ceux qui se croient fidèles à bon compte !    Pour aller très vite, en faisant violence à la richesse des échanges et des interrogations soulevées au long des heures de réflexions partagées, un certain nombre de tensions très remarquables et dignes d’attention peuvent être relevées :   

-le patient est l’analyseur de la position du médecin : comme le mort saisit le vif, ainsi la présence du patient définit l’exercice du praticien, malgré  qu’il en ait,    

-la présence de la sexualité, des affections qui lui sont liées, transforme l’exercice du praticien qui ne peut en user avec elles  à l’égal d’autres affections,   

-l’image du corps, dans les MST, est bien différente des images du corps ailleurs, et cette différence implique, au-delà des cadres qu’il veut ou peut fixer, le praticien,    

-la vie sexuelle divise la question de la transmission, en en faisant bien autre chose que le passage d’un contenu d’une personne à une autre, transmettre ici n’est pas passer un relais, et le relais passé se mettre en repos,    

-une question s’impose de plus en plus fortement, au long des échanges, qui est celle de l’intensité : un certain nombre de pensées et de performances de pensée, ne sont possibles qu’à un certain degré d’intensité, cela qui vaut pour le patient, vaut aussi pour le groupe, et n’est pas sans conséquence pour la régularité de sa fréquentation,    

-la réflexion du groupe est impitoyable, sans aucun désir de l’être, pour toute volonté de formuler une éthique générale, la mort saisie seulement dans sa proximité, renversant alors les idées convenues du vivant et du médecin : la vie que défend la médecine, n’est pas la vie que vit celui qui est dans la proximité de la mort.

 

 

La spécificité de la place de la sexualité dans l’exercice thérapeutique   

 

Il suffit de parcourir, en cette vue cavalière, ce qui émerge des conversations retranscrites, pour en apercevoir et la nouveauté et l’importance d’une pareille réflexion, dont il me paraît, encore une fois, de souligner qu’en elle, l’action a précédé la conscience, sauf sur un point, capital, à savoir qu’il fallait se mettre à réfléchir sur la place de la sexualité dans l’exercice thérapeutique, parce qu’il n’était pas possible, d’aligner l’exercice thérapeutique dans un même modèle, quelles que soient les affections,  les propos et les histoires  des patients. Chacun de ces points reçoit du travail des séances un poids singulier. L’écoute en est redéfinie de manière très originale tout au long : le collectif est nécessaire pour soutenir chacun dans l’incertitude et lui permettre de l’habiter. La réunion des sensibilités, des compétences très diverses qui vont du biologiste au psychanalyste, au généraliste comme au gynécologue, les autorise à vivre, les yeux ouverts, leur incertitude : il y en a une preuve négative dans le fait que ceux qui sentent cette incertitude comme menaçant leur exercice habituel, ne font qu’une apparition dans le groupe où souvent ils se signalent par des discours qui explicitent comment ils s’arrangent pour court-circuiter le risque de la parole du patient. L’importance de ce séjour dans l’incertitude se marque tout autant dans l’impossibilité, malgré quelques espoirs, peu soutenus et peu revendiqués, de déterminer soit des thèmes, soit des directions : la floraison des questions surgies de cette incertitude, et leur pertinence, balaiera toujours l’illusion de pouvoir "ordonner" à l’avance les chemins de l’échange. C’est un peu comme si le groupe était contraint de se soumettre à cette pédagogie de l’écoute qui se travaille  à l’intérieur de lui-même : entendre dans l’après-coup ce qui a été écouté dans le colloque singulier, ou bien écouter sa propre réflexion réveiller tel ou tel fragment du passé, qui n’avait jamais été vu ainsi, c’est découvrir comment l’écoute se travaille collectivement, et nous met à distance de la fadeur des discours sur l’empathie, fadeur  qui laisse toujours la puissante prise du patient sur le praticien dans l’ombre. Que l’importance de l’écoute, cela se travaille collectivement, voilà une vérité qui débarrasse de  plus d’une illusion, et oblige à prendre en considération la fragilité du praticien, spécialement quand mort et sexe sont en jeu. Les échanges comme les défections montrent bien que la tentation du déni, et l’affirmation des routines, sont de puissantes forces qui veulent occuper le terrain ; ceux qui se refusent à faire droit à l’incertitude ressentie, évitent, du même geste, une réflexion sur leur écoute, que ce soit au milieu de leurs pairs, comme au sein du colloque singulier avec le patient.     Que l’écoute soit l’objet d’une approche collective où le collectif se constitue dans des géométries aléatoires, voilà un solide objet de réflexion dont l’écho ne s’arrête pas à la date de la dernière séance du groupe.   

 

 

Le patient comme analyseur de la médecine et du médecin   

 

Cette incertitude dont le groupe s’est emparé, à laquelle sa sensibilité a osé se confronter, ne lui venait pas seulement de lui-même : le patient, dans les maladies sexuellement transmissibles, joue comme un analyseur de la médecine et du médecin. Malgré qu’il en ait, et quoi qu’il pense, le praticien se trouve soudain installé sur une scène inédite qui n’a rien à voir avec son rôle de prescripteur : cette scène comprend toujours un plus grand nombre de personnes que les deux du colloque singulier du médecin et de son patient. Les autres partenaires, sans considération de temps, sont présents et habitent la relation duelle ; le médecin se trouve pris dans une histoire à plusieurs, au sein des couples et au sein  des rencontres. Cette situation n’est pas transposable et est propre au colloque concernant les maladies sexuellement transmissibles.  La place d’analyseur (notion qui a son origine dans la psychiatrie et la pédagogie institutionnelles, où elle traite les conflits comme ce qui analyse, de manière supérieure à toutes les représentations, la culture d’une institution) est justifiée par ce qui est rapporté des réactions des patients : ainsi telle patiente s’indigne de devoir se traiter comme traitement du conjoint et s’écrie "je ne suis pas une pommade !", manifestant que la thérapeutique implique tout autre chose qu’une intervention sur un trouble que le remède réduit. La reconnaissance et l’appropriation par les personnes de leur corps propre est bien différente du côté de la sexualité de ce qu’il est dans une autre affection : c’est ce qui est nié avec constance et astuces par ceux qui ne veulent pas se trouver "analysés" par le patient ; le médecin doit accepter de piétiner dans des atermoiements, des dérobades, avant de pouvoir entrer en relation avec ce qui se joue pour le patient.

 

 

La sexualité dont on parle et l’autre qui est muette

 

Dody Bensaïd note qu’il y a deux sexualités dans le discours qui lui est tenu  par les patients : une sexualité dont on parle, une autre qui reste muette. Qui n’est pas attentif à cette double présence, ne peut vraiment être un interlocuteur : il ne sera pas présent au moment du véritable cri qui ne s’adresse qu’à une oreille capable d’entendre. Faute de cela, le praticien joue au docteur et mime ce  qu’il fait habituellement dans une autre prescription ; faute d’être branchés sur l’analyseur, ce que permettent le groupe et sa réflexion, certains ne le savent pas, mais ils jouent au docteur, comme certains enseignants jouent au maître.     La capacité d’analyseur du patient connaît encore d’autres performances qui s’imposent au médecin : le groupe découvre que la manière de se battre pour la vie du côté des patients séropositifs, n’a rien à voir avec la manière dont la médecine se bat pour la vie : que de malentendus pour qui ne veut voir que la représentation convenue de la vie ! Plus compliquée encore est la transformation que subit la notion de responsabilité : en cas de risque de contamination, le médecin doit s’en tenir à ce qui a lieu dans le colloque singulier, en aucun cas, il n’est là comme un agent de santé publique. Il s’agit bien d’entrer dans des conduites et des pensées qui deviennent son apanage et ne peuvent être traitées depuis la place publique : les réflexions du groupe disent aussi cela, qu’il y a une responsabilité sui generis du médecin qui ne peut se nourrir de rien d’autre que de sa position par rapport à son métier, de rien d’autre que de sa force à pouvoir définir lui-même sa mission et son métier ; il est facile  de voir que cela puisse rebuter et n’attire pas foule. L’analyseur met aussi la médecine au-delà du corps morcelé selon les spécialités médicales : ce qui est justifié ailleurs, ne vaut plus ici.

 

 

Une figure nouvelle de l’éthique    

 

Ces déplacements violents où le praticien ne peut simplement définir sa place de manière banale et standardisée une fois pour toutes, comme agent du savoir et de la guérison, font que la figure de l’éthique en reçoit des traits nouveaux : les discussions du groupe font éprouver que la réflexion éthique s’affadit jusqu’à la banalité si elle a lieu  en dehors des tourments du cas particulier ; il apparaît très vite aux participants que des problématiques qui ont l’air d’être recevables, comme celle de dire ou non la  vérité au patient, sont dérisoires par rapport à la complexité de ce qui se joue pour eux ; la question de la vérité que beaucoup éludent derrière des faux-fuyants, n’est absolument pas décisive dans la relation complexe où le médecin est entraîné au milieu de la personne du patient et de toutes celles qui lui sont liées. Comment être médecin dans cette dépossession de la maladie qui lui arrive dans les MST ?    

Comment être et rester un interlocuteur dans une relation où la vie, l’espoir et le désespoir n’ont évidemment pas le même sens de l’un à l’autre ? Comment faire avec l’intensité de ce qui est apporté s’agissant du sexe et de la mort, intensité qui emmène la pensée dans des actes qui lui sont impossibles à froid ? Rester un interlocuteur là où la compassion, si elle est exigée, n’est qu’un minimum, il y a bien là matière à réflexion que le bien connu et le convenu ne peuvent suffire à donner. Se trouve aussi questionnée la transmission elle-même, et cette question, apparemment théorique et lointaine par rapport à ses mécanismes, parfaitement descriptibles, met en jeu le médecin ; de même qu’il se trouve inséré, qu’il le veuille ou non, dans la réalité des échanges entre tous les partenaires de la vie sexuelle, d’hier et de demain, de même il rencontre la dualité profonde de cette notion de transmission. La transmission recouvre en effet deux choses très différentes selon que nous pouvons la définir par son objet ou son courant : transmettre un bien, un droit, c’est donner une chose qui reste bien la même, avant et après le geste de la transmettre, alors que transmettre la vie comme transmettre la maladie, c’est s’inscrire dans un courant où quelque chose dont nous ne décidons pas les destins, continue, sans renvoyer d’abord à la décision d’un donateur. La réalité et la prégnance de ce qui est transmis, dans le cas de la vie et de la maladie, va avec l’ignorance et l’inconscience des donateurs et des receveurs : le surcroît de précautions, sur lequel, à juste titre, insistent les campagnes d’alerte, n’est jamais qu’une espèce de revanche rétrospective sur cette mise hors-jeu de la volonté prédictive et attentive. Cela questionne bien évidemment le médecin, pour de tout autres raisons que la simple enquête philosophique : c’est en effet lui-même qui est au centre de la transmission, c’est lui qui la met en évidence, c’est  lui qui fait remonter le cours du temps et de l’histoire !     

 

 

Il ne s’agit ici que de parcourir dans une vue cavalière une enquête d’une richesse et d’un courage tout à fait exceptionnels ; sous l’égide de Dody Bensaïd, les personnes qui ont maintenu leur présence et leur curiosité là où d’autres ne voyaient pas de lièvre à courir, nous livrent un objet de réflexion qui non seulement n’a pas vieilli, mais bien au contraire nous met devant un problème qui vient à la rencontre de toute personne attentive à la différence entre deux mondes, d’égale dignité certes, mais radicalement différents – le savoir et la connaissance. Le praticien intervient au titre de son savoir des sciences et des techniques,  qui le mettent en situation de nommer et de décrire, et quelquefois d’agir de manière à restituer les choses de la santé ; en revanche, celui qui  se découvre atteint et que le diagnostic rencontre en toute ignorance et inconscience, (sans moraliser une seconde ces termes) celui-là est dans un rapport inédit et singulier, non transférable d’une personne à une autre, à la vie, à la sexualité et à la mort. Ce qui est remarquable dans l’entreprise initiée par Dody Bensaïd, est ce pari tenté de rendre consciente cette place d’intersection entre savoirs et connaissance, alors que la tentation est de fuir cette place impossible, en se cantonnant dans l’une ou l’autre place. Le médecin en elle avait compris que le trans- de la transmission visait la place du médecin, comme peut-être aucune autre situation.

]]>
news-2727 Sun, 05 Nov 2017 10:59:00 +0100 Une bouteille à la mer : Michel Malherbe parlant d’Alzheimer https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/une-bouteille-a-la-mer-michel-malherbe-parlant-dalzheimer Découvrir une bouteille à la mer : le philosophe Michel Malherbe parlant d’Alzheimer Découvrir une bouteille à la mer : le philosophe Michel Malherbe parlant d’Alzheimer 


par Bertrand QUENTIN

Agrégé et Docteur en philosophie. Maître de conférences HDR à Paris-Est Marne-la-Vallée Laboratoire LIPHA EA7373
Responsable du Master 1 de Philosophie parcours "éthique médicale et hospitalière appliquée" (Ecole éthique de la Salpêtrière)




Critique de l’ouvrage de Michel Malherbe, Alzheimer. La vie, la mort, la reconnaissance. Une chronique et un essai philosophique, Paris, Vrin, 2015.

Article référencé comme suit :
Quentin, B (2017) "Découvrir une bouteille à la mer : le philosophe Michel Malherbe parlant d’Alzheimer"  in Ethique. La vie en question, nov 2017.

NB  : L'article se trouve en version PDF au bas du document.

Nous développons dans cet article des points non développés dans l’article que nous avons déjà consacré à cet ouvrage et publié dans le N°68 de la revue Cités (Cités, N°68, déc. 2016, pp.171-184).

Michel Malherbe est philosophe et universitaire, spécialiste d’auteurs du XVIIIe siècle mais Alzheimer. La vie, la mort, la reconnaissance paru chez Vrin en 2015 nous parle de bien autre chose puisqu’il est le compte-rendu de ses observations et de ses réflexions philosophiques sur la maladie d’Alzheimer. Son épouse Annie en fut atteinte à l’âge de soixante ans passés. Depuis lors, dix années de vie et de déclin se sont écoulées qui l’ont menée dans un établissement spécialisé où, du lit au fauteuil et du fauteuil au lit, elle subsiste, nous dit-il, à l’état grabataire ("Gir 1" selon la nomenclature de la dépendance).

 


L’ouvrage mêle l'autobiographie de ces visites à l'unité Alzheimer á des discussions philosophiques où les grands philosophes sont conviés tour à tour (Aristote, Levinas, Locke, Kant, Scheler etc.). Et cela, dans un va-et-vient avec le portrait cocasse (ou cruel) de ces différents résidents aux maladies neurodégénératives. Il dialogue avec un interlocuteur qui es censé être plein de bienveillance et d'optimisme "levinassien" et Malherbe nous fait sentir à chaque fois que pour lui ce discours "ne tient pas". Car l’Auteur nous dit assister à une "dénaturalisation ontologique" (225) de sa femme.
L’interlocuteur fictionnel lui parle d’elle et lui demande : "est-ce que vous la reconnaissez comme celle qu’elle a été et que vous avez connue ?" Je réponds : "Oui, sans doute, mais cette question évidente en cache une autre qui l’est beaucoup moins : est-ce que je la reconnais, elle, non pas telle qu’elle a été mais telle qu’elle est à présent, est-ce que je la reconnais dans son humanité ?" (89). "Je n’ai pas de peine à identifier Annie : je sais qu’elle est comme à l’accoutumée près de la fenêtre, elle a même apparence, elle conserve certaines attitudes qui lui sont familières ; bref, j’en sais assez d’elle pour l’identifier sur le champ. Et néanmoins je me demande si je la reconnais, car la maladie l’a proprement rendue méconnaissable. Et je dis : "Non, ce n’est pas elle, c’est maintenant quelqu’un d’autre" ou pire, tant ma frustration est grande : "elle n’est plus là, il n’y a personne"" (183-184). "Voilà l’objet de mon discours : comment reconnaît-on un être humain ?" (9).
Voilà donc le drame vécu par l’Auteur dans toute son acuité, drame qui n’est pas une élucubration philosophique. Michel Malherbe doute de l’humanité de sa femme. "Un échec de communication traduit un déficit d’expression, et ce déficit traduit un appauvrissement d’être. Une telle conclusion est assurément dérangeante" (164). Tout cela peut être "dérangeant" mais l’Auteur, en philosophe, ne veut que la vérité, la lucidité. "Ne racontons pas d’histoire […] C’est la maladie qui désormais gouverne l’avenir et ce n’est pas un avenir" (125). "les faits sont les faits" (144).
Michel Malherbe ne va pas "nous raconter d’histoire". Ce sera la Maladie d’Alzheimer décrite brutalement. Mais en même temps le livre laisse bien apparaître des moments de bénédiction. Pourquoi ne sont-ils pas davantage soulignés ? Avançons donc dans le propos.



Des doutes à perte de vue

L’Auteur conçoit sa tâche comme scientifique, c’est-à-dire que rien ne doit être dit sans preuve avérée. Les récits d’accompagnants sur les manières d’être et les paroles de malades d’Alzheimer sont donc sujets à caution, partant trop facilement du présupposé que le résident en question serait "comme nous", orientant ses actes et ses dires vers un sens. "dans notre relation avec les patients alzheimer : nous avons beaucoup de difficulté à partager leurs pensées et leurs sentiments ; même par sympathie ou par raisonnement, leur vie propre nous est devenue en grande partie inaccessible" (135). Vincent Descombes dans Le parler de soi (2014) précisait une distinction qu’il faudrait faire entre "relation intersubjective" et "relation sociale" : "Une relation intersubjective s’établit entre deux sujets à travers des actes indépendants les uns des autres sur le modèle dialogique : dans un dialogue, je dis quelque chose pour être entendu, je pose une question pour qu’on me réponde, mais le seul fait de parler ou de questionner ne suffit évidemment pas à faire que quelqu’un m’entende ou me réponde" (Descombes : 229-230). "Une relation sociale s’établit entre des personnes lorsqu’elles coopèrent […] la première a accompli sa part d’un acte social à condition que la seconde en ait accompli la part complémentaire" (230). Tout "acte intersubjectif" n’est donc pas encore "un acte social". Par exemple, "entre le professeur et l’élève, la relation est intersubjective quand elle est seulement tentative de communiquer, mais elle est sociale quand elle est une relation d’enseignement, car le professeur n’a enseigné que si quelqu’un a été enseigné" (230). Dans la situation qui nous intéresse, Michel Malherbe se désole donc que ses actes en direction d’Annie ne soient jamais "sociaux", même si toujours des tentatives "intersubjectives".


Mais Malherbe revient chaque jour retrouver sa femme avec l’espérance qu’elle sera enfin là, se disant à chaque fois : "Aujourd'hui Annie va me reconnaitre et je vais la reconnaitre" et repartant le plus souvent déçu. Une phrase scande le livre : "Demain, je rendrai de nouveau visite á Annie".

La mystique levinassienne de l’Autre ne peut satisfaire un vrai philosophe
    Le propos sera particulièrement acide à l’égard du discours éthique ambiant (dit "levinassien") qui ne dépasserait pas le niveau de l’opinion : "Ainsi l’éthique sait-elle se placer d’emblée dans le registre pratique, un registre où la vérité de l’énoncé est entièrement suspendue à sa force d’influence. "Alzheimer, une  personne quoi qu’il arrive", dit le titre d’un récent ouvrage collectif. Pareil titre n’annonce pas une étude, mais édicte un mot d’ordre : tout être humain doit être considéré comme une personne […] Un noble propos mais qui évite ainsi la question qui fâche et qui serait-celle-ci : que reste-t-il, de fait, de la personne à un stade avancé de la maladie ?" (21). L’hagiographie n’est pas de la philosophie : "L’autre est devenu l’Autre. Cette représentation de la relation à l’autre fondée dans l’autre ne manque pas de grandeur ni d’attrait ; elle a été parée des plus belles couleurs. La légende dorée de Voragine multipliait en son temps, pour l’édification du lecteur, ces sortes de récits où l’innocence martyrisée triomphe à la fin du bourreau, impose aux lions le respect et transforme l’arène romaine en la communauté des saints" (36-37). L’Auteur veut, lui, toujours être du côté des faits (on se souvient : "les faits sont les faits" (144)). "l’addition […] se monte non seulement à une réelle diminution de qualité de  vie mais à ce qu’il faut bien qualifier comme une réelle diminution d’être, une diminution d’être qui ne prête guère au rebond éthique cher aux défenseurs de l’autre. De là à conclure à une réelle diminution d’humanité, il n’y a qu’un pas qu’on n’osera pas tant il susciterait d’indignation. Mais l’indignation est une passion, elle ne vaut pas raisonnement" (48). L’Auteur semble ici accepter de prendre des gants. Mais dans bien des cas, il s’en passera : "quand je dis : "Annie a le visage fermé et le regard fixe, elle est absente", je ne me contente pas de dire que son apparence a changé et contredit son comportement habituel d’être toujours souriante ; je dis : "elle est absente"" : ce qui est dire : non seulement elle n’est plus Annie, mais elle n’est plus car Annie ne peut être sans être Annie. La perte d’identité a un coût ontologique" (187-188). La dépersonnalisation est supposée arriver à son terme : "Est-on sûr qu’il y ait encore quelqu’un dont on puisse dire qu’il souffre et qu’il meurt ?" (10).

Kant par défaut ?
"J’agirai donc, mais par obligation. Il faut être rendu aux extrémités pour n’avoir plus à connaître que l’impératif catégorique" (68). Mais pour agir de manière kantienne, il faut présupposer que l’autre est une "fin en soi", une "personne". Et là le scepticisme de Malherbe revient sempiternellement : "on ne gagne rien à délayer la notion de personne sinon à rendre sentimental le devoir que l’on a de considérer tel le patient" (79). Le devoir kantien ne peut être teinté de sentiments. Il postule la "personne". Il se donne comme règle de faire "comme si" l’autre était une personne. Et là encore Malherbe a du mal à être kantien jusqu’au bout. "On ne s’habitue pas vraiment au comme si ; et si l’on n’y prenait garde, on se ferait cynique tant la réalité contredit l’apparence" (103). Les doutes de l’Auteur sont tels qu’il en vient à voir de l’hypocrisie dans toutes les pratiques "kantiennes" du "comme si".

Hypocrisie à l’infini ?
 "Entrez dans un établissement. La politique de l’établissement […] est à juste titre d’entretenir l’illusion d’une vie normale, et les familles, pourtant déchargées de la tâche, voudraient que cette vie "normale" soit "comme à la maison"" (93). L’Auteur a bien conscience des avantages que cela peut apporter aux résidents et pourtant, il résiste encore : "Sans ce souci de la convenance, sans ce sens de ce qui se fait [repas en commun, semainier dans un joli cadre, la visite] la maladie serait intolérable. Toutefois, l’on entre ainsi, et irrémédiablement, dans la sphère du mensonge" (67). L’EHPAD est également fait pour accueillir les familles, les proches. Est-ce un "mensonge" que de vouloir rendre plus agréable un cadre de vie ? Il y a du Alceste chez Malherbe. Un Alceste qui ne laisse pas d’être dur avec lui-même : "Mon semblable, ai-je dit ? Hypocrite ! Sa vie n’a plus rien à voir avec la mienne. Aujourd’hui même, ne me suis-je pas enfui avant l’heure ?" (67). Pourquoi serait-il si dur ? Parce que selon lui il ne faudrait pas édulcorer le mal réel qu’est Alzheimer.

Alzheimer comme mal absolu ?
Dostoïevski invoquait contre l’existence de Dieu la mort de l’enfant innocent. Michel Malherbe n’est pas loin d’invoquer son épouse Annie, transformée par la maladie. "Elle saisit délicatement un cheveu sur sa manche, le porte à sa bouche et le mâche consciencieusement. Mais comment une telle extravagance est-elle possible ? Comment une telle corruption de la conscience humaine peut-elle se faite ? […] Qui peut accepter qu’un être humain arrive à un tel état d’inhumanité, à une pareille corruption qui est pire que sa destruction ?" (283). On croirait ici entendre Primo Levi nous dire "Considérez si c’est un homme Que celui qui peine dans la boue etc.» (Si c’est un homme). Malherbe évoque  "une expérience qui ne se partage pas, quoiqu’elle soit également faite par d’autres" (8). On peut le suspecter par moment de tomber dans ce travers de l’empathie égocentrée (note a) quand il dramatise à l’extrême le vécu du malade d’Alzheimer : "Annie tient entre ses mains sa Bible de poche qu’elle a tant pratiquée […] mais aujourd’hui, les caractères sont trop petits pour ses yeux. Elle déchire consciencieusement plusieurs pages. Elle s’arrête et dit distinctement : "il n’y a plus rien" […] Que puis-je à ce rien ? Rien. Jamais je ne connaîtrai le fond de sa misère" (128-129). Annie vit-elle ce qu’elle vit comme une souffrance atroce ? On peut en douter. Est-elle dans une souffrance psychique terrible en disant ce "rien" ou simplement dans une constatation blanche. C’est son époux qui, ici, vit cet événement comme une misère, parce que lorsqu’on se nourrit de livres on n’imagine bien le vide d’une vie qui ne le peut plus. De même lorsqu’il dit : "je crois savoir ce qui ne va pas, le monde a cessé de lui être familier ; ne lui reste que cette conscience de soi, souffrante. Or, dites-moi, quel est l’intérêt d’être encore conscient de soi quand on a perdu la connaissance du monde ?" (133). L’Auteur poursuit dans ce qu’il veut être la description du fond de l’horreur : "On leur met un grand bavoir autour du cou. L’irréparable devenu ordinaire, l’insupportable se répétant à chaque repas" (68). A Auschwitz, on usait de procédés dégradants pour humilier les hommes qu’on y avait enfermés et leur dénier par système leur qualité d’homme. Que Michel Malherbe soit choqué devant le spectacle d’adultes affublés de bavoirs peut s’entendre. Mais il n’y a pas ici la monstruosité d’un système à volonté déshumanisante. Il faudrait savoir raison garder. On voit à quel point l’Auteur a été atteint par l’expérience qu’il vit. Mais un doute apparaît. Devant la répétition de ses jugements noirs (qui se veulent objectifs, philosophiques, scientifiques) on ne peut pas ne pas suspecter un élément dépressif. Devant une musicothérapeute qui s’est démenée pour animer une activité musicale avec quelques résidents : "La musicothérapeute dit pour finir : "vous avez été formidables, merci de votre participation". Je ne sais s’il faut rire ou pleurer" (177). Peut-être qu’il ne faut ni rire ni pleurer mais accepter, à défaut d’admirer.


On l’a compris, la maladie d’Alzheimer ne serait pas un aspect d’un individu mais deviendrait son essence ("la maladie apparaît rapidement comme beaucoup plus qu’un simple événement qui ajouterait à l’existence (s’être marié, avoir un nouveau travail), ou qui lui retrancherait quelque chose (avoir vendu sa maison), car, à proprement parler, le patient est devenu alzheimer : cet accident est devenu son essence" (193)). L’Auteur va jusqu’à qualifier cette maladie de mode  d’être "sortal". Il n’y aurait plus des "personnes" mais des "sortes" d’humains. "il s’apprésentait auparavant sous la sorte personne et […] dorénavant nous l’appréhendons sous la sorte alzheimer" (193-194). "Que cette désorientation soit devenue un mode d’être sortal, j’en ai la preuve dans le fait que les différences que je peux constater (il y a celle qui déambule, celle qui roucoule etc.) sont les variantes d’une même réalité uniforme qui est la cause de leur similitude. A la limite, je pourrais dire qu’ils sont substituables les uns aux autres" (194). Avec ce terme de "sortal" Malherbe semble ni plus ni moins retrouver Peter Singer et ses "non-personnes" (concept anglo-saxon de "non-person" appliqué aux personnes à handicap lourd ou aux comateux profonds). On retrouve aussi Catherine Malabou et son essentialisation de l’accident. "L’accident est devenu l’essence, le trait descriptif est devenu la sorte […] c’est la personne humaine elle-même qui se trouve corrompue par la maladie. Une conclusion qui effraie si fort qu’ordinairement on la refuse" (195).
Mais finalement, si "une chose ne souffre pas" en quoi la maladie d’Alzheimer serait le mal absolu que l’on nous relate ? Il ne le serait pour le proche qui fait le deuil de sa relation passée mais pas pour le malade. Et pourtant Malherbe semble répondre à cette question de manière négative. L’autre alzheimer ne serait plus une personne. Accordons-lui cependant d’être conséquent. Si l’autre n’est plus une personne, ni même un sujet, il ne souffre plus : "Prenez le monsieur distingué : "je suis perdu, je suis foutu" […] Ses propos me navrent, mais je lui prête une angoisse que peut-être il n’a pas" (244). On ne peut plus, ici, soupçonner Malherbe d’ "empathie égocentrée". "Le monsieur distingué répétait hier en se prenant la tête : "Mon Dieu, venez-moi en aide […] je ne suis plus rien, je n’ai plus de bouts" […] Tant de lucidité pathétique ne saurait laisser indifférent. J’éprouve de la sympathie pour ce malheureux […] Mais rapidement je perçois les effets de la maladie : son discours revient en boucle, de manière manifestement stéréotypée" (138). "Sans doute ne puis-je prouver ce propos, mais je ne voudrais pas devoir conclure que les patients alzheimer […] devraient être malheureux par principe" (245). Pas d’ "empathie égocentrée", donc. Mais parce qu’il n’y a plus d’empathie à avoir vis-à-vis de celui qui a été défini dorénavant comme pur objet ?

Est-on seulement rassuré parce qu’il nous précise : "une sorte est un déterminant ontologique et non un critère social" (194). Ce qui semblerait indiquer que si ontologiquement les personnes malades d’Alzheimer ne sont plus des personnes, socialement elles peuvent encore être considérées comme telles. L’inquiétude c’est que le social peut varier : pourra-t-on sans difficulté théorique accepter que dans telle société on ne les considère plus socialement comme des personnes et que l’on peut donc librement pratiquer l’euthanasie sur elles ? Le problème qui se pose ici n’est-il pas ici le même qui se pose quand un individu veut scientifiquement étudier les inégalités de races ? La folie meurtrière du nazisme a amené à ce qu’après la fin du conflit mondial on ne puisse plus formuler des propos qui sous-entendent une inégalité de ce type (en tout cas en France cela est devenu un délit). Et cela parce que certains discours sont déjà des actes, déjà des coups de poings psychiques infligés à des communautés minoritaires. Dire que l’on ne doit pas envisager l’inégalité des races, voire ne pas envisager que "race" est un concept robuste, est-ce n’être que dans le "politiquement correct" ? D’ailleurs, plus s’éloigne le cataclysme de la 2ème Guerre Mondiale, plus les hommes se laissent à nouveau aller à des discours qui auparavant auraient encore été intenables. Dire que "la personne qui se situe à un stade avancé de la maladie n’est plus une personne" ce n’est pas seulement énoncer un discours qui peut vouloir se prétendre objectivement neutre, philosophique avec toute la rigueur exigée, c’est aussi en appeler à des conséquences concrètes ou en tout cas à des comportements potentiels concrets. "Si ce n’est objectivement pas une personne, pourquoi continuons-nous à nous occuper d’elle. C’est une perte financière pour la société. Il faut cesser tout cela très vite". On pourrait très vite imaginer des analogies avec ces questionnements sur la nature humaine qui se déployaient dans l’Europe de l’entre-deux guerres (et notamment en Allemagne) à propos des handicapés. Les théorisations sur ces sujets ne sont pas sans conséquences pratiques (prenons-en comme exemple la tendance en Belgique à élargir l’euthanasie (qui est plutôt un suicide assisté) – problématique philosophique que Michel Malherbe n’évoque à aucun moment – sans doute parce que l’euthanasie d’Annie serait pour lui de l’ordre de la transgression la plus inacceptable). "J’aimerais croire qu’il s’est retiré dans son domaine intérieur, tel un ermite, pour y faire méditation […]. Rien de tel chez cet homme : il n’a plus d’énergie, il n’a plus d’appétit, plus rien ne tend sa vie, il s’est opéré en lui une sorte de relâchement constitutif, une sorte d’effondrement intime où il se défait. A ses pieds, une flaque… J’éprouve de la colère, du ressentiment même : qu’un homme soit perdu aux autres, soit ! Mais qu’il se perde à lui-même, je ne connais pas de plus grand mal. Qu’est-ce que ce monde où un homme peut être une offense à lui-même ?" (101). En quoi peut-il parler à ce point d’offense si ce n’est qu’il est arc-bouté à une représentation de la dignité qui serait purement d’apparence et d’efficacité sociale ?




Juger aussi la bouteille quand elle est à demi pleine (voire moins)

Dans le milieu du handicap une longue lutte sémantique a eu lieu pour refuser que le handicap prenne en otage la totalité de l’être. On a ainsi récusé le substantif "un handicapé" au profit de "personne handicapée" ou "en situation de handicap" - en d’autre terme en adjectivant le handicap plutôt qu’en le substantivant. Michel Malherbe fait ici l’inverse : substantiver Alzheimer (même si curieusement il lui supprime la majuscule comme on le ferait pour un adjectif). Dans le milieu du handicap on revendique qu’il y a d’abord une personne en face de vous, par delà ce corps défiguré ou ce psychisme défaillant.


L’Auteur semble affirmer que son Annie a fini par être un pur objet, sans reste. C’est ce "sans reste" qui pose problème. Que la maladie mécanise l’individu par ses stéréotypies, c’est indéniable. Mais même au moment où cet individu semble réduit à ce mécanisme deux choses restent possibles La première serait de toujours présupposer un "reste", du point de vue du patient lui-même (c’est la voie kantienne). La seconde serait considérer que Je suis celui qui conserve le reste de l’autre par ma mémoire, Je suis le garant symbolique de l’autre et cela personne ne pourra me le retirer. Ce qui certes nous attriste dans l’ouvrage de Michel Malherbe, c’est que l’on sente qu’il n’y arrive plus. Mais il existe aussi des Christian Bobin. Peut-être celui-ci a-t-il la chance d’être poète alors que Michel Malherbe ne serait que philosophe ? Etre poète serait accepter l’inattendu jusque dans sa pauvreté extrême, tandis que notre philosophe revendique toujours un minimum de maîtrise par les concepts. Et en cela, avec Alzheimer, le philosophe finirait toujours déçu ? ("communiquer avec elle est une épreuve car, malgré son sourire, c’est trop souvent connaître la déception" (8)) Comment peut-on être capable de ne pas trop attendre de l’autre en terme de "sens" ? Qu’est-ce qui fera la différence entre Michel (Malherbe) et Christian (Bobin) ? Telles des monades déposées sur l’échiquier du monde à des places différentes, ils ne peuvent que ressentir la situation Alzheimer différemment ? Chacun pouvant pourtant revendiquer une objectivité à sa manière, une sincérité descriptive totale.


Pour soutenir le présupposé "kantien" qu’il y a bien là encore une "personne", les témoignages ne manquent pourtant pas. Marie-Christine Bloch-Ory raconte ainsi : "Mme L. présente des troubles de la mémoire, elle ne reconnaît plus sa fille Florence qui vient la voir souvent dans l’unité protégée. Elle se demande d’ailleurs si cela vaut le coup de continuer à venir. Florence part en vacances mais n’en parle pas à sa mère : "qu’est-ce qu’elle pourrait bien comprendre, elle ne voit même pas quand je suis là ?" Deux jours après le départ de sa fille Mme L s’agite toujours au même moment : l’heure à laquelle sa fille lui rendait visite et un soir elle tombe. Nombre de personnes âgées tombent lors des départs en vacances de leurs enfants, comme si elles avaient perdu leur soutien, comme si on les avait lâchées, abandonnées" (Bloch-Ory, 2012 : 49-50). Malherbe en toute objectivité ne peut-il pas aussi prendre acte de ces récits comme des "faits" ? Les preuves humaines ne sont-elles pas des "récits" ?



Un témoin néanmoins…

Malherbe veut des preuves, il se méfie des témoins hagiographiques et pourtant on en vient à éprouver avec lui ce que l’expérience de la maladie d’Alzheimer ne parvient pas à détruire.


"Accordons néanmoins au témoin le pouvoir de témoigner" (213) concède-t-il quand-même. "Au témoin donc (à l’accompagnant) de raconter cette vie jusque dans sa dégénérescence, de donner malgré tout une force d’existence à ce déclin, quelque fatal qu’il soit, et de représenter dans une traduction respectueuse ce qui reste et restera en justice comme une authentique trajectoire d’identité" (212). Dans les "récits" sur le monde Alzheimer, il y a aussi l’affirmation que la joie existe. Malherbe ne peut le nier, bien qu’il semble toujours le faire à regret. Il semble aussi que l’Auteur le sente lui-même et qu’il lutte parfois philosophiquement contre le démon du soupçon et du découragement qui le tenaillent.


Michel Malherbe nous raconte donc aussi des moments de joie simple : "Etrange communication, parfois drôle, parfois émouvante" (12). "il y a aussi ces phrases fulgurantes qui passent au travers des mailles de sa démence». "La petite dame boulotte s’est glissée au milieu du chœur […] elle rayonne comme un soleil" (174). Ces enfants qui se glissent inopinément dans l’EHPAD, introduisant soudain un air de folie que les vieux reçoivent par contagion. Et puis ce chanteur à la moustache qui chante Brassens. Ce qui se passe alors, ce sont aussi des "faits" : ces "sourires qui se dessinent, éclairant des visages jusque-là fermés"  et puis ces "refrains les plus fameux qui sont chantonnés" (127). Cela aussi  existe, mais si l’Auteur peut le noter objectivement, il ne le fait pas ressortir pour autant. Il y a des moments de joie en EHPAD et il y a aussi de l’affection qui naît. Michel Malherbe n’y échappe pas : "Au hasard de mes visites, je me suis pris de sympathie pour plusieurs des résidents de l’Unité. La lente corrosion de leur personne m’est une peine […] C’est en amitié que je m’honore d’attribuer au monsieur distingué ou à la dame qui roucoule une qualité d’être, une "vertu" personnelle bien supérieure à leur dégénérescence manifeste […] je renouvelle mon effort à chaque visite et je me dis : "ils sont plus qu’ils ne sont", ils sont chacun singuliers, dignes d’être estimés et honorés pour eux-mêmes. Effort déçu, la première chose que je vois en eux est leur déclin […] Et pourtant il n’y a pas lieu de renoncer" (267). Levinas, Kant, Scheler qui ont été dits les uns après les autres ne pas s’avérer suffisants, se combinent pourtant ici. "Reste aussi ce qui demeure de l’attachement, mais le risque est grand de tomber dans la pitié ou dans la compassion, cette manière de tenir l’autre "à bout de sentiment" ; et le risque également grand de se raconter le passé pour ne pas voir le présent" (271). "Reste encore le devoir d’être fidèle […] Il est des moments où l’on ne tient plus que par cet impératif abstrait" (271). "Reste le courage de lier l’instant à l’instant, la visite à la visite. Mais qui possède la recette du courage ?" (271).
Et à côté de la joie simple il y a des moments encore plus forts où Annie trouve un fil de l’humanité jamais sectionné : "On pose sur les genoux d’Annie son dernier petit-fils, nouveau-né. Elle le prend dans ses bras. Le petit pleure. Elle dit alors distinctement, à la surprise des parents : "Mais qu’est-ce qu’il a, ce petit bébé ? Pourquoi pleure-t-il ?». Etrange et immense pouvoir de l’enfance. Pouvoir assez fort pour causer au fond d’Annie une émotion si pleine que dans ce court instant elle refait le geste, elle retrouve le mot […] de cette confondante sollicitude des femmes pour les tout-petits" (241). Les "non-personnes" ne sont pas si "non-personnes" qu’on avait bien voulu les cataloguer, quand une occasion réactive leurs sentiments. Ou encore : "Je tente de marquer le rythme en imprimant un mouvement au fauteuil d’Annie. Elle aimait autrefois la danse. Elle m’arrête et me prend la main, d’un geste si spontané que j’en suis tout ému. Instant de grâce" (15-16).

 


Malherbe en vient , au fond de la pauvreté, à pouvoir interpréter ce que cela nous apporte de fort sur l’humain qu’un être reste jusqu’au bout : Parlant d’un homme progressivement amoindri par la maladie : "Cette maladie qu’il n’a certainement pas voulue est un acte de vie de sa part, un acte qui peut s’être d’abord exprimé dans le refus ou la révolte puis dans une forme de résignation ou d’acceptation" (198). Et puis enfin : "Annie […] lit une revue […] la revue est à l’envers, ce qui ne paraît pas la troubler […] je me dis : imiter, c’est une manière de continuer car, si le propre du souvenir est de s’attarder sur le passé, le propre de l’imitation est de s’ouvrir au futur […] Voilà l’ultime résistance, celle d’une vie qui se reprend dans l’adversité ; voilà la victoire décisive, celle de l’humanité des hommes surmontant en chacun le déclin de chacun. Faire plus que durer : continuer, cette action n’appartient qu’au genre humain […] Et moi aussi je continuerai, visite après visite, sans attendre de succès, je continuerai par la force de l’habitude et avec l’élan désespéré d’une nouvelle espérance, chaque jour ranimée chaque jour déçue" (289-290).


"Reste comme support, dans la coprésence, la présence d’un corps vivant qui dure, quoique subsistant sans fin ni raison, mais subsistant quand même" (271). Tout en lui déniant la qualité de sujet présent, l’Auteur ressent bien que son rapport à Annie reste celui du maintien de sa qualité de sujet quand-bien même elle ne le porterait plus par elle-même. Et c’est pourquoi il peut lui dédier son livre "A Annie". Et puis il dédiera aussi à cette communauté, ce réseau humain que nous pouvons former : "Puisse cette chronique être un hommage rendu à tous les résidents de l’unité Le Nôtre qui, au fil des jours, des mois, des années, ont été ou sont encore les compagnons d’infortune d’Annie. Qu’elle soit également un témoignage de gratitude envers le personnel du parc de diane, digne d’être estimé et honoré jusque dans ses tâches les plus humbles" (Note p.12). Certes, il le place en note de bas de page mais il dit d’une certaine façon ce que philosophiquement Leibniz répond à Locke : nous portons la mémoire de l’autre quand-bien même il ne peut plus la porter tout seul. Nous somme garant symbolique de l’autre. Ou ce que Ricoeur pourrait aussi signifier de son identité narrative, prolongée comme il se doit par la communauté qui nous entoure. Certes, dans une société qui serait totalement atomisée ou chacun serait un inconnu pour chacun, ce co-portage n’existerait plus, mais ce ne serait plus l’humanité.


    


CONCLUSION

L’Auteur est, à notre sens, resté enfermé dans la conception philosophique moderne, celle qui définit la personne de manière atomistique (dans la droite ligne des "philosophes du contrat", Hobbes, Locke, Rousseau) en la réduisant à ses performances présentes (à son autonomie individuelle). Cette conception (qui a la nostalgie de l’objectivité du naturaliste) ne peut que faire de Alzheimer un écueil indépassable.
Avec toutes les réserves théoriques que nous avons esquissées, le livre de Michel Malherbe reste un livre fort, un témoignage indispensable à celui qui veut comprendre les hommes et ici la situation Alzheimer. S’il n’y avait ce mélange des genres qui casse un peu l’unité de l’œuvre  (Essai stylistiquement du XVIIIe s greffé sur une chronique au ton contemporain) ce livre pourrait être classé dans la même veine que le chef d‘œuvre sur le handicap qu’est le livre de Robert Murphy (Vivre à corps perdu).
Il faut en tout cas lire cet ouvrage dans toute son extension. Dans ses moments cyniques et sceptiques, certes, mais il ne faudrait pas l’y résumer. Michel Malherbe, bien que philosophe rompu à l’exercice de l’authenticité froide, n’est pas toujours aussi lucide sur ce qu’il fait passer qu’il ne le croit. C’est ici un témoignage irremplaçable, dont on peut tirer tout autre chose que du désespoir. Michel Malherbe nous raconte son amour pour Annie et sa perte inconsolable. "vous n’avez pas connu Annie à vingt ans ; elle était…merveilleuse" (128). Il nous dit en filigranes la peur de ne pas avoir l’énergie suffisante pour continuer, la peur d’abandonner Annie.



Merci à Michel Malherbe de nous livrer ce témoignage sans fard qui a évidemment été une catharsis pour lui, tel Robinson envoyant une bouteille à la mer et restant par là encore en relation intersubjective. Nous aimerions lui dire que sa bouteille à la mer a elle aussi été reçue et, même s’il ne le sait pas, que nous avons eu la chance d’être avec lui en relation sociale.



Note :
(a)    Le concept d’ "empathie égocentrée" que nous avons développé dans notre ouvrage La Philosophie face au handicap  (pp.95-105) rend compte de cette situation très fréquente où la personne dite valide, croisant une personne en situation de handicap, fait un effort immédiat pour "se mettre à sa place" (empathie) - ce qui produit un dégoût ou un frisson d’effroi, car nous imaginons qu’il nous serait insupportable de ne pas avoir de bras, d’avoir des jambes tordues, de parler avec une élocution hachée. Notre empathie reste donc "égocentrée" - centrée sur notre manière présente de ressentir et de juger la vie et nous amène à faire un paralogisme, une erreur logique : nous imaginons la personne handicapée malheureuse et en souffrance permanente.

Références bibliographiques :
Bloch-Ory,  M.-C. (2012)  "De contenir à soutenir. Vers un changement de paradigme dans les établissements d’accueil des personnes âgées" Mémoire de Master 1 de philosophie pratique, Université de Paris-Est Marne-la-Vallée.
Descombes, V. (2014). Le parler de soi, Paris, Gallimard.
Levi, P. [1947] (1990). Si c’est un homme, Paris, Julliard.
Malabou, C. (2007). Les nouveaux blessés De Freud à la neurologie, penser les traumatismes contemporains, Bayard.
Malherbe, M. (2015). Alzheimer. La vie, la mort, la reconnaissance. Une chronique et un essai philosophique, Paris, Vrin.
Quentin, B. (2013). La Philosophie face au handicap, érès.
Ricoeur, P. [1990] (1996). Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil

]]>
news-2728 Wed, 04 Oct 2017 11:39:00 +0200 Le discours sur les violences obstétricales https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-discours-sur-les-violences-obstetricales Le discours sur les violences obstétricales comme manifestation d’une évolution sociétale majeure Le discours sur les violences obstétricales comme manifestation d’une évolution sociétale majeure 

 

Un article de Laurent Vercoustre                   

 

 Hier gynécologue-obstétricien au Groupe l’hôpital du Havre, aujourd’hui à la retraite, Laurent Vercoustre est un ancien élève de l’École Éthique de la Salpêtrière. Il anime tous les mois un Blog ("Focal") dans le journal Le Quotidien du Médecin. Il a publié plusieurs livres décapants sur l’hôpital (Faut-il supprimer les hôpitaux ? (2009) Greg House et moi simple praticien hospitalier (2014)). Son dernier livre Réformer la santé sort en octobre 2017 chez Ovadia.

 

Article référencé comme suit :

Vercoustre, L. (2017) "Le discours sur les violences obstétricales comme manifestation d’une évolution sociétale majeure" in Éthique. La vie en question, oct. 2017.

 

Le discours sur les "violences obstétricales" relève du slogan hystériforme

 

Les "violences obstétricales" ! Que signifie ce slogan, car il s’agit bien d’un slogan, c’est-à-dire d’une formule frappante lancée pour propager une opinion. Ce cri qui a retenti au beau milieu de l’été est l’amorce d’un phénomène de grande ampleur qui est en passe de bouleverser notre vieil ordre médical.

Pourquoi cette polémique éclate-t-elle aujourd’hui ?  L’obstétrique telle que je l’ai quittée il y a quelques mois était-elle plus violente que celle que j’ai connue au début de ma carrière il y a trente ans ? Non, évidemment non. Il y a trente ans la péridurale n’existait pas, elle est aujourd’hui proposée à la majorité des patientes, la loi a progressé, et exige maintenant le consentement des patientes avant tout intervention. Des progrès considérables ont été réalisés pour améliorer le confort des patientes. Alors pourquoi ? 

La formule "violences obstétricale" est en quelque sorte la concrétion d’un certain nombre, d’idées, de revendications qui courent dans l’opinion. Sous la bannière "violences obstétricales" a surgi toute une prolifération discursive. Il s’agit ici d’en décrypter les différents aspects. Examinons d’abord la forme de ce discours.

 

C’est un discours qui emprunte un certain nombre de stratégies propres à l’hystérie. L’hystérie est fondamentalement une stratégie pour piéger la médecine. Elle consiste à renvoyer à la médecine, d’une façon théâtrale, son impuissance ou ses excès. Elle utilise un procédé que j’appellerai le "renversement scandaleux". Le discours hystérique retourne les faits pour les présenter sous une forme scandaleuse. N’est-il pas scandaleux de couper à vif le périnée d’une patiente ? N’est-il pas scandaleux d’imposer une intervention chirurgicale pour accoucher les femmes ? Déclencher l’accouchement, c’est s’approprier une échéance qui n’appartient qu’à la nature. Le discours hystérique nous présente l’épisiotomie, la césarienne, le déclenchement comme des violences. Retournement des pratiques médicales présentées sous un jour scandaleux.

N’oublions pas non plus que le corps féminin est au cœur du discours hystérique. C’est le corps féminin martyrisé par les techniques médicales que ce discours cherche à exhiber. Corps féminin martyrisé mais aussi érotisé. Érotisé selon le double jeu caractéristique de l’hystérie, où le corps féminin tout à la fois refuse et revendique d’être objet de désir. Ainsi la polémique sur les touchers vaginaux fait jouer cette ambivalence. Le toucher vaginal est devenu en quelques mois une agression sexuelle. Le discours hystérique revendique que le corps de la femme devienne objet de désir en postulant que le médecin qui pratique cet acte est animé par des pulsions sexuelles. Il est donc tout naturel que les femmes se refusent farouchement à un acte mu par de telles pulsions. Examinons maintenant le fond du discours. Ce discours exprime deux revendications.

 

 

La nostalgie illusoire d’une naturalité de l’accouchement

 

Première revendication, le retour à la naturalité de l’accouchement. Cette revendication est portée par une idéologie. Par une idéologie qui prétend que Les médecins et Leurs techniques confisqueraient aux patientes tout un vécu radieux et idyllique de la naissance. Il s’agit bien du procès des techniques médicales. L’objectif est de retrouver l’accouchement dans sa pureté matinale, pureté que la technique aurait corrompue. Malheureusement, c’est là un mauvais horizon. Pourquoi ? Pour deux raisons.

D’abord parce qu’il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de naturalité de l’accouchement. Marie-Louise Lachapelle, sage-femme au 18e siècle disait déjà en son temps que l’accouchement répondait toujours à un code social. L’accouchement est certes un fait biologique, mais il a toujours été intriqué à des techniques qui relèvent d’une organisation sociale et d’une culture. Le retour à l’état de nature de la parturition humaine souhaité avec le plus grand sérieux par certains relève d’une rêverie bucolique.

Le seconde raison, c’est qu’on oublie que ce sont précisément les progrès de la médecine qui, aujourd’hui, ont donné à la naissance, ce visage apaisé. L’accouchement naturel ne peut être une alternative aux techniques médicales, parce que ce sont précisément les techniques médicales qui ont permis la naissance de cette représentation idyllique. Aujourd’hui la conscience collective prévoit à toutes les grossesses un dénouement heureux, et en fait une règle de la nature. Or ce n’est pas la règle de la nature. Faisons un petit saut dans le passé, pas bien loin, revenons moins d’un siècle en arrière. Les chiffres montrent que la mortalité maternelle était 18 fois supérieure en l’année 1946 à celle de l’année 2000. Par ailleurs l’histoire de la médecine abonde en récits terrifiants sur les supplices vécus par les femmes pendant leur accouchement. Nous sommes horrifiés par les procédés chirurgicaux utilisés par nos confrères d’autrefois, nombre de femmes restaient mutilées à vie après un accouchement quand elles ne mourraient pas. Ce sont les progrès de la médecine qui ont ouvert un espace de rêverie autour de la naissance.

Doit-on pour autant se prosterner devant la technique comme devant un nouveau Veau d’or ?

Certainement pas. Nous sommes continuellement alertés par les méfaits du développement de la technique, des perturbations qu’il provoque sur notre écosystème, sur le climat. C’est sans doute ce contexte qui fait la fortune de l’idéologie de l’accouchement naturel.

La technique n’est ni bonne ni mauvaise disait le philosophe Heidegger. La technique révèle à la fois la puissance de l’homme dans sa capacité de transformer la nature, mais en même temps son impuissance à contrôler son développement. La technique n’est jamais une fin ultime. La technique n’est qu’un moyen. C’est pourquoi il est déraisonnable de se positionner pour ou contre la césarienne, pour ou contre l’épisiotomie, pour ou contre le déclenchement. Ce qui est une fin ultime, c’est le bonheur et l’épanouissement des femmes, ainsi que nous l’enseigne Aristote pour tout humain.

 

 

L’aspiration à une émancipation de patient contre le pouvoir paternaliste de la médecine

 

Seconde revendication. Ce que les patientes revendiquent aujourd’hui ce n’est pas pour la plupart un retour à la nature, nombre de femmes, d’ailleurs, ne sont pas prêtes à se laisser séduire par les sirènes de l’accouchement naturel.  Ce qu’elles revendiquent c’est la possibilité de parler d’égal à égal à leur médecin. Elles ne supportent plus le paternalisme médical qui préside encore dans la relation médecin-patient. Nous vivons une période de transition épistémologique qui aboutira à la disparition du vieil ordre médical caractérisé par la soumission du patient à son médecin. La forme hystérique du discours, le procès des techniques ne sont que les mouvements de surface, l’écume du phénomène plus souterrain, mais plus radical que nous annoncions d’entrée.

Ce phénomène, c’est la "sortie de l’état de minorité" des patients. "État de minorité", c’est la formule utilisée par Kant dans un article intitulé Qu’est-ce que les Lumières ? Ce texte qui a fasciné Foucault, était la réponse à une question posée par un périodique allemand. Au XVIIIe siècle, on interrogeait le public sur des problèmes philosophiques. C’est ainsi que le périodique allemand Berlinische Monatsschrift, en décembre 1784, a publié une réponse à la question : Was ist Aufklärung ? Et l’auteur de cette réponse n’était autre que Kant. Pour celui-ci les "Lumières" se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Laissons la parole à Kant lui-même : "Il est si aisé d'être mineur ! Avec un livre qui tient lieu d'entendement, un directeur de conscience qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge pour moi de mon régime, etc., je n'ai vraiment pas besoin de me donner moi-même de la peine" (1) Aurions-nous oublié, du côté de la médecine, la leçon de Kant ? Nous l’avons oubliée parce qu’un formidable pouvoir s’est opposé à l’émancipation du patient, pouvoir dont nous n’avons pas conscience. Ce pouvoir c’est le pouvoir médical. Il tient sa force de deux phénomènes majeurs.

 

Le premier phénomène, c’est ce que nous appellerions la médicalisation de l’humain. La médecine, aujourd’hui, ne s’adresse pas seulement à l’homme malade, elle s’occupe aussi de l’homme en santé. C’est pourquoi, elle prend une posture normative dans la gestion de notre existence. La médecine ne se contente plus de guérir les maladies ou même de donner des conseils de vie saine, mais elle a la prétention de régenter les rapports physiques et moraux de l’individu et de la société où il vit. Juste un exemple. Lorsqu’en 1980, l’homosexualité classée auparavant comme pathologie mentale est retiré du DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), des millions d’individus passent du statut de malade à celui de bien portant. La médecine dit la norme et l’homme moderne se plie d’autant plus volontiers à cette norme que pour lui la santé est devenue un idéal de bonheur. L’homme du XVIIe siècle était avant tout préoccupé par son salut. Parce que les progrès de la médecine lui assurent une plus grande longévité et le protège des maladies, l’homme moderne a fait de la réussite de son séjour sur terre son idéal. Et il compte énormément sur la médecine pour réaliser cet idéal.

 

Second phénomène, l’héritage reçu par la médecine d’un formidable pouvoir, d’une portée historique beaucoup plus longue, le pouvoir pastoral. La médecine grande héritière du pouvoir pastoral disait Foucault. Qu’est-ce que cela veut dire ? Le pouvoir pastoral, c’est le pouvoir du berger à l’égard de son troupeau. C’est, nous explique Foucault, un pouvoir par nature discret, c’est un pouvoir qui ne cherche pas à afficher sa puissance, sa volonté de conquête. Il n’est pas reconnu par son côté honorifique, mais par le fardeau et la peine qu’il s’impose. Mais c’est un pouvoir qui prétend gouverner les hommes dans leur vie quotidienne, et jusque dans le moindre recoin de leur vie quotidienne (2). Bref, vingt siècles de christianisme ont préparé le sujet contemporain à se soumettre aux normes de la médecine ; la vertu fondamentale d’obéissance de la pastorale chrétienne est maintenant offerte au médecin. À l’ancien partage entre le bien et le mal s’est substitué celui du normal et du pathologique. Le dialogue entre le prêtre et son pénitent, qu’on a appelé la confession, a été relooké sous la forme du colloque singulier. Il en garde la même structure, celle d’un face à face, où l’un doit dire à l’autre les vérités les plus intimes sur lui-même. Ce qu’il devait dire autrefois était le prix de son salut, ce qu’il doit dire aujourd’hui est celui de sa santé. Tout dire pour guérir. Il n’est pas une rencontre entre un médecin et un patient quelle que soit la personnalité de l’un ou l’autre qui ne se déroule sous l’a priori d’un rapport asymétrique où le patient doit se soumettre au médecin. Le colloque singulier, la relation médecin-malade est un espace sanctuarisé où prolifèrent toutes les formes d’humanismes médicaux, le plus souvent humanismes à deux sous. Or il faut bien comprendre que l’autonomie voire l’isolationnisme professionnel caractéristique de notre médecine trouve dans le colloque singulier sa justification morale. L’humoriste Sempé avait croqué en un seul dessein cette transmission de pouvoir pastoral au pouvoir médical. Une petite dame avec son sac serré contre sa poitrine, à genoux dans une grande église gothique, prie : "Mon Dieu, mon Dieu, j’ai tellement confiance en vous que parfois, j’ai envie de vous appeler Docteur".

 

La lecture de la santé sous l’angle du droit, de la norme, de l’idéal et de l’économie

 

On assiste aujourd’hui à un certain nombre de transformations.  L’apparition depuis le début du XXe siècle d’un nouveau paysage épidémiologique où prédominent les maladies chroniques (maladies principalement environnementales et comportementales). L’irruption d’une nouvelle rationalité médicale qui est de moins en moins indexée sur le sujet lui-même mais sur des études en populations entières (c’est la population qui est aujourd’hui l’objet privilégié de la rationalité médicale). Enfin l’entrée de la santé dans le domaine de l’économie. Pour toutes ces raisons, le sujet occidental est appelé à reconquérir sa santé et à en devenir in fine l’artisan.

Depuis le début du 20e siècle, le caractère polysémique du mot "santé" sème la confusion. Notre modernité a infléchi le mot "santé" dans différents sens. Il désigne la perception d’un état individuel mais aussi "l’étude des déterminants physiques, psychosociaux ou socioculturels de la santé de la population ainsi que les actions en vue d'améliorer la santé de celle-ci" (3). Ainsi la problématisation du "fait santé" est radicalement différente à notre époque qu’à celle des siècles précédents. Arrêtons-nous sur le verbe "problématiser". Il fait partie du vocabulaire de Foucault. À lui-seul, il condense sa pensée. Dans toutes ses analyses, qu’il s’agisse de la folie, de la pénalité, ou de la sexualité, Foucault procède toujours de la même manière, il met en quelque sorte l’objet étudié entre parenthèses, il fait comme s’il n’existait pas. Il cherche à montrer sous quelle forme, chaque période de notre histoire a fait exister la folie, la pénalité, ou la sexualité à travers des discours, des pratiques spécifiques. L’approche foucaldienne permet de concevoir que nos représentations de la santé sont produites par des pratiques, des discours, des pouvoirs portés par différents domaines de la connaissance comme la médecine, le droit ou l’économie. Comment, aujourd’hui, "ce quelque chose" qu’on appelle la santé est-il problématisé ? On peut considérer que la santé est problématisée selon quatre axes principaux : comme droit, comme norme, comme idéal, comme bien économique. Le concept de santé comme droit renvoie à un droit naturel dont l’État serait le garant. Il place ainsi le sujet sous la dépendance de l’État. La norme est par essence extérieure au sujet, elle est souvent au service du pouvoir. L’idéal est une valeur vers laquelle il veut tendre, et dont il ignore en quoi elle peut proprement consister. Enfin l’économie fait de la santé un bien qu’il peut acheter. Aujourd’hui la santé est ontologisée comme une ressource produite par une médecine toute puissante. Ainsi le sujet occidental se trouve dans une situation d’extériorité totale à l’égard de sa santé. Il apparaît comme dépossédé de sa santé.

 

Retour à l’éthique

 

Il est temps de revenir à la dimension éthique de la santé. Pour Canguilhem "la santé n’est nullement une exigence d’ordre économique à faire valoir dans le cadre d’une législation, elle est l’unité spontanée des conditions d’exercice de la vie. Cet exercice, en quoi se fondent tous les autres exercices, fonde pour eux et enferme pour eux le risque d’insuccès, risque dont aucun statut de vie socialement normalisé ne peut préserver l’individu. La santé n’est pas une exigence à satisfaire, mais l’a priori du pouvoir de maîtriser des situations périlleuse" (4). Dans ce court texte Canguilhem conteste les unes après les autres les représentations contemporaines de la santé que nous avons indiquées. "La santé n’est nullement une exigence d’ordre économique à faire valoir dans le cadre d’une législation", négation du concept de santé comme bien économique et comme droit. "Aucun statut de vie socialement normalisé ne peut préserver l’individu", négation de la norme. "La santé n’est pas une exigence à satisfaire", négation de la santé comme idéal.

Ainsi se dégage un nouvel horizon pour la pensée éthique contemporaine, non pas ressasser à l’infini l’image pieuse du médecin, non pas exalter les vertus du colloque singulier, mais actualiser l’objectif kantien d’un sujet émancipé du pouvoir médical Ou encore d’un sujet qui, comme le suggère Canguilhem, conçoit la santé, non plus comme une relation soumise et passive à la médecine, mais comme une continuelle mise à l’épreuve, qui coïncide avec l’exercice même d’une vie personnelle.

 

Notes :

 

(1)    Kant, "Qu’est-ce que les Lumières ?" in La philosophie de l’histoire, trad. S. Piobetta, Paris Gonthier, 1947, p.47.

(2)    M. Foucault, Sécurité, territoire, population, cours du 8, 15, 22 février et 1er mars 1978, Éditions Gallimard Seuil, Hautes Études, 2004, p. 119-232.

(3)    Rapport sur l'Institut de santé publique du Québec (1997)

(4)    G. Canguilhem, "Une pédagogie de la guérison est-elle possible ?", in Nouvelle Revue de Psychanalyse, 17, 1978, p.42.

]]>
news-2729 Fri, 01 Sep 2017 09:22:00 +0200 Tensions éthiques autour du prélèvement d'organes https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/tensions-ethiques-autour-du-prelevement-dorganes Tensions éthiques autour du prélèvement d'organes. Le cas du Maastricht 3 Tensions éthiques autour du prélèvement d'organes. Le cas du Maastricht 3

Par Gwendolyn PENVEN

 

Gwendolyn PENVEN est doctorante en philosophie pratique à l’Université Paris-Est, membre de l’École Éthique de la Salpêtrière et membre de la Commission éthique de la SRLF (Société de Réanimation de Langue Française).

 

 

 

 

 

 

Article référencé comme suit : Penven, G. (2017) "Tensions éthiques autour du prélèvement d’organes. Le cas du Maastricht 3" in Ethique. La vie en question, sept. 2017.

L’article en version PDF est accessible par un clic au bas de l’article.

 

En France, en 2017, deux situations distinctes peuvent donner lieu à un prélèvement d’organes post mortem : un arrêt cardio-respiratoire persistant, un état de mort encéphalique (c’est-à-dire de "mort du cerveau" - destruction irréversible du cerveau).

Nous nous intéressons dans cet article au Maastricht 3, qui est un type particulier de prélèvement d’organes après arrêt cardio-respiratoire persistant. La classification de Maastricht – établie en 1995 lors d’une conférence internationale de consensus – distingue en effet quatre catégories qui tiennent compte des circonstances de survenue de l’arrêt cardiaque et des conditions de sa prise en charge. La catégorie 1 concerne un individu faisant un arrêt cardiaque en dehors de tout contexte de prise en charge médicalisée, et qui est déclaré décédé à l’arrivée des secours. Il s’agit par exemple du joggeur qui s’effondre brutalement, et qui ne peut bénéficier à temps de manœuvres de réanimation. La catégorie 2 concerne un individu faisant un arrêt cardiaque avec mise en œuvre d’un massage cardiaque et d’une ventilation mécanique efficaces, mais sans récupération. Ici, le joggeur est immédiatement secouru, mais la réanimation échoue. La catégorie 3 concerne un individu hospitalisé en service de Médecine intensive-Réanimation, pour lequel une décision de limitation et d’arrêt programmé des thérapeutiques (1) est prise en raison de la gravité de sa pathologie. Enfin, la catégorie 4 concerne un individu en état de mort encéphalique, faisant un arrêt cardiaque irréversible au cours de la prise en charge hospitalière. Cette classification fait ainsi la différence entre deux grandes catégories : les arrêts cardiaques non contrôlés (renvoyant alors aux catégories 1, 2 et 4) et les arrêts cardiaques contrôlés (catégorie 3).

Le Maastricht 3 étant, d’une part, la seule catégorie correspondant à un arrêt cardiaque contrôlé – consécutif à une limitation et un arrêt des traitements – et d’autre part une pratique récemment autorisée en France (2), l’objectif de notre réflexion est d’examiner ses spécificités ainsi que les tensions éthiques liées à cette pratique.  

 

Un exemple de prélèvement d’organes en Maastricht 3

 

Pour illustrer le prélèvement d’organes en Maastricht 3, nous commencerons par décrire cette procédure avec un exemple paradigmatique dont le patient, par commodité, sera appelé M. D.

M. D. est un homme de 50 ans. Un matin du mois de février 2017, il ressent une vive douleur à l’épaule gauche dans un contexte de malaise général. Il contacte son médecin traitant, qui dépêche à son domicile une ambulance privée pour le conduire au centre hospitalier d’une ville voisine. Durant le transport, il existe une majoration des céphalées et l’apparition d’une douleur thoracique, puis il est constaté un arrêt cardio-respiratoire avec une période de débit cardiaque nul (no flow) estimée entre trois et cinq minutes. Les ambulanciers préviennent immédiatement le Service d’aide médicale urgente, puis débutent une réanimation cardio-pulmonaire non spécialisée, avec une période de bas débit cardiaque (low flow) estimée à vingt-cinq minutes au total. Un défibrillateur semi-automatique est mis en place et délivre trois chocs consécutifs. La réanimation cardio-pulmonaire est poursuivie. A l’arrivée du Service mobile d'urgence et de réanimation, il est injecté immédiatement de l’adrénaline, engendrant la récupération d’une activité cardiaque efficace. L’électrocardiogramme réalisé au décours met en évidence un infarctus en voie de constitution. Rapidement, M. D présente deux passages en fibrillation ventriculaire, résolutifs immédiatement après deux chocs électriques externes et l’introduction d’un antiarythmique. Il reçoit ensuite des anticoagulants et un remplissage vasculaire. Il est intubé, présente un score de Glasgow (3) à 3/15 avec une agitation non consciente et une désadaptation au respirateur. A l’hôpital, il subit un examen des artères coronaires qui révèle une occlusion aiguë de la coronaire droite distale. Un traitement chirurgical est alors réalisé. M. D. est ensuite transféré au sein du service de Médecine-Intensive Réanimation. La prise en charge initiale consiste en la poursuite de l’anti-agrégation plaquettaire et d'une anticoagulation curative de vingt-quatre heures, la réalisation d’une hypothermie thérapeutique, la mise sous hypnotiques puis une réévaluation neurologique en l’absence de sédation profonde (4). Les jours suivants, l’état de M. D. est évalué de nouveau. Sur le plan neurologique, l'évolution est défavorable, avec pronostic fonctionnel extrêmement péjoratif et apparition d’un état de mal myoclonique persistant (contractions musculaires affectant le visage, la poitrine, et les extrémités des patients comateux). Les deux électro-encéphalogrammes réalisés écartent en effet une activité épileptique et mettent en exergue des tracés en faveur de lésions secondaires à l’arrêt cardio-respiratoire. A ce stade, le cas de M. D. apparaît donc extrêmement préoccupant : bien que son infarctus du myocarde ait pu bénéficier d’une prise en charge rapide et soit désormais stabilisé, il présente une atteinte neurologique. Son cerveau ayant manqué d’oxygène durant la période de no flow puis de low flow, des lésions irréversibles se sont formées. Cette souffrance cérébrale est mise en évidence par la persistance d’un coma profond et l’apparition d’un état de mal myoclonique sans rapport avec une épilepsie, comme le confirment les électro-encéphalogrammes réalisés.

Devant ces éléments très péjoratifs et l’irréversibilité des lésions après plus de sept jours d’évolution, l’équipe soignante décide collégialement que la poursuite des thérapeutiques constituerait une obstination déraisonnable. L’ensemble de ces éléments est noté dans le dossier médical de M. D. et les proches en sont informés. En l’absence de directives anticipées rédigées et d’une personne de confiance désignée, les proches sont consultés. Ils acceptent rapidement la décision d’arrêt des thérapeutiques, pouvant conduire au décès.

L’équipe de Médecine-Intensive Réanimation demande alors un avis à la Coordination hospitalière des prélèvements d’organes, concernant M. D. – qui devient donneur potentiel. Différents prélèvements sanguins et examens sont effectués afin de vérifier l’absence de contre-indications au don d’organes. Ceux-ci comprennent toutes les sérologies relatives à la sécurité sanitaire, les tests fonctionnels des organes, une radiologie du thorax de face et une échographie abdomino-pelvienne au lit du malade. Les proches ne sont pas informés de cette première évaluation, au cas où les tests effectués ne s’avèreraient pas concluants. Ensuite, une fois toute contre-indication écartée, les proches sont abordés pour témoigner des souhaits de M. D. relatifs au don d’organes. Ils sont informés de la finalité des prélèvements envisagés, des modalités de la réalisation du bilan dit de “qualification des organes” destiné à s’assurer de leur viabilité (5) et de la mise en œuvre de l’arrêt thérapeutique. Il leur est également précisé la technique de préservation des organes in situ réalisée après le décès et les prélèvements pouvant être effectués. En outre, il leur est bien stipulé l’éventualité que la procédure ne puisse aboutir, si le décès n’avait pas lieu dans les délais requis par le protocole. La procédure de Maastricht 3 ne peut en effet être menée à son terme que si l’arrêt cardiaque survient dans les trois heures suivant l’arrêt de la respiration artificielle, en raison des conséquences délétères de l’ischémie chaude (6) sur les futurs greffons. A l’issue de cet entretien, les proches expriment leur accord pour le projet de don d’organes.

Le lendemain matin, dix jours après le début de l’hospitalisation en Réanimation de M. D., l’arrêt des thérapeutiques est initié et les procédés de préservation des organes sont réalisés : deux désilets artériels et veineux sont posés par voie fémorale, afin de permettre le montage post mortem d’une circulation régionale normothermique qui assurera la perfusion et l’oxygénation des organes à transplanter. M. D. est ensuite déventilé (7) sous sédation et analgésie terminales (8) en présence de ses proches. Il décède rapidement par un arrêt circulatoire (9). Après cinq minutes d’observation de l’absence définitive de circulation (période dite de no touch), le médecin réanimateur signe le procès-verbal de décès et consigne l’ensemble de ces éléments dans le dossier médical de M. D. Ce délai permet de confirmer la non-reprise d’une activité cardiaque spontanée efficace et garantit que la règle du donneur mort est respectée. Cette règle est une norme éthique consistant à s’assurer que le certificat de décès a été établi préalablement au prélèvement chirurgical des organes. Ainsi, ce n’est pas le prélèvement qui entraîne la mort et, in fine, le chirurgien qui explante les organes ne peut être soupçonné d’homicide volontaire.
Ensuite, un cathéter artériel à ballonnet est inséré dans l’aorte, afin d’éviter une revascularisation du cœur et du cerveau. Une circulation régionale normothermique est également mise en place. La Coordination hospitalière des prélèvements d’organes vérifie en dernier lieu que M. D. n’avait pas manifesté son opposition au don à l’insu de ses proches, en s’inscrivant sur le Registre national des refus (10). En l’absence d’opposition, et dans la mesure où le décès est survenu dans les délais requis par le protocole Maastricht 3, M. D. est transféré en salle d’opération où les prélèvements d’organes vont pouvoir être effectués.

 

Tensions éthiques liées au Maastricht 3

 

Comme nous l’avons suggéré en présentant le cas de M. D., le propre du Maastricht 3 est de concerner potentiellement tous les patients pour lesquels est prise une décision de limitation et d’arrêt des thérapeutiques (sauf en cas de contre-indications, telles une maladie transmissible, une fonction dégradée des organes prélevables, un âge supérieur à 65 ans). Ces patients sont atteints de pathologies gravissimes, jugées sans espoir thérapeutique mais n’évoluant pas pour autant vers la mort encéphalique (un prélèvement en état de mort encéphalique est donc impossible). Dans la plupart des cas, il s’agit de lésions cérébrales majeures, liées à un coma anoxique, un traumatisme crânien ou encore un accident vasculaire cérébral. Face à de telles lésions, une concertation est organisée entre l’équipe soignante de Réanimation, au moins un médecin consultant et les proches du patient. L’objectif de cette concertation est de déterminer si la poursuite des thérapeutiques est devenue vaine, constituant alors une obstination déraisonnable. Dans cette perspective, le Maastricht 3 ne se démarque pas d’une procédure de limitation et d’arrêt des traitements que l’on pourrait qualifier de “traditionnelle”, puisqu’il s’agit de suspendre ou ne pas entreprendre des actes apparaissant "inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie" (11) et de respecter les volontés du patient concernant sa fin de vie. Toutefois, le fait que le patient puisse être prélevé de ses organes à l’issue de cette démarche en bouscule la philosophie. Plusieurs points de tensions et questions éthiques spécifiques apparaissent. Nous en exposons ici quatre qui nous semblent majeurs.

 

Des conflits d’intérêt potentiels

 

Le premier point de tension est lié à un conflit d’intérêts potentiel entre l’équipe de Réanimation et la Coordination hospitalière des prélèvements d’organes, et in fine entre le patient pris en charge et le malade en attente d’une greffe. La perspective d’un prélèvement à l’issue d’une procédure de limitation et d’arrêt des traitements vient en effet "accentuer la crainte de laisser mourir des personnes qui auraient pu vivre" (12). Cette crainte est d’ailleurs renforcée par l’existence de certaines cultures de services plus favorables que d’autres au prélèvement d’organes, ou décidant plus aisément des limitations et arrêt des traitements (13). Afin de pallier cette problématique, le protocole Maastricht 3 instaure le principe de séparation – dit “d’étanchéité des filières” – entre l’équipe de Réanimation et la Coordination hospitalière des prélèvements d’organes. Celui-ci suppose une chronologie découplée et vise à assurer que la décision de limitation et d’arrêt des traitements n’a pas pour finalité le prélèvement d’organes. Pourtant, si l’on s’intéresse à la décision de limitation et d’arrêt des traitements en elle-même, il apparaît alors que le principe de séparation des filières ne constitue pas nécessairement une garantie éthique suffisante. En effet, la décision implique en amont une délibération, qui consiste à soupeser les éléments d’une question – par exemple "le pronostic du patient justifie-t-il la poursuite des traitements ?" – pour parvenir à une conclusion. Différents déterminants peuvent alors intervenir dans la délibération et conditionner la décision. En nous référant à une distinction traditionnellement opérée en philosophie, nous distinguons les motifs qui correspondent à des données objectivables – comme les éléments cliniques et paracliniques permettant d’établir un pronostic ; et les mobiles qui renvoient à la subjectivité de chaque individu. Lorsque l’on examine tout d’abord les motifs permettant d’affirmer que les traitements sont devenus vains, on constate que le rapport de l’Agence de la biomédecine fait état d’une certaine hétérogénéité du niveau de preuves exigé par les équipes médicales pour estimer le caractère disproportionné des traitements, mais stipule toutefois que "ce constat ne doit pas limiter la procédure de don d’organes de type Maastricht 3 à certains patients pour lesquels les critères d’une décision de LAT [limitation et arrêt des traitements] seraient plus strictement définis" (14). Cela signifie que tous les patients concernés par une limitation et un arrêt des thérapeutiques sont considérés comme des donneurs d’organes potentiels en Maastricht 3, malgré une absence de consensus sur les critères permettant d’affirmer que l’état neurologique est irréversible. Ensuite, lorsque l’on considère les mobiles liés à la subjectivité, on perçoit qu’ils constituent une difficulté supplémentaire : comment être assuré des intentions de chacun ? Est-il possible de faire abstraction de l’existence du Maastricht 3 et de la demande sociétale d’organes au moment d’initier une réflexion sur une démarche de limitation et d’arrêt des traitements ? Il est d’ailleurs envisageable que certaines familles fassent part à l’équipe de Réanimation de la volonté de leur proche de donner ses organes avant que la décision de limitation ou d’arrêt des thérapeutiques n’ait été prise, rendant la question du conflit d’intérêts encore plus prégnante.   

 

Le risque des "prophéties auto-réalisatrices"

 

Le second point de tension concerne les modalités et la temporalité de mise en œuvre du Maastricht 3 (renvoyant à la frontière parfois ténue entre le laisser mourir et le faire mourir). En effet, lors d’une procédure de limitation et d’arrêt des traitements “traditionnelle”, la mort du patient survient dans un laps de temps plus ou moins long. Dans certains cas, elle peut même ne pas avoir lieu. Il est également estimé que "plus la décision d’arrêt des traitements est précoce, plus le décès est fréquent, plus il est rapide. A l’inverse, plus la décision est reportée, plus rare est le décès et plus il est retardé par rapport à l’arrêt des traitements en réanimation" (15). Définir un moment opportun (un kairos) semble donc crucial. Avant celui-ci, l’application de la décision de limitation ou d’arrêt des traitements peut engendrer des “prophéties auto-réalisatrices” : elle entraîne la mort du patient et confirme alors la croyance initiale en une issue nécessairement défavorable – alors que cette croyance pouvait être erronée. A contrario, la prolongation d’une situation d’attente donne la possibilité d’observer une amélioration, mais expose à la création d’états végétatifs chroniques pour lesquels un arrêt de la nutrition et de l'hydratation artificielles sera finalement requis. La question du point de basculement décisif, qui fait passer le patient d’un "point de non-retour" (16) lié à son état gravissime, à l’irréversibilité de la mort est importante et nous paraît d’une acuité particulière lorsqu’une procédure de Maastricht 3 a été initiée. En effet, dans la mesure où la mort est attendue, on peut envisager des dérives relevant d’une "logique du type “puisqu’il va mourir, alors…”" (17) et consistant à accélérer le processus morbide. Afin de s’assurer d’une part que l’arrêt cardiaque ait bien lieu et d’autre part que le temps de mort imparti par le protocole Maastricht 3 soit respecté, certaines équipes approfondissent ainsi la sédation (Etats-Unis), ou administrent des agents curarisants (Belgique) (18). L’intention qui préside à l’acte est alors modifiée : il ne s’agit plus de s’abstenir d’agir, mais de provoquer la mort pour réaliser un prélèvement d’organes. On perçoit alors que "la fin de vie (c’est-à-dire les derniers jours ou heures) du patient ne se trouve plus envisagée de façon immanente et du point de vue de la totalité signifiante qu’elle représente en tant que telle" (19). Une nouvelle intentionnalité est introduite, reposant sur l’utilité de la greffe.  

 

Un patient devenu seulement moyen ?

 

Le troisième point de tension a trait à la place du mourant et in fine à son accompagnement de fin de vie. Face à l’échec des thérapeutiques engagées, le prélèvement d’organes peut apparaître comme le moyen de donner un sens à la prise en charge du patient – voire à sa mort. Toutefois, cette volonté risque d’engendrer une "inversion dans le regard porté sur le patient et la façon dont il est envisagé" (20) : de patient, il deviendrait alors donneur potentiel, et sa fin de vie serait prise en charge en vue d’un autre que lui et non plus conformément à une perspective immanente à son propre devenir (21). Dans une perspective kantienne, cela reviendrait à considérer le patient seulement comme un moyen, et non comme une fin en soi. Or, dans cette même conception morale, "disposer de soi comme d’un simple moyen en vue d’une fin quelconque, c’est abaisser l’humanité en sa propre personne" (22), l’humanité étant considérée comme fondamentale car elle est "l’objet du respect qu’il peut exiger de tout autre homme, et sur lequel repose sa dignité qui est sa valeur intérieure absolue" (23). La question d’une potentielle instrumentalisation du mourant se pose de surcroît lorsque le protocole Maastricht 3 fait mention d’examens et d’actes parfois invasifs, qui ne sont plus réalisés au bénéfice du patient, mais en vue d’évaluer puis de conserver les futurs organes à prélever (la première évaluation n’étant, de plus, pas systématiquement effectuée après que les proches aient témoigné de la volonté de don du patient). La prise en charge du patient comprend ainsi certains traitements et gestes techniques destinés à assurer la viabilité des organes, en sus des soins palliatifs qui lui sont dispensés pour lui assurer la fin de vie la plus confortable possible. Cette situation est inédite dans la mesure où elle inclut des thérapeutiques lors d’une procédure de limitation et d’arrêt des traitements – ces thérapeutiques visant à traiter, non la personne en elle-même, mais ses organes et donc une autre personne. En outre, l’extubation n’est pas commune à toutes les procédures de limitation et d’arrêt des traitements, alors qu’elle est recommandée dans le protocole Maastricht 3 car elle réduit généralement le temps de mort (24). On peut s’interroger dans ces conditions sur la place du patient pris en charge alors qu’il n’est plus nécessairement perçu – ou plus seulement – "comme une personne en train de mourir, mais comme une ressource d’organes à préserver et pouvant être prélevés" (25).

 

Des changements significatifs de lieu selon les finalités

 

Enfin, le dernier point de tension est lié à la question des lieux abritant la fin de vie du patient. L’extubation peut en effet être réalisée en Réanimation, le patient devant alors être conduit au bloc opératoire en urgence après l’arrêt cardiaque ; ou directement au bloc opératoire. Le lieu peut également varier en fonction de la technique privilégiée pour prélever les organes : la laparotomie d’emblée nécessite que le processus ait été réalisé à proximité ou dans le bloc opératoire afin de respecter les délais d’ischémie recommandés, tandis que la mise en place d’une circulation régionale normothermique permet de rester en Réanimation et d’éviter après le décès un transfert en urgence vers le bloc opératoire. Par ailleurs, dans l’éventualité où le patient serait extubé au bloc opératoire mais ne décèderait pas dans les délais compatibles avec un prélèvement, il devrait être réinstallé dans sa chambre de Réanimation. Pour faire face à cette éventualité vue comme "le plus mauvais scénario", certains pays comme la Belgique injectent des doses très importantes de calmants, voire utilisent un agent paralysant neuromusculaire afin de prévenir la reprise de la respiration spontanée (26). On perçoit alors que ces changements de lieux peuvent générer une tension entre l’attention portée au patient d’une part et la préparation du prélèvement d’autre part, et engendrer une rupture de la prise en charge de fin de vie.  

 

CONCLUSION : "Voir et entendre toutes les vulnérabilités" (27)

 

Nous avons mis en exergue certaines problématiques éthiques spécifiques soulevées par le Maastricht 3, liées principalement à quatre points de tensions : un conflit d’intérêt potentiel entre l’équipe de Réanimation et la Coordination hospitalière des prélèvements d’organes, les modalités et la temporalité de mise en œuvre du Maastricht 3, une possible instrumentalisation du mourant, ainsi qu’une modification des lieux abritant la fin de vie.

Ces points de tension font écho à deux approches distinctes de la morale, mettant l’accent soit sur les principes devant guider l’action (approche déontologique), soit sur ses conséquences (approche conséquentialiste). Une approche conséquentialiste est d’ailleurs privilégiée par l’Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques lorsqu’il est mentionné dans son rapport intitulé "les greffes d’organes : les prélèvements sur donneurs décédés après arrêt cardiaque" que le Maastricht 3 représente une ressource très importante pour les greffes, et qu’il ne s’agit donc pas de savoir si l’on doit l’accepter mais plutôt "comment l’appliquer" (28). Toutefois, comme l’a souligné Guibet Lafaye, les arguments utilitaristes et d’efficacité n’ont pas "une priorité systématique sur tout autre type d’argument" (29). De surcroît, une approche centrée uniquement sur la maximisation des greffons peut s’avérer préjudiciable si les intérêts du receveur priment sur ceux du donneur, entraînant une hiérarchisation entre une vie proche de son terme et une vie donnant promesse d’avenir. Par ailleurs, même si l’on met l’accent sur l’évaluation des résultats et la prise en compte du bien-être général – plutôt que le respect de principes posés a priori – il convient de considérer la question des coûts engendrés par la pratique du Maastricht 3 (tels les coûts psychiques pour les soignants ou les proches). Il apparaît ainsi fondamental, quels que soient l’approche de la morale et les principes privilégiés, d’assurer les meilleures garanties éthiques autour du Maastricht 3 afin que soient vues, entendues et considérées toutes les vulnérabilités.

 

Notes :

 

(1) La limitation des traitements concerne "la non-optimisation d’un ou de plusieurs traitements dont des techniques de suppléance d’organe assurant un maintien artificiel en vie ; la prévision d’une non-optimisation ou d’une non-instauration d’un ou de plusieurs traitement(s) en cas de nouvelle défaillance d’organe, même au cas où le maintien artificiel en vie pourrait en dépendre", et l’arrêt des traitements fait référence à "l’interruption d’un ou de plusieurs traitements dont des techniques de suppléance d’organe assurant un maintien artificiel en vie". Cf. SRLF (2010), "Limitation et arrêt des traitements en réanimation. Actualisation des recommandations de la Société de réanimation de langue française", Réanimation, 2010 19, p. 681-682.

(2) En France, le Maastricht 3 a été initié en 2014 lors d’une phase pilote, puis validé en 2015. Il ne concerne que certains hôpitaux sélectionnés par l’Agence de la biomédecine (ABM). Cf. ABM (2014), rapport sur "Les conditions à respecter pour réaliser des prélèvements d’organes sur des donneurs décédés après arrêt circulatoire de la catégorie III de Maastricht dans un établissement de santé".

(3) L'échelle de Glasgow, ou score de Glasgow, est un outil utilisé pour évaluer l'état de conscience d'un patient. Elle consiste à tester trois paramètres : l’ouverture des yeux, la réponse verbale et la réponse motrice. Elle est comprise entre 15 et 3, le chiffre 15 correspondant à un état de conscience normal, et un score en dessous de 8 à un coma.

(4) La phase d’hypothermie initiale de vingt-quatre heures vise à favoriser une possible récupération neurologique. Elle est accompagnée d’une sédation profonde, qui correspond à un “coma artificiel”, permettant de diminuer la consommation d’oxygène du cerveau. Ensuite, cette sédation profonde est arrêtée pour pouvoir effectuer une évaluation neurologique sur plusieurs jours (la durée d’arrêt étant fonction de la durée d’élimination des médicaments hypnotiques utilisés). Si le patient n’est pas confortable, il peut recevoir une sédation de confort, modulable en fonction des soins et complètement réversible lors des phases d’évaluation neurologique.

(5) Celui-ci comprend : un typage HLA complet, des bilans biologiques destinés à compléter le bilan initial et évaluer la fonction des organes, un scanner abdomino-pelvien. En cas de prélèvement pulmonaire, s’ajoute une fibroscopie bronchique avec prélèvement des sécrétions et description macroscopique des bronches. Des actes invasifs, comme la pose de cathéters artériels destinés à surveiller la pression artérielle ; ou veineux destinés à l’administration d’antalgiques, d’héparine ou d’antibiotiques, sont éventuellement réalisés (ils peuvent également avoir été réalisés en amont, à la prise en charge du patient. Ils sont par ailleurs indispensables pour la pose d’une circulation régionale normothermique après le décès).

(6) L’ischémie chaude correspond à la poursuite de l’irrigation des organes par un sang insuffisamment oxygéné. Dans le cas du Maastricht 3, elle doit être inférieure à trente minutes pour le foie, quatre-vingt-dix minutes pour les poumons et cent-vingt minutes pour les reins.

(7) La déventilation correspond à l’arrêt de la ventilation assistée. Le débranchement du ventilateur peut comprendre le retrait de la sonde d’intubation (extubation). Le décès survient plus rapidement en cas d’extubation première.  

(8) Elles sont dites terminales car précèdent les derniers instants de la vie. Elles visent à éviter toute souffrance, même si le patient est sévèrement cérébrolésé et dans un coma profond.

(9) A noter qu’il n’y a pas totale concordance entre l’arrêt circulatoire et l’arrêt cardiaque :  l’arrêt circulatoire implique l’arrêt de la circulation sanguine, et l’arrêt cardiaque implique l’absence d’activité électrique du cœur, ce qui intervient après l’arrêt circulatoire. Le protocole de l’Agence de la Biomédecine relatif au Maastricht 3 fait désormais mention d’arrêt circulatoire.  

(10) Le registre national des refus automatisé permet à chacun, de façon révocable, d’indiquer son refus de donner ses organes. Celui-ci n’est consultable par les équipes médicales qu’après le décès de la personne.  

(11) Loi Léonetti : loi n°2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, publiée au JORF n°95 du 23 avril 2005. Loi Claeys-Léonetti : loi n°2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie, publiée au JORF n°0028 du 3 février 2016.


(12) Fourneret E. (2015), La mort sous contrôle. Dilemmes éthiques pour les soignants", Paris : Seli Aslan, p. 64.

(13) Id.

(14) ABM (2014), op. cit., p. 13.

(15) CHU de Nantes, ETHIS (2011), "Ethique et dons d’organes. Réflexions éthiques à propos des prélèvements d’organes réalisés chez des patients en arrêt de traitement", 13 octobre 2011, p. 17.

(16) Bizouarn P. (2013), "Prélèvement à cœur arrêté après arrêt des traitements : enjeux éthiques", in Durand G., Lardic J.-M. L'éthique clinique et les normes, Nantes : Editions Nouvelles Cécile Defaut, p. 150.

(17) Guibet Lafaye C., Puybasset L. (2011), "Décider la mort et prélever les organes : la question de l’extension des conditions du prélèvement d’organes", Ethique publique, vol.13, n°1, p. 243.

(18) Ibid., p. 244.

(19) Id.

(20) Ibid., p. 249.

(21) Id.

(22) Kant E., Métaphysique des mœurs. II. Doctrine du droit. Doctrine de la vertu, Paris : GF-Flammarion, 1994, p. 275.

(23) Eisler E. (1994), Kant-Lexikon, Paris : Nrf Gallimard, p. 488.

(24) SFAR (2012), "Analyse critique du prélèvement en condition M3 de Maastricht", Annales françaises d’anesthésie et de réanimation, volume 31, n°5, mai 2012, p. 457 (critères UNOS).


(25) Guibet Lafaye C., Puybasset L. (2011), op. cit., p. 250.

(26) Cf. Vincent J.-L., Van Nuffelen M., Berré J., "Aspects éthiques du NHBD : position des réanimateurs belges", in Puybasset L. (dir.) (2010), Enjeux éthiques en réanimation, Paris : Springer, p. 588.


(27) Fourneret E. (2015), La mort sous contrôle. Dilemmes éthiques pour les soignants", op. cit., p. 133.

(28) Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques (2013), "les greffes d’organes : les prélèvements sur donneurs décédés après arrêt cardiaque", prise de parole du Pr. Rutger Ploeg.

(29) Guibet Lafaye C., Puybasset L. (2011), op. cit., p. 245.

]]>
news-2730 Sat, 08 Jul 2017 11:57:00 +0200 Chabert / le handicap ou la créativité de l’ajustement permanent https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/chabert-le-handicap-ou-la-creativite-de-lajustement-permanent Anne-Lyse Chabert : le handicap ou la créativité de l’ajustement permanent   Anne-Lyse Chabert : le handicap ou la créativité de l’ajustement permanent 

par Bertrand QUENTIN

Agrégé et Docteur en philosophie HDR. Maître de conférences à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée

Chercheur au Laboratoire LIPHA-Paris-Est (EA7373)

Responsable du Master 1 de philosophie, parcours « éthique médicale et hospitalière appliquée » (Ecole éthique de la Salpêtrière).

 

Critique de l’ouvrage de Anne-Lyse Chabert, Transformer le handicap, Au fil des expériences de vie, Toulouse, érès, 2017.

 

Article référencé comme suit : Quentin, B (2017) "Anne-Lyse Chabert : le handicap ou la créativité de l’ajustement permanent" in Ethique. La vie en question, juillet 2017.

 

L’article en version PDF et des notes de bas de page sont accessibles par un clic au bas de l’article.

 

Pour le grand public, le handicap n’est pas un thème spécialement réjouissant. On y pressent l’inconfort d’une vie faite d’incapacités multiples et le désagrément d’avoir seulement à y penser. Nous avons baptisé « empathie égocentrée » (1) cette manière classique d’envisager le handicap pour signifier que le rapide effort pour se mettre à la place de la personne handicapée s’avère tourner au pessimisme, car on part de notre expérience dite « de valide ».

Heureusement, la littérature sur le handicap est là pour nous aider à voir les choses autrement. L’exergue qu’a choisi Anne-Lyse Chabert pour ouvrir son livre (Transformer le handicap, au fil des expériences de la vie, Toulouse, érès, 2017), commence par quelques vers de Rainer Maria Rilke - vers qui nous enjoignent à nous réjouir de cette vie de l’homme, quand bien même condamnée à la finitude :

 

« Et cependant, quoique chacun essaie D’échapper à soi-même comme d’une prison Qui vous enferme dans sa haine,Il est de par le monde un grand miracle, Je le sens : toute vie est vécue. » (2)

 

Pourquoi « transformer le handicap » ?  Il s’agit surtout, on va le comprendre, de transformer la conception que nous nous faisons du handicap. Anne-Lyse Chabert connaît un handicap neuromusculaire qui de l’adolescence jusqu’à aujourd’hui l’amène à une atrophie musculaire évolutive. Elle se demande alors quand son handicap a débuté ? : « Est-ce à l’époque où ma mère s’est alarmée de mes chutes fréquentes dans la cour de récréation ? Est-ce lorsque ma calligraphie a commencé à s’altérer dans les premiers temps où ma pathologie s’exprimait ? Est-ce quand, après de longues errances diagnostiques, je suis revenue chez moi en portant désormais le sceau d’une maladie particulière dont j’avais enfin le nom […] Est-ce lorsque, vers 15 ans, j’ai eu ma première carte d’invalidité ? Est-ce la première fois que j’ai chaussé des chaussures orthopédiques ? […] est-ce plus tard, vers l’âge de 20 ans lorsque pour la première fois je me suis assise dans un fauteuil roulant ? » (p.16). Elle qualifie d’absurde la question posée au départ. Celle-ci ne l’est peut-être pas tant que cela. Mais ne prend pas sens pour l’Auteure, de par la thèse même de l’ouvrage qui ferait du handicap une situation d’adaptation progressive à un environnement changeant. Le fait est, nous dit-elle que « Si mon espace s’était tour à tour rétréci, remodelé, décousu, déformé, concentré, si j’avais dû le reconstruire à chaque évolution de ma pathologie, il ne m’avait jamais paru « déficient » pour autant […]  je n’étais pas différente de la personne que j’avais été avant l’usage de mon fauteuil » (p.17).

C’est donc à un nouveau positionnement sur la question du handicap qu’elle appelle. Trois thématiques vont l’aider à décrire cette situation d’inventivité permanente rendue nécessaire par le handicap : celle de la normativité, celle des affordances et celle des capabilités.

 

 

Normativité plutôt que norme : repenser la recherche de l’équilibre organique

 

    Canguilhem est ici évidemment l’auteur de référence. Dans  La connaissance de la vie il disait par exemple : « Nous ne pouvons pas dire que le concept de « pathologique » soit le contradictoire logique du concept de « normal », car la vie à l’état pathologique n’est pas absence de normes mais présence d’autres normes » (3).  On se rappelle que l’originalité du concept de normativité chez Canguilhem réside dans le fait qu’il ne s’agit pas d’une référence à un état donné mais à une faculté mobilisable selon la situation. La normativité est cette aptitude à passer d’une norme à l’autre. Le vivant peut alors être défini comme normal lorsqu’il est en pleine possession de sa normativité, c’est-à-dire lorsqu’il a la capacité à instaurer des normes de vie qui lui permettent de s’adapter à son milieu. L’observation de situations de handicap variées amène à découvrir que l’organisme peut jouer ainsi sur un grand répertoire de mouvements possibles pour réaliser la même tâche. Ce phénomène peut se traduire par le concept d’ « abondance »  (Israël Gelfand, Mark Latash) plutôt que par le terme de « redondance », souvent employé, mais qui, comme le fait remarquer A.-L. Chabert, n’est pas très heureux.

L’Auteure prend alors l’exemple du calligraphe Fumiyuki Makino. Ce calligraphe japonais de 45 ans, devenu 29 ans avant, tétraplégique, à la suite d’un accident de plongée, a dû réapprendre à calligraphier avec le pinceau à la bouche. Il y a eu un transfert technique pour passer de la calligraphie ordinaire à la calligraphie avec la bouche. Le calligraphe réorganise les moyens dont il disposait déjà auparavant mais qui ne s’exprimaient pas encore. D’où le prolongement par A.-L. Chabert des intuitions de Canguilhem : « La normalité que l’individu doit instaurer dans sa vie organique n’est donc pas une normalité « d’imitation », une normalité de l’ordinaire et du statistique, mais une normalité qui est toujours à redécouvrir, et qui correspond à un état singulier » (p.59).    

Après avoir donc montré que la normativité permettait à la personne handicapée de rétablir un équilibre intérieur avec les ressources de son corps, l’Auteure s’intéresse au rétablissement de l’équilibre intérieur avec des ressources extérieures : les objets vont s’offrir à l’individu comme des invitations à agir. Ici apparaît le concept d’ « affordances ».

 

Le handicap comme pratique permanente d’un ajustement des affordances

 

Le terme « affordances » a été forgé par James J. Gibson. Sa « théorie de la perception directe » apparaît en 1977 dans le chapitre « The theory of affordances » (4) et dans son ouvrage de 1979 : Approche écologique de la perception visuelle (5). Pour cet éthologue, l’Umwelt de l’animal est la résultante d’un couplage entre l’organisme et l’environnement constituant un monde défini uniquement par les actions qu’il appelle et qui sont traduites par le terme d’ « affordance ». L’affordance renvoie à l’idée que les événements naturels (lieux, nourriture, prédateurs) appellent des comportements appropriés. Ces événements ne doivent pas être pensés comme des stimuli car c’est l’action possible qui commande la perception : chaque chose dit ce qu’elle est. L’eau dit « bois-moi », un fruit dit « mange-moi ». Le rapace dit « se faire manger » au passereau qui cherche à s’en préserver. L’affordance est donc le fait qu’un acte soit investi dans un « objet » (6). La perception et l’action sont ici indissociables. La perception des affordances permet au comportement des animaux d’être ajusté aux possibilités d’action permises par l’environnement.Si l’on cherche des anticipations historiques de ce concept on les trouvera dans l’Umgebung de Jakob von Uexküll, dans l’Aufforderungscharakter de Kurt Koffka ou  dans le « corps agissant » de  Merleau-Ponty. De l’animal on passe à l’humain mais on retrouve l’idée que la perception habituée de notre environnement crée un vaste tissage d’actions anticipées déposées dans les objets de l’environnement-même. On peut évoquer ici l’ « assoyabilité » des surfaces, la « passabilité » des ouvertures, la « posturabilité » d’une surface, le caractère « attrapable » d’un objet, la « franchissabilité » des fossés, ou encore, la possibilité de passer sous une barrière.

A.-L. Chabert va ensuite se poser une question à propos d’une situation spécifique de handicap. Comment permettre à un aveugle de jouer à un sport collectif de ballon ? Les affordances doivent être ici réinventées. On connaît une adaptation du football aux personnes aveugles où chaque joueur non voyant est accompagné d’un coureur voyant qui lui décrit tout ce qui se passe et qui court à ses côtés. Mais A.-L. Chabert nous donne deux exemples encore différents d’adaptation des affordances. Le cécifoot et le goalball. Le cécifoot est issu d’un projet au Mali au dernier trimestre 2011 et soutenu par l’association Libre vue. Dans ce sport adapté, on use d’un ballon sonorisé à l’aide de grelots. Il y a des bips sonores derrière les buts pour les localiser. Une ficelle équipée de grelots trace les limite du terrain. Une équipe sera constituée de quatre joueurs de champ aveugles ou malvoyants avec bandeau sur les yeux et d’un gardien de but voyant (qui dirige la zone défensive). S’ajoutent un entraîneur voyant (qui dirige le milieu du terrain) et un guide voyant (derrière le but adverse qui aide à la finition). Chaque joueur est tenu de signaler son déplacement vers le porteur du ballon en criant « j’arrive ». Comme le repère l’Auteure : « les affordances ordinaires sont donc détournées, le matériau de base qui constitue le noyau dur de l’activité est infléchi par le biais de l’inventivité des porteurs de projet » (pp.84-85).    Pour illustrer le fait que l’homme peut jouer sur des répertoires différents pour réaliser des sports plutôt proches, A.-L. Chabert évoque le goalball, sport qui  dérive de la pratique de rééducation de soldats allemands devenus aveugles. Il y a là deux équipes de trois joueurs. Les buts font 9m sur 1,30 m, le terrain 9m sur 18 m. On jette le ballon sonore à la main pour marquer mais chacun reste dans sa moitié de terrain (poids du ballon : maniabilité difficile à une main). Est attendu un silence total du public et des entraîneurs (il faut pouvoir se concentrer parfaitement sur le bruit de la balle). Les deux sports que sont le cécifoot et le goalball « reposent sur des équilibres différents, tracent un espace des affordances dont les limites ne sont pas les mêmes, mobilisant des compétences différentes tant dans la perception que dans la motricité des joueurs » (p.93).Nous pourrions, au passage, imaginer qu’offrir ces possibilités nouvelles implique une société florissante et sans problèmes excessifs. A l’encontre de ce présupposé il faut remarquer que  le contexte politico-social du Mali à cette période était très défavorable à la construction d’un tel projet - la situation politique étant très instable, sujette à des coups d’Etat fréquents fragilisant le pays. Il ne faut donc pas attendre d’être l’Eldorado pour offrir des possibilités aux personnes en situation de handicap. Mais ce qui a été aussi souligné c’est que ce projet est allé jusqu’au bout grâce à beaucoup de solidarités apparues dès qu’une difficulté se présentait  (habitants voisins, autorités locales, diffusion médiatique ont à chaque fois pris une relève utile).Lorsque nous évoluons librement dans notre environnement, notre posture et notre locomotion s’adaptent donc très souplement et sans que nous en ayons conscience, au terrain sur lequel nous nous déplaçons. Mais ce résultat est en fait le produit d’un long apprentissage, d’une lente mise en adéquation que l’individu « normal » a instaurée au fil du temps avec son environnement. Toute la difficulté est qu’avec un handicap évolutif il faut régulièrement réapprendre de nouvelles « affordances » car l’adéquation de l’individu à son environnement est sans cesse remaniée.

 

Favoriser une égalisation des capabilités pour rendre possible les réajustements permanents nécessités par le handicap.

 

On rappelle que la « capabilité » est un concept développé en économie par Amartya Sen et fortement relayé dans le cadre philosophique par Martha Nussbaum. Il signifie la possibilité au sein d’une société d’avoir de réels choix de vie. Le modèle de justice prôné par John Rawls qui se satisfait de la variable « ressource » pour quantifier économiquement son système, néglige le fait qu’il existe de grandes variations entre les individus quant à leurs besoins de ressources et leurs capacités à convertir les ressources en réalisations de vie.

A.-L. Chabert va illustrer la thématique des capabilités avec l’exemple de Temple Grandin, une femme autiste née en 1947 à Boston, qui - disons-le dès le début – n’est pas autiste Asperger (ceux que l’on dénomme « autistes performants »). « Temple joue sur deux paramètres : développer ses capacités internes, mais également se placer dans un environnement dans lequel elle peut exprimer avec profit les capacités dont elle est dotée » (p.117). Tenir compte de ses capacités internes c’était par exemple identifier « dès son enfance qu’elle excellait dans les tests visuels et spatiaux tout en étant relativement médiocre pour réaliser des tâches plus séquentielles et abstraites. » (p.117) Tenir compte du lieu où ses capacités pourraient le mieux s’épanouir a été essentiel : « C’est dans l’univers du ranch que Temple Grandin se sent le plus à l’aise, et qu’elle peut non seulement dépasser son handicap mais le renverser : elle est beaucoup plus empathique face à la souffrance animale que face à celle du monde humain, dont elle ne comprend pas a priori le sens » (p.118). Temple dira à Oliver Sacks – qui l’a rencontrée dans le Colorado en 1963 : « les bovins sont perturbés par les mêmes sortes de sons que les autistes » (7). C’est là que prend place l’invention qui va être celle de Temple Grandin, invention qui va à la fois lui servir, servir à une meilleure appréhension de l’autisme et servir à calmer le bétail dans les ranchs. Tout part d’une aspiration d’enfant autiste : « Petite, elle avait très envie d’être prise dans les bras, tout en étant repoussée à cette idée et en évitant tout contact physique avec une autre personne : les étreintes de sa tante ou de sa mère lui donnaient une sensation d’écrasement, d’engloutissement. Dès l’âge de 5 ans, elle avait donc rêvé de disposer d’une machine qui pouvait la compresser puissamment avec douceur, comme des bras humains, tout en étant totalement maîtrisable » (p.119). La seconde étape sera la confiance à évoquer ce désir devant son professeur de sciences naturelles et l’ouverture d’esprit de ce dernier qui loin de se moquer d’elle l’a poussée à concrétiser son désir en fabriquant « la chose ». On a ici quelque chose de cette valorisation particulière du travail manuel et technologique dont la culture américaine du XXe siècle était férue (mais dont Matthew B. Crawford nous dit qu’elle a malheureusement largement reculé (8)).

Dans un premier temps, Temple va utiliser une trappe à bétail non aménagée. « Quand j’ai pu supporter d’être tenue en place, j’ai modifié la trappe à bétail pour qu’elle soit douce » (9). L’aménagement de la trappe amène Temple à être plus détendue : « Je m’entends mieux avec les autres, et mes ennuis de santé liés au stress, comme mes coliques, appartiennent au passé » (10). Ce qui différencie un autiste qui s’en sort très bien d’un autiste qui ne parvient pas à développer ses capacités est le fait que puissent se rencontrer ou non des capacités particulières et un milieu qui rende possible ou non leur éclosion.  Oliver Sachs a alors le commentaire suivant par rapport à deux personnes autistes : « José, qui est presque aussi doué que Stephen mais n’a jamais été reconnu ni épaulé par personne, continue à se languir dans l’arrière-salle d’un établissement spécialisé, tandis que Stephen mène une existence enrichissante et stimulante. » (11)Aujourd’hui Temple Grandin est docteur en sciences animales et spécialiste en zoologie, consultante sur les questions d’élevage des animaux. Elle a révolutionné les pratiques du traitement du bétail dans les ranchs et les abattoirs, notamment avec l’invention  de cette « machine à serrer ».

 

Conclusion

 

L’ouvrage d’Anne-Lyse Chabert est plein d’espoir et d’énergie positive. Il n’est pas pour autant naïf devant les difficultés du réel. Elle reconnaît tout d’abord la situation de fragilité et de pari que comportent ces permanents réaménagements : « Même si cet ajustement se fait de manière automatique et inconsciente, l’individu est toujours dans une situation de « pari » lorsqu’il transfère sa norme en réaction à un changement physiologique comme le handicap, puisqu’il ne sait jamais si la compensation dans laquelle il s’engage sera effectivement fonctionnelle » (pp.54-55). La phase normative, la phase de créativité où il faut réaménager sa vie n’est pas sans placer l’individu dans une grande fragilité puisqu’il ne bénéficie pas encore de la solidité d’une construction aboutie de sa nouvelle norme. L’Auteure appelle à aller courageusement de l’avant : « La norme vers laquelle tend l’individu via la normativité est une norme espérée plus solide ; l’amélioration de vie qu’elle peut procurer justifie les efforts qu’investit l’individu dans le processus de normativité » (p.45). Pour, selon ses termes, « Infiltrer les modifications au sein d’un ordre déjà établi » il faut un effort soutenu, qui ne pourrait se prolonger longtemps sans une bonne dose de confiance en soi du sujet. Et cette confiance est souvent le legs de parents et de proches. La personne en situation de handicap a en tout cas besoin de bienveillance devant les réaménagements de sa vie : « ces différentes compensations sont le résultat du choix de l’individu et […] elles doivent être respectées à ce titre, même s’il reste possible de lui proposer d’autres stratégies » (p.55). Chaque patient développe en effet ses propres solutions motrices. Mais« Parler de compensation, d’ajustement, n’est-ce pas déjà parler d’un ordre […] bancal, qui a encore le statut de désordre ? Ne se place-t-on pas dans la perspective de l’observateur tout-venant qui utilise encore le premier équilibre pour produire un jugement de valeur, même insidieux ? » (p.90). Encore une fois, l’ordre qui a été acquis par la personne initialement en situation de handicap n’a plus rien de bancal, même s’il reste peut-être plus précaire dans sa plus grande exposition aux bouleversements extérieurs.« on doit considérer le nouvel équilibre de vie qu’a instauré une personne handicapée comme tout aussi légitime que l’équilibre  standard dont font usage la majorité des gens » (p.122).

 

A.-L. Chabert appelle en tout cas ledit valide à enrichir son regard de la confrontation à la créativité dans le handicap : « le nouvel équilibre de vie que peut façonner une personne en situation de handicap ne peut-il pas être source de nouveauté et de richesse, selon la façon dont ce nouvel équilibre est accueilli par l’entourage et par la société ? » (p.124).

 

Une difficulté conceptuelle de l’ouvrage est que le point de vue de l’Auteure est peut-être paradoxalement biaisé par son propre handicap, du moins pour atteindre une universalité quant à la définition du handicap qu’elle propose. Le grand apport de l’ouvrage est en effet de penser le handicap comme un réaménagement perpétuel face à l’environnement. Mais on pourrait se demander si cet aspect des choses ne correspond pas essentiellement aux handicaps de type évolutifs et beaucoup moins à des handicaps « définitifs » et stabilisés – qui existent aussi.

 

Il reste que l’acuité particulière qu’Anne-Lyse Chabert a du fait de son vécu, nous ouvre les yeux sur un pan massif du vécu handicapé : un type particulier d’expérience  est d’être sans cesse chassé d’une position de semi équilibre. L’ouvrage vise donc à changer notre définition du handicap : « nous […] constatons […] la vacuité de sens du terme handicap et du lexique qui gravite autour de la notion telle qu’on l’utilise actuellement. Affirmer, dire le handicap, c’est adopter inconsciemment cette perspective dogmatique selon laquelle le monde où nous vivons, où nous nous développons et où nous agissons est figé, alors même que nous nous donnons le change en invoquant l’importance de la qualification de « situation » de handicap » (pp.139-140). Le handicap revêt alors la valeur de cas exemplaire dévoilant le fonctionnement du vivant même : il est une relation entre un individu et un environnement qui dans un premier temps ne sont pas adaptés l’un à l’autre. Le livre est donc un bel hommage à la créativité que l’individu, sous certaines conditions, peut déployer dans un contexte de handicap. « il existe une multitude de mondes possibles autour de nous, […] dans l’un je fais davantage l’expérience de ma force, dans l’autre bien plutôt celle de ma faiblesse. La grandeur de l’homme n’est pas d’être fort, d’être déjà adapté au milieu dans lequel il vit, de connaître le privilège ou la misère d’avoir pu s’assoupir dans un état stable » (p.140). C’est donc la personne handicapée qui par un renversement plaisant des rôles, devient « l’éveillée » face à ces endormis que seraient devenus lesdits valides. L’homme ne meurt pas des manques ou des défauts qu’il ressent ;  il meurt de ne plus avoir à se créer quotidiennement. « Encore lui faut-il la possibilité de se frayer un passage dans un monde qui ne cesse de bousculer et de menacer la pérennité de son existence. Ce premier espace des possibles, c’est celui que recrée l’Autre par un regard bienveillant quand il s’emploie à ouvrir cet espace, ou par un regard hostile, au contraire, quand il rétrécit ce champ des possibles déjà encombré. » (p.141)

 

Notes :

 

(1)    B. Quentin, La Philosophie face au handicap, Toulouse, érès, 2013, (rééd. 2015).

(2)    R.-M. Rilke, « Le livre du pèlerinage » in Les Cahiers du journal des poètes, 1939.    

(3)    G. Canguilhem, La connaissance de la vie, [1965], 2009.p.214.

(4)    J.J.  Gibson, « The theory of affordances », in Perceiving, Acting, And Knowing. Toward an Ecological Psychology, 1977, pp.67-82.

(5)    J.J.  Gibson, The ecological approach to visual perception, Boston, Houghton Mifflin, 1979.

(6)    J.J. Gibson : « Chaque chose dit ce qu’elle est […] un fruit dit « Mange-moi » ; l’eau dit « Bois-moi » ; le marteau dit « Crains-moi », The Ecological Approach to Visual Perception, Hillsdale, Lawrence Erlbaum Associates,1986, p.138.

(7)    O. Sacks, Un anthropologue sur Mars, [1963] 1996, p.375.

(8)    M.B. Crawford, Éloge du carburateur, Essai sur le sens et la valeur du travail. (Shop Class as Soul Craft. An Inquiry into The Value of Work [2009] 2016, La Découverte.

(9)    T. Grandin, Ma vie d’autiste, 1986, p.159.

(10)    Ibid. p.186.

(11)    O. Sacks, Un anthropologue sur Mars, [1963] 1996, p.344.

]]>
news-2731 Tue, 13 Jun 2017 10:19:00 +0200 L’hypermodernité ou l'ovation de la volonté https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/lhypermodernite-ou-lovation-de-la-volonte  L’hypermodernité ou l'ovation de la volonté

 

Par Laura LANGE

 

Doctorante en philosophie à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, Laura LANGE est actuellement philosophe en organisation. Une activité qui lui a valu de remporter le prix "innovation" du jeune entrepreneur de l'année 2013 à Lyon pour sa première création d'entreprise "Counseling Philosophie".Conférencière, consultante, elle conduit les équipes à prendre du recul sur la gestion de leurs pensées et de leurs actions en entreprise.

 

Article référencé comme suit :

Lange, L. (2017) "L’hypermodernité ou l’ovation de la volonté" in Ethique. La vie en question, juin 2017.

 

Préfixe qui représente une préposition du grec huper signifiant au-dessus, au-delà, la locution hyper exprime en général un excès, un surplus, un surcroît, un plus haut degré ! Un quelque chose en plus donc qui outrepasse le concept qu’il précède modernité ou qu’il remplace et dépasse post-modernité. Cherchant à comprendre ce "truc en plus" ou, pour en prendre des synonymes moins triviaux, ce procédé de l’hypermodernité ou encore ce tour de main d’aujourd’hui et demain, nous proposons d’adopter une position philosophique.Une position philosophique méta,  signifiant tout à la fois après, au-delà et avec, qui nous permettra de surplomber, à l’image du poisson volant, le monde environnant, l’observant d’un saut de l’esprit dans le but non pas de s’en défaire, ce qui serait un sot vœu pieux pouvant conduire au cynisme, mais de le penser plus justement pour atteindre une plus haute lucidité, un hyperdiscernement. Nous chercherons, par cette prise vue plus globale, à comprendre ce qui se joue spécifiquement du rapport à l’homme, au corps et à la volonté en contexte hypermoderne. Comprendre ce plus pour être plus aguerri, éclairé, autonome donc dans le rapport que l’on entretient avec soi-même, les autres, le monde.

 

 

L’hypermodernité, un contexte hypercomplexe

 

L’hypermodernité s’inscrit dans la continuité de la postmodernité qui s’inscrit elle-même dans la continuité de la modernité. La modernité est un concept multiforme qui revêt des sens multiples voire contradictoires et dont il convient donc de préciser le sens que nous en donnons. Si la modernité débuterait historiquement au XVème siècle et prendrait fin avec la Révolution française, elle serait néanmoins encore en cours pour de nombreux historiens. Nous nous inscrirons dans ce courant comprenant la modernité comme l’ère contemporaine, l’ère d’un monde désenchanté mise en lumière par Les Lumières dont le projet rationaliste était de "déniaiser les peuples" pour reprendre une formule de Voltaire. Le désenchantement du monde par lequel se caractérise cette période, célèbre formule de Max Weber, reprise par Marcel Gauchet, témoigne du recul des croyances religieuses, d’un monde marqué par des crises ecclésiastiques, politiques, idéologiques et économiques. C’est dans cette lignée de la perte des grands récits légitimateurs de l’époque moderne, de la séparation des pouvoirs et d’un effacement des structures que s’inscrit la postmodernité. Ce courant est apparu en majorité dans les années 60 principalement en France et est théorisé par plusieurs auteurs notamment Jean Baudrillard, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Michel Foucault ou encore Jean-François Lyotard (1). La période postmoderne se caractérise par l’avènement d’un nouvel individualisme faisant suite au bon individualisme des Lumières décrit par Emile Durkheim dans L’individualisme et les intellectuels. Il s’agit de celui d’Emmanuel Kant ou encore de Jean-Jacques Rousseau qui promouvait l’assurance de l’esprit et reliait les individus par des propriétés morales. A l’inverse, ce nouvel individualisme valorisé par les libéraux est corrélatif du capitalisme. Il promeut non plus seulement l’assurance de l’esprit mais la transcendance de soi, l’esprit d’initiative et d’entreprise ainsi que le culte de l’autocentrisme. La postmodernité se caractérise donc par l’avènement d’un individualisme rationalisateur et concurrentiel : chacun cherche son intérêt particulier. Il s’agit moins d’être raisonnable (moral) que d’être raisonnant c’est-à-dire entreprenant, capable de mesurer (sens du latin ratio), de calculer , de commercer dans ses relations avec soi-même, les autres et le monde. Comme le souligne Michel Foucault, le capitalisme fait de l’existence une entreprise. Dans ce système écrit-il dans Naissance de la biopolitique, chaque individu a "pour tâche d’améliorer sans cesse son capital d’attitudes et de compétences" (2). On assiste d’abord dans la société américaine puis partout dans le monde à "la généralisation de la forme “entreprise” […] au rapport de l’individu à lui-même" (3). Nous voici donc entrés dans l’ère du néolibéralisme où le libéralisme devient fondateur d’état et se met, à partir des années 30 au service du capital. Du latin "capitalis" et de "caput" signifiant la tête, le capital prend un sens économique au XVIème. Le capitalisme pourrait donc se définir comme le système en tête duquel capitalise l’homme capitaine à la tête d’un capital, capable de maintenir le cap dans le but de capitaliser. A l’image du Baron de Münchhausen évoquée par Friedrich Nietzsche qui cherche à s’extraire du marais en se tirant lui-même et à deux mains par les cheveux, l’homme postmoderne est le seul maître cavalier de son existence et des imprévus qui la traversent. On pourrait alors s’interroger sur les raisons de sa solitude : n’y a-t-il personne pour l’aider où n’a-t-il besoin d’aucune aide ?

Le culte de l’individualisme des sociétés postmodernes entraine assurément une déstructuration des solidarités comme le constatait déjà Alexis de Tocqueville (4), dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, lorsqu’il étudiait la démocratie et l’individualisme qui la caractérise. Mais selon Jean-François Lyotard dans La condition de l’homme postmoderne, l’individu n’est pas vraiment isolé, il a plutôt des caractéristiques sociales plus complexes. En effet, d’après les travaux du sociologue Bernard Lahire, l’homme postmoderne est pluriel. Il est hyper-complexe car en hyper-mutation. Dans ce contexte, Marcel Gauchet, dans le Désenchantement du monde, met en exergue huit mutations que connaît l’individu relativement à lui-même, au monde, à son corps, aux autres, aux choses, au temps, à l’espace, aux idées et valeurs et enfin à la transcendance. Aussi, poussant à l’extrême les évolutions de la postmodernité, l’hypermodernité, corrélative de  l’hyperconsommation, de l’hypermarché et de l’hyperindividualisme, serait l’ère de l’hyperparadoxal. D’un côté triomphent l’individualisme, le libéralisme, la flexibilité, de l’autre s’exaltent le conservatisme, le repli identitaire, le retour à la tradition. Dans son ouvrage Les temps hypermodernes, Gilles Lipovetsky écrit "C'est sous les traits d'un composé paradoxal de frivolité et d'anxiété, d'euphorie et de vulnérabilité, de ludique et d'effroi, que se dessine la modernité du deuxième genre". Pour l’auteur, l’association de l’hypermodernité à l’hyperfrivolité et l’hyperanxiété est moins le produit de l’éclat de l’hypermodernité que le résultat  de l'éclatement de systèmes traditionnels qui régulaient, organisaient et encadraient la vie sociale des individus. "L'allégement (du collectif) se fait fardeau, l'hédonisme recule devant les peurs, les servitudes du présent apparaissant plus prégnantes que l'ouverture des possibles entraînée par l'individualisation de la société. D'un côté, la société-mode ne cesse d'inciter aux jouissances démultipliées, plus stressante, plus anxieuse. L'insécurisation des existences a supplanté l'insouciance "post-moderne"" (5). Dans son essai sur l’individualisme contemporain, Gilles Lipovetsky caractérise cette période comme étant celle de "l’ère du vide" qui deviendra le titre même de ce dernier : "Quand les prémodernes se reposaient sur la tradition et les modernes sur l'avenir, les postmodernes auraient les pieds dans le vide". Aussi les hypermodernes auraient-ils, quant à eux et dans ce cas, la tête dans le vide, des idées plein la tête. Mais l'hypermodernité est également une chance à saisir, celle d'une responsabilisation renouvelée du sujet. . Si le superlatif "hyper" renvoie à de nombreuses choses superflues, être hypermoderne est également un terrain d’expression de l’esprit critique, un terreau d’expression d’hyperdiversité des volontés et des modes de vie.

Dans Naissance de la biopolitique, Michel Foucault reconnaît à la société néolibérale sa promotion de la pluralité et sa renonciation à la discipline. Selon l'étude de Geoffroy de Lasganerie, dans La dernière leçon de Michel Foucault, ce dernier aurait vu dans le néolibéralisme notamment américain un terrain d’expression de l’esprit critique, chargé de dégager toujours plus de différence et d’innovation et, de promouvoir, non seulement la liberté économique et politique mais aussi et surtout la pluralité des modes d'existence au sein de la société. L’idéal de la société néolibérale ne serait donc pas de normaliser les individus et de contrôler leur conduite mais de favoriser la pluralité des plans de vie et ce dans tous les domaines de la vie. On assiste à un élargissement du champ des possibles induit par l’affaiblissement des autorités extérieures et l’autonomisation des individus qui lui est corrélative, par l’évolution des sciences et des techniques ainsi que des systèmes juridiques qui favorisent la concrétisation de ces possibles. Et lorsque un système qu’il soit technique, médical, juridique empêche leur réalisation, on assiste moins à de la résignation qu’à la revendication d’autres modes d’existence, aussi résignée soit-elle du système disciplinaire qui empêche son exercice.  

Engageant une réflexion sur le milieu carcéral mais également sur la folie, Michel Foucault précise que "la société n'a pas un besoin d'obéir à un système disciplinaire exhaustif. Une société se trouve bien avec un certain taux d'illégalisme" (6). Geoffroy de Lasganerie précise dans son ouvrage que pour Foucault "[la société néolibérale] est marquée par quelque choses comme une "tolérance" accordée aux individus "infracteurs" et aux pratiques minoritaires (7) […] Elle ne cherche pas à supprimer les "systèmes de différences" mais à les optimiser, à travers la mise en place de systèmes décentralisés de compensation entre les agents". Nous pouvons procéder pas analogie de méthode dans de multiples domaines de réflexion actuellement débattus, celui de la procréation par exemple. On peut se demander si la GPA telle qu’elle s’entreprend en France ne maintient pas à ce jour et à son tour un taux de pluralisme et d’illégalisme lorsque les couples se mettent "hors la loi" en se rendant notamment à l’étranger malgré l’interdiction française et donc en affirmant leur différence et leur liberté. Aussi la GPA ne constitue-t-elle pas un système de compensation entre les agents dont la femme peut porter l’enfant et ceux dont la femme ne le peut pas, comprenons par-là un moyen de santé pour remédier à l’infertilité médicale ou sociale des couples par la mise en relation et concurrence des profils ? En effet, la GPA comme "moyen de santé" n’optimise-t-elle un nouveau système de procréation ? Ne s'inscrit-elle dans cette tendance positive favorisant l'expression d'un pluralisme néolibéral et, en l’occurrence d'un pluralisme des processus d'enfantement et, par extension, des conceptions de la maternité mais également de la parentalité et du faire famille ainsi que du rapport au corps et à l'autre ; l'autre partenaire et l'autre à venir c'est-à-dire l'enfant ?

Prenons un tout autre exemple témoignant de la pluralité des modes d’existence en contexte néolibéral, aussi polémiques soient-ils : celui des transports privés de personnes. En effet, référons-nous à Uberpop, ce nouveau moyen de transport vivement controversé et interdit depuis peu. Il s’agit d’individus mettant volontairement leur conduite au service des citoyens sans avoir une licence pour ce faire, proposant pour ceux qui l’exercent un complément d’activité professionnelle et pour ceux qui y recourent un système à moindre coût, de compensation notamment entre les clients plus ou moins aisés, entre les usagers contents et mécontents etc. et concurrençant par la même les taxis licenciés. On peut alors s’interroger : Uberpop n’optimise-t-il pas un nouveau système de circulation, favorisant l'expression d'un pluralisme des conduites ? Par ailleurs, il est à noter que dans ce contexte de circulation des libertés et volontés l’interdiction d’un système, en l’occurrence Uberpop, est la plupart du temps corrélée du maintien d’un autre dans une forme peu visible et discrète (paradoxe au sein d’une société portée par les valeurs de visibilité et de transparence), nous pensons à l’application Heetch.

Aussi nous observons combien la post ou hypermodernité se caractérise par l’expression d’une volonté cavalière. C’est l’ère où la volonté ne manque pas d’air, l’ère de l’hypervolonté, pourvu qu’hyperdiversifiée, elle soit hyperdiscernée.

 

 

L’hypermodernité ou l’ère des volontés

 

Dans Le triomphe de la volonté, Christian Godin écrit "Avec la mondialisation (qui est une occidentalisation du monde et que la plupart comprennent comme une américanisation), c’est le volontarisme libéral qui domine sans partage sur tous les continents et dans tous les domaines de l’existence humaine" (8). Il ajoute "Le volontarisme moderne est un prométhéisme, il est une volonté de puissance qui fait de l’homme le rival sur terre des dieux qu’il avait imaginés au ciel. (…)  Il tend à éliminer les quatre puissances en mesure de tenir en échec la volonté humaine  : dieu, le destin, la nature, le hasard" (9). René Descartes, l’un des pères du volontarisme moderne, écrivait avant lui dans ses Méditations métaphysiques "La volonté, c’est le divin en nous", volonté d’infini et de perfection qui nous anime et nous permettra de devenir "comme maitres et possesseurs de la nature". Et si ce volontarisme et celui des Lumières vont dans le sens du progrès, célébrant l’autonomie de la raison par rapport à ces puissances et sont de facto plus difficilement critiquables, celui que connaît le début du XXème siècle à savoir le volontarisme totalitaire ouvre la brèche à la critique acerbe, aux tumultes de l’esprit, à la révolte, au dégoût. C’est d’ailleurs en évoquant ce dernier volontarisme que Christian Godin débute son ouvrage, reprenant en guise de titre le titre du célèbre documentaire de Leni Riefenthal sur l’Allemagne nazie et la manipulation totalitaire des esprits. Un volontarisme qui se caractérise par l’expression d’une volonté absolue ou totale, celle de tout un peuple. Il s’agit de l’expression d’individus révolutionnaires c’est-à-dire d’hommes se mettant au service d’une cause et sublimant leur volonté personnelle en volonté collective. Christian Godin définit les révolutionnaires "en même temps comme les plus volontaires et les plus soumis des hommes, résolus, décidés, ils abdiquent, sacrifient leurs idées, leur personne, leur vie" (10) au profit de celle du chef mystifié. Or, l’autonomie de la volonté est cette propriété qu’à la volonté d’être elle-même sa propre loi comme le met en lumière Emmanuel Kant dans son ouvrage les Fondements de la métaphysique des moeurs. Contrairement à l’autonome volonté universelle de Kant qui veut bien (un bien vouloir à distinguer de vouloir le bien), la volonté collective repose sur une hétéronomie, une réunion de volontés particulières soumises au désir et à l’influence. Dans la Psychologie des foules, Gustave Le Bon étudie ce qui conduit un collectif. Il soutient que l’"on conduit les foules en cherchant ce qui peut les impressionner et les séduire" car "dans les foules, c'est la bêtise et non l'esprit qui s'accumule" (11). Il est un fait : la bêtise rend bête et ce, au deux sens du terme. Car si l’homme est un loup pour l’homme, une meute d’hommes armée s’arment en meute de loups sauvages contre l’homme. Guère glorieux que la bêtise des bêtes grégaires qui entrent en guerre ! L’Histoire en témoigne. 

Il est par ailleurs intéressant de noter la circularité des volontarismes qui traverse l’Histoire : du volontarisme collectif traditionnel qui vouait un culte aux quatre puissances et tenait en échec la volonté individuelle s’en est suivi en réaction le volontarisme individuel des Lumières promouvant justement l’autonomie de pensée des individus. Mais par la suite apparaîtront de nouveaux volontarismes collectifs dont nous portons encore les traumatismes de l’Histoire, vouant un culte non plus à un Dieu mais à un homme : c’est le passage de l’audace intellectuelle dégagée des dieux au culte de l’audacieux chef mystifié. Et s’il est une condition nécessaire pour vivre en société que de sublimer notre volonté individuelle en volonté collective, nous devons pour le bien de l’individu et du vivre ensemble tendre à l’équation de ces deux, comme en appelait Jean-Jacques Rousseau dans son ouvrage Du contrat social. Or, l’Histoire nous montre combien il est un exercice difficile que de parvenir à maintenir un équilibre entre la valorisation de l’individu et du collectif. Depuis l’après-guerre, héritière des traumatismes du communautarisme nazi, on observe à présent combien la volonté individuelle est plus que jamais chantée. A bas le communautarisme, vive l’individualisme démocratique centré sur l’individu : la liberté, l’égalité, la sécurité, le bonheur ! Désormais, dans nos sociétés postmodernes, le culte on se le voue à soi. On passe donc de l’influence divine à l’influence du chef mystique à l’influence de son propre chef.

En effet, en postmodernité où l’entreprise de soi est valorisée, on constate combien la volonté est ovationnée et devient la valeur cardinale de la société. La puissance de la volonté vise alors, comme la volonté de puissance chez Friedrich Nietzsche, à se répandre et à s’intensifier mais plus encore à avoir, à acquérir, à obtenir par stratégies. Aussi, dans ce contexte le champ des responsabilités est-il étendu. Dans son ouvrage, Christian Godin cite Nietzsche qui disait de la liberté qu’elle était la métaphore du bourreau (12) et constate, entre d’autres exemples, que l’irresponsabilité pénale est de moins en moins prononcée et la responsabilité de plus en plus imputée que ce soit relativement aux imprévus tels que les canicules ou les tempêtes, aux maladies ou encore à la beauté amenée nécessairement, si ce n’est à passer, du moins à vieillir. Aussi, un célèbre magazine tel que Vogue nous invite explicitement à l’entretenir, à faire preuve de responsabilité pour faire œuvre de beauté au fil des années en recourant au slogan ou à l’art de la formule impactante : "A lovely girl is an accident, a beautiful woman is an achievement" (13).

 

 

L’hypermodernité : qu’en est-il de l’homme et de son corps ?

 

Dans quelle mesure les "entrepreneurs" que nous sommes devenus, entretiennent, non pas un rapport nouveau au corps et à l'esprit puisque celui-ci est largement hérité de l'Antiquité, mais détiennent un pouvoir technique nouveau contribuant à l'extension du champ des possibles et modifiant notre rapport au corps et à l’esprit de manière inédite, pour le meilleur comme pour le pire ? Bien que Platon n'ait pas toujours été un ennemi du corps, la conception platonicienne du corps se fonde, dans la plupart des cas, sur l'opposition ontologique entre l’intelligible et le sensible. Le dualisme de substances que l’on retrouve notamment chez Platon puis chez René Descartes (14) promeut l’idée d’un corps à conduire, d’un corps machine (15). On retrouve ce dualisme dans le monde des affaires. En effet, référons-nous au taylorisme qui, dans sa démarche de réorganisation du travail à partir des années 1880, capitalise concrètement sur ce dualisme en dissociant les ingénieurs qui pensent le travail et les ouvriers qui l’exécutent. Dans Les Temps Modernes, Charlie Chaplin propose d’ailleurs une admirable critique de ce modèle disciplinaire. De même, au cours de ses travaux Michel Foucault s’intéresse à la disciplinarisation du corps de l'ouvrier qu'engage le système capitaliste. Dans ce contexte, le corps devient l'objet d'un enjeu politique ayant pour finalité la productivité maximale. Il constate que cette mécanisation des corps déborde le champ politique. Toutes les activités s'y redéfinissent.  

Dans l’Etre et le Néant, Sartre a quant à lui subtilement décrit le garçon de café (16) qui se dissout totalement dans les postures et les gestes qu'il associe à l'exercice de son métier. Il accomplit sa tâche et efface rituellement la présence de son corps réduit à la maîtrise d’une somme de techniques corporelles.

En contexte hypermoderne, porté comme nous l’avons vu par une culture entrepreneuriale, chacun de nous "bricole" la représentation qu'il se fait de son corps. Ce dernier est tout entier objet de maîtrise et ce dans tous les champs de l’existence. En effet, comme en témoignent les travaux du sociologue David Le Breton dans L’anthropologie du corps, le corps se doit d’accomplir la tâche commandée par l’esprit et la volonté de l’individu qui l’incarne et qui le façonne à sa guise comme s’il était un autre à utiliser, à sculpter, à entretenir, à parfaire, à sublimer. Selon l’auteur et à l’image des évolutions du contexte social, le corps moderne qu’il date des années 60, résulte de trois coupures, celle du sujet avec les autres, avec le monde, avec lui-même. On assiste paradoxalement à un effacement du corps moderne réduit à son instrumentalisation, à sa disciplinarisation par l’exercice de la volonté qui efface la véritable présence du corps de la vie quotidienne au même moment où elle l’exhibe, le met en vitrine, le fait valoir dans la société. Aussi, pour reprendre l’image évoquée par Sartre, l’homme moderne, dans tous les champs de son existence, est devenu ce garçon de café car il le veut bien, car il réduit lui-même son corps à l’activité de sa volonté. L’homme moderne serait donc ce garçon de café (17) qui d’une façon inédite exerce une discipline de lui-même sur lui-même, de sa propre volonté sur son propre corps, dans une forme d’inconscience devenue insouciance de ce dernier. A l’ère hypermoderne, la volonté ne manque pas d’air ! Nous serions moins manipulés que nous nous manipulerions. En effet, selon Jean Baudrillard, le narcissisme postmoderne s'est transformé en outil de contrôle social et individuel, non pas "manipulé" mais "librement" choisi.

Reprenons l’exemple de la GPA ci-dessus évoquée en nous intéressant au profil des mères porteuses dans un contexte néolibéral, aux Etats-Unis notamment. On observe à travers les travaux de l’anthropologue américaine Helena Ragoné (18), que celles-ci utilisent et mettent à disposition leur corps principalement pour répondre à leur motivation à vouloir aider des couples stériles, à aimer être enceinte ou à chercher à réparer une expérience douloureuse tout en pouvant en tirer un certain bénéfice financier. Il s’agit donc en ce qui les concerne de raisons plus intimes qu’économiques liées à leurs désirs et notamment à la dissociation qu’elles parviennent à faire de leur corps et de leur esprit, à la représentation qu’elles se font de ce dernier et de la maternité. En effet, on observe aujourd’hui combien le corps n’est plus un fondamental de cette dernière au risque d’envisager de pouvoir un jour pleinement s’en passer. Car si nous recourons aujourd’hui à des mères porteuses, nous pourrions un jour recourir, par le biais de la technique, à un utérus dit artificiel. Un recours qui nous éviterait de nous poser tant de questions relatives aux liens qui se tissent entre la mère porteuse et l’enfant et aux séquelles physiques et psychologies qui peuvent en résulter. Ce dernier nous invitant néanmoins à d’autres interrogations quant aux conséquences d’une procréation qui serait désincarnée. Dans son ouvrage, Christian Godin constate à ce titre que "L’objectivation du corps par la science et les techniques (19), la mise en disposition de ce corps instrumentalisé, qui semble réduit à être de façon permanente au service d’une volonté subjective (celle de la mère porteuse en l’occurrence) aboutissent contradictoirement à un désinvestissement massif de la part du sujet lequel tendra à voir toujours davantage son corps comme une inertie insupportable dont il convient  de se délivrer". Il poursuit sa réflexion en écrivant que "L'homme moderne ne veut plus rien devoir à sa biologie" (cela se confirme d’ailleurs lorsque nous observons la place accordée dans notre société à la vulnérabilité notamment physique, expression du biologique fragilisé). En effet, nos possibilités, nos capacités, nos désirs, "tout se passe comme si [la gestation dans le corps de la femme] était vouée un jour ou l’autre à disparaître" écrit quant à elle Marcela Iacub dans L’empire du ventre. L’ère de l’utérus artificiel d’Henri Atlan (20) nous guetterons donc !

A partir de l’étude sociologique et philosophique du contexte individualiste et volontariste environnant, Christian Godin va plus loin et présage une infertilité volontaire : ""Il est certain que l'illusion de pouvoir constituer à soi seul un tout entraîne la perte du désir d'enfant (…) Le triomphe de la volonté ira dans le sens de la stérilité plutôt que dans celui d'une procréation - elle même de plus en plus remise en question par des techniques substitutives. Le sujet autoconstitué tombe devant cet abîme d'une fin de l'humanité" (21). Si cela est alarmiste et peut même être considéré par certains comme utopiste, le propos nous apparaît faire sens et être pertinent dans ce contexte culturel. Néanmoins avant le renforcement de cette tendance de la stérilisation volontaire, nous observons l’évolution de la sélection génétique.

Dans son ouvrage Naissance de la biopolitique, Michel Foucault évoque la problématique économique et sociale qu’il y aurait à s’approprier, d’après un raisonnement économique, le mécanisme de production des individus pour développer le capital humain constitué grâce à l’utilisation de ressources rares. Il développe, ici, une courte réflexion sur les bons équipements génétiques et la stratégie économique qui pourrait être investie et dont on aperçoit les prémisses dans ce contexte d’émulsion des possibles techniques et scientifiques tels qu’ils s’expriment particulièrement aux Etats-Unis. Il s’agirait de contrôler l’utilisation génétique dans le but d’améliorer le capital humain (22). On retrouve ici la discipline contemporaine de la société de consommation à travers laquelle la volonté non seulement choisit le corps qu’elle veut mais met en oeuvre des moyens lui permettant de choisir les caractéristiques biologiques de ce dernier, rejoignant ainsi la thèse selon laquelle l'homme moderne ne voudrait plus rien devoir à sa biologie qu’il n’ait choisi. C’est en raison de cette conception d’un corps moderne qui se doit d’être choyé et choisi qu’on culpabilise alors à ce jour les corps qui s'éloignent et se différencient de cette norme contemporaine.

Si a priori d’après les droits de l’Homme, doctrine généralement reconnue dans les pays civilisés par des lois et des conventions de valeur constitutionnelle et démocratique, nous sommes tous censés être égaux ; l’ "aristocratie" des modes de vie et de l’apparence règne : "dis moi ce que tu fais, je te dirai qui tu es" ; "montre moi comment tu es, je te dirai ce que tu fais". Aussi avec les perspectives de sélection génétique et d’eugénisme, le rêve de l’homme hypermoderne n’est autre que celui de l’homme augmenté, du posthumain ou encore du transhumain (sous tendant celui de sous homme) qui peut être compris comme celui d’une humanité qui n’a jamais renoncé à un système aristocratique dans le champ du biologique : une aristocratie du capital biologique reposant sur le vœu pieux d’un dépassement des conditions naturelles et actuelles (23). Mais comme le souligne Christian Godin, le mythe du self made man fondateur aux Etats-Unis et caractéristique de cet homme hypermoderne qui se fait par lui-même est contrebalancé par celui inversé du loser, un homme qui parti de quelque chose n’arrive à rien, qui perd son corps et se perd lui-même. Aussi, l’homme hypermoderne présente-t-il un mélange étonnant de volontarisme et de résignation car "la vie ainsi dominée (par la science) n’a plus grande valeur" comme s’en inquiétait Friedrich Nietzsche. Nous sommes en effet désormais de moins en moins capables de penser ce que nous faisons, non seulement de prendre le temps mais également d’y parvenir dans cet océan complexe des possibles. Le volontarisme individualiste risquerait donc paradoxalement d’aboutir à un fatalisme collectif contre l’humanité, ce que les travaux de Christian Godin mettent en exergue. Il précise néanmoins que "l’espoir de prise de conscience et de renoncement salutaires restent permis", promouvant une philosophe du sens, de l’expérience, de la vie cherchant à sympathiser avec le réel comme se le doit toute philosophie écrit Bergson dans son œuvre La pensée et le mouvant.  

Si Christian Godin intitulait son ouvrage Triomphe de la volonté, nous avons dans la continuité de son oeuvre et pour notre part privilégié l’expression d’"ovation de la volonté". D’après sa définition, l’ovation traduit un petit triomphe qui s'accordait à un général après une victoire peu glorieuse ou remportée dans une guerre qui n'avait pas été déclarée suivant les lois. Historiquement, dans l'ovation le triomphateur était à cheval, et non porté sur un char. Cette dernière référence historique nous permet de faire le lien avec l’image du baron évoqué plus haut et avec la métaphore de l’homme hypermoderne que nous vous invitons à penser.

D’après son étymologie, ovation vient du latin ovatio. La plupart des auteurs y voient la racine latine ovis désignant la brebis, l’animal sacrifié à la fin de la cérémonie. Aussi, afin que notre corps et nous-mêmes ne soient pas sacrifiés sur l’autel de la volonté, nous espérons avoir contribué à éclairer la condition de l’homme hypermoderne en mettant notamment en exergue les paradoxes qui l’animent. Dans Aimer, s’aimer, nous aimer : Du 11 septembre au 21 avril, Bernard Stiegler souligne l’un des paradoxes fondamentaux de nos sociétés hypermodernes à savoir nos comportement grégaires : "Dire que nous vivons dans une société individualiste est un mensonge patent…Nous vivons dans une société du troupeau" (24). Alors (r)éveillons-nous, "la volonté est la force de la créature – jusqu’au risque du mal mais elle l’est aussi jusque dans l’espoir de la réconciliation" (25) écrit Christian Godin.

Soyons donc bergers philosophes : sans nous reposer sur nos lauriers, êtres de chair et d’esprit, réconcilions-nous sur l’oreiller, non pas celui porteur des songes d’une philosophie qui se voudrait scientifique mais celui des rêves audacieux et bien réels d’une philosophie visant à embrasser la totalité (26) de l’homme, en tant que corps et esprit. Reste-t-il alors aux philosophes d’avoir la volonté de faire de la philosophie l’ultime outil du sens transcendant les époques et les générations, à la mode pour penser l'homme "en mode" hypermoderne.

 

 

Notes :

(1)    Jean-François Lyotard, La condition post-moderne, Editions de Minuit.

(2)    Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Gallimard, 2004, p. 131.

(3)    Ibid., p. 247.

(4)    Tocqueville déplore le fait que "non seulement la démocratie fasse oublier à chaque homme ses aïeux, mais qu’elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; qu’elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur", De la démocratie en Amérique, II, Garnier Flammarion, p.125-127.

(5)    Gilles Lipovetsky, Les temps hypermodernes, Le livre de Poche, 2006, p.91.

(6)    Op. cité, La naissance de la biopolitique, p.261.

(7)    Geoffroy de Lasganerie, La dernière leçon de Michel Foucault, Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique, Libraire Arthème Fayard, 2012, p.171.

(8)    Christian Godin, Le triomphe de la volonté, Editions Champ Vallon, 2007, p.355.

(9)    Ibid, p.147.

(10)    Ibid, p.108.

(11)    Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Presses Universitaires de France, 2003.

(12)    Ibid, p144.

(13)    "Une jolie fille est hasard, une belle femme volonté" (trad. de la revue ETHIQUE).

(14)    L'axiologie cartésienne élève la pensée en même temps qu'elle dénigre le corps.

(15)    "Il n'y a aucun différence de principe entre les machines fabriquées par des h et les corps vivants engendrés par Dieu. Il n'y a qu'une différence de perfectionnement et de complexité" René Descartes, Discours de la méthode, p.102.

(16)    Jean-Paul Sartre, "Il joue à être un garçon de café", L'être et le néant, Paris, Gallimard, "Tel", 1943, p.95.

(17)    En contexte postmoderne où "il y a aujourd'hui un véritable projet de construction et de manipulation du corps qui vise à le recréer selon les règles du marché", Michela Marzano, Penser le corps, PUF, 2002 p.15-16.

(18)    Citée dans Geneviève Delaisi de Parseval et Chantal Collard, "La gestation pour autrui. un bricolage des représentations de la paternité et de la maternité euro-américaines", Comment être parents ?, L’Homme, n°183, 2007, p. 45.

(19)    Christian Godin, Le triomphe de la volonté, Éditions Champ Vallon, 2007, p.352.

(20)    Henri Atlan, L’utérus artificiel, Seuil Broché, 2005.

(21)    Christian Godin, ibid, p.158. Voir également La Fin de l'humanité, Champ Vallon, 2003.

(22)    Michel Foucault écrit : "On va pouvoir arriver à toute une analyse environnementale, comme disent les Américains, de la vie de l'enfant, que l'on va pouvoir calculer jusqu'à un certain point chiffrer, en tout cas que l'on va pouvoir mesurer en termes de possibilités d'investissements en capital humain" . Il ajoute un peu plus loin : "Le capital humain de l'enfant, lequel capital produira du revenu. Ce revenu sera quoi ? Le salaire de l'enfant lorsqu'il sera adulte ? Et, pour la mère, elle qui a investi, quel revenu ? Eh bien disent les néolibéraux un revenu psychique. […] On peut donc analyser en termes d'investissements, de coût de capital, de profit du capital investi, de profit économique et de profit psychologique, tout ce rapport qu'on peut appeler le rapport formatif ou éducationnel au sens très large du terme, entre la mère et l'enfant" . Opus cité, p.236 ; p.249.

(23)    Christian Godin, Ibid, p250 - p.253.

(24)    Aimer, s’aimer, nous aimer Du 11 septembre au 21 avril, Paris, Guellier, 2003, page 30.

(25)    Christian Godin, Ibid, p.59.

(26)    Voir Christian Godin, La Totalité, tome 1, 2, 3, Editions Champ Vallon.

]]>
news-2733 Sat, 01 Apr 2017 16:07:00 +0200 Le cas de Chloé https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-cas-de-chloe Le cas de chloé

Les soignants à l’épreuve des décisions d’interruption de traitement

Par Ghislain GRODARD

 

Ghislain Grodard est diététicien au CHRU de Besançon. Son champ d’activité s’étend de la cancérologie aux soins palliatifs. Ingénieur de recherche clinique au sein de l’équipe CIC Inserm 1431, il participe à la compréhension des enjeux éthiques et sociétaux du progrès médical.

 

Article référencé comme suit :

Grodard, G. (2017) "Le cas de Chloé : les soignants à l’épreuve des décisions d’interruption de traitement" in Ethique. La vie en question, avril 2017.

 

 

Une version PDF de l'article est accessible en bas de document.

 

Résumé :

Cette réflexion vient aider et comprendre les soignants engagés dans un processus décisionnel où sont en jeu des décisions d’interruption de traitements vitaux. Ce type de décision entre dans le cadre de la loi en refusant l’obstination déraisonnable, mais s’oppose en même temps à l’interdit de tuer qui est un des fondements de la loi (en refusant l’euthanasie) ainsi que de la médecine depuis l’Antiquité. Cette apparente contradiction est à l’origine de dilemmes moraux inhérents à la mise en opposition de valeurs soignantes et des principes fondamentaux de la loi. C’est ce qui souligne l’urgence de décrire les conditions nécessaires pour favoriser chez le soignant l’émergence de moyens, la mobilisation de ressources de telle manière à ce qu’il puisse répondre aux situations complexes et singulières auxquelles il doit et devra faire face. Il ne fait aucun doute qu’il faille une grande habileté et du courage pour dépasser ces contradictions. La collégialité, que la liberté de conscience peut appeler, et la parole qu’elle produit sont les modus operandi qui permettent de trouver du sens. Le sens est une issue transcendante qui permet de dépasser le cadre normatif des soins et concilier finement les contraires, les antagonismes. C’est à ce prix qu’il pourra envisager un acte qui n’est pas un soin et somme toute étranger à sa nature : arrêter un traitement vital qui entraînera la mort.

 

Mots clés : interruption de traitement, liberté de conscience, créativité morale, parole, collégialité.

 

La promulgation le 02 février 2016 d’une loi créant de nouveaux droits en faveur des personnes malades en fin de vie (1*) vient renforcer et faire évoluer la législation française liée à ce sujet depuis la loi n° 2005-370 du 22 avril 2005. Mais, si un cadre législatif plus précis est donné aux soignants, en aucun cas il ne définit strictement leurs pratiques, leurs décisions, leurs infinis gestes et leurs responsabilités. Il ne suffit pas à répondre à la question pragmatique, récurrente et nécessaire des soignants : que dois-je faire ? L’histoire singulière de Chloé et de sa rencontre avec l’équipe soignante d’une Unité de Soins Palliatifs (USP) nous permet d’entamer une réflexion à ce propos.

 

L’histoire de Chloé

Chloé (2*) est une jeune femme de 31 ans qui porte un lourd handicap depuis 15 ans. Victime d’un accident de la voie publique, elle eut la moelle épinière sectionnée, elle est tétraplégique. Ses organes se terrent dans le silence de son corps, l’insuffisance respiratoire oblige une ventilation artificielle invasive par trachéotomie. Chloé a manifesté auprès des siens et de son médecin de famille la volonté de ne plus vivre (sa voix fluette et fatigable exigeant beaucoup d’effort, c’est par mail que la communication se réalisait le mieux). C’est au suicide assisté que Chloé pense en premier lieu. Mais rapidement, elle comprend ce qui est en jeu : cela serait à elle, sujet de pleine conscience, que reviendrait le geste de déglutir une substance létale. Elle ne s’y résoudra pas, et c’est ainsi qu’elle fut orientée vers  l’équipe soignante de l’USP (3*).

Après avoir envisagé ensemble la possibilité de répondre à la demande de Chloé par l’arrêt de son respirateur, une infirmière laissa échapper ces mots : "je ne veux pas être là". D’une résonnance particulière, ils constituent l’éveil d’une conscience dont il faudrait définir les traits. Que traduisent-ils de l’agir soignant dans ce contexte d’interruption de traitement ? Que disent-t-ils de la condition soignante face à la loi ? En quoi est-ce compatible avec le principe hippocratique fondateur primum non nocere (4*) ? Répondre à ces questions revient à s’interroger quant à la condition et la nature soignante en regard de ce que la loi met en miroir : l’arrêt d’une technique par la main soignante qui provoquera inconditionnellement la mort. Le soignant est convoqué par la loi, c’est à lui que revient la responsabilité, l’effort de s’interroger quant à la question de la technique, de son sens et de l’intérêt à la poursuivre ou non. Cependant, nous n’avons guère d’autre choix que se demander si les soins et la nature soignante sont compatibles avec l’application des lois ?

 

Liberté de conscience : les valeurs ont de la valeur

Les soignants devaient affronter les exigences contradictoires inhérentes aux grands principes de l’éthique médicale et que la loi défend.  D’abord entre l’autonomie (c’est-à-dire la liberté pour le patient de refuser un traitement) et l’interdit de tuer. Ensuite, entre la bienfaisance (prendre soin même du plus vulnérable) et la non-malfaisance (ne pas nuire, l’interdit de l’obstination déraisonnable).

De toute évidence, cette parole ne manifeste ni un refus de soin, ni un refus du cadre légal, ni la manifestation d’une clause de conscience, elle n’est pas illégale et ne signe pas une désobéissance en cela qu’il n’existe aucune revendication. Est-elle véritablement désir de disparaître, fuite ou encore provocation ? Pour le comprendre revenons au principe même de la loi. Dans un État démocratique elle s’applique à des citoyens égaux en droits, sans exception. Or, la loi s’applique à chaque fois dans des circonstances particulières pour des personnes singulières, sinon elle tournerait en désuétude. Pour être appliquée, la loi suppose qu’un glissement de son cadre général à l’extrême singularité d’une situation puisse s’opérer de manière à s’adapter à l’unicité et l’irréductibilité de l’individu. C’est ce qui figure dans notre société comme l’éthique appliquée, comme créativité morale selon les mots de Suzanne Rameix [1]. C’est en effet à l’homme, et ici aux soignants, que revient cette tâche, cette responsabilité de concilier général et singulier. Appliquer la loi strictement, sans réflexion, "à la lettre" revient à la tuer, il convient plutôt de se saisir de "l’esprit" de la loi. Elle présente et protège des principes fondateurs et ne prétend en aucun cas apporter des définitions normatives à l’autonomie, la dignité, la bienfaisance, la non-malfaisance… pour lesquelles il faudrait faire coïncider une existence, une humanité. Le législateur laisse ainsi le champ libre à l’exercice de l’éthique appliquée, dont nous comprenons que les agents demeurent les soignants eux-mêmes.

En ce lieu, parler de liberté de conscience permet de se saisir de la parole de cette infirmière et de comprendre ce qu’est la créativité morale. En effet, la liberté de conscience se présente comme le droit d'avoir le libre choix de son système de valeurs et de principes de telle sorte que ce système puisse guider son existence, tout en pouvant y adhérer publiquement et y conformer ses actes (5*). De ce fait, elle inclut la liberté de croyance, de religion. Elle est parfois confondue avec la liberté d’opinion dont le corollaire est la liberté d’expression. Mais la liberté de conscience est bien plus car elle engage intrinsèquement l’homme par la mobilisation de son système de valeurs. Elle se manifeste spontanément et signe une révolte intérieure quand ses valeurs viennent à être entravées, bafouées. Si nous avions des doutes quant à la signification de cette parole, ils semblent se dissiper. Ils ne présagent pas d’une disparition mais signent au contraire une apparition. Ils sont une marque de présence au monde, le signe d’un engagement en acte et en parole. Cette parole est la manifestation d’une liberté de conscience qui engage dans une action discursive en invitant l’assemblée à raisonner par rapport à une idée qui fait effraction en elle. Cette parole est précieuse car elle éclot de telle manière à ce qu’elle puisse laisser entrevoir la production de signes, de symboles, de significations. Prenons-en la mesure ; parler est une action car la parole produit des effets, ce qui porte à croire qu’il vaut mieux s’engager dans une prise de parole même approximative parce qu’elle est une rationalité qui n’est pas instrumentale (6*) mais au contraire centrée sur les valeurs. Elle produit un rapport entre autrui, elle invite à l’intersubjectivité, ce que Habermas nomme précisément action communicationnelle et définit comme "l’interaction médiatisée par des symboles" [2]. Iris Marion Young soutient quant à elle l’idée qu’aménager un espace pour la communication de sentiments et de l’affectivité n’est pas ouvrir la voie de l’irrationalité. Pour elle, il est clair qu’il faille privilégier la communication à la discussion et analyser les débordements du débat aussi. Sous son concept de démocratie communicative [3], elle met en lumière l’intérêt des larmes, des passions car l’expression éthique ne peut se comprendre que par le vécu ; le récit, la narration, le témoignage, même passionné (7*). Devant l’éternelle question de la dualité entre raison et passion, cette dernière semble donc prendre l’avantage ici. La spontanéité d’une parole produite par la mobilisation du système de valeurs a donc toute sa place dans le débat éthique et bien plus ; elle le créé, le conditionne, en est l’essence. À l’opposé, obliger un soignant à se saisir d’une parole — "prenez la parole !" représente un biais majeur assimilable à un certain paternalisme éthique. Le terme laisse entrevoir toute sa gravité en cela qu’il fait preuve d’une hiérarchisation et d’une inégalité devant l’argumentation. Arendt, elle, considère qu’être au monde consiste à partager les choses en ce sens que nos contemporains sont les témoins de ce que nous ressentons. S’ouvrir au public, au commun pour rendre compte de ce qui compose mon intériorité est donc essentiel : "c’est la présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, qui nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes" [4]. Il est clair que Je ne veux pas être là est une invitation à la publicité, à la prudence aussi. Elle est même une ouverture, une brèche, une faille qui créée une césure dans le débat, appelle à la collégialité et la possibilité de "limer sa cervelle à celle d’autrui" comme le disait Montaigne. Ces mots ont toutefois l’humilité de reconnaître leur faiblesse, celle de ne pas être l’incarnation d’une solution universelle qui puisse être toujours bonne ou mesurée puisqu’ils dépendent d’un système de valeurs personnelles. Mais ce qui importe, c’est la manifestation spontanée de soi. Pour faire vivre le débat et en assurer en même temps sa fécondité. La mise en commun qu’elle représente : s’exposer à l’autre, confronter ses points de vue, exposer ses peurs, ses angoisses, dans ce qui demeure à la fin une vision créatrice et vivante de la loi. Car envisager tel acte vient bouleverser la nature soignante plus dévouée à aider son prochain qu’à se résoudre à sa mort, bien que les deux ne soient pas incompatibles. Le chemin est tortueux, la tension extrême. Ils ne peuvent rester de marbre face à la possibilité de réaliser un geste qui causera la perte de leur malade et a fortiori l’anéantissement de la relation d’intersubjectivité, du rapport à l’autre moi.

 

Le visage qui oblige

Pour le comprendre, il paraît opportun de revenir au concept du visage de Levinas. Pour ce dernier le visage est épiphanie (8*). En ce sens, il n’est ni ce corps ni la face physique, la figure que je rencontre, ni sa fonction sociale, ni une attitude qui le fige dans une caricature qui alimente les représentations stéréotypées, les jugements hâtifs : — "il a une tête d’éthylo-tabagique". Au final, la rencontre avec autrui n’est donc en rien connaissance, possession ou perception. Le visage est ce qui résiste à tout ce qui voudrait se l’approprier. Ce que Levinas nous laisse voir c’est qu’il donne du sens à l’humain à partir de sa faiblesse, de la nudité de son visage, "nudité qui crie son étrangeté au monde, sa solitude, la mort, dissimulée dans son être" [6]. Comprenons alors qu’autrui n’est pas un être semblable aux autres, un simple alter ego, mais une réalité singulière qui ne peut être abordée par des concepts ni rapportée à une communauté : "Je veux dire qu’autrui dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte… le visage est sens à lui seul. Toi c’est toi" [7]. Le visage de Chloé, lui, racontait toute sa détresse, son désarroi. Il ne pouvait pas être ignoré, ni laissé indifférent. L’obligation de s’interroger face à son sort et à la mesure de l’épreuve qu’elle traversait était indéniable, même si la loi ne l’imposait pas. Ce qui prend tout son sens lorsque Levinas dit que le langage qui met les hommes en relation est d’essence éthique. Pour lui, ce que je lis sur le visage d’un autre c’est un appel à le protéger : "La relation au visage est d’emblée éthique. Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : "Tu ne tueras point"» [8]. Il est de cette constante que le visage parle au soignant, lui rappelant sa vocation première, son devoir : prendre soin de la vie. Le visage est en ces termes une résistance éthique au meurtre et à l’euthanasie. Mais il est d’un fait que le visage de Chloé s’opposait radicalement à sa parole. Pour preuve ses mots, très poignants, extraits d’un de ses mails : "j’ai toujours gardé une certaine rancœur contre les médecins qui m’ont forcé à vivre en me plantant ce tuyau dans la gorge et en me larguant sans scrupule dans cet état dans la nature. Alors que cela soit des médecins qui m’aident à partir rééquilibre les choses. C’est un bon retour des choses. Cela me soulage d’y penser, c’est un point très positif psychologiquement". Face à pareille mise en abîme, le piège pour les soignants serait de ne pas prendre acte de ce qu’impose le tragique ; c’est-à-dire adopter une attitude immobiliste qui consisterait à ne pas choisir entre son visage et sa parole. Une manière de surmonter ce problème serait moins une obligation à s’interroger que de prendre comme une responsabilité première l’évaluation globale, singulière et sans parti pris de la situation de Chloé. En effet, cette voie est une ouverture sur le champ des possibles. Elle aménage un espace où le soignant ne succombe pas à un commandement, un impératif mais où il devient acteur, où il peut faire des choix et prendre des décisions. Il s’agit donc d’une rupture avec une éthique de conviction où l’agir serait gouverné par les seuls principes et valeurs — "je ne fais pas cela". C’est ainsi qu’il peut se consacrer à la question de l’interruption de traitement ; en envisageant d’abord l’ensemble des conditions de possibilité. Ce constat ainsi fait, une question s’impose d’elle-même : comment est-il possible de transgresser ce commandement qu’impose le visage, cette loi morale en matière d’interruption de traitement qui, d’emblée, l’interdit ?

 

Une responsabilité à définir

Le philosophe Hans Jonas propose dans une vision déontologique (9*) un modèle de responsabilité dite "naturelle". Elle se représente par la responsabilité parentale comme "l’archétype intemporel de toute responsabilité" [9]. Son caractère éthique est en lien avec la responsabilité, supposée comme innée, sans même qu’il y ait besoin d’affection ou de sympathie. Pour lui, ce qui oblige c’est la vie en soi. Ainsi, chez le nourrisson, ce n’est pas le visage mais la respiration (le souffle) comme signe de la vie qui nous commande de s’occuper de lui, d’assumer sa vulnérabilité, son inoffensivité et sa fragilité, sans même qu’il y ait besoin d’amour. Ainsi, le nouveau-né est source de devoir, c’est un vivant qui adresse un "on doit" à tous, de façon irréfutable. Le parallèle avec Chloé et son respirateur est saisissant : le soignant peut être pris du même type de responsabilité que le parent envers son enfant. En effet, pour les patients en fin de vie ou ceux qui expriment la volonté de ne plus vivre, tout se passe comme si la responsabilité naturelle l’emportait en regard de leur extrême vulnérabilité et fragilité. Spontanée, intuitive, brute, elle n’a pas besoin d’être interpellée, se présente et s’impose d’elle-même pour protéger le bien de ce monde conformément à la vocation soignante : la vie en soi. La distinction que les grecs faisaient de la vie dans l’Antiquité [10] nous aide à comprendre : le simple fait de vivre était nommée zôê alors que bios exprimait la façon de vivre d’un individu. À l’évidence, l’un ne peut aller sans l’autre ; respecter la vie humaine revient à considérer en même temps la vie dans son organicité comme zôê et dans sa réalisation comme bios. Le contraire révèlerait une négligence, un manque de délicatesse à l’égard de la nature humaine. En ce sens, il faut aussi être capable d’aller au-delà du sentiment de responsabilité naturelle pour pouvoir penser une réflexion aiguë et singulière en matière d’arrêt de traitement. Cela implique donc de penser une responsabilité qui engage le soignant vers l’avenir, dans ce qui correspond à "une charge que l’on assume, un poids que l’on prend sur ses épaules" comme l’énonce Ricœur [11]. Envisager l’arrêt d’une suppléance vitale est une "charge" certes, mais demeure inévitable. Le soignant doit finalement assumer une tension entre ce que cet agir requiert ; c’est-à-dire une aptitude particulière, un effort qui n’est pas inné qui l’engage, et le face-à-face avec autrui dont l’abstraction du visage est éminemment difficile. Patočka nous aide à préciser ce propos, notamment lorsqu’il souligne que "nous devons agir alors que nous ne savons comment le faire, que personne ne nous dégagera de cette responsabilité, et qu’il ne nous est pas licite de nous en dégager nous-mêmes, d’alléger notre tâche. Ainsi, rien ni personne ne pourra dégager les hommes de cette responsabilité" [12]. La décision, parce qu’elle est grave et irréversible, mais aussi parce sa responsabilité est engagée à travers elle, lui demande un véritable effort pour dépasser le cadre normatif des soins et repenser, re-fonder sa fonction. Il doit donc définir une nouvelle responsabilité qui n’est pas "naturelle" mais singulière et engagée pour autrui. Le moyen pour lui d’assumer cette responsabilité résiderait en sa capacité à se lier avec ses pairs, à son équipe. Et la collégialité serait une clé pour le comprendre.

 

En collégialité, la parole est action

À en croire Arendt et son concept d’action, agir est lié à l’inédit et demeure d’ordre politique car cela suppose d’avoir le courage de s'exposer dans le domaine public. L’homme qui agit ainsi fait face à l’inconnu et prend des risques en interrompant le sens inexorable des choses. De ce point de vue, l’action est ce qui apparaît comme la possibilité de créer une nouvelle culture de soins qui s’interroge et agit en regard des questions de limitation et d’arrêt de traitement. Ses déterminants sont au nombre de deux : l’initiative et la parole. Voilà pourquoi la liberté de conscience de cette infirmière est cruciale. La dyade parole-action permet à l’homme d’habiter pleinement le monde et de s’y insérer. Arendt dit à ce sujet : "les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action […] la violence brutale est muette" [13]. Avec eux, l’homme signifie, agit à partir de cette signification. La parole autorise une action sur le monde parce qu’elle médiatise la relation entre la conscience et le réel. Elle nous distingue, nous fait homme et caractérise les soignants. Pourvoyeuse de sens, elle lutte contre l’idée que les arrêts de traitement pourraient devenir banals, comme une constante propre qui transformerait le service en mouroir et le soignant en agent de "thanatorium". Ainsi, la parole, la capacité d’agir et d’entreprendre autre chose que l’attendu s’opposent fermement à la conception usuelle et moderne du soin, dont les points cardinaux seraient technique, ordre, constance et protocole. Au final, penser le soin en terme d’action revient à penser sa signification, refuser le déterminisme (10*), le conformisme et implique d’aller au-delà de la répétition mécanique des tâches. La particularité d’agir réside dans ce que l’action a d’exceptionnelle, d’unique et de singulier et semble la seule manière de penser ce qui paraît comme inacceptable. Son principe moteur est la confrontation des mots, le poids des éléments de langage, le choc des phrases, en outre la révélation d’une parole médiatrice. L’action n’est donc pas possible dans l’isolement et ne peut être saisie que dans le rapport avec les autres, au sein d’un espace de visibilité commun. Qui plus est que Arendt souligne que la parole est un marqueur identitaire, bien plus que ne l’est le corps [14]. Ainsi, dans l’action et la parole, les soignants font apparition au monde et dans l’univers soignant pour mieux habiter, vivre, assumer leur pratique. En ce sens, le soignant révèle ce qu’il est et affirme qui il est, sa singularité dans l’espace commun qu’est l’hôpital et le réseau des relations humaines. Au contraire, dans l’exécution froide et muette d’une tâche il ne peut se reconnaître sauf dans la position du robot, de l’opérateur, du technicien. Le refus d’un acte dépourvu de sens n’est-il pas un des motifs de l’appel de cette infirmière ? Elle demande simplement que la question soit envisagée sous l’angle de l’action et non celui de l’automatisme technicien. L’action a donc cette qualité d’être un garde-fou face à des pratiques déviantes, malfaisantes, irrespectueuses ou illégales. Elle conduit à la signification et s’inscrit dans un monde de relation qui considère celui qu’il doit soigner. Sans partage, la probabilité que le geste puisse être un geste euthanasique augmente considérablement. L’euthanasie est plus souvent réalisée en catimini, de façon solitaire, selon la décision d’un seul homme. C’est ce qui arriva au médecin urgentiste Nicolas Bonnemaison en 2015 lorsqu’il fut accusé d’avoir empoisonné sept patients en fin de vie de sa seule main. Devant la justice, le témoignage de Jean Leonetti (11*) ira reprocher à l’accusé de ne pas avoir détaillé sa démarche dans le dossier médical. Autrement dit, il lui reprocha de ne pas s’être ouvert à la publicité, à la collégialité. Et c’est là toute leur importance - nécessaire pour permettre de prendre conscience de ce que nous sommes en train de faire.

 

L’autonomie soignante à préserver

Si Chloé craignait pour l’expression et le respect de son autonomie (12*), l’action, en dépassant les dilemmes et les conflits, permet au contraire de produire une nouvelle manière de décider chez les soignants pour leur patients. Mais au-delà de cela, ils expriment d’abord et surtout leur autonomie qui est, comme l’énonce Ricœur, au fondement de l’estime de soi et de la réflexion éthique : "Ce qui est fondamentalement estimable en soi-même, ce sont deux choses : d'abord la capacité de choisir pour des raisons, de préférer ceci à cela, bref, la capacité d’agir intentionnellement ; c'est ensuite la capacité d'introduire des changements dans le cours des choses, de commencer quelque chose dans le monde, bref, la capacité d'initiative" [15]. Le vocable de cette infirmière s’attache à cette analyse de Ricœur. Nous saisissons qu’elle s’estime elle-même en même temps qu’elle estime ses actes et la qualité de l’univers des soins où elle loge. Ainsi, nous comprenons que cette parole n’est pas synonyme de fuite mais qu’elle est, comme Ricœur le nomme, déjà une "capacité d’initiative" qui vient mettre en branle le champ de l’exercice soignant. D’ailleurs, pour Arendt, la grandeur de l’homme figure en une capacité d’initiative, dans le courage de décider autre chose, de re-commencer. Le commencement peut être considéré pour elle comme une répétition de la naissance : "Le miracle qui sauve le monde […] de la ruine normale, "naturelle", c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir" [16]. Cette réflexion permet donc d’envisager l’action comme une ouverture sur le champ des possibles, sans pour autant renier le passé, et non comme processus d’accumulation. Agir ne s’apparente donc à rien d’autre que le courage toujours possible de changer les choses selon que l’homme a le pouvoir de décider, de faire des choix. De ce point vue, cette infirmière est celle qui a eu le courage de faire valoir sa parole parmi ses pairs et ses responsables pour dépasser le champ normatif de ses décisions, de ses actes. En usant de l’action, elle accepte l’idée de réaliser un geste qui n’est pas un soin. Car s’il est possible de le réaliser, il doit néanmoins remplir certaines conditions : qu’il soit exceptionnel, porteur de sens, débattu en équipe et réalisé après un examen rigoureux de la situation et des conditions avancées par la loi. Elle s’attache de facto à faire vivre la loi et lutte contre ceux qui voudraient l’appliquer sans analyse, sans débat, sans réflexion comme âmes esseulées adoratrices des protocoles, de l’application sourde des lois ou d’un quelconque texte légiférant l’euthanasie le feraient. Comprenons alors que si arrêter un traitement n’est pas impossible, il suppose néanmoins de l’audace, du courage et un véritable effort pour braver l’anéantissement de ce qui est de plus précieux aux soignants : le colloque singulier.

 

Conclusion

La parole est nécessaire dans l’agir soignant par cette grandeur, cette excellence qui la caractérise : la conciliation entre pensée et action dans un effort de créativité. Elle est un média et permet une synchronie à cet endroit où le geste d’interruption se contenterait de lui-même, comme auto-suffisant, solitaire, absolue. Interrompre un traitement sous l’égide de l’action se distingue donc radicalement du geste euthanasique par la pluralité des points de vue qui lui sont nécessaires, elle est le contraire d’une manifestation d’une toute puissance solitaire. Elle opère une union entre pensée et action, car penser sans agir s’apparenterait à de l’immobilisme, alors qu’agir sans penser alimenterait sans conteste l’obstination déraisonnable. En ce sens, la réflexion doit être portée à propos et tournée vers l’action à mener, pour opérer le glissement du cadre général de la loi vers l’extrême singularité d’une personne. Finalement, l’apparente contradiction des principes fondamentaux de la loi et des principes éthiques revêt aussi une complémentarité qui nous contraint et nous oriente vers une issue transcendante en conciliant finement les antagonismes. En effet, s’il est impossible de déroger à l’interdiction de tuer il est néanmoins possible d’interrompre des traitements vitaux. Ainsi, ne pas limiter ou arrêter un traitement inutile ou disproportionné serait tout aussi immoral que faire un arrêt de traitement euthanasique, pour provoquer la mort.

 

Au terme d’une évaluation fine et minutieuse, d’un travail admirable de dialogue et d’écoute, après de très nombreuses discussions croisées et nourries (avec la famille, les proches, les aidants, les soignants de proximité et jusqu’au dernier souffle avec Chloé), les soignants eurent le courage de cette décision menant à l’arrêt du respirateur.

 

Notes

1.    Loi n° 2016-87 du 2 février 2016 et décret n° 2016-1067 du 3 août 2016.

2.    Nous avons conservé l’anonymat de cette personne en lui donnant ce nom d’emprunt.

3.    Médecins, infirmier(e)s, aides-soignant(e)s, assistante sociale, kinésithérapeute, diététicien nutritionniste, étudiants, psychologues et cadre de santé.

4.    Location latine signifiant "d’abord ne pas nuire".

5.    En démocratie, la liberté de conscience est garantie par les pouvoirs publics en l'absence de trouble à l'ordre public. En France, la loi et la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 s’attachent à préserver cette liberté fondamentale par un régime de droit.

6.    Rationalité qui consiste à ordonner les moyens (connaissances scientifiques, techniques et managériales) en vue d’une fin, ce qui est parfois confondue avec l’éthique qui au contraire s’attache à remettre en cause ce type de rationalité.

7.    Young écrit : "les corps et le souci des corps doivent être intégrés à l’idéal d’une démocratie délibérative", op.cit., p. 319.

8.    Du grec Epiphaneia qui signifie "manifestation divine". Dans la religion chrétienne il s’agit de la fête de l’apparition de l’étoile qui a guidé les mages. Le mot grec phasis signifie "apparition".

9.    Ensemble de règles et de devoirs qui s’imposent à nous.

10.    Comme si tous les soins étaient strictement déterminés en vertu d’un principe de cause à effet, selon l’idée qu’à chaque mal correspond un remède, une technique, un soin, un protocole, une attitude.

11.    Député et médecin à l’origine des lois du 22 avril 2005 et du 02 février 2016.

12.    Elle écrira : "J’ai peur de ne pas être réellement entendue, acceptée, respectée dans mes souhaits profondément personnels". Cette conception de l’autonomie est aussi contemporaine d’un processus d’individualisation qui reconnait l’autonomie comme un "je" centré sur soi-même, mais qui peut être ébranlée et fragilisée par la maladie.

 

Bibliographie

[1] Rameix S., "Contraintes de l’état de droit et créativité morale du citoyen", in Congrès national de la Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs, Dijon, juin 2016.

[2] Habermas J., La technique et la science comme "idéologie", trad.. fr. Ladmiral J.-R., coll. Tel, Ed. Gallimard, [1973], 1990. p. 23.

[3] Iris Marion Young, "Communication et altérité. Au-delà de la démocratie délibérative" (1996) in Girard et Le Goff, La démocratie délibérative, anthologie de textes fondamentaux, Hermann, 2010.

[4] Arendt H., Condition de l’homme moderne, trad. fr. Fradier G., Calmann-Lévy, coll. Agora, [1958], 1983, p. 90.

[6] Levinas E., Totalité et infini, préface de l’édition allemande, Le Livre de poche, coll. "Biblio essais", [1971], 2014, p. 2.

[7] Idem, p. 80.

[8] Levinas E., Humanisme de l'autre homme, Le Livre de Poche, coll. "Biblio essais", Gallimard, 1987, p. 81.

[9] Jonas H., Le Principe responsabilité, Une éthique pour la civilisation technologique, coll. "Champs", Flammarion, 1979, 1995, p. 250.

[10] Agamben G., "Le pouvoir souverain de la vie nue", in Homo sacer, vol. I, Paris, Seuil, 1997, p. 9.

[11] Ricœur P., "Postface au Temps de la responsabilité", in Lectures 1. Autour du politique, Paris, Le Seuil, coll. "Points Essais", 1999, p. 283.

[12] Patočka J., Platon et l’Europe, Lagrasse, Verdier, 1983, p. 232.

[13] Arendt H., op. cit., p. 63.

[14] Arendt H., op. cit., p. 236.

[15] Ricœur P., "Éthique et morale", in Lectures 1, Autour du politique, Paris, Éd. du Seuil, 1991, p. 259.

[16] Arendt H., op. cit., p. 314.

]]>
news-2734 Sat, 04 Mar 2017 15:56:00 +0100 Irremplaçable Cynthia Fleury https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/irremplacable-cynthia-fleury  Irremplaçable Cynthia Fleury 

 

Une critique par Bertrand QUENTIN de l’ouvrage de Cynthia Fleury, Les Irremplaçables, Paris, Gallimard, 2015.

 

Article référencé comme suit : Quentin, B (2017) "Irremplaçable Cynthia Fleury" in Ethique. La vie en question, mars 2017.

 

Il y a eu la Métaphysique de l’imagination (2000), Pretium doloris (2002 réédité en 2015). Plus récemment La fin du courage (2010). Voici que la philosophe Cynthia Fleury nous revient avec un nouvel opus : Les Irremplaçables. Il s’agit de philosophie politique mais la petite musique spécifique de Cynthia Fleury s’y fait sentir : l’Auteure est en effet également psychanalyste et c’est peut-être ce qui donne à tous ses écrits une originalité dans la coloration des concepts.

Mais de quoi parle-t-elle ? Que sont ces "irremplaçables" ou qui sont-ils ?

Il s’agit de chacun d’entre nous. Le terme apparaissait déjà de façon assez récurrente sous la plume du Jankélévitch de La Mort (1966), mais la philosophe contemporaine l’élève au rang de concept. Nous l’oublions peut-être au long de journées qui nous semblent stériles, mais il y a en chaque homme quelque chose d’unique, une manière à jamais unique de sentir et d’inventer. Ce faisant, Cynthia Fleury ne nous rejouerait-elle pas Kaa, le python du Livre de la jungle de Disney, avec un discours flattant l’ego de chacun de ses lecteurs ? "Tu es irremplaçable" "Tu es irremplaçable" ?

Ce n’est pas cela.  L’ambition de l’Auteure est au contraire de nous apprendre à nous défier des faux semblants. Et ces faux semblants vont proliférer tout au long de l’ouvrage. Des couples nous sont sans cesse présentés avec un être authentique, suivi de près par son jumeau maléfique : individuation vs individualisme ; imagination vraie (imaginatio vera) contre pur imaginaire ; temps créateur irréversible vs temps d’aliénation ; l’irremplaçable vs le remplaçable ; éducateur vs dresseur etc..

Cynthia Fleury serait donc binaire ? Non que ce soit un côté primaire de sa pensée. Nous avons plutôt affaire à un guide qui nous indique le passage sûr et le passage dangereux : l’authenticité et son leurre. On est toujours dans le Sophiste (231a) de Platon avec cette difficulté pour distinguer le chien du loup, distinguer le sophistique du philosophique.

Mais l’ambition de l’Auteure est immense puisqu’il s’agit rien de moins que de "réveiller nos vies" (160). Et pour réveiller sa vie il faut entrer dans le chemin de l’ "individuation".

 

Entrer dans le chemin de l’individuation : assumer son irremplaçabilité

 

L’individuation n’est pas l’individualisme. L’individuation c’est un processus de subjectivation, celui qui nous fait devenir un véritable sujet, devenir un être qui se choisit et qui ose inventer. L’individuation c’est donc l’autonomie dans un sens philosophique fort. Elle ouvre au monde : "Sans individuation, l’individu reste étranger au monde qui l’environne" (190).

Le double maléfique qu’est l’individualisme ne fera que mimer l’individuation et menacera en réalité la démocratie : "l’individualisme résulte également de la démocratie. Seulement, à la différence de l’individuation, il enclenche sa décadence" (11) ;  "L’individualisme contemporain est une individuation pervertie au sens où l’individu est persuadé que la recherche de son autonomisation peut se passer de la production qualitative de liens sociaux, ou plutôt qu’il est possible de l’instrumenter pour son seul profit" (194). La véritable individuation, contrairement à l’individualisme, ouvre à autrui. Se comprendre irremplaçable ne nous ferme pas à l’autre : "Il n’y a pas de souci de soi, de sortie de l’état de minorité, ou encore de mise en œuvre de notre propre irremplaçabilité, sans en passer par la prise en compte de celle de l’autre, et de ce qui sera chez lui irremplaçable pour soi" (121). "la notion d’individuation fait écho à celle de l’individualisme pour la critiquer, et rappelle qu’un individu dans l’Etat de droit doit pouvoir devenir sujet" (11). Le contemporain individualiste ne devient donc pas véritablement un sujet. Et pour l’Auteure le responsable en sera le pouvoir. Notre société devrait favoriser l’émergence de l’unicité de chacun.

Derrière le discours sommes-toute banal de l’unicité de chacun d’entre nous, l’Auteure fait alors un lien beaucoup plus original entre l’unicité des individus et l’Etat de droit. L’individuation va s’avérer protectrice de l’Etat de droit. Cynthia Fleury conclut d’ailleurs son ouvrage sur l’image du ruban de Moebius : "Il est désormais nécessaire de rappeler le ruban de Moebius qui existe entre la démocratie et l’individuation. Sans la seconde, il n’y a pas d’Etat de droit mais simplement son simulacre et la tentation toujours plus affermie de mettre en place un système populiste ou plus autoritaire encore" (200). La démocratie - Platon l’a toujours craint - risque de manière répétée la chute dans le populisme. Et c’est là où le thème de l’individualisation de qualité ne se surajoute pas à une démocratie préexistante : "c’est la qualité du processus de subjectivation, l’individuation et non l’individualisme, qui protège la durabilité de la démocratie […] L’enjeu est ici de comprendre comment l’individu, si décrié, protège la démocratie contre ses dérives entropiques" (13).

Mais comment obtenir cette individuation, un processus de subjectivation de qualité ? Dans sa défiance devant tout pouvoir, l’Auteur nous fait craindre parfois des envolées anarchisantes, simplement romantiques. Mais nous avons affaire ici à une philosophe. Qui plus est, doublée d’une psychanalyste. Et on ne peut pas être authentiquement l’une et l’autre sans être en permanence travaillée par le scrupule et le sens de la responsabilité dans nos formulations. Cynthia Fleury sait donc bien qu’il n’y a pas d’individuation de qualité sans éducation. "Centrer l’éducation sur l’individuation n’est nullement la centrer sur l’individu. L’individuation est le processus critique d’avènement d’un sujet non préexistant en soi. En termes deweyiens, il faudrait parler de “développement de l’individualité ? au sens où il s’agit de “ devenir dans une certaine mesure différent de ce que nous étions ?" (184).

Et c’est alors paradoxalement à un éloge de la discipline qu’aboutit l’éloge de l’individuation : "La discipline, à terme, c’est plus de vitesse, d’efficacité pour soi. Moins de fatigue aussi, moins d’épuisement. C’est un sens de la mesure au service de l’action, la sienne. Elle est nécessaire à l’individuation" (178). "On ne voit pas assez la discipline comme un lieu de rencontre ; pourtant elle l’est, elle sert à faire connaissance. C’est là la part d’invention de la discipline. Il ne s’agit pas d’obéir à ce qui est prescrit, il s’agit d’accueillir, de se concentrer, de rendre possible l’émergence de l’inconnu, et pour cela, il faut faire cesser le bruit" (183).

Bien-sûr, le jumeau maléfique est toujours prêt à ressortir de sa boîte. Ce sera la fausse éducation. La discipline instrumentée au service d’un autre se retourne contre l’individuation. Il y a dressage d’un côté (autoritarisme) alors que dans l’éducation il s’agit seulement d’une apparence de dressage mais avec une action véritable. L’éducation première est issue des parents  et malheureusement elle n’est pas un cadeau pour tous les enfants. Cynthia Fleury nous rappelle ce concept du "meurtre d’âme" trouvé chez le Président Schreber étudié par Freud : "le meurtre d’âme est l’effort délibéré pour priver l’individu de toute potentialité d’individuation" (76). Heureusement l’éducation n’est pas le monopole des parents et il y a bien des chemins de traverse pour s’en sortir malgré tout. La discipline, en tout cas, ne doit pas avoir pour fin le service d’un maître mais le développement de soi. C’est de self discipline qu’il s’agit : "La self discipline rappelle par ses termes mêmes qu’elle est au service de soi, pour soi, par soi" (180).

Cynthia Fleury reprend, comme dans ses oeuvres précédentes, des topiques de l’histoire antique (gnôthi seauton, mêden agan, imaginatio vera, pretium doloris, vis comica) mais les dépoussière et les fait participer à son projet intellectuel ancré dans le contemporain. Elle y voit à chaque fois une figure de l’individuation. On commence avec le "Connais-toi toi-même" mais ""Connais-toi toi-même", c’est déjà savoir que je ne pourrai pas être seul sur le chemin de ce savoir" (21). Individuation donc, et pas individualisme.

Arrêter de tricher, arrêter de feinter. L’Auteure a une soif d’authenticité qui a des relents parfois stoïciens voire de cynisme antique. Ce sera le "prix de la douleur" (pretium doloris) - "ce que l’homme est prêt à payer et à connaître comme risques pour accéder au Réel, et aux formes de vérité qu’il suppose" (35). "Le pretium doloris définit cette séquence où l’homme cesse de se mentir" (37). Que sommes-nous prêts, nous contemporains occidentaux, à sacrifier de notre confort physique et intellectuel pour faire face à la vérité de l’homme et du monde ?

Arrêter de tricher face à l’homme et au monde ce n’est pas nécessairement pleurer. L’Auteur valorise ici le souffle que donne à chacun le fait de pouvoir rire même du tragique : C’est la "force comique" (vis comica) - "force métamorphique, révolutionnaire, qui renverse une situation sans faire tomber personne pour autant" (38). "Le processus d’individuation s’exerce donc ainsi, par l’expérience de la révolution, du retournement du monde et du sens. Il y a individuation parce que la rencontre avec le néant ne produit pas du néant. Elle n’anéantit pas l’individu. Elle le fait rire. Elle permet la restauration de l’assise, celle de l’autofondation individuelle" (47). Pour Cynthia Fleury le rire est du même ordre que la création : "rire, c’est toujours inventer, au sens où un rire préfigure une pensée, une échappée, une liberté. Inventer des âmes, n’est-ce pas là l’objet de l’œuvre ? Et entendons l’œuvre au sens large : l’œuvre d’art certes, mais l’amour, l’amitié, et la Cité. Que vaut une Cité dans laquelle les âmes ne s’inventent pas ?" (49).

 

Temps authentique contre temps d’aliénation

 

Cynthia Fleury  réaffirme l’homme comme être fondamentalement temporel. Etre "irremplaçable" c’est aussi cela : irremplaçable parce que dans une aventure à chaque fois irréversible : "Le temps s’ouvre sur la nécessité même de l’individuation. Le temps ne délivrera son sens qu’à celui qui poursuit le travail d’individuation. Ce travail fait toute sa liberté. Si l’espace peut donner l’illusion d’une véritable liberté quant au "comment" l’individu entend la vivre, ici ou là, le temps ne fournit pas une telle illusion, dans la mesure où il est irréversible" (28). Mais le temps peut être vécu sous sa face créative unique (l’irréversible induit aussi la possibilité réitérée du nouveau) ou sous la figure glaçante de son jumeau maléfique : le temps bloqué, le temps pathologique. L’individu est enchaîné, aliéné à ce temps dévoyé. Et c’est là où la pratique d’analyste de l’Auteure enrichit la palette de son analyse philosophique. Les incursions dans la psychanalyse sont autant d’éclairs intellectuels qui illuminent ce qui a été dit à un autre niveau. Le temps pathologique peut être celui de la nostalgie : "L’aliénation psychique est une autre forme de confiscation, et qui prend parfois les allures d’une passion pour le temps. Prenons la nostalgie, elle n’est nullement synonyme d’individuation, bien au contraire" (30). "la nostalgie se nourrit d’une impossibilité structurelle, et n’est pas si dégagée que cela de l’aliénation. Il n’y a pas déni mais il existe néanmoins dans ce sentiment comme une jouissance du refoulement : jouir du fait que l’on n’arrive pas à se dégager du temps passé ; à chaque fois qu’un futur advient, lui accoler l’aura d’un passé qui dissipe son pouvoir d’immanence" (31). Le personnage d’Ulysse va servir d’illustration à cette affirmation : "L’odyssée d’Ulysse ne conte pas l’individuation d’Ulysse, elle conte son impossible individuation" (32). Ulysse n’est pas la figure d’un processus d’individuation réussi. La faute en est à une fixation pathologique sur le passé, un passé idéalisé.  Le "mal du pays" serait un mensonge pour éviter d’inventer sa vie hors de toute tutelle.

Une autre passe difficile de la vie où le temps peut soit rester créateur soit se muer en enchaînement pathologique, c’est l’épreuve du deuil. L’irremplaçable de l’individuation a pour correspondant l’irremplaçable de la mort . Jankélévitch est à l’honneur. Proust et la mort d’Albertine aussi. L’Auteure repère que "S’y lève la difficulté majeure du deuil, non pas l’affaire du passé, mais celle du futur […] ce qui fait mal, ce qui tue, c’est la douleur de toutes ces confrontations avec les réminiscences de l’autre. Et ces réminiscences de l’autre disent moins quelque chose de l’autre que quelque chose du moi […] Le deuil est une mort sans cesse ressuscitée […] Il ne s’agira donc pas de faire le deuil d’Albertine, il faudra faire le deuil impossible de tous les "moi" d’Albertine et de tous ceux du narrateur à ses côtés" (83). Il y a aussi la mort insupportable de l’enfant, il y a le suicide d’un être cher – autant de figures d’un processus d’individuation stoppé en plein vol. "La mort, c’est toujours l’effraction du Réel. Mais la mort par accident, celle de l’enfant, ou celle du suicidé, dessine une effraction plus béante encore" (89). Mais il y a cependant des moyens de poursuivre sa propre individuation sans perdre l’autre tout à fait. Mallarmé avec son Tombeau d’Anatole cherche à nous le dire. "A l’irremplaçabilité d’Anatole, le fils, se substitue l’irremplaçabilité de l’œuvre" "Mais  "rien ici n’est substituable. Il s’agit d’une continuité des irremplaçabilités" (88).    

Une autre figure qui donne lieu à des analyses nourries, c’est celle du personnage mythologique de Médée. Médée est un exemple d’échec dans le processus d’individuation, un échec dans l’aptitude à s’assumer comme irremplaçable et à accepter aussi l’autre comme tel. Médée a son rapport pathologique au temps, à l’expérience amoureuse qui a été la sienne avec Jason. "L’irremplaçabilité connaît aussi ses dérives. Etre irremplaçable, ce n’est pas refuser d’être remplacé […] La figure de Médée, non strictement féminine, est la figure par excellence de cette pathologie. Elle manque et la notion d’individuation et celle de l’irremplaçabilité. […] Médée refuse la notion même d’autre et de sa liberté. Elle cache son impossibilité à s’individuer derrière le mal d’ingratitude dont elle accuse l’autre. Car à Jason elle donnera tout, même ce qu’il n’a pas demandé. Et celui-ci croira recevoir, alors qu’il signe son interminable dette. Prêt à vivre d’autres aventures amoureuses et sociales, Jason se détourne de Médée, pour profiter de nouveaux atours de la vie" (63). La conclusion sera dévastatrice pour ses enfants. "Médée, celle qui ne veut pas être remplacée, nie aux enfants le principe même de leur irremplaçabilité […] Ils "sont à elle". Elle a sur eux tous les droits" (66). Et quels que soient les torts réels de Jason, Médée a trouvé un moyen pour qu’on ne remette pas en cause son processus d’individuation perverti : elle a opté pour le statut de victime, statut qui sera toujours plus difficile à dénoncer.

Ce sera, de fait, à la psychanalyse de redonner au patient la possibilité de se retrouver dans un temps créateur. Il y a là des pages marquantes sur cette fécondité du "déplacement dans le temps" : "l’individuation est le produit d’un travail, d’un labeur qui s’est fait sens tout au long de la vie. Cette éducation à l’individuation, qui dure une vie entière, n’est le fruit d’aucune évidence […] Elle est circulation dans le temps historique, vers le passé qui nous structure, vers le futur qui nous inspire. D’ailleurs, ne plus être apte à “ circuler ? dans le temps, ne plus être capable – consciemment ou inconsciemment – de se remémorer son passé comme de se projeter dans son futur, est le signe patent d’une individuation en danger. La psychanalyse le sait bien, qui accompagne le patient dans la verbalisation de cette circulation dans le temps" (185). Il faudra beaucoup de discipline pour découvrir à l’instar de Proust ces passages secrets du temps et réassumer l’irremplaçable de ce que nous avons vécu. L’expérience du temps induite par l’enseignant n’est pas oubliée et se conclut ainsi : "C’est cela enseigner : étirer le temps pour que surgissent les prémices de l’individuation" (189).

Mais revenons au "pouvoir", puisque c’est lui qui nous a très vite été indiqué comme portant la responsabilité de la perversion de l’individuation en individualisme.

 

Le pouvoir comme défiguration de l’homme

 

L’Auteure pose des questions judicieuses pour définir le "pouvoir" : "Qu’entendons-nous par pouvoir ? S’agit-il du pouvoir d’agir, assimilable à l’action ? S’agit-il de la simple influence sur autrui ? S’agit-il du rapport de force égalitaire ? […] Foucault ne voulait pas assimiler pouvoir et domination […] Ou faut-il, très différemment, concevoir que l’Etat de droit est une abolition symbolique de la notion de pouvoir ? […] Qu’est-ce qu’on cherche à raconter lorsqu’on parle du "pouvoir" ? S’agit-il d’un mythe ?" (15-16-17). L’affaire semble quand-même entendue pour l’Auteure : le pouvoir est la source du mal. Le secret du pouvoir semble se résumer à l’usurpation. "demeurer maître, c’est devenir esclave, c’est rentrer dans la circulation du pouvoir, celle qui a besoin du subordonné pour se maintenir. […] Or, l’individuation est une puissance non corrompue par le pouvoir. S’individuer suppose de ne pas croire, et notamment de ne croire en aucun statut" (131).

Il faut lutter contre cette défiguration en affirmant que nous ne sommes pas remplaçables et que l’Etat de droit n’est rien sans l’irremplaçabilité des individus. Il nous faudrait créer un nouvel âge de l’individuation, inventer un autre mode de gouvernance que celui du pouvoir. "Le nouvel âge de l’individuation, ce sera sans doute de s’extraire de cette ambiguïté première, de cette passion pour le chef comme pour l’idée du chef" (192). Comme piste dans cette voie, Cynthia Fleury évoque sur la fin du livre la réactivation de la notion de "commons". Le système des "commons" permet le maintien d’une propriété privée mais en même temps rend caduque la possibilité de tout transformer en propriété. "Il y a de l’inappropriable de la même manière qu’il y a de l’inaliénable" (204). L’Auteure sait maintenir une position nuancée : "La privatisation reste le meilleur moyen de protéger une propriété. En revanche, elle est incapable de préserver l’inappropriable et de respecter le caractère inaliénable des ressources naturelles pour la protection de l’humanité de l’homme" (209). Reste à savoir comment s’organisera politiquement la réapparition de ces commons. On peut également reprocher à l’Auteure de ne pas davantage rappeler le contexte contemporain d’apparition de ce débat sur les "communs" : L’article de Garett Hardin de 1968 qui considérait le régime des "commons" comme sans avenir et le débat contradictoire qui a suivi. La conférence de 1983 à Annapolis et les travaux d’Ostrom (son ouvrage majeur de 1990 : Governing the commons) et de l’école d’Indiana. Jusqu’en France où nous pouvons citer les travaux de Benjamin Coriat (Le retour des communs, La crise de l’idéologie propriétaire (dir. B. Coriat, 2015).

Les versions contemporaines du pouvoir délétère sont auscultées. L’obsession de l’évaluation notamment : "L’évaluation est une culture mortifère dans la mesure où elle transforme la nature même du travailleur et de son travail. Elle modifie la définition du métier de manière à le rendre mesurable. Elle calibre, détruit la singularité, ou précisément l’irremplaçabilité […] Aucune forme de capitalisation n’est alors possible pour le travailleur, dans la mesure où, pour capitaliser, il faut revendiquer une propriété intellectuelle, un droit d’auteur, un "nom" en somme" (137).  "Comme le pouvoir, l’évaluation est un phénomène circulatoire, faux nez d’un commerce autoréférentiel. Tout évalué sera évaluateur, et vice versa. Car l’enjeu est de faire disparaître la figure incarnant l’évaluation. Surtout ne pas en faire un pouvoir de souveraineté" (139).

Le propos n’est pas  sans tomber dans une diabolisation du pouvoir sous toutes ses formes ainsi que de la religion et pourrait flirter avec un certain complotisme : "provoquer le sentiment d’errance est le défi du pouvoir et de la religion. Le provoquer pour mieux se proposer comme remède" (33). Le "pouvoir" est  l’ennemi à abattre, y compris pour un pouvoir démocratique contemporain.

Mais est-il si légitime d’assimiler totalitarisme et capitalisme contemporain ? L’Auteure use bien souvent de catégories mises en évidence par Hannah Arendt dans son travail de conceptualisation du totalitarisme (nazi et soviétique). Peut-on par exemple résumer l’ensemble du siècle passé à un échec du processus d’individuation humain ? "ce mouvement d’un individualisme empêchant l’individuation, soit la juste articulation avec les autres, est l’essence même du XXe siècle" (198). Peut-on ainsi confondre les totalitarismes de la première moitié du siècle avec le développement d’une société de consommation dans la seconde moitié ? L’Auteure énonce ainsi : " le capitalisme cesse sa parenté avec l’Etat de droit pour retrouver sa filiation avec l’exploitation de l’homme, l’esclavage n’étant ni plus ni moins qu’une captation répressive de l’attention alors que le XXIe siècle lui préfère les captations divertissantes" (104). Cela est-il tout à fait du même niveau ? Quels que soient les griefs que l’on peut développer à l’égard du capitalisme dans ce qu’il a de réductionniste pour l’homme et à l’égard du libéralisme dans ce qu’il a d’hypocrisie devant les réelles lois du plus fort, ne peut-on pas accorder qu’Hannah Arendt, Günther Anders, Hans Jonas, Cynthia Fleury sont publiés chez de grands (et mérités) éditeurs ? Et qu’ils reçoivent un relais médiatique (mérité) conséquent ? 1984  n’est donc pas tout à fait là. On pourrait aussi nuancer dans le tableau de cet "âge du décervelage : la société de consommation et des "loisirs forcés"" (52) qui serait le nôtre. Peut-on dire que les époques antérieures (XVe, XVIe, XVIIe siècles etc.) donnaient à la masse davantage d’opportunités pour mener un processus d’individuation que ne le fait notre société ? On peut friser le vain utopisme à oublier que la vie humaine reste adossée à une anthropologie qui ne saurait tenir compte de l’homme comme exclusivement mû par le bien et à une réalité vivante qui est l’homme comme être de manque. Sans adopter un progressisme naïf on peut considérer qu’aucune société ne gagne "sur tous les tableaux" (dans un totalitarisme on perd vraisemblablement sur tous les tableaux – mais est-ce une société ?).

Les analyses sur la captation du temps dans la période contemporaine restent néanmoins pertinentes : "La société marchandise ce "temps pour soi" si bien que "faire attention à soi" est nécessairement coûteux. Ce temps qui nous a été confisqué, il faut l’acheter, le racheter en somme et l’occuper en payant encore une quelconque activité marchande de soin" (104).

 

La religion comme défiguration de l’homme ?

 

Si le pouvoir est décrit comme un mal absolu et que l’on se pose sans cesse la question "n’est-il qu’une religion continuée" ? (14) le lecteur comprend vite que la religion est aussi un mal qui défigure l’homme. Est-ce que la religion se résume ainsi à être une idéologie massifiante et désubjectivante ? La lecture freudienne dans l’Avenir d’une illusion ou celle d’un Marcel Gauchet n’ont-elles pas aussi leurs limites ? L’Auteure nous dit que "l’idéologie religieuse est une prison qui ne s’ignore pas longtemps pour les individus, dans la mesure où elle […] leur dicte ce qu’il faut faire, penser, aimer. Il n’en demeure pas moins qu’elle assoit son pouvoir sur la croyance de ses fidèles" (134-135). Est-ce que le rapport au religieux se résume à cela ? Est-ce que des réalités empiriques oppressives dans l’histoire suffisent à résumer l’essence du religieux ? Nous pourrions déjà avoir un indice du contraire à travers un auteur que Cynthia Fleury se plaît à citer pour sa force de pénétration : Charles Péguy. Péguy serait-il devenu cet esprit fin et profond sans être nourri par le catholicisme ? Dira-t-on que son "processus d’individuation" a été entravé par la religion ? On pourrait en dire de même d’un philosophe comme Pascal. A-t-il raté son individuation à cause de la religion ? Et Levinas ? Aurait-il été un tel philosophe, sans avoir été nourri par ses lectures du Talmud, lui qui disait dans une de ses interviews radiophoniques avec Philippe Nemo : "toute pensée philosophique repose sur des expériences pré-philosophiques" (Ethique et infini, p.14) ou encore : "A aucun moment la tradition philosophique occidentale ne perdait à mes yeux son droit au dernier mot ; tout doit, en effet, être exprimé dans sa langue ; mais peut-être n’est-elle pas le lieu du premier sens des êtres, le lieu où le sensé commence" (Ibid p.15).

La religion peut être vue comme ce qui donne du sens à la vie d’une communauté. On pourrait donc ne pas poser les problèmes en termes "scientifiques" consistant à se demander si un mythe, un dogme religieux est vrai ou faux. Sa vérité pourrait bien être de donner du sens à la vie. Religion et mythe ne seraient pas avant tout à prendre comme des textes théoriques mais comme des manières de vivre. Georg Simmel repérait ainsi que "nous pouvons […] apprécier une atmosphère religieuse tout en demeurant indifférent à son contenu dogmatique. La présence de cette élévation, de cette intensité, de cette paix de l’âme, traits généraux dans l’infinie diversité de contenu des croyances historiques, c’est là ce que nous ressentons comme quelque chose de précieux" (Philosophie de l’argent (1900) p.231). Cassirer voyait la même chose : "Le mythe (et la religion)  ne sont pas un système de croyances dogmatiques. Il consiste beaucoup plus en actions qu’en simples images ou représentations […] le rituel (est) premier par rapport au dogme» (Essai sur l’homme, pp.118-119). "Il n’est pas vrai que le mythe et la religion soient tout à fait incohérents ; ils ne sont ni dénués ni de sens ni de raison. Mais leur cohérence repose bien plus sur une unité affective que sur des règles logiques" (Ibid p.121). L’homme est l’animal qui entre dans des systèmes symboliques. Il faut alors savoir distinguer entre vérité et exactitude. Il faut repérer que l’homme ne vit pas de chiffres. Cela pourtant, Cynthia Fleury le sait bien. Et si la philosophe tendait à l’oublier, son métier de psychanalyste le lui rappellerait tous les jours. Elle prend d’ailleurs bien acte du fait que "la réalité symbolique n’est pas une sous-branche du Réel. C’est au contraire le Réel de l’homme" (134). Le refus de la religion c’est peut-être aussi le refus d’une forme du symbolique essentielle à l’homme, le refus d’un chemin d’individuation à part entière.

 

Conclusion 

 

On ressent chez Cynthia Fleury une aspiration à la justice chevillée au cœur. Nous parle-t-elle d’ailleurs d’elle-même quand elle réfrène les chevaux en nous disant : "S’individuer nécessite de calmer la colère en soi pour que celle-ci ne consume pas l’être" (66) ?

On l’a dit, le croisement de la philosophie politique et de la psychanalyse contribue à donner à  Cynthia Fleury une voix irremplaçable. Il y a aussi sa petite musique, cette élégance de l’écriture, ces formules qui étincellent ici ou là ("connaître c’est choisir ce que l’on n’oubliera pas", "Que vaut une Cité dans laquelle les âmes ne s’inventent pas ?", "L’analysant découvre dans le lieu même de la fébrilité sa propre assiette" etc.)

Nous l’avons également dit, il y a dans cet ouvrage fort riche des positions théoriques qui méritent d’être discutées. On a repéré cette coloration anarchisante, cette diabolisation du pouvoir. Le "mal du pays" n’est-il que mensonge et lâcheté à ne pas vouloir recréer sa vie ? Mais en même temps Cynthia Fleury pense et ne vit pas de caricaturer la position qui n’est pas la sienne. Elle cherche. Elle est trop scrupuleuse pour accepter les "fous de papier" ("La schizophrénie heureuse deleuzienne est une chimère pour bien-portants où il s’agit de guérir le mal par le mal mais dans un premier – et long – temps, le capitalisme se repaît d’individus endommagés" (165)). Elle peut revendiquer les "commons" mais elle ne cache pas au lecteur l’argumentation aristotélicienne contre la propriété collective (Politiques 1261b 33-36). Son scrupule est permanent, tout comme son effort pour nuancer, approfondir sans cesse les choses, d’où l’apparition régulière de ces doublets "fratricides" évoqués depuis le début. Devant chaque savoir se cache sa sclérose possible. Seul le dynamisme toujours renaissant de l’homme nous sauve. "Nous ne sommes pas remplaçables" mais "L’Etat de droit n’est rien sans l’irremplaçabilité des individus."

 

Bibliographie :

 

Aristote. (1990). Les Politiques, Paris, GF-Flammarion.

Coriat B. (2015). Le retour des communs, La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Les liens qui libèrent.

Dewey, J. [1916]. Democracy and Education, Macmillan.

Cassirer, E. [1944] 1975. Essai sur l’homme, Paris, Les Éditions de Minuit.

Fleury, C. (2015). Les irremplaçables, Paris, Gallimard.

Hardin, G (1968) "The tragedy of the commons", Science, vol 162, N°3859, pp.1243-1248.

Levinas, E. [1982] (1986) Ethique et infini, Paris, Livre de poche.

Simmel, G. [1900] 1987. Philosophie de l’argent, Paris, puf.

]]>
news-2735 Sat, 04 Feb 2017 11:19:00 +0100 Un thanatopos aujourd’hui relève-t-il de l’utopie https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-thanatopos-aujourdhui-releve-t-il-de-lutopie  

Un thanatopos aujourd’hui relève-t-il de l’utopie

 

Penser un lieu éthique pour le défunt avant les funérailles

Par Sylvie CLASSE

 

Sylvie Classe, infirmière dans le monde hospitalier depuis 1977, aujourd'hui cadre supérieure de santé, garde une proximité soignante au cœur d'un service de médecine et co-anime le groupe éthique de l'hôpital de Château Gontier en Mayenne. Elle est également membre de l'Espace de Réflexion Éthique des Pays de Loire. 

 

Article référencé comme suit :

Classe, S (2017) "Un thanatopos aujourd’hui relève-t-il de l’utopie ? Penser un lieu éthique pour les défunts avant les funérailles" in Ethique. La vie en question, fév. 2017.

 

Une version PDF de l'article est accessible en bas de document.

 

Les morgues d’autrefois ne sont plus. Désormais de chambres mortuaires il nous faut parler. Ces lieux sont souvent relégués dans "les endroits les moins nobles" comme le souligne le rapport sur la mort à l’hôpital (1)  alors que près de 78% des décès se passent dans les structures hospitalières ou pour personnes âgées. Il est vrai, précise le rapport, que la prise en charge de la mort ne figure pas explicitement parmi les missions de l’hôpital. Côté établissements pour personnes âgées, ces chambres peuvent être ordinaires et à proximité des lieux de vie, côté hospitalier, les espaces mortuaires se situent en sous-sol, au fin fond d’un dédale. Le lieu semble repousser les limites comme s’il cherchait à écarter le mort. L’endroit fait fuir, réveille les peurs comme si l’intolérable se cachait dans les tréfonds du bâtiment.

Entre proximité et banalité ou éloignement-exclusion et caractère tabou, il s’agit de revisiter ces lieux. Pour cela, nous explorerons la racine grecque de lieu, le topos, car il désigne à la fois le lieu, l’endroit, la place. Il est aussi le fondement du raisonnement, comme l’expression "préparer un topo" en témoigne. Le topos crée donc un lien entre le lieu et la pensée. L’usage de topos permet également de qualifier plus précisément le mot ; ainsi la topographie dit la configuration d’un lieu, tout comme la toponymie nomme les lieux. Il est ici proposé d’accoler la mort, thanatos et le lieu, topos, pour nommer thanatopos, ce lieu encore inconnu dans lequel les soignants viendraient déposer, installer le corps du défunt. Tel Thomas More avec "Utopia", jouons du jeu de mot entre atopia, utopie, et eutopie : atopia, a ‒ l’absence de ‒ et topia (topos) ‒ lieu ‒, ne fait pas référence à un quelconque rien, à la négation d’un lieu mais à une étrangeté en référence au monde harmonieux. Tandis que le "u", ou "a" dirait le non-lieu ou lieu-sans, le "eu", dirait le "bon" lieu. Avançons donc vers cet utopique thanatopos, un lieu qui n’existe pas mais serait un lieu éthique, un "bon" lieu. Par la toponymie nous cernerons la fonctionnalité et le regard des hommes sur ces lieux. Puis par une approche politique nous reconsidérerons les domaines publics et privés pour déconstruire la place pour le mort. La topographie va explorer l’espace, la distance pour comprendre les forces s’exprimant avec les notions de tabou et de sacré avant de clore en proposant une édification d’un utopique thanatopos.

 

 

Toponymie du thanotopos

 

La toponymie révèle l’identité d’un lieu. Le législateur s’appuie sur les dénominations historiques pour désigner sans ambiguïté ces topos : "Parfois appelée "morgue", "amphithéâtre" ou "dépositoire", la chambre mortuaire […] est destinée, comme la chambre funéraire […] à recevoir avant l’inhumation ou la crémation, le corps de la personne décédée" (2). Les toponymes "morgue", "dépositoire" et "amphithéâtre" restent inscrits dans la mémoire mais sont-ils véritablement le même lieu ? Que révèlent-ils ?

La phonétique de morgue "mor" évoque la mort, pourtant l’étymologie latine "murricare" donne "morguer", c’est-à-dire "faire la moue, regarder avec hauteur "  (3). La morgue est arrogance, contenance hautaine. L’usage s’étend aux lieux pour devenir l’endroit d’une prison où l’on examinait les prisonniers pour les identifier ; Dans la morgue, le prisonnier examiné est l’objet de cette morgue, un être regardé avec mépris, sans le respect de la dignité essentielle à l’homme. Par similitude, est-ce donc ce même regard qui toise l’être inanimé, dépouillé, dans ce lieu nommé "morgue" où le cadavre inconnu sera à identifier ? Car l’histoire fera de la morgue le lieu de l’institut médico-légal, celui où l’on dépose les cadavres dont l’identité est inconnue pour les faire reconnaître. Identifier et reconnaître le mort, telle doit perdurer cette obligation dans le thanatopos. Mais au-delà de l’acte de savoir si c’est le bon mort qui sera mis en bière, qu’est-ce donc que reconnaître ? Recognescere en latin signifie "rappeler à sa mémoire […] penser comme ayant déjà été saisi par la pensée". C’est être capable de former à nouveau l’idée, l’image mentale. La présentation du défunt est acte de reconnaissance dans sa double acception, celle d’une identification de la personne mais acte fondamental et fondateur de l’humanité : conscience de la mort qui n’est pas seulement l’idée de la mort mais reconnaissance de la mort de l’autre par la vue de son corps devenu cadavre.

Le dépositoire quant à lui est le lieu où convergent de multiples sens. L’étymologie latine deponere signifie déposer, c’est à dire défaire ce qui a été fixé. Fait-il référence à la déposition lors des crucifiements et symboliquement celui de la crucifixion ? La méthode d’exécution ne provoquait pas une mort immédiate, il fallait attester de la mort, reconnaître que le supplicié était véritablement décédé ; l’art a immortalisé la crucifixion de Jésus-Christ imprimant une connotation religieuse. Deponere, signifiait aussi mettre à terre rappelant les pratiques de certaines communautés judaïques déposant le défunt à même le sol. C’est également renoncer comme s’il y avait dans cet acte volontaire une forme de résignation à poser là, le corps, à l’abandonner, à se dépouiller de la dépouille. Mais tel le baiser déposé, déposere est empreint de positivité.  Déposer le défunt atteste de sa mort, un acte qui peut être empli d’attention et de délicatesse envers le défunt.

Enfin, l’amphithéâtre, du grec amphi signifiant "autour de" et theatron, le théâtre, fait référence au théâtre grec mettant en scène la tragédie. La dénomination symbolise la plus grande tragédie de l’homme, la mort. Devenant le lieu des cours d’anatomie et de chirurgie, l’amphithéâtre marque l’évolution de la connaissance de l’homme. Exposant le cadavre, ouvrant ses chairs, le mort nous apprend sur la vie mais dans cet amphithéâtre se lève le tabou de la mort, la désacralisant. Les autopsies ne demeurent plus que dans quelques établissements mais la science médicale,  née dans l’amphithéâtre, ne réduit-elle pas la mort à celle d’un corps, à la cessation de fonctions organiques et biologiques? La Mort ne demeure-t-elle pas pourtant le Mystère ?

Abandonnant ces toponymes historiques, le législateur a choisi de scinder les appellations en chambre mortuaire et chambre funéraire. Outre la chambre où l’on se repose, le mot était initialement le local. La chambre a une connotation juridictionnelle, telle la chambre du tribunal, immisçant l’ultime jugement ou les croyances dans le jugement dernier. L’étymologie latine de chambre, "caméra"  la voûte, imprime un caractère architectural qui n’est pas sans rappeler la crypte, du grec kruté signifiant grotte. La crypte, topos voûté, empreint de mystère, de silence, offre au visiteur des cavités d’arcs et de colonnes semblant soutenir, protéger, confiner l’espace clos souterrain. La chambre inspire un espace d’intimité, de repos que l’aspect architectural en voûte renforce. En ces chambres, les mots  "funéraire" et "mortuaire" sont-ils de la même essence?

Funéraire fait référence au latin funérarius, funus qui a donné funérailles. Définissant les funérailles comme l’ensemble des cérémonies accomplies pour rendre les derniers devoirs à la dépouille, nous percevons que la chambre funéraire participe pleinement à ce rite de passage.

A la différence de funéraire, l’adjectif mortuaire porte en lui le mot mort. Les questions éthiques ont obligé à redéfinir la mort. Depuis 1968  une personne est considérée comme morte "lorsque son cerveau est mort  " (4) ou pour augmenter les possibilités de greffe, "en état d’arrêt cardiaque et respiratoire persistant " (5). Dans les faits, nombre de médecins signent le certificat de décès sans même avoir vérifié que le patient est mort. Que dire aussi du fœtus ? Souvenons-nous que les enfants nés morts avant 28 semaines d’aménorrhée n’étaient que de simples déchets hospitaliers (6). Ils sont aujourd’hui accueillis dans les chambres mortuaires. Evoquons la deuxième mort du mort, celle au cœur de la tragédie d’Antigone quand le roi Créon pose l’interdiction d’apporter les honneurs funèbres à son frère Polynice (7). La mort n’est pas le décès. La nuance importe et Derrida (8) s’appuie sur Heidegger pour les différencier : décéder n’est ni mourir, ni périr. De-cedere, c’est passer le seuil de la mort, trépasser. L’animal périt, il ne meurt pas. L’homme peut penser sur le mort mais peut-il penser la mort ? La mort n’est pas impensable, elle est inconcevable pour Jankélévitch, impensée pour Heidegger. Interrogeons à présent la fracture entre public et privé?

 

 

Approche politique du thanatopos

 

Les domaines public et privé sont intimement et historiquement liés. La société s’est progressivement organisée par solidarité, récompensant financièrement ou par des legs ceux qui y participaient. Le principe de pompes funèbres fait suite aux monopoles des paroisses.  Les municipalités vont peu à peu pourvoir au transport des corps jusqu’à l’émergence de sociétés privées et aujourd’hui  professionnelles.

La scission mortuaire-funéraire est législative, séparation en deux domaines, le mortuaire-public, le funéraire-privé. Cependant tous les établissements de santé n’ont pas de chambres mortuaires, le seuil de deux cents décès annuels (9) en impose l’obligation. Mais dès lors qu’elles existent, le mort doit transiter par celles-ci. Chambre mortuaire et funéraire ont une mission commune : recevoir avant l’inhumation ou la crémation le corps de personnes décédées le temps des préparatifs des funérailles (10).

Si les notions de public et privé fondent le droit français, la philosophie laisse poindre certaines ambiguïtés. Le mot "public" désigne ce qui est commun, partagé par tous, mais dit aussi ce qui doit être montré, ou paraître, usage que délivre le mot "publicité". Si le terme privé vient du latin privatus, signifiant particulier, propre, individuel, il indique un caractère intime comme peut l’être en effet la mort. Privare ajoute à l’usage de privé son caractère privatif - en cela qu’il prive. Si la mort est un événement individuel donc privé, intime, elle a lieu dans une société et devient événement public. Toute l’activité des services funéraires n’est pas totalement privée puisqu’elle s’exerce par délégation des communes avec une mission de service public. Le domaine public devrait être celui qui laisse paraître, or seul le domaine funéraire semble ouvrir ses espaces sur la ville tandis que dans nos hôpitaux les topos cachent. Peut-on parler de bien commun quand désormais la marchandisation de la mort s’exerce ?

Les bénévoles d’antan, tels les Charitables de Béthune (11) demeurent une exception. Ce regroupement de bénévoles, né d’une épidémie de peste, accompagne gratuitement les défunts, soutient les familles en deuil depuis 1188. Les prestations publiques hospitalières exonèrent les familles des frais des trois premiers jours mais sur le compte de la sécurité sociale. Peu d’hôpitaux investissent, ils se limitent aux strictes exigences des textes. Les recommandations (12) du rapport sur la mort à l’hôpital n’ont donné suite à aucune commission parlementaire pour penser les soins aux morts dans la société (13). Seul  sécurité et hygiène requièrent de l’intérêt.

Le souci sanitaire du corps en devenir semble avoir effacé toute approche de la mort elle-même, estompant celle du deuil jusqu’à la nier dans certaines chambres mortuaires. Dans toutes les sociétés et de tout temps  le "contagionisme" et l’impureté ont frappé le mort. La législation mortuaire et funéraire est centrée sur les dispositifs sécuritaires et sanitaires : des lieux techniques, des cadavres bien au frais et une présentation ponctuelle du défunt aux familles. L’esprit de la "chambre" et la notion d’intimité se sont volatilisés. La salle commune est juxtaposition de cadavres, saucissonnés dans un drap blanc, marqué du sigle hospitalier, véritables momies du XXIème siècle.

Ces lieux révèlent une géopolitique du thanatopos, relations de pouvoir entre morts et vivants. Comme le "Panopticon" de Bentham décrit par Foucault (14) est la figure architecturale des mécanismes de pouvoir, il en va des morts comme des bannis de la société, ils doivent être dans des espaces clos et à distance. Face à la peur de la mort, la société se doit de contrôler les morts. Par ailleurs, la croissance démographique, autre préoccupation du politique, conduira-telle à penser le bâtir pour les morts, de type HLM dans l’enceinte hospitalière ? Enfin, la société contemporaine techno et scientifico-centrée a des rêves d’amortalité : elle  s’engagerait progressivement "vers une mort de la mort" (15), rêves fous qui questionnent l’homme comme mortel.

Les temporalités du funéraire  répondent-elles à des principes "bienfaisant", ou sont-elles fruits de l’histoire ? Est-ce par souci sanitaire que les musulmans enterrent leur mort dans les vingt-quatre heures ? Les textes fixent des délais dont le bien-fondé serait à réinterroger : ceux avant le "dépôt" dans la chambre, ceux pour les obsèques ou encore pour le transport sans mise en bière. La disponibilité des soignants pour installer le défunt, accueillir les familles met à mal nombre de professionnels soignants et familles. Poursuivons sur la question de la mise à distance des morts.

 

 

Topographie du thanatopos

 

Entre extrémité et proximité, est-il possible de situer la juste place du thanatopos ? Explorons la notion de confins dont la racine latine "confines" est la limite, "fines". Le verbe "confiner" évoque un enfermement telles ces chambres, lieu d’enfermement. Les confins semblent s’immiscer en l’être, à la fois dans une dimension spatiale et celle du rapport à la mort : les confins de la pensée semblent suggérer la mort comme bornant la pensée de l’être. Les confins, la fin, la limite des espaces ou des bâtiments métaphorisent la fin de la vie. Historiquement, les épidémies ont véritablement mis à l’écart les morts. Progressivement les habitudes prises vont modifier les pratiques funéraires. Pourtant, certains établissements publics ont trouvé le moyen de situer les espaces mortuaires en dehors mais toujours dans l’enceinte de l’espace hospitalier ; les visiteurs traversent les jardins pour y accéder, les soignants, quant à eux doivent emprunter un véritable labyrinthe intérieur.

A l’inverse, la proximité, "proximitas" en latin signifiant "très près" ; dit la faible distance, elle invite au rapprochement, à l’idée d’être proche. Au sens figuré, la proximité dit l’affinité, la ressemblance. Peut-on être proche du mort ? Veut-on l’être? N’est-ce pas être proche de la mort ? Qui peut être en proximité avec le mort si ce n’est ceux que l’on nomme les proches ? De quoi témoigne la proximité évoquée dans les maisons de retraite par exemple ? Est-ce du lien affectif tissé dans l’intimité d’un quotidien que la mort vient rompre, attachement par les soins noués au fil des jours, des mois, des années, entre soignants et résidents. Y aurait-il une bonne distance, une juste distance ?

L’étymologie "distantia" signifie l’éloignement. Au sens mathématique, la distance est la séparation des points, encore appelée discrets : un point, un autre point, discrets, discontinus, séparés par la distance. Pour le topos hospitalier, il importe en effet que la discrétion soit respectée vis-à-vis des familles en deuil. Cette discrétion attendue peut difficilement être quand la chambre mortuaire est trop proche des lieux de vie. La distance évoque le respect, celui envers le mort, obligation que les hommes ont d’agir qui permettra de garder le mort à distance, de trouver la distance "bonne".

Deux attitudes antagonistes co-existent : soit les morts et les vivants se mêlent, une continuité en somme, soit la frontière entre mort et vivant est infranchissable. La distance "juste" est la condition de la séparation qui permettra l’éloignement par le deuil, elle sera fonction de la relation, des liens tissés entre la personne décédée et les vivants. L’absence de professionnels dédiés au brancardage dans les thanatopos où il n’y a pas d’obligation à en disposer, incombe aux soignants. L’éloignement oblige à délaisser les patients en vie tandis que leur humanité les pousse à prendre le temps d’installer honorablement le défunt. 

Pour accéder aux chambres, les couloirs souvent sinueux, tortueux, sombres et lugubres se font labyrinthe. Véritable métaphore de la pensée dans lequel le soignant se perd, il symbolise les chemins de la pensée, figure l’errance et les profondeurs infinies, entrée vers Hadès, le monde des morts. A moins qu’il ne soit chemin spirituel, où celui vers la Jérusalem céleste. Ici, la peur gagne quiconque s’aventure jusqu’aux entrailles, des lieux tabous. Quelles forces obligent à éloigner ces topos ? 

 

 

Le tabou, le sacré

 

 "Il est important que la mort cesse d’être tabou " (16). Derrière cette injonction, "il faut que", c’est un fait, le tabou est. Mais pourrait-il ne pas être ?

Le mot né de l’anglais taboo, pris au polynésien tapu ou tabu signifie à proprement parler "ce qui est soustrait à l’usage courant " (17). Il s’oppose au polynésien noa (18), habituel ou commun. Les anthropologues ont mis en évidence en quoi le tabou sert à maintenir le groupe en écartant les menaces. Freud (19) lui donne un caractère nécessaire pour l’homme. La notion de tabou frappe donc le mort, le cadavre, qu’il ne faut évidemment pas toucher et qui semble contaminer les lieux mêmes. Il est force négative transmise à quiconque enfreint l’interdit, contaminant l’espace ; toute proximité avec le porteur du tabou est porteur à son tour du tabou. Cette force dépasse la rationalité même, tel en témoigne ce médecin neurologue qui sans nouvelles d’une dame âgée se rend au domicile. A peine la porte ouverte, une odeur pestilentielle la surprend. Une peur irraisonnable, incoercible la surprend, la submerge, l’envahit, alors même que sa mission de médecin l’oblige à avancer dans cette demeure et constater le décès. Les jours qui ont suivi, elle n’avait de cesse de se laver. Cet épisode traduit une mémoire ancestrale, essence du tabou protecteur, originel, au fondement de l’homme. Il est ce "quelque chose" qui l’habite précise Freud, antérieur au divin. L’interdit va au-delà du fait de ne pouvoir toucher, la pensée même est frappée d’interdit : est tabou "ce sur quoi on fait silence".  Pour nombres d’auteurs, tabou et sacré sont interchangeables.

Sacré, sacer en latin, comme le tabou, pose des interdits infranchissables qui s’imposent à l’homme. Taboo s’oppose au noa, le sacré s’oppose au profane. Selon l’étymologie latine, pro, devant et fanum, le temple, profane est ce qui est "hors du temple", c’est-à-dire ce qui n’est pas sacré. Sacré prend une connotation religieuse, la musique sacrée en témoigne. La conception sacré-profane est celle du monde grec, un monde dans lequel les prohibitions contribuent au maintien de l’ordre cosmique. Suivant les traces de Girard, tabou et sacré sont réponses de l’homme à la violence, en particulier au regard de la mort : "la mort n’est jamais que la pire des violences " (20). La mort n’est-elle pas offense à l’homme, à la dignité de l’homme, un outrage à sa vie ? Offensa en latin, renvoie à blesser, meurtrir. La mort, pire des violences, est offense faite à l’homme.

Si tabou et sacré sont de la même veine, posant l’un et l’autre des interdits, répulsion mais à l’inverse une attirance, osons une hypothèse. La conversion du tabou en sacré serait un moyen qu’a mis en place la société humaine pour que la force négative contenue dans le tabou devienne force positive. Le tabou est force négative, nolonté, pour reprendre le néologisme de Van Gennep. La nolonté traduit une manière de vouloir, elle est "un acte, mais non la négation d’un acte" (21). Le tabou, cette nolonté est défense et protection de l’homme face à la mort. L’interdit du tabou n’est pas un non acte mais la volonté de ne pas vouloir approcher le mort. Mais face à la mort, l’homme peut aussi mettre en œuvre une volonté d’agir. Telle est l’ambivalence de l’homme que révèle le couple tabou-sacré : son incapacité à accepter l’homme mortel en lui et son obligation morale, éthique, à rendre hommage à sa mortalité, car c’est elle qui le fait homme, seul être capable de penser sa mort. Le tabou est ontologie, puissance maléfique extérieure, le sacré est métaphysique, il ouvre une nouvelle dimension, un au-delà, un espace qui transcende. Le mot "conversion" exprime un changement, une métamorphose, une transformation. En chimie, l’eau se convertit en vapeur ou en glace, même substance prenant d’autres formes comme le tabou pourrait se convertir en sacré. Le sens premier est l’action de se tourner vers Dieu qui a donné le terme convertir. La doctrine néo-platonicienne (22) contenue dans conversion est "mouvement inverse de la procession. La procession est l’émanation par laquelle l’Un ou le Bien produit l’Intelligence, puis l’Âme, puis le Monde et les êtres individuels ; la conversion est le retournement de ceux-ci vers leur principe originel". La conversion aurait quelque chose de ce mouvement, de ce pas. Par ce mouvement contraire la conversion va pouvoir infléchir les forces, inverser la négativité du tabou en une positivité du sacré. Le caractère non exclusif de l’adhésion à une religion convient particulièrement au thanatopos qui doit offrir un espace "spirituel", non exclusivement religieux. Pourquoi Thanatopos devrait-il être un espace sacré ouvrant à une spiritualité ? Comment peut s’opérer la conversion d’un lieu tabou en lieu sacré ?

 

 

Spiritualité de la mort et édification du sacré

 

Le thanatopos est celui du mort mais un lieu dans lequel cohabitent et gravitent les vivants : soignants, agents mortuaires, opérateurs funéraires, thanatopracteurs, ministres des cultes, fleuristes, etc. Comment peuvent-ils accomplir leur mission dans des locaux insalubres, inspirant le dégoût ou l’horreur ? Les propositions du rapport (23) soulignent l’intérêt à soigner l’accessibilité et qu’en ces lieux puissent s’organiser des veillées. Ce serait prendre en compte la démarche de deuil que d’offrir des espaces individuels pour les familles. Individu vient de in-devidere, c’est-à-dire que l’on ne peut diviser, partager. Ce serait là reconnaître l’individu comme Un, unique, corps et âme. La communauté soignante, membre de la collectivité humaine  permettrait, en ce topos, le passage du monde du soin vers celui d’un autre prendre soin, soins envers les endeuillés. Faut-il rappeler que deuil vient du latin  dolere, doloris, "douleur, souffrance" ? Ces topos permettraient un véritable recueillement que l’on peut définir comme"l’action, le fait de concentrer sa pensée sur la vie spirituelle " (24) ; L’étymologie, cueillir, colligere en latin, c’est "rassembler, ramasser", il a donné "accueillir" et "collectivité". En cet utopique thanatopos la personne défunte serait déposée dans une chambre qui lui est réservée, individuelle et lieu de recueillement. Mais comment édifier un topos quand le tabou a rendu infranchissable le chemin?

L’artiste Michelangelo Pistoletto qui a créé un lieu de recueillement, évoque la spiritualité comme un désir de connaissance, d’accéder à notre intériorité. Elle est une "sorte de souffle, de pulsion, de tension intime que chacun peut éprouver au plus profond de soi […]. La spiritualité, c’est peut être un passage, un moment qui prend vie entre plusieurs éléments, entre les désirs de transformation, de devenir, qui sont au fond de chaque être humain " (25). Au nom du principe de laïcité, en ce thanatopos, l’espace sacré sera lieu de spiritualité. Les cultes y prendront place mais la spiritualité ne sera pas enfermée dans la religion.

Un lieu sacré se constitue par un bâtir des hommes qui sacralise. La sacralité d’un lieu a des attributs (26). Espaces profanes et sacrés sont séparés par un passage ; les bornes marquent le seuil par le sol, par les marches qui font franchir la frontière, par la porte ou le portique permettant de "s’agréger à un monde nouveau" (27). L’ordinaire du profane s’efface, l’espace sacré du thanatopos serait nécessairement inhabituel. Aux murs lisses et espaces aseptisés des architectures contemporaines laisseraient place ceux du thanatopos inspirés de l’art sacré. Ils se feraient crypte, matrice propice au recueillement et en pierre seraient édifiés. La lumière du thanatopos ne serait ni obscurité ni soleil mais pénombre éclairant le défunt, adoucissant la mort. Elle serait filtre emplissant la pièce de douceur ou vitraux bleu, couleur de la lumière, repoussant les ténèbres (28). Est-ce utopie encore que les murs se fassent verbe et murmures des hommes,  rappelant le procédé des peuplades préhistoriques qui croyaient au pouvoir magique des ornements. L’artiste serait calligraphe et poète : chaux, pigments broyées estomperaient lettres et circonvolutions, soufflant aux visiteurs quelques paroles d’amour ou d’espérance. Un manuscrit calligraphié déposé sur le pupitre de chaque chambre rassemblerait psaumes, textes religieux et poèmes. En ce thanatopos l’habillage pour présenter le défunt aurait quitté le monde hospitalier. Les draps blancs laisseraient place à quelque étoffe plus sacrée, parures fragiles et délicates, jamais ostentation. L’harmonie offrirait au topos un espace clos où tout trouverait sa juste place. Cette harmonie, beauté chez les Grecs, constituerait une unité là où les hommes, morts et vivants, seraient "en" ce tout, figurant le mouvement de la pluralité à l’unité. L’harmonie s’associe à une approche esthétique et comprenons le mot au sens étymologique du grec aisthèsis qui signifie sensibilité, sensation.

 

 

Pour conclure

 

Pénétrant ces lieux tabous que sont les chambres mortuaires, nous avons revisité les toponymes chargés d’histoire. Ils disent le regard et la place des morts et de la mort dans la société. Faut-il dissocier le funéraire du mortuaire ? Le citoyen-politique et le politicien sont-ils prêts à avancer vers une autre approche de la mort, aujourd’hui hygiéniste et marchande, biologique ou théologique, une mort réduite au mourir ou au rêve d’amortalité? Est-il si utopique de concevoir un bâtir pour l’être n’étant plus ? Certes le tabou est ontologique, en l’homme car protecteur. Mais nous pensons que la conversion du tabou en sacré serait un moyen pour oser franchir une frontière, celle qu’inspire la mort. Notre tragique destin est une pensée effrayante, chacun en convient et notre société voudrait bien l’anéantir. Mais anéantir notre mortalité, n’est-ce pas vouloir anéantir l’homme ? Alors penser le thanatopos comme un lieu public, non caché, serait manière de reconnaître l’homme "mortel". Ce lieu unique serait celui du repos pour le mort et de l’apaisement pour les cœurs meurtris par la mort. Dans ces espaces confidentiels, intimes, privés, l’expression des cultes serait possible mais laïcité, sacralité, spiritualité, espérance peut-être, habiteraient le thanatopos. L’harmonie le rendrait moins obscur, plus lumineux. Le Thanatopos bornerait les frontières de la vie mais nul vivant ne traverserait l’infranchissable passage (29). En ce topos, la force vivifiante prendrait la forme du sacré, de l’harmonie, de la paix. Penser en ce lieu la plénitude de son être, est-ce là une utopie ? 

 

Notes :

(1) La mort à l’hôpital, rapport IGAS, novembre 2009.  . (2) Circulaire du 24 Aout 1998 relatif aux prescriptions techniques applicables aux chambres mortuaires des établissements de santé, abrogé par l’arrêté du 7 mai 2001.   (3) Dictionnaire culturel de la langue française, ss la dir de A.Rey,  t III, p.743. .  (4) La mort à l’hôpital,  IGAS, "op.cit.", p.4.  . (5) Greffes de reins et de foie, selon un décret d’Août 2005, in La mort à l’hôpital,  IGAS, "idem.", p.4  . (6) Dutrieux D., "La chambre mortuaire, aspects juridiques", réflexions hospitalières, n° 487, juillet-Aout 2002, p.68.  . (7) Sophocle, Antigone, cinquième épisode, scène 1, Ed Flammarion1999, p.86.   . (8) Derrida J., Apories, Ed Galilée, 1996.  . (9) Nombre moyen annuel au cours des trois dernières années civiles écoulées selon l’arrêté du 7 mai 2001 relatif aux prescriptions techniques applicables aux chambres mortuaires des établissements de santé.  . (10) Loi n°39-23 du 8 janvier 1993 modifiant le titre VI du livre III du Code des communes et relative à la législation dans le domaine funéraire.  . (11) La confrérie de Béthune est la plus importante mais ailleurs la région compte encore plus de quarante autres confréries. Berchoud J. "Les charitables de Béthune", in Le grand livre de la mort, "op.cit.", p.208.  . (12) La mort à l’hôpital, "op.cit.", Recommandation n°25.  . (13) Après vérification auprès du député de la circonscription.   . (14) Foucault M., Surveiller et punir, Ed Gallimard, 1975,  pp. 228-243.  . (15) Baron-Bual H., Nolet Pol, conférence, La santé, an 2050, in "Gestions hospitalières", n° 555, avril 2016, p.248.  . (16) Echanges citoyens lors des débats publics, in Commission de réflexion sur la fin de vie en France,  dirigée par Sicard D., déc 2012  p.148.  . (17) Lalande A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Ed Puf, [1926], 1996, p.1099.  . (18) Freud S., Totem et tabou, PUF, 2015, p.31.  . (19) Ibid, p.35.  . (20) Girard R., La violence et le sacré, Ed Albin Michel, 1990, p.31.  . (21) Van Gennep A., Les rites de passage, Ed Picard [1909], 2011, p.18.  . (22) Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, "op.cit.". p.189.  . (23) La mort à l’hôpital, "op.cit.", Recommandation n°24, p.93.   . (24) Dictionnaire le petit Robert, Ed Le Robert, Paris, 2006, p.2202  . (25) Entretien avec Michelangelo Pistoletto, in Présentation du lieu de recueillement et de prière, Institut Paoli-Calmette, juin 2000. .  (26) Eliade M.,  Le sacré et la profane , Ed Gallimard, Folio essais, [1957], 1965, p.28.  . (27) Van Gennep A., Les rites de passage, "op.cit.", pp. 28-40.  . (28) Pastoureau M, Bleu, histoire d’une couleur, Ed du seuil, 2006, p.38.  . (29) Derrida J., Apories, "op.cit", p.25.

]]>
news-2737 Mon, 02 Jan 2017 11:13:00 +0100 Le roman NU À LA CHAISE https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-roman-nu-a-la-chaise Dans le nu de l’éthique : Nu à la chaise, roman sensuel et rêveur sur une vacance de fin de vie "Dans le nu de l'étique : Nu à la chaise, roman sensuel et rêveur sur une vacance de fin de vie"

 

 

par Bertrand QUENTIN, Agrégé et Docteur en philosophie. Maître de conférences HDR à Paris-Est Marne-la-Vallée Laboratoire LIPHA (EA7373)
Responsable du Master 1 de Philosophie parcours "éthique médicale et hospitalière appliquée" (Ecole éthique de la Salpêtrière)



 

Article référencé comme suit :

Quentin, B (2017) "Dans le nu de l’éthique : Nu à la chaise, roman sensuel et rêveur sur une vacance de fin de vie" in Ethique. La vie en question, janv. 2017.

Vous trouvez l'article en format PDF au bas du document

 

Nu à la chaise, est un roman publié en 2010 par Marie-Thérèse SCHMITZ dans la belle collection NRF de Gallimard.
C’est un livre sensuel, du café brûlant ou du thé parfumé, des odeurs d’encens et d’Inde.


S’appelle-t-elle Fotini ? Les prénoms sont plutôt absents du livre sauf progressivement dans les dernières pages où ils viennent un à un, comme des bulles remontent à la surface. Toujours est-il que la personnalité centrale est cette femme qui aime à rester nue, assise dès tôt le matin, sur une chaise. La belle-sœur répètera : "elle est folle ta sœur". On parle donc aussi de ce petit frère devenu grand et marié. La fratrie s’est retrouvée car le père est en train de mourir à l’hôpital, d’un cancer. Il s’agit de ses dernières semaines de vie, même si le déni du cancérologue est à un moment édifiant. La fille est venue spécialement d’Inde où elle vit avec un compagnon, Thomas, psychiatre, par rapport auquel elle se pose des questions.


Des scènes repassent en boucle, en somnambule (la brosse à cheveux en plastique pour coiffer maman à l’hôpital psychiatrique, l’accident de voiture étrange qui a causé la mort de la mère etc.). On pense au Claude Simon d’Histoire et à son absence partielle de ponctuation ; il y a aussi parfois le "tu" de la Modification de Butor qui se rappelle à nous. Derrière le récit des visites au père mourant à l’hôpital se cachent d’autres visites plus profondes, plus anciennes, ces visites qu’elle rendait petite fille avec son père et son frère à sa maman, à l’hôpital psychiatrique. Sa mère, Sofia Zeller, aimée et vulnérable, "Arménienne", nous est-il dit par des soignants de l’hôpital, qui jouent aux cartes. Enfance qui remonte de très loin, ou plutôt cette non-enfance qu’a bien su si bien repérer Alice Miller dans son Drame de l’enfant doué, cette croix que portent tous les enfants qui ont eu des parents psychiquement trop fragiles, incapables de faire face de manière "mûre" à la vie. Et les enfants sont gentils, ils ne veulent rien d’autre que le bonheur de leurs parents : "je vois pas ce qu’elle a de plus la Bernadette pour que la Vierge lui soit apparue et pas à moi. Je la prie, les mains jointes, je lui demande toujours la même chose : qu’elle la guérisse. Je sais bien que la vie matérielle ne compte pas, ça je l’ai compris, aussi je ne demande rien pour mon confort de petite fille" (82). Et ce n’est pas facile pour un enfant  de devoir être le parent de son propre parent, ça absorbe une bonne partie de votre énergie psychique et ce n’est pas l’idéal pour réussir à l’école. Le père lui a confisqué son petit sac à main jusqu’à ce que ses résultats scolaires s’améliorent. "le sac à main qu’il me le rende. Je te le rendrai qu’il dit. Quand ? Quand tu auras bien travaillé. Je ne retiens rien, seulement les histoires de son Algérie. Quand elle n’est pas là c’est qu’elle est hospitalisée. Ça arrive souvent. Les autres ont du temps pour apprendre et s’amuser, moi je n’ai pas de temps. Je la surveille. Je chasse les fantômes autour d’elle" (83).


Mais maintenant, bien des années après, c’est le père, Jérémie Zeller, qui va mourir à l’hôpital. Moment où la belle-fille, Anne-Laure, avide de narcissisation, demande à ce beau-père dans cette fin de vie cancéreuse à l’hôpital : "qu’est-ce qui vous importe le plus, la chose qui vous fait tenir à la vie, vous donne envie de continuer ?". Un silence puis le père répond d’une façon qu’elle va ressentir comme insensée et vexante : "Voir la finale et la prochaine Coupe du monde de football" (p.94). Par-delà le coup de griffe qu’une personne en fin de vie peut encore avoir plaisir à donner à celui ou celle qui ne l’a pas assez aimé (ou parfois aussi par un égoïsme invétéré "à la Tatie Daniel"), on peut repérer que l’être humain ne veut vivre que s’il trouve encore du sens à cela. Des choses anodines pour le visiteur, pour le soignant peuvent être d’un bien grand prix pour le patient - des choses anodines qui ont encore la saveur, l’odeur et le goût qu’avait la vie "avant" et c’est cela que l’on veut préserver encore.


Petit repérage au passage dans ce monde hospitalier d’un mal de notre époque qui repose dans ce qu’Aristote appellerait un vice par excès - nommé "autonomie" : "Une des deux soignantes m’a fait signe de la rejoindre dans le couloir. – Si vous commencez comme ça vous n’allez pas vous en sortir. C’est un filou votre papa, tant qu’il y a des choses pour lesquelles il est autonome il faut le laisser sinon je vous le dis vous n’allez pas vous en sortir et en plus vous allez en sens inverse de ce qu’on essaie de faire. – Qu’est-ce que vous essayez de faire ? – De le rendre autonome pardi. On en a trente ici, vous imaginez un peu si les trente il faut les nourrir à la petite cuillère on s’en sort plus. – Pour vous peut-être mais pour moi c’est différent, c’est mon père. – Père ou pas père moi je vous dis que vous allez en sens inverse. Ceci dit vous faites ce que vous voulez vous êtes libre. On vous appellera la nuit quand il fera ses caprices et qu’il nous fera tourner en bourrique. Nous on s’est escagassés pour qu’il mange seul et là franchement vous ne lui rendez pas service à votre père et à nous non plus vous allez complètement en sens inverse. – Je ne cherche pas à lui rendre service – Eh bé je vois ça et à nous non plus ! Notre objectif de soin avé la surveillante c’est l’autonomie, c’est ça qu’y a écrit sur le protocole moi je le dirai à la surveillante et vous verrez avec elle. – Autonome dans quel but ? Vous voulez qu’il fasse sa toilette mortuaire tout seul et qu’il aille au cimetière à pied ?" (67-68). Est donc ici épinglée une attitude protocolisée, qui fait fi des nuances et qui a trouvé dans le mantra "autonomie" la façon de déculpabiliser de manière "industrielle". C’est ce qu’a souligné Ophélie Méchin à travers son concept de "harcèlement thérapeutique" ("Le harcèlement thérapeutique ou les excès du maintien de l’autonomie en EHPAD, Éthique et santé (2016) 13, 20-25).


Nous faisions, plus haut, référence à Alice Miller et c’est vrai qu’on ressent dans ce livre quelque chose de la catharsis millerienne : "ton père, laisse courir, trop tard pour lui dire papa tu m’as toujours parlé comme si je n’étais jamais devenue une adulte, tu m’as terrorisée, toi et elle vous m’avez rendue folle vous avez pourri ma vie sapé ma confiance en la vie, vous avez joué à changer la place du bien et du mal, de l’amour et de la haine, je n’ai plus rien reconnu, je me suis crue folle à lier, vous étiez toxiques vous m’avez refilé le poison de vos inconscients tordus le poison des secrets de famille sous scellés qui traversent les mémoires folles de génération en génération car il faut bien trouver une raison à la folie, vous m’avez détruite il m’a fallu vous haïr avec une énergie inouïe pour trouver mes moyens d’agir dans le monde, puis réapprendre à vous aimer parce que la lutte était cher payée. Il m’a fallu apprendre à vous pardonner à vous bercer à devenir votre mère et votre père. Et maintenant, déliée, je vous emmerde avec sérénité et je peux enfin m’emparer des forces que la citerne de la vie met à disposition et jouir, jouir de tout ce qui vit, bouge, frémit" (148).


Mais le roman nous balade. Nous ne restons pas dans une chambre d’hôpital occidental ou avec des problématiques de liens parents - enfants.
Nous qui nous croyons si supérieurs à ces pays de la pauvreté et du surpeuplement qui n’ont pas atteint notre rationalisation tous azimuts, un roman comme Nu à la chaise, nous aide à nous ouvrir – Ici à l’Inde. On saura pourquoi les femmes indiennes se focalisent sur le plaisir masculin…
L’héroïne trouve le temps long en France. "L’Inde me manque, l’Inde est un territoire où l’on n’a pas encore anticipé l’imprévu par des procédures diverses. Un territoire où l’accident, cet événement imprévisible, fait encore partie de la vie, non par fatalité mais par acquiescement d’une impossibilité à tout maîtriser, que cette possibilité de maîtrise totale, cette croyance naïve en une maîtrise totale est pire que l’imprévu qu’elle essaie d’effacer. Une aliénation de l’individu" (93).


Un roman fort. Il faut se laisser envoûter par la moiteur de l’Inde et ses sortilèges émotionnels, même si à la fin on sait pourquoi on choisit quand-même l’autre.

]]>
news-2738 Tue, 06 Dec 2016 11:24:00 +0100 Histoire francophone de la médecine Bernard herencia https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/histoire-francophone-de-la-medecine-bernard-herencia Il se passe des choses dans l'histoire francophone de la médecine ll se passe des choses dans l'histoire francophone de la médecine


par Bernard Herencia, Maître de conférences HDR
à l'Université Paris-Est Marne-la-Vallée et chercheur au LIPHA Paris-Est (EA 7373)


recension de l'ouvrage dirigé par Alexandre Klein et Séverine Parayre :
Histoire de la santé. XVIIIe-XXe siècles. Nouvelles recherches francophones,

Laval : Presses de l’Université de Laval,
2015, 232 p., 23 euros.
ISBN 978-2-7056-7361-1


Article référencé comme suit :
Herencia, B. (2016) "Recension de l'Histoire de la santé. XVIIIe-XXe siècles. Nouvelles recherches francophones par A. Klein et S. Parayre (dir.)" in Ethique. La vie en question, décembre. 2016.

Ce livre est un ouvrage coordonné par Alexandre Klein, philosophe et historien des sciences, chercheur à la faculté des sciences de la santé à l’université d’Ottawa et Séverine Parayre, docteure en sciences de l’éducation et chercheuse associée au laboratoire Techniques et Enjeux du Corps de l’université Paris Descartes. Ces deux chercheurs en histoire de la santé sont animés, depuis 2011, par la volonté de construire des espaces d’échanges et des réseaux de recherche en histoire de la santé dans le monde francophone. Ils ont fondé et animent  le blog "Historiens de la santé. Réseau de recherche en histoire de la santé" (http://histoiresante.blogspot.fr/) qui compte à ce jour plus de trois cents membres issus de disciplines très diverses dont les travaux contribuent à l’histoire de la santé. Cette plateforme facilite la veille scientifique dans ce domaine et œuvre à la diffusion des travaux et à la promotion des manifestations. Le présent ouvrage porte le même projet en publiant des contributions témoignant de la richesse et de la pluralité de l’histoire de la santé.

 


Le recueil proposé par A. Klein et S. Parayre réunit des textes revus de communications données par ailleurs et des articles originaux consacrés à des études françaises et canadiennes mais aussi suisses et brésiliennes qui s’intéressent à diverses époques du XVIIIe au XXe siècle. Ces textes laissent apparaître les lignes de force de l’histoire de la santé dans les espaces francophones et francophiles. Car, c’est la finalité du projet scientifique que portent les auteurs : contribuer à l’édification de la cohérence institutionnelle de ce champ de recherche francophone alors qu’il est tout à fait établi dans le monde anglo-saxon. Les études du champ francophone existent et peuvent même être foisonnantes (parfois liées à des axes scientifiques de laboratoires, à des chaires, etc.) mais l’éclatement, la balkanisation au gré des objets et des méthodes restent un frein puissant à la construction d’une histoire de la santé : c’est ce que traduit et entretient l’absence institutionnelle en France d’une discipline universitaire dédiée à l’histoire de la médecine même si la dimension institutionnelle existe en Suisse ou au Canada. Les chercheurs francophones sont globalement isolés. A ce propos, nous regrettons d’ailleurs que le recueil n’ait pas proposé une contribution soulignant les particularités de l’histoire francophone internationale de la santé (en dehors évidemment de ses aspects strictement linguistiques et des espaces francophones étudiés) et explicitant ses nécessaires relations avec les études anglo-saxonnes en mobilisant, par exemple, les travaux récents de J. Andrews, G. H. Brieger, J. C. Burnham, R. Cooter, E. Krohn Herrmann, S. B. Lewenson ou encore de S. Sturdy.

 


A. Klein et S. Parayre inaugurent l’ouvrage avec une synthèse consacrée à l’émergence de l’histoire de la santé comme programme de recherche. L’histoire de la santé a d’abord été une histoire de la médecine dominée par les travaux des seuls médecins dédiés aux progrès dans l’art de soigner. Les recherches des dernières décennies ont révélé trois principales perspectives historiographiques : l’histoire médicale de la médecine fondée par C. Daremberg (et poursuivie avec les travaux de M. D. Grmek, M.-J. Imbault-Huart ou encore D. Gourevitch) ; l’histoire épistémologique de la médecine initiée par les recherches de G. Canguilhem, M. Foucault, C. Salomon-Bayet et F. Dagognet prolongées par celles de J.-P. Peter, O. Keel, R. Rey, P. Keating et C. Bonah ; l’histoire de la santé issue des travaux de J. Léonard. Cette dernière voie multiplie les recherches au carrefour de diverses disciplines (philosophie, anthropologie, sociologie, démographie, psychologie, géographie, etc.) pour l’étude des soins, des soignants, des soignés dans des cadres personnels, interpersonnels, institutionnels et sociaux. De ces réseaux d’échanges émerge un véritable nouveau paradigme, une histoire de la santé incluant notamment l’histoire technique de la médecine, son histoire intellectuelle ou encore l’histoire épistémologique des sciences médicales.

 


Cette introduction est suivie d’une présentation des principaux travaux québécois proposée par F. Guérard, professeur d’histoire de la santé à l'université du Québec à Chicoutimi. Le recueil est ensuite organisé en quatre parties. La première ("Institutions, soins et préventions") étudie la contagion dans les institutions hospitalières au XVIIIe siècle (C. Garnier), l’apparition des éducateurs de santé (les instituteurs de l’école primaire) en France au XIXe siècle (S. Parayre) et les réflexions d’E. Freinet (institutrice épouse du célèbre pédagogue) sur l’éducation à la santé (X. Riondet). La seconde partie ("La parole aux malades") évoque, à partir d’études de correspondances, l’autonomie des patients dans leur parcours de soin au XVIIIe siècle (A. Klein) et le regard d’une épileptique québécoise sur l’institution hospitalière et ses acteurs au début du XXe siècle. La troisième partie ("Le point de vue des médecins") introduit à l’œuvre du docteur vaudois Tissot au XVIIIe siècle (A. Kein) et à celle du docteur parisien Labbé au début du XXe siècle (C. Marchand). La dernière partie du recueil ("Médias et méditations") s’intéresse au rôle de la publicité dans l’apparition du marché du soin (D. Nourrisson), notamment au cas particulier de la publicité pour l’aspirine entre 1920 et 1970 au Québec (D. Baillargeon) et aux évolutions des représentations populaires liées à la question du poids dans le Brésil du XXe siècle (D. Bernuzzi de Sant’Anna). Ces diverses études, réalisées par des historiens, notamment des historiens des sciences, des philosophes ou encore des spécialistes des sciences de l’éducation, mettent en avant les acteurs de l’histoire de la santé : institutions, médecins, patients, soignants, éducateurs, publicitaires et journalistes. Ces approches par les acteurs s’insèrent effectivement dans un axe majeur de l’histoire de la santé érigée ici, conformément au projet des auteurs, en histoire sociale nécessairement interdisciplinaire.

 


Les auteurs accomplissent ainsi un temps important dans l’accomplissement de leur ambition en proposant au public un ouvrage témoignant du dynamisme et de la pluralité des études francophones en histoire de la santé moderne et contemporaine qui contribue à leur construction institutionnelle (au moins de fait). Il est ainsi, comme l’affirme A. Klein et S. Parayre, une "vitrine" et un "manifeste", bref, une étape remarquable dans cette édification fédératrice.

]]>
news-2739 Thu, 03 Nov 2016 16:00:00 +0100 Contre Rawls :réhabilitation du Bien commun https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/contre-rawls-rehabilitation-du-bien-commun Contre Rawls :pour une réhabilitation du concept de Bien commun Contre Rawls :pour une réhabilitation du concept de Bien commun

 Par Basile NGONO

Basile Ngono est docteur en philosophie pratique. Il enseigne la philosophie et l’éthique appliquée à l’École Supérieure des Sciences et Techniques de l’Information et de la Communication (ESSTIC) et à l’École Nationale de Police de Yaoundé au Cameroun. Il est Chercheur Associé au Pôle d’éthique du CREC de l’École Saint Cyr Coëtquidan (France). 

 

Article référencé comme suit :

Ngono, B. (2016) "Contre Rawls : pour une réhabilitation du concept de Bien commun" in Ethique. La vie en question, novembre 2016.

NB : vous trouvez une version PDF en bas de document.

 

"Assigner à la philosophie sa mission   originelle, qui est de revenir le guide de la sagesse et la consolation dans la lutte pour la liberté" Cornelio Fabro (1)

 

Préambule

Pourquoi obéirais-je à la loi lorsque cela me répugne et que je crois pouvoir m’en tirer en toute impunité ? John Rawls répond que les principes sous-jacents à la loi auraient pu être choisis en position originelle, sous le voile de l’ignorance et que cela suffit. Cela suffit-il vraiment ?

Puisque le concept de position originelle de John Rawls exclut la considération du concept classique de bien commun, il faut se demander s’il le remplace avantageusement. Après avoir brièvement présenté John Rawls et la quintessence de son ouvrage phare (2), nous allons tout d’abord examiner à cette fin la position originelle, pour nous pencher ensuite sur le bien commun.

 

I Présentation rapide de l’apport de John Rawls

 

Docteur de Princeton, professeur à Cornell puis à Harvard, John Rawls (1921-2002) est le philosophe politique le plus important de notre époque. Son livre Théorie de la justice (1971) est à la pensée politique ce que l'album Revolver des Beatles est à la musique populaire au XXe siècle. Dans cet ouvrage, Rawls tente de définir, au-delà de toute conception particulière, quels seraient les fondements d'une justice sociale acceptables pour tous, peu importe la position de chacun dans la société. Pour ce faire, il propose une expérience de pensée. Il définit une situation hypothétique qui précède les conventions entres les individus. Dans cette "position originelle", les gens sont ignorants de leurs conditions réelles dans la société. Ils ne connaissent pas leurs talents ou leurs faiblesses, ne savent pas à quelle classe sociale ils appartiennent. Ils sont donc incapables de poursuivre leurs intérêts personnels au détriment des autres puisqu'ils ignorent ce qui caractérise leur vie personnelle. Rawls soutient que, placées dans cette situation, toutes les parties reconnaîtraient les principes de justice suivants :

Premièrement, tous devraient avoir également accès au système le plus étendu de libertés fondamentales: liberté d'expression, de réunion, de pensée et de conscience, l'habeas corpus, etc.

Deuxièmement, les institutions de base de la société devraient garantir l'égalité des chances pour tous (personne ne devrait être discriminé en raison de sa situation sociale, de ses origines, de ses croyances, de son sexe, etc.).

Troisièmement, les inégalités socio-économiques devraient être organisées de façon telle qu'elles favorisent d'abord les moins nantis de la société.

Les deux premiers principes sont aujourd'hui largement acceptés. Une théorie politique qui ne reconnaîtrait pas les principes de liberté et de non-discrimination serait discréditée d'emblée, et avec raison. En fait, l'aspect original, pour ne pas dire révolutionnaire, de la théorie de Rawls, se révèle surtout dans le dernier principe de justice, appelé "principe de différence". Celui-ci stipule que si toutes les inégalités ne sont pas injustes, seules celles qui permettent d'améliorer le sort des plus défavorisés devraient être tolérées. Les richesses, la propriété et les prérogatives devraient donc être largement redistribuées entre les membres d'une société juste.

 

II Analyse et critique de la "position originelle"

 

1. Exposition

La position originelle consiste en une fiction qui justifierait le contrat social, lui-même fictif. Elle vise à emporter l’adhésion des citoyens sur les règles de base du système juridique et politique démocratique, ou plus précisément sur quelques principes fondamentaux. Quelle entreprise périlleuse que d’établir un consensus en situation de divergence d’intérêts. La voie explorée par John Rawls consiste à ignorer ces intérêts divergents, par un jugement porté en position originelle sous voile d’ignorance.

a)    Procédé de conclusion du contrat social

La position originelle apparaît ainsi comme un moyen d’entente en vue du contrat social. Il s’agit d’un procédé de représentation fictif qui entend assurer l’équité des accords fondamentaux de la société. Procédé fictif, il se limite à vrai dire à une prise de conscience.

b)     Sans régime politique particulier 

L’entente recherchée à travers la position originelle ne porte pas sur une forme de gouvernement particulière (3), comme chez Locke, mais sur les principes premiers de la justice politique et sur les principes de raisonnement  et de preuve d’application de la justice (4). Pour y parvenir, le choix des principes doit demeurer indépendant de ses circonstances personnelles, de ses inclinations, de ses aspirations particulières et de sa conception de son bien personnel.

 

2. Critique

Cette conclusion n’apparaît sans doute pas comme évidente, ni les principes qui en découlent. Leslie Armour a ainsi suggéré plusieurs interprétations différentes (5). Toutefois, Rawls refuse net d’en discuter. Afin, dit-il, d’éviter les controverses, il se contente de réaffirmer ses opinions et de rejeter les autres en bloc comme déraisonnables. Cette attitude s’inscrit mal dans la tradition de recherche philosophique et prête le flanc à la critique. Or, Rawls promeut une justice formelle, pas matérielle, fondée sur l’égoïsme rationnel. On ne peut construire une société soucieuse du bien d’autrui sur l’égoïsme.

a) Une égalité seulement formelle

Effectivement, la théorie de la justice de John Rawls se présente comme égalitaire, mais elle renferme une attrape : son principe de différence permet toute inégalité qui améliore le sort des plus désavantagés de la société. Or, il s’avère extrêmement difficile, en pratique, de démontrer que l’activité économique des uns ne bénéficie pas indirectement aux autres. On en arrive ainsi à justifier des inégalités sans cesse croissantes, de sorte que le libéralisme de Rawls ne s’avère pas, de fait, égalitaire. Bref, sa méthode contient une tendance conservatrice inhérente, d’autant plus qu’elle exige que l’individu concerné se sente à l’aise avec les principes adoptés. Elle ne considère pas la gravité des problèmes, comme l’écart croissant de la richesse et de l’espérance de vie à la naissance, la pauvreté à l’échelle mondiale, le réchauffement climatique et l’épuisement des ressources naturelles même renouvelables, par exemple. Aussi tendrait-elle à justifier des institutions internationales injustes, à les prolonger sans modification importante, au lieu de les réformer, puisque le changement dérange en général.

b) Un refus des considérations de fond

Mieux vaudrait ne pas exclure du débat le pluralisme des convictions et des visions du monde et substituer  au voile d’ignorance l’exigence de l’usage public de la raison. Mieux vaudrait développer le sens moral des gens pour satisfaire autant que possible les intérêts de tous,  et recueillir leur assentiment dans une discussion réelle. Cette position originelle nous empêche de viser plus haut, de nous fixer un but positif rassembleur, comme l’idée du bien commun, qui permettrait certes bien davantage d’explorer, et d’approcher, sinon d’atteindre l’idéal de la justice. En fait, paradoxalement, la culture du bien commun peut s’avérer nécessaire à la protection de la liberté que Rawls s’applique à défendre : "C’est l’absence d’un sens élevé du bien commun qui est au cœur de l’échec du libéralisme de l’intérêt du groupe (6)" (Nous traduisons).

c) Reflux

La  pensée de John Rawls a connu une influence considérable en Amérique du Nord et en Europe de l’ouest. Sans doute en grande partie en réaction contre la poussée marxiste, l’Occident néo-capitaliste en mal de justification idéologique s’est empressé d’accueillir la théorie de la justice de Rawls. Or la menace marxiste s’est en grande partie estompée, avec l’effondrement de l’empire soviétique et la publicité entourant les graves abus qu’elle a engendrés. Avec l’évanescence du marxisme et du triomphe du libéralisme devenu néo-libéralisme, la pensée de John Rawls n’offre plus le même attrait.Que pouvons-nous explorer d’autre ?

 

III Défense et illustration du concept de "Bien commun"

 

Nous avons constaté le besoin impérieux d’un concept rassembleur, qui puisse faciliter la marche vers la justice. Celui de bien commun peut fort bien remplir ce rôle. Malheureusement, en Occident économiquement développé, l’influence de Rawls s’y oppose. Il propose au contraire une position originelle qui exclut le concept de bien commun. Or le concept de bien commun représente une vieille idée qu’on a  négligée pour de mauvaises raisons, soit parce que la noblesse s’est érigée en interprète exclusif du bien commun. En réalité, ce concept classique se situe au centre de toute la pensée politique ; il va bien au-delà de simples règles de base du jeu politique (7).

1. Un concept indispensable

La tradition réaliste se trouve effectivement tissée de bien commun, des anciens aux modernes. Ainsi, Aristote et Saint Thomas considéraient la vertu de justice, la plus grande des vertus sociales, étroitement liée à la justice légale, toutes deux devant d’ailleurs mener directement au bien commun, en tant que mesure de tous les intérêts particuliers. En effet, la vie sociale inclut et rend possible le succès de la vie individuelle. Les êtres humains en ont besoin pour vivre, grandir et travailler en paix, sécurité et prospérité. De plus, en tant  qu’êtres sociaux par nature, ils manifestent une forte tendance à communiquer et à se lier avec d’autres humains.

a) Dilemme

Ou bien l’être humain confie-t-il son individualité à l’État, ce qui engendre conformisme et étatisme, ou bien refuse-t-il la vie sociale et la collectivité, ce qui tend à produire l’anarchie et même le terrorisme. Dans les deux cas, les gens s’efforcent de préserver leur existence, plutôt que d’aspirer au bien commun. La liberté se restreint ; les mesures de contrôle augmentent jusqu’à devenir contestables, comme la détention préventive sans accusation, par exemple, ou le recours à la torture. La vision morale nécessaire à une juste démocratie fait sérieusement défaut :          

"Le courant antimétaphysique de la philosophie moderne et la tendance anti-transcendantale en théologie privent l’homme de tout élan positiviste au-delà de la volonté humaine. Cependant, de nombreuses questions sont posées par rapport à qui doit décider et sous quelles bases d’autant plus que les valeurs de base de la vie humaine sont apparemment en jeu" (8) (Nous traduisons).

Dans tous ces excès, on a perdu de vue le bien commun, sans le remplacer par une valeur équivalente. Aussi s’alarme-t-on en conséquence des crises qui taraudent nos sociétés contemporaines : "Il y a une crise du bien commun dans la société contemporaine à tous les niveaux. Les citoyens ne connaissent pas ce qui fait partie du bien commun dans leur pays….les travailleurs posent la question du bien commun dans leurs regroupements" (9). "(Nous traduisons)". On se sent de plus en plus engagés dans une voie sans issue, ce qui pousse à regarder ailleurs : " La querelle logique du capitalisme global est condamnée à longue ou brève échéance de révéler son caractère illusoire  et laisser la place à une approche plus ouverte vis-à-vis du bien commun" (10) (Nous traduisons).

b) Solution

Pourtant, revenir à l’idée de bien commun rendrait un fier et indispensable service, dans nos sociétés où on célèbre dans certains milieux très larges et influents la poursuite de son intérêt personnel comme une vertu, quand on ne va pas jusqu’à prétendre que cette poursuite intéressée constitue le meilleur moyen de promouvoir l’intérêt commun (11). D’autres, au contraire acclament ou appellent à grands cris le bien commun comme un concept doté d’une force sociale, politique, économique et juridique avec laquelle il faut compter, sur laquelle il faut compter, sur laquelle il faut construire, comme la clé pour sortir de l’impasse actuelle (12).Contrairement à nombre de matérialistes, de subjectivistes et de relativistes, Rawls inclus, où tout gravite généralement autour de l’affirmation de soi, tandis qu’ils considèrent pratiquement sur le même pied toutes les conceptions de la vie, comme si elles recelaient la même valeur, Aristote et Saint Thomas manifestent un souci social et moral fondé sur la reconnaissance d’autrui et le devoir impérieux de se soumettre à la réalité cherchée objectivement. Moins instinctive, cette démarche s’avère plus difficile, mais plus fructueuse. La personne et la liberté véritable restent des éléments fondamentaux et incontournables.Toutefois, la croissance morale réside dans un processus d’objectivation continuel, générateur de principes éthiques solides. La liberté d’opinion quant à elle se manifeste dans toute sa splendeur dans les décisions politiques ou juridiques ponctuelles, très concrètes, dans la découverte du bien véritable en contexte historique, géographique, technique, économique, social, culturel et juridique précis.

2) Un concept disponible

On risque vraisemblablement davantage d’atteindre un objectif quelconque, ou au moins de s’en rapprocher, si on le vise. Or le bonheur humain implique le bien commun. Rechercher le bien commun vaut donc mieux que de ne même pas essayer, de se contenter du plus petit dénominateur commun, ce à quoi se réduit à peu de choses près la position originelle de Rawls.

a) Un concept attrayant

En effet, l’appel au bien commun revêt une force tant intuitive que normative. Intuitivement, le bien commun sert de point de ralliement que différentes théories tenteront de préciser et d’utiliser. Force normative, le bien commun peut s’exprimer et se formuler sous différents aspects au sein de théories morales ou politiques globales variées, attribut qui en rehausse l’attrait en société pluraliste (13). En tant que but de l’action politique et législative, le bien commun offre un idéal à la lumière duquel il faut confronter les politiques, les procédures et les diverses dispositions législatives. D’utilité réelle mais souvent négative, il permet de dénoncer les abus, criants ou non, comme les enfants soldats, le travail des enfants et l’exploitation de la femme, par exemple. D’utilité positive, il entraîne à améliorer la société. Car du choc des idées jaillit la lumière.

b) Un concept applicable

Ainsi le concept de bien commun demeure-t-il disponible, vivant et viable, mais en mal de clarification et d’applications. Parce qu’elles s’en sont écartées, les économies néo-libérales ont érigé les valeurs du marché en critères suprêmes pour juger du bien, de l’utile et même du nécessaire (14). Elles ont ainsi corrompu le sens même de la démocratie. "Rejetant le bien commun qui comme le "concept opérationnel" tend à faire de la démocratie elle-même un bien de convenance au lieu d’une abstraction embarrassante (15)" (Nous traduisons). Collectivement, nous avons oublié ce fondement de la philosophie. Il est grand temps de nous reprendre, de revenir au concept de bien commun, ce postulat de la raison, de l’affiner et de l’appliquer.

 

Notes de l’article :

 

(1) Cornelio FABRO, Introduction à l’athéisme moderne, trad. Armand Grenier, Sillery, Anne Sigier, 1999, p. 36.

(2) La Justice comme équité. Une reformulation de Théorie de la justice, tr. Bertrand Guillaurme, Montréal, Boréal, 2004

(3) Voir John RAWLS, Théorie de la Justice, trad.. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987, p. 37.

(4) Voir John RAWLS, La justice comme équité : une reformulation  de la théorie de la justice, trad. Bertrand Guillaume, Montréal, Boréal, 2004, p. 37.

(5) Voir Leslie ARMOUR, "Is Economic Justice Possible ?", in International Journal of Social Economics, 1994, 21, p. 40

(6) "It is absence of sound notion of the common good which lies at the heart of the failure of interest-group liberalism" Clarke E. CORCHRAN, "Authority and freedom: the democratic philosophy of Yves R. Simon” (1977) 6 Interpretation 107, p. 114.

(7) Idem., p. 120.

(8) “The anti-metaphysical strain in modern philosophy and the anti-transcendantal bent in theology deprive man of any appeal beyong the posivistic instances of the human will. However, questions are being raised more and more about who should decide and on what grounds, as the basic values of human life appear at stake” Janko ZAGAR, "Aquinas and the Social Teaching of the Church” (1974) 38 Thomist 826, p. 829.

(9) "There is a crisis of the common good in contemporary society at almost all levels. Citizens do not know what the common good of their country is. … workers question the common good in their unions” Ibid.

(10) “The contentious logic of global capitalism is bound to sooner or later reveal its illusory character and make way for a more open-minded approach towards the common good” Mark A. LUTZ, Economics for the Common Good, New York, Routledge, 1999, p. 139.

(11) Voir Samuel FREEMAN, "Deliberative Democracy : A Sympathetic Comment”, (2000) 29 Philosophy & Public Affairs n 4, p. 371-373.

(12) Voir Ibid ; Mark A. LUTZ, op. cit. supra note 9, p. 2 ; Mark MICHAEL "An alternative to Common Heritage Principle”, (1987) 9 Environmental Ethics 351, P. 351. 370-371.

(13) Voir à ce sujet Alex John LONDON, "Threats to the Common Good”, (2003) 33 The Hastings Center Report n° 5, p. 17-18.

(14) Voir Riccardo PETRELLA, Le bien commun, 2e éd., coll. Quartier Libre, Bruxelles, Labor, 1996, p. 10-13.

(15) “Rejecting the common good as and "operational concept", tends to turn democratic society itself not into a convenient but a rather awkward abstraction” Vukan KUIC, Yves R. Simon Real Democracy, Oxford, Rowan & Littlefield, p. 55.

]]>
news-2740 Fri, 30 Sep 2016 16:18:00 +0200 Le toucher élégant ou le toucher et les gants https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-toucher-elegant-ou-le-toucher-et-les-gants Le toucher élégant ou le toucher et les gants ? Pour un port du gant non systématique en dermatologie  

Le toucher élégant ou le toucher et les gants ? Pour un port du gant non systématique en dermatologie Par Dominique Penso Assathiany

Dermatologue installée en libéral depuis 1986 après un internat et un clinicat dont les

grandes lignes ont été médecine interne, réanimation et dermatologie, Dominique Penso Assathiany est Membre du comité de rédaction des Annales de Dermatologie et Vénéréologie et responsable éditoriale du site e-dermato.fr. Enfin, elle est membre 

fondateur du Groupe de réflexion éthique en dermatologie (le GED) qu’elle coordonne 

depuis 2008.

 

Article référencé comme suit : Penso Assathiany, D. (2016) "Le toucher élégant ou le toucher et les gants ? Pour un port du gant non systématique en dermatologie" in Ethique. La vie en question, octobre 2016.   

 

En bas de document, vous avez une version de l'article en format PDF et avec typographie universitaire.

 

L’examen dermatologique est d’abord un examen clinique. Il utilise le regard et le toucher. Mais l’utilisation de ces deux sens peut être perçu comme particulièrement intrusif par le patient. Cet article propose de tenter de cerner les différents aspects du toucher. Il part aussi du constat de la fréquence grandissante du port systématique de gants d’examen y compris lorsque la peau est normale.  Cette constatation a soulevé plusieurs interrogations. Certaines sont d’ordre sociologique : qui porte des gants ? D’autres sont d’ordre plus général : pourquoi porte-t-on des gants systématiquement ? A la question "qui ?" une enquête tente de répondre. A la question "pourquoi ?", les réponses ne sont pas univoques et certaines seront soulevées.

 

Le toucher

L’organe du toucher est, par excellence, constitué par la main. Cette main, ces mains sont des outils d’une extraordinaire complexité tant motrice que sensorielle. Henri Focillon (1) les décrit comme "visages sans yeux et sans voix, mais qui voient et qui parlent." Il dit aussi "Elles sont presque des êtres animés". Ces mains dont le degré de sensibilité est considérable, dont la finesse motrice est incomparable, sautent avec une apparente légèreté d’une touche à l’autre du piano, apparente car cette légèreté s’apprend en particulier par la maîtrise de la force des doigts. Il s’agit donc d’une gestuelle intentionnelle que Richard Senett (2) nomme "le toucher "localisé"". Il distingue alors le toucher automatique du toucher intentionnel. Les mains des artisans, comme celles du pianiste, utilisent à la fois un certain automatisme procédural et la volonté consciente d’un geste ou de la recherche d’une sensation. Mains du dermatologue sans cesse en mouvement sur la peau de son patient, organe important de l’examen clinique. Mains intelligentes. Main droite et gauche ne s’intervertissent pas. Elles agissent en complémentarité dans le cadre d’une activité consciente et volontaire. Se promenant sur la peau, elle cherchent l’irrégularité, elles apprécient le degré de sécheresse, elles affinent les informations fournies par le regard.Ces mains couvertes de peau touchent la peau du patient et en sont touchées en retour. Elles sentent, palpent les lésions situées sur la peau, évaluant leur épaisseur, leur fermeté ou mollesse, leur température chaude ou froide ou neutre, leur profondeur, leur degré d’infiltration. Le toucher n’existe que par ce qu’il touche dit Martine Samé (3). C’est donc l’objet du toucher qui créé le toucher. Réciprocité du toucher. Mais cette réciprocité ne signifie pas identité de sensation. En effet, si ma main de dermatologue va à la rencontre d’une anomalie de la peau du patient, celui-ci sent la peau de ma main mais ne perçoit pas les mêmes informations que moi. Il perçoit la surface de la paume de ma main ou de mes doigts, plus ou moins rugueux ou lisses. Merleau-Ponty (4) affirme que la main n’est pas un ensemble de points mais bien une entité, de même que le corps n’est pas un assemblage d’organes mais un ensemble que le schéma corporel permet de connaître intuitivement. Husserl décrit aussi la réciprocité de la main organe et objet en écrivant : "… à tout moment, je peux percevoir une main "au moyen" de l’autre…l’organe doit alors devenir objet et l’objet, organe" (5) ; il distingue le fait de percevoir avec les organes des sens (je perçois avec les mains ou avec les yeux) et le fait d’agir par les organes des sens (je touche ou je vois par les mains ou par les yeux). Les organes des sens relèvent alors de l’action, de "mon je peux". Il met en lumière le double caractère de ces sens, à la fois passif lors de la perception et actif lors de la volonté de mise en action. Mais il ajoute que lorsque la main touche l’autre main, il y a deux sensations (6), double appréhension. Ces sensations ne peuvent pas être identiques puisque les surfaces touchantes et touchées sont différentes.

 

Le toucher et le patient

Cependant, le réciprocité du toucher n’a pas les mêmes implications lorsque ma main droite touche ma main gauche ou lorsqu’elle touche la peau d’un patient. Si, lorsque ma main droite touche ma main gauche, ce toucher est dénué d’affect, il y a un risque qu’il ne le soit pas lorsque ma main touche la peau d’un patient. Et la survenue d’affects non désirés peut avoir lieu chez le patient aussi bien que chez le médecin. Or, de façon me semble-t-il inconsciente, le dermatologue objective ce qu’il touche afin de le neutraliser tout en engrangeant les informations nécessaires à son diagnostic clinique. Il utilise pour ce faire deux outils. Le premier outil est constitué de son savoir scientifique, colonne vertébrale de son examen. Le deuxième outil est le morcellement de la peau. En effet, l’examen se porte successivement sur des zones adjacentes, aboutissant à l’objectivation de la peau examinée. Lorsque l’examen est terminé, le patient rhabillé, la distance physique rétablie, alors, la personne est reconstituée en sujet ; c’est à ce moment là que se situe la discussion conclusive de l’examen.Lors de l’examen clinique, il est souvent utile de proposer au patient de toucher lui même ses lésions afin qu’il apprenne à les reconnaître. Cet apprentissage est indispensable pour tous et s’effectue dès le plus jeune âge. Le nourrisson apprend à distinguer le doux du rugueux, le lisse de l’inhomogène. Il est d’autant plus important dans les métiers où l’utilisation des mains et du toucher est importante, notamment en dermatologie. La sensibilité de ce toucher peut varier d’une personne à l’autre. Nos mains touchant l’autre vont à la recherche du monde de l’autre. Elles sont marques de notre identité certes administrative par les empreintes digitales figurant sur les passeports anciens, mais aussi de la personne que nous sommes. Mains nous appartenant, allant à la rencontre du monde de l’autre dont la peau témoigne d’une partie du passé sans qu’il ne s’en rende toujours compte. Ces mains ont aussi la mémoire du toucher, décrite par Husserl. En effet, Husserl (7) décrit l’expérience consistant à toucher l’arête fine d’un presse-papier et à garder cette sensation en mémoire. En revanche, contrairement au regard, la description de ce que l’on a touché peut être imprécise, imparfaite, alors que ce que l’on a regardé peut être dessiné, photographié, en un mot, restitué. Mais, s’il existe une réciprocité du toucher-touchant, il n’y a pas de réciprocité du regard qui ne se peut regarder. Nos sens permettent à notre corps d’être présent au monde. A travers nos perceptions, il se constitue comme immanence au monde. Ce corps charnel ou corps propre, körper de Husserl, lieu de la perception, nous permet de sentir et de penser. Nous avons donc par lui, les moyens de sublimer son immanence et de devenir corps-personne, corps entier, corps-chair ou Leib chez Husserl (8) qui écrit "…c’est uniquement par la liaison de la pensée et du corps en une entité naturelle donnée à l’intuition empirique qu’est possible quelque chose comme une compréhension mutuelle entre des êtres animés appartenant à un unique monde…". Ainsi mon monde est en lien avec les autres mondes. La perception sensorielle que mon corps en a, me lie aux autres mondes par l’intermédiaire de leur perception sensorielle.

 

Serrer la main de son patient

Si la perception de la peau du patient par les mains du dermatologue correspond à un toucher intelligent qui traduit la sensation en diagnostic, nous ne savons rien de ce que peut ressentir le patient. Pour paraphraser Husserl, comment la conscience du patient perçoit-elle la peau de son corps lors de l’examen par le toucher dermatologique lorsqu’il est fait mains nues ou mains gantées ? Lorsque l’on se salue en se serrant les mains, il est de bonne éducation de retirer les gants. Peut-on imaginer un salut ganté ?

Petite histoire : C’est la première fois que je rencontre cet homme dont je connais une grande partie de la famille. En disant bonjour, je lui tends la main qu’il serre. Je sens alors que cette main est différente comme s’il y avait une malformation ou que des doigts manquaient. Nous nous asseyons et après m’être enquise du motif de la consultation,  je l’interroge, comme je le fais toujours, sur ses antécédents. "Pas grand-chose" me dit-il, "juste une fracture de l’épaule". Mon regard s’était préalablement rapidement promené sur sa main droite dans laquelle, en effet, le pouce est partiellement amputé de même que l’index. Il ne me parle pas de sa main ni d’un éventuel accident qui aurait pu être à l’origine de cette main amputée. Je ne pose pas de question. Ce n’est que plus tard, pendant l’examen clinique alors que je lui parle de ses cicatrices thoraciques en demandant s’il a eu beaucoup d’acné, qu’il me dit avoir eu un accident pendant l’adolescence. Il manipulait des explosifs …qui ont explosé. Sa main droite est très handicapée car s’il garde la fonction de pince entre le pouce et l’index il ne peut pas l’utiliser pour des gestes fins. Il est devenu ambidextre réservant chacune des deux mains à des usages différents.Je tire de cette histoire plusieurs enseignements : serrer la main de son patient c’est sentir ce que dit sa main. La poignée de main d’un enfant qui ne sait pas encore comment faire, celle de certaines populations dont l’éducation veut qu’on ne regarde pas dans les yeux en serrant la main, celle de la main énergique de l’homme ou de la femme d’action, celle dans laquelle la mienne se sent minuscule tellement elle est large, celle de celui dont la main travaille la matière, celle qui est forte et celle qui est molle, celle qui est moite, enfin celle que l’on n’ose pas serrer tellement elle paraît fragile.Se serrer la main c’est dire à l’autre "je te reconnais" ou "je vous reconnais" car ce contact entre deux individus, entre deux peaux est signifiant de la perception que l’autre est bien une personne, bien un sujet à part entière avant d’être un malade ou un patient ou pire encore un usager de la santé. Mais, attention nous dit-on (9), se serrer la main est source de contamination bactérienne et virale, source de propagation de microbes. Aussi certains proposent-ils de remplacer cette habitude par d’autres manières de salut empruntées aux cultures d’Asie du Sud Est. Le salut mains jointes à différentes hauteurs en fonction de la place hiérarchique de celui qui est salué est empreint de respect  c’est à dire aussi, de mise à distance. Dans notre culture occidentale, la poignée de main, ce peau à peau, témoigne de la reconnaissance de la sacralité de l’autre, touché uniquement à mains nues. Que sentirions-nous si nous portions des gants ?

 

Les gants d’aujourd’hui

Petite histoire : "Monsieur, voulez-vous des gants ?" Le "Patron" se retourne, mi- étonné, mi- amusé. "Non merci". Il va donc examiner à mains nues, la plaie un peu curieuse de la jambe d’une patiente. Mes collègues s’amusent franchement de ma tête. "Tu sais, le Patron ne porte jamais de gants" me dit en riant l’un d’entre eux.Ainsi mon Patron, réformateur, inventeur de la dermatologie moderne ne porte pas de gants y compris pour examiner une plaie qui suinte. Je commence alors à avoir pas mal œuvré à l’hôpital (je suis en fin de clinicat), à avoir travaillé dans d’assez nombreux services de médecine adulte, pédiatrique, et de réanimation mais c’est la première fois que je vois un médecin ne pas mettre de gants dans ces circonstances. Pouvait-il imaginer que la plaie était stérile et qu’il ne pouvait donc pas être contaminé ? Inversement, pouvait-il également penser que ses mains ne portaient pas de germes ou que les germes qu’elles portaient, étaient inoffensifs pour la patiente ? Ou plus simplement n’y a-t-il pas réfléchi ? Bien qu’intriguée, je n’en n’ai jamais parlé avec lui.Trente ans plus tard, même hôpital, même service mais plus le même chef de service : Une collègue plus jeune que moi me demande de venir voir un patient avec elle. Elle consulte dans une pièce située juste à côté de la mienne. Après avoir raccompagné mon patient, je me rends donc dans la pièce où elle consulte. Je suis d’emblée surprise par le fait qu’elle porte des gants jetables non stériles pour examiner un patient dont la peau n’est à l’évidence pas altérée.Enjambant les années, ces histoires se télescopent et me questionnent. En effet, d’un côté, mon Patron, héritier d’un passé dermatologique où le toucher des patients se faisait à mains nues. Malgré son modernisme, il garde cette habitude. De l’autre côté, une collègue plus jeune, met des gants systématiquement. D’un côté, un geste qui pourrait évoquer le toucher des écrouelles par le roi. De l’autre côté, une nouvelle génération de médecins et en particulier de dermatologues dont le début d’apprentissage se situe après le début de l’épidémie d’infection par le VIH et qui se protègent. Ils se protègent des microbes, virus et autres germes dont le patient pourrait être porteur et qu’il pourrait leur transmettre. D’un côté, la sacralité du toucher à mains nues, de l’autre la technicité plutôt que le contact direct.Pour tenter de répondre à la question "qui" porte des gants systématiquement, nous avons, grâce au soutien de la Société Française de Dermatologie et à ses Présidents passé et présent, réalisé une enquête auprès des dermatologues français. L’analyse des résultats montre que le port systématique de gants est plus fréquent chez les moins de quarante ans de même que le lavage des mains entre deux patients et l’absence de poignée de mains. La notion d’hygiène semble donc plus importante chez les plus jeunes. Or, lors des travaux du Groupe d’Etude sur le Risque d’Exposition des Soignants (GERES) de 2012, il a bien été souligné l’absence d’indication du port systématique de gants d’examen en l’absence de lésion cutanée. Ainsi, peut-on ensuite avoir envie de comprendre le "pourquoi".Certes les gants ont une fonction protectrice (le froid, les produits chimiques ou détergents, le soleil en Asie du Sud-Est), une fonction d’élégance voire érotique lors de leur retrait. Ils jouent un rôle majeur dans l’hygiène et l’asepsie et leur absence constitue alors, une faute potentiellement grave. Leur utilisation lors de la toilette des patients ou lors de l’examen de certaines régions anatomiques telles que la région ano-génitale, est en soi une forme non seulement d’hygiène mais de respect. Qu’ils soient portés si les mains de l’examinant sont elles-mêmes lésées est normal et même souhaitable. Mais de quoi se protège-t-on lorsqu’ils sont portés pour l’examen d’un patient dont la peau est normale ? Quel danger pourrait bien porter la peau normale d’un patient ? La main du dermatologue touche ainsi l’intimité de la peau du patient mais il s’en protège avec des gants. Gants comme préservatif ? Comme peau protectrice de la peau ? Comme écran entre moi et l’autre, entre mon monde et le monde de l’autre ?Ce gant possède, comme la peau, un intérieur et un extérieur. Si on retourne le gant, alors l’intérieur devient extérieur. Mais l’habit qui me va comme un gant me colle à la peau. Gants enfilés dont ma peau extérieure touche l’intérieur. Ceci évoque les plis et replis de la formation de la peau et du système nerveux central au cours de l’embryogénèse. C’est le même tissu, l’ectoderme qui forme l’enveloppe extérieure avec ses invaginations muqueuses, passages entre l’extérieur et l’intérieur, et le cerveau, organe profond, source des sensations conduites à partir des sens.

 

Pression hygiéniste vs un monde caressant un autre monde

Alors, gants pourquoi ?

Tout d’abord gants protecteurs contre quelque chose d’invisible, peut-être un virus ou une bactérie, en tout cas un danger. Gant comme symptôme de la peur de ce que l’on ne voit pas mais pressent. Mais aussi utilisé comme une mise à distance du dermatologue vis à vis de son patient. Gants qui affirment que l’effleurement de la peau du patient n’est pas caresse. Levinas (10) explique que la caresse ne relève pas du passage de la main sur la peau de l’autre. C’est la personne entière qui caresse l’autre personne entière, c’est un monde qui caresse un autre monde. L’examen dermatologique ne doit pas produire de la caresse ni le sentiment de caresse. Il est objectivant pendant l’examen d’une peau morcelée. Au fond, de qui ou de quoi a-t-on vraiment peur lors de cet examen ganté ? Ne serait-ce pas de soi-même ? Peur de ne pas savoir se mettre suffisamment à distance ? S’agit-il d’une peur de soi pour l’autre ? Je n’en suis pas si sûre. Or en médecine, il paraît essentiel d’avoir peur de soi pour l’autre. Il ne faut évidemment pas que cette peur devienne paralysante mais elle permet une certaine rigueur indispensable à l’exercice de l’art médical. A la peur de soi, à la peur de manquer de recul, j’opposerai volontiers la plénitude qui ne s’acquiert peut-être qu’avec l’expérience. La plénitude n’est pas synonyme de confiance en soi mais elle en est proche.A côté de la peur de soi se situe la peur de l’autre, de ce qu’il véhicule sans en être conscient, du moins le plus souvent.Petite histoire : Je reçois un patient d’une cinquantaine d’année qui a, sur le thorax, des petites lésions d’origine virale que je reconnais cliniquement assez facilement. Compte tenu de son âge (trop âgé pour avoir ce type de pathologie, plus fréquente chez l’enfant) je demande une sérologie VIH. Le résultat en est positif. Je le lui annonce ; il ne dit rien. Quelques semaines plus tard, je le revois et il me dit : "en fait, je le savais". Impression d’avoir été trompée. Interrogations sur le motif de la tromperie. Peur de ma réaction ? C’est possible, mais alors, il préfère que je risque d’être contaminée plutôt que de prendre le risque d’une supposée réaction inadaptée de ma part. Ayant reconnu le caractère viral de ces petites papules, je m’en étais protégée par le port de gants pour les exciser. La confiance que je porte à un patient peut-elle être totale ? A la confiance, faut-il opposer la méfiance ? Cette situation est heureusement rare.Que devient, dans un contexte de plénitude et de confiance, la nécessité du port systématique des gants ? Le message adressé au patient que nous examinons n’est-il pas, alors, celui de la défiance voire de la méfiance ? Je m’interroge sur la réalité de la justesse de la relation avec un patient dont on se méfie et à qui on le signifie par le port des gants.Le dernier volet de ce questionnement sur la signification du port de gants est plus vaste. Il interroge la pression hygiéniste de notre société. La prévention est devenue le maître-mot. L’hygiène de vie, la vie en bonne santé de sujets toujours jeunes et dynamiques constituent le paradigme d’une société repliée sur l’injonction de bien-être sous surveillance. Et si l’on doit vieillir, alors il est impératif de bien vieillir. Tout un programme !

 

En conclusion

Le toucher est un sens essentiel du contact avec autrui. Le toucher soignant ne peut être confondu avec le toucher affectif ou aimant. Le toucher avec une main habillée d’un préservatif à main met l’autre à distance, distance essentielle dans certaines circonstances mais pas lorsque la peau du patient examiné est normale. En matière de toucher médical ou soignant en général, il me semble à la manière d’Aristote, que l’on pourrait trouver un juste milieu dans l’indication du port de gants. Entre celui qui n’en mettait jamais (mon Patron) et celle qui en met toujours (ma jeune collègue), il me semble qu’il y a de la place pour un port de gant non systématique, respectueux de la pudeur et de l’hygiène pour le patient.

 

Notes :

(1)    Focillon H., Vie des formes, suivie de l’Eloge de la main, Paris, Presses universitaires de France, 1943, p. 103.

(2)    Senett, R., Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, trad Dauzat P-E., Paris, Albin Michel, 2010, p. 210.

(3)    Samé M., Le toucher suspendu, Paris, Sciences Humaines et Savoirs, 2015, p.13.

(4)    Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, col Tel, 1945, p. 127.

(5)    Husserl E., Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, trad Peiffer G. & Levinas E., Paris, Ed Vrin 1947, 2014, p. 159-160.

(6)    Husserl, E., Recherches phénoménologiques pour la constitution, trad Escoubas E., Paris, Presses Universitaires de France, [1952], 2004, p. 209.

(7)    Husserl, E., Recherches phénoménologiques pour la constitution, id, p. 209.

(8)    Husserl E., Idées directrices pour une phénoménologie, op. cit, p. 179.

(9)    Sklansky M., Nadkarni N., Ramirez-Avila L., " Banning the Handshake from the health care setting," JAMA Published onlineMay 15, 2014.

(10)    Levinas E., Autrement qu’être, Le livre de poche, Paris, 1978, p. 143.

]]>
news-2741 Fri, 02 Sep 2016 20:25:00 +0200 Un combat pour le sens https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-combat-pour-le-sens Un combat pour le sens  Pierre Magnard nous a fait l’honneur de prononcer la conférence de clôture de notre année universitaire 2015-2016, le samedi 11 juin 2016 à la Salpêtrière.

Il semble avec l’âge avoir gagné une verdeur et une impudence de jeune homme… Ses propos sur Deleuze, Foucault, Bourdieu, Derrida ou Umberto Eco sont certainement un peu partiels mais gardons de lui ces belles évocations d’un Heidegger, d’un Jean Beaufret ou d’un Maurice Blanchot. Merci à lui d’avoir encore des étoiles brillantes à nous indiquer !

Article référencé comme suit :
Magnard, P (2016) "Un combat pour le sens", in 
Ethique. La vie en question, septembre 2016.

L'article se trouve en version PDF en bas de document.


    Célébrant l'an dernier le vingtième anniversaire de notre Centre, j'avais rendu hommage à Claude Bruaire, premier anneau d'une chaîne d'or, dont vous êtes les maillons vivants, en charge de la transmission d'un patrimoine intellectuel et spirituel qui se renouvelle et s'enrichit à tout passage de relais. Pourquoi transmettre ? - Pour garantir le sens, donc la direction de la marche humaine, en un temps de déni de mémoire généralisé. En allusion au laboureur du 12e siècle qui, au petit matin, marchait à l'étoile pour ouvrir son premier sillon, j'avais stigmatisé ces "voleurs d'étoiles", qui plombaient notre nuit, les soutiens de la "déconstruction", Gilles Deleuze si féroce dans sa hargne contre l'enracinement qu'il préfère le rhizome à la racine, Michel Foucault qui entend la culture comme l'élevage "hors sol" d'une humanité sans ancêtre, Pierre Bourdieu qui récuse comme aliénante la condition d'héritier, Jacques Derrida qui, dans son irrépressible ressentiment à l'endroit d'un patrimoine spirituel qu'il ne peut s'approprier, sape les fondations de l'édifice et en dépose les murs porteurs. Toujours le même déni de mémoire au préjudice du sens. Comment a-t-on pu faire de tels imposteurs des maîtres à penser?

    En quoi la mémoire est-elle la maîtresse du sens? Le sens, c'est ce que nous révèle le sentiment, et la mémoire en est comptable. Evoquons Marcel Proust à Combray, la petite madeleine plongée dans la tasse de thé, une saveur retrouvée, remémorant toute une enfance, l'Idée platonicienne de l'innocence et du bonheur. C'est d'abord une affaire de goût, une sensation, une tonalité gustative aux harmoniques si riches et puissantes qu'elle recrée tout un passé. Le sens c'est le sentir, mais c'est aussi cette harmonisation des impressions dans l'anamnèse, c'est cette répétition qui fait du vécu d'un instant un moment d'éternité. Il y va, dans toute sensation, de la réminiscence de ce que Baudelaire appelait la "vie antérieure". C'est cette dimension du sens qu'il vous faut retrouver.

L'aurions-nous donc perdue? Peut-être pas tout à fait. Cependant Richard Millet diagnostique dans le "mal-être" actuel une "fatigue de sens", allant jusqu'au "vertige du néant." Fatigués du sens, nos contemporains ne feraient plus l'effort qu'ils réclament de nous et cèderaient au "nihilisme". De cette crise, je parlerai en témoin, remontant dans mon vécu aussi loin que possible, pour y retrouver cette injonction de Martin Heidegger : "Marcher vers une étoile, rien d'autre. Penser, c'est se limiter à une unique idée, qui un jour demeurera comme une étoile au ciel du monde" (Q.III, L'expérience de la pensée, p. 21). Nous sommes en 1947. Les Khâgneux d'Henri IV, dont je suis, reçoivent par leur professeur de philosophie ce message de Martin Heidegger. Dans quelques semaines, ce sera la Lettre sur l'humanisme. En attendant, Beaufret nous délivre un enseignement sur les fondements des sciences. Citant Heidegger, il nous dit: "La science ne pense pas". Seule la pensée peut lui assigner un "horizon", en "orienter" la marche, lui donner des "principes" (ἄρχαι), or αρχη signifie à la fois "commencement" et "commandement". C'est donc la pensée qui inaugure la démarche du savoir, le fonde et le conduit, le délimite aussi, car elle en mène la critique : sapere est le fait de goûter, mais aussi l'acte de la sagesse, c'est le sens en son acte dans toutes les acceptions du mot. La pensée donne et ce qu'elle donne s'appelle précisément le sens. La science et la technique, sans la gouverne de la pensée, sont insensées, privées de sens. Il suffit de voir, pour s'en convaincre, les effets de ce que bientôt Heidegger appellera le Gestell, cet arraisonnement de la nature, pour une raison forcenée, parce qu'elle a cessé de penser. Biologie et médecine n'y échappent pas, comme nous l'avons vu tout au long de cette année, dans notre séminaire sur le "transhumanisme". Penser c'est rapporter toute chose aux limites de l'homme: penser c'est faire de l'homme la mesure de l'homme ; celui-ci est la fin parce qu'il est l'origine, car toujours la fin doit rejoindre l'origine. Or la pensée de l'origine c'est encore la mémoire, Mnémosyne, mère des muses, que les grecs situaient avant la naissance des dieux. Laisser penser la pensée, c'est permettre le sens ; c'est retrouver aussi le réel, car avec la science et la technologie on n'est plus dans le réel, mais dans le simulacre.

1947, c'était pour les Khâgneux d'Henri IV l’enseignement de Martin Heidegger par le truchement de Jean Beaufret, mais ce fut un jour la découverte d'un penseur qui devait avoir grande influence sur toute ma génération, Maurice Blanchot (1907-2003). Un jour un de nos camarades jeta sur la table de notre thurne un livre étrange, paru en 1943 et intitulé Faux pas, qui mettait de grandes œuvres littéraires à l'épreuve corrosive de l'air du temps. Toute œuvre, jusque-là, s'inscrivait dans une tradition, s'enracinait dans un terrain, se recommandait d'une identité culturelle, nationale, régionale, religieuse, voyez Barrès, Daudet, Bazin, Bordeaux, Martin du Gard, Mauriac, Romains... Or, pendant la guerre et les années suivantes, les frontières se sont déplacées, les appartenances se sont confondues, les identités se sont quelque peu brouillées. Fidèle de Maurras, Blanchot s'est retrouvé associé à des résistants communistes en 1944, pour faire passer en Suisse des proches de Levinas, menacés par les lois anti-juives, au point qu'un jour, mis au mur par la police allemande, il n'échappa que par miracle au peloton d'exécution, désormais encore au monde sans être de ce monde. Comment alors s'approprier un patrimoine intellectuel ou spirituel qu'on a quelque mal à revendiquer ? On connaît le mot du poète René Char en 1943 : "Notre héritage n'est précédé d'aucun testament." C'est dire que nous n'étions pas accrédités à hériter, que l'héritage fût frappé d'interdit ou que nous en fussions déclarés indignes. Une tâche noire obscurcit notre mémoire d'un passé proches, tandis que l'histoire cesse de transmettre quand elle traite sur le mode de la mauvaise conscience des pans entiers du roman national. Blanchot se fera, sa vie entière, l'analyste du "désastre", désignant par ce mot la perte du sens ou plus précisément la perte de l'astre qui orientait notre marche.

Le sens était en grand décri à cette époque. Maurice Merleau-Ponty, qui fréquentait Blanchot et dont je suivais les enseignements de 1951 à 1961, posait inlassablement la question du sens. Alors qu'on investissait encore beaucoup dans la technologie, il niait que l'histoire non plus que la vie puissent avoir un sens, mais en revanche on pouvait parler du sens d'une étoffe, d'un velours, d'un tapis, d'une fourrure, comme aussi du sens d'une rivière. Prendre un velours ou une peau de chagrin à rebrousse-poil peut faire grincer des dents. De même on répugne à prendre à contre-sens le sens commun, mais cela va-t-il plus loin ? Merleau-Ponty écrira Sens et non-sens, relevant les "effets de sens" nés de la disposition respective des signes linguistiques, mais aussi des objets naturels ou des symboles sociaux. Gilles Deleuze en reprendra l'idée dans sa Logique du sens jouant sur la perversité de rapprochements incongrus. Si tout écart a une valeur sémantique, il n'est que de déplacer les écarts pour faire parler autrement "la prose du monde". "La déconstruction" en saura user, mais alors que Martin Heidegger n'use que d'une seule disjonction, entre l'Un et l'Etre dont il refuse la convertibilité, Derrida généralise le procédé et introduit des écarts partout, "différances" qui se veulent productrices de lumières nouvelles, et c'est ainsi qu'on fait prévaloir le non-sens sur le sens. Revenons à nos "voleurs d'étoiles".

Tous se réclamaient de Blanchot, nul ne lui fut fidèle. D'où ce livre qu'il donnera en 1980 pour faire taire les malentendus et produire enfin son diagnostic du mal du siècle, L'Ecriture du désastre. Le désastre c'est la perte de l'astre et cette perte nous désoriente. Kant avait écrit: Comment s'orienter dans la pensée? - En se référant, répondais-il, à deux réalités qui s'entrexpriment, "le ciel étoilé au-dessus de notre tête et la loi morale au fond de notre cœur." L'étoile, c'est la transcendance au cœur de l'immanence. Mais Blanchot ne regarde pas en arrière ; dès le seuil de ce monde sinistré, il peut reprendre à son compte le mot de Nietzsche : "Nous entrons dans un temps où l'homme ne pourra plus mettre d'étoile au monde." Sans son étoile, homme est désorienté : droite et gauche se confondent, haut et bas ; on est passé de l'autre côté du miroir. En cet univers fantomatique cependant la maison est toujours debout, alors qu'elle est déjà ruinée, menaçant de crouler, inconsistante qu'elle est devenue : "Nous sommes au bord du désastre, écrit Blanchot, sans que nous puissions le situer dans l'avenir : il est plutôt déjà passé, et pourtant nous sommes au bord ou sous la menace, toutes formulations qui impliqueraient l'avenir si le désastre n'était ce qui ne vient pas, ce qui a arrêté toute venue. Penser le désastre... C'est n'avoir plus d'avenir pour le penser". Le désastre a-t-il déjà eu lieu ou est-il sur le point de se produire ? Il est dans l'infinie précarité des choses et des êtres. Dire que choses et êtres sont précaires, c'est dire qu'ils ne doivent leur subsistance qu'à notre prière. C'est donc avec précaution, avec dévotion que nous devons pénétrer dans la vieille maison. Nous savons en effet que "le désastre ruine tout en laissant tout en l'état". D'où illusion d'une maintenance de ce qui est déjà ruiné.

Dans la maison il y a des livres qui retiennent captif un sens caché ; il faudrait savoir les ouvrir, en dérouler les rouleaux, les interpréter. Faute de savoir le faire, on peut tenter d'écrire ; ainsi pourra-t-on, disait Blanchot, "veiller sur le sens absent" (L'écriture du désastre, p. 72), non pas sur le non-sens qui ne réclame aucune vigilance, mais sur cette présence d'absence d'un sens qui fait défaut, d'un sens en creux que l'écriture a pour vocation de faire surgir de l'oubli : "Ecrire, former dans l'informel un sens absent. Sens absent, non pas absence de sens. Ecrire c'est peut être amener à la surface quelque chose comme du sens absent, accueillir la poussée passive qui n'est pas encore la pensée, étant déjà le désastre de la pensée" (Ibid. p.71). En ces temps crépusculaires, où la mort est sinon déjà passée, du moins imminente, l'écriture est la seule vigile de l'esprit. Ecoutons encore Blanchot: "Ecrire c'est ne plus mettre au futur la mort déjà passée, mais accepter de la subir sans se rendre présente à elle, savoir qu'elle a eu lieu... et la reconnaître dans l'oubli qu'elle laisse et dont les traces qui s'effacent appellent à s'excepter de l'ordre cosmique là où le désastre rend le réel impossible et le désir indésirable" (p.108-109). Mais alors l'écriture n'a-t-elle pas cessé d'être un exorcisme ? N'est-elle plus capable de faire du sens ?... C'est l'écriture à la limite, écriture atone qui ne chante plus, écriture blanche qui ne brille plus, écriture froide qui ne brûle plus, précisément "l'écriture du désastre", cette écriture par laquelle, disait Blanchot tout est mis en cause et d'abord l'idée de Dieu, du Moi, du Sujet, puis de la Vérité et de l'Un, puis l'idée du Livre et de l'Œuvre, en sorte que cette écriture... loin d'avoir pour but le livre, en marquerait plutôt la fin, écriture qu'on pourrait dire hors discours, hors langage (cité par J.F Mattei, L'Homme de Vérité, p.97). Il s'agit bien d'une écriture à la limite qui serait justement la "fin" du livre. La 4ème de couverture de la réédition de Faux Pas nous le dit: "N'avoir rien à exprimer doit être pris dans le sens le plus simple. Quoi que l'écrivain veuille dire, ce n'est rien. Le monde, les choses, le savoir ne lui sont que des points de repère à travers le vide. Et lui-même est déjà réduit à rien. Le rien est sa matière. Il rejette les formes par lesquelles elle s'offre à lui comme étant quelque chose." Rejeter les "formes", c'est rejeter les Idées platoniciennes, fort desquelles le langage sauvait la matière de son inconsistance. Sans le truchement de la forme ou Idée, le monde n'est plus qu'ombres qui se défont. Parvenu à ce degré zéro de l'écriture, que peut-on faire, fatigués d'un sens, pris de vertige sur le bord du néant?

Blanchot reste dans l'indécision, non pas nihiliste, tout juste sceptique, s'attachant à dire : "Le scepticisme ne détruit pas le système, il ne détruit rien, c'est une sorte de gaîté sans rire, en tout cas sans raillerie qui tout à coup nous désintéresse de l'affirmation et de la négation" (op. cit., p.123). Voilà pour les "déconstructionnistes", quand bien même ceux-ci se réclamaient de lui.

Blanchot nous aura du moins appris l'esquive d'un sens qui se cache quand nous n'avons plus le courage de le porter. Il faudrait restaurer les conditions du sens. Devant l'énormité de la difficulté, on préfère nier le problème et achever de détruire les conditions du sens ; c'est à quoi consciemment, posément, méthodiquement s'attacheront les soutiens de la "déconstruction". Au nom d'une éthique de la permissivité et du moindre effort, où il est interdit d'interdire et où punir est un délit, ils vont s'ingénier à constituer un univers fantasmatique de structures molles où l'on ait plus à se mesurer à l'obstacle et où l'on pourrait, à moindre risque, s'abandonner. "Barbare, disait Nietzsche, que de ne prendre une chose que par son côté faible ; au contraire prendre une chose de telle sorte qu'au lieu de sa faiblesse, l'on sache poser sa propre force et ainsi l'enrichir". Ce n'est pas ce que choisiront nos "voleurs d'étoiles", ne faisant qu'ajouter au malheur des temps.

Contre les partisans du sens à moindre frais, du sens à moindre effort, nous avons essayé de restaurer, quoi qu'il puisse en coûter, les conditions du sens. J'étais parti en 1995 d'un état des lieux que j'avais dressé à la demande du ministère. La métaphysique était en déshérence: la disjonction de l'Un et de l'Etre avait eu raison de l'onto-théologie. La convertibilité de l'être, de la puissance et du devenir n'étant plus de rigueur, on ne reconnaissait plus de sens à l'histoire ; l'être lui-même s'était délité, décomposé, allégé, au point de perdre toute solidité, de sorte qu'il n'était plus l'étalon de mesure, a fortiori le module d'une analogie universelle ; réduit à son unidimensionnalité, l'individu n'était plus que la misérable synecdoque de la foule. L’homme de sables, un grain de silice semblable à tous les autres, dont on peut juste faire un tas. Est-il alors encore possible de penser ? Pourtant sciences et techniques poursuivent leur développement frénétique sans que rien ne soit capable de les contenir, faute d'un principe et faute d'un horizon. Prophétiquement, un siècle plus tôt, Nietzsche, dans le Gai savoir, mettait en scène "l'insensé", qui avait détaché la Terre de son Soleil et d'une éponge effacé l'horizon. Un siècle plus tard, les Sophistes l'ont emporté, imposant leur idéologie. Est-il encore une nature des choses quand l'anomal est de rigueur ? Le corps sans organes, imaginé par Deleuze, est devenu un modèle social ; la dé-différenciation a raison de toute organicité. Contre les identités subsistantes, le "nomadisme" de la famille et dans la société ; il préférait la "meute" à la tribu ; l'Anti-Oedipe était devenu le nouvel évangile. Derrida poursuivait le travail de sape de Deleuze. Un autre sophiste, venu d'outremont, allait lui donner la main, le très coruscant Umberto Eco. Je mis une démission dans la balance ; c'est Derrida qui se retira ; mais comment reconstruire ce qui avait cédé au mal du siècle et à l'acharnement d'aussi habiles artificiers ?

Du sens, faux-sens, contre-sens ou non-sens, on aurait à foison. On ne voulait plus celui que la nature des choses nous aurait suggéré, alors on suscitait des "différences", sachant que tout écart est "diacritique". Libertinage grammatical, libertinage syntaxique, libertinage sexuel, voilà qui va à contre-sens, mais non sans apporter aux praticiens de ces exercices, sinon du sens, du moins de la sensation et de la jouissance. Le procédé est vieux comme l'enfer ; le marquis de Sade s'y illustra ; il fit école, la Révolution s'y emploiera : on allait dé-naturer pour mieux ré-générer. Il s'agissait de susciter une nouvelle humanité. Dans les années 50, Georges Bataille s'en souviendra quand il créera le Collège international de Sociologie et la revue Acéphale cou-coupé. Plus de principes : le père, le maître, le roi, Dieu lui-même, tout y passe. Toute référence au principe est coupable. "Le rhizome est une anti-généalogie... C'est une anti-mémoire" dira bientôt Deleuze. C'est un déni de paternité. Sans feu ni lieu, l'arborescence errante se déplace au flanc nu du désert. L'anarchie (αυ-αρχη) préside au corps sans organes. Avec Mille plateaux (1980), la subversion est à son comble : discours sans prémisses, écriture sans règle, arbre sans racine, corps sans cœur, lignée sans ancêtre, famille sans père, nation sans roi, monde sans Dieu, ne laissant plus à qui voudrait encore penser qu'un "Je fêlé et un Moi dissous" (Différence et répétition, p.332).

Deleuze était pervers, Eco serait plutôt ludique, malin génie d'une école où l'on s'en prendrait à la grammaire. Celle-ci n'est-elle pas l'organon de la pensée ? Pour affranchir cette dernière, il suffit de subvertir la grammaire. Les cinq prédicables de Porphyre (le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident) ont permis de constituer le savoir sur le mode justement d'un arbre référant à la substance les prédicats dans l'ordre de leur subordination. Si l'on rejette cet ordre, en autorisant des séquences contre-nature, pourquoi ne pas imaginer "un arbre composé uniquement de différences"? L'ontologie traditionnelle était réglée par une stricte nécessité : la différence correspondait à la forme et le genre à la matière, et de même que forme et matière constituaient la substance, de même genre et différence constituaient l'espèce. Voyez à quels hybrides monstrueux on parvient à déplacer les éléments du système. Les idéologies qui inspiraient les lois sociétales d'aujourd'hui sont déjà là. Le désastre s'amplifiait. Que faire? J'obtins la création de notre Centre d'éthique médicale dont je confiais la charge à Dominique Folscheid avec la mission de re-construire. Eric aujourd'hui continue. Ils sont les maîtres d'œuvre, vous êtes les compagnons. Reconstruire c'est d'abord recréer les conditions du sens.

Comment le grand livre de la Nature peut-il à nouveau faire sens? C'est à vous tous que je me dois de le demander, car "fatigués du sens" assurément vous ne l'êtes pas, ayant reçu par transmission et transmettant vous-même cette architectonique du savoir sans laquelle il ne saurait y avoir de pensée. En sont la preuve tous les mémoires, toutes les thèses, dont j'ai encore eu l'honneur de présider le jury cette année, autant de témoignages d'une tradition créatrice qui induit le sens de sa marche, de son interprétation de la nature des choses. Du grand livre vous aurez su sauver les caractères, respecter les intervalles, conserver le tempo, de sorte que vous le comprenez, parce que vous vous laissez lire par lui, avant même de le lire vous-même. Le livre de la nature et le livre de l'homme s'ouvrent l'un sur l'autre et s'entrexpriment. Le sens est dans ce règlement réciproque. Et pourtant, me direz-vous, les bouleversements biotechnologiques sont là, qui nous sollicitent : ne devons-nous pas changer de paradigmes ? On voudrait faire bénéficier l'humanité des progrès de nos disciplines, cependant on reste enfermés dans la déontologie du passé. Qui arbitrera le débat ? C'est là que ressurgit la question du sens.

George Steiner voulait que toujours l'on pariât sur le sens du sens. Il évoquait le cri de l'"insensé" de Nietzsche dans le Gai Savoir : "Dieu est mort"; en désenchaînant la terre de son soleil, les hommes ont perdu "le sens de la terre", une terre qui ne connaît plus le haut ni le bas et qui roule tête-bêche à l'infini. Il voulait que l'on retrouvât un certain usage du platonisme qui nous enseignât l'exigence de signification et cette transcendance qui ne laisse pas de travailler le sensible, dès qu'on cherche à discerner l'Idée. Un tableau de Vermeer ou une toile de Kandinski porte notre regard au loin, vers ce qui est essentiellement lointain et hors de prise. A la prison du "moi", à l'enfer du "sujet de droit" qui s'enivre de sa toute puissance, nous saurons échapper en passant non plus de l'autre côté du miroir, mais dans l'enfer du tableau, cet "arrière-pays" dont Yves Bonnefoy a gardé le secret, à moins que nous ne suivions Tobie, l'ange et le chien, avec Christian Bobin qui sait prendre la vie dans le meilleur des sens.

]]>
news-2742 Fri, 01 Jul 2016 15:30:00 +0200 Le poulpe, les sirènes et le mérou https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-poulpe-les-sirenes-et-le-merou Véronique VIALATTE

Episode 3 : Danse avec Superman

Un étudiant d’IFSI peut-il tenir ses promesses ?

Pour votre été, la revue ETHIQUE vous offre un peu de littérature : le dernier volet très attendu de la trilogie littéraire Le poulpe, les sirènes et le mérou, ou les dessous de la formation en IFSI avec Phil, Marie et les autres. Un feuilleton iconoclaste par Véronique VIALATTE. La question de l’identité sera centrale. On y verra des Barbapapas, danser Superman et Balthazar le mérou conclure l’affaire…

 (PDF de l'article en bas de document)

 

Véronique VIALATTE est formatrice en soins infirmiers depuis 5 ans à l’IFSI d’Auxerre. Issue d’une des dernières promotions d’infirmiers de secteur psychiatrique, elle a exercé dix ans en qualité d’Infirmière, puis seize ans en tant que cadre de proximité. Elle a une appétence certaine pour la plongée sous-marine.

Article référencé comme suit :

Vialatte, I (2016) "Le poulpe, les sirènes et le mérou" Episode 3 in Ethique. La vie en question, juillet 2016.

 

Si vous avez raté les épisodes précédents (accessibles sur la revue ETHIQUE au niveau des "articles parus") :Phil veut être infirmier, mais au soir de son parcours estudiantin, il fait l'objet d'une sanction d'éviction définitive prononcée par son IFSI d'origine.Mu par l'énergie du désespoir, Phil riposte et demande à intégrer notre IFSI.

A la fin de ce parcours nous retrouvons notre étudiant métis. A l'instar du poulpe chevronné, il se fond dans le décor. Il connaît les habitudes du service, des personnes ; il les a intégrées, il est intégré... Au risque d'être atteint de ce que nous appelons le "syndrome Barbapapa".

 

 

Le syndrome Barbapapa  

Regardons dans le rétroviseur, réglé sur les années 70, pour retrouver ces monstres colorés, tout en rondeur. Barbapapa, inspiré par la friandise homonyme, est né d'un coup de crayon sur la nappe d'un restaurant parisien. Tout nu, tout rose, piriforme, et, comment dire ? ... Obèse. Il n'en séduit pas moins l'élégante Barbamama. Couleur réglisse, toujours coiffée d'une couronne de fleurs, sa forme est un petit plus travaillée : elle a un cou. Ils ont de nombreux enfants, une kyrielle de "barb-quelquechose" tout colorés, dont le suffixe signe la personnalité, leur conférant par là même une dimension anthropomorphique. Ainsi naissent Barbidur, Barbotine, Barbabelle, Barbidou, Barbibul, Barbalala et Barbouille. Barbidur, le rouge, est un costaud, un sportif glouton. Le jaune Barbidou, à l'inverse, est un tendre. Il aime la nature et se méfie, à juste titre, des expériences génétiques de Barbibul, le scientifique de la bande. Barbotine est une intellectuelle militante, Barbalala aime le chant, Barbouille les arts plastiques, et Barbabelle se campe volontiers en reine de beauté. "Hulahup ! Barbatruc !" est la formule magique qui leur permet de se transformer à volonté, toujours dans une visée écolo-pacifiste, qu'il convient de resituer dans le contexte d’émergence du débat écologique des années soixante dix. Un léopard s'est échappé du zoo et menace des humains ? Barbapapa se transforme en douce cage pour raccompagner le fauve à sa demeure. Toute une famille est prisonnière d'un immeuble en feu ? Le voici transformé en échelle. Cela émerveille les enfants mais devons-nous envier la plasticité du bidule qui, à force de malléabilité, demeure a-morphe ? Supposons que Phil ait cette capacité à prendre la forme de son environnement, à "être identique à". "Identique" et "identitaire" sont deux adjectifs construits à partir du substantif "identité" et ici leur distinction nous semble cardinale.

 

Entre identique et identitaire

Dans l'usage courant, identité signifie le fait d'être un individu donné et d'être reconnu comme tel. Et pourtant quinze jours ont rendu Phil méconnaissable. Ici, Vincent Descombes nous interpelle une nouvelle fois, en nous disant mais "Comment une chose quelconque pourrait-elle rester la même, demeurer elle-même et pourtant changer ? [...] si la chose a changé, elle n'est plus la même ; si elle est la même, elle n'a pas changé" (1).  Point, à la ligne. Nous sommes tentés d'opiner, avant de réaliser qu'il amorce le paragraphe suivant en qualifiant cet argument imparable de sophisme. Et il n'est pas seul à vouloir lever cette aporie, il faut lire pour s'en convaincre une page bien connue de Vies des hommes illustres, dans laquelle Plutarque nous conte l'histoire de Thésée. Nous retrouvons ce héros grecque au moment où, après avoir triomphé du Minotaure, il rentre à Athènes, à bord de son célèbre bateau. "Le vaisseau sur lequel Theseus alla & retourna, estoit une galiotte à trente rames, que les Athéniens garderent iusques au temps de Demetrius le Phalerien, en ostant tousiours les veilles pieces de bois, à mesure qu'elles se pourrissoyent & y en remettant des neuus en leurs places : tellement que depuis, es disputes des philosophes touchant les choses qui s'augmentent à sauoir si elles demeurent une ou si elles se font autre, ceste galiotte estoit toujours alléguée pour exemple de doubte, pour ce que les uns maintenoient que c'estoit un mesme vaisseau, les autres au cotraire soustenoient que non" (2). Le vieux français de Jacques Amyot n'étant pas toujours limpide, nous nous autorisons une escapade googleéénne :"Le navire à trente rames sur lequel Thésée s'était embarqué avec les jeunes enfants, et qui le ramena heureusement à Athènes, fut conservé par les Athéniens jusqu'au temps de Démétrius de Phalère. Ils en ôtaient les pièces de bois, à mesure qu'elles vieillissaient, et ils les remplaçaient par des pièces neuves, solidement enchâssées. Aussi les philosophes, dans leurs disputes sur la nature des choses qui s'augmentent, citent-ils ce navire comme un exemple de doute, et soutiennent-ils, les uns qu'il reste le même, les autres qu'il ne reste pas le même" (3). Mais pourquoi un tel intérêt pour ce bateau ? Pour les Athéniens, l'attentive conservation de l'ouvrage est l'expression d'un hommage au héros rédempteur : en tuant le Minotaure, Thésée les libère d'un lourd tribut. Pour les philosophes, il s'agit d'une expérience de pensée, aussi nous faut-il imaginer un scénario parfait. En remplaçant les planches au fur et à mesure de leur dégradation, les Athéniens ont fini par toutes les changer. De ce fait, est-ce toujours le bateau de Thésée ? Est-ce le même bateau que celui qui ramena le héros et les enfants sains et saufs à Athènes ? Paul Ricoeur utilise cette expérience pour nous signifier que le changement de toutes les pièces n'altère en rien l'organisation du navire (4). Il semble alors nous dire que même si les matériaux ont été entièrement modifiés, il y a une identité de structure. C'est ici qu'il nous faut distinguer entre l'idem et l'ipse, éclairée par ses analyses portant sur les problèmes de l'identité personnelle.

 

Entre idem et ipse

A la question de savoir comment une chose peut rester la même et pourtant changer, Ricoeur répond qu'il est urgent de distinguer "d'un côté l'identité comme mêmeté […], de l'autre l'identité comme ipseité […] L'ipseité, ai-je maintes fois affirmé, n'est pas la mêmeté" (5). Cette confusion s'origine dans une abrasion, propre à la langue française, qui utilise le même mot pour deux formes différentes d'identité. Il illustre son propos en utilisant les diptyques anglais sameness/selfhood et allemand Gleichheit/Selbstheit, héritiers des idem (même) et ipse (soi-même) latins. La mêmeté renvoie à l'identique, à la constance, la permanence dans le temps. Elle s'oppose au variable et trouve son illustration dans la formule "il est toujours le même". L'ipséité, en laissant place à la mouvance, nous propose une autre modalité, une identité du soi changeante au cours du temps. Si nous reprenons la métaphore du bateau, les planches, remplacées une à une au cours des années, le furent avec précaution, respectant la matrice, la forme, et finalement le plan idéal du bateau. Nous nous demandions s'il s'agissait toujours du bateau de Thésée. La mêmeté ne nous suffit pas pour répondre à cette question, il nous faut une identité qui pourrait être une sorte d'ipseité, permettant de concilier permanence et changement. Par analogie, nous pouvons proposer que de même que la structure qui se pérennise malgré les matériaux qui changent permet d'affirmer qu'il s'agit du même bateau, de même les idées, principes, valeurs d'un homme, qui perdurent malgré les offenses du temps, permettent d'affirmer qu'il s'agit de la même personne. Oui nous avons changé, nos cellules actuelles sont différentes de celles d'il y a vingt ans, nos mains, notre peau, nos idées politiques éventuellement, nos goûts, notre maison, notre métier, de nombreuses choses ont changé et changeront encore. Ne sommes-nous pour autant qu'une succession de tableaux éphémères ? Certes non, nos habitudes, nos traits de caractère, nous rendent reconnaissables, mais intéressons-nous plutôt à ce que concède Ricoeur lorsqu'il nous dit qu' "il est en effet un autre modèle de permanence dans le temps que celui du caractère. C'est celui de la parole tenue dans la fidélité à la parole donnée" (6). Il nous livre là un bien curieux alibi, être fidèle au "je te donne ma parole" serait gage de notre identité ? Pour clarifier ce salmigondis de fidélité, promesse et identité, Kant est l'auteur qu'il nous faut. Aussi allons-nous feuilleter quelques pages des Fondements de la métaphysique des mœurs (7) et de la Critique de la raison pure (8). La morale kantienne est limpide : nul ne doit tenir de promesse avec l'intention de ne pas la tenir. Si l'idée est inoxydable, le caractère est peu enclin à la drôlerie... Une seule fois... Pour nous sortir d'un grand embarras... Notre cœur dit oui mais, avec Kant, notre raison dit non. Dans ce face à face inéluctable, il tonitrue que c'est justement l'exception qui est à l'origine du mal. Pour être morale, une action doit pouvoir être érigée en maxime universelle et l'érection de la fausse promesse en obligation morale serait fossoyeuse de toute cohésion sociale puisqu'elle signerait la disparition du respect des autres et de soi-même. Or la promesse est obéissance au principe d'identité. "Identité" et "non contradiction" sont les deux principes purs, a priori, qui interviennent dans la vie morale des êtres humains. Ils sont intimement liés, leur mise en équation en témoigne : si a = a (principe d'identité) nul ne contestera que si a = b, b ne peut être différent de a. (principe de non contradiction). L’obéissance au principe d'identité atteste que quelque chose en nous ne changera pas et ici nous empruntons cette jolie formule, entendue à l'école éthique de la Salpêtrière "Le temps va changer mes manières d'être mais il ne changera pas l'être de mes manières" (9). Soufflons sur la braise, attisons le feu en proposant que toute promesse est un engagement à la fidélité, que toute fidélité est souvenir d'une promesse. Fidélité est Fides, nous dit le dictionnaire universel de mythologie, cette déesse romaine qui "présidait à la bonne foi dans le commerce de la vie, et à la sûreté dans ses promesses" (10). Il ne s'agit pas de s'abreuver de promesses plus ou moins solennelles, Fides est gardienne de l'honnêteté et du respect des engagements. Le respect de la parole donnée est ce quelque chose d'immuable que nous portons en nous, ce quelque chose qui nous rend digne de confiance, reconnaissable à nos yeux et à ceux des autres. C'est sans doute le sens du propos de Ricoeur lorsqu'il nous dit que "la tenue de la promesse […] paraît bien constituer un défi au temps, un déni du changement" (11).Le propos nous semble rassurant, mais sera-t-il suffisant pour apaiser Sylvain, cet étudiant qui nous interpelle dans son article "Parce que l'étudiant est aussi une personne..." (12). Il a le sentiment de ne plus être une personne, mais juste le miroir des volontés de celui qui l'encadre. Peut-on ainsi perdre son identité ? Molière semble en convenir avec ce monologue qu'il place magistralement dans la bouche et la gestuelle d'Harpagon. Nous vous en livrons cet extrait. "Au voleur, au voleur, à l'assassin, au meurtrier ! Justice, juste ciel ! [...] Qui est-ce ? Arrête. (Il se prend lui-même le bras). Rends-moi mon argent, coquin... Ah, c'est moi. Mon esprit est troublé, et j'ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. […] je me meurs, je suis mort, je suis enterré. N'y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m'apprenant qui l'a pris ?" (13).

La Flèche avait prévenu : si demander de l'argent à Harpagon c'est lui donner des convulsions, lui dérober sa précieuse cassette c'est lui ôter la vie, après l'avoir spolié de son identité. Harpagon semble ici souffrir d'un dédoublement de personnalité, se prenant lui-même le bras, ne se reconnaissant pas. Mais ce monologue désespéré est l'expression d'une folie, d'une passion aiguillonnée par un enchantement de la faculté de juger : son avarice. Son argent c'est sa vie, le lui prendre c'est le tuer. Confondant l'être et l'avoir, il se trouve dans un état pathologique de perte d'identité. Au cours de nos vingt-cinq ans d'exercice en service de psychiatrie, nous avons bien souvent rencontré des personnes souffrant de cet état de perte du sentiment d'être soi. Lorsque Hannah Arendt nous dit que la faculté de promettre a une fonction stabilisatrice, que "Si nous n'étions pas liés par des promesses, nous serions incapables de conserver nos identités" (14), nous comprenons mieux la terreur lue dans le regard de certains patients encore conscients de ne plus se souvenir. Comment tenir sa promesse lorsque l'oubli à mesure s'installe ? Il y a là une promesse impossible à tenir : celle de se souvenir.La passion d'Harpagon, l'amnésie du dément, toutes deux sont d'extrêmes origines de la perte ultime du sentiment d'être soi. Il est ici légitime de se demander si, à l'inverse, il existe un état d'hypertrophie du soi. Nous ne parlons pas ici du simple égoïsme, sur lequel Eugène Labiche nous aurait nous légué une définition fort sympathique : "un égoïste est un homme qui ne pense pas à moi". Bien au-delà de cette suffisance, nous allons à la rencontre de monsieur Robert. Alors cadre de santé en l'unité de psychiatrie fermée (15), nous nous souvenons de son admission. Monsieur Robert, la quarantaine, arrive dans l'unité sous escorte policière. Il proteste, vocifère, arguant que nous ne savons pas à qui nous avons à faire. D'ailleurs si on le persécute ainsi, c'est bien parce qu'il n'est pas n'importe qui ! Levant les bras au ciel dans un geste d'éloquence, il ordonne :– Apportez moi immédiatement du papier à lettre, j'exige d'écrire au Procureur de la République, je connais mes droits !Un infirmier tente d'établir le dialogue, il est immédiatement rabroué :– Je ne parle pas au petit personnel, appelez-moi le chef. D'ailleurs êtes vous bien infirmier ?Au "chef" il accepte de livrer son anamnèse. Monsieur Robert est analyste-programmeur dans le service informatique d'une grande entreprise récemment nationalisée. Il raconte ainsi son histoire :-    Ce matin mon ordinateur est tombé en panne, juste au moment où je dois bénéficier d'une importante promotion professionnelle. C'est bizarre, surtout que juste avant j'ai vu roder Gilbert, l'air louche. C'est lui l'auteur de ce sabotage, il veut prendre ma place.Monsieur Robert a roué de coups son collègue Gilbert qui, sérieusement blessé, a été hospitalisé. -     Il n'a que ce qu'il mérite ! En plus, sous prétexte qu'il appartient à la même fédération de parents d'élève que mon épouse, il lui téléphone souvent, soit disant pour préparer le conseil de classe. Tu parles ! Ils sont amants depuis combien de temps ces deux là ?Le prénommé Gilbert et madame Robert sont clairement identifiés comme persécuteurs. Monsieur Robert persévère dans sa diatribe : – Il est de connivence avec le gouvernement socialiste, il a tout fait pour hâter la nationalisation de l'entreprise, pour m'empêcher d'être reconnu à ma juste valeur, d'accéder au poste de Président Directeur Général. Avec ses amis politiques il a monté un complot contre moi. J'étais sur le point de mettre au point un logiciel pour résoudre tous les problèmes, c'est pour ça qu'il a saboté mon ordinateur. Je suis le meilleur, il est loin d'avoir mon niveau alors je lui fais peur. S'il est condescendant avec le "petit personnel", monsieur Robert se montre volontiers obséquieux avec le chef de service. Il livre un récit plutôt bien construit, à la limite du plausible. Dans le jargon psychiatrique, nous nommons ce type de discours "délire systématisé à mécanisme interprétatif". A partir d'une sensation réelle ou un fait exact le patient échafaude un raisonnement faux. Il adhère à sa construction délirante avec une inébranlable conviction. Monsieur Robert souffre de paranoïa. Alors que faire d'une narrativité délirante dans la construction d'un soi ? Il nous faut bien reconnaître ici la caducité de notre quête. Monsieur Robert, Harpagon, deux personnes à la dérive, victimes de leur passion. Si la représentation moliéresque est volontiers hyperbolique, celle de Vincent Descombes, plus nuancée, atteste qu'il y a bien "des degrés dans le sentiment d'être soi" (16). Si un instrument existait pour mesurer le degré de la sensation d'être soi, il afficherait pour Sylvain un résultat péjoratif. Rappelons-nous sa conclusion "Bref un étudiant ce n'est plus une personne car il doit abandonner toute personnalité afin d'être le miroir des volontés de son encadrant" (17). Il nous livre là une souffrance qu'il est urgent de ne pas négliger car elle augure d'un avenir potentiellement pernicieux. Notre expérience conjuguée de formatrice et de cadre en pédo-psychiatrie nous susurre cette analogie : de même que l'enfant battu, à l'heure d'être parent, devient à son tour bourreau. De même l'étudiant maltraité, une fois professionnel, devient tyrannique. Comment expliquer ce phénomène ? Le bon sens proposerait ici qu'il s'agit d'une vengeance plus ou moins consciente, ou encore de la reproduction du seul modèle "d'amour" connu. Le Docteur Sigal, chef de service de pédopsychiatrie avec lequel nous avons eu la chance de travailler pendant quatre ans, nous propose une autre analyse du phénomène, beaucoup plus fine, nous semble-t-il. Nous vous la livrons. Parvenue à l'âge adulte, la fillette maltraitée veut être mère. Mais pas n'importe quelle mère ! Une mère exemplaire, parfaite, centrée sur son enfant. Il est tout pour elle, elle lui donne tout. Elle s'attend alors à un enfant parfait, une machine à risettes, à "areuh-areuh", un réceptacle à "guili-guili". Mais comment se fait-il qu'il pleure comme ça, sans raison, avec tout ce qu'elle fait pour lui ? Il n'a pas faim, ses fesses sont propres... A l'usure, la réponse s'impose : "Il le fait exprès !". On n'est pas loin de le secouer. Plus tard, à l'école, il n'obtient que de médiocres résultats, alors qu'il pourrait faire beaucoup mieux, son enfant parfait, à qui elle donne tout, elle qui n'a rien eu.... "Il le fait exprès, assurément !", la gifle approche ; la violence s'installe puis échappe à tout contrôle. Ce modèle serait toutefois à déconstruire, car tout enfant battu ne devient pas irrémédiablement maltraitant, tout tortionnaire n'a pas nécessairement été maltraité. Sylvain, lui, sera un bon professionnel. Il n'obligera pas l'étudiant qu'il encadre à "trouver sa place". Il allègue d'ailleurs que s'il trouve une réponse cohérente à la question de "trouver sa place" il ne manquera pas de nous en informer. Il sera un encadrant parfait, les étudiants qu'il formera seront exemplaires... Il sera parfois déçu, et cela fait poindre en nous une once d’inquiétude. Toujours est-il que, pour l'heure, Sylvain souffre de devoir jouer un rôle, de changer de personnage au gré du professionnel qui l'encadre. Nous en convenons, la chose n'est pas toujours aisée, parfois pénible mais elle peut aussi être drôle et là encore Molière l'avait magistralement compris. Il nous lègue cette scène truculente dans laquelle l'avare Harpagon s'adresse à Maître Jacques, son cocher. A moins qu'il ne soit son cuisinier.

"Harpagon. – Oh çà, maître Jacques, approchez-vous ; je vous ai gardé pour le dernier.Maître Jacques. – Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier, que vous voulez parler ? Car je suis l'un et l'autre.Harpagon. – C'est à tous les deux.Maître Jacques. – Mais à qui des deux le premier ? Harpagon. – Au cuisinier.Maître Jacques. – Attendez-donc, s'il vous plaît. (maître Jacques ôte sa casaque de cocher, et paraît vêtu en cuisinier).Harpagon. – Quelle diantre de cérémonie est-ce là ?Maître Jacques. – Vous n'avez qu'à parler.Harpagon. – Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à souper. Maître Jacques, (à part). – Grande merveille ![…]Harpagon. – Maintenant maître Jacques, il faut nettoyer mon carrosse.Maître Jacques. – Attendez. Ceci s'adresse au cocher. (Maître Jacques remet sa casaque). Vous dites...Harpagon. – qu'il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour conduire à la foire..." (18).

L'on aura compris que si maître Jacques a le souci de coller à son personnage du moment, ce n'est aucunement pour être agréable à Harpagon, mais parce qu'il s'amuse à être le miroir de la passion de son maître. Sylvain, lui, se dit le miroir des volontés de son encadrant, c'est pourquoi, éclairée par le jeu de Maître Jacques, nous tentons de lever son amertume. L'humour a parfois des vertus salvatrices... Plus sérieusement, si Paul Ricoeur a raison, même si tout change autour de nous, nous obligeant à jouer un rôle, à être un personnage, nos idées, principes, valeurs qui perdurent malgré les aléas de la vie, font que nous sommes toujours la même personne et qu'on nous reconnaît comme telle. C'est cela la fidélité à la parole donnée. Et Phil tiendra-t-il ses promesses ? Nous nous interrogions sur son identité, nous demandant qui est le véritable Phil ? Celui "avant-bilan" futur professionnel remarquable, en symbiose totale avec le service ? Ou celui "après-bilan" qui en est le négatif ? C'est ce dernier point de vue porté sur Phil par les soignants qui, raisonnant sur un faisceau d'indices, l'ont porté de Zénith en Nadir. Alors nous avons laissé Phil se présenter, estimant qu'il était peut-être le mieux placé pour parler de lui. Nous le concédons, notre quête est peu féconde alors posons nos pas dans ceux de Vincent Descombes : il a bien perçu notre difficulté lorsqu'il nous dit que "on voit ici se dessiner l'opposition des deux points de vues sur la personne. D'un côté, le point de vue extérieur des autres sur ma personne […] de l'autre côté le point de vue de l'individu sur lui-même, le point de vue que je suis le seul à avoir sur mon existence et mon identité" (19). Mais Phil sait-il réellement qui il est ? Là encore Paul Ricoeur (20) nous apporte un commentaire éclairant. Si tenir sa promesse est un défi au temps, il nous faut considérer la dimension temporelle, tant dans l'appréhension de la personne que dans celle de l'action. Sous sa plume, nous mobilisons alors le concept d'identité narrative, cette identité qui se construit entre "mêmeté" et "ipséité" et qui prend vie par ce qu'on (parce qu'on) raconte. Nous avons été attentive à l'enseignement dispensé à l'École éthique de la salpêtrière (21) et avons intégré que pour savoir ce que l'on est, on doit se raconter soi-même en se regardant comme si on regardait un autre. C'est du moins le sens du propos de Paul Ricoeur. Autrement dit, pour essayer de comprendre ce qu'il est, Phil doit prendre une distance par rapport à lui et se regarder à la troisième personne, de l'extérieur. Il doit donc se regarder comme autrui, cet autrui qui est là dès le départ, dont on ne peut faire abstraction. Nous n'avons pas toujours été tendre avec le législateur mais force nous est de reconnaître que la réforme de 2009, que nous avons fréquemment évoquée, a introduit dans le processus de formation une notion particulièrement féconde : l'analyse de pratique. De quoi s'agit-il ? C'est ce que nous proposons de vous exposer, car nous percevons dans ce modèle un écho à la pensée de Ricoeur.

 

L'analyse de pratique

Voici, schématiquement exposée, la méthodologie d'analyse de pratique utilisée à Archères.En premier lieu, nous demandons à l'étudiant de se raconter dans une situation où il a été acteur, et qui a suscité chez lui un questionnement ou un étonnement. Cette exercice de narration, où il se regarde de l'extérieur, nous permet de bien visualiser la scène : que s'est-il passé ? A quel moment ? Où ? Qui était présent ? Puis l'étudiant doit faire émerger le(s) motif(s) de son action, son ou ses intention(s) : pourquoi a-t-il ainsi agi, que voulait-il obtenir ? Il répond alors aux questions "pourquoi ?" et "pour quoi ?".Il s'interroge ensuite sur le "comment ?" : comment j'ai procédé exactement ? Quelles connaissances ai-je mobilisées ? Quels outils, méthode ai-je utilisés ?Le "qu'ai-je obtenu" est le résultat de son action. L'écart entre l'intention et le résultat obtenu nourrit un étonnement, Il convient alors de ne pas rester dans un constat stérile mais d'utiliser toutes les ressources possibles, humaines et matérielles, pour être en mesure de comprendre le problème posé. Il doit alors planifier ses activités d'apprentissage : à qui puis-je m'adresser ? Quand ? Quels documents peuvent m'éclairer ? En forme de conclusion, il exprime ce qu'il a retenu de cette situation et ce qui lui semble transférable pour sa pratique future.Marie, l'étudiante exceptionnellement diserte qui nous a expliqué le dispositif de formation clinique, doit réaliser deux analyses de pratique par stage. Retrouvons-la en première année. Peu rompue à l'exercice, voici ce qu'elle nous livre :-    "Ce matin, c'est Mélanie, infirmière, qui m'encadre. Un prélèvement sanguin est à effectuer sur madame B, elle me demande si je veux " me lancer". Contente qu'elle me fasse ainsi confiance, je prépare mon matériel, répète les gestes à accomplir. Puis nous nous rendons dans la chambre. Il était six heures. Je me présente à madame B et lui demande l'autorisation de réaliser ce soin. Elle acquiesce. Je m'en réjouis mais appréhende. Je me concentre sur mon soin, réaliser mon premier prélèvement sanguin avec succès résonne comme une victoire. Mes mains tremblent, je pique, je rate la veine. J'ai envie de disparaître sous terre.– Mon intention : réussir à réaliser un prélèvement sanguin.– Pourquoi ? Il faut savoir faire un prélèvement sanguin si l'on veut être infirmière. Et ça fait partie des actes de soins à valider pour le diplôme. – Quels sont mes besoins d'apprentissage ?  Apprendre à gérer mon stress, m'exercer, prendre confiance en moi. – Ce qui est transférable pour ma pratique future ? Il faut que je m'exerce". Depuis Marie s'est exercée... A réaliser des analyses de pratique. Mais convenons que l'exercice est difficile, même pour des professionnels chevronnés. Certains, dont les habitudes effrangent la conscience, s'y brûlent les ailes. D'autres, par mégarde, versent dans l'analyse de la pratique des autres. Il est malaisé de se regarder comme si l'on regardait un autre et pourtant Phil nous semble y être parvenu. Écoutons-le.

 

Un petit coup de Phil

"Actuellement en semestre cinq à l'institut de formation paramédicale de Saleron, j'ai réalisé mon stage dans un Établissement d'hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes. Implanté sur 100 hectares de parc boisé et d'étang en communion avec la faune et la flore, cet EHPAD a vu le jour grâce à l'Association des petits frères des pauvres, association créée en 1946 par Armand Marquiset qui rêvait d'une société fraternelle et solidaire, reconnaissant la place primordiale des personnes âgées dans l'équilibre social. Or celles-ci sont de plus en plus nombreuses à vivre dans la solitude, souffrant de pauvreté, de précarité et d'exclusion. C'est pourquoi dans cet établissement aux valeurs fraternelles nous pouvons compter sur de nombreux bénévoles afin de soutenir, aider et divertir nos résidents. La situation que je vais essayer d'analyser se déroule le jour de mardi gras. Pour cette journée festive nous avions organisé un après-midi déguisé, invitant résidents, bénévoles et soignants à partager un instant convivial. Autour d'un cocktail dînatoire, des musiciens nous ont offert quelques morceaux d'accordéon, ajoutant à l'ambiance festive et invitant à la danse. Tout en participant activement à l'animation, j'observais du coin de l’œil madame K, qui s'était mise à l’écart. C'est une femme de soixante quinze ans, aux cheveux gris coupés en brosse, présentant un léger surpoids mais n'ayant aucun problème de mobilisation. Surpris de cette attitude de retrait, j'interroge du regard Évelyne, une collègue aide-soignante. Elle me chuchote "t'inquiète pas, c'est normal, elle fait toujours ça dans ce genre d'animation, la timidité sans doute. Mais c'est dommage, surtout qu'elle s'implique dans l'organisation de la journée et souvent, quand on en reparle, elle regrette de ne pas avoir su s'amuser davantage". Vêtu de mon costume de Superman, je décide de voler au secours de la dame en détresse. Je m'approche d'un pas assuré, bien décidé à en découdre avec donzelle Timidité... – Pourquoi ne pas danser sur cette musique ?... Après un petit moment d'hésitation, elle me répond qu'elle ne sait pas danser, et que ce n'est pas à son âge qu'elle va commencer. Ni une ni deux, je lui rétorque que je suis moi-même un piètre danseur, surtout sur ce genre de musique, mais que je ne loupe jamais une occasion de m'amuser. Joignant le geste à la parole, je lui tend la main et l'invite à une petite valse, au milieu des autres convives. Elle ne sut m'éconduire et c'est un visage illuminé que j'ai pu contempler, avec fierté, à la fin de notre prestation. Elle ne s'enfuit pas, se mêla à la conversation des convives. Ma gloire ne fut point éphémère : aux transmissions on fit écho de mon exploit. Rétrospectivement, quelques questions me viennent : comment ai-je réussi là où mes prédécesseurs avaient échoué ? Le fait d'être un homme a-t-il favorisé mon succès ? Et si j'avais essuyé un refus ? Ma tenue de superman m'a-t-elle facilité la tâche ? L' analyse de pratique a pour objet de revenir sur une situation qui nous a questionné, d'en proposer une analyse afin d'en tirer leçon pour notre pratique future. Dans mes analyses antérieures, le décalage entre mon intention et le résultat de mon action était toujours péjoratif. Pour le dire plus simplement : je voulais bien faire mais le résultat obtenu n'était pas à la hauteur. Ici la situation est inédite, j'ai agi de manière impulsive et le résultat est au-delà de mes espérances. J'en suis le premier étonné et cela a motivé mon choix de revenir sur cet épisode et d'en proposer une analyse. Ce jour là je ne portais pas ma blouse blanche, je m'étais déguisé en personnage de fiction, le super-héros Superman, vêtu d'une grande cape rouge, un gros S sur la poitrine, le slip au-dessus du pantalon. Je n'ai pas choisi ce costume par hasard : j'étais désireux de susciter l'étonnement, le rire, la joie, ne craignant pas le ridicule. Ce ne fut pas évident de trouver un déguisement inter-générationnel, mais avec superman, créé dans les années quarante, j'étais sûr de pouvoir toucher une grande partie des résidents. Si je ne passais pas inaperçu et suscitais de nombreuses remarques, ce costume m'insufflait un super-pouvoir ; j'étais vraiment dans le rôle et j'avais toute confiance en moi : on ne refuse rien à un super-héros et surtout pas un sourire. Celui-ci s'afficha sur le visage de madame K. Courbant l'échine en forme de révérence, et me trouvant ainsi à la hauteur de son visage, (je suis plus grand, c'est normal pour un super-héros), à un mètre d'elle, j'ai fiché mon regard dans le sien, tendant ma paume pour accompagner ma sollicitation. Allait-elle me faire l'honneur de m'accorder cette danse ? -    Je ne sais pas danser, allégua-t-elle.Aurait-elle peur du ridicule ? Pas moi, et je la rassurais : si l'on devait rire de quelqu'un, ce ne serait pas d'elle. A l'école d'infirmières, je n'ai pas toujours vécu comme un atout le fait d'être un homme, en cours je me suis parfois senti très isolé parmi toutes ces femmes ; en stage, j'avais parfois le sentiment qu'on faisait plus souvent appel à mes muscles qu'à mon cerveau. Ici rien de tel, car si j'avais été une femme, dans cette ambiance de bal musette, je n'aurai pas invité une autre femme : je trouve ça triste. Où est son homme ? L'a-t-il laissé joyeusement veuve ? Alors qui fait l'homme ? Qui dirige la danse ? En admettant que je dépasse cet état d'esprit sans doute un peu macho, madame K aurait-elle accepté l'invitation d'une femme ? Et dans l'affirmative, ce serait-elle amusée en dansant avec Super-woman ? Ainsi ripolinée, Super-woman aurait-elle été aussi marrante que moi ? Au risque de paraître prétentieux, j'en doute. Je pense ici que le fait d'être un homme m'a servi. Madame K est unique et nous gardons l'un de l'autre un souvenir ému. J'ai beaucoup appris de cette expérience : agissant sans préméditation, sans me formuler mentalement d'objectif, sans inclure mon action dans la démarche de soins, bref sans réfléchir, j'ai tapé dans le mille. Il faut parfois juste se faire confiance. Les appréciations de l'équipe soignante m'ont également beaucoup touché, je me suis senti grand, pas super-héros mais presque. J'étais en paix".Quelqu'un a dit que la paix ne se raconte pas, ce n'est pas tout à fait faux, mais ce n'est pas tout à fait vrai non plus. En se racontant, Phil donne rétrospectivement du sens à une suite d'événements contingents. Ce faisant, il se montre et il nous montre à quel point il est capable de se donner. Il fut à nos yeux magnifique. Nous avions presque oublié que Phil avait été surpris en train de dormir. Alors Ricoeur a raison, c'est justement l'identité narrative qui donne à une vie faite de discordance une unité, une identité dynamique. Elle permet de concilier permanence et mouvance, tant pour les actions que pour les personnages. Certes l'être humain est en perpétuel changement, c'est d'ailleurs ce que nous signifie Montaigne dans ses Essais lorsqu'il nous dit "je ne peins pas l'homme, je peins le passage", mais il y a de la mêmeté aussi, de la permanence. Nous avons vu à ce sujet la valeur de la promesse, mais parachevons plus prosaïquement le sujet. Si l'on excepte le sang mêlé au cordon ombilical à la naissance, nous conservons notre groupe sanguin notre vie durant. De même, notre empreinte génétique semble nous être personnelle. Encore plus simplement, et sauf intervention, si l'on naît fille, on reste du genre féminin. Ce n'est pas le cas du mérou, et c'est sur cet animal que notre devoir est maintenant de réfléchir.

 

Le mérou

Le mérou est un poisson hermaphrodite protogyne, pour le dire plus simplement il change de sexe au cours de sa vie : d'abord asexué, il devient femelle à l'age de cinq ans puis mâle à partir de quinze ans. On dit qu'il peut vivre jusqu'à cinquante ans. Epinephelus marginatus (22) est son nom scientifique ; du grec Epi signifiant "sur", nephelus pour "nuage", non qu'il vive sur un petit nuage, mais en référence à sa livrée tachetée de petits flocons blancs. Marginatus vient du latin marginis signifiant bord, et renvoie au trait clair qui souligne ses nageoires. Plus simplement, nous baptisons Epinephelus marginatus Balthazar et proposons d'aller à sa rencontre dans la réserve sous-marine des îles Mèdes.Balthazar y jouit d'une belle popularité auprès des plongeurs. Peu farouche, il se montre curieux et accompagne volontiers la palanquée, passant tantôt en tête pour disparaître d'un coup de nageoire et ressurgir soudainement dans votre sillage. Il s'approche parfois si près qu'il serait possible de le caresser. Dans les années 80, des plongeurs irresponsables lui offrirent des œufs durs, enchantés de le voir ouvrir sa large bouche pour gober le présent. Ils ont provoqué chez Balthazar une hypercholestérolémie. Il est désormais strictement interdit à la main humaine de lui fournir quelconque nourriture. Si sa taille, pouvant atteindre un mètre vingt, en fait le plus grand poisson des côtes méditerranéennes, nous aurons compris qu'il inspire nulle crainte au plongeur. Une grosse tête, trouée de deux grands yeux proéminents vous fixent d'un air interrogateur. Dotée d'une vision binoculaire, ce qui est rare pour un poisson, il peut évaluer très précisément la distance qui le sépare de l'objet de sa convoitise. Une large bouche bordée de lèvres trop charnues lui donne l'air de bouder. Balthazar est irrésistible. Il a toutefois ses humeurs, mais il prévient, ouvrant largement la bouche, hérissant sa nageoire dorsale, arborant une livrée sombre. Eh oui, à l'instar d'Octave, Balthazar peut changer de manteau, soit pour manifester son mécontentement, soit pour se camoufler. Un brin casanier, il part peu à l'aventure et préfère défendre son territoire. Caché dans les failles rocheuses ou tapi sur le fond marin dont il adopte la couleur, il peut rester inerte. Ce n'est pas qu'il soit nonchalant ou endormi, il s'embusque, aussi patient qu'un pêcheur à la ligne. Balthazar est énorme, mais lorsqu'il souhaite passer inaperçu, seul un œil exercé peut le repérer. Il chasse surtout au crépuscule, avec un coût de fourchette pantagruélique et un goût immodéré pour le poulpe, qu'il gobe littéralement en ouvrant toute grande sa bouche volumineuse Si le lecteur a résisté à l'assoupissement généré par la tonalité soporifique du documentaire animalier, il aura sans doute à cœur de savoir ce que Balthazar vient faire dans notre affaire. Un cheveu sur la soupe ? Assurément non, Balthazar est présent depuis le début de notre réflexion, tellement énorme qu'on en oublie être dans ses entrailles. Balthazar est l'Institution hospitalière qui, voulant montrer la nuit sous son meilleur jour, a doté chaque unité de soins de fauteuils de relaxation afin que les infirmiers en service de nuit puissent se reposer.

 

Notes :

(1) Descombes V. Les embarras de l'identité, op. cit., p 71.(2) Plutarque, Les vies des hommes illustres, Grecs & romains, comparees l'vne auec l'autre, traduit par Amyot J., de l'imprimerie François Perrin, 1866, pp. 6-7, § E-F.(3) Plutarque, Vies des hommes illustres, traduit par Pierron A., Paris, Charpentier, 1853, livre numérisé par google, [en ligne], <http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Plutarque/theseepierron.htm>.(4) Ricoeur P., Soi même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 151.(5) Id. p. 140.(6) Ibid. p. 148.(7) Kant E., Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit., pp. 69-70.(8) Kant E., Critique de la raison pure, Paris, PUF, 2012, p. 234.(9) Fiat E., "Kant", cours dispensé au Master d'éthique UPEM, Paris, La Salpêtrière, 11 décembre 2014.(10) Migne J.P., Dictionnaire universel de mythologie ancienne et moderne, op. cit. colonne 423.(11) Ricoeur P., Soi même comme un autre, op. cit. p. 149.(12) Sylvain, "Parce que l'étudiant est aussi une personne...", in Sérum, op. cit. p. 13.(13) Molière, L'Avare, Paris, Hachette, 1891, Acte IV scène VII, pp. 167-168.(14) Arendt H.,Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, Pocket, Paris, 1994 , p. 303.(15) A Archères, ces unités de soins accueillaient les patients hospitalisés contre leur gré.(16) Descombes V., Les embarras de l'identité, op. cit. p. 44.(17) Sylvain, "Parce que l'étudiant est aussi une personne...", op. cit. p. 13.(18) Molière, L'Avare, op. cit., Acte III scène V, pp. 108-114.(19) Descombes V., Les embarras de l'identité, op. cit. p. 101.(20) Ricoeur P., Soi même comme un autre, op. cit., p. 137.(21) Quentin B., "Analyse critique du concept de déterminisme", cours dispensé au Master d'éthique UPEM, Paris, La Salpêtrière, 9 avril 2015.(22) Doris, Epinephelus marginatus, -Fédération Française d'étude et de sport sous marin-biologie et plongée, [en ligne] <http://doris.ffessm.fr/fiche2.asp?fiche_numero=474>, (consulté le 10 juin 2015).

]]>
news-2743 Wed, 01 Jun 2016 10:10:00 +0200 L’EXPERT, L’ENFANT ET LE DON DE MOELLE OSSEUSE https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/lexpert-lenfant-et-le-don-de-moelle-osseuse Par Isabelle PIPIEN

Peut-on autoriser le prélèvement de moelle osseuse sur un enfant de 7 ans aux troubles autistiques pour le bénéfice de sa soeur ?


Isabelle PIPIEN est Praticien Hospitalier d’Anesthésie Réanimation depuis 1988. Après dix années comme chef de service puis chef de pôle d’anesthésie, de  réanimation polyvalente au Centre Hospitalier de Saint Cloud, elle a rejoint par détachement l’Agence de la biomédecine en 2009. Au sein de la Direction Opérationnelle du Prélèvement et de la greffe d’Organe et de Tissu de l’Agence de la biomédecine elle est référente sur l’activité des Comités d’Experts Donneurs Vivants, sur le prélèvement d’organes thoraciques et le prélèvement de tissus.


Article référencé comme suit :
Pipien, I (2016) "L’expert, l’enfant et le don de moelle osseuse" in Ethique. La vie en question, juin 2016.

NB : Vous pouvez retrouver le document en format PDF au bas de l'article.

Pour simplifier la lecture l'auteure emploie de manière répétée l’acronyme CEDV pour "Comité d’Expert Donneur Vivant" et celui de CSH pour "Cellules Souches hématopoïétiques".


Fallait-il autoriser le prélèvement de moelle osseuse sur K, ce petit garçon de 7 ans aux troubles autistiques, pour le bénéfice de la sœur de cinq ans son aînée, atteinte d’une forme grave de drépanocytose ? Comment appréhender le consentement de cet enfant, à tout le moins son absence de refus ? Tout enfant qualifié médicalement pour le prélèvement peut-il être donneur ?
Malgré le développement du prélèvement de cellules souches sur sang périphérique ou sur sang de cordon ombilical, le don de moelle osseuse par ponction de la crête iliaque, sous anesthésie générale reste indispensable à la greffe de cellules souches hématopoïétiques, seul espoir de guérison dans des situations d’hémopathies graves, notamment pédiatriques. L’extrême rareté de la compatibilité immunologique en population générale conduit à rechercher le donneur dans la famille. Le plus souvent, le seul donneur potentiel est alors un enfant de la fratrie. "Le greffon de moelle osseuse de cellules souches hématopoïétiques d’un frère ou d’une sœur entièrement compatible reste le mètre étalon" (1).
Cette situation conduit à introduire dans la loi une dérogation à l’interdiction de prélèvement sur mineur de Cellules Souches Hématopoïétiques (CSH) en vue de la greffe d’un frère ou d’une sœur (article L1241-3 du Code de la Santé Publique CSP). Les titulaires de l’autorité parentale sont informés par le praticien qui a posé l’indication de la greffe ou tout autre praticien de leurs choix, des risques encourus par le mineur des conséquences éventuelles du prélèvement. Une information appropriée est délivrée au mineur si son âge et son degré de maturité le permettent (R1241-16). Le recueil du consentement des parents, est enregistré par le magistrat du Tribunal de Grande Instance (TGI), qui doit préalablement s’assurer qu’il est libre et éclairé. Les parents adressent au Comité d’Expert Donneur Vivant (CEDV) une demande d’autorisation accompagnée d’une copie des actes du TGI (R1241-18). Le CEDV procède à l’audition de l’enfant seul si son âge et sa maturité le permettent puis de l’enfant et de ses parents. Le CEDV délivre la décision d’autoriser ou non le prélèvement. Celle-ci n’a pas à être motivée et l’audition est protégée par le secret.
Le CEDV est décrit dans le CSP au chapitre des prélèvements d’organe sur personne vivante majeure. Les membres des CEDV sont nommés pour trois ans par arrêté ministériel, sur proposition de l’Agence de la biomédecine. Ils sont indépendants des équipes de greffe. l’Agence de la biomédecine en assure le secrétariat. Les CEDV comportent des titulaires et des suppléants répartis en collèges de médecins, de psychologues et de personnes qualifiées dans les sciences humaines.  Pour chaque session d’audition le comité est composé d’une personne qualifiée en sciences humaines, d’un psychologue et de trois médecins. Lorsque l’audition concerne un mineur, le psychologue doit avoir compétence pédiatrique et l’un des médecins doit être pédiatre.
Un enfant (mais qu’est ce qu’un enfant ?) peut il consentir (mais qu’est ce que consentir ?) à un don de moelle osseuse (en quoi un don de moelle osseuse peut il être un don ?)
Le point d’éclairage de notre cheminement est la situation clinique de l’enfant K. Depuis les premiers signes de son trouble, les parents suivent pour et avec lui tous les programmes de prise en charge spécialisée, prolongeant dans le quotidien du foyer, l’environnement affectif et stimulant adapté. K progresse et s’entrouvre au monde.  Alors que l’état clinique de sa sœur C s’aggrave, accaparant vers elle l’énergie des parents, K régresse. L’indication de greffe de C est posée dans ce contexte. Seul donneur possible, K est sollicité. La procédure sera-t-elle une violence supplémentaire ? L’hypothèse retenue par la pédopsychiatre est que la guérison de C est une voie de stabilisation voire de reprise de la progression de K. Le CEDV reçoit K en même temps que ses parents, son agitation constante ne permettant pas d’envisager de le recevoir seul. L’échange avec les parents sur l’information de la procédure se fait alors qu’il vagabonde autour des experts, souriant mais inaccessible. Malgré l’échec à toute tentative d’établir un embryon de conversation avec l’enfant, l’un des experts saisi un moment plus paisible pour interroger K sur sa compréhension de ce qui va se passer pour lui. Lorsque le nom de sa sœur est prononcé, l’enfant cesse son agitation et soutien le regard de son interlocuteur. Moment intense de silence et de regard où tout se dit sans mot. L’entretien avec l’enfant à communication problématique vient de se faire. Les experts retirent de l’entretien que K perçoit les évènements et le rôle qu’il a à y jouer. Il confirme ainsi aux experts l’observation de la pédopsychiatre ; et à ses parents sa souffrance. Le prélèvement a lieu. C en bénéficie pleinement et K reprend peu à peu le chemin de l’ouverture, réapprenant la diversité du vocabulaire, jouant avec sa sœur.




Un enfant est-il INFANS ?

Définir, c’est mettre au bon endroit. Est-il raisonnable de se poser la question de la définition de l’enfant ? Qu’est ce qu’un enfant dans le monde des humains ? Qui est ce petit être qui vient devant le CEDV, à qui l’on prête la capacité de donner ? La capacité, sinon de consentir, du moins de refuser ?

 L’enfant est longtemps apparu comme une entité indiscernable et mystérieuse. "Dans la plupart des sociétés primitives, les enfants et les adolescents non encore initiés n’appartiennent pas à la communauté ; leurs droits et leurs devoirs sont à peu près inexistants" dit René Girard (2). De l’antiquité mésopotamienne à nos jours, le regard porté par les adultes sur l’enfant change de sens. De témoin du passé, il devient promesse d’avenir. A Sumer il est porteur de la culpabilité des ancêtres et sa maladie est l’expression du courroux des Dieux à l’encontre de sa communauté. Bien meuble dans l’oïkos grec, sa place doit garantir l’ordre immuable des choses établies. On ne s’intéresse guère à lui qu’après le temps des nourrices, lorsqu’il maîtrise la parole. Ressource économique, il est dans l’essor de la modernité soumis à la rapacité industrielle et le Code Napoléon le place sous la coupe de la puissance paternelle. Il faut bien des luttes pour que, de Jules Ferry à la Convention des Droits de l’Enfant de 1990, l’enfant devienne un sujet de droit. Janusz Korczak est l’un de ceux qui contribue le plus à la reconnaissance de l’enfant dans le monde des humains. Plus qu’un humain en devenir, l’enfant est tout d’abord un humain. Il rejette la vision de l’enfant comme espace de projection des désirs des adultes. Nos enfants ne sont pas nos enfants, nous enseigne Khalil Gilbran, car nous sommes " les arcs par lesquels sont projetés [nos] enfants comme des flèches vivantes" (3). L’enfant devient une personne et s’intègre dans le mouvement plus vaste de dé-hiérarchisation familiale à travers la juste reconnaissance de la femme dans une humanité égalitaire. L’autonomie de l’enfant s’affirme dans le même temps que le devoir de sa protection par ses parents et plus largement par la société se confirme. Incapable juridique placé sous la tutelle de ses parents l’enfant, d’un point de vu législatif, ne peut consentir. Pour autant il acquiert le droit d’être informé et de participer aux décisions qui le concerne. Le Code de Déontologie Médicale prévoit (article R4127-42 du CSP) qu’en tant que personne, son consentement doit être systématiquement recherché. L’article L 1111-5 du CSP ouvre le champ de son autonomie, sous condition. Dans le domaine du prélèvement de moelle osseuse, son refus fait obstacle, quel que soit le consentement des parents.
 Mais à rechercher dans le regard porté par les adultes sur les enfants, au cours des âges, dans le champ politique, et finalement législatif, a-t-on pour autant défini l’enfant ? Qu’est ce qu’un enfant ? C’est un être difficile à circonscrire. Est-il une altérité en devenir ? L’adulte est-il son contraire ? Il faudrait dans ce cas définir l’adulte, ce qui nous permettrait de dire ce que n’est pas l’enfant. L’adulte bénéficie d’un développement du corps suffisant, pour subvenir à ses besoins. Il possède suffisamment d’expérience de la vie, de savoir, pour décider de ses actes, en mesurer les conséquences, maîtriser son destin. Face à une situation aussi singulière et violente que la menace mortelle que fait peser la maladie sur un de ses enfants, l’adulte est-il vraiment tout cela ? N’est-il pas, somme toute alors "comme un enfant" ? Ignorant, impuissant et dépendant des autres, des médecins ? Alors l’adulte serait celui qui mène sa vie avec sérieux tel le business man de la quatrième planète du Petit Prince. Mais qui pense encore aujourd’hui que le bébé se contente de jouer à vivre ? L’effroyable expérience perpétrée au XIIIe siècle par Frédéric II de Hohenstaufen, annonce la réponse : l’enfant meurt du silence de sa nourrice. Le mythe prométhéen n’a pas fait du petit de l’homme, un petit homme, mais une humanité dans sa vérité nue et fragile. L’enfant est une humanité pluripotente dès sa naissance. Sa capacité au monde s’organise dans la relation nourricière de l’altérité. Le sérieux de sa vie, se joue en effet dès les premiers instants - que la mémoire ne garde pas. L’oubli est nécessaire à sa spécialisation en tant qu’adulte. L’acquisition du langage en témoigne, qui se fait par interaction entre la mère et l’enfant et par oubli de ce qui n’est pas utilisé. Le babil du bébé est l’argile dans lequel se façonne son dire par l’interaction à sa mère. L’adulte est une spécialisation par affutage de l’enfant dans une manière d’être au monde parmi toutes celles possibles. Du muthos au logos, il incarne l’histoire de l’humanité. Il parle avant de parler, animant tout son corps par un agir relationnel. Et contrairement à ce mot par lequel l’adulte le désigne, l’enfant n’est pas infans, bien au contraire. Nous avons juste oublié toutes les modalités de son expression. Dans la captation des regards, des corps, l’enfant teste la construction de sa relation à l’autre, et, de proche en proche au monde. Il devient ainsi lui-même à chaque instant. L’enfant est l’être qui l’est au moment où il l’est, s’habituant par frottement aux autres à vivre à sa manière, construisant son éthique pas à pas. Ce que nous avons été, nous l’avons oublié. L’adulte se trompe lorsque, considérant qu’il a été enfant, il cherche à reconstruire cet être-enfant, par la mémoire qu’il en garde ou par le raisonnement. Dire de l’enfant qu’il est un adulte potentiel ne veut pas dire qu’il n’est humain qu’en potentialité. Tout au contraire, il est l’humain qui possède en lui toutes les potentialités. L’humain n’est pas un enfant par accident, mais par essence. L’enfant est dès sa naissance une globalité humaine, une matière brute d’homme, dotée d’aptitude relationnelle, fonction participant à son affinement, à sa révélation, à son devenir lui-même. Quelle que soit l’éducation (le dressage) qu’on lui applique, un animal, si agile soit-il, ne sera jamais un être humain. Inversement Mowgli, élevé par les loups ne devient pas loup. Chaque rencontre le façonne selon sa propre essence.  Dès lors, qu’importe que sa manière d’être soit particulière, inhabituelle, redondante à son enfance, "autiste". Interroger l’enfant, l’écouter, c’est lui reconnaître son humanité, et la reconnaissant c’est lui permettre de se vivre en acte. L’instant de la question posée : "es-tu d’accord pour être opéré, que l’on te prenne des cellules  pour donner à ta sœur qui en a besoin pour guérir de sa maladie ?" est un instant de construction. Ne pas poser la question reviendrait à ne pas considérer l’humanité de l’enfant, à le réduire à un vivant seulement utilisable. Autre chose sera de comprendre sa réponse. Mais ne pas comprendre la réponse ne dédouane pas de la nécessité de la poser.
L’enfant est un humain en cours de spécialisation. Si la société s’arrête sur des âges calendaires, les étapes de la spécialisation (âge des rites, années scolaires, statut juridique), les événements de vie rendent ces limites changeantes d’une histoire à l’autre. En synthétisant les approches historiques, religieuses, médicales et juridiques trois grandes périodes semblent se dessiner. Une première période inaugure l’interaction au monde, prépare la différenciation. Epoque du lien mystérieux à la mère, où le babil fait progressivement place à la parole, où les berceuses et les jeux construisent la référence harmonique du futur. Vient ensuite l’âge de l’école, de l’étude, des premiers pas loin de la mère, de la socialisation, celui défini par "[…] une approche psychologique jugée sur la conscience du don et du contre don, encore que l’on peut donner en acte mais pas nécessairement en conscience" (4). Enfin la maturité sexuelle marque le temps des initiations coutumières, de l’entrée au collège et des boutons d’acné. K nous invite à ne pas enfermer l’enfant dans ces limites et, plus qu’à l’accueillir, à aller à sa rencontre. L’expert, ni parent, ni médecin (celui de l’équipe de greffe) reconnaît en lui un semblable, être de liberté, certes, mais être à protéger. Le prélèvement de moelle osseuse fait partie des rares situations où l’autonomie de l’enfant est reconnue. Le CEDV est responsable de sa protection contre toute maltraitance pouvant avoir " (…) des conséquences graves sur son développement physique et psychologique" (5).


Le choix de Sophie

Le moment de l’audition par le CEDV est déclenché par la saisine de l’équipe de greffe, dans une chronologie que les experts ne choisissent pas. Il apparaît comme un instantané, dans une histoire familiale bouleversée, déréglée, à la recherche d’un cap. La décision de greffe de l’enfant malade arrive comme une issue inespérée dans un temps où tout ce qui fait habituellement les priorités et le rythme du quotidien a disparu. L’enfant malade accapare, requiert, épuise toutes les ressources affectives et soignantes des parents. Cette densité dramatique explique sans doute que l’enfant sollicité pour le don ne soit pas dans la lumière de la scène. Il se fond dans, plus qu’il n’incarne, l’espoir que soulève la perspective de la greffe.  Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que l’audition du comité soit parfois présentée comme une étape administrative subalterne et connexe, associée au passage devant le TGI. Que l’audition, charpente le consentement des parents et rende audible la parole de l’enfant et son éventuel refus, peut paraître anachronique aux yeux des équipes de greffes. Dans leur étude, Dominique Davous et Catherine Le Grand-Sébille (6) observent que dans les réponses des familles interrogées "peu de choses sont dites concernant l’enfant donneur et peu de difficultés sont mentionnées quand les répondants s’expriment sur le sujet" suggérant que le recueil du consentement de l’enfant ne pose pas d’embarras. Pour éclairer le consentement que sait-on du devenir des enfants donneurs. L’impact somatique est essentiellement lié au risque anesthésique, connu et maitrisé. L’impact psychique et social reste à explorer. On sait depuis les travaux de F. Topall-Rabanes (7) qu’il n’est pas anodin pour un adulte d’avoir été prélevé de sa moelle osseuse au bénéfice d’un frère ou d’une sœur. Les positions subjectives induites marquent profondément la vie de chacun et bousculent les relations intra familiales. Ces remaniements sont aussi décrits par Olivier Taïeb (8) et surviennent dès la désignation du donneur par l’identification HLA. Forme d’intrusion dans le secret des familles, celle ci est source de phantasme de gémellité, de crainte de contracter la maladie. La toute puissance que peut ressentir l’enfant donneur peut virer au drame du sentiment d’avoir donner la mort si la greffe s’avère un échec. Les parents, entre fierté d’avoir un enfant donneur et culpabilité de ne pas l’être eux-mêmes, peuvent se trouver pris dans une compétition de don, pour garder leur place dans la maîtrise du soin. Enfin, l’équipe de G.-H. Switzer, en mettant en évidence que le score de qualité de vie des enfants donneurs est moins bon lorsqu’il est mesuré à partir de leurs réponses qu’à partir de celles de leurs parents, et qu’il est comparable à celui d’enfants atteints de pathologie chronique, alerte sur la nécessité de mettre en œuvre un travail d’objectivation de leur devenir (9). On voit la fragilité de l’éclairage nécessaire à la fois à un consentement libre des parents et de l’enfant, et de l’instruction du CEDV sur les enjeux éthique de sa décision.

En outre, la notion même de consentement questionne, dans ce contexte. Par héritage aristotélicien, posons que le consentement est le fait de deux parties qui s’accordent pour une action au sein de la contingence, action dont elles ont défini la fin ensemble, pour laquelle ils connaissent et comprennent les conditions particulières, que l’une ou l’autre peut refuser, et qu’aucune ne regrettera. La garantie de l’équilibre entre les parties renvoie la décision de l’action consentie à un tiers dont la mission est de s’assurer de ce qui précède. Comme le maire acte, ou le curé consacre un mariage.
Dans le prélèvement de moelle osseuse, la question est de savoir qui consent à quoi et qui décide de quoi ? La décision médicale de greffe est fondée sur délibération scientifique rigoureuse, dans le respect de la déontologie. C’est cette décision qui amène à solliciter le prélèvement. Les parents ont à porter non pas un consentement mais deux, qui s’imbriquent l’un dans l’autre. Consentir à la greffe de C implique de consentir au prélèvement de K. Le CEDV joue ici un rôle essentiel dans l’intégration de la décision médicale par la famille, lorsque l’espoir thérapeutique n’a pas d’autre possibilité que la greffe. Les parents sont pris dans une forme d’injonction paradoxale ; Il leur faut à la fois  protéger et secourir leurs enfants. L’innocuité apparente du prélèvement au regard de l’espoir salvateur de la greffe rend inaudible l’enfant sollicité pour le prélèvement. Le consentement qui leur est demandé de présenter au magistrat du TGI comporte des zones de fragilités. La liberté y est chétive, et l’information nécessaire à son éclairage comporte des zones d’ombres. Le consentement au prélèvement de l’enfant donneur est aliéné au consentement à la greffe de l’enfant malade. L’aptitude de l’enfant donneur à exprimer un refus est, même en cas de parfaite maîtrise du langage, brouillée par la finalité qu’il perçoit.  
La fin assignée par la loi au CEDV ouvre le champ de la délibération. Celle-ci est méconnue des équipes médicales qui voient dans l’audition une étape administrative de confirmation de leur propre décision. Respecter l’enfant dans son inaliénable dignité humaine passe par l’examen de ce qui la respecte. Selon les circonstances particulières, le prélèvement est ou n’est pas un moyen pour l’enfant d’accéder à sa volonté d’être, comme nous allons tenter de le démontrer au chapitre suivant.


Ce [don] dont nous voulons parler

La polysémie du mot don est source de malentendu. Sur une base indoeuropéenne – do – s’est construit en grec dosis qui est l’action d’administrer l’antidotos . Cette racine conduit aux origines latines de la dote, des data ou de perdre, car perdare, c’est tout donner. K est doté de CSH, douées d’une capacité fonctionnelle telle qu’elles peuvent être, à bonne dose, un antidote à la maladie de C. Cela fait-il de K un donneur ? Et des CSH un don ?

Définir le don reste un sujet de controverse entre sociologues et philosophes. Pour ne pas s’enfermer dans une alternative stérile opposant la triade maussienne – donner/recevoir/rendre - à l’aporie d’un don qui s’annule dès qu’il s’énonce dans la pensée derridienne, nous proposons de paraphraser Aristote et de dire : " le [don] s’entend en autant de manière que d’être". Et pas plus qu’il n’existe chez Aristote de Bien idéal, il n’existe de Don en général. Il nous semble que le don est indissociable de l’altérité suivant le constat de Claude Lefort : "Les hommes en une opération identique, celle du don, se confirment les uns les autres qu’ils ne sont pas des choses" (10). Ainsi le don est une volonté que l’autre soit, et une volonté de vie commune. La place de l’enfant sollicité pour le don, le moment de la sollicitation dans le développement spécifique de l’enfant détermine, pour le consentement son objet : acte thérapeutique de la famille souffrante ou don d’un des siens pour l’autre.
Au total, le prélèvement de moelle osseuse, pour l’enfant sollicité est tout à la fois don et non don. Il n’est pas don, parce qu’il s’agit d’une intervention médicale dont le début porte sur une partie et la fin sur une autre d’un même tout. Si l’enfant n’est pas intégré dans cette globalité souffrante, et que sa sollicitation n’est pas en même temps reconnaissance de lui-même en tant que lui-même, alors l’intervention est une violence qui le réduit à n’être qu’un moyen. Par suite, son refus est une expression de sa volonté d’être et impose, au nom de son irréductible dignité, son  respect. C’est au comité d’en être la parole. Son occurrence n’a pas à être justifiée. Mais il est don, dans le mouvement même de sa réalisation, s’il est l’opportunité de la révélation de l’enfant à lui-même dans sa place et son rôle, lui permettant dans la même action d’être lui-même et que sa sœur soit. Dès lors, ce n’est plus l’équipe médicale qui sollicite l’enfant et le nomme donneur, mais la famille et l’enfant émergeant de son sein qui utilise la médecine comme moyen. Le non refus de l’enfant est alors un renversement par lequel la médecine retourne à son humble rôle de médiateur. Ainsi si le don ne se réduit pas au prélèvement, le CEDV peut en être l’écrin.
L’audition du CEDV est l’espace dans lequel la famille prend l’indispensable distance de l’univers médical. Elle permet la remise en perspective de la technique médicale dans le champ de la construction des relations humaines. Elle recueille la transformation du prélèvement, en vue de greffe, en don sublimant la famille. Au-delà d’une morale kantienne qui impose de " [n’ ]agir [que] de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen" chaque audition met en scène une situation singulière ne permettant pas de préjuger de ce qui est moyen et de ce qui est fin. La famille KC nous l’enseigne, l’extrême de ce qu’elle vit exacerbant ce qui peut se jouer dans toute famille. Il ne s’agit pas d’accorder le mot don à une situation  insupportable d’instrumentalisation du corps. Il s’agit de permettre à la famille de se saisir du don comme transformation de l’insupportable en révélation  de l’humanité de chacun. En nous répondant, K, avec sa manière d’être, exprime clairement qu’il est et qu’il veut que sa sœur soit. Ici réside son don.


Peut-on conclure ?

Un cas clinique, si bien examiné soit-il, ne saurait à lui seul résumer toutes les situations et faire école. Notre travail n’est ni une recherche clinique, ni une analyse de psychothérapie. Il est un questionnement sur ce qui s’opère entre l’expert et l’enfant autour de la question du don de moelle osseuse. En d’autres termes, une observation des conditions de la délibération des experts des Comités Donneurs Vivant (CEDV).

La loi soumet l’autorisation de prélèvement sur l’enfant mineur au CEDV et non au magistrat du TGI. Elle ne le remet pas non plus à un juge des tutelles, comme c’est le cas pour le majeur protégé. Ni à un juge des enfants comme cela se fait dans d’autres pays d’Europe. L’autorisation de prélèvement d’un mineur au bénéfice d’un membre de sa fratrie ou d’un enfant lié au premier degré, ne relève pas du droit positif. La loi ne s’en remet pas non plus à la déontologie. Ce n’est pas une décision médicale. La décision n’appartient pas non plus aux responsables parentaux. Le législateur a confié la décision à un comité dont la délibération doit rester secrète. Elle ne saurait être sanctionnée par le droit, ni blâmée par la déontologie. La décision des experts les confronte à leur conscience. La loi leur assigne la fin : le refus de l’enfant fait obstacle au prélèvement. Il faut y entendre que la fin de la décision est l’enfant, autrement dit que l’autorisation n’a d’autre considération à prendre que l’enfant "donneur", quand toute la démarche indique l’urgence à traiter l’enfant "receveur". Il leur faut donc apprécier ce qu’est l’enfant, ce qu’est le consentement que les parents prennent pour lui, et, puisque l’enfant est désigné "donneur", comme on désigne un volontaire, en quoi consiste le don qu’il refuse ou qu’il accepte ? C’est par l’expérience répétée, le soin pris à chaque décision que se construit la vertu de cette instance par essence éthique. L’audition par le comité, de l’enfant et de ses parents, plus qu’un temps dans le parcours tendu vers la greffe de l’autre enfant, est un lieu en dehors de l’hôpital et en dehors du tribunal où chacun se repositionne autour de l’enfant sollicité pour le prélèvement.
Avons-nous répondu aux trois questions posées en introduction: qu’est-ce qu’un enfant ? Qu’est-ce qu’un consentement ? Le don de moelle osseuse est-il un don ? A tout le moins avons-nous contribué à éclairer les travaux des CEDV ? L’étape actuelle de notre réflexion se concentre sur trois conclusions provisoires.
L’enfant est un humain en cours de spécialisation. Chacune de ses interactions affute, affine, précise son propre devenir. Emergeant à lui-même au sein de sa famille, n’acquérant la distance à lui-même, ne s’objectivant à lui-même que progressivement, son agir est sans médiation dans l’intuition de ce qui lui est bon. Sa capacité délibérative ne lui est pas reconnue et s’il est admis apte à refuser, son consentement est porté par ceux en charge de répondre de lui. Par suite, le consentement des parents, pour qu’il porte celui de l’enfant, doit être finalisé par lui. Or les parents sont tendus par et vers l’autre enfant qui est la cause première de toute la démarche. Interroger l’enfant, ouvre l’espace de l’expression de son positionnement, de là où il est. Son refus potentiel s’exprime dans l’immédiateté de son ressenti. Il est peut-être l’expression de la crainte d’un subir douloureux que symbolise la traditionnelle "peur des piqûres". Mais nous avons vu que bien d’autres peurs s’engouffrent dans l’angoisse que peut générer la perspective du prélèvement. Son acquiescement, à l’inverse, peut traduire une quête de quiétude par assentiment aux adultes qui l’entourent.
La désignation, par l’équipe médicale, de l’enfant comme donneur est une translation du rôle de celle-ci à celui-là. Le prélèvement de moelle osseuse, fut-il au bénéfice de la sœur, reste un acte chirurgical de recueil de CSH. Ces dernières ne participent au don que dans son acception étymologique d’antidosis, comme moyen thérapeutique. Quel que soit son acquiescement ou son refus, l’enfant est alors réduit à ce moyen, ce qui est moralement inacceptable. Le lieu du comité, en détournant le faisceau du projecteur de sa sœur vers lui, permet de discerner en quoi la finalité de l’acte le concerne. La souffrance englobant tous les membres de la famille, le prélèvement et la greffe constituent alors une thérapeutique de la famille, nécessitant le consentement de celle-ci, comme tout consentement aux soins. Il ne saurait alors être question de don, mais des conditions de l’alliance thérapeutique contre la maladie de la sœur dont les symptômes touchent tous les membres de la famille incluant l’enfant sollicité pour le don. A ce stade, le bénéfice attendu de la greffe dépasse la guérison de la receveuse pour tendre à un soin global de la famille. Il n’y a pas don et l’enfant n’est pas réduit à un moyen mais est le lieu d’une partie du soin qui le concerne. Le rôle du comité est de s’assurer de la compréhension des informations fournies par l’équipe médicale sur les risques et les bénéfices attendus par ce traitement qui inclut le prélèvement.
Au-delà, poser la question du positionnement de l’enfant sur le don bouleverse les données de la situation. L’appropriation du don par l’enfant ne peut se faire que par sa sublimation ontologique. Cela passe par la perception qu’a l’enfant de la finalité du prélèvement, et par la perception que les experts ont de cette perception. La finalité détermine la transmutation du prélèvement en don. En posant la question de la destination des CSH, l’expert interpelle l’enfant sur sa vision de l’altérité de sa sœur et par là même sur sa propre individuation. Le prélèvement prend alors place comme étape et support symbolique de la volonté de l’enfant que sa sœur soit, dans le même temps qu’il le constitue en tant que lui-même. Ce faisant l’enfant n’est plus désigné donneur, mais reconnu donateur. A distance de l’environnement médical, dans ce moment et ce lieu de l’audition, ce que l’enfant exprime de sa compréhension du processus en tant que destiné à sa sœur conditionne sa réponse, dont les deux versant, le refus ou le non refus traduisent sa volonté d’être lui-même reconnu comme une fin.
Au terme de cette réflexion il nous semble nécessaire de faire trois ordres de propositions pragmatiques. La clarification du rôle et de la place du CEDV dans la loi par une chronologie plaçant l’audition de l’enfant et de ses parents avant l’enregistrement par le TGI du consentement de ces derniers, confirmera l’éthique de la décision du CEDV et sa conformité à la finalité de l’enfant. Une optimisation de la circulation de l’information entre l’équipe de greffe et le CEDV pourrait faire l’objet    de recommandations sur le contenu du dossier transmis et notamment sur l’impact psychique de la maladie sur l’ensemble de la famille et sa structuration. Enfin, il devient impératif de connaître le devenir des enfants, prospectivement par leur enregistrement sur un registre de suivi intégrant outre l’état de santé somatique, les éléments d’ordre psychique et sociaux, rétrospectivement par une étude de la qualité de vie des enfants qui ont été prélevé au cours des dernières décennies.

Que nous a enseigné l’audition de K ? D’objet d’une décision médicale consentie par ses parents, K est devenu sujet de volonté. L’écoute de son langage singulier a permis à K de placer sur la partition familiale le do d’une harmonie future.

 


Notes :


(1) Dalle J. –H. " L’allogreffe de cellules souches hématopoïétiques en 2012 : pour qui ? Comment ? Dans quelles conditions ?" in Archive de Pédiatrie, 2013 ; 20 : 406-411.
(2) Girard R., La Violence et le Sacré, Paris, Hachette, coll. "Pluriel", 1972, p.24
(3) Gilbran K. Le Prophète Monaco, Editions du Rocher, Les Grands Textes Spirituels, 1993, p27
(4) Valentin C. La fabrique de l’enfant, des lumières et des ombres, Paris, Les Editions du CERF, 2009 ; p 232.
(5) Selon la définition de la maltraitance infantile par l’Observatoire Décentralisé d’Acton Social
(6) Davous D., Le Grand-Sébille C., Aspects et enjeux éthiques autour de la greffe de moelle osseuse en pédiatrie : la communication de l’information aux familles  Rapport de recherche, 2007, Espace Ethique, Assistance Publique Hôpitaux de Paris :
www.iledefrance.fr/sites/default/files/medias/2014/08/rapport_rechercheetude_greffe.oct_.2007.pdf.
(7) Topall-Rabanes F. "Cinq positions subjectives chez les donneurs de moelle osseuse adultes de la fratrie" in La greffe Humaine / Incertitudes éthiques : du don de soi à la tolérance de l’autre Vendôme, PUF coll. Science Histoire et Société, 2000, p 445 - 467
(8) Taieb O. & coll. "enjeux psychiques du don de moelle osseuse" in Evolution Psychiatrique 2002; 67: 480-95
(9) Switzer G. –E. and coll. "Health-related Quality of life among Pediatric Hematopoietic Stem Cells Donors" Istanbul, 41ème EBMT annual meeting, 22 -25 march 2015, O 048, p S28
(10) Lefort C. Les formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978

]]>
news-2744 Wed, 01 Jun 2016 10:10:00 +0200 "L’EXPERT, L’ENFANT ET LE DON DE MOELLE OSSEUSE https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/lexpert-lenfant-et-le-don-de-moelle-osseuse-1 Peut-on autoriser le prélèvement de moelle osseuse sur un enfant de 7 ans aux troubles autistiques pour le bénéfice de sa soeur ? Par Isabelle PIPIEN

Peut-on autoriser le prélèvement de moelle osseuse sur un enfant de 7 ans aux troubles autistiques pour le bénéfice de sa soeur ?


Isabelle PIPIEN est Praticien Hospitalier d’Anesthésie Réanimation depuis 1988. Après dix années comme chef de service puis chef de pôle d’anesthésie, de  réanimation polyvalente au Centre Hospitalier de Saint Cloud, elle a rejoint par détachement l’Agence de la biomédecine en 2009. Au sein de la Direction Opérationnelle du Prélèvement et de la greffe d’Organe et de Tissu de l’Agence de la biomédecine elle est référente sur l’activité des Comités d’Experts Donneurs Vivants, sur le prélèvement d’organes thoraciques et le prélèvement de tissus.


Article référencé comme suit :
Pipien, I (2016) "L’expert, l’enfant et le don de moelle osseuse" in Ethique. La vie en question, juin 2016.

NB : Vous pouvez retrouver le document en format PDF au bas de l'article.

Pour simplifier la lecture l'auteure emploie de manière répétée l’acronyme CEDV pour "Comité d’Expert Donneur Vivant" et celui de CSH pour "Cellules Souches hématopoïétiques".


Fallait-il autoriser le prélèvement de moelle osseuse sur K, ce petit garçon de 7 ans aux troubles autistiques, pour le bénéfice de la sœur de cinq ans son aînée, atteinte d’une forme grave de drépanocytose ? Comment appréhender le consentement de cet enfant, à tout le moins son absence de refus ? Tout enfant qualifié médicalement pour le prélèvement peut-il être donneur ?
Malgré le développement du prélèvement de cellules souches sur sang périphérique ou sur sang de cordon ombilical, le don de moelle osseuse par ponction de la crête iliaque, sous anesthésie générale reste indispensable à la greffe de cellules souches hématopoïétiques, seul espoir de guérison dans des situations d’hémopathies graves, notamment pédiatriques. L’extrême rareté de la compatibilité immunologique en population générale conduit à rechercher le donneur dans la famille. Le plus souvent, le seul donneur potentiel est alors un enfant de la fratrie. "Le greffon de moelle osseuse de cellules souches hématopoïétiques d’un frère ou d’une sœur entièrement compatible reste le mètre étalon" (1).
Cette situation conduit à introduire dans la loi une dérogation à l’interdiction de prélèvement sur mineur de Cellules Souches Hématopoïétiques (CSH) en vue de la greffe d’un frère ou d’une sœur (article L1241-3 du Code de la Santé Publique CSP). Les titulaires de l’autorité parentale sont informés par le praticien qui a posé l’indication de la greffe ou tout autre praticien de leurs choix, des risques encourus par le mineur des conséquences éventuelles du prélèvement. Une information appropriée est délivrée au mineur si son âge et son degré de maturité le permettent (R1241-16). Le recueil du consentement des parents, est enregistré par le magistrat du Tribunal de Grande Instance (TGI), qui doit préalablement s’assurer qu’il est libre et éclairé. Les parents adressent au Comité d’Expert Donneur Vivant (CEDV) une demande d’autorisation accompagnée d’une copie des actes du TGI (R1241-18). Le CEDV procède à l’audition de l’enfant seul si son âge et sa maturité le permettent puis de l’enfant et de ses parents. Le CEDV délivre la décision d’autoriser ou non le prélèvement. Celle-ci n’a pas à être motivée et l’audition est protégée par le secret.
Le CEDV est décrit dans le CSP au chapitre des prélèvements d’organe sur personne vivante majeure. Les membres des CEDV sont nommés pour trois ans par arrêté ministériel, sur proposition de l’Agence de la biomédecine. Ils sont indépendants des équipes de greffe. l’Agence de la biomédecine en assure le secrétariat. Les CEDV comportent des titulaires et des suppléants répartis en collèges de médecins, de psychologues et de personnes qualifiées dans les sciences humaines.  Pour chaque session d’audition le comité est composé d’une personne qualifiée en sciences humaines, d’un psychologue et de trois médecins. Lorsque l’audition concerne un mineur, le psychologue doit avoir compétence pédiatrique et l’un des médecins doit être pédiatre.
Un enfant (mais qu’est ce qu’un enfant ?) peut il consentir (mais qu’est ce que consentir ?) à un don de moelle osseuse (en quoi un don de moelle osseuse peut il être un don ?)
Le point d’éclairage de notre cheminement est la situation clinique de l’enfant K. Depuis les premiers signes de son trouble, les parents suivent pour et avec lui tous les programmes de prise en charge spécialisée, prolongeant dans le quotidien du foyer, l’environnement affectif et stimulant adapté. K progresse et s’entrouvre au monde.  Alors que l’état clinique de sa sœur C s’aggrave, accaparant vers elle l’énergie des parents, K régresse. L’indication de greffe de C est posée dans ce contexte. Seul donneur possible, K est sollicité. La procédure sera-t-elle une violence supplémentaire ? L’hypothèse retenue par la pédopsychiatre est que la guérison de C est une voie de stabilisation voire de reprise de la progression de K. Le CEDV reçoit K en même temps que ses parents, son agitation constante ne permettant pas d’envisager de le recevoir seul. L’échange avec les parents sur l’information de la procédure se fait alors qu’il vagabonde autour des experts, souriant mais inaccessible. Malgré l’échec à toute tentative d’établir un embryon de conversation avec l’enfant, l’un des experts saisi un moment plus paisible pour interroger K sur sa compréhension de ce qui va se passer pour lui. Lorsque le nom de sa sœur est prononcé, l’enfant cesse son agitation et soutien le regard de son interlocuteur. Moment intense de silence et de regard où tout se dit sans mot. L’entretien avec l’enfant à communication problématique vient de se faire. Les experts retirent de l’entretien que K perçoit les évènements et le rôle qu’il a à y jouer. Il confirme ainsi aux experts l’observation de la pédopsychiatre ; et à ses parents sa souffrance. Le prélèvement a lieu. C en bénéficie pleinement et K reprend peu à peu le chemin de l’ouverture, réapprenant la diversité du vocabulaire, jouant avec sa sœur.




Un enfant est-il INFANS ?

Définir, c’est mettre au bon endroit. Est-il raisonnable de se poser la question de la définition de l’enfant ? Qu’est ce qu’un enfant dans le monde des humains ? Qui est ce petit être qui vient devant le CEDV, à qui l’on prête la capacité de donner ? La capacité, sinon de consentir, du moins de refuser ?

 L’enfant est longtemps apparu comme une entité indiscernable et mystérieuse. "Dans la plupart des sociétés primitives, les enfants et les adolescents non encore initiés n’appartiennent pas à la communauté ; leurs droits et leurs devoirs sont à peu près inexistants" dit René Girard (2). De l’antiquité mésopotamienne à nos jours, le regard porté par les adultes sur l’enfant change de sens. De témoin du passé, il devient promesse d’avenir. A Sumer il est porteur de la culpabilité des ancêtres et sa maladie est l’expression du courroux des Dieux à l’encontre de sa communauté. Bien meuble dans l’oïkos grec, sa place doit garantir l’ordre immuable des choses établies. On ne s’intéresse guère à lui qu’après le temps des nourrices, lorsqu’il maîtrise la parole. Ressource économique, il est dans l’essor de la modernité soumis à la rapacité industrielle et le Code Napoléon le place sous la coupe de la puissance paternelle. Il faut bien des luttes pour que, de Jules Ferry à la Convention des Droits de l’Enfant de 1990, l’enfant devienne un sujet de droit. Janusz Korczak est l’un de ceux qui contribue le plus à la reconnaissance de l’enfant dans le monde des humains. Plus qu’un humain en devenir, l’enfant est tout d’abord un humain. Il rejette la vision de l’enfant comme espace de projection des désirs des adultes. Nos enfants ne sont pas nos enfants, nous enseigne Khalil Gilbran, car nous sommes " les arcs par lesquels sont projetés [nos] enfants comme des flèches vivantes" (3). L’enfant devient une personne et s’intègre dans le mouvement plus vaste de dé-hiérarchisation familiale à travers la juste reconnaissance de la femme dans une humanité égalitaire. L’autonomie de l’enfant s’affirme dans le même temps que le devoir de sa protection par ses parents et plus largement par la société se confirme. Incapable juridique placé sous la tutelle de ses parents l’enfant, d’un point de vu législatif, ne peut consentir. Pour autant il acquiert le droit d’être informé et de participer aux décisions qui le concerne. Le Code de Déontologie Médicale prévoit (article R4127-42 du CSP) qu’en tant que personne, son consentement doit être systématiquement recherché. L’article L 1111-5 du CSP ouvre le champ de son autonomie, sous condition. Dans le domaine du prélèvement de moelle osseuse, son refus fait obstacle, quel que soit le consentement des parents.
 Mais à rechercher dans le regard porté par les adultes sur les enfants, au cours des âges, dans le champ politique, et finalement législatif, a-t-on pour autant défini l’enfant ? Qu’est ce qu’un enfant ? C’est un être difficile à circonscrire. Est-il une altérité en devenir ? L’adulte est-il son contraire ? Il faudrait dans ce cas définir l’adulte, ce qui nous permettrait de dire ce que n’est pas l’enfant. L’adulte bénéficie d’un développement du corps suffisant, pour subvenir à ses besoins. Il possède suffisamment d’expérience de la vie, de savoir, pour décider de ses actes, en mesurer les conséquences, maîtriser son destin. Face à une situation aussi singulière et violente que la menace mortelle que fait peser la maladie sur un de ses enfants, l’adulte est-il vraiment tout cela ? N’est-il pas, somme toute alors "comme un enfant" ? Ignorant, impuissant et dépendant des autres, des médecins ? Alors l’adulte serait celui qui mène sa vie avec sérieux tel le business man de la quatrième planète du Petit Prince. Mais qui pense encore aujourd’hui que le bébé se contente de jouer à vivre ? L’effroyable expérience perpétrée au XIIIe siècle par Frédéric II de Hohenstaufen, annonce la réponse : l’enfant meurt du silence de sa nourrice. Le mythe prométhéen n’a pas fait du petit de l’homme, un petit homme, mais une humanité dans sa vérité nue et fragile. L’enfant est une humanité pluripotente dès sa naissance. Sa capacité au monde s’organise dans la relation nourricière de l’altérité. Le sérieux de sa vie, se joue en effet dès les premiers instants - que la mémoire ne garde pas. L’oubli est nécessaire à sa spécialisation en tant qu’adulte. L’acquisition du langage en témoigne, qui se fait par interaction entre la mère et l’enfant et par oubli de ce qui n’est pas utilisé. Le babil du bébé est l’argile dans lequel se façonne son dire par l’interaction à sa mère. L’adulte est une spécialisation par affutage de l’enfant dans une manière d’être au monde parmi toutes celles possibles. Du muthos au logos, il incarne l’histoire de l’humanité. Il parle avant de parler, animant tout son corps par un agir relationnel. Et contrairement à ce mot par lequel l’adulte le désigne, l’enfant n’est pas infans, bien au contraire. Nous avons juste oublié toutes les modalités de son expression. Dans la captation des regards, des corps, l’enfant teste la construction de sa relation à l’autre, et, de proche en proche au monde. Il devient ainsi lui-même à chaque instant. L’enfant est l’être qui l’est au moment où il l’est, s’habituant par frottement aux autres à vivre à sa manière, construisant son éthique pas à pas. Ce que nous avons été, nous l’avons oublié. L’adulte se trompe lorsque, considérant qu’il a été enfant, il cherche à reconstruire cet être-enfant, par la mémoire qu’il en garde ou par le raisonnement. Dire de l’enfant qu’il est un adulte potentiel ne veut pas dire qu’il n’est humain qu’en potentialité. Tout au contraire, il est l’humain qui possède en lui toutes les potentialités. L’humain n’est pas un enfant par accident, mais par essence. L’enfant est dès sa naissance une globalité humaine, une matière brute d’homme, dotée d’aptitude relationnelle, fonction participant à son affinement, à sa révélation, à son devenir lui-même. Quelle que soit l’éducation (le dressage) qu’on lui applique, un animal, si agile soit-il, ne sera jamais un être humain. Inversement Mowgli, élevé par les loups ne devient pas loup. Chaque rencontre le façonne selon sa propre essence.  Dès lors, qu’importe que sa manière d’être soit particulière, inhabituelle, redondante à son enfance, "autiste". Interroger l’enfant, l’écouter, c’est lui reconnaître son humanité, et la reconnaissant c’est lui permettre de se vivre en acte. L’instant de la question posée : "es-tu d’accord pour être opéré, que l’on te prenne des cellules  pour donner à ta sœur qui en a besoin pour guérir de sa maladie ?" est un instant de construction. Ne pas poser la question reviendrait à ne pas considérer l’humanité de l’enfant, à le réduire à un vivant seulement utilisable. Autre chose sera de comprendre sa réponse. Mais ne pas comprendre la réponse ne dédouane pas de la nécessité de la poser.
L’enfant est un humain en cours de spécialisation. Si la société s’arrête sur des âges calendaires, les étapes de la spécialisation (âge des rites, années scolaires, statut juridique), les événements de vie rendent ces limites changeantes d’une histoire à l’autre. En synthétisant les approches historiques, religieuses, médicales et juridiques trois grandes périodes semblent se dessiner. Une première période inaugure l’interaction au monde, prépare la différenciation. Epoque du lien mystérieux à la mère, où le babil fait progressivement place à la parole, où les berceuses et les jeux construisent la référence harmonique du futur. Vient ensuite l’âge de l’école, de l’étude, des premiers pas loin de la mère, de la socialisation, celui défini par "[…] une approche psychologique jugée sur la conscience du don et du contre don, encore que l’on peut donner en acte mais pas nécessairement en conscience" (4). Enfin la maturité sexuelle marque le temps des initiations coutumières, de l’entrée au collège et des boutons d’acné. K nous invite à ne pas enfermer l’enfant dans ces limites et, plus qu’à l’accueillir, à aller à sa rencontre. L’expert, ni parent, ni médecin (celui de l’équipe de greffe) reconnaît en lui un semblable, être de liberté, certes, mais être à protéger. Le prélèvement de moelle osseuse fait partie des rares situations où l’autonomie de l’enfant est reconnue. Le CEDV est responsable de sa protection contre toute maltraitance pouvant avoir " (…) des conséquences graves sur son développement physique et psychologique" (5).


Le choix de Sophie

Le moment de l’audition par le CEDV est déclenché par la saisine de l’équipe de greffe, dans une chronologie que les experts ne choisissent pas. Il apparaît comme un instantané, dans une histoire familiale bouleversée, déréglée, à la recherche d’un cap. La décision de greffe de l’enfant malade arrive comme une issue inespérée dans un temps où tout ce qui fait habituellement les priorités et le rythme du quotidien a disparu. L’enfant malade accapare, requiert, épuise toutes les ressources affectives et soignantes des parents. Cette densité dramatique explique sans doute que l’enfant sollicité pour le don ne soit pas dans la lumière de la scène. Il se fond dans, plus qu’il n’incarne, l’espoir que soulève la perspective de la greffe.  Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que l’audition du comité soit parfois présentée comme une étape administrative subalterne et connexe, associée au passage devant le TGI. Que l’audition, charpente le consentement des parents et rende audible la parole de l’enfant et son éventuel refus, peut paraître anachronique aux yeux des équipes de greffes. Dans leur étude, Dominique Davous et Catherine Le Grand-Sébille (6) observent que dans les réponses des familles interrogées "peu de choses sont dites concernant l’enfant donneur et peu de difficultés sont mentionnées quand les répondants s’expriment sur le sujet" suggérant que le recueil du consentement de l’enfant ne pose pas d’embarras. Pour éclairer le consentement que sait-on du devenir des enfants donneurs. L’impact somatique est essentiellement lié au risque anesthésique, connu et maitrisé. L’impact psychique et social reste à explorer. On sait depuis les travaux de F. Topall-Rabanes (7) qu’il n’est pas anodin pour un adulte d’avoir été prélevé de sa moelle osseuse au bénéfice d’un frère ou d’une sœur. Les positions subjectives induites marquent profondément la vie de chacun et bousculent les relations intra familiales. Ces remaniements sont aussi décrits par Olivier Taïeb (8) et surviennent dès la désignation du donneur par l’identification HLA. Forme d’intrusion dans le secret des familles, celle ci est source de phantasme de gémellité, de crainte de contracter la maladie. La toute puissance que peut ressentir l’enfant donneur peut virer au drame du sentiment d’avoir donner la mort si la greffe s’avère un échec. Les parents, entre fierté d’avoir un enfant donneur et culpabilité de ne pas l’être eux-mêmes, peuvent se trouver pris dans une compétition de don, pour garder leur place dans la maîtrise du soin. Enfin, l’équipe de G.-H. Switzer, en mettant en évidence que le score de qualité de vie des enfants donneurs est moins bon lorsqu’il est mesuré à partir de leurs réponses qu’à partir de celles de leurs parents, et qu’il est comparable à celui d’enfants atteints de pathologie chronique, alerte sur la nécessité de mettre en œuvre un travail d’objectivation de leur devenir (9). On voit la fragilité de l’éclairage nécessaire à la fois à un consentement libre des parents et de l’enfant, et de l’instruction du CEDV sur les enjeux éthique de sa décision.

En outre, la notion même de consentement questionne, dans ce contexte. Par héritage aristotélicien, posons que le consentement est le fait de deux parties qui s’accordent pour une action au sein de la contingence, action dont elles ont défini la fin ensemble, pour laquelle ils connaissent et comprennent les conditions particulières, que l’une ou l’autre peut refuser, et qu’aucune ne regrettera. La garantie de l’équilibre entre les parties renvoie la décision de l’action consentie à un tiers dont la mission est de s’assurer de ce qui précède. Comme le maire acte, ou le curé consacre un mariage.
Dans le prélèvement de moelle osseuse, la question est de savoir qui consent à quoi et qui décide de quoi ? La décision médicale de greffe est fondée sur délibération scientifique rigoureuse, dans le respect de la déontologie. C’est cette décision qui amène à solliciter le prélèvement. Les parents ont à porter non pas un consentement mais deux, qui s’imbriquent l’un dans l’autre. Consentir à la greffe de C implique de consentir au prélèvement de K. Le CEDV joue ici un rôle essentiel dans l’intégration de la décision médicale par la famille, lorsque l’espoir thérapeutique n’a pas d’autre possibilité que la greffe. Les parents sont pris dans une forme d’injonction paradoxale ; Il leur faut à la fois  protéger et secourir leurs enfants. L’innocuité apparente du prélèvement au regard de l’espoir salvateur de la greffe rend inaudible l’enfant sollicité pour le prélèvement. Le consentement qui leur est demandé de présenter au magistrat du TGI comporte des zones de fragilités. La liberté y est chétive, et l’information nécessaire à son éclairage comporte des zones d’ombres. Le consentement au prélèvement de l’enfant donneur est aliéné au consentement à la greffe de l’enfant malade. L’aptitude de l’enfant donneur à exprimer un refus est, même en cas de parfaite maîtrise du langage, brouillée par la finalité qu’il perçoit.  
La fin assignée par la loi au CEDV ouvre le champ de la délibération. Celle-ci est méconnue des équipes médicales qui voient dans l’audition une étape administrative de confirmation de leur propre décision. Respecter l’enfant dans son inaliénable dignité humaine passe par l’examen de ce qui la respecte. Selon les circonstances particulières, le prélèvement est ou n’est pas un moyen pour l’enfant d’accéder à sa volonté d’être, comme nous allons tenter de le démontrer au chapitre suivant.


Ce [don] dont nous voulons parler

La polysémie du mot don est source de malentendu. Sur une base indoeuropéenne – do – s’est construit en grec dosis qui est l’action d’administrer l’antidotos . Cette racine conduit aux origines latines de la dote, des data ou de perdre, car perdare, c’est tout donner. K est doté de CSH, douées d’une capacité fonctionnelle telle qu’elles peuvent être, à bonne dose, un antidote à la maladie de C. Cela fait-il de K un donneur ? Et des CSH un don ?

Définir le don reste un sujet de controverse entre sociologues et philosophes. Pour ne pas s’enfermer dans une alternative stérile opposant la triade maussienne – donner/recevoir/rendre - à l’aporie d’un don qui s’annule dès qu’il s’énonce dans la pensée derridienne, nous proposons de paraphraser Aristote et de dire : " le [don] s’entend en autant de manière que d’être". Et pas plus qu’il n’existe chez Aristote de Bien idéal, il n’existe de Don en général. Il nous semble que le don est indissociable de l’altérité suivant le constat de Claude Lefort : "Les hommes en une opération identique, celle du don, se confirment les uns les autres qu’ils ne sont pas des choses" (10). Ainsi le don est une volonté que l’autre soit, et une volonté de vie commune. La place de l’enfant sollicité pour le don, le moment de la sollicitation dans le développement spécifique de l’enfant détermine, pour le consentement son objet : acte thérapeutique de la famille souffrante ou don d’un des siens pour l’autre.
Au total, le prélèvement de moelle osseuse, pour l’enfant sollicité est tout à la fois don et non don. Il n’est pas don, parce qu’il s’agit d’une intervention médicale dont le début porte sur une partie et la fin sur une autre d’un même tout. Si l’enfant n’est pas intégré dans cette globalité souffrante, et que sa sollicitation n’est pas en même temps reconnaissance de lui-même en tant que lui-même, alors l’intervention est une violence qui le réduit à n’être qu’un moyen. Par suite, son refus est une expression de sa volonté d’être et impose, au nom de son irréductible dignité, son  respect. C’est au comité d’en être la parole. Son occurrence n’a pas à être justifiée. Mais il est don, dans le mouvement même de sa réalisation, s’il est l’opportunité de la révélation de l’enfant à lui-même dans sa place et son rôle, lui permettant dans la même action d’être lui-même et que sa sœur soit. Dès lors, ce n’est plus l’équipe médicale qui sollicite l’enfant et le nomme donneur, mais la famille et l’enfant émergeant de son sein qui utilise la médecine comme moyen. Le non refus de l’enfant est alors un renversement par lequel la médecine retourne à son humble rôle de médiateur. Ainsi si le don ne se réduit pas au prélèvement, le CEDV peut en être l’écrin.
L’audition du CEDV est l’espace dans lequel la famille prend l’indispensable distance de l’univers médical. Elle permet la remise en perspective de la technique médicale dans le champ de la construction des relations humaines. Elle recueille la transformation du prélèvement, en vue de greffe, en don sublimant la famille. Au-delà d’une morale kantienne qui impose de " [n’ ]agir [que] de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen" chaque audition met en scène une situation singulière ne permettant pas de préjuger de ce qui est moyen et de ce qui est fin. La famille KC nous l’enseigne, l’extrême de ce qu’elle vit exacerbant ce qui peut se jouer dans toute famille. Il ne s’agit pas d’accorder le mot don à une situation  insupportable d’instrumentalisation du corps. Il s’agit de permettre à la famille de se saisir du don comme transformation de l’insupportable en révélation  de l’humanité de chacun. En nous répondant, K, avec sa manière d’être, exprime clairement qu’il est et qu’il veut que sa sœur soit. Ici réside son don.


Peut-on conclure ?

Un cas clinique, si bien examiné soit-il, ne saurait à lui seul résumer toutes les situations et faire école. Notre travail n’est ni une recherche clinique, ni une analyse de psychothérapie. Il est un questionnement sur ce qui s’opère entre l’expert et l’enfant autour de la question du don de moelle osseuse. En d’autres termes, une observation des conditions de la délibération des experts des Comités Donneurs Vivant (CEDV).

La loi soumet l’autorisation de prélèvement sur l’enfant mineur au CEDV et non au magistrat du TGI. Elle ne le remet pas non plus à un juge des tutelles, comme c’est le cas pour le majeur protégé. Ni à un juge des enfants comme cela se fait dans d’autres pays d’Europe. L’autorisation de prélèvement d’un mineur au bénéfice d’un membre de sa fratrie ou d’un enfant lié au premier degré, ne relève pas du droit positif. La loi ne s’en remet pas non plus à la déontologie. Ce n’est pas une décision médicale. La décision n’appartient pas non plus aux responsables parentaux. Le législateur a confié la décision à un comité dont la délibération doit rester secrète. Elle ne saurait être sanctionnée par le droit, ni blâmée par la déontologie. La décision des experts les confronte à leur conscience. La loi leur assigne la fin : le refus de l’enfant fait obstacle au prélèvement. Il faut y entendre que la fin de la décision est l’enfant, autrement dit que l’autorisation n’a d’autre considération à prendre que l’enfant "donneur", quand toute la démarche indique l’urgence à traiter l’enfant "receveur". Il leur faut donc apprécier ce qu’est l’enfant, ce qu’est le consentement que les parents prennent pour lui, et, puisque l’enfant est désigné "donneur", comme on désigne un volontaire, en quoi consiste le don qu’il refuse ou qu’il accepte ? C’est par l’expérience répétée, le soin pris à chaque décision que se construit la vertu de cette instance par essence éthique. L’audition par le comité, de l’enfant et de ses parents, plus qu’un temps dans le parcours tendu vers la greffe de l’autre enfant, est un lieu en dehors de l’hôpital et en dehors du tribunal où chacun se repositionne autour de l’enfant sollicité pour le prélèvement.
Avons-nous répondu aux trois questions posées en introduction: qu’est-ce qu’un enfant ? Qu’est-ce qu’un consentement ? Le don de moelle osseuse est-il un don ? A tout le moins avons-nous contribué à éclairer les travaux des CEDV ? L’étape actuelle de notre réflexion se concentre sur trois conclusions provisoires.
L’enfant est un humain en cours de spécialisation. Chacune de ses interactions affute, affine, précise son propre devenir. Emergeant à lui-même au sein de sa famille, n’acquérant la distance à lui-même, ne s’objectivant à lui-même que progressivement, son agir est sans médiation dans l’intuition de ce qui lui est bon. Sa capacité délibérative ne lui est pas reconnue et s’il est admis apte à refuser, son consentement est porté par ceux en charge de répondre de lui. Par suite, le consentement des parents, pour qu’il porte celui de l’enfant, doit être finalisé par lui. Or les parents sont tendus par et vers l’autre enfant qui est la cause première de toute la démarche. Interroger l’enfant, ouvre l’espace de l’expression de son positionnement, de là où il est. Son refus potentiel s’exprime dans l’immédiateté de son ressenti. Il est peut-être l’expression de la crainte d’un subir douloureux que symbolise la traditionnelle "peur des piqûres". Mais nous avons vu que bien d’autres peurs s’engouffrent dans l’angoisse que peut générer la perspective du prélèvement. Son acquiescement, à l’inverse, peut traduire une quête de quiétude par assentiment aux adultes qui l’entourent.
La désignation, par l’équipe médicale, de l’enfant comme donneur est une translation du rôle de celle-ci à celui-là. Le prélèvement de moelle osseuse, fut-il au bénéfice de la sœur, reste un acte chirurgical de recueil de CSH. Ces dernières ne participent au don que dans son acception étymologique d’antidosis, comme moyen thérapeutique. Quel que soit son acquiescement ou son refus, l’enfant est alors réduit à ce moyen, ce qui est moralement inacceptable. Le lieu du comité, en détournant le faisceau du projecteur de sa sœur vers lui, permet de discerner en quoi la finalité de l’acte le concerne. La souffrance englobant tous les membres de la famille, le prélèvement et la greffe constituent alors une thérapeutique de la famille, nécessitant le consentement de celle-ci, comme tout consentement aux soins. Il ne saurait alors être question de don, mais des conditions de l’alliance thérapeutique contre la maladie de la sœur dont les symptômes touchent tous les membres de la famille incluant l’enfant sollicité pour le don. A ce stade, le bénéfice attendu de la greffe dépasse la guérison de la receveuse pour tendre à un soin global de la famille. Il n’y a pas don et l’enfant n’est pas réduit à un moyen mais est le lieu d’une partie du soin qui le concerne. Le rôle du comité est de s’assurer de la compréhension des informations fournies par l’équipe médicale sur les risques et les bénéfices attendus par ce traitement qui inclut le prélèvement.
Au-delà, poser la question du positionnement de l’enfant sur le don bouleverse les données de la situation. L’appropriation du don par l’enfant ne peut se faire que par sa sublimation ontologique. Cela passe par la perception qu’a l’enfant de la finalité du prélèvement, et par la perception que les experts ont de cette perception. La finalité détermine la transmutation du prélèvement en don. En posant la question de la destination des CSH, l’expert interpelle l’enfant sur sa vision de l’altérité de sa sœur et par là même sur sa propre individuation. Le prélèvement prend alors place comme étape et support symbolique de la volonté de l’enfant que sa sœur soit, dans le même temps qu’il le constitue en tant que lui-même. Ce faisant l’enfant n’est plus désigné donneur, mais reconnu donateur. A distance de l’environnement médical, dans ce moment et ce lieu de l’audition, ce que l’enfant exprime de sa compréhension du processus en tant que destiné à sa sœur conditionne sa réponse, dont les deux versant, le refus ou le non refus traduisent sa volonté d’être lui-même reconnu comme une fin.
Au terme de cette réflexion il nous semble nécessaire de faire trois ordres de propositions pragmatiques. La clarification du rôle et de la place du CEDV dans la loi par une chronologie plaçant l’audition de l’enfant et de ses parents avant l’enregistrement par le TGI du consentement de ces derniers, confirmera l’éthique de la décision du CEDV et sa conformité à la finalité de l’enfant. Une optimisation de la circulation de l’information entre l’équipe de greffe et le CEDV pourrait faire l’objet    de recommandations sur le contenu du dossier transmis et notamment sur l’impact psychique de la maladie sur l’ensemble de la famille et sa structuration. Enfin, il devient impératif de connaître le devenir des enfants, prospectivement par leur enregistrement sur un registre de suivi intégrant outre l’état de santé somatique, les éléments d’ordre psychique et sociaux, rétrospectivement par une étude de la qualité de vie des enfants qui ont été prélevé au cours des dernières décennies.

Que nous a enseigné l’audition de K ? D’objet d’une décision médicale consentie par ses parents, K est devenu sujet de volonté. L’écoute de son langage singulier a permis à K de placer sur la partition familiale le do d’une harmonie future.

 


Notes :


(1) Dalle J. –H. " L’allogreffe de cellules souches hématopoïétiques en 2012 : pour qui ? Comment ? Dans quelles conditions ?" in Archive de Pédiatrie, 2013 ; 20 : 406-411.
(2) Girard R., La Violence et le Sacré, Paris, Hachette, coll. "Pluriel", 1972, p.24
(3) Gilbran K. Le Prophète Monaco, Editions du Rocher, Les Grands Textes Spirituels, 1993, p27
(4) Valentin C. La fabrique de l’enfant, des lumières et des ombres, Paris, Les Editions du CERF, 2009 ; p 232.
(5) Selon la définition de la maltraitance infantile par l’Observatoire Décentralisé d’Acton Social
(6) Davous D., Le Grand-Sébille C., Aspects et enjeux éthiques autour de la greffe de moelle osseuse en pédiatrie : la communication de l’information aux familles  Rapport de recherche, 2007, Espace Ethique, Assistance Publique Hôpitaux de Paris :
www.iledefrance.fr/sites/default/files/medias/2014/08/rapport_rechercheetude_greffe.oct_.2007.pdf..
(7) Topall-Rabanes F. "Cinq positions subjectives chez les donneurs de moelle osseuse adultes de la fratrie" in La greffe Humaine / Incertitudes éthiques : du don de soi à la tolérance de l’autre Vendôme, PUF coll. Science Histoire et Société, 2000, p 445 - 467
(8) Taieb O. & coll. "enjeux psychiques du don de moelle osseuse" in Evolution Psychiatrique 2002; 67: 480-95
(9) Switzer G. –E. and coll. "Health-related Quality of life among Pediatric Hematopoietic Stem Cells Donors" Istanbul, 41ème EBMT annual meeting, 22 -25 march 2015, O 048, p S28
(10) Lefort C. Les formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978

]]>
news-2745 Wed, 25 May 2016 20:25:00 +0200 Des préférences sociales pour une théorie de la moral en économie https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/des-preferences-sociales-pour-une-theorie-de-la-moral-en-economie Les préférences sociales peuvent-elles constituer les prémisses d’une théorie positive de la morale en économie ? Un article détaillé et exigeant de Sylvie Thoron qui fait le point sur différentes théories relatives à l’empathie et à la morale en économie.
Sont évoquées de nombreuses expériences de jeu nourrissant la théorie économique expérimentale. A l’approche d’Adam Smith du De la Richesse des nations qui n’étudie que l’intérêt individuel comme critère économique, Sylvie Thoron ajoute la Théorie des sentiments moraux où l’individu est aussi mû par l’attention au regard des autres. Il faut en tout cas, selon l’Auteure, dépasser en économie l’individualisme méthodologique pour pouvoir envisager de manière évolutionniste que des préférences sociales puissent émerger progressivement de l’interaction des hommes entre eux.

Sylvie Thoron, Université Paris-Est, LIPHA, UPEC, Sylvie.thoron@u-pec.fr

Sylvie Thoron est Professeur d’économie à l’Université Paris-Est Créteil et membre du LIPHA. Après avoir longtemps consacré sa recherche aux interactions sociales, à la théorie des jeux, à l’économie publique et à l’économie de l’environnement, elle adopte aujourd’hui une approche plus épistémologique et s’intéresse en particulier aux modèles de comportement qui fondent les sciences économiques.

Article référencé comme suit :
Thoron, S. (2016) "Les préférences sociales peuvent-elles constituer les prémisses d'une théorie positive de la morale en économie ?" in Ethique. La vie en question, mai 2016.

(Version PDF en bas de document)

Introduction
On aurait pu penser que la science économique dominante était parvenue à évacuer la morale de son champ d’analyse. Les questions de justice sociale et de justice distributive se trouvaient cantonnées dans la théorie du choix social, une approche normative qui, bien que respectée dans le monde académique, n’avait aucune influence sur le reste de la profession et les recommandations que celle-ci pouvait adresser aux politiques. L’exemple de l’influence d’Amartya Sen dans les instances internationales ne faisant, selon nous, que confirmer la règle. La science économique dominante se justifiait de cette mise à l’écart des questions liées à la morale en évoquant au moins trois raisons. Premièrement, parce que, prenant comme référence fondamentale le libéralisme économique de La Richesse des nations, elle pouvait stipuler avec Adam Smith que le marché n’avait pas besoin de morale. Deuxièmement, parce que l’impossibilité de la comparaison interpersonnelle des utilités constituait une justification technique. Enfin, parce qu’elle semblait avoir trouvé dans l’optimum de Pareto le critère qui lui permettait de comparer et juger les situations sociales et donc de rester une science de la décision publique. Ainsi, semblait-il y avoir un quasi-consensus à ce sujet. Non pas que la science économique ait jamais été parfaitement homogène mais les controverses entre économistes ne portaient pas sur la moralité mais sur l’efficacité du marché. Sourds aux attaques des autres sciences sociales, de la philosophie, du politique et du profane (1), lorsque les uns et les autres parlaient de l’immoralité des marchés, les économistes semblaient attribuer ces critiques à une incompréhension des fondements du libéralisme économique et à une confusion entre immoralité et irrationalité ou inefficacité.


Ce quasi-consensus est cependant devenu de plus en plus fragile au tournant de notre XXIième siècle. L’économie expérimentale et comportementale avait depuis longtemps montré l’incapacité du modèle de l’agent économique à reproduire les comportements observés dans le laboratoire et dans la réalité économique. Dans un premier temps cependant, l’interprétation alternative fut souvent celle de la rationalité bornée des agents, jusqu’à ce que l’interprétation à travers le prisme de leur moralité s’impose finalement. Autre signe de ce retour de la morale en économie, Bruni et Sugden (2013) veulent aujourd’hui répondre aux accusations des philosophes et invitent les économistes à réfléchir aux vertus du marché.


Ainsi, il semblerait que l’économie ait aujourd’hui besoin d’une théorie positive de la morale. Par théorie positive de la morale nous entendons une théorie qui pourrait expliquer comment ce que l’on désigne sous le terme générique de "morale" émerge et façonne le comportement des individus en société. Il ne s’agit donc pas d’une théorie normative mais bien d’une théorie qui pourrait compléter les théories du comportement en économie.


Une théorie positive de la morale n’existe-t-elle donc pas déjà ? L’économie expérimentale et comportementale ne s’est pas limitée à faire la preuve d’observations contrariantes pour le modèle de l’agent économique. Elle a apporté des éléments d’interprétation et de modélisation. La théorie des préférences sociales a permis de modifier le modèle de la fonction d’utilité pour lui permettre de reproduire les comportements pro-sociaux observés dans les expériences comme des faits stylisés. La théorie des jeux évolutionnaires a fourni des modèles permettant d’expliquer l’apparition de comportements moraux ou pro-sociaux comme résultat d’un processus de sélection. Nous nous proposons ici de faire un bref état des lieux d’une théorie positive de la morale en économie. L’objectif ne sera pas d’être exhaustif mais plutôt de mettre en évidence les difficultés qu’une telle entreprise présente pour la science économique et les autres sciences du comportement. La réintroduction de la morale en économie, si elle a lieu, ne se fera pas à moindre frais.


Nous montrerons que la volonté de préserver le cadre théorique a jusque-là souvent primé sur la nécessité d’expliquer les comportements réels. Or, l’individualisme méthodologique inhérent à ce cadre rend difficile la compréhension de ce que l’on peut désigner de façon générale sous le terme de mécanismes, c’est-à-dire de ce qui, dans l’environnement des sujets et leur interaction pourrait expliquer les comportements pro-sociaux ou moraux. Nous soutiendrons, a contrario, que seule une approche résolument axée sur ces mécanismes peut ouvrir la voie vers une théorie positive de la morale en économie et nous défendrons ici cette approche, quitte à ce que cela nécessite de sortir du cadre de la théorie de l’utilité. Considérant que cette démarche est celle déjà adoptée par Adam Smith dans la Théorie des sentiments moraux, nous tenterons de savoir si l’économie expérimentale, aidée des autres sciences du comportement et notamment des neurosciences sociales, peuvent y apporter un éclairage nouveau et complémentaire.

1.    Une théorie positive de la morale existe-t-elle déjà ?
Dans cette première partie, nous nous intéressons à une littérature expérimentale qui pourrait sembler servir de prémisse à une théorie positive de la morale. Nous ne tenterons pas ici d’en donner une description exhaustive, nous voulons seulement mettre en évidence les tournants importants de son développement. En particulier, nous ferons l’impasse sur les expériences liées à la théorie du choix social qui tentent d’éliciter les principes de justice tels qu’ils sont perçus dans la population et qui reposent essentiellement sur des protocoles à vignette ou questionnaire. La méthode de ce type d’expérience est de décrire une situation aussi réelle que possible et de demander à des sujets de proposer un partage qu’ils considèrent comme juste. La plupart de ces expériences ne comportent pas d’incitations pour les sujets. Pour toute cette littérature on pourra se référer en particulier à une longue revue de la littérature de Konow (2003) et à un ouvrage sur ce thème de Gaertner et Schokkaert (2012). Nous délaisserons ici cette littérature car elle a pour objectif une analyse positive des théories de la justice et de la morale pour reprendre le titre de l’article de Konow, alors que nous recherchons ici les prémisses d’une théorie positive de la morale. Dans la première approche les expériences servent à tester la validité empirique des principes et axiomes de justice tels qu’ils sont discutés dans la théorie. Dans la deuxième approche, quasi-inductive, qui nous intéresse ici, les expériences servent à découvrir les mécanismes qui génèrent des comportements pro-sociaux ou moraux. Aussi nous intéressons-nous ici à une littérature qui s’est basée sur une méthodologie différente, qui consiste à impliquer les sujets dans des jeux d’interaction,  et à observer leur comportement. L’hypothèse étant que la morale émerge de l’interaction sociale. Les protocoles de ces expériences sont basés sur les incitations économiques (incentivized), c’est-à-dire que les sujets sont payés en fonction de leurs choix et du choix des autres. L’analyse consiste alors à déduire des comportements observés la place et le rôle d’un sentiment moral ou de justice dans la prise de décision des sujets. Les résultats de ces expériences, nous le verrons, avaient prétention à modifier la théorie du comportement en économie.
    __ o __    
Dans les années 80, l’économie expérimentale commence à produire des faits stylisés qui ne peuvent être expliqués par le modèle dominant. Les expériences révélatrices de ces écarts se basent sur des jeux simples qui mettent en relations deux individus, jeu d’ultimatum, jeu du dictateur, jeu d’investissement mais aussi, un peu plus tard, sur des jeux impliquant des groupes d’individus plus ou moins grands comme le jeu de contribution à un bien public (voir Camerer et al. 2003 pour une revue de cette littérature). Dans le jeu de l'ultimatum une première personne (joueur A) doit décider de la façon de partager une certaine somme d'argent avec une seconde personne, le récipiendaire,  (joueur B). Dans une deuxième étape, celui-ci doit alors décider s’il accepte ou refuse l'offre. En cas de refus, aucun des deux individus ne reçoit d'argent. Selon le modèle dominant, le récipiendaire devrait accepter toute proposition qui lui laisse un paiement strictement supérieur à zéro et le sujet qui propose devrait, en conséquence, lui laisser le plus petit montant possible. Or, les expériences montrent que le récipiendaire refuse avec une fréquence élevée toute proposition inférieure à 25% du montant total et les partages proposés proches du 50/50 apparaissent avec une fréquence relativement élevée (10%). Le jeu du dictateur diffère du jeu d’ultimatum par le fait que le récipiendaire n’a pas la possibilité de refuser le partage qui lui est proposé. Les aspects stratégiques se trouvant de ce fait éliminés. Si la fréquence des propositions égoïstes augmente alors, l’écart par rapport aux comportements supposés en théorie persiste. Lorsque le protocole prend soin d’assurer l’anonymat parfait entre sujets d’une part et entre chaque sujet et les personnes organisant l’expérience d’autre part, cet écart persiste toujours (Hoffman et al. 1996).


Ces observations ont fait l’objet de deux types d’interprétation qui amenaient à reconsidérer le modèle dominant. Selon la première interprétation les sujets ont une rationalité bornée, selon la deuxième ils sont altruistes. Nous nous intéressons ici à ce deuxième type d’interprétation, de plus en plus mobilisé au détriment du premier, et aux développements théoriques qu’il a générés, en premier lieu desquels se situe la théorie des préférences sociales. Fehr et Fischbacher (2004) definissent ainsi les préférences sociales : “other-regarding preferences in the sense that individuals who exhibit them behave as if they value the payoff of relevant reference agents positively or negatively.” Fehr et Shmidt (1999) et Bolton et Ockenfelds (2000) proposent en effet des modèles qui, sans bouleverser le cadre dominant, permettent de reproduire ces comportements observés.  Il s’agit simplement de modifier la fonction d’utilité en y intégrant une composante qui  représente l’intérêt que l’individu porte au paiement des autres. Dans le modèle de Fehr et Shmidt, dit modèle d’aversion aux inégalités, cette composante est simplement la différence entre le paiement de l’individu et celui de l’autre ou une moyenne de ceux des autres. La fonction d’utilité est alors une somme pondérée du paiement matériel du joueur et de cette composante. Petite subtilité : le joueur est plus sensible aux inégalités qui sont en sa défaveur qu’à celle qui sont en sa faveur : le joueur valorise l’égalité des paiements mais il est aussi plus ou moins légèrement biaisé en sa propre faveur. Ce modèle a connu un succès phénoménal dans la littérature économique. Parmi les articles publiés dans le Quarterly Journal of Economics depuis sa création, c’est le quatrième article le plus cité.


L’aversion aux inégalités n’est cependant qu’une forme particulière de préférences sociales. D’autres modèles ont été proposés, notamment une préférence pour le bien-être social et une préférence pour le bien-être des plus démunis. Des expériences ont été conçues pour tenter de distinguer l’importance relative de ces différentes formes de préférences sociales (Charness and Rabin 2002, Engelman and Strobel 2004). La réciprocité est aussi considérée comme un type de préférence sociale et a occupé une place particulièrement importante dans le débat. Si, comme nous le disions plus haut, Fehr et Fishbacher (2004) donnent une définition générale des préférences sociales, ils ajoutent que la réciprocité est un cas particulier, plus sophistiqué que l’aversion aux inégalités : “Strong reciprocity means that individuals behave as if their positive or negative valuation of the reference agent’s payoff depends on the actions of the reference agent.” La réciprocité a été proposée pour interpréter les résultats d’une littérature expérimentale qui semblait mettre en évidence le fait que la générosité d’un sujet dépendait de ce qu’il avait pu observer dans le passé du comportement d’un autre sujet (voir par exemple, parmi les références les plus récentes Ben-Ner et al. 2004, Servatka 2009, Stanka 2009, Herne 2013). Plus précisément, ces travaux ont mis en évidence le fait que la générosité du dictateur pouvait être fortement corrélée à la générosité dont il avait pu bénéficier auparavant. Il y aurait au moins trois notions différentes de réciprocité que l’on peut définir facilement sur la base d’un jeu du dictateur. La réciprocité stricte que l’on observe dans une situation où un individu B qui a été récipiendaire d’un dictateur A et a donc subi les conséquences du choix de partage de A, se retrouve à présent dictateur pour ce même individu A. Les rôles sont simplement inversés. Dans ce type de protocole le comportement des sujets de types B s’interprète comme une expression de la réciprocité stricte lorsque il y a forte corrélation entre les choix de B envers A  et les choix de A envers B. Le sujet B est généreux si le sujet A l’a été et inversement le sujet B est égoïste et donne peu ou pas si le sujet A a été égoïste. On peut observer une réciprocité généralisée dans un protocole ou le récipiendaire B qui a observé le choix du dictateur A à son endroit devient ensuite le dictateur d’un troisième sujet C. Il y a alors réciprocité généralisée lorsque, comme précédemment, les choix du sujet B sont fortement corrélés aux choix du sujet A, indépendamment du fait que le sujet C n’est en rien responsable des choix du sujet A. Enfin, on peut observer une réciprocité indirecte dans un protocole où un sujet C observe le comportement d’un dictateur A à l’encontre d’un sujet B et devient ensuite dictateur pour le sujet A. La littérature montre en général l’existence de la réciprocité, surtout stricte et indirecte. Les résultats concernant la réciprocité générale sont beaucoup moins concluants.

Les différents modèles qui ont été proposés pour permettre à l’homo economicus de faire preuve de réciprocité ne peuvent se limiter à introduire dans la fonction d’utilité d’un individu une composante qui dépend du comportement de son partenaire. La modélisation nécessite cette fois-ci de modifier le concept d’équilibre (Falk et Fischbacher 2005). Dans les versions les plus sophistiquées proposées par Matthew Rabin (première version dans Rabin 1996) l’individu ne se préoccupe pas seulement alors de ce qu’il observe du comportement de l’autre mais aussi de ce qu’il peut en induire au sujet de ses intentions. La modélisation porte alors sur les croyances. Ces modèles sont cependant très compliqués et difficilement utilisables et résolubles. Ce qui fait dire à Ernst Fehr que son modèle d’aversion aux inégalités est une bonne approximation de ces modèles tout en étant nettement plus simple et facile à utiliser (Fehr et Fischbacher 2005, page 152).  Pourtant, si la modélisation de la réciprocité est si complexe, c’est peut-être parce qu’elle présente une différence essentielle avec l’aversion aux inégalités. La réciprocité peut difficilement se réduire à une composante de la fonction d’utilité qui serait donc une caractéristique intrinsèque de l’individu. La modélisation de la réciprocité exige en effet de tenir compte de l’interaction entre individus. La réciprocité n’est pas une caractéristique de l’individu, elle est un mécanisme. Notons pour conclure sur ce point qu’il y a une progression dans la profondeur de l’analyse entre ces différentes modélisations lorsque l’on passe de l’idée que les sujets se préoccupent du paiement des autres à l’idée qu’ils se préoccupent du comportement des autres et enfin à l’idée qu’ils se préoccupent des intentions des autres. Les paiements pouvant résulter des comportements qui peuvent résulter eux-mêmes des intentions. Se pose-t-on la question de savoir de quoi résultent les intentions ?
---o---
Alors que l’on vient à peine de trouver ce qui est présenté comme une réponse théorique aux faits stylisés expérimentaux, le modèle des préférences sociales, Cherry et al (2002) publient de nouveaux résultats qui les remettent en question. Au protocole traditionnel basé sur un jeu du dictateur, ils proposent d’ajouter une première étape pendant laquelle le dictateur doit accomplir une tâche pour gagner le montant qu’il pourra partager dans la deuxième étape. Il apparait que le dictateur devient alors très égoïste et son comportement devient à nouveau conforme à ce que prédit la théorie toujours dominante. Pour autant cet article ne donne pas raison à cette théorie mais montre que l’on est allé sans doute un peu vite en donnant une explication basée sur l’aversion aux inégalités. En effet, on comprend alors que les protocoles qui avaient été à la base d’une vaste littérature partaient tous d’une hypothèse fausse : les sujets n’accordent pas d’importance à l’origine du montant qu’ils ont à partager ou investir. Dans les protocoles, comme dans la fonction d’utilité, l’argent n’avait pas d’odeur. Alors que cette hypothèse devait être remise en question en même temps que l’hypothèse d’un comportement parfaitement égoïste et égocentré.


La nouvelle littérature expérimentale qui se développe alors est basée sur un protocole type composé de deux étapes : une première étape dans laquelle, à la différence du cadre de Cherry et al., tous les sujets participent et qui leurs permet de gagner une somme qui peut être ensuite partagée dans la deuxième étape. On comprend que l’aversion aux inégalités a pu être une interprétation pertinente parce que l’absence de phase de production équivaut à donner des droits égaux aux deux sujets d’un jeu d’ultimatum ou du dictateur. Le partage égalitaire est alors le principe de justice le mieux adapté à ce contexte. Une autre interprétation plus générale est ainsi proposée, selon laquelle les sujets se réfèrent à des principes de justice (Cappelen et al. 2004, Rodriguez et Moreno 2012) ou des droits, claims en anglais (Gachter et Riedl 2005 et 2006). Ainsi l’article de Cherry, Frykblom et Shogren a ouvert la voie à une littérature sur  les principes de justice.


Dans le protocole proposé par Cappelen et al (2007), la phase de distribution, qui est un jeu du dictateur, est précédée d’une phase de production pendant laquelle les sujets doivent répondre à un questionnaire de culture générale. Dans chaque paire, le montant qui va être partagé dépend du nombre de réponses correctes mais aussi d’un prix qui n’est pas le même pour les deux sujets. Ainsi, trois points focaux peuvent apparaître qui dépendent de trois principes de justice fondamentaux, issus d’un long débat sur la responsabilité (voir Konow 2003). Le partage strictement égalitaire du montant total, le partage libertarien qui attribue à chaque sujet un montant proportionnel à ce que sa participation a permis d'obtenir, indépendamment du fait qu’il n’est pas responsable du prix qui s’applique à ses réponses correctes, et enfin le partage libertarien-égalitaire en proportion du nombre de réponses correctes. Cappelen et al. montrent qu’effectivement, les partages proposés sont très proches des partages qui correspondent aux trois principes de justice.  Ils proposent alors un modèle qui leurs permet d’assez bien répliquer leurs observations.  Le modèle intègre dans la fonction d’utilité une composante représentant la valorisation des principes de justice. Ils remplacent l’écart entre le paiement matériel du joueur et la moyenne des paiements des autres qui représente l’aversion aux inégalités dans le modèle de Fehr et Schmidt (1999), par un écart entre le paiement matériel du joueur et un partage qui correspond à un idéal de justice. Cet idéal de justice est propre à l’individu, il le caractérise, comme les poids qui là aussi pondèrent les différentes composantes de la fonction d’utilité. Ainsi passe-t-on de la théorie de l’aversion aux inégalités à la théorie des idéaux de justice.


Plus récemment, en 2013, Rodriguez et Moreno ont proposé une conception alternative de la façon dont les principes de justice comptent dans les choix des sujets. Leur protocole est assez proche de celui de Cappelen et al. (2004) et comme ces derniers, ils montrent que le dictateur n’est pas égoïste et semble se référer à l’un ou l’autre des trois principes de justice. Cependant, en comparant un traitement où le dictateur bénéficie d’une rémunération plus élevée que le récipiendaire et un traitement avec les attributions inverses, ils montrent que les propositions des dictateurs du premier traitement  sont plus fréquemment proches du principe libertarien alors que les propositions des dictateurs du deuxième traitement sont plus fréquemment proches du principe égalitaire. La différence entre les deux traitements est significative. Le traitement statistique semble donc montrer que le dictateur choisit le principe de justice qui maximise son paiement. Rodriguez et Moreno montrent ainsi qu’un phénomène bien connu par ailleurs, le biais égoïste, s’applique aussi aux principes de justice. Selon Babcoq et Lowenstein (1997) le biais égoïste "is the tendency for parties to arrive at judgments that reflect a self-serving bias to conflate what is fair with what benefits oneself." Ce mécanisme a été largement analysé dans la littérature en psychologie qui montre qu’il ne peut être considéré comme rationnel au sens où il n’est ni stratégique ni même conscient. Au-delà de ce mécanisme particulier, les travaux de Rodriguez et Moreno montrent surtout qu’il est possible d’avoir une autre représentation de la façon dont les principes de justice influencent le comportement des individus. Si le dictateur choisit le principe qui maximise son paiement matériel, alors cela signifie que l’on peut difficilement considérer qu’il est caractérisé par un idéal de justice  comme défini dans le modèle de Cappelen et al.


Aux interprétations précédentes en termes de principes de justice s’ajoutent les interprétations en termes de droit. Dans les protocoles de Gachter et Riedl (2005 et 2006) les sujets gagnent, comme précédemment, ce qui doit être partagé mais par ailleurs le partage est dans un premier temps imposé par l’expérimentateur. Puis, de façon aléatoire, le montant à partager est réduit et les sujets qui ne peuvent plus obtenir autant qu’avant doivent alors négocier une répartition du montant réduit. Cette fois-ci la négociation peut comporter plusieurs offres et contre-offres.  Gachter et Riedl montrent que le premier partage imposé par l’expérimentateur à la première étape constitue une référence tout au long de la négociation. Les sujets l’utilisent comme une revendication (claim). Ainsi, les sujets considèrent qu’ils ont des droits sur le montant à partager non seulement parce qu’ils l’on gagné et mérité mais tout aussi bien parce que l’expérimentateur ou le hasard le leur a attribué. A la lumière de cette nouvelle interprétation, on peut reconsidérer les résultats des expériences basées sur le jeu du dictateur décrites plus haut. Le comportement égoïste du dictateur qui, ne l’oublions pas, est aussi observé, peut être alors interprété comme l’exercice d’un droit attribué par l’expérimentateur.

Conclusion de cette section
Que peut-on conclure de ces expériences et des tentatives d’interprétation et de modélisation qui en ont découlé ? Les modèles de Fehr et Shmidt (1999) et Cappelen et al. (2007), proposés pour interpréter l’observation de comportements pro-sociaux sont fondamentalement très proches. Ils partagent en particulier cette hypothèse selon laquelle les préférences de l’individu sont stables, conformément au modèle dominant. Dans le premier modèle l’individu est caractérisé par son degré d’aversion aux inégalités mesuré par les paramètres que constituent les coefficients de pondération de sa fonction d’utilité. Dans le deuxième modèle l’individu est caractérisé à la fois par les coefficients de pondération et par son idéal de justice. Dans les deux cas, les paramètres sont autant de degrés de liberté qui rendent peu convaincants les résultats montrant que le modèle permet de reproduire les observations. Cependant, l’article de Ferh et Schmidt (1999) comportait une autre dimension qui a été largement occultée dans l’abondante littérature qui y a fait référence, y compris par les auteurs de l’article eux-mêmes. L’article montrait en effet que la fonction d’utilité incorporant de l’aversion aux inégalités pouvait générer des comportements opposés, coopératifs ou compétitifs, selon le type de jeu, d’ultimatum ou de marché, dans lequel les sujets étaient impliqués. Ferh et Schmidt proposaient ainsi de modéliser des préférences stables mais dont "l’expression" en termes de comportement, dépendait de l’environnement, du type d’interaction sociale. Le peu d’écho de ce résultat dans la littérature montre à quel point les sciences économiques ne sont pas prêtes à s’intéresser à l’effet de l’environnement sur le comportement des individus.


La critique essentielle que nous porterons à cette approche est justement qu’elle reste dans le cadre de l’individualisme méthodologique et conduit à une impasse. Ce cadre ne peut en effet constituer une prémisse à une théorie positive de la morale. Comment, en effet, lorsque l’explication de la morale est à chercher dans les caractéristiques de l’individu, peut-on comprendre l’émergence de la morale, c’est-à-dire comment les individus acquièrent des préférences sociales ? La seule solution pour sortir de cette contradiction a été le recours aux jeux évolutionnaires. Dans ce cadre, ce ne sont pas les individus qui apprennent mais la société. Les comportements des individus intrinsèquement moraux leurs assurent une plus grande descendance. Ainsi les comportements moraux, pro-sociaux, se trouvent-ils "sélectionnés". Cependant, ce qu’il y a de remarquable dans la morale, c’est que dans toute société existent tout à la fois des comportements moraux et immoraux, la plus grande bonté et la plus grande cruauté. De plus, à l’échelle de l’histoire humaine on n’est pas sûr que l’une l’emporte sur l’autre et l’on ferait preuve d’un optimisme naïf en croyant qu’il existe toujours plus de moralité et que les sociétés évoluent de façon monotone en la matière. Comment alors expliquer non seulement les comportements moraux mais aussi les comportements immoraux ? Les comportements moraux ne seraient jamais complètement éliminés car ils réapparaitraient en mutations ? Qu’est-ce qui justifierait alors d’expliquer les comportements pro-sociaux par des mécanismes de sélection et les comportements asociaux par des mutations ?


Les travaux de Rodriguez et Moreno d’une part et de Gachter et Riedl d’autre part, sont fondamentalement différents des travaux précédents. Tout d’abord, ils laissent imaginer que les droits agissent comme des contraintes plutôt que comme des préférences. On pourrait donc tout aussi bien explorer une modélisation, là encore peu coûteuse, non pas des préférences sociales mais des contraintes sociales. Il s’agirait d’intégrer droits et principes de justice non pas dans la fonction d’utilité mais comme une contrainte, au même titre que la contrainte budgétaire. Encore faudrait-il pouvoir déterminer l’origine de cette contrainte.  Par exemple, le fonctionnement de l’individu en société lui permettrait d’acquérir un capital de droits et de principes de justice qui, a l’opposé du budget, n’augmenterait pas ses possibilités mais les diminuerait. Nous n’irons pas plus loin ici dans cette direction et il y a une bonne raison pour laquelle Rodriguez et Moreno d’une part et de Gachter et Riedl d’autre part ne l’ont pas explorée. La raison en est certainement que ces auteurs, reconnaissant que les interactions et l’environnement sont déterminants pour la moralité de l’individu, ne pouvaient plus emprunter le chemin de l’individualisme méthodologique. Il y aurait eu une contradiction fondamentale entre l’observation et l’interprétation d’une part et la modélisation d’autre part.


En effet, la conclusion que l’on peut tirer de cette courte revue de la littérature expérimentale sur les préférences sociales et la morale est qu’il y a débat entre deux interprétations des comportements pro-sociaux. D’un côté une interprétation selon laquelle ces comportements sont la manifestation de caractéristiques intrinsèques aux individus et qui mène à une modélisation dans le cadre de l’individualisme méthodologique. De l’autre une interprétation selon laquelle ces comportements sont le résultat de mécanismes d’interaction entre les individus dans un environnement donné qui ne peut mener au même type de modélisation et nous demandera davantage d’inventivité.  


Il n’y a pas de contradiction fondamentale entre les deux interprétations car s’intéresser aux mécanismes ne signifie pas que l’on considère que les individus n’ont pas d’idéaux de justice. Cependant, lorsque l’on s’intéresse aux mécanismes on ne peut éluder le fait que les individus ont acquis ces idéaux et que ce dernier aspect du problème est sans doute ce qu’il y a de plus important à comprendre. Il y a donc par contre une contradiction fondamentale entre les outils de modélisation auxquels conduisent l’une et l’autre de ces interprétations.

2.    Interactions sociales et sentiments moraux chez Adam Smith
La question des mécanismes par lesquels les individus acquièrent des idéaux et une moralité n’est pas un impensé de la science économique. Loin de là, elle est même peut-être une de ses questions fondamentales puisque c’est finalement celle posée par Adam Smith dans la Théorie des sentiments moraux. Que fait Adam Smith dans cet ouvrage ? Il analyse la façon dont les individus acquièrent des sentiments moraux grâce à un apprentissage informel qui passe par le vecteur des interactions sociales. En reformulant cette question pour utiliser des termes contemporains, nous dirons qu’il s’agit de comprendre les mécanismes psychologiques qui façonnent le comportement de l’individu, lorsque celui-ci est impliqué dans des interactions sociales.  Quels sont les éléments de réponse proposés par Smith ? Selon Ashraf, Camerer et Lowenstein (2005), "Smith argued that behavior was determined by the struggle between what [he] termed the “passions” and the “impartial dictator”." Parmi les passions de l’individu, Smith range la faim, la douleur, la colère, le désir sexuel mais aussi et même surtout ce qu’il appelle la sympathie, qui permet à l’individu de ressentir les émotions de l’autre ; celle de la mère envers son enfant, celle de l’individu qui ressent la souffrance d’un autre. Cependant, chez Adam Smith, cette sympathie "passionnelle" qui serait plutôt aujourd’hui appelée empathie compassionnelle, n’est pas la garantie d’un comportement moral ; l’individu sous-estimant ou surestimant les sentiments de l’autre. Chez Smith l’empathie a donc la même place et fonction que les autres passions auxquelles l’individu est soumis, faim, peur, ou douleur et que l’on peut aussi interpréter comme des instincts égocentrés. Selon Smith l’individu peut cependant contrôler ces passions grâce au fait qu’importe aussi beaucoup pour lui le jugement des autres. L’individu voit son propre comportement du point de vue des autres, mécanisme personnalisé chez Smith par le spectateur impartial "looking over the shoulder of the economic man, scrutinizes every move he makes" (Grampp, 1948, p. 317). Ainsi, l’empathie comme "passion", proche de ce que les psychologues contemporains appellent l’empathie émotionnelle, n’est pas pour Smith d’une grande utilité sociale car c’est bien le spectateur impartial et donc le souci du regard de l’autre qui garantit le comportement moral. On pourrait être tenté de dire que chez Smith l’individu acquiert des sentiments moraux parce que son égocentrisme est contrebalancé par la préoccupation du jugement des autres, ce qui correspondrait à l’interprétation de Camerer et Lowenstein (2005). Pourtant les choses ne sont pas si simples. En effet, le spectateur impartial ne parvient à civiliser l’individu que parce que celui-ci a aussi un sentiment naturel de ce qui est équitable (fairness).  Le sentiment de justice fait ainsi partie des passions naturelles de l’individu et constitue pour Smith le ciment de la société humaine. Enfin, le spectateur impartial ne pourrait fonctionner sans la sympathie, qui fait aussi partie des passions.


La particularité remarquable de l’analyse de Smith par rapport à certaines des analyses évoquées précédemment est qu’elle porte à la fois sur l’individu, qu’il étudie en profondeur dans son comportement et son fonctionnement et sur les relations entre cet individu et la société dans son ensemble. Smith ne se contente pas de montrer que l’individu a ce qui pourrait entrer dans la catégorie de ce que l’on appelle aujourd’hui des préférences sociales, il cherche à décrypter les mécanismes qui expliquent pourquoi et comment. Or, ce faisant, Smith montre que la pensée, les sentiments moraux, le comportement de l’individu sont façonnés par l’interaction sociale. En cela sa démarche ne sacrifie en rien à l’individualisme méthodologique.


Quand Adam Smith écrit la Théorie des sentiments moraux il s’intéresse à des relations entre individus de nature très différentes. Il semble mettre l’accent sur les relations directes, les protagonistes pouvant s’écouter et s’observer, mais il fait aussi référence à des relations plus indirectes. Il s’intéresse par exemple à des relations entre groupes sociaux, comme les pauvres et les puissants. Les uns ayant des sentiments moraux envers les autres et inversement. Son analyse se veut donc très générale. Par contre, lorsque il écrit la Richesse des nations, publiée dix-sept ans après la première édition des sentiments moraux, il s’intéresse à une relation particulière, la relation marchande. Le concept de sympathie a alors complètement disparu. Une peut-être trop célèbre citation de Smith illustre bien la différence entre les deux:
“ Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leurs parlons, c’est toujours de leur avantage."
Smith dit clairement que ce type de relation d’interdépendance égoïste est à la base de la division du travail (livre premier, deuxième chapitre) et donc de la richesse des nations, "cette opulence générale qui se répand jusque dans les dernières classes du peuple." La bienveillance désigne par contre la relation à l’autre qui peut être basée sur l’empathie (ou la sympathie Smithienne).  Si l’on prend l’œuvre de Smith dans son ensemble, on doit donc distinguer deux types de relations qui font l’individu en société. D’une part, la sympathie et le spectateur impartial qui le poussent à acquérir des sentiments moraux dont la bienveillance, et d’autre part, l’intérêt personnel qu’il a à tirer d’une interdépendance économique. L’individu est ainsi doublement lié à la société. Rien n’oblige à penser pour autant que Smith ait été schizophrène, nous considérons plutôt qu’il a conçu ces deux analyses en complémentarité l’une de l’autre. Ainsi dit-il dans la richesse des nations que "l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance." Cette phrase de Smith montre que la dépendance de l’individu vis-à-vis des autres est telle, que la bienveillance des autres n’y suffirait pas mais elle ne signifie pas pour autant que la bienveillance n’est pas aussi nécessaire.


Cependant, cette apparente opposition entre le Smith de la Théorie des sentiments moraux et celui de la Richesse des nations ne permet pas, selon nous, de justifier le désintérêt des économistes pour la morale. Tout d’abord, quand bien même Smith aurait considéré que les activités marchandes pouvaient se passer de bienveillance de la part de ses participants, ses conclusions seraient peut-être différentes aujourd’hui, alors que des activités qui ne sont pas a priori purement marchande le deviennent ou se trouvent soumises à ce que l’on appelle une "logique économique". La pollution est un droit échangeable, les hôpitaux sont soumis à des contraintes budgétaires et les médecins se plaignent des interférences de ces logiques dans leur pratique. L’extension de la sphère marchande justifie aujourd’hui que vertus et bienveillance persistent dans ces activités.


Le Smith de la Richesse des nations fait référence à l’égoïsme dans l’échange. Mais qu’en est-il de la production ? Dans la mesure où, étant donnée la division du travail, l’individu produit pour échanger, on a pu considérer que l’égoïsme de la Richesse des nations concernait toutes les relations économiques. La critique des philosophes des vertus et de MacIntyre en particulier lève une ambiguïté à ce sujet. Dans Après la vertu (1981), MacInthyre, illustre son propos selon lequel "nos obligations morales proviennent des pratiques sociales de la communauté à laquelle nous appartenons», par une série d’exemples dans lesquels les pratiques sociales sont des pratiques liées à des activités de production. Il en déduit que l’échange présente le risque de corrompre les vertus associées à ces activités de production car le marché est purement instrumental. Autrement dit, l’échange n’a pas de fin en soi, n’a pas de telos, son unique intérêt est d’apporter à celui qui y prend part des biens externes à cette pratique, qui lui procurent une satisfaction purement égoïste comme une rémunération.
L’économie comportementale, inspirée aussi de la psychologie sociale, a repris la critique de MacIntyre.  Un premier résultat de cette littérature a été de montrer que les individus peuvent avoir deux types de motivations lorsqu’ils participent à une activité, des motivations externes et internes, à rapprocher des biens externes et internes de MacIntyre. Les motivations externes sont les motivations qui ne sont pas spécifiques à l’activité concernée et sont purement égoïstes, comme une rémunération monétaire. Les motivations internes sont plus complexes, sociales et morales. Par exemple, un individu qui décide de donner son sang poursuit des motivations internes, c’est-à-dire soit morales, pour aider, soit de positionnement social, pour le dire simplement, pour être bien vu. Un deuxième résultat important de cette littérature, conséquence de cette distinction entre motivations internes et externes, est de montrer que ces dernières peuvent chasser les premières. Ce phénomène est appelé le crowding out. L’exemple le plus célèbre est celui de la collecte de sang décrit par Richard Titmuss qui montre, en comparant les systèmes de collecte de sang aux Etats Unis et en Grande Bretagne, qu’un système basé sur le don s’avère plus efficace qu’un système avec rémunération. Instaurer une rémunération pour accroître la collecte de sang peut avoir l’effet inverse. On comprend alors que l’on ne peut plus simplement admettre comme point de départ que les individus ont des sentiments moraux dans certaines activités et sont purement égoïstes dans les relations marchandes ou économiques, on doit considérer que c’est un résultat. Un économiste libéral peut objecter que, lorsque l’on étudie les activités marchandes, il  revient au même de partir de l’hypothèse que l’agent économique n’a pas de sentiments moraux ou de concevoir que l’individu puisse être plus sophistiqué mais perd ses sentiments moraux en se livrant à ces activités. Il faut cependant avoir une foi indéfectible dans le libéralisme économique pour ne pas voir le risque que comporte une telle confusion. Si l’on admet que le fonctionnement du marché n’est pas parfait, si l’on imagine par exemple qu’une quelconque intervention de l’Etat est nécessaire, alors la potentialité de sentiments moraux ne peut être ignorée. Par ailleurs, même le plus libéral des économistes peut garder comme un idéal le fonctionnement harmonieux d’individus purement égoïstes dans le cadre du marché mais il se doit d’admettre que cet idéal est loin d’être réalisé. Peu importe alors que la faute en revienne à l’Etat ou au marché lui-même, dans cet état bien réel, qui n’est peut-être qu’intermédiaire, les sentiments moraux peuvent avoir un rôle à jouer. Enfin, l’idée des motivations internes et externes de l’économie comportementale est bien de montrer l’interférence de la sphère marchande sur les activités qui n’en font pas partie. Comment alors justifier que les économistes puissent continuer à s’intéresser aux activités marchandes sans se préoccuper de l’influence que ces activités pourraient avoir sur le reste des activités humaines ?


Si l’on accorde le minimum d’importance à ces questions, alors on admettra que l’on ne peut isoler les types de comportement en fonction des types d’activités et l’on devra conclure qu’en économie, on ne peut se baser sur une théorie du comportement incomplète, en particulier une théorie qui ne tient pas compte des sentiments moraux.

3.    L’apport des neurosciences sociales

L’hypothèse empathie-altruisme
Puisqu’il n’est pas possible de construire une théorie du comportement qui puisse faire abstraction d’une théorie positive de la morale et qui soit spécifique aux activités économiques, il est légitime d’aller voir comment les autres sciences du comportement pensent ces questions. On est alors frappé de voir que l’empathie, comme chez Smith, y occupe une place importante. Pour l’éthologue Frans de Waal (2010), c’est l’empathie qui est à la base de la capacité à coopérer chez l’être humain, comme chez tous les mammifères. Dans les neurosciences, les recherches sur l’empathie se sont accélérées depuis la deuxième partie des années 1990, à la suite de la découverte par l’équipe de chercheurs en neurosciences de Giaccomo Rizzolatti (Rizzolatti et al. 1996) des neurones miroirs, aussi appelés neurones empathiques. Ces neurones du cerveau ont la particularité de présenter une activité aussi bien lorsqu'un individu exécute une action que lorsqu'il observe un autre individu exécuter la même action. Cette découverte semblait déterminante car elle conforte une approche naturaliste de l’empathie. Et si l’empathie pouvait être décrite par le fonctionnement d’une catégorie de neurones ?! Mais la fonction des neurones miroirs, dont l’existence chez l’humain n’a que récemment été prouvée (Mukamel et al. 2010), reste un domaine de recherche balbutiant ; et l’empathie reste un mécanisme multiforme et complexe.

Psychologues, chercheurs en neurosciences et économistes observent les comportements des sujets dans des expériences de laboratoire basées sur des protocoles parfois identiques, parfois marqués des spécificités de chaque discipline. Jeu d’ultimatum, jeu du dictateur et jeu de la confiance (ou jeu d’investissement) sont les principaux ingrédients de ces protocoles. Ces différentes disciplines observent toutes, de la part des individus, des comportements dits pro-sociaux, pour le dire vite, bénéfiques aux autres. Cependant, ces comportements amènent les uns et les autres à des interprétations différentes. Selon bon nombre de psychologues et chercheurs en neurosciences l’empathie dans ses différentes déclinaisons est à l’origine de ces comportements. C’est ce que le psychologue social Daniel Batson (1991) appelle l’hypothèse Empathie-altruisme. Pour les économistes ce sont les préférences sociales qui sont à l’origine des comportements pro-sociaux. Existe-t-il un pont entre ces deux interprétations ? Tania Singer, chercheuse en neurosciences, et Ernst Fehr (Singer and Fehr 2005) considèrent que l’empathie permet de justifier le modèle des préférences sociales. Ils encouragent, dans leur article, au développement d’un programme pour le nouveau domaine de la neuro-économie, dont l’objectif serait de montrer que les mécanismes d’empathie sont bien à l’origine des préférences sociales. Ils pointent en particulier le fait qu’il y a la même hétérogénéité en termes d’empathie mesurée par des tests appropriés, que celle supposée dans le modèle des préférences sociales. Mais ce faisant, ils semblent établir une simple identité entre les deux concepts et font passer au second plan la question des mécanismes par lesquels l’empathie pourrait générer des préférences sociales. Les préférences sociales, sous-entendu sous la forme de l’aversion aux inégalités, seraient le pendant dans le langage économique de l’empathie dans le langage des neurosciences. Comme si l’empathie était la traduction dans le cerveau et donc la justification physiologique du modèle des préférences sociales. Il est intéressant de remarquer que l’individualisme méthodologique de la théorie des préférences sociales amène facilement au naturalisme. Or, cette identification des deux concepts ne va pas de soi. En particulier, comme le disent Kirman et Teschl (2009), dans le modèle de préférences sociales de Fehr et Schmidt "… one is not concerned with the situation of another individual but the state of the population with respect to oneself.” Or, peut-il y avoir une relation directe entre l’empathie qui concerne la relation entre deux individus et les préférences sociales qui représentent la relation entre l’individu et la société dans son ensemble ? Telle est bien la question traitée par Adam Smith dans la Théorie des sentiments moraux et la complexité de la réponse qu’il y apporte montre toute l’attention qu’il faut apporter à cette relation.

Composante émotionnelle et théorie de l’esprit
Les sciences du comportement ne se limitent pas à l’hypothèse d’une relation entre empathie et altruisme. Leur mission est d’expliquer la nature exacte de ce lien, d’en décrypter les mécanismes. Une condition préalable a été de catégoriser les différentes composantes de l’empathie. Frans de Waal donne une définition englobante de l’empathie. C’est la capacité d’un individu à s’identifier à ceux qui sont dans le besoin et la douleur ; cette identification suscitant une émotion qui pousse l’individu à tenter d’aider. La psychologie et les neurosciences tentent au contraire de définir avec précision les différentes composantes de ce mécanisme qu’elles décrivent comme complexe. Au moins deux composantes sont distinguées. La composante émotionnelle désigne la capacité d’un individu à partager les émotions d’un autre alors que la composante cognitive ou théorie de l’esprit désigne sa capacité à se représenter les intentions et croyances de l’autre. La composante émotionnelle de l’empathie semble être déclenchée par des images ou des représentations, en tout cas la possibilité d’identifier l’objet de l’empathie. Les économistes Small, Loewenstein et Slovic (2007) montrent par exemple que les sujets sont beaucoup plus généreux envers des victimes qu’ils ont pu identifier. Les conditions de mise en œuvre de la théorie de l’esprit sont moins claires. Selon la théorie de la simulation mentale, l’individu opère une projection qu’il corrige pour établir une différence entre lui et l’autre, objet de son empathie. Cette correction se fait grâce à une série de critères d’ajustement tirés de la prise en compte de l’environnement social, historique, culturel de la personne-cible (Davies 1995). Par ailleurs, les psychologues Decetey et Cowell (2014) distinguent une troisième composante, motivationnelle, qui désigne la volonté d’un individu de prendre soin d’un autre et qui n’est pas la conséquence nécessaire de l’une ou l’autre des deux autres composantes. Selon ces chercheurs, ces différentes composantes de l’empathie correspondent à des mécanismes très différents qui peuvent interagir ou au contraire fonctionner en parallèle.

Cette caractérisation de l’empathie a permis de mettre en évidence la complexité de la relation entre les différentes composantes. Elle a aussi conduit à reconnaître que la relation entre ces différentes composantes de l’empathie et les différentes composantes de l’altruisme est même plus complexe. Tout récemment, les économistes Artinger, Exadaktylos, Koppel et Saaksvuori (2014) ont répondu à la proposition de Singer et Fehr et testé la relation entre l’empathie et les comportements supposés être issus des préférences sociales. Ils ont ainsi construit un protocole basé sur le jeu du dictateur et le jeu d’ultimatum et tenté de corréler la générosité des dictateurs aux résultats de différents questionnaires permettant d’évaluer la composante émotionnelle de l’empathie (Interpersonal Reactivity Index ou IRI) et la théorie de l’esprit. Or, contrairement à l’idée reçue selon laquelle la générosité serait émotionnelle et l’égoïsme rationnel, ils ne trouvent aucune corrélation significative entre la générosité des dictateurs et leur empathie émotionnelle mais montrent par contre que les dictateurs généreux sont ceux qui ont les performances les plus élevées dans les capacités associées à la théorie de l’esprit. Leurs résultats sont donc en contradiction avec bon nombre d’expériences plus anciennes de psychologues qui semblent confirmer l’hypothèse d’une corrélation entre l’empathie conçue comme émotionnelle et altruisme. Jean Decety et Keith Yoder (2015), respectivement chercheur en neuroscience et psychologue, ont montré très récemment un résultat allant dans la même direction. Dans leur expérience ils s’intéressent au sentiment d’injustice et montrent que ce n’est pas la composante émotionnelle de l’empathie mais sa composante cognitive qui permet de prédire l’importance de ce sentiment chez les individus.

Groupes et communauté empathique
Decety et Cowell (2014) montrent un autre aspect de la complexité de la relation entre comportements pro-sociaux et empathie : l’empathie ne conduit pas nécessairement à des comportements pro-sociaux. A l’instar de Frans de Waal ou d’Adam Smith, ils considèrent que l’empathie, définie comme la capacité d’un individu à partager les émotions d’un autre, décrit au départ les relations entre la mère et l’enfant. Elle peut alors, par apprentissage, s’étendre aux relations entre les membres d’un groupe de proches. Cependant, cette même empathie qui rapproche les membres d’un groupe peut motiver des comportements de rejet et d’agressivité vis-à-vis des individus d’un autre groupe. La littérature expérimentale en psychologie sociale mais aussi en économie, s’est beaucoup intéressée à ces comportements in-groups et out-groups. Ce mécanisme semble si fort que nombres d’expériences en économie ont pu mettre en évidence, dans le laboratoire, des différences de comportement entre des membres de "groupes" constitués de manière parfaitement exogène et sans pertinence. Dans l’expérience de Chen et Li (1999) il a suffi de désigner les membres d’un groupe par une couleur, bleue ou jaune, pour générer des comportements beaucoup plus coopératifs entre sujets d’une même couleur.

Le rôle de l’empathie dans les comportements de groupe n’est cependant pas parfaitement clair. De nombreuses questions subsistent. L’empathie semble s’exercer parmi les membres d’un groupe et les sciences cognitives expliquent comment l’individu apprend à étendre son empathie au groupe. Mais quel est le rôle de l’empathie à l’égard des individus d’un autre groupe ou simplement identifiés comme étant hors du groupe ? Doit-on parler simplement d’absence d’empathie. Les mécanismes d’empathie seraient alors bloqués lorsque l’individu ne reconnait pas chez l’autre des caractéristiques de son groupe. Nous pouvons cependant penser que le rôle de l’empathie est plus actif. Lorsque l’individu ne reconnait pas chez l’autre des caractéristiques de son groupe ou plutôt lorsqu’il reconnait chez l’autre des caractéristiques d’un autre groupe, son empathie positive pourrait se transformer en un sentiment négatif et générer de l’agressivité. En effet, le comportement négatif vis-à-vis des individus extérieurs est peut-être vécu comme un comportement positif vis-à-vis des membres du groupe. Dans cette interprétation il faut considérer le lien à l’autre comme positif ou négatif. Il faudrait pouvoir alors définir l’antonyme d’empathie. Est-ce l’absence d’empathie ? Ou plutôt une forme de cruauté ? Là aussi il serait nécessaire de tenir compte de la catégorisation des différentes composantes de l’empathie. Qu’est-ce alors que l’antonyme de l’empathie émotionnelle ? Est-ce l’absence d’émotion, la froideur, en soi déjà monstrueuse, ou la capacité à ressentir des émotions inverses ? Comme jouir de la souffrance de l’autre ? Et comment définir l’antonyme de l’empathie cognitive ? Comme une forme d’autisme, d’incapacité à comprendre l’autre ? Ou est-ce utiliser cette compréhension de l’autre à des fins stratégiques pour soi ou contre l’autre ?

Les neurosciences sociales
Jean Decety, chercheur au Social Cognitive Neuroscience Laboratory de l’Université de Chicago, est un des fondateurs des neurosciences sociales. Il défend l’idée que l’étude du cerveau doit s’accompagner d’une vision d’ensemble de la société. Il reproche en effet aux neurosciences classiques une tendance à focaliser leurs analyses sur le cerveau, en le considérant comme un objet isolé, alors que sa fonction essentielle est d’interagir avec son environnement, en particulier social. En quelque sorte, Decety fait aux neurosciences la même critique que nous adressons ici aux sciences économiques, si ce n’est qu’il parle du cerveau de l’individu quand nous parlons de la façon dont celui-ci s’en sert.
L’objectif essentiel des neurosciences sociales est donc de comprendre comment le cerveau de l’individu interagit avec son environnement social. L’empathie est bien évidemment un mécanisme clef de cette interaction. Decety l’étudie avec soin. Cependant, par rapport aux autres chercheurs en neurosciences qui travaillent sur le même thème, il a pour particularité de tenter de dépasser l’analyse de l’empathie chez l’individu. Plus exactement, il tente de changer de point de vue et pose des hypothèses sur les mécanismes sociaux qui pourraient façonner la capacité empathique de l’individu. Ainsi, dans un article récent co-écrit avec Cowell (Decety et Cowell 2014), ces auteurs posent l’hypothèse que la morale est une tentative de la société d’étendre l’empathie émotionnelle, sentiment primitif qui caractérise avant tout les relations entre la mère et l’enfant, aux relations entre tous ses membres. A la limite, l’humanisme serait une tentative d’étendre ce sentiment à l’humanité entière. Ainsi, la morale serait une institution destinée à exploiter le potentiel de cohésion de l’empathie en tentant d’éliminer son potentiel de scission que nous évoquions plus haut. Decety commence par étudier l’empathie comme un mécanisme qui, chez l’individu, le connecte à son environnement social. Puis il pose des hypothèses sur ce qui, dans cet environnement social, façonne le comportement de l’individu par le biais de ce mécanisme. Nous avons parlé de son hypothèse sur la morale mais il s’intéresse aussi à la justice et à la littérature. Mais d’où viennent ces forces sociales qui agissent sur l’individu ? Sans répondre à cette question on court le risque d’attribuer à la société et ses institutions une volonté particulière. La boucle est loin d’être bouclée. Pourra-t-on aller plus loin dans l’intégration des deux approches pour comprendre l’interaction entre individus et société dans la production de la morale ? L’élaboration d’une théorie positive de la morale est encore un projet, un défi des sciences humaines et sociales qui est loin d’être gagné.


Conclusion

Plutôt que de poursuivre le chemin qui a mené l’économie de la Richesse des nations aux préférences sociales, nous avons voulu montrer qu’il existe une voie différente, sur les traces de l’Adam Smith de la Théorie des sentiments moraux, qui pourrait bénéficier des développements récents de la psychologie et des neurosciences sociales. A l’écart du modèle de la maximisation sous contrainte, cette voie s’intéresse aux mécanismes par lesquels l’individu interagit avec son environnement social et institutionnel. Le rapport aux autres, de secondaire dans le modèle dominant, devient alors déterminant, faisant de l’empathie, comme mode de fonctionnement, et de la morale, comme institution, les clefs qui permettront peut-être d’en comprendre les ressorts.   
Certes nous sommes encore loin d’une théorie positive de la morale. Jusqu’à présent, les principales avancées de la recherche dans les neurosciences ont concerné les différentes formes de l’empathie, c’est-à-dire les différents mécanismes physiologiques et cognitifs par lesquels l’individu perçoit l’autre et la façon dont il se comporte en conséquence. La neuro-économie a participé à ces avancées. Ces recherches restent très centrées sur l’individu. Le social est résumé à un autre individu avec qui il interagit ou à un ensemble indéfini, la société. En changeant de point de vue, les neurosciences sociales se sont aussi intéressées à ce qui dans l’environnement social de l’individu, façonne son comportement par le biais de ce mécanisme et surtout, façonne le mécanisme lui-même. L’interaction entre l’individu et son environnement social n’est pas cependant bouclée.
Nous nous proposons de conclure en revenant à Adam Smith pour souligner à quel point les recherches récentes n’ont fait que confirmer sa description. Les neurosciences et l’économie expérimentale ont montré que ce n’est pas l’empathie émotionnelle mais l’empathie cognitive qui serait à l’origine des comportements pro-sociaux et du sentiment d’injustice. Or Smith considérait que ce qu’il appelait la sympathie comme une passion ne suffisait pas à générer des sentiments moraux. Par contre, le mécanisme déterminant selon lui passait par ce qu’il appelait le spectateur impartial, un mécanisme cognitif complexe par lequel l’individu construit son sentiment moral en comparant son propre sentiment et celui d’un autre à partir d’un point de vue tiers qui représente celui de la société. On peut se demander si l’on ne pourrait pas davantage exploiter le modèle du spectateur impartial en le combinant notamment aux apports des neurosciences sociales pour, en particulier analyser les comportements de groupe.
 
Note :

(1) Pour s’en convaincre on pourra lire, par exemple, les attaques que Alasdair MacIntyre adresse au marché et aux économistes dans After virtue (1981), Didier Fassin et Laurence Fontaine sociologues et anthropologues qui reprennent le concept d’économie morale de W. Thomson, le discours du Bourget de François Hollande pendant la campagne de 2012…

 

Références

Artinger F, Exadaktylos F, Koppel H, Saaksvuori L (2014), “In Others’ Shoes: Do Individual Differences in Empathy and Theory of Mind Shape Social Preferences?” PLoS ONE 9(4): e92844. doi:10.1371/journal.pone.0092844.
Ashraf, Nava, Colin F. Camerer and George Loewenstein, “Adam Smith, Behavioral Economist”, Journal of Economic Perspectives—Volume 19, Number 3—Summer 2005—Pages 131–145.
Babcock, Linda, and George Loewenstein. 1997. "Explaining Bargaining Impasse: The Role of Self-Serving Biases." Journal of Economic Perspectives, 11(1): 109-126.
Batson, C.D. (1991). The Altruism Question: Toward a Social-Psychological Answer, Hillsdale, NJ: Erlbaum.
Ben-Ner, Avner, Louis Putterman, Fanmin Kong, Dan Magan, “Reciprocity in a two-part dictator game”, Journal of Economic Behavior & Organization, Vol. 53 (2004) 333–352.
Bolton, Gary E., and Axel Ockenfels. 2000. "ERC: A Theory of Equity, Reciprocity, and Competition." American Economic Review, 90(1): 166-93.
Camerer, C., 2003. Behavioral Game Theory. Princeton University Press, Princeton.
Cappelen, Alexander W., Astri Drange Hole, Erik Ø. Sørensen and Bertil Tungodden, “The Pluralism of Fairness Ideals: An Experimental Approach”, The American Economic Review, Vol. 97, No. 3 (Jun., 2007), pp. 818-827.
Charness, Gary and Matthew Rabin, “Understanding Social Preferences with Simple Tests”, The Quarterly Journal of Economics, Vol. 117, No. 3 (Aug., 2002), pp. 817-869.
Chen, Yan, and Sherry Xin Li. 2009. "Group Identity and Social Preferences." American Economic Review, 99(1): 431-57.
Cheng, Yawei, Chenyi Chen, Ching-Po Lin, Kun-Hsien Chou, Jean Decety (2010), “Love hurts: an fMRI study.” Neuroimage 51, 923–929.
Cherry, Todd L., Peter Frykblom and Jason F. Shogren, “Hardnose the Dictator”, The American Economic Review, Vol. 92, No. 4 (Sep., 2002), pp. 1218-1221
Davies, M. et Stone, T., (dirs.), (1995), Mental Simulation, Oxford, Blackwell.
Decety, Jean and Jason M. Cowell, “The complex relation between morality and empathy”, Trends in Cognitive Sciences July 2014, Vol. 18, No. 7.
Falk and Fischbacher, Modeling Strong Reciprocity, in Moral Sentiments and Material Interests: The Foundations of Cooperation in Economic Life. Herbert Gintis, Samuel Bowles, Robert Boyd and Ernst Fehr Editors, 2006
Fehr, Ernst, and Klaus M. Schmidt. 1999. "A Theory of Fairness, Competition, and Cooperation." Quarterly Journal of Economics, 114(3): 817-68.
Fehr et Fischbacher, The Economics of Strong Reciprocity, in Moral Sentiments and Material Interests: The Foundations of Cooperation in Economic Life. Herbert Gintis, Samuel Bowles, Robert Boyd and Ernst Fehr Editors, 2006
Gächter, Simon et Arno Riedl, Moral Property Rights in Bargaining with Infeasible Claims. Management Science, Vol. 51, No. 2 (Feb., 2005), pp. 249-263
Gächter, Simon et Arno Riedl, Dividing justly in bargaining problems with claims. Normative judgments and actual negotiations. Social Choice and Welfare (2006) 27: 571–594
Gaertner, Wulf et Erik Schokkaert. Empirical Social Choice, questionnaire-experimental studies on distributive justice. Cambridge University Press. 2012.
Gintis, Herbert, Samuel Bowles, Robert Boyd and Ernst Fehr, Moral Sentiments and Material Interests: The Foundations of Cooperation in Economic Life. 2006.
Grampp, William. 1948. Adam Smith and the Economic Man. Journal of Political Economy. 56:4, pp. 315-36.
Herne, Kaisa, Olli Lappalainen, Elina Kestilä-Kekkonen, Experimental comparison of direct, general, and indirect reciprocity, The Journal of Socio-Economics 45 (2013) 38– 46
Hoffman, Elizabeth; McCabe, Kevin and Smith, Vernon. "Social Distance and Other-Regarding Behavior in Dictator Games." American Economic Review, June 1996, 86(3), pp. 653-60.
Kahneman, D., Wakker, P. & Sarin, R. (1997). “Back to Bentham? Explorations of experienced utility.” The Quarterly Journal of Economics, 112, 375-406.
Kirman, Alan and Miriam Teschl, “Selfish or selfless? The role of empathy in economics”, Phil. Trans. R. Soc. B 27 January 2010 vol. 365 no. 1538 303-317.
Kolm, S.-C. (2007), "Macrojustice : distribution, impôts et transferts optimaux", Revue d'économie politique, vol. 117, n°1, janv-fév. 2007, pp. 61-89.
Konow, James. “Which Is the Fairest One of All? A Positive Analysis of Justice Theories”, Journal of Economic Literature, Vol. 41, No. 4 (Dec., 2003), pp. 1188-1239.
Roy Mukamel, Arne D. Ekstrom, Jonas Kaplan, Marco Iacoboni, Itzhak Fried, « Single-neuron responses in humans during execution and observation of actions », Current Biology, Volume 20, Issue 8, p750–756, 27 April 2010.
Rizzolatti G, Fadiga L, Fogassi L, Gallese V. 1996. Premotor cortex and the recognition of motor actions. Cogn. Brain Res. 3:131–41.
Rizzolatti, Giacomo and Laila Craighero, The mirror-neuron system, Annu. Rev. Neurosci. 2004. 27:169–92
Rodriguez-Lara, Ismael and Luis Moreno-Garrido, “Self-interest and fairness: self-serving choices of justice principles”, Exp Econ (2012) 15:158–175.
Servátka, Maros. Does generosity generate generosity? An experimental study of reputation effects in a dictator game, The Journal of Socio-Economics 39 (2010) 11–17.
Singer, Tania, and Ernst Fehr, 2005. "The Neuroeconomics of Mind Reading and Empathy", American Economic Review, 95(2): 340-345.
Small, Deborah A. & Loewenstein, George & Slovic, Paul, 2007. "Sympathy and callousness: The impact of deliberative thought on donations to identifiable and statistical victims," Organizational Behavior and Human Decision Processes, Elsevier, vol. 102(2), pages 143-153, March.
Smith Adam, 1759 (1981). The Theory of Moral Sentiments. D. D. Raphael and A. L. Macfie, eds. Liberty Fund: Indianapolis.
Smith Adam, 1776. An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations.
Stanca, Luca. Measuring indirect reciprocity: Whose back do we scratch?, Journal of Economic Psychology 30 (2009) 190–202.
Titmuss, Richard, The Gift Relationship: From Human Blood to Social Policy (1970).
De Waal, Frans, The Age of Empathy: Nature's Lessons for a Kinder Society, London: Potter Style, 2010.

]]>
news-2746 Wed, 20 Apr 2016 23:11:00 +0200 L'Accessibilité n'est-elle qu'une question de porte large ? https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/laccessibilite-nest-elle-quune-question-de-porte-large L’accessibilité n’est-elle qu’une question de porte large et de logo handicap ? Par Anne-Lyse CHABERT

 

Anne-Lyse Chabert est en post-doc au laboratoire SPHERE de Paris-Diderot où elle prolonge les thématiques de son doctorat qui traite de la question de la définition du terme "handicap" en le reliant à des enjeux d’éthique, médicale notamment.

Elle insiste dans le présent article sur le fait que dans une situation de handicap, l’accès d’un lieu peut ou non générer du stigmate, contre toute attente dans la préparation. Elle utilise pour cela sa propre expérience de personne en fauteuil, ce qui lui permet de dégager les points qui lui paraissent essentiels dans ce rapport entre la personne et le milieu où elle évolue.


Article référencé comme suit :
Chabert, A.-L. (2016) "L’accessibilité n’est-elle qu’une question de porte large et de logo handicap ?" in Ethique. La vie en question, avril. 2016.


L’article reprend des éléments du chapitre "Stigmate et handicap : quand des lieux de passages marquent", in Dargère Ch., Héas S. (dir.), Les porteurs de stigmates. Entre expériences intimes, contraintes institutionnelles et expressions collectives, Paris : L’Harmattan, Coll. "Des hauts et Débats", 2014, pp. 19-27.


 "Les esprits sains aussi bien que les corps sains peuvent être infirmes. Le fait que les gens "normaux" peuvent se promener, voir, entendre, ne signifie pas qu’ils voient ou qu’ils entendent réellement. Il arrive qu’ils soient très aveugles pour tout ce qui gâche leur bonheur, très sourds aux prières de ceux qui demandent un peu de bonté ; quand je pense à eux, je ne me sens ni plus infirme ni plus handicapé qu’ils ne le sont. Il se peut que je serve, par de petites choses, à leur ouvrir les yeux sur les beautés qui nous entourent."
E. Henrich et L. Kriegel, Experiments in Survival


Je me propose dans cet article d’étudier les enjeux de la qualité de l’accès d’un lieu : en quoi ce lieu peut-il générer une certaine forme de violence qui demeure imprimée dans l’expérience de vie du sujet ?
L’idée un peu atypique que je défends ici, c’est qu’une des marques essentielles du stigmate (Goffman, 1975) dans le handicap réside tout autant dans la façon d’accéder aux ressources ordinairement utilisées, que dans l’accès lui-même. En d’autres termes, si rendre un lieu accessible est une finalité prioritaire, il ne faut pas se détourner de l’évaluation de la qualité du chemin qui permet cet accès. Les personnes en situation de handicap font souvent face à un nombre plus réduit de possibilités d’accéder à un lieu (bien souvent, un ascenseur est le seul recours possible), mais aussi à une qualité amoindrie de ces moyens d’accès (je traverse régulièrement des couloirs exigus, voire des locaux à poubelles), quand cet accès n’est tout simplement pas impossible (ni "rendu" impossible par le chemin impraticable qui l’entoure, comme l’absence de toilettes accessibles dans un lieu où les gens sont censés passer un certain temps par exemple). Ces traces d’un "autre" passage, différent de celui des autres membres de la société, marquent toujours, même tacitement, la personne qui traverse ces lieux. Cet article a pour ambition de réfléchir sur ce caractère apparemment anodin de l’accès. J’ai développé ces perspectives en réutilisant le concept issu des sciences cognitives, les affordances (1), appliquées à la situation de handicap, ce qui nous permet d’envisager une nouvelle grille de lecture pour reconsidérer l’élément du handicap et les problématiques qu’il convoque dans la réalité (2). En effet, avant de pouvoir apporter des améliorations pertinentes à une situation donnée, il faut disposer au préalable d’outils efficaces pour les penser (Chabert, 2008).
    J’ai choisi d’apporter mon témoignage de personne en situation de handicap moteur au travers d’une même activité, à savoir la natation, réalisée dans trois piscines parisiennes municipales, dans les années 2010. Il faut savoir que toutes trois affichent le logo handicap à leur accueil ou sur leur site internet lorsque je décide de les expérimenter. Ces quelques éléments me permettront de réaliser une typologie sommaire de ce qui me semble prioritaire dans l’accès, au vu de ma situation de personne utilisant un fauteuil (3).
Ces quelques éléments de vécu rapportés déboucheront et enrichiront un questionnement plus large autour des problématiques de l’accès : qu’entend-on traditionnellement par la locution "avoir accès à" ? Quelle est alors la place de l’être humain ? A quel point doit-il être associé à la qualité de l’accès proposé ? Enfin, quelle y est sa part de responsabilité ?
J’ai porté une attention particulière à distinguer ce qui relevait d’une assistance matérielle, et ce qui relevait d’une aide proprement humaine dans le domaine de l’accès. En effet, contrairement à des pays comme l’Allemagne, nous considérons en France qu’un ensemble est accessible à un fauteuil dès lors qu’il n’y a besoin d’aucune intervention humaine autre que celle de l’usager ou de celui qui l’accompagne, et que la technique pourvoit seule aux besoins (Larrouy, 2011). Je remettrai en question cette perspective typiquement française dans le cheminement de mon article. Cette image de l’accès est effectivement très réductrice dans la mesure où, le jour où la technologie est défaillante, l’accès devient impossible. Cette idée imprègne en outre tant les mentalités que les professionnels estiment même parfois qu’en cas de dysfonctionnement, ils n’ont pas à intervenir pour relayer un matériel qui fait défaut. Définir ainsi l’accès nous rend tous très dépendants d’aléas techniques que nous ne pouvons jamais intégralement contrôler. Je soutiens la thèse que l’accès n’est pas qu’une affaire de porte large, de logo aménagé ou de plan incliné. C’est aussi une affaire humaine d’accueil et d’équipe, et de ce qui se joue dans des situations problématiques qui peuvent surgir dans les contextes les plus ordinaires. Que révèlent alors ces situations sur notre façon d’envisager l’accès dans le handicap ? Quelles sont les réticences, voire les hostilités ou les solidarités qui s’y jouent ? Pour chacun des établissements, je décline l’aide technique, l’aide humaine puis le vis-à-vis des deux. Je mets en regard l’influence néfaste ou bénéfique qu’aura cet accès sur la personne en situation de handicap.

    Le premier établissement que je commence à décrire présente tous les avantages pratiques de l’accès si l’on réduit la signification du terme "accès" à sa dimension matérielle et technique. L’équipe y est de manière générale relativement peu accueillante. Je sais par ailleurs d’expérience qu’en cas de dysfonctionnement de l’un des appareils techniques qui conditionnent l’accès au vestiaire (un ascenseur) ou au bassin (un siège de mise à l’eau électrique), aucune aide du personnel ne me sera apportée. Davantage, ces professionnels en sont parfois venus à dissuader des nageurs prêts à m’aider dans une situation où la technique faisait défaut. Je ne me sens donc pas très à l’aise à chaque fois que je fréquente cette piscine.
    L’accès matériel y est pourtant relativement confortable : un ascenseur me mène à un vestiaire spacieux isolé du reste du public. La douche qui lui fait face à l’extérieur m’offre également une certaine aisance spatiale. Lorsque j’arrive près du bassin avec un fauteuil spécifiquement conçu pour les déplacements près du bassin, un appareil de mise à l’eau haut-de-gamme, spécialement conçu pour le public en situation de handicap moteur, est utilisé.
Ce matériel très coûteux se trouve toutefois à l’autre bord de la ligne de surveillance des maîtres-nageurs, ce qui les rend inaccessibles dans le cas où j’ai besoin de leur intervention. Par ailleurs, je n’ai jamais été autorisée à emprunter cette ligne d’eau "surveillée". J’aurais eu la possibilité d’y nager à mon rythme, comme j’ai pu en bénéficier dans plusieurs autres piscines. Certains créneaux horaires ne sont pas propices à une séance de natation sereine et à la mesure de mes capacités motrices, car trop de nageurs affluent dans ces moments. Il m’est d’ailleurs arrivé de me sentir en danger certains après-midis où des enfants sautent dans l’eau sans porter attention aux nageurs voisins.
    Les maîtres-nageurs n’ont jamais accepté de m’asseoir au bord du bassin, pour des raisons dites de sécurité (4), et ce, malgré mon petit gabarit. Le fauteuil de mise à l’eau dont on m’impose l’utilisation me paraît être une pratique très stigmatisante dans la mesure où ce fauteuil expose ceux qui l’utilisent au regard des autres nageurs pendant plusieurs minutes.
    Je me souviens d’un jour où j’étais arrivée toute équipée au bord du bassin, accompagnée de plusieurs amis. Le maître-nageur en service s’est exclamé en me voyant : "Ils laissent passer les handicapés à l’accueil !". Le siège de mise à l’eau ne marchait effectivement pas ce jour-là, et il paraissait évident d’après ce maître-nageur que l’accueil aurait dû me refuser l’accès sous le motif de cette panne. L’équipe entière m’a bien fait comprendre qu’il était hors de question de m’asseoir au bord de l’eau pour que je puisse nager. Mes amis étaient tout disposés à me mettre à l’eau, cependant ce jour-là, l’équipe nous l’a formellement interdit en alléguant la sécurité. Je suis retournée, très contrariée, me changer au vestiaire.

    La deuxième piscine que j’ai expérimentée présente un certain nombre de paradoxes architecturaux en ce qui concerne les aménagements PMR (5). Le vestiaire, au rez-de-chaussée, n’est pas isolé du reste du public et la douche y est intégrée. En revanche, plusieurs contradictions apparaissent : une marche pour accéder à la cabine, une configuration du vestiaire qui ne respecte pas l’amplitude angulaire du fauteuil quand il doit tourner, et un fauteuil de douche difficile à manipuler près de la piscine car n’ayant habituellement pas vocation à être déplacé – et dont les freins ne marchaient pas du tout, comme dans nombre d’établissements que j’ai rencontrés, sans doute eu égard au caractère vétuste et peu utilisé des équipements PMR.
On sentait néanmoins que l’ensemble du personnel de la piscine avait un réel souci d’accueillir au mieux les personnes en situation de handicap, en dépit de ses contradictions techniques. Par exemple, la piscine étant très fréquentée, les maîtres-nageurs avaient eu spontanément la présence d’esprit de me laisser nager dans la ligne de cours, cela participait à des séances sereines, et justifiait de mon point de vue le moment décisif de ma venue : malgré les difficultés du vestiaire, de l’accès au bassin, j’étais venue pour nager, ce que je pouvais réaliser sans inquiétude.
La piscine a été fermée pour rénovation et j’espère que dans les plans de restructuration  seront pris en compte davantage de paramètres PMR.

    Je n’avais jamais eu d’écho de la troisième piscine dont j’expose ici mon expérience avant de m’y rendre. Pourtant, elle présente de mon point de vue un accueil particulièrement bienveillant et bien pensé à l’égard des personnes à mobilité réduite (6). Cet accueil me satisfait au point que je n’ai plus ressenti le besoin d’essayer l’accès, toujours risqué, de nouveaux établissements.
L’équipement matériel est de loin le mieux pensé. En effet, il n’a pas été improvisé et bricolé sur le tard : la cabine du vestiaire est grande, comporte une douche. Elle n’est pas isolée du reste du public. Une fois en maillot, une rampe d’accès me permet de me rendre, avec un siège de piscine adéquat, près du bassin. Les maîtres-nageurs m’ont spontanément orientée dès mes premières venues vers la ligne des séances de cours, où je peux donc nager sans craindre que mon rythme ne soit un obstacle pour les autres (7). C’est d’ailleurs sur cette ligne qu’est fixé le fauteuil de mise à l’eau électrique dont disposent également les deux autres piscines présentées dans cet article, disposition qui me paraît plus cohérente avec l’attribution des lignes d’eau.
Ce même dispositif électrique du fauteuil de mise à l’eau existe donc dans cette piscine, mais il y est considéré comme facultatif, à disposition du public qui en a besoin. L’équipe des maitres-nageurs m’a d’ailleurs demandé lors de mes premières séances si je préférais utiliser ce matériel ou si j’acceptais d’être portée au bord de l’eau. La réponse était relativement évidente pour moi qui n’aimais pas l’usage de ce fauteuil, mais la question valait quand même la peine d’être posée : elle confirmait que l’accès des personnes en situation de handicap était davantage considéré comme un chemin jalonné de multiples "mises à disposition" et non comme le produit d’un parcours imposé.
L’équipe de l’accueil était tout aussi chaleureuse et serviable que celle du personnel du bassin. Je me rends désormais dans ce lieu, non pas seulement pour satisfaire mon besoin impérieux de nager, mais aussi pour profiter de l’accueil si bienveillant qui m’est accordé dans cet univers à la mesure de mes capacités.
La piscine a fermé ses portes pendant une année suite à un incident technique qui engageait de longues réparations. J’ai donc fréquenté d’autres établissements dont aucun n’a égalé à mon sens cet accès bien mis en œuvre. J’ai alors été confrontée à d’autres équipements, d’autres réactions de la part des nageurs ou du personnel de la piscine. Dans ce contexte, d’autres dysfonctionnements, d’autres comportements médiocres, mais également d’autres belles solidarités ont émergé.

    La conclusion qui émerge de ces trois types d’accès est simple : l’accès doit être pensé dès le début d’une construction et ne peut être bien réalisé s’il est entrepris sur le tard, composé de multiples rafistolages et arrangements. Là réside la distinction entre un accès spécialisé et un accès intégré (Larrouy, 2011). L’accès doit également faire primer avant tout la personne humaine qui en fait l’usage : ce n’est pas parce qu’un matériel est extrêmement coûteux que l’accès lui-même se trouve plus réussi (8).
    Sur un plan humain, de tels univers ne sont évidemment pas sans laisser de marques : accéder à un lieu par l’intermédiaire d’expédients de fortune improvisés sur le tard, c’est renvoyer en négatif à l’individu une image de lui-même comme celle d’un surplus où il est à la fois inclus et exclus (9). Cette situation d’isolement prend des allures paroxystiques lorsque l’accès est tout simplement rendu impraticable et isole l’individu en situation de handicap du reste de la société. C’est alors à une image de lui-même comme de celui qui est mis en quarantaine, loin d’une humanité dont il fait pourtant partie, que le reste de la société le renvoie.
    Dans l’accès, il ne faut donc pas simplement prendre en compte les équipements proposés mais considérer aussi la qualité de cet accès dans sa portée humaine, et la manière dont elle rejaillit sur le vécu de l’individu en situation de handicap. Le stigmate qu’un mauvais accès, et/ou qu’un accueil distant ou indifférent, voire hostile, peut induire sur la personne handicapée est bien réel. Ceux dont l’inconséquence pousse à emprunter les locaux – toilettes, vestiaires ou places de parking – où figure pourtant le logo handicap, ne mesurent pas toujours la portée de leur attitude. La raison la plus souvent alléguée dans ces situations du quotidien est que le dit-lieu n’est alors pas occupé ; mais il s’agit là d’un cercle vicieux, car si ce lieu n’est jamais disponible, étant pris d’assaut par les citoyens ordinaires, aucun citoyen handicapé ne sera en mesure de l’occuper. Ces locaux, ces places existent car des personnes n’ont pas accès aux autres emplacements : quand elles s’y rendent, elles en ont besoin, ne pouvant utiliser les emplacements ordinaires.
Une architecture dont l’accès n’est pas pensé et donc conçu pour tous est une architecture qui manque à sa vocation première, à savoir d’offrir aux individus sans exception un espace vivable et praticable (10). Une architecture non accessible est une architecture qui repousse vos manières d’être et d’agir dans le monde, qui ne vous accepte pas tel que vous êtes et qui fait de vous une persona non grata.
Nous ne contrôlons certes pas tout dans l’accès, et bien souvent l’histoire d’une construction architecturale qui n’a pas été pensée en vue d’accueillir des personnes à mobilité réduite, nous met en défaut au moment précis où se joue une situation d’accès. Pourtant, malgré ces points d’achoppement, nous ne pouvons nous dédouaner d’un meilleur accès en nous contentant d’une accessibilité défaillante. A chaque fois que je bats en retraite après m’être heurtée à un lieu inaccessible, un sentiment de révolte m’envahit : on a porté atteinte à ce que je suis, à mon droit d’investir l’espace public au même titre que les autres. Il ne faut pas sous-estimer le caractère traumatisant (11) de chaque chemin que nous empruntons, chemins quasiment invisibles, même si notre époque de performance nous enjoint de nous focaliser sur l’objectif à atteindre. Au-delà d’un échec individuel, loin de convoquer seulement un moment à la piscine ou une séance de cinéma, c’est la question de la responsabilité collective de tous ceux qui prennent part, de près ou de loin, à la situation, qui est en jeu.
Le logo handicap signalant l’accès d’un lieu aux personnes en fauteuil n’est-il pas, finalement, un des stigmates contemporains les plus évidents dans l’accès ? Son absence ne signifie-t-elle pas au fond dans la plupart des lieux, bien plus qu’une non-possibilité, une quasi-interdiction d’investir l’espace ? Loin du "politiquement correct", où est alors la différence dans le ressenti de la personne qui en fait les frais ? J’ai mes quartiers, différents en nombre et en qualité du reste de ceux de la société. Mais pourquoi me retirer cette marque d’appartenance à la même humanité, parce que je suis  en  fauteuil ?


Comme j’ai tenté de l’exprimer, si la volonté humaine ne suffit pas toujours pour permettre l’accès immédiat à un lieu, elle peut néanmoins racheter en grande partie la trace extrêmement nocive qu’aurait pu laisser ce non-accès du lieu, en déployant une aide substantielle dans la mesure du possible, ou encore en prenant le temps de s’expliquer, si elle en dispose. Rien de pire qu’un désert de paroles et de dialogue quand on vous refuse un accès ; et même davantage, cette intervention humaine ne rattrape pas seulement un équilibre mis à mal, elle tend à redonner à ce processus morbide une autre forme de richesse humaine. L’être humain n’arrive chronologiquement qu’après le dysfonctionnement des choses. Il peut alors choisir d’accentuer le processus engagé en préférant la sécurité ou d’autres éléments, mais il peut aussi choisir d’inverser le tournant de cette négativité. En effet, de façon inattendue, de belles solidarités entre les êtres peuvent parfois découler d’une situation a priori mal engagée.
L’expérience blessante n’est pas toujours là où on la croit. Il y a donc nécessité voire urgence à mettre des mots sur des expériences de vie les plus ordinaires de la vie quotidienne, passées sous silence si elles ne sont pas exprimées, afin de renseigner l’autre sur le fait que la situation est problématique pour moi, ce sans quoi reste la possibilité que ce dernier n’en prenne jamais conscience malgré toute sa bonne volonté d’améliorer la situation. Comment sinon permettre à un interlocuteur qui n’a jamais accès – par définition – au ressenti de l’autre, d’en prendre la juste conscience, la pleine mesure ? L’objectif n’est pas alors de juger ou de dénoncer mais plutôt de pointer, de désigner en aidant l’autre à mieux redistribuer le quota de vigilance dont il est capable dans sa vie. Nombre de choses invisibles, de choses que nous construisons tous les jours, que nous cautionnons quotidiennement de manière tacite, peuvent tour à tour meurtrir ou faire grandir. Tout ce que nous sommes, tout ce que nous faisons ou disons porte déjà la responsabilité de notre simple existence : nous ne cessons, souvent à notre insu, de générer du futur et rien n’est sans conséquence sur notre à-venir.


anne-lyse.chabert@univ-paris-diderot.fr

Notes :
(1)    Une affordance (de l’anglais to afford, offrir) est une invitation à l’action. Elle trouve une déclinaison concrète dans les interfaces des objets (un casse-noix par exemple), des surfaces (une surface plane où l’on peut marcher), du milieu (l’air dans lequel on respire, l’eau dans laquelle on peut nager). L’affordance présente le double-avantage de prendre en compte deux paramètres, les caractéristiques du milieu et les capacités (métriques, motrices, psychologiques ou autres) singulières de l’individu qui permet de les mettre en relation et rendre possible et effectif leur dialogue.
(2)    La grille des affordances constitue l’un des moments pivots qui me sert à redéfinir l’occurrence du "handicap" notamment dans mon doctorat ("Transformer le "handicap" ou l’invention d’un usage détourné du monde. Essai de cheminement conceptuel à partir d’expériences de vie", soutenu en 2014).
(3)    Une réserve me paraît importante à prendre en compte à la lecture de cet article : je n’y fais référence qu’à ma simple expérience de personne handicapée moteur dans des lieux très contextualisés de plus (Paris, dans les années 2010). Or, chaque handicap étant singulier, d’autres éléments prioritaires pourront émerger d’autres situations, même si à mon sens les enjeux restent sensiblement les mêmes.
(4)    La sécurité est régulièrement invoquée comme un obstacle à l’accès d’un lieu. Détourné ou galvaudé à l’excès, cet argument peut aisément être utilisé comme un prétexte pusillanime qui laisserait penser que l’être humain est dédouané des responsabilités qui lui incombent.
(5)    PMR : Personne à Mobilité Réduite.
(6)    J’ai été déçue a posteriori de n’avoir pas eu cette information plus tôt, ce qui m’aurait évité de transiter dans de multiples piscines à l’accès compliqué. Aujourd’hui, cependant, j’ai connaissance d’un site internet très utile pour les PMR qui recense les différents établissements publics de toute sorte (restaurants, magasins, cinémas etc.), www.jaccede.com créé par Damien Birembau, utilisant lui-même un fauteuil.
(7)    Ce n’est pas une expérience propre à la situation de handicap mais amplifiée par cette situation : j’ai souvent affronté le manque de considération des nageurs à l’égard de ma situation particulière, indifférence pouvant parfois mener à des comportements brutaux.
(8)    C’est la problématique que convoque la notion récente d’"aménagements raisonnables" (actes du colloque de l’EHESP, février 2016) : le véritable enjeu de ce que devrait être un aménagement serait d’assurer un principe de parcimonie en satisfaisant au mieux les besoins de l’individu sans pour autant tomber dans la dérive du politiquement correct des mesures inutiles.
(9)    La problématique de l’ambivalence de l’inclusion fait partie des thèmes récurrents qui gravitent autour de la question du handicap, dont l’identité est celle d’un entre-deux, telle celle de l’immigré que décrit Amin Maalouf dans les Identités meurtrières (1998), ou celle de l’étranger décrite par Guillaume Leblanc dans Dedans, dehors (2010). Amin Maalouf prend l’exemple d’un homme né en Allemagne de parents turcs : "Aux yeux de sa société d'adoption, il n'est pas allemand ; aux yeux de sa société d'origine, il n'est plus vraiment turc." Il déplore surtout le fait que la société, d’accueil notamment, ne soit pas en mesure d’assumer ces individus aux appartenances multiples. Comme l’analyse Guillaume Leblanc, la seule mention d’étranger, avec laquelle on peut tisser une analogie avec la situation de handicap, est déjà une étiquette qui signifie l’extériorité de l’individu au groupe de référence, son impossibilité de prendre part à la vie de la nation.
(10)  J’explique ce qu’est l’universal design dans mon article "À chacun son monde, à chacun son chemin" (Erès, 2008), où je décline les quelques grands principes de base d’un environnement accessible à tous : principe d’utilisation équitable (tout individu quelles que soient ses capacités doit pouvoir accéder à la ressource), principe de flexibilité d’emploi, de simplicité, de perceptibilité de l’information, de sécurité d’utilisation, de facilitation de l’utilisation, de dimension et espace suffisant (Margot-Cattin, 2007).
(11)   Au sens étymologique de trauma en grec, la blessure.






Bibliographie :
Chabert A.-L., "À chacun son monde, à chacun son chemin", Reliance, 2008, n°28, p. 83-90.
Chabert A.L., Transformer le "handicap" ou l’invention d’un usage détourné du monde. Essai de cheminement conceptuel à partir d’expériences de vie, Thèse, Paris : Université Paris VII, 2014.       
École des Hautes Études en Santé Publique (EHESP), Colloque Aménagements raisonnables et situations de handicap : quels usages d’un nouveau cadre juridique ?, 11 février 2016, Paris.
Goffman E., Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris : Éditions de minuit, [1975] 2012.
Henrich E., Kriegel L., Experiments in survival, New-York : Association for the Aid of Crippled Children, 1961.
Jullien F., Vivre de paysage ou L’Impensé de la Raison, Paris : Gallimard, Coll. " Bibliothèque des Idées", 2014.
Larrouy M., L'invention de l'accessibilité, Grenoble : PUG, 2011.
Leblanc G., Dedans, dehors. La condition d’étranger, Paris : Le Seuil, 2010.
Maalouf A., Les Identités meurtrières, Paris : Grasset, 1998.
Margot-Cattin P., "De l’accessibilité au design universel", in Borioli J., Laub R. (dir.), Handicap : de la différence à la singularité. Enjeux au quotidien, Chêne-Bourg (Suisse) : Éditions Médecine et Hygiène, 2007, pp. 135-154.

]]>
news-2747 Fri, 01 Apr 2016 23:41:00 +0200 Le poulpe, les sirènes et le mérou https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-poulpe-les-sirenes-et-le-merou-1 par Véronique VIALATTE

Ce mois-ci, le second volet très attendu de la trilogie littéraire Le poulpe, les sirènes et le mérou, ou les dessous de la formation en IFSI avec Phil, Marie et les autres. Un feuilleton iconoclaste par Véronique VIALATTE. Parce que la littérature aime aussi à s’inviter dans la revue Ethique.

Véronique VIALATTE est formatrice en soins infirmiers depuis 5 ans à l’IFSI d’Auxerre. Issue d’une des dernières promotions d’infirmiers de secteur psychiatrique, elle a exercé dix ans en qualité d’Infirmière, puis seize ans en tant que cadre de proximité. Elle a une appétence certaine pour la plongée sous-marine.

Episode 2 : Pas assez poulpe pour la MSP

Un étudiant d’IFSI en échec

Précédemment : Phil veut être infirmier, mais au soir de son parcours estudiantin, il fait l'objet d'une sanction d'éviction définitive prononcée par son IFSI d'origine. Mu par l'énergie du désespoir, Phil riposte et demande à intégrer notre IFSI. Nous lui avons donné la parole, il est temps désormais d'écouter les sirènes, ainsi avons- nous nommé les professionnelles qui l'ont encadré.


Les sirènes


Sur la question des sirènes Ulysse fait figure d'expert, alors demandons-lui d'accompagner notre transition et feuilletons quelques pages de son Odyssée (1).
Après toute une année passée chez Circé à festoyer, Ulysse décide de reprendre la route avec ses compagnons, en quête de son Ithaque natale. Mais Circé lui prescrit un passage obligé aux pays des morts où il doit rencontrer l'âme de Tirésias, le devin aveugle, qui seul peut lui indiquer la route. Ulysse revint sain et sauf de la demeure d'Hadès. Circé (2) lui indiqua alors les dangers qui sillonnent son chemin de retour : il y aura d'abord les sirènes, dont il pourra écouter le chant s'il prend soin de se faire lier fortement au mât de son navire. Homère nous conte ainsi leur chant : "Viens à nous glorieux Ulysse, honneur de la Grèce ; arrête ton navire, afin d'entendre notre voix. Jamais on ne passe outre, avec un vaisseau, avant d'avoir ouï les doux chants qui s'échappent de nos lèvres, puis l'on s'éloigne transporté de plaisir et sachant bien plus de choses. […] Ainsi elles chantent et font entendre de belles voix ; mon cœur brûle de les écouter encore" (3). Grâce à Homère, nous savons le danger qu'il y a à écouter le chant des sirènes, mais dissipons un doute : nos personnages sont sans commune mesure avec ces créatures monstrueuses assises sur un amas d'os et de chairs en putréfaction. Mais les légendes sont des leçons, alors nourrissons-les et retrouvons Phil au moment de son bilan de stage, véritable panégyrique. Rappelons-nous, on le dit futur professionnel remarquable, il flirte avec la perfection. Charmé par ces éloges, il s'est cru hors de danger ; bercé par le chant de l'aide soignante, il s'est assoupi... Sous l'éclairage de Marcel Détienne et Jean Pierre Vernant, nous comprenons que Phil a cruellement manqué de mètis (4), cette intelligence rusée qui s'origine dans la mythologie grecque.
Mètis est fille d'Océan et de Téthys. Détentrice d'un fabuleux savoir, c'est une "déesse dont les lumières étaient supérieures à celles de tous les autres dieux et de tous les hommes" (5). Mètis incarne la sagesse, la ruse et la prudence. Si ses conseils sont précieux, elle possède en outre le don de se métamorphoser. Zeus la convoite, en fait sa première épouse et la fait grosse. Selon l'oracle de Gaïa, la terre-mère, ce premier enfant sera une fille. Mais le second sera un garçon. D'une puissance inégalée, il régnera sur les dieux et les hommes, sera souverain à la place du souverain. Détrôné de la même manière que son père Cronos et que son grand-père Ouranos ? Il n'en est pas question ! Peu enclin à se faire ravir son sceptre, mu par une solide volonté de prohiber ce legs paternel, Zeus décide de mettre un terme aux grossesses actuelle et futures de Mètis. Mais la chose n'est pas aisée, Mètis est rusée. Zeus use alors d'un stratagème, il la met au défi de réussir toutes les métamorphoses qu'il lui propose, c'est ainsi qu'elle se transforma en lionne, puis en goutte d'eau... Qu'il s'empressa d'avaler et, se faisant, devint entièrement mètis. C'est ici que Mètis, personnification de la sagesse et de l'intelligence rusée, devint commune sous le vocable mètis.
L'homme à la mètis est à la fois ancré dans le présent car rien ne lui échappe de la situation dans laquelle il se trouve pris, et tendu vers son avenir dont il est capable d'anticiper les aléas (6). Il pré-médite et, rapide et efficace, sait agir au moment opportun, au kairos. C'est le cas d'Ulysse qui, ne résistant pas au désir d'écouter le chant des sirènes, se donna en même temps les moyens de s'en prémunir. Ce ne fut pas le cas de Phil, qui vit sa fin orchestrée par celles-la même qui couronnaient sa précellence. Elles lui imposèrent une mise en situation professionnelle (couramment appelée MSP), procédure d'évaluation pourtant abolie depuis trois ans. Pour Phil c'est une première, alors expliquons-lui en quoi consiste une MSP. Sur une durée de trois ou quatre heures, il est évalué sur sa capacité à prendre en soin le secteur de patients qui lui a été attribué. Il s'agit de trois à six personnes pour lesquelles il doit présenter une démarche de soins, n'ignorant rien de leurs besoins, pathologies, traitements, devenir. Cette présentation effectuée, il doit réaliser les soins dits techniques, faire preuve d'organisation et de dextérité, sous le regard de la formatrice et d'un soignant, ici ce fut la cadre de l'unité. Phil a souffert, le regard du jury n'était pas bienveillant. C'est toute la différence entre avoir sous le regard et avoir à l’œil.
Nous nous réjouissons de l'obsolescence de cette pratique, qui a marqué notre mémoire de son empreinte. C'était il y a fort longtemps, avant que le législateur ne décide de réunir infirmiers de secteurs psychiatriques et infirmiers en soins généraux sous une même appellation : infirmiers diplômés d’État, ce que l'on a alors vilainement appelé "tronc commun". Nous étions donc étudiante en psychiatrie et, pour passer en seconde année, il nous fallait réussir la redoutable MSP. Il faut imaginer un hôpital psychiatrique en 1986, avec un découpage pavillonnaire dont l'ensemble forme une ville à l'intérieur de la ville. Nous étions au pavillon C2 ; cinquante esprits affolés réunis dans une architecture qui exprime toute la perspective haussmannienne : enfilade de longs couloirs, galeries, dortoirs, quatre douches et deux baignoires. Notre MSP commence par le bain de madame Alice, patiente atteinte d'une chorée de Huntington. Ces jours derniers, nous avons pris soin de mettre de côté gants de toilette, serviettes, robe à la bonne taille, savon, shampooing. Personne ne s'occupe sérieusement de la gestion du linge et des produits de toilette. La surveillante (ainsi appelait-on les cadres à l'époque), a un bon mot : "je suis surveillante, pas travaillante. Donc je surveille". En cas de panne il faut courir à la lingerie, située à l'autre bout de l'hôpital, ou à l'économat pour retirer un bon permettant de se rendre au magasin. Au rayon astuce, nous avons caché dans notre vestiaire tout le nécessaire à la toilette de madame Alice. Le jury arrive à huit heures, il se compose d'une monitrice (aujourd'hui nous dirions formatrice) et de la surveillante. Lors de notre prise de service, à 6h30, nous faisons la ronde avec l'équipe de nuit. Que le lecteur ne se méprenne pas, il ne s'agit pas de se prendre par la main et de danser en formant un cercle, mais d'une tradition. Lors de chaque relève un membre de l'équipe partante et un membre de l'équipe arrivante explorent couloirs et dortoirs, exorcisant leur hantise du triptyque fugue-suicide-agression. Madame Alice est bien là. Elle est réveillée, trempée d'urine. Nous avons une grande envie de mouvement, mais il y a notre MSP... Pouvons-nous dire au jury "Vous arrivez trop tard, le bain est fait" ? Pouvons-nous laisser madame Alice macérer dans son urine ? Une enclume sur l'estomac, nous décidons de l'essuyer du mieux possible et de lui passer une chemise propre. A huit heures, talonnée par mesdames les surveillante et monitrice, nous nous rendons dans le dortoir où se trouve Madame Alice puis l'accompagnons à la salle de bains. Que la honte soit sur nous ! La chemise que nous lui ôtons et mettons au sale porte des plis de repassage ; notre stratagème est découvert. Elles me tancent vertement :  "Que faites vous ? Il est clair que cette chemise vient d'être mise. Vous coûtez cher à l'hôpital, vous avez encore bien du chemin avant de prétendre être infirmière !". Il y a des gens qui nous font penser qu'on vaut moins. Nous avons pêché par excès de zèle, comme beaucoup d'étudiants dans ces situations pétries d'inauthenticité. Il y a déplacement de l'intention, qui n'est plus de porter intérêt au patient, mais de démontrer que cet intérêt est au centre de nos préoccupations. Ce glissement objective le patient qui devient alors moyen de valider une épreuve. C'est un propos qu'il convient rapidement de nuancer afin de ménager une place acceptable à l'impératif kantien qui nous demande d'agir "de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme moyen" (7). A titre posthume, nous rassurons le philosophe de Köenigsberg : souvent cette objectivation ne durait que quelques heures... Mais parfois plus. Ainsi, il n'était pas rare que l'on décide de différer la sortie d'un patient de quelques jours parce que "l'élève l'a pris en étude de cas".
Nous l'avions annoncé, la MSP ne nous invite pas au rêve. Mais certains en gardent nostalgie, y voyant un moyen d'évaluer objectivement un étudiant, en situation, et permettant de lever le doute sur ses capacités. Sauf que non rompu à l'exercice, et qui plus est sous un regard suspicieux, on est moins bon. Et Phil fut mauvais. L'équipe le vit alors tout autrement, la tutrice revint sur son bilan élogieux, il fit l'objet d'un rapport circonstancié ; pléthore de griefs fut portée à son encontre, alimentés par la recherche scrupuleuse d'indices glanés dans son dossier. "On recueille des indices sur un homme ; on rapproche ces indices ; le total fait une réputation" (8) nous dit Victor Hugo. Savourons avec lui l'instant où il nous parle de Gilliatt, un pensif, un rêveur, un pêcheur de Guernesey. Les filles le disent laid, peut-être qu'il ne l'est pas, peut-être même qu'il est beau... Mais il est réputé fils du diable, et il y a des raisons à cela. Déjà sa maison était "visionnée". Ainsi appelle-ton dans les îles anglo-normandes ces logis laissés à l'abandon, aux portes barricadées par un entrelacs de planches clouées et de houx, aux murs troués de fenêtres cassées, au jardin envahi de ronces et pots de fleurs brisés. Une masure, une maison morte, où le diable vient la nuit. Hugo a cette très belle formule "La maison comme l'homme peut devenir cadavre. Il suffit qu'une superstition la tue" (9). Le Bû de la Rue, c'est ainsi que se nomme la maison de Gilliatt. Visionnée, elle ne l'est plus, mais il y habite seul, ce qui le rend encore plus suspect car "Personne n'ignore que lorsqu'un sorcier s'installe dans un logis hanté, le diable juge le logis suffisamment tenu, et fait au sorcier la politesse de n'y plus venir, à moins d'être appelé, comme le médecin" (10). A proximité du diable ou de son fils, point de quiétude pour les Guernesiais. Gilliatt est suspect parce qu'il est seul, seul parce qu'il est suspect. Il n'est pas aimé, on le rend responsable de l'isolement qu'on fait autour de lui. Il part souvent pêcher et ramène toujours du poisson, c'est louche ; il cultive son jardin et récolte des pommes de terre malgré les coups d'équinoxe, c'est suspect ; il ne va jamais à la chapelle, sort souvent la nuit, lit des livres en latin, c'est louche, ténébreux, troublant.... Les preuves s'accumulent. "On le voyait quelquefois, avec une cruche qu'il avait, verser de l'eau à terre. Or l'eau qu'on jette à terre trace la forme des diables. […] Il existe sur la route de Saint-Sampson trois pierres arrangées en escalier. […] Ces pierres sont très malignes. Des gens fort prud'homme et des personnages absolument croyables affirmaient avoir vu, près de ces pierres, Gilliatt causer avec un crapaud. Or, il n'y a pas de crapaud à Guernesey ; Guernesey a toutes les couleuvres, et Jersey a tous les crapauds. Ce crapaud avait dû venir à la nage pour parler à Gilliatt. […] Ces faits demeurèrent constatés ; et la preuve, c'est que les trois pierres sont encore là" (11). Quand il arrive à Gilliatt de parler aux jardiniers, il le fait d'une bien étrange façon "Le merisier fait ses grappes, méfiez-vous de la pleine lune ; s'il ne pleut pas en juin , les blés prendront le blanc, [...] l'éperlan fraye, gare les fièvres" (12). Et le plus terrible est qu'en suivant ces conseils on y trouve son compte. Sous la plume de Victor Hugo les anecdotes se thésaurisent, alimentant le flot croissant d'indices prouvant que Gilliatt est bel et bien fils du diable. Gilliatt est double, disent les villageois.
Phil aussi est double. Il avait tout pour plaire, il a tout pour déplaire. Les indices ne manquent pas. Il suffit pour s'en convaincre de relire attentivement son dossier : Phil envoie des SMS pendant les cours, mange pendant les cours, écrit sur les tables, ne mesure pas ses paroles, interrompt son stage aux urgences, échoue aux épreuves théoriques, ne rend pas son mémoire, dort pendant son temps de travail, pique deux fois un patient avec la même aiguille, use d'un vocabulaire non professionnel voire grossier, ne communique pas suffisamment avec les aides-soignantes, s'absente sans justificatif... Un diable d'étudiant en somme, disent les sirènes.
Gilliatt vu par les Guernesiais, Phil vu par les sirènes, la leçon de Victor Hugo est source d'inspiration. Gageons que cette histoire changera notre regard, regard qu'il est temps maintenant de porter sur un autre type de sirènes.
Dans notre univers hospitalier, bien loin des contrées homériques, la sirène évoque d'abord l'approche d'une ambulance. Il en est d'autres, qui obligent à garder le silence tant on ne s'entend plus parler, telle est l'alarme incendie ; Il y a celles que l'on cherche du regard, en se demandant si l'on doit bouger ou surtout ne pas bouger, les yeux rivés sur le rétroviseur. Ici, point de son envoûtant mais sursaut, horripilation, strident hiatus. Et puis il y a celle qui rythme le premier mercredi de chacun de nos mois. Née durant la seconde guerre mondiale, elle prévenait la population d'une attaque aérienne et si nous nous assurons qu'elle fonctionne toujours, à exactement midi, c'est qu' elle a gardé sa mission de prévenir d'un danger. Dans une certaine mesure, nous pouvons ici proposer l'idée selon laquelle la sirène de type un, au chant mélodieux, est potentiellement pernicieuse, quand celle de type deux, au timbre strident, dispose d'une fonction protectrice. Testons ce modèle auprès de Phil et de ses sirènes métaphoriques en avançant ce scénario.
Magali (aide soignante, sirène de type un) : –  Tu as bien travaillé, les soins sont assurés, tu peux aller te reposer un peu.
Phil, fatigué et sous le charme de ce discours fort à propos, s'endort.
Mélanie (infirmière, sirène de type deux), ne mâche pas ses mots : – Tu n'es pas là pour dormir mais pour être au service du patient !
Phil, tiré de sa léthargie par cette voix indignée, sursaute. Il s'agit d'une alerte, le prévenant d'un danger, mais pris au dépourvu, mu par une farouche envie de se sortir de ce mauvais pas, il ne tient pas sa langue.
Phil : – Mais c'est Magali qui m'a dit d'aller me reposer !
Il place cette dernière en porte-à-faux. Dès lors la situation ne peut que s'envenimer. L'aide soignante tire son épingle du jeu en rétorquant qu'il y a malentendu ; ainsi reproche-t-on à Phil un manque de communication avec les aides soignantes. A fleur de peau, Phil bascule dans l'insurrection ouverte ; on lui reproche alors l'emploi d'un vocabulaire non professionnel, voire grossier.
Nous sommes dans une configuration de "doigt dans l'engrenage", où à chaque étape, Phil a singulièrement manqué de mètis. En suivant les recommandations de l'aide soignante, l'imprudent s'est cru autorisé à dormir, ignorant que l'infirmière s'en offusquerait. Il fut confronté à ce que Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant nomment une "réalité changeante" (13), sur laquelle il aurait eu prise s'il s'était montré plus mobile, bigarré, ondoyant que son partenaire. Ces hellénistes, qui ont consacré leur industrie à expliciter cette intelligence rusée qu'ils nomment mètis, nous l'ont suggéré : l'étudiant mètis est semblable à cet animal prodigieux qu'est le poulpe. On ne le voit pas forcément au premier coup d’œil, alors employons-nous à le débusquer.


Le poulpe


Ce n'est pas tâche aisée, et nous invitons le lecteur à rejoindre notre palanquée (14), à la rencontre d'octopus dans le grand bleu. Un mollusque, plus précisément un céphalopode, dont l'étymologie képhalé (la tête) et podos (le pied) nous dit qu'il est tout autant tête que jambes. La tête et les jambes, nos liens mémoriels se réactivent et l'on se souvient de ce jeu télévisé, né dans les années soixante, associant deux candidats : de l'un on exigeait des connaissances sur des sujets complexes, de l'autre des performances sportives, le second devant pallier les éventuelles lacunes du premier. Alors une grosse tête, huit jambes, c'est peut être le secret des performances de notre poulpe. Cela interpellait déjà Pline l'Ancien, comme il nous le livre dans ce surprenant témoignage.
"Les coquillages n'ont pas le sens de la vue ; ils n'ont que l'instinct du manger et du danger. Les poulpes épient donc le moment où ils sont ouverts, et y introduisent une petite pierre, sans qu'elle touche le corps, de peur que celui-ci, en palpitant, ne la rejette ; ainsi ils s'approchent sans rien craindre et tirent les parties charnues hors des coquilles. Celles-ci veulent se refermer, mais en vain, écartées comme par un coin. […] A Cartéia, un poulpe avait l'habitude de quitter la mer pour venir dans les bacs découverts des viviers et y dévaster les salaisons […] il attira la colère des gardiens par la répétition de ces larcins successifs" (15).
Plus près de nous, les romanciers ont fait de cet animal un mythe qui alimente encore les légendes des pêcheurs. Sous la plume de Victor Hugo, le poulpe est devenu pieuvre. Il nous en brosse un terrifiant portrait ; l'éprouvant combat de Gilliatt, notre pêcheur guernesiais, contre le mollusque nous glace d'effroi. Gilliatt se trouve dans une grotte, il est affamé. Le crabe qu'il poursuit s'est enfui par cette fissure dans la roche. Gilliatt y plonge le poing et "Tout à coup il se sentit saisir le bras. Ce qu'il éprouva en ce moment c'est l'horreur indescriptible. Quelque chose qui était mince, âpre, plat, glacé, gluant et vivant venait de se tordre dans l'ombre autour de son bras nu. Cela lui montait vers la poitrine […] La pointe fouillait sous son aisselle" (16). On imagine la légitime terreur de Gilliatt dont les effort pour se dégager produirent l'effet inverse : la ligature se resserra, les ventouses devinrent "foyer d'affreuse et bizarre douleur. C'était ce qu'on éprouverait si l'on se sentait avalé à la fois par une foule de bouches trop petites" (17). L'objet du tourment de Gilliatt sortit alors de la crevasse et Victor Hugo ne pose pas sur l'animal un regard indulgent. Ses formules sont assassines : "Quand Dieu veut, il excelle dans l'exécrable" (18) ou encore "Si l'épouvante est un but, la pieuvre est un chef d’œuvre" (19). Ces formules ne nous siéent guère, aussi préférons-nous laisser la pieuvre aux romanciers, sortir de cette affaire tentaculaire, quitter la fiction pour nous intéresser scientifiquement à cet animal fort sagace.
Notre expérience de plongeuse, une solide formation à la biologie sous-marine, associées à l'éclairage scientifique de l'émission Thalassa (20) nous autorisent à livrer ici notre propre vision de l'animal que nous baptisons Octave, comme nous y invite l'étymologie du prénom.
Octave se comporte en adulte dès la naissance, on le dit juvénile. Il est le plus intelligent des invertébrés, apprend très vite et tire des conclusions de ce qu'il a appris pour ajuster son comportement à des situations nouvelles. Capable de résoudre un problème simple, il se montre également performant dans la résolution de problèmes complexes. Illustrons d'un exemple : extirper une proie d'un bocal fermé par un bouchon de liège est pour Octave un problème simple : c'est ce qu'il fait lorsqu'il soulève une pierre pour avoir accès à ce qu'il y a en dessous. En revanche, extraire sa proie d'un bocal fermé par un bouchon à vis procède d'une logique inédite. Dans la nature, rien ne se visse ni se dévisse. Jamais nous n'avons vu un animal dévisser quoi que ce soit, avant Octave. Les scientifiques l'ont filmé, posé sur le couvercle Octave tente de le soulever, puis de le pousser, rien n'y fait. Il ne baisse pas les bras pour autant, il réfléchit – si le crabe est à l'intérieur du bocal, cela prouve bien que l'on peut y entrer – et finit par trouver  : il dévisse le bocal et s'empare goulûment du crabe captif.
Octave vit généralement sur les fonds marins, s'abrite souvent dans les rochers. Il nage mais s’essouffle vite, alors il utilise son mode de déplacement privilégié : la propulsion. Il aspire de l'eau puis, par contraction de son manteau , la rejette violemment. Le mécanisme le fait avancer à reculons, mais jamais il ne se cogne car ses yeux suffisamment espacés lui servent de rétroviseurs. Deux yeux mobiles, érigés, capables de regarder dans toutes les directions avec une remarquable acuité. Octave est d'un tempérament plutôt curieux. Il est aussi chasseur, et voici les armes qu'il met successivement en œuvre.
En première intention, il utilise ses tentacules pour transporter sa proie jusqu'à son gîte. Si, au hasard d'une mauvaise rencontre il se trouve amputé d'un bras, il est capable de le reconstituer. Donc huit membres très souples, préhensiles, garnis de ventouses équipées de capteurs sensoriels qui lui permettent à la fois de toucher et de goûter. C'est comme si nous avions des langues au bout de nos doigts. Sa bouche, insérée au milieu des bras, est munie d'un bec crochu, très puissant, capable de briser la carapace d'un crabe, crabe qu'il aura pris soin auparavant de paralyser en lui injectant son puissant venin. Octave est friand de crevettes, crabes, petits poissons. Il ne craint pas le filet du pêcheur, auquel il s'accroche volontiers pour se servir. Il lui arrive également de prélever quelques crustacés dans les nasses, s'attirant les foudres de leurs propriétaires, outrés par cette concurrence déloyale. Pline l'Ancien nous a prévenus, Octave est très stratège. Il saisit le moment opportun, le kaïros, pour chercher sa nourriture car s'il est chasseur, il est également chassé et la nature ne l'a a priori pas gâté : dépourvu de carapace, de griffes, de piquants, pour se protéger il semble bien fragile. Mais toute sa puissance tient dans la ruse. Nous en proposons quelques illustrations.
Premier scénario, Octave se trouve en pleine eau, dans le bleu comme on dit en plongée. Un prédateur approche, un gros poisson sanguinaire. Octave flaire le danger mais aucun abri en vue. Alors il expulse un jet d'encre, nectar de sa confection, tout en se propulsant en arrière. L'objectif n'est pas de créer un écran mais de leurrer l'ennemi : cette encre est très visqueuse , elle a beaucoup de mal à se diluer dans l'eau et forme une masse compacte qui ressemble à un poulpe. Le prédateur se trompe alors de cible et plonge la tête la première dans l'encrier. Ajoutons que l'encre en question contient des substances irritantes qui brouille la vue et l'odorat de certains prédateurs comme la murène. Pendant ce temps, Octave sauve sa peau, peau qui lui est précieuse, comme nous le montre ce second scénario.
Pour se protéger, Octave est passé maître dans l'art du camouflage. Il modifie l'aspect de sa peau pour se fondre dans le décor, dont il prend forme, couleur et texture. Il peut aussi être créatif et prendre la forme d'une feuille qui vacille dans l'eau, ou encore se déguiser en redoutable serpent de mer qu'aucun prédateur n'ose attaquer. Bref, il ne cesse de changer de costume. Pour se dissimuler mais aussi pour communiquer et même séduire. Il lui arrive également de se partager en deux en montrant d'un côté une livrée de séduction, signifiant son humeur badine, de l'autre une livrée de camouflage. Octave est double.
En résumé, nous avons un animal mètis, qui porte ses jambes à son cou, jette l'encre à bon escient, se fond dans le décor, prend toute forme sans en rester prisonnier et de surcroît capable de se dédoubler. Nous voyons dans ce paradigme quelques similitudes avec la diligence, la malléabilité, la flexibilité, la stratégie dont fait preuve l'étudiant mètis au long de son parcours clinique.
Phil ne fut pas mètis. Il a surfé sur la vague de satisfaction qu'il a créée, certain qu'elle allait le mener à bon port. Mais il fait amende honorable, faisant du conditionnel passé son mode d'expression, entre le "j'aurais pas dû" et le "j'aurais pu". Il est souvent aisé de dire après coup ce qu'il convenait de faire mais voyons toutefois comment aurait agi Octave.
Écouter l'aide soignante Magali est alléchant, mais est-ce bien dans les habitudes du service de s'autoriser à dormir ? Depuis que je suis en stage ai-je déjà vu un infirmier dormir ? Si tel est le cas, trouvera-t-on légitime qu'un étudiant en fasse autant ? Et si un patient sonne est-ce que je vais l'entendre ? N'y a-t-il pas anguille sous roche ? Qu'en dirait Mélanie ? Après tout, c'est elle qui est responsable de moi.
Mais admettons, dans un second scénario, que notre poulpe soit trop fatigué pour se poser toutes ces questions et qu'il tombe effectivement dans les bras de Morphée. Réveillé par Mélanie, il fait amende honorable et promet de ne jamais recommencer. C'est à cette condition qu'il a une chance de renouer avec le succès. Sur la question de tenir sa promesse nous reviendrons, mais pour l'heure demandons-nous comment s'alimente notre étudiant qui, tel le poulpe de Pline l'Ancien, tel Octave, doit faire preuve de stratégie. Il lui faut nourrir ses connaissances mais poser trop de questions dénoncerait un manque de savoir, n'en point poser signerait un désintérêt. Entre le trop et le pas assez, il lui faut trouver la juste mesure et saisir le moment opportun, le kairos, pour satisfaire sa gourmandise. On lui demande de trouver sa place d'étudiant, une place qui s'avère bien compliquée à trouver si l'on en croit Sylvain, étudiant de troisième année. Dans son article intitulé "Parce que l'étudiant est aussi une personne..." il nous livre ce vibrant témoignage. «Je suis en troisième année, l'année de la délivrance paraît-il. Malgré cela on me répète encore une phrase que les étudiants en soins infirmiers ont maintes fois écoutée : "il faut trouver ta place d'étudiant !". Cette phrase j'essaie de la déchiffrer depuis mon premier stage, et quand je demande des explications, les professionnels eux-mêmes ne parviennent pas à en trouver une. Toutefois, la plupart du temps on m'indique : "tu dois trouver ta place d'étudiant, c'est pas facile je sais, on est tous passés par là". Nous voilà bien avancés !" (21). Sylvain a raison de se rebeller : au motif de "on y est tous passés" on ne se questionne plus, on ne s'étonne plus. Et pourtant la réforme de 2009 rend l'exercice de "trouver sa place d'étudiant" encore plus complexe, notamment lorsqu'il doit valider la compétence dix intitulée "Informer, former des professionnels et des personnes en formation". Ainsi, il lui est demandé "d'organiser l'accueil et l'information d'un stagiaire [...] d'organiser et superviser les activités d'apprentissage des étudiants .[…] d'évaluer les connaissances et les savoir-faire mis en œuvre par les stagiaires […] de superviser et évaluer les actions des aides-soignants" (22). Elodie a vingt ans. Son visage juvénile, serti de grands yeux malicieux et parsemé de tâches de rousseurs trahit sa jeunesse. Lors de notre rendez-vous de suivi pédagogique elle m'explique pourquoi elle n'a pas validé cette compétence dix, et le motif de la mention "Elodie doit apprendre à déléguer" porté sur son bilan de stage. "Je suis toute jeune", me dit-elle, "vous me voyez superviser et évaluer les actions de l'aide soignante, âgée de cinquante ans, qui travaille dans l'unité depuis dix ans ? Je n'ai pas voulu prendre ce risque" ; ce à quoi je répondis qu'elle avait certainement bien fait.
Retrouvons Sylvain, au cœur de sa polémique, "Au sein de l'institut de formation, nous apprenons à devenir un professionnel de santé, mais je suis désolé pour tous ceux qui en sont persuadés : nous n'apprenons pas à devenir étudiant" (23). Fort de son expérience, il nous apporte toutefois son éclairage estudiantin. Un bon étudiant n'est pas fatigué, il est à l'aise, mais pas trop, il ne désapprouve pas, se garde d'avancer une opinion sans qu'on le lui demande expressément, il ne doit pas prendre son temps, rire, avoir faim, montrer ses émotions. Il doit entendre les dernières vacances que l'une raconte à l'autre, les déboires de l'autre avec son petit dernier, mais surtout ne rien livrer de ses tracas personnels... "Un bon étudiant doit être une personne intéressée (mais pas trop), obéissante, crédule et surtout adaptative. Bref, un étudiant ce n'est plus une personne car il doit abandonner toute personnalité afin d'être le miroir des volontés de son encadrant" (24). Cette formule en forme de mauvais espoir est révélatrice d'un vécu douloureux. L'inquiétude est loin d'être marginale, il n'est pas rare qu'un étudiant effectuant un parcours brillant se trouve en difficulté lors d'un stage. Nous nous souvenons particulièrement de Bertrand, un étudiant de fin de deuxième année qui excellait tant en théorie qu'en situation clinique, jusqu'au jour où, à la suite d'un quiproquo (25), il servit de paratonnerre à l'énergie agressive de toute une équipe. Mais si ces circonstances extrêmes attirent l'attention, suscitent l'étonnement, ce n'est pas le cas des situations larvées évoquées plus avant. Beaucoup plus banales, elles n'étonnent plus personne. C'est justement à ce titre que, séduite par l'idée philosophique fondamentale du thaumazein, selon laquelle il n'y a de philosophie que par le biais de l'étonnement (26), nous nous employons à déconstruire cette réalité.
Nous l'avons vu, chaque stage est un paysage différent, peuplé de personnages singuliers, dans lequel l'étudiant, tel le poulpe Octave, est amené à prendre une forme à la fois suffisamment discrète et suffisamment présente. Il lui faut apprendre bien sur, mais aussi s'adapter aux personnes, aux circonstances, aux habitudes du service.
Mais n'y a-t-il pas danger à être ainsi malléable ? Nous le verrons au prochain épisode.

Notes :
(1)    Homère, Oeuvres d'Homère, Odyssée, traduite par Giguet P., Paris, Hachette, 1870, pp. 478-480.
(2)    Id. pp. 496-506.
(3)    Ibid. p. 500.
(4)    Detienne M., Vernant J.P., Les ruses de l'intelligence, Paris, Flammarion, 1974, p. 11.
(5)    Migne J.P., Dictionnaire universel de mythologie ancienne et moderne, Paris, Editions Migne, 1855, colonne 790.
(6)    Detienne M., Vernant J.P., Les ruses de l'intelligence, op. cit. p. 21.
(7)    Kant E., Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Librairie Générale française, "Le livre de poche : Classiques de la philosophie", 2013, p. 105..
(8)    Hugo V., Les travailleurs de la mer, Paris, Librairie Générale Française, édition 06, "Le livre de poche : Classiques", 2013, p. 142.
(9)    Id. p. 124.
(10)     Ibid. p. 127.
(11)     Ibid. pp. 137-138.
(12)     Ibid. pp. 140-141.
(13)     Detienne M., Vernant J.P., Les ruses de l'intelligence, op. cit., p. 11.
(14)     En plongée sous-marine une palanquée désigne un groupe de plongeurs qui effectuent une plongée ayant les mêmes caractéristiques de trajet, durée et profondeur.
(15)     Pline l'Ancien, Histoire naturelle, traduit par De Saint Denis E., Paris, Les belles lettres, 1955, livre IX, XXX, § 90-92, p. 66.
(16)     Hugo V. Les travailleurs de la mer, op. cit., p 527.
(17)     Id.
(18)     Ibid. p. 529.
(19)     Ibid.
(20)     Emission Thalasssa, "Grand format - La planète des pieuvres" [en ligne] <http://www.thalassa.france3.fr/?page=archives&id=441&rep=3571> diffusée le 12 octobre 2012..
(21)     Sylvain, "Parce que l'étudiant est aussi une personne...", in Sérum, op. cit., pp. 12-13.
(22)     France, Ministère de la santé et des sports, arrêté du 31 juillet 2009 relatif au diplôme d'état infirmier, in Profession infirmier, op. cit. p. 69.
(23)     Sylvain, "Parce que l'étudiant est aussi une personne...", op. cit., p. 12.
(24)     Id. p. 13.
(25)     Étymologiquement un quid pro quo, quelqu'un pour quelqu'un d'autre.
(26)     Fiat E., "Problèmes fondamentaux de l'éthique", cours dispensés au Master d'éthique UPEM, Paris, La Salpêtrière, 6 novembre 2013 ; Smadja D., "Problèmes fondamentaux de l'éthique", cours dispensés au Master d'éthique UPEM, Paris, La Salpêtrière, 12 novembre 2014.

]]>
news-2748 Wed, 02 Mar 2016 19:21:00 +0100 Enjeux éthiques de la toilette mortuaire https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/enjeux-ethiques-de-la-toilette-mortuaire Enjeux éthiques de la toilette mortuaire à l’aube du XXIème siècle Par Sylvie CLASSE

"Se pourrait-il que la toilette mortuaire disparaisse ? A quelques signes et comportements de soignants, la question mérite d’être posée".

 

Sylvie Classe, infirmière dans le monde hospitalier depuis 1977, aujourd'hui cadre supérieure de santé, garde une proximité soignante au cœur d'un service de médecine et co-anime le groupe éthique de l'hôpital de Château Gontier en Mayenne.

Article référencé comme suit :
Classe, S (2016) "Enjeux éthiques de la toilette mortuaire à l’aube du XXIème siècle" in Ethique. La vie en question, fév. 2016.

 

Vous trouvez une version PDF de l'article en bas de document.



Se pourrait-il que la toilette mortuaire disparaisse ? A quelques signes et comportements de soignants, la question mérite d’être posée. Les évolutions sociétales, la médicalisation de la fin de vie ont conduit les professionnels hospitaliers à réaliser les toilettes mortuaires. Pourtant, le développement des soins de conservation par le thanatopracteur questionne. Faut-il encore réaliser la toilette funéraire ? s’interrogent certains soignants tandis que d’autres revendiquent ce soin comme une obligation morale. Il n’est pas rare que l’impression de "se sentir sale" après avoir réalisé ces soins au défunt s’exprime chez eux. L’expression peut aller jusqu’à dire le dégoût dans le non verbal, alors qu’il s’agit de professionnels attachés aux soins jusqu’au bout de la vie. Ils ressentent l’obligation de se laver, se changer avant de repartir s’occuper des vivants, surtout s’il s’agit des plus fragiles, des nouveaux nés par exemple. Nous allons explorer ici l’acte de laver le corps après la mort et tenter de comprendre le "sale" en l’homme qui suscite l’obligation morale à devoir pratiquer la toilette du défunt. Cet acte de laver le corps après la mort doit-il perdurer ? et pour les soignants, quels en sont les enjeux éthiques ?
    Tout au long de l’article, nous avons choisi d’user du néologisme "le laver" pour faire référence à l’acte de laver le corps après la mort ou à celui de se laver après avoir été en contact avec le mort. Ces soins au défunt - dont la toilette mortuaire - semblent hésiter entre deux univers contradictoires : celui du sacré et de rites de passage (fondant notre humanité) et celui d’un monde technologique auquel l’homme ne peut échapper. C’est donc en traversant ces oppositions que le laver pourra révéler son essence, cherchant une possible "juste" place pour les professionnels hospitaliers.


Le laver, au fondement de notre humanité
Même si certains animaux semblent marquer une conscience et un respect vis à vis des restes de leurs congénères, aucune espèce animale n’ensevelit les siens. L’homme est le seul être vivant à donner une dimension spirituelle à la mort. Et si cette mort s’impose à tous, elle reste énigme, à la fois déconcertante et paradoxale. Elle est question métaphysique et l’angoisse extrême qu’elle suscite, le mystère qu’elle enferme, place le mort dans une dimension sacrée, un "intouchable". La sacralité du mort est absolue et contradictoire : ne pas le toucher mais ne pas l’abandonner.  L’étymologie latine, sacer, c’est "inviolable", une notion disant à la fois "le sacré et le maudit". Notre sacrum n’est-il pas ce point central de notre squelette, fondamental mais intouchable. Selon Durkeim, "les êtres et les choses sacrées sont ceux que défendent et protègent les interdictions, tandis que les êtres et les choses profanes sont ceux qui sont soumis à ces interdictions et qui doivent n’entrer en contact avec les premiers que suivant des rites définis. Mais cela ne va pas sans réserve : car le sacré, lui aussi, doit en bien des cas éviter le contact du profane" (1).
 
Cette force du sacré au regard des morts est perceptible dans les textes anciens. La Torah interdit aux prêtres de toucher le mort, prescrivant alors un rituel autour du mort à l’origine de comportements sociétaux majeurs : "Celui qui touchera un mort, un corps humain quelconque, sera impur pendant sept jours" (2). La sacralité du mort trouve son ambivalence dans cet intouchable, à la fois obligation à ne pouvoir toucher le mort qu’en ritualisant les soins et aussi, paradoxalement, obligation de prendre soin du mort qui ne saurait être simple macchabée, pourrissement dans la nature.


Honorer le mort au cœur des derniers soins
La sacralité impose aux hommes l’obligation morale d’honorer le défunt. "Les corps des défunts ont presque toujours fait l’objet, dès la protohistoire, de soins plus ou moins développés, plus ou moins dirigés vers la conservation ou vers leur belle et bonne présentation" (3). Laver,  lavare  en latin, c’est nettoyer quelque chose avec un liquide et bien souvent avec de l’eau. L’action de rendre propre interroge la notion de propre dont l’étymologie proprius en latin renferme deux acceptions. La première ramène à l’idée de propriété, telle l’expression "en mains propres". Ainsi la toilette mortuaire serait manière de réapproprier le corps de la personne, lui rendre en propre son corps. La seconde désigne aujourd’hui "qui n’a aucune trace d’ordure, de crasse, de poussière, de souillure". Cette approche questionne le "sale", ce sale que le soignant cherche à effacer, ôter, supprimer, depuis la nuit des temps. Ce sale oblige à réaliser la toilette funéraire sans même s’interroger si la toilette quotidienne a été faite ou non peu de temps avant. Penser au sale, à la souillure, à la salissure, c’est ouvrir le champ lexical de la scatologie qui exprime par un vocabulaire riche ce que la "machine corporelle" fabrique. La bonne éducation invite à parler avec délicatesse des résidus de digestions et autres humeurs qui habitent l’homme. Excrétas, fèces, selles, déjections, matières stercorales, autant de mots pour dire avec science et décence notre saleté, l’immonde que la dignité de l’homme ne peut tolérer. Mais notre animalité ne saurait être confondue avec la crotte, le crottin ou le purin de nos animaux domestiques. Le sale ne se limite pas aux déjections il est aussi poussière, rappelant notre destinée, inscrite elle aussi dans les textes anciens, "tu es poussière et tu retourneras poussière" ou celle qu’Hubert Reeves se plait à nous signifier, vie issue de la poussière d’étoile. Poussière unie ainsi l’avant et l’après du vivant. Si la nature crée de notre vivant des matières qui nous répugnent, que dire de notre état quand la mort putréfie notre chair avant de la désagréger ? "Ces processus appartiennent à la thanatomorphose, cet ensemble de modifications morphologiques qui viennent signifier la mort" (4). Comment ne pas comprendre le "dégoût" qu’inspire un corps destiné à la putréfaction ? Est-ce cela qui a pu marquer le visage des soignants ?


Un acte éthique
La toilette mortuaire apparaît aux yeux des soignants et des proches un acte éthique car soucieux du respect et de la dignité de la personne. La toilette funéraire serait-elle réservée à certains plus dignes que d’autres ? "Il nous faut avouer que même l’homme dont la conduite est la plus indigne est porteur d’une dignité absolue […] Voilà ce qu’est la reconnaissance de la dignité d’un homme : un aveu, une manière de se rendre à l’évidence, de réaliser que sa valeur est infinie, quand bien même il serait fini" (5). La référence au latin dignus, ce qui vaut, fait distinguer le prix et la valeur, "les choses ont un prix mais l’homme a une dignité" rappelle Eric Fiat en faisant référence à Kant, "laquelle dignité ne comporte ni degré ni partie" (6). Elle est donc dignité originelle, immuable et intrinsèque, fondement de l’homme. Pour les soignants, réaliser la toilette mortuaire est un devoir, un impératif moral et pour tout homme. Le respect dont ils témoignent n’est cependant pas amour,  certains peuvent aimer sans respecter ou à l’inverse respecter sans aimer. Qui pourrait dire aimer cette personne, au corps inerte, à la blancheur cadavérique, qui, sinon les proches, la famille, ceux qu’Eros et Philae ont unis, tandis qu’aujourd’hui Thanatos les désunit. C’est comme si cet ultime laver effaçait le personnage pour reconnaître dans le corps "inanimé" la dignité de la personne. La toilette du défunt ne répond pas simplement à une visée éthique, elle est aussi un acte esthétique.

Un acte esthétique
Depuis les sociétés ancestrales, ces soins visent à rendre plus beau le défunt, à laisser une belle image de la personne. Certains témoignages rendent compte de l’intolérable à ne pas réaliser ces soins. Ainsi celui de cet agent d’amphithéâtre accompagnant une famille au funérarium qui découvre les yeux béants, la bouche ouverte, la perruque dans les mains. Nue sous son drap souillé ! (7) L’image de la mort peut être insoutenable et plus encore si la pudeur du défunt n’a pas été respectée, atteint dans sa dignité. Au delà des dimensions éthique et esthétique, le laver est un acte symbolique.


Un acte symbolique
Ces soins aux défunts s’inscrivent dans les rites de passage. Le laver apparaît alors comme un acte qui prend valeur de symbole. L’expression "je m’en lave les mains", "laver de la faute", "être lavé de tout soupçon", ouvre à la dimension morale de laver. Le sale devient l’impur et le laver acte de purification. Pourtant la pureté serait-elle du monde des hommes ? Impossible affirme Jankélévitch : "Je suis pur, je suis pur ! […] ; Ces mots sont peut être faits pour les momies des nécropoles, mais aucun vivant ne peut, de bonne foi, les prononcer. […] Non, aucun homme ne peut, sans restrictions ou humour, porter sur lui même, en cet instant même, un tel jugement de valeur" (8). Comme l’enfant un jour se sait nu, la pudeur naît et il n’y aura pas de retour possible, de même l’impureté est une intruse et "l’espoir nous reste de la retrancher de notre nature" (9). L’eau, symbole à la fois maternel et fœtal apparaît alors comme l’élément seul capable symboliquement de ramener à cet état originel de la pureté, celui du nouveau-né. Nombres de croyances, de rituels religieux symbolisent cette séparation du pur et de l’impur. Les textes bibliques prescrivent pour celui qui a touché le mort un rituel de purification : "il lavera ses vêtements, il se lavera dans l’eau ; et le soir il sera pur" (10). L’acte de purification envers le défunt devient préparation vers cet "après", au cœur de rites qui participent activement à l’organisation des sociétés, permettant de fixer la place de chacun, morts et vivants. Ces rites permettent une conversion des angoisses individuelles en affaire collective, ils sont liens intergénérationnels. Le caractère aujourd’hui "protocolisé" de la toilette mortuaire, véritable rite de séparation, participe à la cohésion, à la gestion des émotions, à l’apaisement des soignants et des proches. Ces actes sont inscrits dans les fondements de la société humaine, essence dans un monde sacré. Pourtant les évolutions sociétales sont venues bouleverser ce qui semblait immuable.


La toilette mortuaire dans le tourbillon des évolutions sociétales :


Le développement de la technique

Dans les sociétés occidentales et judéo-chrétiennes,  la médicalisation de la mort est devenue affaire de professionnels. Selon le rapport Sicard (11) 58% des malades meurent dans un établissement de santé, 86% de ces décès sont constatés dans les services de courte durée. Face à ces mutations, la société a été amenée à repenser l’organisation des soins et l’accueil des morts. En 1993, la législation (12) réorganise les services funéraires. Il faut désormais distinguer "chambre mortuaire" (domaine public)  et "chambre funéraire" (domaine privé). De nouveaux métiers émergent : agent d’amphithéâtre, thanatopracteur, opérateur de pompe funèbre. Les premiers, souvent aides-soignants recevant une formation spécifique, effectuent les soins aux défunts. Les deuxièmes réalisent les soins de conservation ou thanatopraxie. Les derniers n’agissent pas directement sur les morts mais plutôt dans le cadre de la cérémonie funèbre. La professionnalisation entraîne de profondes modifications  de la praxis.

Des changements dans les pratiques mortuaires
Si autrefois la toilette mortuaire était réalisée par la toiletteuse, progressivement dans les années 1980-1985, celle-ci est remplacée par l’infirmière. Comme le souligne L. Hardy (13), cette évolution n’est pas sans conséquences. Autrefois les soins aux défunts étaient savoir empirique, bénévolat, soins maternants apportés par les femmes. Aujourd’hui ils sont soumis au protocole, réalisés par des professionnels. Dans les services hospitaliers, l’apprentissage de la toilette mortuaire garde un petit quelque chose d’une épreuve initiatique, une épreuve à franchir pour s’en affranchir, une épreuve à éprouver pour être reconnu par la communauté des soignants. Ce savoir se transmet des plus anciennes aux plus jeunes. Avec le développement de la thanatopraxie, une masculinisation est observable chez les spécialistes des morts. Au bénévolat d’antan laisse place une marchandisation autour de la mort. Le marché est en pleine expansion : "L’intervention croissante de ces professionnels accélère la commercialisation / marchandisation de la toilette" (14). Ces évolutions témoignent de modifications plus profondes du rapport à la mort dans la société actuelle.

La nouvelle gestion de l’angoisse de la mort
Autrefois les rites funéraires théâtralisaient. Tentures, décor, lumières tamisée, encens, vêtements sombres étaient des procédés de sublimation de cette angoisse. Le monde contemporain nie, renie, dénie la mort. L’espoir de la vie éternelle laisse place à l’espérance de l’éternité de la vie. Hier, il s’agissait d’embellir le mort pour le préparer au grand voyage, aujourd’hui l’embellissement marque le souhait de le retenir dans le monde des vivants. Il ne s’agit plus d’embellissement mais de sur-embellissement. Ainsi, ces paroles d’un thanatopracteur : "Autrefois, la toilette funéraire fixait dans une sorte d’image idéale la mort avec le chapelet, la croix et tout ça…maintenant, nous, on cherche à rendre au cadavre les apparences de la vie" (15). Les procédés de ce corps transformé peuvent faire que le mort ne soit plus reconnu par les proches. L’impératif hygiéniste s’impose jusqu’aux soins aux défunts : se tenir à l’écart du mort, ne pas le toucher, comme s’il allait nous contaminer. Contamination, Contaminatio, en latin, signifie souillure, "souillure résultant d’un contact impur" (16) précise le dictionnaire. Le contraire de contamination est purification. Les textes hébraïques préconisaient de se tenir à l’écart. La grande peste a ravivé les peurs ancestrales et marqué profondément la mémoire collective. L’asepsie contemporaine est-elle gage de l’éradication de la maladie et d’allongement de la vie jusqu’à devenir éternelle ? L’odeur pestilentielle, celle de la putréfaction s’immisce en l’homme, réveillant ces peurs. Comment ne pas faire le rapprochement avec les nuisances de la putréfaction, celles du corps qui se vide, dont les chairs sont appelées à mourir et disparaître ? Comment en effet de pas évoquer à propos des thanatopracteurs " le sentiment de porter sur eux l’odeur de la mort […] une odeur qui vous rattrape dans les moments les plus insolites : elle vous habite véritablement" (17) ? Comment occulter la nécessité pour l’homme d’évacuer ce qui imprègne définitivement nos mémoires olfactives ? Evacuant les relents de la mort, les techniques actuelles vont freiner la thanatomorphose, avec de nouveaux soins qui mettent de la distance dans ce corps à corps. La toilette mortuaire agit sur le corps, maintenant la thanatopraxie agit dans le corps. Artères vidées, formol injecté, n’est-ce pas là nouvelle offense au corps irrémédiablement désacralisé ? Il s’agit pour les soignants comme pour les professionnels de la mort, de cacher ce sale que les sphincters laissent échapper, des morts qui se vident. Mais la désacralisation des morts n’est pas contemporaine. Déjà à l’époque baroque "le cadavre pénètre symboliquement le vivant" (18). L’iconographie, la littérature, le théâtre mettent en scène vanités, fragments d’os. L’épidémie de peste a "familiarisé les contemporains à la présence de cadavres décharnés, tout en rappelant de manière tragique la précarité de la condition humaine" (19). Les collections anatomiques deviennent curiosité et il faut attendre 1921, pour qu’en France un arrêté interdise les musées d’anatomie. A la désacralisation s’ajoute la dédivinisation et le recul des cultes religieux.

La laïcité et les nouvelles règles
La loi de séparation des Eglises et de l’Etat garantit la liberté de conscience et le libre exercice des cultes. La direction des hôpitaux exige qu’ "en matière mortuaire, les familles des malades en fin de vie et des défunts se voient garantir la possibilité de procéder aux rites et cérémonies prévues par la religion de leur choix" (20). Alors qu’il y a baisse de fréquentation des églises, près de 80% des enterrements sont toujours religieux. La société du XXIème siècle assiste à l’évanescence de la symbolique de la toilette, qui était acte de purification. Les nouveaux professionnels, thanatopracteur, agent d’amphithéâtre, peuvent-ils faire disparaître totalement la toilette funéraire au profit de soins de conservation? La toilette rituelle pratiquée dans certains cultes privera-t-elle les soignants des derniers soins réalisés dans les services ? Faut-il que les soignants s’effacent pour laisser place aux professionnels de la mort ou aux religieux ?

Quel avenir pour la toilette mortuaire et la praxis soignante ?
Le législateur semble protéger le mort : loi punissant toute profanation, obligation des municipalités à réaliser le service funéraire gratuit pour les personnes sans ressources, arrêté ministériel sollicitant la "meilleure" restauration des corps après les prélèvements d’organe. Si le terme "sacré" tend à disparaître du vocabulaire, il y a "sacrilège" à ne pas prendre soin des morts. Les soignants hospitaliers se montrent bien souvent attachés à la toilette mortuaire, comme s’ils percevaient un sens dans et par leur praxis. Elle contiendrait une vérité, une métaphysique que les soins aux morts permettraient d’approcher. Toucher le mort, n’est-ce pas toucher la mort ? Plus qu’une essence, cette praxis serait quintessence.
Tous les sens en effet semblent en éveil lors de l’ultime soin. Fermer les yeux, au delà du geste symbolique n’est-il pas vérité à occulter, à voiler, à recouvrir ? Est-ce le regard vide qui projette le néant, qui fige une réalité intolérable, qui immobilise disant le non retour ? En fermant les yeux, regard de l’âme dit-on, s’occulte la lumière de la vie, se ferme la rencontre avec l’autre, s’isole le mort et la mort dans l’obscurité de l’autre monde. Le toucher, quant à lui, va permettre d’objectiver la mort. L’objectivation de ce corps inanimé est nécessaire pour conscientiser que la vie est partie. Par le toucher, le mort n’est pas simplement un cerveau mort ou un sujet en état d’arrêt cardio-respiratoire. La personne n’est pas réduite à n’être personne. Un goût amer il y aurait à ne pas réaliser le soin : amertume du regret ou du remords. Regrets pour les soignants de ne pouvoir dire ce qui n’a pas pu être dit, de ne pouvoir effacer, avec l’eau et le savon, les traces prescrites par la techno médecine, exécutées par les soignants. Ou remords de n’avoir pas fait ou d’avoir trop fait ? Le silence à présent, il installe la mort comme le premier cri installe la naissance. Il sépare, il sacralise le moment, il résonne comme un écho, s’impose à tous et invite au respect. Avec la mort, le silence devient résonance entre intériorité et transcendance, laissant chacun au murmure de ses pensées. Enfin, les soins mortuaires vont permettre de purifier l’air, nettoyer, chasser, rafraichir toutes sources d’effluves volatiles, miasmes et autres puanteurs. De ces perceptions, la réflexion va se nourrir, une idée d’originel semble habiter ou faire cohabiter vie et mort.
Si pour Jankélévitch (21) la mort et la naissance sont comme le verso et le recto d’un même changement, "c’est le principe de la continuation qui rend notre propre anéantissement impossible à comprendre. La continuation va de soi" (22). La toilette mortuaire apparaît alors comme pendant à la première toilette, dans un acte maternant, prolongement des toilettes faites tout au long de la vie. Elle est, non celle qui vient clore, qui serait la dernière toilette mais celle qui ouvre sur un acte de purification pour une possible "nouvelle naissance". Est-ce cela qui lui donne son caractère maternant ? Il y aurait la sage-femme à l’accouchement, la toiletteuse auprès des morts. Le laver est acte symbolique liant vie et mort. Nul autre élément que l’eau ne pouvait mieux effleurer ce corps et transmettre la symbolique de la purification et de la renaissance ? La goutte d’eau paraît pureté absolue, symbole des grands mystères du cycle de vie et de mort. Elle est dehors, elle est en nous. Elle est larme devant le beau, émotion quand notre âme touchée laisse échapper notre eau profonde et intime. Par la symbolique de la purification, il s’agit de préparer le corps pour le Grand Voyage. Le corps inanimé invite à penser que l’âme peut ne plus être, "c’est la mort qui fait que nous l’espérons séparatrice" (23). Intolérable est l’idée qu’il pourrait ne rien y avoir après la vie. La séparabilité ou non du corps et de l’âme demeure éternellement en suspens. Chaque soignant peut avoir son opinion sur le sujet mais primeront les croyances des patients et familles.
Le rite lie les morts et les vivants. Dans les services, jamais un soignant ne fait seul la toilette funéraire. Aides-soignants, infirmiers se lient "fraternellement" pour opérer les derniers soins. Il s’agit de se soutenir dans cette épreuve, mieux gérer ses émotions. Les soignants des services se trouvent ainsi liés, unis, fiers, renforçant leur identité. Eros et Thanatos, force de vie - force de mort, semblent être au cœur du laver. La mort devient un accès à une spiritualité. Ces soins seraient alors praxis, activité comme expérience à vivre, qui permet de s’accomplir, de s’améliorer. Ils seraient praxis et non poiesis ou tèchnè qui serait considérer le défunt comme une "chose" à préparer et réduire le laver à un acte technique. Cependant cette praxis touche la théoria par la dimension métaphysique, au delà de la physique, au delà de la dimension même du soin. Il ne s’agit pas de laver pour rendre propre, le laver est un agir qui met en lien le vivant et le mort et par la réflexivité ouvre à une spiritualité. La spiritualité n’est-elle pas le rapport à l’infini, à la vérité, à l’âme, à la mort, au néant, aux questions métaphysiques ? La spiritualité met-elle en lien avec le Très Haut ? Probablement pour certains, pas nécessairement pour d’autres. La confrontation avec les morts et la mort, loin d’être une épreuve aux forces négatives de Thanatos, s’avère renforcer les soignants. Ils développent une forme de sagesse bienveillante. Ne serait-ce pas là, non une Thanatos-praxis mais une praxis conduite par Eros que l’on nommerait une  thanat-ero-praxie ?

 

La thanateropraxie, une possible éthique ?
S’agit-il d’opposer thanatopraxie et thanateropraxie ? Etymologiquement la thanatopraxie est l’action sur les morts, historiquement elle est la technique d’embaumement des cadavres. La momification avait pour "vocation de pérenniser le défunt, liant l’âme et le corps pour l’éternité" (24). Le thanatopracteur aujourd’hui réalise les soins de conservation visant à retarder la dégradation du corps. L’acte hygiéniste se veut permettre une plus belle présentation. Cet embellissement sera éphémère cependant puisque d’une durée d’une dizaine de jours environ. Que cherche alors à définir ce néologisme habité par Eros ?
La thanateropraxie serait le dernier soin au défunt, le laver et la présentation pour la famille. Il serait un soin respectueux de la personne. Un soin qui effacerait le masque de la douleur et traces trop visibles laissées par la maladie mais en aucun cas un soin qui nierait la mort. Un soin qui soulignerait la paix du visage et du corps mais ne simulerait pas la vie. Un laver qui ne viderait pas la personne. Un laver qui permettrait la séparation et le passage dans le monde des morts mais non un mort que l’on chercherait à garder dans le monde des vivants. Un soin qui ôterait les odeurs mais n’aseptiserait pas. Un soin qui pourrait coûter aux soignants mais n’aurait pas un coût pour les familles. Un soin qui serait dernier hommage des proches et des soignants. Un soin qui rendrait possible la gestion de leurs émotions respectives. Un soin qui permettrait d’apaiser pour mieux soigner les vivants. Malgré le bien fondé à réaliser la toilette mortuaire, le développement des soins de conservations et l’augmentation de la population sollicitant une toilette rituelle obligent la communauté soignante à trouver sa juste place. La thanateropraxie a-t-elle place quand les pratiques invitent à ne pas laver le défunt, quand les souhaits de la famille dictent des soins de conservation? Entre toilette rituelle et thanatopraxie, quels choix éthiques pour le soignants ?

Y a-t-il une "juste" place pour les soignants ?
Si la laïcité est ce qui permet le respect des croyances de chacun, il importe alors que cette règle soit absolue. Au nom du respect de la personne, de ce qu’elle a été, la thanateropraxie serait aussi cela : l’art pour les soignants de s’effacer après avoir effacé les traces de la technicisation de la fin de vie, enlever perfusions, cathéter, pompe à morphine, sondes, pace maker et autres appareillages. Cette praxis serait l’art de sacraliser l’espace, mettre en ordre, ranger les affaires et la pièce, tamiser la lumière, installer le silence pour laisser place aux pratiques religieuses par la famille. Ces tâches accomplies, les soignants se laveront, se changeront peut être. Ce laver viendra fermer le passage.
Y a-t-il à choisir entre thanatopraxie et thanateropraxie ? Les soins de conservations se développent et nul ne contestera leur bénéfice en certaines situations : ils peuvent permettre la "réparation" ou la "restauration" des corps quand la maladie a marqué dans la chair le cadavre. La thanateropraxie ne saurait alors être incompatible avec la thanatopraxie, tout juste la devancera-t-elle, se complétant l’une et l’autre.
La thanateropraxie serait-elle l’apanage des soignants dans les services de soins ? Si la fonction d’agent d’amphithéâtre est nécessaire, leur professionnalisme leur fera prendre soin des morts pour mieux prendre soin des vivants. La thanateropraxie serait "bien-veillance", non comme on veillait lors des veillées funèbres mais une praxis qui permettrait aux familles d’entamer le chemin du deuil. Doit-il y avoir partage entre les agents d’amphithéâtre et les soignants, la question reste posée.

Pour conclure
Le laver, acte symbolique, permet la séparation, le passage du monde des morts au monde des vivants, du monde des vivants au monde des morts. Il efface l’impureté de l’homme, impureté trop animale que la dignité humaine ne saurait tolérer, impureté morale qui l’habite. Après avoir soigné, traité, parfois maltraité son corps, le laver est une manière de rendre le corps "en propre" à celui qui est passé de vie à trépas. Il est hommage à la personne, respect de sa dignité. Le laver ouvre à une thanateropraxie, un ensemble de soins et gestes respectueux de la personne et des proches. Dans le tissage ontologique de la toilette mortuaire, la praxis, la thanateropraxie est fil de soie. Le fil est fragile, sensible, invisible, il est fil de Soi. Ce fil se fabrique  dans les profondeurs de la mort, dans la profondeur intérieure du soignant. La praxis, devient effacement devant les pratiques cultuelles, complément quand une thanatopraxie s’impose. La praxis ici proposée est moyen de "recon-naître" et selon la belle formule de Jankélévitch : "le mort ne peut plus revenir à la vie, mais celui qui a vécu ne retombera plus jamais dans le néant prénatal" (25), une ipséité sauvée du néant comme dit le philosophe. Comme lui,  "pourrait-on dire : la vie éternelle, c’est à dire le fait indélébile d’avoir été, est un cadeau que la mort fait à la personne vivante. Le fait d’avoir été est donc, à la lettre, un instant éternel" ? Cette praxis reconnaissant cet "avoir été" n’est-elle pas un acte humain, un acte d’amour fraternel dans lequel Eros, en tant que force de vie, habite et anime le dernier soin ?

 

Références :
(1)    Durkeim E. in Lalande A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Ed Puf, [1926], 2010, p. 937.
(2)    La Bible, Ancien testament, Les Nombres, 19.11-22, tr. fr. Louis Segond et Lemaistre de Saci.
(3)    Biotti-Mache Françoise, "La thanatopraxie historique", in Etudes sur la mort, la thanatopraxie, 2013, n° 143, p.13.
(4)    Mauro Cynthia, "La toilette mortuaire", in Le grand livre de la mort à l’usage des vivants, Ed Albin Michel, 2007, p 149.
(5)    Fiat E., Grandeurs et misères des hommes, petit traité de dignité, Ed Larousse, 2010,p. 189.
(6)    Idem., p. 142.
(7)    Françoise F., "Le rétablissement du rite de la toilette mortuaire dans les services de soins", in ASP Liaison, n° 35, juin 2007, p 11.
(8)    Jankélévitch Vladimir, Le pur et l’impur, Ed Flammarion, 1960, p. 5.
(9)    Idem., p. 47.
(10)    La Bible, Les nombres, 19.19, op.cit.
(11)    Commission de réflexion sur la fin de fin, Rapport à F. Hollande, 18 décembre 2012, p. 39.
(12)    Loi n° 92-23, article 22 du 8 janvier 1993 relative à la législation dans le domaine funéraire, codifié dans le code général des collectivités territoriales.
(13)    Hardy L., "De la toiletteuse au thanatopracteur, de l’inversion du genre à la refonte du sens", in Etude sur la mort, La thanatopraxie, 2013, n° 143, Ed L’esprit du temps.
(14)    Idem., p. 94.
(15)    Ibid., p.95.
(16)    Dictionnaire culturel, op.cit., t I,  p. 1814.
(17)    Michaud Nérard F. "Pratiques funéraires contemporaines : le rôle social et éthique des services funéraires", in Faut-il faire son deuil ?, Dirigé par P. Dreyer, Ed Autrement, 2009, pp 165-166.
(18)    Le Breton D., "Le macabre en spectacle", in La mort et l’immortalité, sous la direction de Lenoir F. et de Tonnac J.-P., Ed Bayard, 2004, p. 1012.
(19)    Idem., p. 1013.
(20)    DHOS/G n° 2005-57 du 2 février 2005 relative à la laïcité dans les établissements de santé.
(21)    Jankélévitch V., La mort, Ed Flammarion, 1977, p 391.
(22)    Idem.,  p 404.
(23)    Ibid., p 395.
(24)    Biotti-Mache F., "La thanatopraxie historique", op.cit., p 53.
(25)    Jankélévitch V., La mort, op.cit., p 465.

]]>
news-2749 Tue, 26 Jan 2016 15:30:00 +0100 Le soignant à l’épreuve du "si besoin" https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-soignant-a-lepreuve-du-si-besoin Le soignant à l’épreuve du "si besoin", entre éthique et politique Un article de John BALLET

 

Après avoir exercé pendant 9 ans comme infirmier en pédopsychiatrie au Centre Hospitalier Georges Mazurelle de La Roche sur Yon, John BALLET est depuis 2008 cadre de santé formateur en institut de formation en soins infirmiers au Centre Hospitalier Départemental de La Roche sur Yon.

 

Article référencé comme suit :Ballet, J (2016) "Le soignant à l’épreuve du "si besoin", entre éthique et politique " in Ethique. La vie en question, janv 2016.

 

 

La prescription médicale anticipée (thérapeutique médicamenteuse) en cas de besoin (appelée "si besoin"), ouvre de nouvelles perspectives dans l’autonomisation des soignants. L’utilisation de cette thérapeutique a pour objectif de répondre aux besoins singuliers de la personne soignée et ce dans les meilleurs délais. Nous le mesurons dans certaines situations en santé mentale. Des anxiolytiques peuvent être prescrits en vue d’anticiper la gestion d’un épisode d’instabilité psychique et ou physique. Cette même alternative s’inscrit entre autre dans la prise en charge de la douleur en médecine générale. La compétence de l’infirmière prend ici toute sa place. Sa décision se construit par une démarche réflexive qui tend à mesurer les bénéfices de l’application de la prescription. Or, le questionnement du sens de ce "si besoin" semble parfois être évité. Une systématisation dans son utilisation peut être constatée. La démarche cognitive n’apparait plus. Elle est comme anéantie, annihilée au profit d’une pratique généralisée. L’utilisation de la prescription s’impose d’elle-même et témoigne d’une certaine banalisation. L’infirmier est au centre du processus décisionnel et l’autonomie délibérative s’ouvre à lui. Moment de doute, d’aporie partagée avec le malade et les différents protagonistes du soin. Comment investit-il cet élan de liberté politique ? Le consensus, notion contemporaine rassurante, parait trouver ses lettres de noblesse dans l’arène du débat sociétal. Les équipes soignantes vivent des échanges pour guider leurs pensées et promouvoir un soin de qualité. Cependant les discussions permettent-elles de mesurer les différentes alternatives décisionnelles ? Les enjeux de la dynamique du groupe soignants provoquent des répercussions parfois insoupçonnées. Aussi, cet espace délibératif peut-il se nourrir des débats contradictoires ? Le consensus garantit-il l’émergence des conceptions singulières, véritable cheville ouvrière de l’innovation des pratiques professionnelles ? Est-il le simple représentant  d’une pensée normée, où fédère-t-il de nouveaux possibles ?

 

De la minorité vers la majorité   

La formation infirmière a pour dessein le développement de l’autonomie réflexive. Trois domaines sont plus spécifiquement travaillés pour y accéder. A savoir l’initiation à la recherche, l’analyse des pratiques professionnelles et le raisonnement clinique. En effet, un des principaux objectifs est de former des infirmiers autonomes et responsables. Pour atteindre cet ambitieux projet, le long parcours vers le chemin des Lumières est annoncé. Cette terminologie empruntée à Kant met en exergue la pensée libre, c’est-à-dire la capacité de l’homme à penser par lui-même. Ce travail ne va pas de soi puisqu’il mobilise l’individu à identifier l’origine de sa raison. Cette introspection s’associe aux éléments extérieurs qui forgent les préjugés et les croyances que l’être s’approprie comme siens. Difficile prise de conscience que l’homme puisse être instrumentalisé par l’ordre des forces extérieures. Aussi "la minorité" (1) qui exprime l’incapacité d’utiliser seul son entendement sans la tutelle d’un autre est interrogée. Pour évaluer la pertinence de l’utilisation du "si besoin", le soignant devra s’élever vers "la majorité". Son analyse va le guider. Cependant la pression des différentes autorités (médicale, juridique, institutionnelle et de l’équipe soignante) peuvent l’influencer. Vivre cette "majorité" nécessite un véritable engagement. Le soignant s’efforce de se dégager de sa "minorité" et construit une vérité singulière (pour le patient). Sa responsabilité professionnelle façonne sa décision dans une perspective croisée. A savoir respecter les lois qui légifèrent son exercice et garantir une autonomie décisionnelle pour le bien de la personne soignée. N’est-ce pas vers cette dynamique philosophique que le soignant est appelé à s’engager à travers "le si besoin" ?

 

Le "si besoin" défié par le mal

Les représentations sociales admettent que tout individu maléfique est animé d’une conscience et d’une volonté de ses actes. Cependant, le concept de "banalité du mal" d’Arendt (2) les a modifiées. Dès lors la notion de malfaisance ne serait pas nécessairement synonyme de malveillance. Eichmann, responsable de l’organisation logistique des déportations des Juifs lors de la seconde guerre mondiale, "plaida non coupable dans le sens de l’accusation" (3). Il se justifia en expliquant que seule la réalisation des missions confiées par l’institution nazie guidait sa pensée. Il ne semblait pas mesurer ni distinguer ce qui différenciait le bien du mal. Ainsi, l’emprise psychique de sa hiérarchie et cette volonté de prouver qu’il était un bon exécutant des ordres prescrits s’associaient pour servir les causes du mal. Arendt révèle la propension qu’a l’homme à ne plus repérer le caractère moral de son action dans certaines circonstances. Elle précise que la psychologie de l’individu peut se soumettre à l’extrême à une autorité et mettre en place des mécanismes de défenses pour vivre les situations rencontrées. Aussi, la finalité des actions témoignent d’une volonté d’exécuter avec rigueur et compétence l’acte prescrit. Cet état d’obéissance ne permet plus à l’homme "ordinaire" de juger par lui-même la portée de ses actes. Arendt d’ajouter à propos d’Eichmann "Plus on l’écoutait, plus on se rendait à l’évidence que son incapacité à parler était étroitement liée à son incapacité à penser- à penser notamment du point de vue de quelqu’un d’autre" (4).Dans une moindre mesure, notre problématique "du si besoin" questionne cette banalité du mal. Le soignant sous l’emprise des différentes pressions extérieures se prémunit-il  inconsciemment de tout jugement le concernant ? Aussi, la systématisation de l’utilisation de la thérapeutique est interrogée. Dès la formation initiale, nous pouvons observer que les étudiants associent le métier aux techniques de soins. En d’autres termes une infirmière compétente est celle qui pratique. Certes, l’acquisition des soins est incontournable mais le jugement clinique vient s’y associer. La raison technicienne prend toute sa mesure sans parfois se préoccuper des fins. Milgram l’exprime "Le désir de se montrer à la hauteur de leur tâche s’accompagne d’une diminution sensible de leur préoccupation d’ordre éthique » (5). Cette recherche de performance renvoie à une quête de reconnaissance de la personne par sa hiérarchie. L’individu privilégie l’exécution au détriment des répercussions éventuelles. Nous questionnons le sens d’une contention systématisée lorsque le patient exprime de l’agitation. N’y a-t-il pas un lien entre ce souci de contrôler tout débordement éventuel et la systématisation du "si besoin" ? N’y avait-il pas une autre réalité décisionnelle à envisager ? L’évaluation du patient n’était-elle pas phagocytée par la peur d’une évolution inconnue ? Aussi ce dernier questionnement tend à mesurer les origines d’une réponse systématisée où le doute et le sens critique n’ont plus de place.

 

Une action cadastrée

Lors des rencontres entre les professionnels, il est intéressant d’identifier les termes employés lors des débats. Ces derniers aident à mesurer la tonalité souhaitée par les acteurs des échanges. Il apparait ainsi des terminologies significatives comme le verbe "acter". Après la discussion, une décision doit être prise. Cela s’impose comme étant nécessaire. La rencontre doit se solder par la production d’une check liste décisionnelle. Si une hésitation existe, les responsables s’empressent à juste titre de renvoyer les protagonistes aux décisions dites "actées". Nous devons nous y référer car elles viennent orienter notre pratique. Comme le cadastre vient préciser le partage du territoire entre ses différents propriétaires, le compte rendu de la réunion délimite et identifie les secteurs d’intervention du professionnel. Cependant la parole nécessaire à toute action politique peut-elle se frayer un chemin dans cette réalité prédéfinie ? Arendt affirme que "L’action muette ne serait plus action parce qu’il n’y aurait plus d’acteur, et l’acteur, le faiseur d’actes, n’est possible que s’il est en même temps diseur de paroles" (6). Le "si besoin" est un moyen qui ne se réduit pas à sa simple utilisation. Il se construit à travers les débats d’autres possibles. C’est en ce sens que le soignant agit politiquement et que l’utilisation de cette prescription n’est pas synonyme d’un acte isolé. Il s’édifie dans une pluralité fécondée par les mots.Dès lors où se situe la place de la singularité délibérative ? Si l’infirmier s’écarte de ce qui a été acté par le groupe, ne risque-t-il pas d’être stigmatisé comme déviant ? Nous percevons le courage nécessaire pour exprimer qui il est et ne pas renier sa responsabilité face à l’humanité. Ainsi pour répondre au défi de la pluralité, "l’action politique appelle une virtù spécifique, capable d’affronter l’imprévisible cours de la fortune" (7). Chez Machiavel (8), la virtù renvoie à la force de la volonté humaine qui tente de s'imposer et de s'adapter à la contingence des événements extérieurs. Cette virtù est spécifiquement la responsabilité reconnue par l’homme dans la dynamique des événements provoqués par son action. Les conséquences de cette dernière demande au soignant de les assumer malgré leurs caractères imprévisibles. Ce monde commun est ouvert par l’action grâce à "sa formidable capacité d’établir des rapports" (9) entre les hommes.

 

Une conformité révélée

Que dire de ce jeune professionnel qui débute dans un nouveau service. Il sera rapidement observé par le collectif qui évaluera s’il est un danger potentiel à l’équilibre de la dynamique. Sa position sera délicate s’il propose une nouvelle manière d’appréhender l’action. La culture du service donne le cap à la conception du soin. L’horizon social est dégagé de tout conflit éventuel si les individus s’y conforment. L’équilibre des normes en présence est synonyme de paix sociale mais le risque n’est-il pas de scléroser toute tentative évolutive ? Est-ce le prix à payer pour qu’une stabilité relationnelle sécurise l’équipe ?     Chaque membre a une place attitrée où ses missions sont identifiées. Il ne s’agit pas de s’en éloigner. Tout soignant prêt à dévier de la trajectoire normative s’expose à être isolé. Les répercussions sont alors perceptibles. Nous discernons qu’il lui sera difficile de s’affirmer comme "marginal". Le risque mérite-t-il d’être vécu ? L’inconvénient d’une telle posture ne vient-il pas figer l’esprit critique à l’égard de nos actions ? Cette "conformité" (10) n’est pas sans provoquer de réaction chez le soignant. Il vit un conflit entre ses convictions et les valeurs du groupe. Ce choix cornélien est récurent dans nos expériences professionnelles. Que puis-je faire ? Si je prends l’option d’une décision éloignée des pratiques habituelles, suis-je prêt à l’assumer ? Des justifications seront attendues si j’ai l’opportunité d’échanger avec mes collègues. Mais il arrive que cette occasion de m’exprimer ne soit pas accordée et le jugement est sans appel. Se conformer est gage de tranquillité de l’esprit, du moins le croit-on.N’est-il pas séduisant de penser que les valeurs du collectif puissent être garante de la vérité ? Or, ce qui est énoncé par une majorité n’est pas nécessairement vrai et bien. La prudence est de rigueur. Mais le rôle dit de "déviant" se révèle dans l’engagement espéré par le "si besoin". En effet, il est attendu que chaque soignant puisse questionner l’alternative la plus favorable pour la personne. Dès lors, les pratiques communément reconnues doivent être questionnées. Quelle sera la réponse la plus appropriée pour ce malade ? Habituellement il est convenu d’agir de la sorte. Certes, mais quels sont les mobiles de ces habitudes ? N’est-il pas envisageable de proposer une option différente pour le bien du patient ? L’invitation semble prise. L’infirmier s’écarte délibérément des coutumes du service. Il sait qu’il prend le risque de dévier et d’être destitué. Mais cette tentative a pour volonté de construire la meilleure réponse aux besoins de la personne. Chaque jour, chaque situation est un renouveau. Dois-je intervenir, dois-je reproduire, dois-je le stimuler, dois-je le laisser se reposer, dois-je lui administrer un hypnotique ou dois-je seulement l’écouter ? Tous ces moments d’aporie se vivent au quotidien. La vertu  aristotélicienne de sagacité (phronesis) (11) qu’est la sagesse pratique est ainsi convoquée. Il est des moments où je dois m’engager dans mes décisions pour viser le bonheur. Il est aussi des moments où il préférable que je renonce, que je diffère ma réponse.S’éloigner des fourches caudines du conformisme collectif pourrait s’avérer salutaire dans certaines situations. Mais il s’agit d’une question de mesure pour maintenir l’équilibre des forces en présence. L’individualisme ne doit pas s’imposer comme seule logique décisionnelle. Les allers retours entre le collectif et le Moi-soignant construisent une dynamique de soin féconde. L’individuel a besoin du pluriel et le pluriel de l’individuel. Bachelard l’exprime magnifiquement par "le moi s’éveille par la grâce de toi" (12).

 

Variations du "si besoin" par l'effet du consensus

Le consensus est une notion contemporaine souvent utilisée dans les discours politiques. Elle évoque, représente une finalité positive des décisions prises. Les groupes sociaux s’inscrivent dans cette dynamique comme les équipes soignantes dans les services de soins. Les dilemmes rencontrés sont alors exposés et fédèrent une production cognitive où les différents acteurs devraient s’associer et ou s’opposer. Mais la réalité semble tout autre. L’opposition fertile à la construction d’un nouvel espace délibératif n’est pas toujours présente dans une logique consensuelle. Le maître mot est l’entente et la production d’une norme universelle. L’accord trouvé inexorablement dans cette situation permet-il de construire une pensée collective ? D’ailleurs devons-nous l’envisager ? N’est-ce pas se heurter au risque d’une emprise autoritaire de la pensée de quelques-uns ? Tous les scénarios ne peuvent pas être envisagés dans l’utilisation de notre "si besoin". Ce serait nier la contingence inhérente au dilemme rencontré. A contrario, c’est dans l’échange avec ses collaborateurs que l’infirmier va découvrir des éléments jusqu’ici insoupçonnés. Il y aurait une association par la rencontre d’une pensée solitaire et plurielle. N’est-ce pas par les arguments d’autrui que je vais questionner la moralité de ma pensée et de mes actions ? Kant nous y invite "Mais penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ?" (13). Dès lors comment faire l’économie d’une morale partagée où les espaces d’hétérogénéité vivent et s’expriment ? Cependant, l’idéal consensuel n’a-t-il pas une raison d’être dans notre dynamique soignante ?La thérapeutique du "si besoin" n’échappe pas à ce questionnement. Les décisions prises apparaissent comme portées par le groupe. Le soignant ne voit-il pas une dilution de sa responsabilité professionnelle comme un confort psychique où sa pensée serait à minima engagée ? L’effet consensuel du collectif n’est-il pas le reflet d’une déresponsabilisation ? Son  implication semble partagée pour ne pas dire désinvestie. Le sens de la décision est-il toujours source de préoccupation ? Les phénomènes de groupe semblent provoquer des réactions inattendues et l’alliance est privilégiée. Bien agir serait synonyme d’une action conforme à l’autorité décisionnelle. C’est ce résultat qui est visé et signe une certaine soumission pour garantir l’équilibre du collectif. Aussi, lorsque le soignant se conforme aux directives de l’équipe, peut-il poursuivre un questionnement sur ce qu’il fait ? Les normes instituées sont-elles synonymes d’une décision sensée ? Il semble que les enjeux de pouvoir entre les professionnels impactent directement sur la décision. Pacific ajoute "Ainsi, quand la responsabilité est partagée, elle semble être pensée par les acteurs comme diluée" (14).

 

Du consensus au consentement

La loi du 4 mars 2002 relative aux droits du patient impose la recherche du consentement libre et éclairé. Pour être en mesure de consentir, encore faut-il être en capacité de refuser. Le choix ici s’impose comme étant le révélateur d’une autonomie délibérative pour la personne soignée et pour le soignant. Dès lors, comment s’assurer que les conditions soient réunies ? Pour que le choix libre s’opère, les informations transmises doivent être comprises. L’espace délibératif de l’individu se dédouane des peurs inhérentes aux effets de la décision. Que penseront ils de cet accord au regard des risques encourus ? Puis-je m’autoriser à refuser et quelles en seront les conséquences ? En d’autres termes, la recherche du consentement interroge la place du refus. Notre problématique du "si besoin" questionne une coresponsabilité décisionnelle. L’infirmier s’engage dans une relation avec le patient. Il crée un espace relationnel où le choix de la personne soignée sera décentré de tout jugement hâtif et dépolarisé de toute influence. Cette rencontre singulière invite le soignant à se décentrer de ses intérêts et de ses convictions. Il est des circonstances où l’infirmier se trouve dans un dilemme profond. Comment répondre à cet homme qui l’âge avancé ne trouve plus la sérénité pour s’endormir ? Moment de rencontre où le soignant ne peut se soustraire à la mesure de la situation. Il serait "facile" d’apporter une réponse systématique par l’administration d’un hypnotique. La personne est-elle consentante pour autant ? Quelle est sa réelle demande ? Pouvons-nous ensemble construire d’autres alternatives à la prise de cette thérapeutique ? Il est des moments de partage, de présence authentique qui se substituent à la molécule chimique. Ensemble ils vont délibérer sur la situation en respectant la liberté de chacun. Ricœur précise "on entre véritablement en éthique quand, à l’affirmation par soi de la liberté, s’ajoute la volonté que la liberté de l’autre soit" (15). L’incertitude est à considérer, celle du patient comme celle du soignant. Que veulent-ils ? L’individu est fait d’identités multiples et changeantes. Nous ne pouvons pas supposer de son évolution. Ce qui est vrai aujourd’hui le sera-t-il demain ? Si l’infirmier reste centré sur une idée de ce qui est bon pour la personne, il tend à la déterminer. Les réponses apportées figent toute perspective évolutive. Certes, cela peut-être rassurant voire confortable d’associer sa pensée à une vérité, mais la liberté du patient n’est-elle pas offensée ? Le consensus ne tend-il pas à renforcer l’idée que tout doit être prédéterminé ? La volonté de cadastrer l’utilisation de la prescription ne détermine-t-elle pas les besoins comme étant immuables ? Cette dynamique n’est pas sans questionner les répercussions envers l’usager. Il est "catégorisé" et reconnu comme étant le résultat d’une seule identité permanente. La projection d’un autre soin, d’une autre réponse est complexe à envisager. Ce mécanisme d’inclusion n’induit-il pas de ce fait un mécanisme d’exclusion comme Sen (16) le fait remarquer ? L’effet rebond d’une systématisation de l’agir défini par le consensus n’évince-t-il pas toute perspective d’évolution des besoins de chacun ? Sen d’ajouter "Peut-il y avoir une interprétation satisfaisante de la morale en général, et de la justice en particulier, qui limite son attention à certaines personnes et en exclut d’autres, en présumant ne serait-ce qu’implicitement que les premières comptes et pas les secondes ?" (17).

 

Le courage de la délibération

Le "si besoin" révèle le mouvement cognitif nécessaire de la délibération vers la décision.  Cette dernière cache un ensemble d’inconnu, de surprise et d’étonnement. Il y a une part de risque qui traduit son humanité. Les répercussions limitées nous en conviendrons invitent le soignant à vivre dans l’ignorance. Dès lors, les normes définies en amont par le consensus d’équipe ne doivent-elles pas être débattues, déconstruites pour se reconstruire ? Comme le précise Éric Fiat, "Car décider, c’est toujours prendre des risques, s’appuyer sur des contours frêles, incertains et fragiles" (18). L’infirmier va-t-il s’autoriser à délibérer à nouveau avec lui-même et ses différents collaborateurs ? Effort nécessaire pour discuter de ce qui n’est plus discutable. Ce processus de "réversibilisation" (19) met en évidence la part d’indécision masquée dans chaque décision.Quelles sont les conséquences sur le choix du malade dans une telle perspective ? L’avis de la personne soignée est central dans une logique de bienfaisance. Si le soignant l’exclut du processus décisionnel, ne tend-il pas à promouvoir l’idée de malfaisance ? Ne doit-il pas garantir un espace d’incertitude pour la liberté de l’usager ? Quel sera le choix de ce dernier ? Comment ne pas venir associer l’exemple de ce malade qui dans une situation de fin de vie attend le passage de ses proches. La douleur ressentie par celui-ci est soulagée par des antalgiques forts (de type morphinique). Lors du passage de l’infirmier, le patient exprime une douleur. Le soignant lui propose l’administration d’un "si besoin" pour éviter l’installation d’une douleur difficile à réguler par la suite. Seulement, l’homme refuse et explique sa crainte d’être assoupi lors du passage de ses enfants. Instant d’une liberté partagée où l’infirmier s’émancipe de la décision normée. Tel est le droit au respect de la singularité au défi d’une majorité parfois sclérosée. N’est-ce pas le processus d’une stabilité démocratique respectueuse des droits de chacun (20)?

 

La volonté du soignant

Dès lors le soignant vit ces moments de doute où il est à l’orée de sa liberté. Instants de tensions internes où il s’apprivoise et choisit entre assumer ou s’échapper. Que faire ? Est-il prêt à s’émanciper de la tutelle de ses pairs ? Ce grand saut vers l’aporie n’est pas sans effrayer. Dans ce déferlement cognitif il cherche les doux repères d’une mère éloignée (comprenons ici les habitudes rassurantes). Mais le temps est venu où seul il doit se lancer dans cet abîme d’incertitude. Vertige cognitif où son autonomie délibérative affirme son engagement.Que faire de ce pouvoir qui lui est conféré ? Comment peut-il le faire  vivre ? Serait-ce par le fait d’agir, de parler ou de raconter ? Ces différentes formes de pouvoir l’engagent et il doit assumer. Saisissante réalité que d’être subitement confronté à sa responsabilité. Ricoeur au sujet de ce pouvoir, c’est "se tenir soi-même comme l’auteur véritable de ses propres actes" (21). La confrontation devient inévitable, le soignant rencontre son intériorité. Qu’est-ce qui détermine ses choix ? Comment les justifier auprès des autres ? Moment d’instabilité exprimé entre une peur intériorisée et l’ivresse d’une liberté annoncée. Cet espace intime traduit la délibération individuelle. Instant de sincère retournement orienté vers le Moi qui se prépare à accoster sur les rives du dialogue collectif. C’est ici que se réajuste notre pensée. Zone de rencontre et de turbulence entre l’individuel et le pluriel. Ce raisonnement est le révélateur des allers retours permanents entre Soi et le monde. Comme le dit Socrate à Théétète "une discussion que l’âme elle-même poursuit tout au long avec elle-même à propos des choses qu’il lui arrive d’examiner" (22).C’est comme sujet voulant que le soignant autonome se dessine. Il est de fait lié à la nécessité du souci de l’autre. Vouloir en tant qu’infirmier, n’est-ce pas penser le bien pour autrui ? N’est-ce pas comprendre les intentions de mon action ? Kant nous l’apprend "une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont par conséquent une seule et même chose" (23). Notre questionnement initial tend à identifier la logique d’intérêt associé au consensus. Le professionnel est-il présent pour se satisfaire ou tente-t-il de répondre aux besoins de la personne ? Difficile de ne pas pencher pour une réponse affirmative à cette dernière question.

 

Le "si besoin" : vers une éthique de l’entre deux

Notre problématique s’efforce de comprendre les mécanismes humains relatifs au consensus et son influence directe dans l’utilisation de la prescription du "si besoin". Nous avons remarqué que les enjeux stratégiques au sein du groupe n’étaient pas sans troubler la pensée des soignants. Aussi lorsque Habermas (24) appuie sa pensée sur les modalités d’un agir moral communicationnel, n’évince-t-il pas la question du pluralisme politique ? Ne se dégage-t-il pas de toute considération relative aux questions proprement politique de la dynamique agonistique ? Il ne s’agit pas de récuser toute forme de consensus mais d’en mesurer ses limites. Certes, le dialogue que nous avons abordé et la délibération rationnelle au sein du groupe sont inhérents à notre société politique. Cependant le consensus qui semble s’imposer doit-il pour autant congédier "la formation d’une opinion publique libre dans son expression" (25) ?L’infirmier sera quoiqu’il advienne exposé à un choix lorsqu’il devra administrer ou non la thérapeutique. Sa décision sera dans sa téléologie invitée à soutenir un sens moral singulier à la situation rencontrée. Les débats, les arguments, les contres arguments ne permettent-ils pas d’ouvrir de nouveaux espaces délibératifs intérieurs nécessaires à l’ajustement du soignant ? N’y a-t-il pas une volonté masquée dans notre prescription de promouvoir un espace de liberté délibératif et décisionnel ? Cet espace se construit par la rencontre des échanges libres entre les professionnels. Instants de partages, d’émancipation de la pensée unique, où les débats font jaillir d’autres possibles. Devons-nous pour autant nous éloigner de toute conflictualité (mesurée nous en conviendrons) ? N’est-ce pas ce conflit qui vient alimenter le pluralisme ? N’est-ce pas ces instants de tension qui font de la démocratie une expérience provisoire ? Cette instabilité n’est-elle pas le terreau nécessaire au maintien d’une singularité parfois effacée par notre système d’uniformisation ? N’est-ce pas là le vecteur pour essayer, tenter de nous préserver de la systématisation du "si besoin" ? Eternel recommencement cognitif garant d’une éthique évolutive. Pacific l’explique "De ce dissensus, cette mise en tension par le langage, naîtront d’autres formes qui, elles-mêmes, se mettront en tension. Le conflit s’énonce donc comme éthiquement indépassable pour enclencher un mouvement de vie" (26).Cet espace public délibératif participe-t-il à l’émergence du débat éthique ? Rencontre intense où l’éthique cohabite avec le politique. Le conflit en présence ne doit-il pas se protéger des dérives éventuelles ? La méfiance est de rigueur. Le consensus ne doit-il pas être revisité dans une visée politique sensible au pluralisme ? Chantal Mouffe précise "Ce qui caractérise la démocratie pluraliste, c’est d’instaurer une distinction entre les catégories d’ennemi et d’adversaire. Cela signifie qu’à l’intérieur du nous qui constitue la communauté politique, l’opposant ne sera pas considéré comme un ennemi à abattre mais comme un adversaire dont l’existence est légitime" (27).La démocratie se maintient ainsi par certaines formes de consensus qui se révèlent par la cohésion à certaines valeurs "éthico-politiques". Mais pour associer notre "si besoin" à cette perspective consensuelle, le conflit ne doit-il pas être en mesure de s’exprimer ? Les soignants ne doivent-ils pas avoir la possibilité de choisir entre de réelles alternatives ?Aussi dans la conception arendtienne apparaît une volonté de fédérer un débat (jamais clôturé) où la pluralité puisse s’exprimer. Cette politique témoigne d’une volonté de créer des espaces publiques où la confrontation des opinions s’opère. Cependant dans notre problématique, il apparait des enjeux entre les acteurs qui définissent une autorité légitimée par le groupe. Cette forme d’hégémonie semble indissociable au processus de lutte au sein des groupes. Les luttes de pouvoir seraient-elles inépuisables ? La réconciliation entre les parties est-elle possible ? Pouvons-nous créer des espaces délibératifs communs soustraits d’une volonté souveraine décisionnelle ? N’est-ce pas là le défi annoncé dans notre "si besoin" pour revendiquer une réponse à la singularité de la personne soignée ?

 

En conclusion

L’environnement hospitalier vit des mutations permanentes dans une société où les crises successives fragilisent nos institutions. Les équipes soignantes vivent des tensions importantes entre une demande accrue d’efficience de nos politiques et une qualité de soin de plus en plus revendiquée. Le métier d’infirmier serait-il devenu impossible ? A cette logique de performance vient s’associer la peur de ne pas être à la hauteur de son métier d’Homme. Dès lors que faire ? Comment l’infirmier peut-il vivre ses moments de doute ? Plusieurs alternatives s’offrent à lui. Celles de fuir, de se conformer, où d’assumer la responsabilité qui lui incombe. La liberté décisionnelle de l’infirmier devrait se renforcer par le "si besoin". C’est par l’évaluation de la situation que le soignant affirme la nécessité ou non de l’utilisation de cette prescription. Mais la réalité ne semble pas vérifier ce processus de responsabilisation. L’infirmier peut appliquer arbitrairement, mécaniquement cette thérapeutique dans une logique du "moindre risque". Mais seul, dans sa réalité contingente, peut-il se sauvegarder des risques inhérents à son activité ? Est-il en mesure de se confronter aux apories inévitables et d’essayer de les apprivoiser ? Cette mission semble compromise si le collectif soignant ne permet pas de partager ces dilemmes décisionnels. Le "si besoin" ne serait-il pas le médiateur d’un nouvel espace de discussion ? Ne serait-il pas le représentant symbolique (nous en conviendrons) d’un nouvel espace politique fertile pour de nouveaux possibles ? Le recours au consensus d’équipe sonnerait-il comme le révélateur d’une paix annoncée ?Ce processus décisionnel semble évincer les débats contradictoires et la seule perspective des échanges n’est  autre que la révélation du consensus. Cette dynamique ne vient-elle pas s’opposer au sens du "si besoin" ? Ne vient-elle pas désamorcer l’élan politique de cette prescription ? Car s’il n’y prend garde l’infirmier risque de voir sa liberté se dérober. Sans échanges, sans paroles il laissera place au diktat du consensus. Les mots s’effacent et la singularité de l’homme se fane.

 

Bibliographie

(1) Kant E., Qu’est-ce que les lumières, Paris, Hatier, p. 5, 2012.

(2) Arendt H., Eichmann à Jérusalem, Saint-Armand, Gallimard, 2002.

(3) Idem, p.73.

(4) Ibidem, p. 118.

(5) Milgram S., Soumission à l’autorité, op.cit., p. 25.

(6) Arendt H., Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 235.

(7) Tassin E., Le trésor perdu. Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, op. cit., p. 487.

(8) Machiavel, Le prince, dans les œuvres complètes, Paris, Editions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 365.

(9) Arendt H., Condition de l’homme moderne, Paris, Editions Calmann-Lévy, 1984, p. 250.

(10) Idem, p. 147.

(11) Aristote, Ethique à Nicomaque, Paris, Garnier Flammarion, livre IV, [1140 a 20-27], p. 302.

(12) Bachelard G., préface de Je et Tu, Buber M., Paris, Editions Aubier, 2012, 1923.

(13) Kant E., Critique de la faculté de juger, traduction Philonenko A., Paris, Edtions Vrin, 2003, p. 125.

(14) Pacific C., Consensus et dissensus, Principe du conflit nécessaire, op. cit., p. 59.

(15) Ricoeur P., Avant la loi morale : l’éthique, Paris, Encyclopédia Universalis-Symposium, 1985, p. 42.

(16) Sen A., l’idée de justice, Barcelone, Editions Champs essais, 2009, p. 180.

(17) Idem, p. 154.

(18) Fiat E., "Les enjeux éthiques de la décision", in Santé mentale, n° 113, décembre 2006, pp. 54-59.

(19) Barthe Y., Le pouvoir d’indécision, Paris, Collection Etudes Politique, 2006, p. 214.

(20) Ameisen J.-C., Conférence 09 Avril 2014, Université Paris Est Marne la Vallée, Master Ethique et Philosophie Pratique.

(21) Ricoeur P., Le juste Tome 2, Paris, Éditions Esprit, 2001, p. 88.

(22) Platon, Théétète, Paris, Editions Flammarion, 2011, 190 a, p. 1949.

(23) Kant E., Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Le livre de poche, 1993, p. 128.

(24) Harbermas Jürgen., L’éthique de la discussion et la question de la vérité ? Paris, Editions Grasset, 2003.

(25) Ricoeur P., "Ethique et politique", in Autres temps, Les cahiers du christianisme social, n°5, 1985, p. 67.

(26) Pacific C., Consensus/Dissensus, principe du conflit nécessaire, op. cit., p. 197.

(27) Mouffe C., "Politique et agonisme", Rue Descartes 1, 2010, n° 67, pp. 18-24.

]]>
news-2750 Mon, 28 Dec 2015 16:34:00 +0100 Le poulpe, les sirènes et le mérou https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-poulpe-les-sirenes-et-le-merou-2 Ce mois-ci le premier volet d’une nouvelle trilogie littéraire Le poulpe, les sirènes et le mérou, ou les dessous de la formation en IFSI avec Phil, Marie, Mme Alice et les autres. Un feuilleton iconoclaste en trois épisodes par Véronique VIALATTE. Parce que la littérature aime aussi à s’inviter dans la revue Ethique.

 

Véronique VIALATTE est formatrice en soins infirmiers depuis 5 ans à l’IFSI d’Auxerre. Issue d’une des dernières promotions d’infirmiers de secteur psychiatrique, elle a exercé dix ans en qualité d’Infirmière, puis seize ans en tant que cadre de proximité. Elle a une appétence certaine pour la plongée sous-marine.

Article référencé comme suit : Vialatte, V (2015) "Le poulpe, les sirènes et le mérou. Episode 1 " in Ethique. La vie en question, dec 2015.

Véronique VIALATTE

Episode 1 : Fenêtres sur Phil Les dessous de la formation en IFSI

 

 Le poulpe, les sirènes et le mérou

 

Prélude : Phil est le mieux placé pour parler de lui.

 

"Bonjour messieurs-dames, je m'appelle Phil, je suis âgé de vingt-quatre ans, j’ai bien conscience que mon dossier reflète un parcours plutôt chaotique. Je commencerai par vous exposer brièvement mon cursus scolaire. Je suis titulaire d'un bac professionnel de vente, obtenu avec mention. Mais l'aspect commercial prévalant sur l'humain, cela ne m'a pas convenu. J'ai changé d'orientation professionnelle et j'ai passé le concours d'entrée à l'école d'infirmiers. J'ai été reçu à trois endroits mais, pour des raisons de proximité familiale, j'ai choisi d'intégrer Saleron (1). Le semestre un a été difficile, car je n'avais aucune connaissance en biologie. J'avais des difficultés de compréhension, ce qui m’a valu un avertissement : l'intervenant a cru que j'envoyais un SMS (2) alors que je consultais le dictionnaire sur mon smartphone. Mon premier stage s'est déroulé en EHPAD (3), il a été validé, tout en mentionnant des problèmes de comportement que j'explique par mon immaturité et ma méconnaissance du milieu professionnel. En particulier, on m’a reproché de lire le journal avec les résidents... C’est vrai que je n’avais pas prévenu l’équipe, car je ne comprenais pas où était le problème. J'ai réalisé après qu'ils m'avaient cherché... En semestre deux je n'ai pas réussi à combler mes lacunes, les échecs se sont accumulés. Cependant j’ai eu les ressources suffisantes pour rebondir, j'ai beaucoup travaillé pendant mes vacances et j'ai réussi à revalider toutes les unités d'enseignement de première année. En semestre trois j'ai effectué un stage en réanimation, mes lacunes m’ont cruellement ramené à la réalité. C’était la mise en place du nouveau programme (4). Les encadrants attendaient de moi que j’aie les compétences d’un étudiant de l’ancienne formule (5), qui ont suivi un module de réa. Je n’avais pas ce niveau et j'ai perdu pied, je n’ai pas terminé mon stage en raison d’un arrêt maladie. Je me suis ressaisi, mon stage complémentaire a été validé, de même que mon stage de semestre quatre. Je me pensais en bonne voie mais en semestre cinq l'enseignement théorique a été un calvaire, il a réveillé un passé douloureux, que je pensais cicatrisé (6). Moi et mes résultats, on s'est effondrés. N’ayant pas les capacités pour mener de front les rattrapages de semestre cinq et la réalisation de mon mémoire, j’ai choisi de centrer mon attention sur les revalidations. Cela m’a coûté mais il me fallait absolument dépasser cette souffrance ; ce que je réussis. En semestre six, j'ai validé mon premier stage sans problème. Pour le deuxième, je pensais que tout se passait bien. Ce n'est qu'après le bilan (7), qui était d'ailleurs très positif, que je me suis rendu compte que quelque chose n’allait pas, lorsque la cadre de l’unité et une formatrice m'ont imposé une mise en situation professionnelle (8). Il m’a fallu pendant quatre heures réaliser les soins, répondre à des questions de connaissance. Elles ne me renvoyaient que des appréciations négatives, je n’ai pas compris. Le tout a été suivi d’un rapport dont certains points demeurent pour moi incompréhensibles. Ainsi je n’ai aucun souvenir d’avoir piqué deux fois avec la même aiguille et je me dis que si tel avait été le cas, jamais une infirmière me voyant faire comme cela ne m’aurait laissé continuer. Alors que j'étais en service de nuit, on me reproche d'avoir dormi. J'avais assuré tous les soins pendant six heures, l'aide-soignante avec qui j'étais m'a dit d’aller me reposer un petit peu. J’ai fait l’erreur d’avoir suivi son conseil, je ne savais pas que l’infirmière s'en offusquerait. Je pense être capable de remise en cause, mais j’ai l’intime conviction de n’avoir jamais été dangereux pour un patient, contrairement à ce qui est mentionné dans le rapport. Cette troisième année a été très difficile physiquement et nerveusement, cependant j’ai envie de faire de cette expérience quelque chose de constructif : le fait de voir que je pouvais ne pas être autorisé à exercer cette profession n’a fait qu’accroître ma motivation. Et Aujourd’hui j’ai peur...".Ainsi parlait Phil.

 

Fenêtre sur Phil

 

Juillet 2012, Phil, étudiant à l'Institut de Formation en Soins Infirmiers de Saleron, est en fin de troisième année. Au soir de son parcours estudiantin, à l'aube de son itinéraire professionnel, Phil comparait au conseil de discipline. Triste épilogue. Le verdict est sans appel, l'instance prononce son exclusion définitive. Phil ne sera pas infirmier. Il ne sera pas non plus aide-soignant. A l'aube de recevoir le précieux sésame, il reste au pied du podium. Mais Phil riposte et effectue une demande d'intégration à Archères (9), pour la reprise et la poursuite de ses études.Archères, le 12 décembre 2012. En qualité de membre du conseil pédagogique, nous examinons le dossier de Phil. Qu'a-t-il donc fait pour être ainsi sanctionné ? Notre curiosité est piquée au vif et nous consultons d'emblée le rapport circonstancié qui a motivé cette décision. Rétrospectivement, nous esquissons la proposition selon laquelle Phil est le mieux placé pour parler de lui, c'est pourquoi, en forme de prélude, nous l'avons laissé se raconter. Mais il est l'heure désormais de livrer d'autres témoignages sur sa personne en donnant la parole à son dossier, transmis par l' Institut de formation en soins infirmiers (IFSI) de Saleron.

 

Phil par Saleron

 

Aux éléments narrés par Phil, s'ajoutent deux avertissements pour des problèmes de comportement. Le premier lui reproche de manger en cours et de dessiner sur la table, le second l'enjoint de mesurer ses paroles et d'avoir un comportement professionnel, même pendant les cours (sic). En fait Phil a été exclu de cours par l'intervenant, chef de service de chirurgie digestive, qui visiblement n'a pas apprécié son verbiage. Le procès-verbal précise que Phil ne semble pas comprendre la sanction puisqu'il n'a selon lui commis aucune faute. Il poursuit son chemin chaotique jusqu'en semestre cinq, trébuche sur les unités d'enseignement, n'en valide aucune. Il fait alors le choix de sacrifier l'écriture de son mémoire pour se consacrer aux apprentissages nécessaires aux épreuves de revalidation, mais omet d'en informer sa référente de suivi pédagogique. Nous arrivons au dernier stage, dont le bilan est dithyrambique. Nous citons "Très bon stage, très bonne prise en charge d'un secteur, très bonne intégration, très bonne communication avec l'équipe. Phil fait preuve de professionnalisme dans la prise en charge des patients, de dextérité dans les soins, il est sérieux, discret, motivé, empathique". Aucun axe d'amélioration n'est consigné. Mais au moment où l'année scolaire égrène ses dernières heures, il fait l'objet d'un rapport circonstancié en totale contradiction avec cette consécration. Une kyrielle de griefs est portée à son encontre : outre le fait qu'il ait été surpris en train de dormir, on lui reproche d'avoir piqué un patient deux fois avec la même aiguille, des fautes d’asepsie, le port d'un piercing à l'arcade, une absence non justifiée, l'emploi d'un vocabulaire non professionnel, voire grossier, et un manque de communication avec les aides-soignantes. Aux heures fastueuses succède un funeste épisode. Libéré du couperet de la validation, Phil est ici soupçonné de dévoiler l'ingratitude de son visage. Alors qui est le véritable Phil ? Le Phil "avant-bilan" futur professionnel remarquable ou le Phil "après-bilan" qui en est le négatif ? Et nous, allons-nous faire disparaître d'un coup de balai magique et dramatique les griefs portés à son encontre et l'autoriser à intégrer notre IFSI, désavouant par là-même la sanction prononcée par nos collègues, ou allons-nous sonner le glas de son avenir de soignant ? Il nous fallut choisir, il y a deux ans. Sortie du temps de la décision, nous avons le loisir, la scole, d'appréhender d'autres aspects de cette réalité. Phil est l'épicentre de notre réflexion, aussi allons-nous prendre le temps de faire plus ample connaissance et peut-être parviendrons-nous à répondre à notre question inaugurale : "Qui est Phil ?". Nous nous interrogeons sur son identité, notion qui nous retiendra quelque temps.

 

Identité de-ci de-là

 

Nombre de locutions et expressions nous viennent alors à l'esprit : décliner son identité, carte d'identité, contrôle d'identité, usurpation d'identité. Vincent Descombes le dit fort simplement "connaître l'identité de quelqu'un c'est savoir comment il s'appelle" (10). Mais d'autres occurrences surgissent, telles que crise d'identité, identité judiciaire, identité professionnelle. Les mathématiciens parlent d'identité remarquable, les créanciers de relevé d'identité bancaire. Récemment nous avons consulté le Guide secret du Mont Saint-Michel (11). Il y est question de l'identité du "Chéops de l'occident" (12) : le Mont Saint-Michel est-il normand ou breton ? A l'origine de ce questionnement, le Couesnon, rivière qui faisait office de frontière entre Normandie et Bretagne. Plutôt divagante, elle changeait de cours au gré des marées, plaçant le sanctuaire tantôt en Normandie, tantôt en Bretagne, ce qui fut à l'origine du célèbre dicton "Le Couesnon dans sa folie a mis le Mont en Normandie". Caillou expulsé de la botte de Gargantua, lieu de pèlerinage, d'enfermement, de torture, normand, breton, haut lieu touristique, le guide décline les identités successives du Mont. "Identité" disons-nous, plutôt soulagée que le mot succède un point, nous évitant la difficile question du i majuscule ou minuscule. Un rocher aurait une identité ? Il pourrait en changer ? L'identité ne serait qu'une façon de parler ? Nous le percevons, le mot n'a pas de signification stable, il semble qu'il se soit métastasé. Pour démêler cet écheveau, nous suivons la leçon tirée du Ménon. Lorsque Socrate lui demande de lui dire ce qu'est la vertu, Ménon énonce une profusion de vertus, qui semblent se décliner à l'infini en fonction du genre, de l'âge, du degré de liberté, de l'ouvrage de l'homme, etc. Ainsi "la vertu d'un homme consiste à être capable d'agir dans les affaires de sa cité" (13) celle d'une femme est de "bien gérer sa maison, veiller à son intérieur, le maintenir en bon état et obéir à son mari" (14). Et Ménon de conclure que "Comme il existe une multitude d'autres vertus, on n'est pas embarrassé pour définir la vertu" (15). Socrate le remercie pour la richesse de sa réponse, tout en lui objectant qu'il n'a pas répondu à la question. Il ne lui a pas demandé ce que sont les vertus mais ce qu'est la vertu et "même s'il y en a beaucoup et de toutes sortes elles possèdent du moins une seule forme caractéristique identique chez toutes sans exception, qui fait d'elles des vertus" (16). De même que Socrate demande à Ménon de trouver le point commun entre toutes ces vertus, de même nous nous efforçons ici d'identifier l'identique de toutes ces identités. Ainsi notre premier propos est un effort pour dépasser l'approche nominaliste de l'identité (celle que l'on décline) afin d'accéder à son essence. Le Littré nous livre une série de significations en tête desquelles figure "Qualité qui fait qu'une chose est la même qu'une autre, que deux ou plusieurs choses ne font qu'une" (17). Nous réservons cette première acception et effeuillons ensuite, à la manière dont on détache les pétales d'une marguerite, une succession de définitions intéressant les domaines scientifique et métaphysique, la jurisprudence, la médecine légale, la grammaire, l'algèbre. Le huitième et dernier pétale "Identité personnelle, persistance de la conscience de soi qu'a un individu" (18) retient notre attention. Dans notre corolle polysémique, les mots "même", "identité personnelle", et "persistance" jaillissent. Toutefois Vincent Descombes nous invite à envisager l'identité aussi dans un sens interactionniste où ce serait "comme un rôle ou un personnage que l'individu doit savoir jouer sur la scène sociale, mais aussi savoir quitter pour passer à autre chose. Rester obstinément fixé à tel rôle ou à telle persona, ce serait se montrer rigide, inapte à la vie sociale, laquelle impose un glissement perpétuel d'un interlocuteur à l'autre, d'un rôle à l'autre. Par conséquent il serait maladroit, et même pathologique, de n'avoir qu'une seule identité pour toutes les situations de la vie" (19). Nous retenons qu'en fonction des situations nous campons des personnages différents, qu'il n'y a là rien de malsain, bien au contraire. Alors portons notre intérêt sur l'identité de Phil dans cette mise en scène particulière qu'est le dispositif de formation clinique. Ce dernier, instauré par la réforme de 2009, est assez complexe, il nous faut au préalable quelque peu l'expliciter.

 

La formation clinique : c’est Marie qui nous guide…

 

La réforme des études infirmières a promu l'étudiant au rang d'acteur de sa formation, tant dans l'enseignement théorique que dans l'enseignement clinique. Ce dernier "se définit comme étant le volet de la formation d'infirmier par lequel le candidat infirmier apprend, au sein d'une équipe, en contact direct avec un individu sain ou malade et/ou une collectivité, à organiser, dispenser et évaluer les soins infirmiers globaux requis à partir des connaissances et compétences acquises" (20). Ces soixante semaines de stage, réparties sur les six semestres que compte la formation, façonnent les contours du parcours clinique. Le programme orchestre savamment les moments clefs de cet itinéraire ; portons-y un regard attentif en suivant notre "étudiant/étudiante" que, par commodité, nous prénommerons Marie.En semestre un, Marie effectue un stage de cinq semaines ; pour les semestres deux, trois, quatre et cinq ce sera dix semaines, réalisées dans un même lieu ; enfin, en semestre six, la dernière étape du parcours clinique comporte quinze semaines, réparties sur deux terrains. Au total, Marie passe autant de temps en stage qu'à l'IFSI. Aller sur le terrain, pour le formateur, cela signifie se rendre dans les services ; pour Marie c'est se rendre en stage ; pour Émile Littré (21) c'est se battre en duel. Le terrain est tour à tour sondé, tâté, ménagé, tantôt on en gagne, tantôt on en perd, nous dit son ouvrage. Ce n'est sans doute pas indolore, aussi l’aspect qualitatif du dispositif nous retiendra quelque temps. Le parcours de Marie doit intégrer impérativement quatre types de stages, réputés emblématiques de "familles de situations". Un chemin long, mais exaltant où les prises en soins sont spécifiques : les soins de courte durée (classiquement médecine, chirurgie, obstétrique), ceux de longue durée (l'EHPAD en est représentative), les soins en santé mentale et enfin en lieu de vie (très large panel allant de la crèche à la prison). Articulation de la théorie et de la pratique, le stage permet à Marie d'une part de mobiliser ses connaissances théoriques en les appliquant en situation concrète, d'autre part de découvrir des situations de travail qui seront ensuite enrichies par les apports théoriques. Il lui est en outre demandé d'analyser les diverses situations de travail et les pratiques professionnelles, d'évaluer la transférabilité de ses analyses dans les situations de soins, de valider dix compétences et vingt-trois actes et techniques de soins. Un maître mot assoit la responsabilisation de Marie dans sa formation : l'auto-évaluation, processus que le législateur accompagne d'un outil inédit baptisé "portfolio". Il en précise l'utilité, nous en lisons la phrase la plus probante : "l'étudiant construit ses compétences en agissant avec les professionnels et en inscrivant dans son portfolio les éléments d'analyse de ses activités, ce qui l'aide à mesurer sa progression" (22). Concrètement, il se présente sous forme d'un classeur qui recense toutes les compétences et techniques de soins à acquérir pour devenir infirmier. En regard de ce listing figurent des grilles d'évaluation que Marie doit renseigner en cochant une de ces quatre options : "non pratiqué", "non acquis", "à améliorer" et "acquis". Forte de son auto-constat, elle est à même de formaliser ses objectifs de stage de façon à thésauriser les "acquis". Responsable de la tenue de son objet transitionnel (23), Marie doit le laisser à disposition de l'ensemble des professionnels participant à son encadrement, à savoir maître de stage, tuteur, professionnels de proximité, formateur référent du stage et formateur référent du suivi pédagogique. Cela ne se fait pas sans douleur et dès 2010, soit un an après sa mise en place, l'Agence Régionale de Santé perçoit la difficulté de l'exercice. Il n'est pas rare que l'outil soit détourné de sa fonction première et que Marie, n'ayant pas eu voix au chapitre, retrouve son portfolio complété par les encadrants. Parfois il est taché, parfois il disparaît. Nous comprenons, sans pour autant légitimer, la réticence de Marie à le mettre "à disposition". Forte de ce constat, l'Agence Régionale de Santé mit en place un groupe de travail, chargé de rédiger un guide d'utilisation du portfolio. Les encadrants cessèrent alors de garder les yeux rivés sur le vide débordant des cases "acquis", Marie résistât à la tentation de glisser ses "non acquis" sous le tapis. Reste qu'elle avance sur une artère où la circulation est un petit miracle de tous les instants. Emboîtons-lui le pas, ou mieux : prenons sa place. Sur ma route se trouvent donc un maître de stage, un tuteur, des professionnels de proximité, un formateur référent du terrain et un formateur référent de suivi pédagogique. Je connais les missions de tous ces intervenants, puisqu'elles sont définies dans l’arrêté du 31 juillet 2009, relatif au diplôme d’État d’Infirmier. Le maître de stage, c'est le cadre de l'unité, son rôle est essentiellement organisationnel. Je dois le contacter une huitaine de jours avant le stage pour prendre connaissance de mon tableau de service, des modalités particulières (tenue, clefs, piercings tolérés ou non...). Il me donne également le nom de mon tuteur. Ce sera Frédéric. Lui, c'est le personnage en qui je fonde le plus d'espoirs et j'espère que nous aurons des atomes crochus. Il m'accompagne dans mon parcours d’acquisitions cliniques, facilitant mon évolution au sein du service, et grâce à lui je bénéficie d'un climat bienveillant, propice aux échanges, questionnements, étonnements. Nous avons des temps de recherche communs. Je lui montre mon portfolio, que j'ai consciencieusement complété, et il me guide dans ma progression. Enfin, il m'aide à donner du sens à ma pratique. "Donner du sens" : au début je ne saisissais pas trop ce que ça signifiait. Mais une anecdote, que m'a contée ma référente de suivi pédagogique, m'a éclairée. Je vous la livre.Madame Odile se promène dans la rue quand elle voit un maçon en plein ouvrage. Elle l'interpelle de la sorte :– Bonjour Monsieur, que construisez-vous donc ?Un visage un peu taillé à la serpe lui répond d'un ton peu amène :– Vous le voyez bien ! J'empile des parpaings. Continuant son chemin, elle voit un second maçon, qu'elle apostrophe ainsi : – Bonjour Monsieur, que construisez-vous donc ? Un visage accueillant lui répond : – Je monte un mur ma p'tite dame !Arrivant au terme de sa promenade, elle rencontre un troisième maçon. Il sifflote en dodelinant de la tête, imprimant à sa truelle un mouvement presque gracieux. Elle hésite à l'interrompre mais sa curiosité est piquée au vif et elle l'interpelle :– Bonjour Monsieur, que construisez-vous donc ? Un visage rayonnant de fierté lui répond :– Je construis une cathédrale Madame ! J'ai ici compris que lorsque j'effectue mes soins machinalement, à la chaîne, j'empile des parpaings. Frédéric m'aide à édifier ma cathédrale. Mais il n'est pas toujours à mes côtés, je trouve que je le vois trop peu. En dix semaines, je ne l'ai vu que trois fois, et sur rendez-vous : le jour de mon arrivée, le jour du bilan de mi-stage et enfin pour le bilan de fin de stage. Comment fait-il pour m'évaluer ? Je lui présente mon portfolio, nous échangeons sur mon autoévaluation. J'ai de la chance, parce que pour mon copain Bertrand ça ne s'est pas passé comme ça, je vous raconterai plus tard. Donc mon autoévaluation : est-elle objective ? Fiable ? Honnête ? Pour s'en assurer, Frédéric prend soin de s'informer auprès des professionnels de proximité, ceux qui m'encadrent au quotidien. Eux aussi prennent connaissance de mon portfolio. En général ils le font à la pause, pourvu que cette fois ils ne renversent pas leur café. Ce sont eux qui, au quotidien, m'expliquent et me montrent comment faire. Puis ils regardent comment je fais et m'encouragent dans ma progression. Au début, on m'a dit de "suivre" les aides-soignantes, car avant toute chose je dois maîtriser les soins de base. C'est encore comme ça qu'on appelle la toilette, sur le terrain. A l'IFSI on l'appelle "compétence 3 : accompagner la personne dans la réalisation de ses soins quotidiens". Donc avant de prétendre réaliser des soins techniques, tels que les prélèvements sanguins, artériels, soins de trachéotomie, je dois savoir faire une toilette dans les règles de l'art. Rétrospectivement, je me dis que c'est certainement le soin le plus compliqué que j'aie jamais eu à réaliser : respecter la pudeur, la dignité, faire oublier à la dame que je porte des gants, faire attention au froid, au chaud, ne pas en faire trop (cela freinerait le processus d'autonomisation), ne pas en faire trop peu (ce qui mettrait la dame en échec), ne pas lui faire mal, ne pas me faire mal au dos, et tout cela en faisant la conversation, en disant autre chose que  "tournez-vous à droite, tournez-vous à gauche, tenez-vous à la barre...". C'est compliqué, parfois, de parler de la pluie et du beau temps. Et puis il y eu madame Luve. Elle m'a traumatisée madame Luve : elle ne voulait pas que je la lave. Et sa fille qui allait venir... Ce ne sera pas un concert de louanges. Assurément, une prise de sang c'est bien plus simple ! Justement, je vais pouvoir en faire, car maintenant je vais suivre les infirmières. Je suis impatiente, mais j'appréhende un peu quand même. J'en fais plein, et avec fierté je coche les cases "acquis" en regard de "prélèvements veineux", "injections parentérales avec calcul de dosage", "perfusions périphériques", "pansements simples", "utilisation de seringues auto-pulsées" et même "sonde urinaire". Pour "pansement complexe", je ne sais plus... J'ai bien fait le soin d'escarre de madame Pierre, mais Mélanie, l'infirmière qui m'encadre aujourd'hui, me dit que c'est un pansement simple. A l'IFSI on me dit l'inverse : il y a perte de substance, donc c'est un pansement complexe... Dans le doute, je coche la case "non pratiqué", mais cela ne me satisfait pas. J'en parlerai à madame Lise, formatrice référente de mon terrain de stage. Ça tombe bien, elle vient la semaine prochaine. Son rôle à elle c'est de faire le lien entre l'enseignement théorique, celui qui est dispensé à l'IFSI, et les pratiques professionnelles. Si tout se passe bien, ce qui est rarement le cas compte tenu des contraintes de chacun, on va tous se mettre autour d'une table et parler de mon évolution. Je vais pouvoir poser ma question sur le pansement complexe... Euh... Peut-être pas en fait, c'est peut-être pas une bonne idée de contredire Mélanie, elle risque de m'en vouloir... C'est arrivé à mon copain Bertrand, celui dont je vous parlais tout à l'heure. Il a effectué le reste de son stage sous un regard suspicieux, et forcément il a été moins bon.Laissons Marie gamberger, ou prendre les berges pour prochainement nous nous intéresser au télescopage potentiellement calamiteux de tous ces personnages qui nous ont donné le centre de notre titre : les sirènes.

 

Notes :

 

(1)    C'est ainsi que nous avons rebaptisé la ville d'origine de Phil.

(2)    Short Message Service.

(3)    Établissement d'Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes.

(4)    France, Ministère de la santé et des sports, arrêté du 31 juillet 2009 relatif au diplôme d'état infirmier, in Profession infirmier, Uzès, Sedi, 2009, pp. 26-143.

(5)    En regard de cette réforme, nous sommes passés d'une logique de contenu, avec un enseignement sous forme de modules (pneumologie, cardiologie, réanimation etc.), à une logique de compétences. La transition ne s'est pas opérée sans douleur.

(6)    Phil refuse de bouleverser sa présentation en un pèlerinage affectif, aussi il n'en dira pas plus. Mais nous savons qu'il a vécu un drame familial : après une longue agonie, sa sœur âgée de 22 ans, est décédée d'une neurofibromatose. Phil avait 14 ans. Ici, il fait évoque les unités d'enseignement intitulées "Processus tumoraux" et "soins palliatifs et de fin de vie".

(7)    Ce stage est d'une durée de 15 semaines. Pour des raisons administratives (constitution de dossier en vue de la présentation de l'étudiant au diplôme d’État), le bilan est effectué quinze jours avant le terme du stage.

(8)    Cette procédure d'évaluation a été abolie par l'arrêté du 31 juillet 2009, portant réforme des études infirmières. Mais, en cette période de transition, professionnels de terrain et formateurs n'avaient pas totalement intégré l’obsolescence de cette pratique.

(9)    C'est ainsi que nous avons rebaptisé notre ville.

(10)     Descombes V., Les embarras de l'identité, Paris, Gallimard, 2013, p. 11.

(11)     Mignon O., Guide secret du Mont Saint-Michel, Rennes, Editions Ouest France, 2013, pp. 29-31.

(12)     La formule est de Victor Hugo.

(13)     Platon, Ménon, in Œuvres Complètes dirigées par Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2008, (71e-72a) pp. 1053-1054.

(14)     Id.

(15)     Ibid.

(16)     Ibid. (72c-72d) p. 1054.

(17)     Littré E. Le Littré, Paris, Garnier, 2007, p. 119.

(18)     Id.

(19)     Descombes V., Les embarras de l'identité, op. cit., pp. 38-39.

(20)     France, Ministère de la santé et des sports, arrêté du 31 juillet 2009 relatif au diplôme d'état infirmier, annexe 3, in Profession infirmier, op. cit., p. 77.

(21)     Littré E., Le Littré, op. cit., p. 347.

(22)     France, Ministère de la santé et des sports, arrêté du 31 juillet 2009 relatif au diplôme d'état infirmier, annexe 3, in Profession infirmier, op. cit., p. 77.

(23)     Nous ne l'entendons pas au sens de Winnicott, mais dans son acception de "entre deux".

]]>
news-2751 Wed, 02 Dec 2015 10:11:00 +0100 Critique de l'ouvrage de Sylvie PANDELE https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/critique-de-louvrage-de-sylvie-pandele Accompagner avec vigilance : Sylvie Pandelé et la grande vulnérabilité Une critique de livre par Bertrand QUENTIN

Agrégé et Docteur en philosophie HDR. Maître de conférences à Paris-Est Marne-la-Vallée Laboratoire LIPHA EA7373Enseignant au Master de philosophie parcours "éthique médicale et hospitalière appliquée" (Ecole éthique de la Salpêtrière)

 

Critique de l’ouvrage de Sylvie Pandelé, La Grande vulnérabilité, Paris, Seli Arslan, 2010 (2ème édition)

Article référencé comme suit : Quentin, B (2015) "Accompagner avec vigilance : Sylvie Pandelé et la grande vulnérabilité " in Ethique. La vie en question, nov 2015.

 

Sylvie Pandelé, psychologue clinicienne, directrice de MAS (Maison d’Accueil Spécialisée) a publié en 2008 un petit livre dense intitulé La Grande Vulnérabilité - qui en est déjà à sa seconde édition augmentée. C’est assurément un gage de la qualité de l’ouvrage. Il est à noter que cet ouvrage est en partie issu des Mémoires de Master 1 et 2 de Paris-Est Marne-la-Vallée qui, regroupés, ont obtenu le Prix du mémoire de Master 2006 de la Fondation de France / SFAP. L’ouvrage publié chez Seli Arslan a pour sous-titre "Esquisse d’une éthique de l’accompagnement".

 

Le concept de "grande vulnérabilité"

Tous vulnérables, mais certains le sont plus que d’autres…

Il faudrait reprendre Sylvie Pandelé avec son sous-titre, car il ne s’agit pas de n’importe quel "accompagnement" mais d’un accompagnement de ce qu’elle a conceptualisé sous le terme de "grande vulnérabilité".

Il est en effet philosophiquement entendu que l’homme est un être intrinsèquement vulnérable. Contrairement à la bête qui n’a rien d’autre à faire que son métier de bête, codifié par des réflexes, des impulsions, des appétits, l’homme est un être inachevé. Inachevé à la naissance (le petit d’homme court un risque vital immédiat si d’autres hommes ne prennent pas soin de lui pendant encore de longues années), inachevé tout au long de son existence (l’homme est un être en quête de sens qui ne se sentira jamais totalement "arrivé"). Il y a en l’homme un manque ontologique qui fait son risque permanent de la blessure d’identité. Qui suis-je ? Vaut-il mieux être que n’être pas ? Telle est la vulnérabilité d’une espèce douée de logos.

Mais ces questionnements pourraient déjà sembler un luxe pour les personnes dont s’occupe Sylvie Pandelé. "C’est l’extrême vulnérabilité qui constitue le point nodal de notre réflexion présente, à savoir celle qui est massive, permanente, qui touche tant l’esprit que le corps et dont les perspectives d’évolution ne peuvent qu’être péjoratives à plus ou moins long terme ; ce que certains appellent encore […] la grande dépendance à autrui" (35-36). Alors que de nombreuses situations de vulnérabilité existent, tant dans le cadre social que liées au handicap physique, ici "c’est l’impossibilité de "se reconnaître" qui confère à la vulnérabilité humaine son caractère extrême ; l’impossible réflexivité" (44). Il y a le plus souvent chez les résidents dont s’occupe l’Auteure, l’impossibilité d’avoir une appréhension consciente et réfléchie de leur situation de vie présente. Cette absence de réflexivité et de lucidité (ou ces absences transitoires) vont créer d’abord un risque vital.

 

Le risque vital 

"la personne en situation de coma, le vieillard dément plongé dans un état de stupeur ou agité de pensées obsédantes et délirantes, l’adulte psychotique déficitaire absorbé par l’immuabilité de ses stéréotypies gestuelles oublient d’avoir soif ou ne savent plus la nécessité de s’alimenter" (48). L’Auteure nous dit que la personne en grande vulnérabilité est donc aussi démunie qu’un nourrisson, mais elle devrait ajouter que cela peut être même pire, puisque le nourrisson a le réflexe de hurler quand il a faim ou soif – ce  qui n’est plus le cas avec les personnes évoquées par Sylvie Pandelé. La personne en grande vulnérabilité "joue sa survie au quotidien, en toute inconscience" (49).  Ayant perdu la sensation et l’idée même de la soif, elle se distingue clairement d’une personne non autonome fonctionnellement qui ne pourrait réaliser, seule, le schème moteur de se servir à boire.

 

Un risque ontologique

Au risque vital évoqué s’ajoute un risque que l’Auteure qualifie d’ "ontologique". Ce qui est en effet en jeu ici n’est plus le simple assouvissement de besoins primaires, mais le risque que ces personnes en grande dépendance perdent un statut qui les fait encore appartenir à notre monde commun. Ces personnes peuvent subir "trois niveaux de disqualification" : celui d’une déshumanisation (l’être n’est plus considéré comme appartenant au genre humain), d’une dé-personnalisation (l’être n’est plus considéré comme une personne) ou d’une dé-subjectivation (l’être est une personne humaine mais pas un sujet). Ce que le grand public n’a pas souvent en tête, c’est que notre attitude vis-à-vis de la personne handicapée la modifie en retour, en tant qu’elle lui fait perdre toute confiance en elle ou en lui permettant de consolider des aspects d’elle-même. "Les personnes fragilisées par leurs graves altérations voient ainsi leur vulnérabilité renforcée par le doute contenu dans la question posée de leur appartenance à l’humanité (et le risque de la réponse apportée)" (51). Plus loin l’Auteure dira encore que "la personne en grande vulnérabilité n’est pas de taille à combattre les regards chosificateurs dont elle est l’objet permanent" (145). La réduction de ce que l’on juge scientifiquement de ces personnes à des listes de disfonctionnements (les fameuses grilles AGGIR) contribue à les enfermer et à canaliser de manière appauvrissante le regard d’un certain nombre de professionnels. Sylvie Pandelé use ici des apports théoriques précieux de Bernard Ennuyer dans son ouvrage Les Malentendus de la dépendance (Dunod, 2003). Elle en vient donc à dire qu’"appliqué aux sciences humaines et plus précisément mis en œuvre dans le champ politique du social et de la santé, cet impérialisme scientifique prend la forme de grands programmes classificatoires et catégoriels de populations repérées par leur types de maladies, de handicaps, par leurs niveaux de dépendance ou de pertes de capacités qui ouvrent à leur tour sur l’élaboration et l’institutionnalisation de dispositifs d’accueil, de prises en charge et d’aides en tout genre. La mesure a mesuré ce qu’elle voulait mesurer, dans l’ignorance la plus absolue de celui qui en était l’objet : l’homme vulnérable" (61).

Le véritable travail d’accompagnement, pour Sylvie Pandelé, va donc consister à aller à rebours de cette tendance à l’objectivation appauvrissante. La tâche première de l’accompagnant sera d’empêcher le processus de déshumanisation, de dépersonnalisation ou de désubjectivation. Et cette tâche est ambitieuse et difficile car "ces personnes en état de dépendance totale à l’autre, en quelques lieux où la nécessité de prise en charge les a orientées […] posent une même et difficile interrogation : comment les rencontrer ?" (23).

 

Rendre possible une rencontre éthique

Les personnes en "grande dépendance" peuvent adopter des comportements très régressifs et particulièrement éprouvants : les bruits, les silences, les odeurs, les visions insoutenables, les cris, les contacts corporels viennent continuellement agresser, saturer la perception des accompagnants. "Déguisée, maquillée, grimée sous son masque de monstruosité, la grande vulnérabilité flirte avec l’insupportable et l’absurde, tant dans ce qu’elle donne à voir qu’à entendre" (143).

L’Auteure reprend alors des catégories qu’elle a retiré de l’enseignement d’Eric Fiat : le soignant se trouvant devant ces situations "insensées" peut essayer de les fuir en pratiquant l’esquive (ex : délégation des tâches ingrates, activisme dans des domaines éloignés), la tragédie (ex : soignant englué dans d’interminables délibérations avec lui-même) ou l’obstination (risque de burn out pour l’un et de maltraitance pour l’autre).   

Il va falloir trouver autre chose, "ouvrir une brèche dans le visible lorsque celui-ci envahit tout le champ visuel" (93). Savoir penser ce que peut être le monde vécu d’une personne qui semble totalement restreinte dans ses perceptions : "Christophe, 22 ans, en position recroquevillée à même le sol, "oligophrène profond" […] Le monde de Christophe est peuplé de fourmis, de cailloux, d’herbes et pour les jours heureux de promenades et de marguerites" (94).   

Sylvie Pandelé utilise aussi l’enseignement de ses maîtres pour rappeler la double étymologie possible du terme éthique : éthos, avec le "e" bref (epsilon)  ε signifiant en grec la "manière de vivre", la "coutume", l’ "habitude", mais également êthos avec le "e" rendu long, êta signifiant en grec la "demeure", "le séjour habituel". Comment peut-on donc contribuer à ce que ce second sens de l’éthique soit reconnu avec des personnes en grande vulnérabilité ? Difficulté abyssale devant "l’êthos que semble "habiter" Christophe, Emilie et toutes ces personnes blessées […] séjour hermétiquement clos, sorte de château fort dont le système de commande des ponts-levis aurait été irrémédiablement enrayé" (96). Il va falloir "poser un nouveau regard d’humanité sur ce qui, au premier abord, ne semble pas humain ; non pas un regard "humanisant" (car personne ne peut humaniser l’autre), mais un regard décalé, qui rompt avec toute forme de privation d’être, que le recours habituel aux désignations d’ "incapable majeur", de "dément", d’ "oligophrène" ou de "non autonome" préfigure" (146). Tous les efforts de l’accompagnant (y compris dans les actes classiques du soin) doivent converger vers une seule et même finalité : "réinscrire et maintenir la personne dans une polarité éthique, à savoir comme habitante du monde" (154). L’êthos donc, au sens de l’habiter.

Mais une tension semble apparaître ici, que Sylvie Pandelé ne thématise pas, mais que seule son concept de "vigilance éthique" pourra aider à réduire. D’un côté en effet il y aurait un chemin de singularisation maximale : le résident serait écouté jusque dans ses demandes les plus étonnantes, témoignant du respect de son univers propre. Témoin cette vignette clinique :   Charles, homme de 44 ans, n’ayant pas de représentation unifiée de son corps s’est adonné depuis toujours à un rituel précis : il doit retirer ses excréments, les examiner et les déposer soigneusement au sol (ce sont des petites parties de lui). Mais avec sa pathologie dégénérative musculaire il risque maintenant de  s’effondrer. Les accompagnants en viennent donc à installer pour lui une fixation au plafond de la salle d’eau pour que, fixé avec un harnais de type parachutiste, il puisse maintenir cette pratique… D’un autre côté, l’Auteure nous dit que "la grande vulnérabilité […] n’est pas une autre culture, un autre système de normes et de valeurs mais, à l’inverse, un monde en péril permanent de mort psychique, monde d’incohérence et d’indifférenciation […] un accompagnement de qualité et respectueux de la personne est un accompagnement qui s’emploiera systématiquement à réinscrire la personne en grande vulnérabilité dans notre humanité commune et, par voie de conséquence, à la soumettre aux obligations, normes et autres codes qui fondent et constituent l’ossature de ce monde" (160). Dialectique difficile donc entre l’écoute du singulier et l’obligation à respecter une organisation collective. C’est ce qui fait tout le mérite de cet accompagnement prôné par Sylvie Pandelé. Pour rendre possible cet accompagnement, il faudra développer une vertu particulière qu’elle baptise "vigilance éthique".

 

Rester en "vigilance éthique"

Ni respect, ni sollicitude…   

La "vigilance  éthique" est censée être la vertu ici adéquate, plus adéquate que le "respect" kantien – davantage vertu d’abstention et pas assez impliqué charnellement et psychiquement vers l’autre. La "vigilance éthique" serait aussi préférée à la sollicitude ricoeurienne car elle permettrait une plus grande précision dans l’adaptation. "La vigilance [est] tension du devoir-être-attentif" (132).

Veiller pour l’Autre

"la vigilance éthique aura pour fonction de veiller au maintien de la personne dans la communauté des hommes […] de s’assurer que les conditions d’existence d’un êthos commun sont présentes, et  […] d’entretenir ses capabilités" (136-137). L’accompagnant est un veilleur. Eric Fiat, dans sa belle Préface, rappelle la cantate Wachet auf, ruft die Stimme de Jean-Sébastien Bach, où se trouve le célèbre "Choral du veilleur" qui fait de la vigilance la vertu suprême du croyant. Il rappelle que même le Christ vécut le sentiment d’abandon, parce que ses compagnons s’étaient endormis. L’accompagnant des personnes en grand vulnérabilité est donc celui dont le métier est de veiller encore et toujours. On rappelle que la Circulaire du 28 décembre 1978 institue les MAS de la façon suivante : "les Maisons d’accueil spécialisées (MAS) sont agréées pour accueillir les personnes n’ayant pas acquis le strict minimum d’autonomie et nécessitant une surveillance et des soins constants". Une "surveillance et des soins constants", donc.

Le veilleur est un guetteur et un interprète

"le risque est grand pour celui ou celle qui n’a plus accès aux codes sociaux d’expression de ses besoins ; si l’accompagnant ne sait pas interpréter le rictus, l’ébauche de geste ou le comportement atypique à l’origine de l’expression d’une attente vitale ou d’un besoin primaire" (135). L’accompagnant devient un guetteur de signes, un interprète raffiné. L’Auteure nous évoque par exemple le cas de Sophie, jeune adulte autiste déficitaire, incapable de communiquer mais qui éclate de rire à chaque fois qu’elle ressent le besoin d’uriner. Les soignants qui la connaissent peuvent donc l’aider en conséquence. On comprend qu’avec ce genre d’exigence d’interprétation, la patiente croissance dans la connaissance du résident devient nécessaire et que le turn over des personnels peut contrecarrer cela.Veiller sur les besoins primaires, certes. Mais aussi veiller sur les indices ténus qui peuvent maintenir l’inscription de la personne en grande vulnérabilité dans le monde des hommes. L’accompagnant veille à entretenir le "pouvoir-se-raconter" (selon la terminologie de Ricoeur). "il devra se faire suppléance opportune à l’effacement identitaire par le rassemblement de tous les éléments biographiques que le sujet ne peut plus transmettre lui-même […] faciliter l’affichage et la reconnaissance de sa filiation humaine : des photos de famille, la transmission de moments importants vécus par la personne au cours de sa vie, des objets importants, symboles de ses attaches antérieures ou actuelles, etc." (173). C’est ce à quoi on a procédé, par exemple, avec Jean-Michel. L’Auteure nous propose en effet la vignette clinique suivante : "A son arrivée à la Maison d’Accueil spécialisée, Jean-Michel, adulte psychotique et déficitaire, sans langage et non autonome, a été installé dans une chambre spacieuse, confortable, bien équipée mais impersonnelle […] Très rapidement Jean-Michel a entrepris d’y retrouver ses repères, son espace intime et familier. Régulièrement, les nuits, il tapissait entièrement les murs de sa jolie chambre de ses selles. Cela a duré plusieurs mois…Le temps nécessaire à l’équipe de professionnels pour analyser et comprendre la situation, enquêter auprès de ses proches pour mieux cerner ses goûts et ses habitudes et, enfin, passer à l’action et décorer sa chambre d’une tapisserie murale reproduisant la bande dessinée de Tintin qu’il affectionnait tant. Du jour au lendemain, Jean-Michel a arrêté son activité nocturne. De temps en temps encore, il lui arrive de se figer devant les personnages de Tintin, Milou et autre Professeur Tournesol et de sauter de joie pendant quelques minutes …" (156). Etre attentif à la biographie d’un résident, si ténue soit-elle, peut donc amener à ce qu’il se sente mieux dans l’établissement. 

 

Coups d’ongles du critique…

On peut reprocher à l’Auteure son usage insistant et voulu valorisant du terme de "posture éthique" (27, 84, 158). Cela est d’autant plus regrettable que la "vigilance éthique" que prône Sylvie Pandelé est tout sauf de l’ordre de la "posture" - attitude mécanique, stéréotypée que l’on adopte pour plus d’ "efficacité". La "vigilance éthique" n’est possible qu’avec un soignant cherchant l’authenticité, ne trichant pas avec une pseudo efficacité mécanique.

Peut-être y a-t-il aussi parfois la trace de polémiques vivaces entre bénévoles (qui savent prendre le temps) contre les professionnels (qui ne font pas attention aux résidents). Ainsi dans la formulation suivante : "Les murs des Etablissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et d’autres structures de soins résonnent tous les matins des bavardages insipides échangés entre les soignants occupés aux soins de base de la personne "prise en charge" […] les effets de ces rendez-vous manqués quotidiennement sont désastreux pour la personne démunie" (145-146).  Le "bavardage" des soignants peut sembler "insipide", mais c’est aussi leur vie ! Qu’il est long le chemin qui nous fera atteindre la sainteté… Et en même temps, il faut bien quelqu’un pour réveiller les autres quand ils se sont parfois assoupis dans un sommeil "anti-éthique". Sylvie Pandelé peut endosser ce rôle.

On peut aussi trouver que l’Auteure essaie de se donner la main un peu trop lourde face à Ricoeur. Pourquoi tant de haine ! Elle utilise Ricoeur et montre la fécondité de ces catégories d’analyse (le pouvoir-dire, le pouvoir-faire, le pouvoir-se-raconter, le pouvoir-se croire-capable-de) mais ressent le besoin de prendre la "sollicitude" comme cible privilégiée.  "Ricoeur revendique même la réhabilitation des sentiments de sympathie et de compassion. On connaît pourtant bien les dangers d’une telle sollicitation de la sphère affective de part et d’autre" (125). "la sollicitude […] se conjugue au futur ; ayant un temps d’avance, elle est déjà à l’œuvre et ne se pose plus de question : elle agit" (129). "La sollicitude […] se penchera sur Sophie pour tenter une compréhension de ce rire irraisonné, pour s’enquérir de son bien-être du moment, dans une attitude enveloppante dont la douceur n’a d’égale que sa futile opérationnalité" (169). "La sollicitude de celui trop prompt à rechercher le bien de l’autre" (169). Mais d’où faudrait-il donc que la "sollicitude" soit trop pressée, aveugle et futile ? Pourquoi faudrait-il que la sollicitude soit définie comme "s’égarant à soulager l’autre d’une souffrance ordinaire qu’il n’a pas" (179). Dans la "sollicitude" il y a bien au contraire l’idée d’un soin attentif à l’autre. On peut certes considérer que le côté affectueux qui caractérise la sollicitude ne sera peut-être pas professionnellement toujours tenable, mais l’auteure montre aussi ce que le respect kantien a d’insatisfaisant en tant que "phobie de la proximité" - pour reprendre l’expression de Jankélévitch. On sait bien que l’adolescent a besoin de s’opposer pour se poser, mais l’Auteure devrait dépasser cet âge agonistique… Que Ricoeur n’ait pas tout dit, ne peut pas lui être reproché ! Concentrons-nous plutôt sur ce qu’il nous dit de précieux et complétons avec ce que l’on ne trouve pas chez lui. La rencontre est une juste mesure à trouver entre trop de principes et trop d’émotions. Mais c’est bien-sûr ce que Sylvie Pandelé veut nous dire avec son concept de "vigilance éthique".

 

CONCLUSION

Ce livre de Sylvie Pandelé est important. Il met en avant le concept nécessaire de "grande vulnérabilité". Il met en avant la vertu de "vigilance éthique" nécessaire à la personne qui accompagne ce type de public. Les vignettes cliniques qui émaillent le déroulé conceptuel de l’ouvrage sont riches et émouvantes. Avec des personnes dans l’incapacité d’assumer leur propre sécurité tant physique que psychique et, donc, en situation d’exposition majeure, l’accompagnant va, on l’a vu, chercher à créer les conditions d’existence d’un êthos commun, chercher la mise en place d’une habitabilité de ce monde. Il visera à rendre l’étranger familier, à mettre du logos où il n’y en avait plus, à historiciser l’univers de la personne, pour elle, pour ses proches et pour les professionnels qui l’entoureront mieux ainsi.Ce livre est important. Nous ne saurions que trop en conseiller la lecture. Ne serait-ce que pour y entendre Sylvie Pandelé, armée de sa longue expérience, nous réveiller avec force : "Ce fossé entre les capacités humaines fondamentales et les incapacités affichées de la grande vulnérabilité est-il irrémédiablement infranchissable ? La réponse est non" (165).

 

Références bibliographiques :

Ennuyer, B.  (2003) Les Malentendus de la dépendance, Dunod

Pandelé, S. [2008] (2010). La grande vulnérabilité, Paris, Seli Arslan

Ricoeur, P. [1990] (1996). Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil

]]>
news-2752 Sun, 01 Nov 2015 16:52:00 +0100 Laura LANGE sur "LA PHILOSOPHIE PRATIQUE" https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/laura-lange-sur-la-philosophie-pratique La philosophie pratique : "In" ou "Out" ? En marge de l'université - dans le "move" (1) de la société ? Un article dense de Laura LANGE sur ce que signifie "la philosophie pratique" aujourd’hui

 

La philosophie pratique : "In" ou "Out" ? En marge de l'université - dans le "move" (1) de la société ?


L’enseignement de notre Master de la Salpêtrière a longtemps porté le libellé de "philosophie pratique" (à partir de 2015 il est devenu "Master de philosophie, parcours d’éthique médicale et hospitalière appliquée"). Laura LANGE  nous propose ici une réflexion dense sur ce que signifie l’adjectif "pratique" accolé à la philosophie. Le succès de la philosophie qu’elle qualifie de "en pratique" marque-t-elle la continuité ou la fin d’une philosophie théorique qui serait, elle, la philosophie des pratiques ?


L’Auteure :

Après des études de philosophie, la réalisation actuelle d’un doctorat de philosophie pratique intitulé "La Gestation Pour Autrui et la logique managériale : Quelles représentions du corps et de la volonté ?" ainsi qu'une expérience professionnelle significative en éthique appliquée, culture et santé, Laura Lange a une activité de formation et de conseil dans les organisations. Elle intervient aussi bien dans les champs stratégiques que sont la communication et le management, sous la forme de séminaires et de conférences.

L'article doit être référencé comme suit :

Lange, L (2015) "La philosophie pratique : "in" ou "out" ? En marge de l’université – dans le "move" de la société ?" in Ethique. La vie en question, oct 2015.

NB : les notes de bas de page se trouvent dans la version PDF de l'article.

 

La philosophie pratique : "In" ou "Out" ? En marge de l'université - dans le "move" (1) de la société ?


Introduction

Cet article propose d’étudier le contexte social sous le signe duquel la philosophie pratique se met en place dans le monde contemporain et de saisir les dispositifs et les enjeux actuels qui conduisent cette discipline. Car faire actuellement mention du dénominatif "pratique" après l'emploi du mot philosophie n'est pas sans signification. Cette formule insiste autant sur la finalité pratique de la philosophie qu'elle ne marque sa distinction avec une philosophie plus théorique, spéculative, conceptuelle, propre au champ universitaire.
Nous distinguons la philosophie pratique en deux disciplines, l'une que nous nommons "philosophie des pratiques" est un domaine de la philosophie théorique, et l'autre que nous nommons "philosophie en pratique"  se réfère à une conception opératoire de la philosophie. La première nous la rencontrons sur les bancs de l'école au travers d'enseignements de type foucaldien. La seconde nous la rencontrons plutôt sur les bancs de la vie, notamment professionnelle, au travers de formations par exemple. Précisons qu'il ne saurait y avoir de philosophie en pratique qui ne repose sur une philosophie des pratiques. Il s'agit toujours d'une philosophie en pratique des pratiques, c'est-à-dire reposant sur une théorisation de celles-ci. A l'inverse, vous pouvez étudier la philosophie des pratiques sans pour autant appliquer sa théorisation dans une pratique concrète.
Entendons-nous donc bien, par la préposition "en" nous signifions la branche de la philosophie ayant pour objet aujourd'hui, ici et maintenant, les actions et les activités des hommes et de la société. Nous comprenons une philosophie du présent, qui se réalise, se construit et se pratique là. Son but ? Que chacun gagne en autonomie, soit plus libre et éclairé, conscient du sens et des effets de ce qu'il entreprend. Cette discipline, nous l'appelons aussi éthique. Néanmoins nous privilégions l'usage du premier qualificatif, le second étant, selon l’expression, "utilisé à toutes les sauces" aujourd'hui.

Aujourd'hui, dans les démocraties occidentales, le contexte d'exercice de la philosophie est essentiellement néolibéral (3), il se caractérise selon Foucault par l'instauration d'une "technique de gouvernement" étendant les mécanismes économiques à l'ensemble de la vie et donc "au déchiffrement de rapports non marchands"(4), tels que l'éducation, la santé, la famille etc. Aussi, au sein de cette "caverne sociale" néolibérale, si tout est amené à être redéfini, que devient la  philosophie ? Comment la philosophie, qui se définit littéralement comme un amour de la sagesse et dont l’activité vise à la connaissance de la vérité, qu’elle provienne du sujet pour les idéalistes ou de l’expérience pour les empiristes, s’exerce-t-elle dans un environnement qui se détourne aussi bien d’une position métaphysique ayant pour objet la connaissance de l’Être, de la Vérité, de la Liberté, que d’une position épistémologique visant la connaissance des faits observables, pour s'en remettre à une culture spéculative aux tendances multiples et fluctuantes ainsi qu'au culte de la performance(5)? Comment donc la philosophie s’exerce-t-elle dans une société conséquentialiste c'est-à-dire où c'est avant tout le résultat qui compte (évitement d’une perte ou réalisation d’un profit) ? Où il s'agit avant tout de "capitaliser" (6)? Où prime le culte de l'individualisme ? Où le paraître est plus important que l'être ?  

Dans ce contexte, la philosophie est-elle encore en mesure de s'exercer, de s'enseigner, d'intéresser ? Reste-t-elle en marge de la société et de ses exigences opératoires pour se préserver, restant ainsi dans le "move" académique de l'Université ? Ou s'inscrit-elle dans le "move" de la société en se rendant plus opérante ? Comment comprendre la philosophie en pratique relativement à son lien avec, d'un côté, la culture philosophique académique et, de l'autre, la culture sociale néolibérale ? En marge ou dans le "move", la philosophie en pratique est-elle le prolongement naturel de la philosophie ou au contraire le produit culturel de nos sociétés nouvelles ? Serait-ce alors une nouvelle figure qui la trahit ou au contraire qui l'applique ? La "success story" de la philosophie en pratique marquerait-elle la fin de la philosophie académique ou serait-elle au contraire une promesse d'avenir pour elle ?

Plan de l'article :
1) La philosophie pratique, en marge de l'Université ?
 Un bref état des lieux de l'enseignement philosophique académique
La philosophie fait de la résistance !
La société, en demande de philosophie pratique ?
La philosophie pratique dans le "move" de l'Université

2) La philosophie en pratique, dans le "move" de la société ?
La philosophie en pratique et le style néolibéral
La philosophie en pratique, un produit social stratégique ?
La philosophie en pratique, en marge de la société


 1. La philosophie pratique, en marge de l'Université ?

Un bref état des lieux de l'enseignement philosophique académique


L’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture a publié ces dernières années plusieurs rapports sur l'état des lieux actuel de l'enseignement philosophique dans le monde. Nous vous invitons à en découvrir notamment deux. Le premier est paru en 2007 et s'intitule La philosophie, une école de la liberté. Le second, plus spécifique, est paru en 2011 et s'intitule L'enseignement de la philosophie en Europe et en Amérique du Nord. On y trouve un travail d'exploration, riche et référencé ainsi que des recommandations parmi lesquelles, et nous reviendrons sur d'autres par la suite, celle d'"inciter les universités, les départements de philosophie, les centres de recherche en philosophie et sciences humaines, à briser les cloisons qui séparent les disciplines entre elles, à promouvoir davantage d’interdisciplinarité, sur la base de connaissances disciplinaires solides, en vue de sensibiliser le grand public"(7) et de pouvoir jouer un rôle face aux nouveaux défis de société. On recommande notamment à la philosophie d'être plus en prise avec le monde réel, elle qui se présente comme une "gardienne de la rationalité" et qui, de fait, constitue une bonne et juste "piqûre de rappel" de nos possibilités et de notre responsabilité, des principes à suivre et des valeurs à respecter. A l'inverse, elle se risque aussi à se renfermer dans son rôle de conservatrice d'une rationalité qui pourrait être devenue vestige ou être largement secouée, "poussiérée" par la valorisation d'une nouvelle rationalité, que les travaux de Foucault explicitent notamment dans son ouvrage Naissance de la biopolitique. Il s'agit d'une rationalité économique prédominant dans la société néolibérale, comme nous le montrerons, et qui vise à satisfaire et maximiser les besoins et préférences des individus.
L'enseignement de la philosophie s'exerce donc dans un monde en grande mouvance, un terrain de réflexions passionnant mais également zone de sables mouvants de la pensée dans lequel il peine à trouver sa place adoptant plutôt le (re)pli de la tradition, conservant et transmettant les acquis d'une histoire qu'il étudie méticuleusement. En effet, l'enseignement philosophique traditionnel réside davantage dans la conservation (passé) et la transmission (présent) de son histoire et de ses concepts plutôt que dans la production (futur) d'une pensée éthique, se construisant ici et maintenant en conscience des effets lointains possibles. Il se présente comme une archéologie du savoir sur ce qui est et a été plutôt que comme une éthique projective sur ce qui est et sera. On y apprend donc davantage à savoir penser les auteurs et leurs concepts qu'à repenser le monde à partir de ceux-ci. On en reste surtout à de l'interprétation, ce que regrettait Marx lorsqu'il appelait les philosophes à transformer le monde (8).
Si les rapports susnommés mettent en exergue tout la noblesse académique et pratique de la philosophie qui gagnerait encore à cheminer vers l'action, la portée citoyenne de son enseignement lui étant incontestablement reconnue, on s'interroge pour notre part sur les raisons qui font de l'enseignement philosophique actuel, tel qu'on l'observe en France en tout cas, une discipline souvent jugée élitiste. Pourquoi l'enseignement philosophique semble-t-il viser davantage à former des individualités libres et éclairées, des historiens de la philosophie, des experts conceptuels plutôt que des citoyens, comprenons des individualités sociales pensées relativement à leur place, rôle et impact dans la société, des philosophes de l’action contemporaine, étudiant le passé et le présent et interrogeant l’avenir. Pourquoi la finalité à la fois pratique, éthique, politique et sociale de la philosophie, traditionnellement reconnue depuis l’Antiquité, est-elle en lutte pour la reconnaissance dans le système universitaire et social actuel ? Pourquoi la philosophie paraît-elle résister à l'injonction pratique contemporaine d'une société qui bouge de manière incessante, en action permanente ?


La philosophie fait de la résistance !

. Serait-ce dû à la philosophie elle-même qui refuserait de prendre part aux mécanismes sociaux actuels, jugeant sa préservation plus noble que son implication dans le monde  ? Un monde dit en crise, notamment de sens. Un monde traversé par l'affaiblissement voire l'affaissement de valeurs traditionnelles (la religion, le collectif, la famille (9)...) et l'apparition de nouveaux cultes (le culte du paraître , le culte de la performance pour reprendre le titre de l'ouvrage du sociologue Alain Ehrenberg etc.) ? Un monde désenchanté pour reprendre l'idée de Max Weber (10).
La philosophie craindrait-elle de se voir travestie par ce monde qui, manquant de visions et de guides pour l’action, pourrait la conduire à emprunter un tournant pratique de démocratisation ou de popularisation de sa discipline ? Nous constatons en effet combien les critiques se font vives vis-à-vis de ceux qui s'aventurent hors les murs de leur chaire pour appliquer la philosophie au champ de la pratique, pour s'en remettre à l'exercice d'une philosophie des pratiques (pourtant aussi très théorique) à l'image de Michel Foucault encore coutumièrement jugé "anti-conformiste". On pourrait d'ailleurs s’étonner de cette critique. Serait-il allé voir de trop près ? Aurait-il joué le poisson volant ? L’anti-conformisme foucaldien n’est-il pas critiqué parce qu’il cherche un discours qui se fonde sur une démarche intégrant comme présupposé une forme de relativisme temporel ? Exemple : non pas penser le "fou" en soi mais s’interroger sur "ce qu’on a appelé "fou" à travers les âges". Ne pourrait-on pas lire au travers de cette critique, une critique plus généralisée adressée au relativisme dans lequel nous entraîne l’individualisme contemporain de nos sociétés démocratiques et néolibérales marquées par le rejet de l'absolu, de modèle et d'autorité ? Alors qu'il a toujours représenté l'horizon idéalisé et visé de la philosophie, l’universalisme est mis à rude épreuve dans nos sociétés. Aussi, l'élargissement du champ d'intervention de l'enseignement philosophique et son application dans le champ de la pratique semblent-ils aller en ce sens et susciter une forme d'inquiétude quant à l'évolution de la discipline.
Nous constatons, en effet, une forte déconsidération de la part d'un certain nombre de philosophes universitaires vis-à-vis de l'apparition depuis une dizaine d'années d’enseignements relevant de la philosophie des pratiques, que ce soit sous la forme de modules ou de masters d'éthique, de philosophie de la santé, du management, des entreprises etc.  Ceux-ci étant plutôt considérés comme de la "pseudo-philosophie".
Nous notons également combien les critiques se font nombreuses vis-à-vis de ceux qui proposent de la philosophie en pratique directement dans les services, les entreprises, les organisations etc. Une philosophie souvent jugée marketing, "prêt-à-penser" et à vendre, ce que nous étudierons.
 Serait-ce à penser que la philosophie s'appauvrirait plus elle s'éloignerait hors les murs de sa chaire ? Comme si la solitude et le repli académiques étaient les garants de la qualité de sa réflexion. On retrouve effectivement de manière récurrente l'idée selon laquelle "Les philosophes ont (…) besoin de solitude (…) d'être laissés à eux-mêmes, c'est-à-dire d'être protégés contre les perturbations naissant de leurs obligations en tant que citoyens" (11). Délaissant donc les problématiques sociales et se préservant de la tendance opératoire et relativiste actuelle, il semble que la philosophie dans le cadre académique parvienne difficilement à jouer un rôle face aux nouveaux défis de société.
"Y a-t-il encore une utilité réelle à connaître et à disserter sur les corpus classiques de la philosophie dans des sociétés européennes où l’on observe une certaine remise en cause de l’exercice rationnel de la pensée au profit de discours qui se réclament de plus en plus de systèmes d’interprétations ancrés dans des préoccupations d’ordre culturel ? " s'interroge-t-on dans le rapport sur l'état de l' enseignement philosophique en Europe et en Amérique du Nord (12). "Face à ces transformations (sociales), quelques-uns voient une philosophie en train de perdre prise sur le monde réel, d’autres la considèrent comme définitivement disqualifiée pour aborder ces problèmes globaux" précise le rapport La philosophie, une école de la liberté(13). Serait-ce le cas de la société ? La disqualifie-t-elle ?


La société, en demande de philosophie pratique ?

. La lutte pour la reconnaissance de la finalité pratique, éthique et politique de la philosophie serait-elle le fait de la société qui, la jugeant difficile d'accès et élitiste, l'empêcherait de concrétiser son éthique et sa politique ? Serait-elle le fait du rejet de son hypertrophie de la conservation et de la transmission qui, privilégiant l'histoire de la philosophie, inscrirait la philosophie en marge de l'actualité et de la société ?
Pointant du doigt son impraticabilité, la société n'inviterait-elle pas par ce biais la philosophie à sortir d'un âge d'or imaginaire pour traiter des problèmes actuels, notamment liés à la crise ? On s'interroge sur comment faire, dans le cadre universitaire, "pour capter l’attention des jeunes qui sont aujourd’hui de plus en plus happés, voire fascinés, par les nouvelles technologies de l’information et de la communication?  Certains analystes et enseignants de philosophie évoquent même le besoin pressant de réinventer l’enseignement de cette discipline ! Comment faire en effet pour que cet enseignement puisse être abordé de façon attractive ? Comment faire pour que les jeunes s’approprient l’art de philosopher qui permet de penser, de dialoguer et de faire interagir les savoirs philosophiquement ?"(14). On évoque donc, ici, le besoin de développer la philosophie des pratiques à l'Université, nous comprenons une philosophie qui se théorise à partir de problématiques concrètes et actuelles. Mais si ces questions ont le mérite d'être éclairées et passionnantes, elles ont le défaut de ne concentrer leur attention que sur l'enseignement, et à travers elles c'est le rapport lui-même, dont elles sont issues qui mériterait d'être complété par une réflexion sur la transmission de la philosophie aux membres de la société et pas seulement aux étudiants. Il s'agirait alors de se demander comment, dans le cadre social et plus précisément professionnel, faire pour capter l'attention, susciter l'intérêt, former, accompagner, orienter, guider ceux qui ne sont plus sur les bancs de l'école et qui sont, de fait bien plus nombreux et plus directement touchés par les problématiques professionnelles et sociales ? C'est proprement le rôle que nous attribuons à  la philosophie en pratique, une philosophie qui mette les mains dans le "cambouis" de la société si je puis dire, qui s'engouffre là où il y a des problèmes, là où il y a des besoins concrets. Une philosophie qui cesse donc de jouer le jeu de l'individualisme en se mettant en retrait, à l'écart des problématiques sociales.  
En effet, on peut se demander si la traditionnelle posture autarcique du philosophe ("besoin de solitude"(15)) ne prend pas des airs, dans notre culture occidentale, de l'individualisme contemporain. Ce dernier nous disposant, selon la définition d' Alexis de Tocqueville dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, "à s’isoler de la masse de ses semblables [...] à se créer une petite société à son usage [et à] abandonner volontiers la grande société à elle-même"(16). Il serait le produit d'un "jugement erroné" et constituerait un mauvais choix stratégique, menaçant l'esprit démocratique qui l'avait vu naître et menaçant, relativement à notre thème d'étude, l'esprit critique du philosophe. En effet, si la philosophie se renferme sur son histoire et ne s'ouvre pas au monde actuel, comment peut-elle encore être "un élément constitutif d’une citoyenneté libre, ouverte et critique" (17) pour reprendre les mots du Président de la Commission nationale italienne pour l’UNESCO ?
Si Tocqueville souligne le risque de despotisme démocratique de nos sociétés, n'y a-t-il pas relativement à notre problématique un risque que la posture de repli traditionnel du philosophe ne se transforme en despotisme du repli ou encore du retrait (qui peut s'interpréter socialement comme de l'individualisme mais aussi de l'élitisme) dans un but de préservation de sa discipline mais au risque également de s'éloigner du monde actuel voire d'en être rejeté.
Prendre conscience de la représentation que la posture traditionnelle de retrait peut véhiculer peut permettre au philosophe d'en sortir en en prenant le contre pied. Car si le philosophe s'isole, jouant le jeu social de l'individualisme, à quoi sert-il ? Quel est son rôle ?
A l'époque des Lumières, on cherchait à rendre les hommes autonomes, à faire triompher la liberté sur le pouvoir et la raison sur la foi, aujourd'hui cela est bien ancré dans notre culture contemporaine. Bien qu'on ait toujours à protéger la liberté et la raison, il s'agit à présent de répondre à de nouvelles problématiques et de plonger dans le bain de la société portée par des valeurs bien différentes du cadre et de l'ordre non seulement religieux mais également aristocratique prédominants à l'époque. C'est le passage d'un siècle aristocratique et d'une société ordonnée, hiérarchisée à une société démocratique qui "ramène sans cesse chaque individu vers lui et menace de le renfermer tout entier dans la solitude de son propre cœur" (18). Tocqueville rappelle donc combien le repli et l'indifférence aux enjeux collectifs constituent un mauvais choix stratégique.
Nous invitons donc ici à prendre conscience du déséquilibre dangereux auquel l'isolement et l'hypertrophie de la conservation pourraient conduire la philosophie et le philosopher (l'entreprendre philosophique). En un certain sens, le risque serait celui d'un suicide assisté... par la société. En effet, "est-il donc encore nécessaire d’enseigner la philosophie [si elle en reste à cela], et le cas échéant, quels contenus faut-il privilégier [pour lui donner un second souffle] ?" (19) , peut-on légitimement s'interroger. Et si il s'agissait à la fois d'un contenu et d'une forme à adopter pour que la philosophie se rende dans nos sociétés fidèle à sa vocation, et plus justement à  la vocation de son enseignement à savoir former des personnes cultivées, libres et éclairées, capables de participer au développement de la société. Convaincue que la philosophie a à éduquer à cette nouvelle complexité sociale non seulement sur les bancs de l'école mais également sur les bancs de la vie, quelle traduction peut-elle trouver aujourd'hui si ce n'est de se rendre pratique ?


La philosophie pratique, dans le "move" de l'Université

Si en Europe les programmes scolaires ont vu disparaître l’enseignement de la philosophie (malgré un héritage philosophique considérable, notamment pour l’Allemagne et l’Angleterre), la France lui conserve une place significative. Cependant, cet enseignement, lorsqu'il en reste à sa forme académique d'archéologie du savoir ne témoigne plus vraiment des raisons pour lesquelles la philosophie est traditionnellement enseignée. En effet, l’enseignement de la philosophie est porteur d’un héritage à la fois historique et politique remontant à l’époque napoléonienne et à la philosophie des Lumières. C’est en 1808 que Napoléon créa l'épreuve de philosophie ambitionnant par cela de participer à la constitution de la République et à la formation de citoyens libres et éclairés. Cette volonté d’harmoniser l’organisation de l’Etat et de favoriser l'accès à la connaissance des citoyens était déjà celle de Platon, lorsqu’à l’époque il ambitionnait, pour sa part, de mettre un philosophe à la tête de la cité. Le but était non seulement de rendre la cité idéale pour qu'elle soit parfaite en Idée mais également de guider ses membres vers le Bien en mettant en ordre l'univers de la cité. Il visait à édifier dans les faits une éthique et une politique républicaines.
Si les rapports susnommés témoignent de cette visée de l'enseignement philosophique, qui "ne participerait pas seulement à la formation intellectuelle des esprits, mais contribuerait aussi de manière substantielle à tisser et à consolider les liens sociaux dans des sociétés multiculturelles"(20), dans les faits, l'enseignement philosophique semble davantage assurer la formation intellectuelle. On ne peut en effet que s'étonner de la part minimale accordée notamment à l'étude de la société dans le cursus. Nous pensons à une étude contemporaine de la société néolibérale. En effet, comment former des individualités libres et éclairées sans étudier précisément le contexte social au sein duquel elles évoluent et ont à se développer ? Aussi, si l'enseignement philosophique assure surtout la formation intellectuelle, qu'en est-il du tissage et de la consolidation des liens sociaux ? Quelle est la place de la philosophie pratique, selon qu'elle soit des pratiques ou en pratique, dans ce débat ? Serait-ce l'alliance du contenu philosophique et de la forme pratique qui permettrait à la philosophie d'assurer la portée éthique, politique et sociale qui lui est traditionnellement reconnue ?

Depuis un certain nombre d’années, on peut en effet observer dans les pays européens une tendance accrue vers une technicisation de l’éducation et "une forte tendance à attribuer une portée pratique accrue à l’enseignement [….] Même les disciplines dites humaines sont investies par cette orientation tendant à valoriser les matières pragmatiques […] et les disciplines orientées vers l’action, voire l’actualité sociale et politique". Selon moi, cette tendance n'est pas à déplorer. Nous n'y voyons pas d'opposition entre le développement de contenus plus actuels, un peu plus attractifs et, celui de l'esprit critique. Au contraire, nous pensons que ce nouvel apport pratique permet d'aiguiser l'esprit critique en le rendant plus vif et plus éclairé vis-à-vis du contexte social au sein duquel il évolue. Cela permet également aux étudiants de faire face à la réalité du monde social et à ses enjeux, de remettre en question les mécanismes de pensées, les modèles existants, de se mettre en quête de sens et d’imaginer de nouvelles possibilités. En ce sens la philosophie des pratiques permet donc de s'inscrire dans le "move" de l'université en  mettant en lumière " la capacité de la philosophie à former des citoyens, et plus généralement des personnes, capables de se rapporter à une réalité sociale et à un imaginaire culturel marqués par une pluralité croissante" (21). C'est proprement parce qu'elle repose sur l'idée que la philosophie est toujours engagée et vouée à avoir un impact social, que la philosophie des pratiques incite à reconquérir le champ opératoire. Aussi, met-elle le pied à l'étrier du pragmatisme en incitant à réfléchir sur ce qui est et, de fait, en donnant les conditions de possibilités d'action sur le monde. En un sens donc, elle invite à faire le pont entre la philosophie des pratiques et la philosophie en pratique, ne pouvant se cantonner aux murs de l'école et en rester à une formation intellectuelle. Voici qu'elle adopte alors une autre casquette, plus opérante, afin non seulement d'aider à la compréhension du monde environnement mais d'y participer en intégrant certaines strates organisationnelles de ce dernier. Car n'oublions pas que la société néolibérale valorise non seulement la logique de l'expertise, que l'on retrouve dans le champ universitaire, mais surtout la logique entrepreneuriale : "savoir pour faire", rendre ses concepts et idées opérationnels et communicables dans le champ de la pratique, avoir un impact concret sur le monde.
En effet, dans un contexte où règne en maître la logique conséquentialiste de la performativité et des résultats ainsi que des mécanismes et des méthodes d’évaluation, la philosophie en pratique se propose de conduire à une meilleure compréhension de son environnement, à développer, à partir de cette prise de conscience, son imaginaire et sa créativité (son pouvoir de penser et d'agir) indispensables pour anticiper et générer des changements, des améliorations, des innovations, participer et "apposer sa patte" en quelque sorte. Car les problématiques sociales sont également des problématiques identitaires qui, nous le verrons, ont une influence sur ce que nous sommes et amènent à nous interroger non seulement sur "qui sommes-nous" mais sur "qui sommes-nous" dans cet environnement et sur "comment pouvons-nous" à notre tour influer sur celui-ci.
Si la philosophie des pratiques parle de la société (et l'éclaire), la philosophie en pratique va dans la société, elle y entre pour sensibiliser et former des citoyens, au sens où nous l'avons exposé ci-dessus de personnes éclairées sur le monde et autonomes. Dans le "move" de l'université relativement à sa visée, qu'en est-il donc, plus précisément, du rapport que la philosophie en pratique entretient avec la société ?


  II. La philosophie en pratique,  dans le "move" de la société ?

La philosophie en pratique et le style néolibéral

De toute évidence, la philosophie pratique n'est pas un concept nouveau, bien qu'à la mode. Déjà, dans l’Antiquité grecque, la philosophie est éminemment pratique en témoignent le Manuel d’Épictète, les Pensées de Marc Aurèle et les Lettres de Sénèque. Elle est une manière de penser sa vie et, indissociablement, de vivre sa pensée d'homme et de citoyen de la cité (polis). Dans cette lignée Pierre Hadot soutient que pour être entendu "le discours philosophique doit être compris dans la perspective du mode de vie" c'est-à-dire associé à la pratique, "il ne s’agit pas d’opposer et de séparer d’une part la philosophie comme mode de vie et d’autre part un discours philosophique" (22).  
Aussi, pour comprendre donc ce qui se joue dans le fait de parler ici et maintenant de philosophie en pratique, on ne peut faire l'économie de l'étudier dans la perspective du mode de vie néolibéral dans lequel elle se réalise. Car c'est de ce mode de vie que la conception de la philosophie et la manière de philosopher sont influencées et justifiées dans nos sociétés occidentales.

Le "mode" ou le "style" de vie exprime la manière d'être, de penser, de vivre, de se comporter. "Le style est le vêtement de la pensée" dit Sénèque dans ses Lettres à Lucilius. Il apparaît également comme le référent de l’expression d'une personnalité, d'une identité qu'elle soit individuelle ou collective. Par exemple, on parle de l'American way of life ou d'un mode de vie typiquement américain. Ce dernier n'empêche pas le citoyen américain d'avoir sa propre capacité à greffer sa personnalité ou à "mettre sa patte" dans un univers collectif. Néanmoins, nous savons combien il est un exercice difficile de ne pas voir "tourner à la machine" sociale ses pensées personnelles et intimes. Dans L'Homme révolté, au chapitre IV, Nietzsche définissait d'ailleurs la culture comme "une unité de style qui se manifeste dans toutes les activités d'une nation" , aussi en sommes nous les porteurs et traducteurs de facto. En effet, "De même que l'individu naît au monde dans une certaine langue, il naît aussi dans un certain contexte historique. Et personne ne peut avoir une relation "libre" vis-à-vis de ce contexte" écrit Jostein Gaarder dans son célèbre roman philosophique Le monde de Sophie. Il n'est donc pas surprenant de voir dans le contexte actuel de nombreux champs redéfinis par la grille sociale et économique actuelle et la philosophie n'en est pas exempte. Le philosophe d'aujourd'hui n'est ni celui d'hier, ni celui de demain, il est ici et maintenant.
Aussi, la question que nous posons est de savoir dans quelle mesure la philosophie en pratique est influencée par le style social dans lequel elle évolue.

 Dans Naissance de la biopolitique, Michel Foucault s'est intéressé à l'influence des normes sociales et des mécanismes de pouvoir qui s'exercent au travers des institutions. Il reconnaît également l'influence globale du libéralisme et, plus spécifiquement, du néolibéralisme américain dont les gouvernements ont fait entrer tous les domaines du vivant dans le champ du capital. Tous les domaines d'activité sont désormais régis en termes marchands (23) c'est-à-dire en termes d’investissements et d’intérêts, de coûts et de bénéfices.
Foucault montre comment le néolibéralisme américain fait de l’entreprise un mécanisme d’organisation interne. L’homme néolibéral est "un entrepreneur de lui-même"(24). Ses comportements, ses choix et ses désirs seraient l'expression d'un calcul géré de manière entrepreneuriale (25) : peser le pour et le contre, évaluer, maximiser, rentabiliser. En ce sens, il témoigne d'une rationalité économique. Il s’agit moins pour lui d’être raisonnable (moral) que d’être raisonnant c’est-à-dire entreprenant, capable de "mesurer" (sens du latin ratio), de "calculer", de "commercer" dans ses relations avec lui-même, les autres et le monde.  
Précisons que cette nouvelle rationalité s'est engagée depuis la Renaissance au même moment où une nouvelle figure individualiste prenait son essor. Cette époque est marquée par l'apparition de nouvelles figures mues par leur intérêt individuel et qui feront leur percée sur la scène publique à partir des années 1980 : celles de l’entrepreneur, du commerçant, du financier ou encore de l'aventurier audacieux, telles que nous le rapporte Alain Laurent dans son ouvrage intitulé Histoire de l'individualisme .
Selon Alain Ehrenberg dans son ouvrage intitulé Le culte de la performance, se substitue à l’idéal de ce qu'il appelle l'"individu-trajectoire" à la ligne de conduite toute tracée (cf, l'aristocratie), "la conquête de son identité personnelle et de sa réussite sociale, sommée de se dépasser dans une aventure entrepreneuriale".
Indéniablement, on observe que ce nouveau mode de rationalité "entrepreneuriale" prévaut dans le monde contemporain, notamment occidental et, plus précisément aux États-Unis mais aussi au Canada et dans certains pays d’Europe. Il influe dans le monde et dans tous les domaines de la vie. Un environnement dans lequel il s'agit d'"améliorer sans cesse son capital d’attitudes et de compétences" (26) écrit Michel Foucault dans Naissance de la biopolitique.

Dans ce contexte de rationalisation de la société et de ses acteurs, il s'agira de voir comment la philosophie devient un outil stratégique de l’activité des individus, de la gestion de soi et de ses actions. De même que l'économie, la philosophie conçoit l'homme comme un capital humain, un ensemble de ressources et de possibles que ce dernier a la responsabilité de faire grandir ou du moins de ne pas appauvrir, si l'on se réfère à certaines philosophies moins philanthropes qui ne visent pas directement l'amélioration du sort de l'homme et de ses semblables. Précisons que par essence, la philosophie est déjà une forme d'économie au sens du grec ancien oikonomía signifiant "gestion de sa maison" ou comprenons encore, selon Foucault, une science des choix rationnels (27). En effet, choisir une alternative plutôt qu'une autre, quelle que soit l'activité, est tout économique nous dit Foucault et, en ce sens l'on pourrait dire, philosophique. Si Aristote définissait la sagesse pratique comme un exercice pratique et éthique de recherche d'un juste milieu entre ce qui relève du vice et ce qui relève de la vertu , nous allons voir comment celle-ci est devenue dans notre société celle d'un exercice pratique et éthique de balance entre ce qui me coûte et ce qui me rapporte (ce qui se révèle donc être, relativement à soi, vicieux ou vertueux). La sagesse pratique semble prendre, ici, le visage de la lucidité tactique ou encore de la stratégie d'entreprise (au sens de ce qui est entrepris). La philosophie en pratique ne serait donc pas très éloignée de l'entrepreneuriat.
En effet, il est intéressant de noter combien le projet libéral d'autogouvernance est en son fond proprement philosophique : gagner en compréhension de soi-même, en autonomie (28), faire un choix libre et éclairé. Aussi, être philosophe serait en un sens être entrepreneur, et plus précisément, entrepreneur de soi-même, au sens que nous avons indiqué. De même, l'entrepreneur de lui-même serait pour partie philosophe et, plus encore, a-t-il à l'être c'est-à-dire à développer sa compréhension de lui-même, des autres et du monde, pour gagner en clairvoyance et être un bon entrepreneur. Il ne sonnerait donc pas faux de dire que Diderot devait être en quelque sorte entrepreneur et Bill Gates, philosophe. D'ailleurs, si nous nous intéressons à la constitution des grandes entreprises internationales et françaises, nous constatons l'étroitesse du lien entre l'entrepreneuriat et la philosophie. Par exemple, Google, Hewlett-Packard ou encore Linkedin ont des philosophes qui travaillent directement dans leur équipe dirigeante. De leur côté, pour ne citer que ces entreprises françaises, L'Oréal, Louis Vuitton, Guerlain ou encore Canal Plus font appel à la philosophie dans leurs entreprises. La philosophie serait donc vectrice de réussite humaine et professionnelle.
 Si le lien est étroit entre la philosophie et l'entreprise (au sens d'entreprise de soi), la philosophie en pratique, qui intègre de manière inédite les entreprises ou qui connaît, dans un autre registre, des succès en librairie (problématiques personnelles, intimes, professionnelles) n'adopte-t-elle pas un style néolibéral répondant à un besoin social et devenant alors un produit de ce système ?


La philosophie en pratique, un produit social stratégique ?


On peut tout d'abord s'interroger sur les raisons du succès de la philosophie en pratique, du développement fulgurant de la production et de la vente d'ouvrages philosophiques dits grands publics ; de la création "de sociétés commerciales à raison sociale "philosophique", qui proposent des services de conseil, de formation et d’orientation du personnel des grandes et des moyennes entreprises" ; du choix de plus en plus fréquent de recruter des diplômés en philosophie en général dans des institutions culturelles et publiques (médias, bibliothèques, presse etc.) mais également dans les entreprises.

Une des principales raisons me semble-t-il est d'abord spécifiquement contextuelle. Vivre dans une société qui nous enjoint à l'entrepreneuriat de soi-même produit de facto la nécessité de trouver ce qui, dans cette démarche, pourrait nous accompagner, à la fois pour développer nos compétences mais également pour donner du sens à notre activité.
On constate en effet que de plus en plus de jeunes diplômés en philosophie sont contactés par des entreprises "en raison de l’adaptabilité aux différentes situations qu’on leur reconnaît" précise le rapport La Philosophie, une école de la liberté. Si on sait que dans l'avenir  les filières techniques seront amenées à se renouveler plus vite, "les qualifications qui seront toujours précieuses sont la capacité de réfléchir logiquement, indépendamment et d’une façon critique, et d’appliquer cette capacité à de nouveaux domaines. Ce sont précisément les qualifications qu’une formation en philosophie développe" (29).
La formation philosophique permettrait donc à la fois de développer des compétences valorisées dans le milieu du travail (adaptabilité, rigueur, clarté, curiosité, esprit critique etc.) et également de lutter contre l'obsolescence du travail qui ne cesse d'évoluer, d'être remanié corrélativement aux progrès techniques et aux mutations des organisations et de la société et qui, de fait, ne représente plus actuellement une réelle sécurité. Faire 30 à 40 ans de carrière dans une entreprise n'est plus dans les mœurs. La précarité de l'emploi est partout et même à haut niveau. C'est la société du siège éjectable (on éjecte comme on est éjecté), tout passe, bouge, fluctue, rien n'est acquis, tout est à faire et à prouver.
Mais si les technologies évoluent et les tendances passent, il y a toujours un style, comprenons une identité, quelque chose qui fait sens, qui "nous tient", nous attache et nous enracine. Trouver ce qui fait sens dans un contexte de mouvance représente un véritable enjeu social (être entouré, soutenu, travailler en confiance) et même médical (être en bonne santé, se sentir bien) pour éviter le déclin des repères, la perte de motivation, le "burnout" ou le syndrome d'épuisement professionnel.

Par nature, la philosophie est justement sommée de produire du sens comme si toute la philosophie se résumait dans le fait d’en produire, dans le fait de produire du concept, de l’idée. Et cela tombe à point nommé car dans une société très influencée par le numérique et l'informatique, le travail (comme la philosophie) s'immatérialise, se conceptualise.
De nombreux économistes, en tête desquels on peut citer Yann Moulier-Boutang (Le capitalisme cognitif, la nouvelle grand transformation )(2007), avancent l’hypothèse assez vraisemblable selon laquelle l’immatérialisation progressive du travail, en particulier avec la progression des NTIC,  provoque une chute de la valeur-travail au profit de la valeur-savoir. Si nous simplifions, nous dirions que vaut aujourd’hui plus que jamais l’idée, le concept, le savoir.
A titre d'exemple, ce qui coûte le plus cher lorsqu’on achète une BMW c’est l’électronique embarquée (un ensemble de savoirs par définition immatériels) mais aussi et surtout la marque ! Qu’est-ce qu’une marque sinon un concept, une certaine vision du monde dans laquelle les personnes achètent des BMW et en retirent de la satisfaction et même de la joie ? En effet, les dernières publicités télévisuelles à propos de la marque allemande présentent, pourrait-on dire, une certaine lecture de l’Ethique de Spinoza, une éthique dans laquelle la joie est comprise comme le sentiment que notre puissance d’agir augmente. Aussi,  on pourrait interpréter le fait de posséder une BMW comme traduisant, en un sens, le sentiment que notre puissance d’agir augmente.
Sur le web, Tim Berners Lee, le fondateur et patron du World Wide Web, parle depuis déjà pas mal d’années de philosophical engineering en ce qui concerne l’élaboration même de la toile. Selon ce penseur, les philosophes devraient travailler aux côtés même des mathématiciens et les data scientists devraient être eux-mêmes philosophes de formation.  Ce qui n’est pas sans rappeler le fait que Frédéric Kaplan parle de capitalisme linguistique lorsqu’il décrit la manière dont Google a élaboré ses propres algorithmes "Page Rank" et "Adwords". Il fallait en effet une mutation de regard, mutation philosophique, pour penser la langue comme un produit susceptible d’être capitalisé.
La philosophie en pratique répond ou peut répondre à l’exigence de cette économie cognitiviste dans laquelle ce qui importe, ce qui vaut, c’est l’idée. Les philosophes se présentent alors comme des ingénieurs de concepts, des architectes de concepts, comme ceux qui peuvent par conséquent et contre toute attente, booster l’économie d’un pays. De grands géants économiques l'ont bien compris, employant des personnes ayant fait des études de philosophie au top management. La philosophie "boosterait" donc et ce, dans tous les champs de la vie (professionnel, personnel, intime). En effet, on observe combien la philosophie en pratique se consomme actuellement à coup de manuels, de conférences et de formations accompagnant le mieux-être et le mieux vivre ensemble. Aussi, est-il tout à fait possible d'en faire un véritable business.
Bien entendu, on ne peut nier le risque que, rencontrant la logique économique actuelle, la philosophie, comme la médecine dont prenait l'exemple Foucault (30) ne devienne un objet de consommation ou encore le faire valoir d'organisation. Mais, si la philosophie pratique est le produit d’une société qui la réclame un peu comme le père autoritaire réclame son enfant rebelle : elle l’interpelle sans jamais l’appeler, elle l’interpelle sans jamais lui dire qu’elle a besoin d'elle car la philosophie ne se poursuit pas, elle s'attire. Lui passer commande ou la faire entrer dans un moule de productivité serait contraire à la quête de sens et de liberté qui est au fondement de son origine.
Si d'un côté notre société contemporaine sujette à de grandes médiations (parti politique, religion, famille), à la fois en perte et en demande de sens, réclame la présence de la philosophie, pour gagner en autonomie et en adaptabilité, créer de la valeur conceptuelle ou cognitive, mais aussi pour renouer avec la politique au sens étymologique : réapprendre à vivre ensemble et à se réaliser, la philosophie par essence cherche également à jouer ce rôle de médiatrice pour retrouver l’identité commune.  La philosophie en pratique serait autant le produit de la société que la production de la philosophie elle-même qui, par nature (et traditionnellement), s'exerce et s'adapte au monde au sein duquel elle évolue, l'accompagne, l'organise, l'oriente.
Cette posture participative de la philosophie en pratique prend le visage, peut-être plus esthétique, de l'éthique. Bien que toute démarche d'éthique ne soit pas entreprise par un philosophe, elle relève de la philosophie qui n'est autre que la science du discernement, des choix rationnels et efficients dans le réel. Nous ne faisons, ici, que reprendre la conception d'Aristote qui qualifiait, dans l’Éthique à Nicomaque, ce qu'il appelait la sagesse pratique de vertu éthique ou de prudence (phronésis) de l'homme capable d'agir de façon appropriée selon les circonstances. Contrairement à la morale, la philosophie pratique ne promulgue aucune loi pratique universelle. On assiste à la distinction entre une philosophie cherchant par nature à atteindre le Bien, la Vérité, le Bonheur en rejoignant des systèmes globaux, des écoles de pensées spécialisées et donc en s'inscrivant dans des réponses déjà trouvées et une philosophie en pratique, éclairée sur le monde actuel et s'étonnant du réel. On peut attribuer cette distinction au contexte social au sein duquel elle apparaît et qui a connu d'un côté l'affaiblissement de l'universalisme des valeurs traditionnelles et, de l'autre, la valorisation d'un pragmatisme stratégique. Mais ne nous y trompons pas cette distinction la précède, elle est le produit de la tradition philosophique. En effet, la philosophie en pratique a toujours existé, en témoigne la maïeutique socratique (technique qui consiste à interroger de manière appliquée et soutenue une personne pour lui faire exprimer des connaissances). Le risque actuel repose sur le fait que cette distinction ne devienne une opposition, fruit du mouvement d’humeur d’une société néolibérale s’inscrivant en rupture de codes traditionnels et dans la promotion de toute forme d’entreprise et d’investissement opératoires. En conscience de cette tendance duale, la philosophie en pratique semble devoir "veiller au grain", s’inscrire en bonne intelligence à la fois dans le "move" de la société et en marge de celle qui pourrait finir par l’avaler, un exercice d’équilibriste compliqué que nous proposons d’éclairer.  


  La philosophie en pratique, en marge de la société

La philosophie en pratique a beau être sommée de venir donner son aide pour créer de la valeur et donc participer au capitalisme, participer à la création de richesse, elle l’est précisément parce qu’elle est toujours jugée décalée, en marge.
La philosophie s’inscrit d’abord et toujours dans une activité éthique au sens de Hartmut Rosa : elle habite son monde en créant des oasis de décélération, ce que la société ne veut plus faire. Tout se passe en effet comme si la société réclamait des réponses et non des questions. Ne nous y trompons pas, la philosophie n’apporte pas d’outils ready made, elle invite à penser, à se remettre en question, elle apporte des "Work In progress".
Si donc la philosophie partage l’espace sociétal, elle n’en partage qu’à moitié sa temporalité au sens où la temporalité de la philosophie est plus "géologique" comme le dirait Braudel "qu’individuelle". Philosopher en pratique, accompagner un groupe par la philosophie prend du temps, volontairement. Le temps de la philosophie ne se nourrit pas des élans de la certitude mais de l’arrêt du doute. Le scepticisme n’est pas toute la philosophie mais toute philosophie commence par le doute, le questionnement. Toujours le philosophe tente de comprendre le monde, les individus, l’organisation dans lequel (laquelle) il se trouve. Comprendre c’est bien comprendre le sens mais aussi embrasser (com-prendre). Or, un proverbe français dit bien que "qui trop embrasse mal étreint". Le philosophe n’embrasse jamais totalement le monde mais le met entre parenthèse comme une énigme à résoudre.
Si donc c’est la société qui convoque la philosophie au tribunal de la création de richesse, le philosophe commence par se demander les raisons qui font que ce tribunal a lieu. Relativement à l’engagement traditionnel citoyen de la philosophie, le philosophe a un rôle à jouer dans cette société, il a même une responsabilité vis-à-vis de celle qui l’interpelle sur le sens des choses et des affaires du monde. Cela veut dire qu’il doit lui répondre et que toute réponse non seulement se médite longuement mais doit également être audible, appropriée à son contexte d'émergence. En effet, donner une définition universelle de ce qu'est le Bonheur dans notre société sonnerait faux et tendrait à exclure une philosophie jugée irréaliste. La philosophie en pratique, pour demeurer philosophique et se faire pratique, doit donc s’inscrire dans le "move" de la société, dans le In, se montrer raisonnante c’est-à-dire entreprenante, capable de "mesurer" (sens du latin ratio) le pour et le contre, les intérêts et les bénéfices et d’initier en conscience. Mais la "résonance" de son implication fait qu'elle n'est pas un prêt à penser, elle "donne" à penser. C'est parce qu'elle n'est pas que raisonnante, mais également résonante, faisant écho des événements entrepris, qu'elle permet au philosophe d'être à la marge. Toujours un pied dedans et un pied dehors, le philosophe en pratique est cet homme qui joue le jeu de la société y entre, adopte ses codes et s'en extrait pour faire résonner cela, avoir un impact, permettre de comprendre la complexité de notre monde et des crises multidimensionnelles qui en résultent. Dans un contexte à la fois démocratique et de crise mondiale, la discussion et la critique philosophiques ont toute leur place. Prenant comme point de départ des concepts universellement compréhensibles, elles deviennent des outils fondamentaux pour résoudre la chaîne de contraintes initiée par le programme néolibéral en recréant du lien, du dialogue, de la médiation, en initiant une culture d’entreprise, en valorisant à côté des valeurs commerciales, dominantes aujourd’hui, des valeurs humanistes.

On pose encore trop souvent la question de savoir si le philosophe qui prend comme exercice de réflexion le monde qui l'entoure et ses problématiques très concrètes est "encore" ou plutôt "toujours" un philosophe ? Cet article a visé à inverser la tendance en se demandant si le philosophe est encore et toujours philosophe lorsqu'il se refuse à emprunter les dédales de la société dans laquelle il vit pour emprunter la voie déjà prise par les anciens, une voie souvent idéalisée qui se révèle dans les faits souvent difficile d’accès. En ce qui nous concerne, nous sommes convaincus que la réflexion et l’éducation philosophiques ne peuvent pas à elles seules permettre de reconquérir une culture du dialogue et de la mesure, on a besoin de la pratique pour comprendre à la fois qui on est, ce qu'on fait, où l'on est et où l'on va.
Car  la philosophie en pratique pourrait se résumer en deux images parlantes :
Celle du ballon de baudruche : percer le ballon de baudruche des influences et évidences qui entourent et induisent nos pensées et actions, pour se libérer, gagner en autonomie et, insuffler un courant d’air neuf dans sa vision du monde et sa pratique.
Celle du poisson volant, qui peut survoler son monde en s’extrayant de l’eau le temps d’un saut hors de son environnement. De même, la philosophie se révèle être un outil utile et efficace pour nous amener à surplomber notre milieu personnel, familial, professionnel dans le but d’y "rerentrer" encore plus éclairés que nous ne l’étions, plus autonomes encore donc.
Aussi, la philosophie en pratique, pour reprendre la formule de Louis Pasteur, nous dit : "Ayons le culte de l’esprit critique !", c'est ainsi que nous serons plus performants car plus clairvoyants. En philosophant, nous exprimerons notre style car : "Le style est la volonté de s'extérioriser par des moyen choisis" dit Max Jacob dans Discours sur le style, autrement dit d'entreprendre en raison. Notre discours, notre communication, notre visuel pourront être perfectionnés pour traduire au mieux les valeurs de ce que nous entreprenons. La philosophie en pratique serait donc tout à la fois l'expression et le moyen pour influer sur le mode de vie néolibéral.  
 "Dans la mesure où elle construit les outils intellectuels nécessaires pour pouvoir analyser et comprendre des concepts essentiels comme la justice, la dignité et la liberté, dans la mesure où elle aide à développer des capacités de réflexion et de jugement indépendants et où elle stimule les facultés critiques indispensables pour comprendre le monde et s'interroger sur les problèmes qu'il pose, dans la mesure enfin où elle favorise la réflexion sur les valeurs et les principes, la philosophie est une "école de la liberté""(31) et la philosophie en pratique, son stage d’exercice  ou encore sa mise en pratique. Elle est libre. Tout à la fois dans le "move" et en marge de l’Université et de la société. Libre de suivre, de renoncer, d’entrer, de sortir, de soutenir, de lutter. Si la philosophie en pratique est libre de s’en remettre à l’actualité, elle ne peut s’y confondre sans se leurrer. Car elle a ses propres ressources. Elles sont sa richesse. L'actualité n’est qu’un moyen de la dépenser. Une dépense de pensées qui, pour une fois, enrichie plus qu’elle ne coûte, qu’il s’agisse d’elle ou du monde dans lequel elle s’exerce. Chaque actionnaire en ressort gagnant.
La philosophie en pratique, qu’elle soit donc des pratiques ou en pratique, n’est pas avare de son savoir, prête à penser et dépenser, elle capitalise et mise sur l’humain. Sur nous. En cela, elle est une promesse pour l’Université, celle de voir débarquer des étudiants prêts à penser dans le but de s’instruire et d’accompagner de manière lucide et éclairée le monde qui nous environne. Loin de trahir la philosophie académique, la philosophie pratique éveille à son attention et concrétise son ambition citoyenne. Prometteuse donc à la fois pour l’Université, ses étudiants, la société et ses membres, la philosophie en pratique, à la fois dans le "move" et en marge, In et Out, constitue le véritable jackpot de nos sociétés en mal de sens. Alors à vos dé-penses, chers collègues entrepreneurs  

Bibliographie


Ouvrages

Sylvie Courtine-Denamy, Hannah Arendt, Hachette Littérature, Pluriel Série Philosophie 1998
Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Fayard/Pluriel, 2011
Michel Foucault, "Crise de la médecine ou crise de l’antimédecine ?",  in Dits et Écrits (cité DÉ), Gallimard, 1994, t. III, n° 170
Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard le seuil, 2004
Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, une histoire politique de la religion, Folio, 2005
Pierre Hadot, Qu’est ce que la philosophie antique ?, Poche, 1995
Claude Liaudet, L’impasse narcissique du libéralisme, Climats, Éd. Flammarion, 2007
Karl Marx, "Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert, es kömmt drauf an, sie zu verändern.", Thèse n°11 sur Feuerbach, 1845
Jean-Phillippe Pierron, Où va la famille ?, Essai (broché), 2014
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, Garnier Flammarion

Articles et rapports

L'enseignement de la philosophie en Europe et en Amérique du Nord, Editions UNESCO, Paris, 2011
La philosophie, une école de la liberté, Editions UNESCO, Paris, 2007

]]>
news-2753 Fri, 25 Sep 2015 19:22:00 +0200 "LA TRANSMISSION" discours de Pierre MAGNARD https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/la-transmission-discours-de-pierre-magnard La Transmission :

De Claude Bruaire à l’Ecole éthique de la Salpêtrière

 

par Pierre MAGNARD

 

Article référencé comme suit :

Magnard, P (2015) "La Transmission. De Claude Bruaire à l’Ecole éthique de la Salpêtrière", in Ethique. La vie en question, septembre 2015.

 

"J'avais un camarade, un pareil je n'en aurai jamais." La célébration d'un anniversaire réclame une cantilène. C'était en 1979 à Poitiers, où ma gestion du Centre de recherche sur Hegel m'amenait à l'inviter chaque mois à nous rejoindre depuis Tours où il exerçait encore ses talents. Nous nous étions connus au Conseil National des Universités, où nous avions été élus sur la même liste. Ses prises de paroles aux débats du Centre restent mémorables, car, au-delà de la querelle d'interprétation sur tel ou tel texte classique, Claude Bruaire (1932-1986), puisqu'il s'agit de lui, élevait les grandes questions de la tradition philosophique jusqu'aux problèmes sociétaux qui étaient alors les nôtres. Et c'est ainsi qu'un jour il nous fit part de son engagement auprès du Comité d'éthique du C.H.U de Tours et des enseignements d'un type nouveau qu'il mettait en place à l'intention des praticiens du monde hospitalier, afin de développer une prise de conscience sur le passage du théorique au pratique. La science la plus accomplie, la compétence la plus performante suffisent-elles pour franchir allègrement le seuil de la prise de responsabilité dans l'exécution du geste médical ? Plus la puissance technique était grande plus l'indécidable croissait. Il y avait là un hiatus qui pouvait prendre parfois les dimensions d'un abîme. Enseigne-t-on l'éthique de la décision dans les amphis des facultés de médecine ? Ce devait être le rôle des philosophes ; ceux-ci se retranchent sur leur incompétence, faisant implicitement l'aveu que la question éthique naît toujours de la réduction à un seuil de pauvreté bien plus radical que celui où se pose la question épistémique : le doute a pu être parfois pour certains un "mol oreiller", l'incertitude morale jamais. Tu ne sais pas ; on ne te demande pas de savoir mais d'agir ; toute la science du monde ne fait rien à l'affaire, car c'est d'aléatoire qu'il s'agit ; c'est bien une affaire d'éthique qui incombe tout d'abord au philosophe. Et le "qu'y puis-je ?" était encore plus lancinant que le fut jamais le "que sais-je ?" devant ce constat d'impuissance, j'entends encore Bruaire marteler ces mots qui lui revenaient d'un débat récent entre nous sur Plotin : "on donne ce qu'on n’a pas. On donne ce qu'on n'est pas." Aucun d'entre nous ne pouvait rester indifférent aux problèmes posés par la morale ordinaire sans que celle-ci y put répondre. La science et la technologie apportaient tous les jours au praticien un surcroît de puissance sans lui en donner la maîtrise. Les philosophes se perdaient en des débats byzantins à mille lieues des vraies questions. Comme aujourd'hui, l'opinion se prévalait en ce défaut de la pensée pour occuper le terrain. Tributaire de l'opinion qui en revanche il s'ingénie à manipuler, le politique ne cherchait pas à résoudre les problèmes -ce n'est pas son affaire- mais s'évertuait, comme toujours, à en normaliser l'énoncé pour qu'ils soient résolus d'avance. La "bio-éthique", concoctée par maints comités Théodule, se chargeait d'assurer le "politiquement correct". On comprend la véhémence de Bruaire.

 

Passé dès 1979 en Sorbonne, il y poursuivit son combat sans déserter le chantier tourangeau. Pourquoi fallut-il qu'une maladie inexorable le frappât en plein effort ? Il sut en relever admirablement le défi, s'ingéniant à assurer la poursuite de son oeuvre après lui. Tu m'as montré, cher Claude, qu'on peut regarder la mort en face et continuer à vivre en donnant imperturbablement un sens à sa vie ! Lors de notre dernière rencontre, à quelques semaines de son décès, il me donna ses vues me concernant : "Tu me succèderas en Sorbonne et tu créeras un Centre d'éthique médicale." Je lui faisais remarquer que rien ne me prédisposait à lui succéder et que ce n'était pas ma modeste participation aux travaux du Comité d'éthique du C.H.V de Poitiers qui m'autorisait à porter un tel projet. Il me répondit avec gravité qu'il est parfois donné à celui qui est déjà entre deux mondes de voir au-delà de l'instant présent et c'est pourquoi il me demandait de savoir saisir l'opportunité le jour où elle se présenterait. Nous étions en 1986.

 

Elu l'année suivante en Sorbonne, je pensais avec émotion à Claude Bruaire, sans que la présidence que j'eus alors à exercer pendant cinq ans de la section de "Philosophie, épistémologie, Histoire des sciences et des techniques" du Comité National du C.N.R.S m'offrit, en dépit des recommandations d'interdisciplinarité, la moindre occasion de créer un Centre d'Ethique médicale. Ce ne fut qu'en 1993, alors que je n'y pensais plus du tout, qu'une lucarne s'entrouvrît dans un horizon saturé de projets. Chargé d'une mission d'évaluation au Ministère de l'Enseignement supérieur, où une gestion longtemps laxiste des crédits de recherche exigeait que l'on fît justice d'attributaires fantômes, je me vis offrir, en récompense de mes bons et loyaux services, un centre de recherche par le secrétaire d'Etat aux Universités, qui n'était autre que Monsieur François Fillon. Passée ma surprise devant une telle proposition, je me souvins de la prédiction de Claude Bruaire et je suggérais la création d'un centre d'éthique médicale au ministre qui me donnait deux mois pour en bâtir le projet, en définir le programme, en déterminer les règles d'exercice. N'avais-je pas fait faire à la République l'économie de ces officines de normalisation, qui ne travaillaient qu'au plan de l'opinion et n'avaient d'autre but que de déplacer les problèmes faute de les vouloir résoudre ?

 

Ce n'est pas que j'eus la prétention d'y parvenir. Qu'est-ce donc, selon vous, que la médecine, me demandait-on au Ministère ? Pour moi, répondis-je, ce ne saurait être une science, non plus qu'un art ou une technique, puisque je n'y ai pas été initié, c'est, pour ce que j'en puis connaître, un regard, le regard qu'à travers médecins, infirmières, infirmiers, aides-soignants, bref à travers tous les personnels de santé, notre société porte sur la souffrance et sur la mort, particulièrement le regard qu'elle porte sur les êtres en situation de précarité, dans leurs commencements ou en fin d'existence. C'est le regard aussi qu'au sein du monde hospitalier, de haut en bas de l'édifice, les participants du système se portent les uns sur les autres. Ce regard précisément modifié chez les uns par un surcroît de puissance dû aux avancées de la technique, chez les autres par une décrue d'humilité, ne méritait-il pas d'être modifié ? Il est des époques en effet où ce n'est pas la lumière qui manque au regard, mais le regard qui manque à la lumière. Ce n'est donc pas un programme que je soumettais au ministre deux mois plus tard mais une déclaration d'intention ou plutôt une charte de nos devoirs envers le malheur. C'est donc un blanc-seing qu'il me signait généreusement. A ceux à qui je devais faire appel - j'avais en effet obtenu l'exorbitante prérogative de désigner le titulaire de l'enseignement magistral - il appartenait d'en remplir jour après jour, année après année, la page blanche et c'est vous tous qui, vingt ans durant, sous l'égide de Dominique Folscheid, puis d'Eric Fiat, l'avez fait.

 

Aujourd'hui c'est tout un corpus que nous mettons à la disposition du public, une somme considérable d'observations qui, parce qu'elles furent des pierres d'achoppement du jugement éthique, sont devenues des paradigmes, une quarantaine de thèses innovantes, inventives et courageuses au jury desquelles j'ai souvent eu l'honneur d'être associé, au moins trente-cinq ouvrages édités, diffusés, largement reçus, qui sont notre trésor, notre honneur et notre fierté, et qui font de nous tous des passeurs d'humanité. Une parfaite cohérence entre toutes ces productions en dépit de leur grande diversité atteste que notre centre est devenu une école de pensée, encore qu'au départ elle ne voulut préjuger de rien. Comment donc peut-on faire école ? C'est sur ce miracle de la transmission que je voulais m'interroger maintenant.

 

L'image qui s'impose est celle d'une catena aurea. L'anneau d'amarrage de la chaîne ne pouvait être que l'oeuvre de Claude Bruaire, L'être et l'esprit (1983), La force de l'esprit avec Emmanuel Hirsch (1986), Une éthique de la médecine (1989), Le droit de Dieu (1992), La philosophie du corps (2009). N'était-il pas celui de notre génération qui avait été, plus qu'un compagnon de route, l'entraîneur ? Il l'avait toujours été à contre-courant, de façon à la fois intempestive et très opportune. Philosophe de l'esprit, il nous parlait du corps, non que nous ayons à nous réapproprier celui-ci pour l'avoir méconnu par trop d'intellectualité, ainsi que nous le recommandait alors Ivan Illitch, mais pour que dans un contexte de culte du corps, nous sachions ne pas réduire l'homme à sa manifestation : je ne suis pas mon corps même si mon corps m'est indispensable pour que j'existe. Comment satisfaire alors à toutes les exigences de cette relation nécessaire, sans qu'on en soit aliéné ? Tous les sophismes justifiant tant l'I.V.G. que l'euthanasie relevaient, selon Bruaire, de cette pétition de principe qui réduit l'être humain à sa manifestation, alors qu'originaire et fondamentale, il y a, en amont de nos existences, un principe vital, une puissance d'énergie créatrice. Tous les débats sur le corps, sur les protocoles de soins, sur le traitement qu'on en peut faire, sur le respect qu'on lui doit, semblaient avoir oublié un partenaire aussi discret qu'essentiel, aussi silencieux qu'actif, que Bruaire appelait l'esprit. Pouvait-on, en un tel procès, refuser son témoignage pour des motifs de convenance, d'opportunité ou d'usage, à seule fin de normaliser le discours et de rendre licite l'illégitime ? Bruaire coupait court à ce glissement, s'interdisant un énoncé du problème qui, par l'économie de tel paramètre, le résolvait à moindre frais. Selon lui, c'était le droit de Dieu qui imposait à l'homme le devoir d'exister, dans les conditions mêmes que le destin lui avait imposées. Comment de ce haut lieu passer sur l'autre rive, où la vie nous attend ?

 

C'est là que se révèle le mystère de la transmission, sa puissance créatrice, sa folle liberté. Je m'en étais fait depuis toujours le défenseur. Contre mes condisciples qui en étaient les détracteurs, mon aîné Gilles Deleuze en son apologie du rhizome, un autre aîné Michel Foucault qui faisait déjà devant moi l'apologie d'une humanité "hors sol" comme nous avions déjà nos poulets ou nos endives "hors sol", mes condisciples Pierre Bourdieu et Jacques Derrida pour qui transmission était synonyme d'aliénation. A l'école de mes élèves, dans ma première classe, il y a cinquante-neuf ans, au lycée Banville de Moulins, où j'avais justement remplacé Pierre Bourdieu, je fis l'épreuve de la fécondité de la transmission, plus gratifiante pour l'émetteur que pour le récepteur. Revenons sur cette expérience originaire : impression d'une disproportion entre un savoir à profusion ou, du moins, que l'on croit tel, et une ignorance satisfaite d'elle-même, illusion du maître qui croit qu'il va donner, méfiance de la classe qui, c'est le cas de le dire, ne veut rien savoir. Il me fallut un mois de vaine rhétorique pour inverser cette situation et voir naître, en mes élèves comme en moi-même, un désir de savoir sur fond de pauvreté. Mon savoir incommunicable était devenu ignorance socratique et leur ignorance satisfaite était devenu désir de vérité. Mais cette vérité, pouvaient-ils l'attendre de moi qui ne savait plus rien ? Nous allions ensemble faire l'épreuve que la vérité est quelque chose que l'on partage dans la conscience de notre mutuel dénuement. Elle n'est surtout pas quelque chose que l'on donne, que l'on distribuerait, que l'on dispenserait, a fortiori que l'on imposerait. Ma parole vide allait à leur rencontre et parfois me revenait pleine, chargée de sens dont tout mon auditoire avait bien voulu me créditer et que je découvrais avec émerveillement. La transmission commence à l'instant où l'élève se fait maître du maître. Donne celui qui n'a rien, mais qui accueille et reçoit.

 

Le don, comme nous l'avait enseigné Marcel Mauss, est aliénant, conquérant parce que dominateur. Il a vite fait de consacrer le dominus et c'est ainsi qu'il asservi s'il n'est compensé, équilibré, réajusté par un contre-don. A l'élève de savoir le produire, s'il veut s'approprier la donation, donateur à son tour pour ne pas se laisser aliéner par le don reçu. Si le savoir veut affranchir, il faut que l'élève le fasse sien, qu'il en devienne l'origine, qu'il en éprouve en lui-même le jaillissement. Ce que Platon décrit dans l'Alcibiade ce n'est guère moins qu'un a-rebours de la relation magistrale, quand le disciple devient le maître. Transmettre, pour Socrate, c'est prendre conscience de la radicale ignorance et inspirer, avec le sentiment de sa pauvreté, un amour dévorant de la vérité. La passion est communicative : le jeune esclave du Ménon construit lui-même la solution du problème de géométrie ; Alcibiade se met en mesure de chercher ce que sa prétentieuse suffisance lui dissimulait. Mais alors transmet-on encore quelque chose ? L'aventure du Centre d'éthique médicale pourra peut-être nous le dire. Nous étions solidement ancrés dans les certitudes que nous avait laissées Claude Bruaire, mais elles ne pouvaient être qu'à usage propre : on ne communique pas ses certitudes ; dès l'instant où on voudrait les faire partager, elles deviennent incertaines. Nous avons tous fait l'expérience de l'incommunicabilité de nos convictions les plus assurées tant que nous les gardons pour nous, ébranlées, fragilisées, précarisées quand nous n'avons pu les faire partager. Rien ne sert alors de camper solidement sur des positions si cette solidité nous enferme sur nous-même et nous condamne à la forclusion. Transmettre c'est s'abandonner à celui à qui l'on donne et à qui l'on se donne, comme si le point d'appui passait de nous à lui. Il faut savoir lâcher prise, perdre pied, pour se ressaisir ailleurs et autrement. Transmettre, c'est se risquer à la réception que l'autre pourra faire de nous-même, c'est se perdre sans jamais être sûr de se retrouver ou plutôt en s'étant assuré que d'une chose, c'est qu'on ne se retrouvera jamais le même ; c'est donc bien hasarder ses convictions, c'est mettre en jeu les certitudes et non pas prendre appui sur elles. Plus que le don qui oblige parce qu'il est sûr de lui, c'est l'abandon, car on joue à âme perdue.

 

Qu'importe ! Nous n'avions rien à transmettre, ni savoir, ni doctrine, ni savoir-faire, tout juste une morale par provision, comme disait prudemment le grand Descartes. Il y a justement de morale que provisoire, sinon elle est dogmatique, tyrannique, totalitaire, et elle n'est déjà plus la morale, car la morale doit savoir constamment se remettre en cause, au libre jeu d'un amour qui toujours improvise. Elle doit aussi attendre de l'autre sa seule caution. On croit pouvoir partir de soi, comme si on allait gagner le monde à ses conceptions et nourrir les autres de sa propre subsistance ; on veut avoir raison, détenir la raison, arraisonner les autres, alors que c'est autrui qui nous garde le sens. Henri Gouhier, qui fut mon mentor en mes premiers débuts, me confiait quelle surprise avait été pour lui ce retournement : longtemps occupé de lui-même, il se cherchait en Barrès, comme en Maine de Biran et en Bergson, et c'est l'autre qu'il découvrait en son irréductible altérité se transportant en lui pour coïncider avec ce qu'il avait d'absolument singulier, afin de l'arracher à sa forclusion. C'est dans la mesure où j'aurais été une chance pour l'autre, que j'aurais fait un premier pas en direction de mon propre secret.

 

Si nous n'avions rien à transmettre, c'est que la transmission est, elle-même, son objet. Le passage de témoin et c'est ce qui fait sa grandeur, passage d'humanité quand le disciple devient maître aux yeux étonnés de son maître, consacré dans son état par cette dépossession et cette fonction. Cette inversion de la relation maître-disciple est ce qui fait notre fécondité : nous ne produisons pas du savoir, nous produisons de l'humanité. Nous sommes dans le droit fil de la tradition socratique. Un savoir ou un savoir-faire peuvent se vendre, les sophistes grecs le savaient. Socrate s'en avisa pour se départir d'eux : pas plus que la sagesse, l'éthique médicale n'est une marchandise appelée à circuler et à renchérir en circulant ; c'est un billet à ordre que créditerait moins la signature de l'émetteur que la confiance du récepteur.

 

La sagesse a toujours eu ses lignages ; on parlait autrefois de phylum et de concatenatio, la consistance résidant moins dans ce qui est transmis que dans la transmission elle-même, qui fait vivre l'Académie de Platon du Jardin Akadémos à la villa Carregi, c'est à dire du 4e siècle avant J.C. à Marsile Ficin qui meurt en 1499, soit vingt siècles continus de création et de morale. La modernité eut la prétention de se vouloir inaugurale. Pourtant Descartes lui-même demeurait fasciné par les grandes chaînes de raison qui portent le développement du savoir. Marin Mersenne lui fit remarquer que la chaîne était en fait une "machine simple", ayant pour fonction de transporter et de transformer le mouvement et que la force de cette machine augmentait en passant d'un anneau au suivant. Bel exemple pour dire la force croissante de notre chaîne d'or, dont il m'est échu d'être le point de départ c'est-à-dire le "maillon faible".

 

L’article est issu d’une conférence donnée le 20 juin 2015 en l’honneur des 20 ans de l'Ecole éthique de la Salpêtrière.

]]>
news-2754 Wed, 01 Jul 2015 11:23:00 +0200 Article coup de coeur de CHRISTIAN TANNIER https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/article-coup-de-coeur-de-christian-tannier Christian TANNIER vient de recevoir le Prix Coup de coeur 2015 de la Revue Hospitalière de France pour un article (ci-joint) paru dans le numéro 559 (juillet-août 2014) de la RHF et intitulé : "Maladie d'Alzheimer : pour une éthique fondée sur les capacités". Christian TANNIER vient de recevoir le Prix Coup de coeur 2015 de la Revue Hospitalière de France pour un article (ci-joint) paru dans le numéro 559 (juillet-août 2014) de la RHF et intitulé : "Maladie d'Alzheimer : pour une éthique fondée sur les capacités".

 

Ci-joint l'article primé.

 

Christian TANNIER sera parmi nous également le samedi 20 juin 2015 aux 20 ans de l'Ecole Ethique où il signera son livre Quand la conscience s'en va, Seli Arslan, 2015.

 

Christian Tannier, Médecin neurologue, docteur en philosophie, président du comité d’éthique du centre hospitalier de Carcassonne

 

Commentaire du jury indépendant ayant primé l'article :

 

« L’accompagnement des personnes présentant une maladie d’Alzheimer concerne un grand nombre de professionnels dans les secteurs sanitaire et médico-social. Cet article apporte un regard nouveau sur cette maladie et la façon d’appréhender l’individu touchée par celle-ci. Dans le cadre d’une charge de travail toujours plus importante, le risque de verser dans l’objectivation est grand et l’auteur nous invite à avoir une approche centrée sur le sujet privilégiant ses capacités.

Au-delà des textes réglementaires, Christian Tannier interroge nos pratiques dans une dimension éthique pour respecter la place de la personne accueillie quelle que soit son autonomie. Cette vision nous a particulièrement interpellés dans un contexte de vieillissement de la population. Il est appréciable d’aborder la qualité de la prise en charge sous un angle relationnel à l’heure de la généralisation des indicateurs, de la performance et de l’efficience ».

]]>
news-2755 Mon, 01 Jun 2015 12:52:00 +0200 Réflexions éthiques sur les manifestations agoniques https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/reflexions-ethiques-sur-les-manifestations-agoniques Réflexions éthiques sur les manifestations agoniques persistantes en fin de vie en service de réanimation Ce mois-ci la revue ETHIQUE vous propose un article en apparence très technique, puisqu’il nous parle du cas particulier des "gasps persistants" (râles et mouvements bruyants) lors de l’agonie d’une personne en fin de vie en service de réanimation. Derrière ce cas de figure en apparence bien singulier se posent, nous allons le voir, des questions fondamentales sur notre rapport à l’homme des derniers instants et à ses proches. Les manifestations d’agonie peuvent être un "spectacle" difficilement soutenable, même si la douleur du patient n’est pas objectivement en jeu. Le médecin doit-il alors faire céder les dernières manifestations de vie par l’administration de curare pour répondre à une souffrance simplement liée à ce qui ne serait que raisons esthétiques ?
Cet article est issu de la commission éthique de la SRLF (Société de Réanimation de Langue Française) que nous remercions chaleureusement pour cette contribution belle et exigeante.

Les parties deux et trois sont rédigées par les philosophes Lise Haddad et Dominique Folscheid et mettent en relief les enjeux à partir d’une première partie où est décrit le cadre clinique (auteurs : Cédric Daubin, Alexandre Boyer, Ludivine Chalumeau-Lemoine, Olivier Guisset, Philippe Hubert, Jérôme Pillot, René Robert, Didier Dreyfuss).

L’article se trouve en version PDF en bas de page.

 

Partie I : Le point de vue de la ce-srlf :

 

La fin de vie : une source de tension éthique
Si les progrès des sciences et des techniques comme de la médecine ces dernières décennies ont considérablement contribué à l’amélioration des conditions de vie et de santé des populations des pays industrialisés, permettant de vivre plus vieux et plus longtemps en pleine possession bien souvent de toutes ses facultés physiques et cognitives, ils n’en ont pas pour autant modifié intrinsèquement notre perception de la mort si ce n’est peut-être de la rendre plus inacceptable. Bien que la mort soit perçue comme un phénomène naturel, dans l’ordre des choses, elle est souvent une épreuve et une tragédie pour ceux qui y assistent, parce que la mort n’est pas simplement la fin d’une vie mais aussi d’une existence, la disparition d’un être unique, singulier et insubstituable. La mort est ainsi parfois vécue comme une injustice, un véritable scandale, quelques soient les idées, représentations, et croyances de chacun sur ce qu’il advient de la personne après sa mort, que l’on considère celle-ci comme un anéantissement ou pas, qu’on tienne la mort pour une énigme, un mystère, un passage, une métamorphose… Aussi, pour beaucoup, le sens ou le non sens de la mort dépend davantage du sens ou du non sens que l’on donne à la vie, en fonction des options religieuses, spirituelles ou philosophiques de chacun. On comprend alors que la perception de la mort puisse être différente selon par exemple que l’on considère que la vie n’a de sens que vécue en pleine possession de tous ses moyens physiques et mentaux ou bien qu’elle s’inscrit dans un tout et promise par exemple à un après qui donnera un sens transcendant aux épreuves de la vie finissante. C’est cette tension entre ce qu’a de naturel la mort et ce qu’elle donne à penser du sens de la vie qui est aujourd’hui au cœur des débats sur la fin de vie en France. La médecine n’échappe évidemment pas à cette tension. Elle y répond  par une forme de sagesse prudentielle. Parce qu’elle a affaire avant toute chose à des existences en proie à des maladies parfois mortelles ou gravement invalidantes ou finissantes, il lui appartient de veiller à ce que dans sa lutte pour la vie, elle sache préserver les conditions d’une vie suffisamment viable pour donner lieu à une véritable existence et non pas vouloir éviter la mort pour éviter la mort sans se préoccuper des conditions de l’existence qui pourrait en résulter. C’est cet état d’esprit qui a animé les recommandations 2002 de la SRLF sur les limitations et arrêt des traitements en réanimation [1], réactualisées en 2009 [2], la loi Leonetti qui s’en est largement inspirée, relative aux droits des malades et à la fin de vie (n° 2005-370 du 22 avril 2005), plus récemment la création de l’observatoire national sur la fin de vie en 2010 chargé entre autres d’établir un état des connaissances sur les conditions de la fin de vie et les pratiques de soins qui y sont liées et d’apporter au débat public des données objectives et fiables quant à la réalité des situations de fin de vie en France. C’est encore ce même esprit qui a animé le débat citoyen récemment mené par le Pr Didier Sicard, Président d’honneur du CCNE, chargé par  le Président de la République d’une mission sur la fin de vie en vue de l’élaboration d’un nouveau  projet de loi sur la fin de vie et les soins palliatifs.

Cas particulier de l’agonie persistante en service de réanimation
Pour le médecin réanimateur, les lois en vigueur  offrent un cadre suffisant pour répondre aux problèmes médicaux et éthiques posés par la très grande majorité des situations de fin vie qu’il rencontre dans son exercice. Il est important ici de rappeler les recommandations de la SRLF [2], le Code de déontologie médicale (Article 38)  et le code pénal (Art. 221-1 du Code pénal), qui stipulent qu’en matière de fin de vie "le médecin n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort ". La plupart du temps en réanimation, la mort survient assez rapidement dès lors que les traitements sont inefficaces ou suspendus du fait de leur "futilité". Dans certaines situations, l’arrêt des thérapeutiques, en particulier de la ventilation artificielle, peut induire chez le patient des manifestations d’agonie qui peuvent être un "spectacle" difficilement soutenable d’autant qu’elles peuvent persister plusieurs heures dans certains cas. Ainsi, une agonie persistante,  par ce qu’elle donne à voir et de par l’interprétation et les représentations qu’elle suscite, notamment concernant une possible souffrance ressentie par le patient lui-même pose un problème délicat. Face à un patient en proie à ces manifestations parfois spectaculaires d’une agonie qui se prolonge et qui ne manque pas de renvoyer chacun (soignants et proches) à sa propre impuissance et finitude, l’attitude de l’équipe soignante est rarement univoque. Que faire ? Abréger par quelque moyen que ce soit, après que toute forme de sédation-analgésie se soit révélée impuissante, les dernières convulsions, souvent perçues comme violentes, d’un corps livrant son ultime combat contre une mort certaine et imminente, alors même que la conscience n’est sans doute plus là, ou respecter cet ultime moment de vie, unique et singulier et qu’il importe à chacun de pouvoir vivre sous peine de se voir confisquer ses derniers instants de vie, quoiqu’il en coûte aux proches et soignants ?  
Dans ce contexte, RM Perkins et DB Resnick [3], dans un article publié il y a une dizaine d’années, posaient clairement la question du recours au curare pour mettre fin aux manifestations les plus spectaculaires de l’agonie que sont les gasps lorsqu’ils sont source de souffrance insoutenable pour les proches.
Cet article faisait suite à des publications parues précédemment qui questionnaient l’utilisation des curares dans les modalités pratiques du retrait de la ventilation mécanique chez des patients dépendant d’une assistance respiratoire et pour lesquels une décision d’arrêt des thérapeutiques de réanimation avait été prise [4-6]. Dans ces publications, les auteurs condamnaient fermement le recours au curare (dépourvu d’effet sédatif ou analgésiant) initié juste avant le retrait de la ventilation mécanique dans le seul but de supprimer les signes d’agonie à venir et donner l’apparence d’un patient calme et serein. Cette pratique était jugée indéfendable éthiquement et assimilée à une forme d’euthanasie. Les auteurs réaffirmaient ainsi l’interdit de provoquer la mort. Les auteurs proposaient même pour les patients déjà curarisés pour des raisons thérapeutiques au moment de la décision d’arrêt des soins, d’arrêter l’administration du curare et d’attendre la décurarisation complète avant le retrait du support ventilatoire afin de n’hypothéquer aucune chance de survie pour le patient. En revanche, les mêmes auteurs n’excluaient pas la possibilité d’un retrait de la ventilation mécanique en cas de paralysie persistante après arrêt du curare dans les seuls cas où la probabilité de survie à l’arrêt de la ventilation et en absence de paralysie neuromusculaire était estimée nulle. Quel que soit le contexte, les auteurs insistaient sur l’importance d’une sédation-analgésie adaptée. Cependant, le problème posé par des gasps prolongés qui surviendraient après le retrait du support ventilatoire n’y était pas abordé.
RM Perkins et DB Resnick [3] rapportaient l’histoire de deux jeunes patients. Celle notamment d’une jeune fille de 14 ans atteinte d’une pathologie neuromusculaire admise en réanimation pour détresse respiratoire dans les suites d’une pneumonie ayant requis à la demande expresse de ses parents le recours à une ventilation mécanique. Après trois semaines d’évolution, confrontée à une dépendance totale à la ventilation mécanique et le refus clairement exprimé et réitéré de la patiente d’être ventilée, et après de multiples concertations, l’équipe médicale décide d’un arrêt de la ventilation et la patiente est extubée.  Elle décède  le jour même de l’arrêt de sa ventilation mécanique entourée des siens, mais avant de décéder, elle présente des gasps agoniques durant 13 minutes malgré des doses croissantes de morphine. Lors d’un entretien quelques mois plus tard, la mère dit qu’elle aurait aimé ne pas voir sa fille en train de gasper; elle dit qu’elle est convaincue que sa fille a souffert et qu’elle rêve fréquemment de ses derniers moments insupportables. L’autre cas est celui d’un jeune homme de 18 ans atteint d’une maladie neurologique incurable se manifestant par une dystonie musculaire sévère et de spasmes si graves qu’ils ont conduit à une intubation endotrachéale pour palier  une détresse respiratoire. L’échec des traitements entrepris pour contrôler ces spasmes, condition nécessaire à un sevrage de la ventilation, conduit l’équipe médicale à une décision d’arrêt de soin. Après l’extubation, l’intensification des différents traitements (Baclofène, benzodiazépines, opiacés, barbituriques) permet un contrôle des spasmes musculaires et des épisodes de blockpnée. Mais à partir du moment où les gasps commencent, ces traitements s’avèrent inefficaces. Le patient est alors dans le coma et a des apnées de 30 à 60 secondes, interrompues par des mouvements respiratoires agoniques et ceci durant 40 minutes. Le père demande régulièrement : "N’y-a-t-il rien d’autre que vous puissiez lui donner ; il est en train de souffrir".
Les auteurs invitaient donc à remettre en question un principe éthique essentiel de la médecine prescrit déjà par Hippocrate que "le médecin n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort"  (Article 38 du Code de déontologie médicale et Art. 221-1 du Code pénal) et proposaient que, dans certaines circonstances, chez des patients bien sédatés, ayant bénéficié de soins palliatifs bien conduits mais chez lesquels des gasps agoniques incoercibles se prolongeaient, que l’administration de curare puisse être réalisée pour les supprimer si ceux-ci étaient mal tolérés par l’entourage, de façon à assurer une mort "sereine". Cette posture avait suscité de nombreuses réactions contre l’utilisation des curares pour supprimer les gasps persistants [7-8]. Cependant, parmi les nombreux arguments avancés par RM Perkins et DB Resnick, deux méritent plus particulièrement notre attention car ils sont au cœur du dilemme qui s’impose aux équipes soignantes. Le premier a trait à ce que pourrait ressentir  ou pas un patient en phase d’agonie et gaspant, le second à l’obligation ressentie des soignants de vouloir soulager  la détresse de proches pour lesquels la souffrance ressentie à la vue de gasps devient insupportable.

Les manifestations agoniques en phase terminale, dont les gasps, sont-elles ressenties par le patient ?
La phase agonique est la phase ultime du processus de la mort. Elle est irréversible et aboutit constamment à la mort. Elle succède à la phase dite préagonique lors de laquelle la conscience du patient peut être encore fluctuante. Le patient peut alterner ou pas des phases de coma calme, ou de confusion ou d’agitation. Les perceptions sensorielles sont le plus souvent préservées et s’il peut encore communiquer, le patient peut être victime d’hallucinations visuelles ou auditives. Il peut exprimer un stridor laryngé, des râles bronchiques ou s’encombrer. Sa respiration est plus  ou moins efficace, sa pression artérielle variable et une diarrhée profuse peut survenir traduisant une ischémie du tube digestif.  A ce stade, toutes ces manifestations doivent donner lieu à des mesures thérapeutiques appropriées et mieux encore être prévenues par une prise en charge spécifique [9]. En revanche, la phase agonique est le moment même du "mourir", le décès est alors imminent (quelques heures ou minutes). Ce moment singulier est défini par un coma profond, accompagné de signes de décérébration, de décortication, et d’une disparition des perceptions. Il n’y a plus de conscience ni de manifestations émotionnelles possibles [10-11]. Les manifestations cliniques observées telles que des contractions musculaires de type myoclonique ou encore les gasps, décrites également comme respiration de la phase agonique ou mode respiratoire terminal, sont liées à l’anoxie cérébrale. Les gasps sont donc un phénomène physiologique en réponse à une hypoxémie. Ce sont des mouvements réflexes, communs à tous les mammifères, qui prennent leur origine dans la zone médullaire du système nerveux central. Ils constituent en quelque sorte un mode ventilatoire "d’auto-réanimation" dans la mesure où ils entrainent une augmentation du retour veineux et du débit cardiaque, une augmentation de la pression aortique et de la pression de perfusion coronarienne [12]. Dans différentes espèces animales, les gasps ne surviennent que pour une hypoxémie profonde lorsque la PaO2 a chuté à des chiffres < à 5 à 15 mmHg. Ce mode respiratoire ne permet pas la survie du patient et précède de peu le décès. Scientifiquement, tout porte à croire que les patients en train de gasper n’ont aucune expérience de la douleur ou de la perception de la gêne respiratoire puisqu’il n’y a cliniquement aucune objectivation d’une conscience résiduelle. A ce stade du processus de mort, tous les traitements médicaux, y compris sédatifs et analgésiques, sont même jugés par certains inutiles et disproportionnés [10]. Il est aussi admis que l’augmentation des analgésiques et des sédatifs habituellement administrés pour accompagner les fins de vie en réanimation à une dose suffisante pour abolir toute douleur voire même la conscience ne permettrait pas de supprimer les manifestations agoniques les plus spectaculaires tels que les gasps. Seule, l’utilisation de curare pourrait les supprimer [3,8]. Il est clair qu’à ce stade du processus de mort, la médecine ne peut rien, elle doit laisser place à l’accompagnement non seulement du mourant mais aussi des proches.

Les gasps en phase terminale vus par les proches et les soignants
Pour les proches, mais aussi pour les soignants, ce moment du mourir est toujours une épreuve. Parce qu’il renvoie chacun à sa finitude et sa propre mort, elle est une source de tension et d’angoisse ici exacerbée par l’interprétation que chacun se fait des manifestations agoniques auxquelles il assiste à partir de ses projections, et le sens ou non sens qu’il donne au spectacle de la mort qui se joue sous ses yeux. Situation d’autant plus complexe et troublante, que des manifestations agoniques observées (comme les larmes), qui ne sont plus alors que des expressions réflexes du corps, étaient encore quelques instants plus tôt, l’expression d’une douleur, d’un inconfort, d’une tristesse ou d’une souffrance qui justifiaient l’agir thérapeutique. Dans le continuum du processus du mourir et des soins qui l’accompagnent, comment être certain que la disparition de la conscience et des perceptions constatées soit le témoin de l’entrée en phase agonique du patient ou le témoin de l’efficacité (voir d’un excès) d’une sédation-analgésie ? Cependant, la survenue de gasps ne doit pas laisser de place au doute pour les praticiens. Ici, expliquer, décrire et informer sur un tel état pour chercher à mieux expliquer ce temps du passage de vie à trépas et l’inscrire dans le processus naturel de la vie, devrait être un impératif pour tout soignant dans le but de rendre plus supportable l’insupportable. Dans ce contexte, la perception par les proches du ressenti des soignants vis à vis des gasps, gêne perceptible d’un personnel mal à l’aise ou au contraire attitude plus "soutenante" de soignants capables d’en parler comme d’un phénomène naturel et perturbant, participerait aussi à une meilleurs acceptation (ou pas) de ces manifestations [13]. De même, le choix des mots employés pour décrire les  gasps devrait faire l’objet d’une attention particulière car les mots "agonie" ou "agoniques" sont très péjorativement connotés et associés dans nos représentations à quelque chose de très pénible qui renvoie à la souffrance. Cependant quelle que soit la démarche mise en œuvre par les équipes soignantes pour rendre plus tolérable l’intolérable, il restera des situations plus difficiles que d’autres et des familles ou des soignants que rien n’apaise. Car, le temps "du mourir" n’est pas vécu de la même manière par les proches et les équipes soignantes, d’autant qu’il se prolonge. Alors qu’il est un temps naturel pour une majorité des soignants, conscients que la survenue de la mort est un processus évolutif passant par différentes phases et s’inscrivant dans une durée qui lui est propre, pour les proches ce temps est davantage vécu comme interminable, une éternité d’autant plus difficile à supporter qu’elle ne ferait pas sens pour eux. Dès lors, comment les soignants pourraient-ils ne pas répondre à la détresse de certaines de ces familles pour lesquelles la souffrance ressentie à la vue de gasps qui se prolongent vient s’ajouter à celle de la perte d’un être cher. N’en ont-ils pas d’ailleurs un impératif déontologique comme le rappellent RM Perkin et DB Resnik  dans leur publication [2], citant l’équivalent américain de l’Académie de Médecine  : "A decent or good death is one that is : free from avoidable distress and suffering for patients, families, and caregivers ; in general accord with clinical, cultural, and ethical standards." [14]?

Le questionnement éthique
La tension éthique nait alors de ce que pour le mourant en proie aux gasps le médecin ne peut plus rien pour soulager ce symptôme à part le faire céder en même temps que le reste de vie dont il témoigne. La médecine est dès lors hors-jeu, inopérante et il lui est par contre difficile de ne pas répondre à la souffrance devenue insupportable de proches, voire des soignants, témoins des dernières convulsions d’un des leurs et envers lesquels elle se sent aussi investie. Autrement dit, le problème éthique soulevé est celui d’un déplacement de la visée éthique qui avait pour objet initial le patient et qui se porterait sur les proches. Une telle rupture relève t-elle d’une différence de nature ou d’une différence de degré sachant que le patient agonisant reste une personne en soi qui ne saurait être réduite à une chose en dépit de ce qu’il donne à voir, un corps qui continue à mener sa propre existence, à manifester la vie par le mouvement et le bruit. Dès lors, que répondre à des proches qui demandent que quelque chose soit fait pour mettre fin à des manifestations qui leur sont insupportables et bien souvent qu’ils pensent insupportables pour celui qui les exprime ?
Au stade de gasps persistants seule l’action des curares pourrait efficacement agir sur les râles, hoquets et convulsions et mettre un terme au bruit et à la contorsion d’un corps luttant contre une mort inéluctable. Envisager la possibilité d’un tel recours invite à nous interroger sur son intentionnalité. S’agit-il de vouloir contrôler l’incontrôlable, de vouloir conserver la maitrise d’un processus naturel, d’un moment éminemment humain plus que médical et qui nous échappe, quitte à le dénaturer, sous prétexte de vouloir soulager des proches, l’équipe médicale ou soi-même ? S’agit-il, dans une approche quelque peu utilitariste, de vouloir opérer symboliquement le sacrifice de celui ou celle qu’on ne voit déjà plus comme la personne qu’elle fut mais un entre deux ni plus vraiment vivant ni encore réellement mort, ni corps, ni cadavre, au profit d’un moins mal-être du plus grand nombre? Aussi louable soit-il de chercher à apaiser ceux qui vivent l’expérience tragique de la mort d’un proche, le recours aux curares en phase agonique ne serait-il pas aussi un moyen de nous épargner une réflexion sur le mourir et ses implications notamment cliniques ? La curarisation pour éviter la confrontation avec la mort, comme pour échapper à la mort, en quelque sorte pour mourir sans mourir, c'est à dire  mourir  comme on s’endort sans bruit, sans signe, sans outrance, en toute discrétion. Serait-ce au contraire le dernier devoir du médecin vis-à-vis du mourant, pour conserver ce que le mourant considérerait comme sa dignité, celle de ne pas être vu dans cet état effrayant, vis-à-vis également de ses proches auprès de qui il s’était engagé à veiller à ce que la mort soit paisible et sans souffrance ?
Parce qu’il ne peut y avoir de réponses simples et univoques à un tel questionnement, il a semblé intéressant à la CE-SRLF de faire partager deux approches et deux points vues de deux philosophes membres de la CE-SRLF, Mme Lise Haddad et Monsieur le Professeur Dominique Folscheid, sur ce que peuvent donner à penser les manifestations agoniques persistantes en fin de vie et singulièrement un recours au curare dans cette situation. Ainsi, la CE-SRLF espère contribuer à enrichir la réflexion de chacun sur un tel sujet qui appelle sans aucun doute d’autres contributions, le but étant ici non d’apporter des solutions toutes faites, voire des injonctions, mais de permettre à chacun d’y réfléchir en conscience.

Références
1.    Recommandations des experts de la Société de réanimation en langue française (2002) Les limitations et arrêts de thérapeutique(s) active(s) en réanimation adulte. Réanimation 11:442-9.
2.    Limitation et arrêt des traitements en réanimation adulte. Actualisation des recommandations de la Société de réanimation de Langue Française (2010) Réanimation 19 : 679-98
3.     Perkins RM, Resnick DB (2002) The agony of agonal respiration : is the last gasp necessary ?  J Med Ethics 28:164-9
4.    Truog RD, Burns JP, Mitchell C et al. (2000) Pharmacologic paralysis and withdrawal of mechanical ventilation at the end of life. N Engl J Med 342:508-11
5.    Nelson RM (2000) Extubation or euthanasia: getting the facts clear. Crit Care Med 28:3120-1
6.    Truog RD, Cist AF, Brackett SE et al. (2001) Recommendations for end-of-life care in the intensive care unit: The Ethics Committee of the Society of Critical Care Medicine. Crit Care Med 29:2332-48
7.     Kuhse H (2002) Response to Ronald M Perkins, David B Resnick: The agony of trying to match sanctity of life and patient-centred medical care. J Med Ethics  28:270-2
8.     Hawryluck L (2002) Neuromuscular blockers-a means of palliation ? J Med Ethics  28:170-2
9.    Kompanje EJ, van der Hoven B, BakkerJ (2008) Anticipation of distress after discontinuation of mechanical ventilation in the ICU at the end of life.  Intensive Care Med 34:1593-9
10.     Blanchet V (2007) Quelles conduites à tenir en phase terminale ? Med Pal  6:285-8
11.     Vinay P, Daneault S, Belleau L et al.(2008)  Des râles en fin de vie : une analyse biodynamique.  Médecine palliative 7:9-17
12.    Manole MD, Hickey RW (2006) Preterminal gasping and effects on the cardiac function.  Crit Care Med 34 (12 suppl):S438-41
13.     Pierre M,  Plu I,  Hervé C, Bétrémieux P (2011) Place des soins palliatifs en salle de naissance dans la prise en charge des prématurés de moins de 24 semaines d’aménorrhée. Expérience de 2 maternités.  Arch Pédiatrie  18:1044-54
14.    Institute of Medicine (1997) Approaching death: improving care at the end of life.  Washington DC: National Academy Press

 

Partie 2 : Le point de vue de la philosophie Lise Haddad

 

En réanimation, à l’hôpital, là où le plus souvent se produit la mort, comment accompagner ce moment de façon à la fois médicale et humaine ?

La fin de vie, périphrase pour évoquer des termes plus connotés tels que la mort ou l’agonie, doit se passer comme le reste de  la vie, aussi doucement, paisiblement, confortablement et dignement que faire se peut. La difficulté réside dans le statut de l’agonisant ou du malade en fin de vie :  situé sur la limite trouble entre vie et trépas on ne sait plus très bien à qui on a à faire, à un patient, à un mort en devenir ? Comment qualifier sa présence à la fois vérifiable et tellement précaire, tellement fugitive, évanescente; comment établir une relation avec quelqu’un qui ne semble plus conscient ou en tout cas plongé dans un état de conscience modifiée, qui ne parle plus, n’échange plus de regard  ni de geste.

Evoquant les résonances guerrières de l’étymologie du mot agonie, il semble livrer un combat contre un invisible ennemi, oppressant et tortionnaire : sa respiration se fait de plus en plus rauque, irrégulière et difficile, son corps a comme perdu  toute autonomie, il est secoué de bonds et de torsions non maîtrisés. S’il n’est plus accessible à un échange, il offre cependant à ses proches qui l’ont aimé, aux membres de l’équipe qui l’ont entouré de soins, aux médecins qui ont tenté de lui sauver la vie, un spectacle terrifiant renvoyant chacun à sa douloureuse impuissance.

Entre vie et mort, il semble voué à une totale solitude, en même temps il vit sa mort d’une façon absolument singulière. En lui s’incarne une figure unique de la mort, la sienne; il nie alors le caractère abstrait donc rassurant de la finitude humaine. Les circonstances de la mort forment la dernière manifestation d’individualité. La fin, dans un contexte précis, à un certain moment, avec ses râles, ses hoquets, ses tressaillements, advient tout de même d’une façon spécifique. La forme déterminée d’une personne se trouble et se défait faisant signe vers un effacement imminent.  "La vérité n’est pas la mort […] seulement son annonce" explique Bataille, et  Didi-Huberman [1] philosophe français contemporain spécialiste d’esthétique, qui le cite, explique que la violence n’est pas dans la mort "qui entraînerait l’anéantissement de la violence elle-même". Ce n’est pas la mort le plus effrayant, "seulement son symptôme" […] "Un quelque chose, un  n’importe quoi_ visuel notamment où se fixe passagèrement la chose perdue, la chose à perdre."  Dans ce même ouvrage, Didi-Huberman, évoque l’engagement dans "un travail des formes équivalent à ce que serait un travail d’accouchement ou d’agonie". Cette réflexion sur une nouvelle façon chez Bataille d’aborder le travail des formes qu’il présente dans sa revue Documents,  revient selon Didi-Huberman  "à mettre en œuvre l’altération et le déclassement de l’esthétique (qui s’appelle le goût) en esthésique (qui s’appelle désir, douleur, dégoût), et du symbole (partageable) en  symptôme (intraitable)".  Là réapparaît la source même de l’esthétique dans son étymologie signifiant la sensation, le fait de ressentir.  La violence faite aux formes, la défiguration remet en évidence l’origine du sentiment esthétique dans le plaisir ou dans la peine, d’où le malaise ressenti chez le spectateur.

S’il est possible d’établir un parallèle entre l’esthétique, c'est-à-dire le domaine de la réflexion  sur l’art et le traitement éventuel des manifestations agoniques, c’est  parce que  celui que l’on cherche  à traiter avec le curare, ce n’est plus le patient supposé inaccessible à tout ressenti, en tout cas dans l’incapacité de le manifester, mais le témoin, autrement dit le spectateur.
Ce glissement du patient qui entre dans la mort, aux témoins de cette disparition fait question : qui soigne-t-on ? S’agit-il d’imaginer répondre aux vœux du patient en agissant sur la forme de son corps dans ce moment ultime ; de lui substituer ses proches qui en maintiendront la mémoire et d’en prendre soin puisqu’ils deviennent désormais les seuls interlocuteurs ;  de répondre à la frustration des soignants devant l’échec de la réanimation au sens littéral tout en évitant une occupation des lits tout aussi inutile et coûteuse que pénible ? Dans tous les cas, la curarisation précipite ce moment si difficile et si insaisissable du passage, et  le fige dans une rigidité apaisante pour les autres. Cette question se trouve peut-être aussi au centre des débats sur l’euthanasie : dans la recherche d’une mort digne, se dessine ce rêve d’une mort maîtrisée, formelle gardant une dimension sociale, partageable.
L’insoutenable réside dans ce qui est donné à voir : la perte de la forme dans des convulsions, la transformation de la parole articulée et signifiante en râles et autres bruits organiques, la fin de la maîtrise du sujet sur son corps.  Toute mort signifie la fin d’un individu irremplaçable, l’effondrement de toutes les promesses qu’il représentait, la séparation infiniment douloureuse d’avec ses proches ; il ne s’agit pas de contester le caractère déchirant de ce moment. La mort ne peut cependant pas être évitée à un moment ou à un autre, là ou ailleurs, elle survient. Que cherche-t-on  alors à masquer dans la curarisation c'est-à-dire dans la mortelle paralysie induite, puisque l’on suppose que le patient se tient au-delà de toute souffrance et de toute angoisse, ce qui précisément autorise le geste de curarisation qui serait très  pénible chez une personne consciente ?
A partir du moment où le patient n’est plus pensé pour lui-même mais en tant qu’objet de représentation, les repères de la théorie esthétique peuvent aider à essayer d’interpréter  cette intolérance à la vue de l’agonie. Plus que le rapport du patient à sa propre mort, se joue à présent, la signification que cette agonie va  prendre pour ceux qui en deviendront les témoins. Walter Benjamin, philosophe allemand du vingtième siècle, dans son essai  Origine du drame baroque allemand [2], explique comment le drame baroque met en scène la tristesse par opposition au tragique. Le tragique  montre la souffrance du héros ; le silence de sa mort traduit sa solitude et son sacrifice "qui fonde une loi nouvelle tout en respectant l’ancienne", suscite le respect et la reconnaissance des spectateurs qui représentent la communauté et sont invités à prendre parti dans cette opposition de systèmes de valeurs. Le drame baroque, "Trauerspiel" en allemand, lui, évoque par sa racine "trauer" tout un univers funèbre ostentatoire.  Les spectateurs ne sont plus  juges d’une situation qu’incarne le héros, ils deviennent le point de départ du drame : "c’est à partir de celui qui regarde qu’il faut comprendre le Trauerspiel. Il voit sur la scène des situations qui lui sont imposées, un lieu intérieur du sentiment..." Au lieu d’une signification, la mise en scène du funèbre,  l’insistance sur les aspects sensibles, comme les accents inarticulés d’une plainte, plongent dans l’univers du sentiment. "La fonction de l’écriture imagée baroque est moins le dévoilement que la mise à nu, quasiment, des objets sensibles." La mort du héros dans la tragédie permettait de mettre en  évidence l’exaltation de l’individualité du héros qui par sa mort assumée mettait en cause le système de valeurs qui l’avait broyé, cette mort prenait donc un sens abstrait alors que  l’insistance, dans le baroque, sur les manifestations sensibles a pour but de reproduire l’univers du sentiment qui n’est ni purement théorique ni tout à fait irrationnel. Le corps devient l’espace où se joue ce conflit entre raison et irrationnel. Benjamin évoque du reste la théorie des passions de Descartes selon laquelle l’esprit, pure raison, est soumis à la violence des affects par l’intermédiaire du corps. Ainsi, le drame baroque, en présentant sur scène les cadavres des personnages, ne fait pas signe vers l’immortalité mais au contraire, vers leur «devenir cadavres."
La mise en évidence des stigmates de l’agonie dans l’art baroque, l’insistance sur le funèbre, la récurrence des yeux révulsés dans l’art pictural sacré, tentent de produire un effet sur les spectateurs et d’illustrer une théorie des passions, en mettant l’accent non plus sur le sens d’une mort assumée mais sur la dépossession de soi par le corps.  
Ce  parallèle établi entre une réflexion médicale et la théorie de l’art montre, dans cette hésitation autour de la possibilité de laisser paraître ou de masquer les signes d’agonie, une sorte de glissement du symbolique vers le réel. La vue de l’agonie et de la mort n’est pas  reprise dans une représentation mais la mise en scène s’effectue directement sur le patient.  Chacun peut choisir une grille symbolique de lecture de l’événement lorsqu’il est confronté à une situation douloureuse mais ici, au lieu que le travail s’effectue sur le symbolique, il s’opère  une sorte de court-circuit. C’est le corps lui-même qui donne une image de sérénité par une intervention  extérieure et artificielle sans conséquence soulageante sur le ressenti du patient. Cet escamotage de l’agonie a sans doute pour objectif d’atténuer la souffrance de l’entourage médical et privé du patient (cet amalgame fait du reste problème) mais jusqu’où peut-on protéger les autres de l’impact terrible produit par la mort de l’un de leurs proches ?
Qu’est-ce qui autorise un geste n’ayant plus de visée thérapeutique, ni même d’intention d’améliorer le confort du patient ? Le risque réside dans la subreption qui serait effectuée par les médecins. En effet, agir sur des manifestations physiologiques  suppose une connaissance scientifique, or comme l’explique Alfred  Bauemler [3] dans Le problème de l’irrationalité dans l’esthétique et la logique du XVIIIe siècle, " En tant que sujet de la science, il [l’homme] n’est plus l’être vivant et concret mais seulement un être théorique. […] assujetti aux lois générales du monde matériel."  Selon lui, le seul domaine où l’homme est reconnu en tant que lui-même, en tant qu’ "individualité vivante", c’est l’esthétique parce qu’il ne prend conscience d’être unique que dans la sphère du sentiment. Or, l’action médicale _   puisque pratiquée par des médecins au moment où ils le jugent opportun _  sur un corps  et qui n’a pour visée que la forme qu’il donnera à voir dans la mort, relève de préoccupations esthétiques avec des méthodes scientifiques et sur un sujet encore vivant au moment où  la curarisation est pratiquée. D’une certaine façon, par souci de délicatesse, il s’agit de masquer la vérité de ce qui se produit : la fin de la vie d’un individu, sans bénéfice pour celui qui meurt.  
 La curarisation des patients en toute fin de vie semble donc poser plusieurs questions : celle du passage du souci du patient à celui de son entourage, et dans ce passage, celle de l’instrumentalisation du patient en objet de regards ;  celle de la légitimité des médecins à agir sur le patient avec comme seul objectif, le sentiment éprouvé par l’entourage du patient.  L’intérêt des médecins se concentrerait alors sur ce qui est donné à voir du corps du patient, par un glissement du symbolique vers le réel : ils tenteraient de traiter par anticipation la douleur du deuil en masquant les prémices de la disparition de l’être cher.

Références
1.    Didi–Huberman G (1995) La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille. Macula, Paris
2.    Walter Benjamin (1985) Origine du drame baroque allemand, Flammarion, Paris
3.    Alfred Bauemler (1999) Le problème de l’irrationalité dans l’esthétique et la logique du XVIIIe siècle. Presses universitaires de Strasbourg, Strasbourg


PARTIE 3 : LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE DOMINIQUE FOLSCHEID

 

 

Partie 3 : Le point de vue du philosophe Dominique Folscheid

 

Agonie et gasping. Pour une éthique du tiers ?

Qu'est-il éthiquement permis à un médecin de faire quand l'agonie d'un patient s'accompagne de phénomènes de gasping ?
Pour décrire la situation, on ne peut que cumuler les caractères négatifs. Il ne s'agit plus de guérir, plus de limiter ou d'arrêter les traitements, plus de prodiguer des soins palliatifs ou de support, et toutes les formes de sédation disponibles sont impuissantes à enrayer la violence des réactions qui se produisent. Au point de vue médical, on est plongé dans un mélange de certitudes et d'incertitudes : certitude que la fin est imminente, que le patient est inconscient, que le processus n'évoluera pas vers un coma durable ; quasi-certitude qu'il ne souffre pas ; incertitude néanmoins sur le moment précis de la mort, s'il existe, et incertitude concernant le statut du patient qui gaspe.

Quel statut ?
Les mots sont déjà suggestifs. Le patient n'est plus seulement un mourant, mais un agonisant. "Agonie" signifie "combat", du grec agonia, dérivé du verbe agein (en latin agere), qui signifie "conduire", "pousser devant soi". On retrouve le même radical indo-européen ag dans notre verbe "agir", mais aussi dans "agenda" et "agitation"…
L'agonisant est donc un "combattant". On dit justement d'une personne dont la vie est quasiment perdue qu'elle lutte contre la mort. On dit aussi que le combat a cessé faute de combattants. Mais quand il ne cesse pas, qui est alors le combattant ? Bref, en cas de gasping, est-ce encore un "qui", une personne, qui combat ?
Comment peut-on alors répéter avec Épicure : tant que j'y suis, la mort n'y est pas ; quand elle y sera, je n'y serai plus ? Formule triplement fautive dans le cas présent : parce que sa fonction qui est de nous libérer de l'angoisse de la mort est mise en échec par les gasps ; parce que le "je" qui lui sert de pivot semble avoir disparu ; parce que le "ou bien… ou bien…" qui fait du passage de la vie à la mort une limite plus fine qu'une lame de rasoir, un basculement hors du temps, privé de temporalité, semble céder la place à un processus qui peut s'étaler dans le temps, faisant apparaître une zone grise. Une zone qui restera à jamais un mystère, car sans myste, sans sujet conscient capable de vivre une telle expérience pour nous la décrire ensuite.
Pour reprendre les formulations en termes d'"entre-deux" qu'aimait Jankélévitch, on pourrait dire qu'on se situe entre un "déjà-plus" (la mort a entrepris son œuvre) et un "pas-encore" (elle n'est pas complètement advenue). Quelque chose entre une post-agonie et un début de "cadavérisation". Occasion de rappeler ce qu'Aristote disait du cadavre : qu'il n'est plus réellement un corps, sauf par manière de parler, parce que la disparition de l'âme, qui est la forme du corps, fait que la matière dont il est composé est abandonnée à elle-même, jusqu'à dislocation et décomposition de ses éléments.
La formule de Leibniz selon laquelle une substance simple ne peut disparaître que par annihilation, une substance composée que par décomposition, devient ici éclairante. Elle offre un cadre de pensée aux descriptions scientifiques modernes, selon lesquelles on meurt pour ainsi dire en pièces détachées, organe par organe, les cellules souches survivant encore bien après le décès. Les gasps peuvent alors être considérés comme des formes de révolte impuissante, de lutte désespérée de certaines zones de l'organisme à un niveau subalterne, de type réflexes archaïques.
Considérons maintenant ce qu'est la mort d'un être humain. Même si elle est dite "naturelle" — ce qu'elle est finalement dans tous les cas, quelles que soient ses causes extérieures et occasionnelles —, elle ne se réduit pas à ce qui se passe chez tous les autres êtres vivants, strictement assujettis au cycle de la nature, qui enchaîne vie et mort au sein d'une espèce. Comme le disait Heidegger : à proprement parler, seul l'homme meurt, tandis que l'animal périt. En effet, la mort d'un être humain est double. D'un côté, le plus important à nos yeux, elle est un événement historique : la disparition d'un être singulier, unique et insubstituable, donc une tragédie. De l'autre côté, elle est l'issue normale de la vie d'un individu biologique, la mortalité faisant partie intégrante de sa naturalité. Ce qui nous donne une dualité sans dualisme aucun, car tant qu'elle vit, la personne humaine ne fait qu'un avec son corps. Ce qui n'empêche pas, bien au contraire, de considérer son corps de deux manières bien distinctes : d'un côté son corps organique (Körper), de l'autre son corps propre, le corps investi par la personne, sa chair (Leib).

La relation éthique : du deux au trois
Dans la situation d'incertitude qui est la nôtre sur le statut du patient qui gaspe, on peut commencer par prendre deux points de repère, fixes et certains ceux-là.
Premier point : aussi longtemps qu'un mourant est mourant, c'est-à-dire encore vivant, conscient ou pas, les relations que les autres entretiennent avec lui sont de type interpersonnel. Pour reprendre les catégories de Buber, elles relèvent du "Je-Tu" en ce qui concerne le patient et ses proches, le médecin et les soignants y ajoutant la relation avec le "Cela" du patient, qui est l'objet des soins, donc son corps organique. Mais pour tous, la personne est bien là, indissociable de son corps quel que soit son état, et l'éthique doit régler les relations que l'on entretient avec elle.  
Second point : dès que la mort a fait son œuvre, on bascule dans un tout autre registre. La personne s'est effacée, ne laissant qu'un cadavre qui n'est plus réellement un corps, mais un Cela à l'état pur, réduit à une chose parmi les choses du monde. Juste bonne pour l'anatomo-pathologie, des prélèvements divers, n'importe quoi d'autre... Logiquement, l'éthique devient muette. Et pourtant nous trouvons choquante et inadéquate la réponse d'Héraclite, qui recommandait aux Éphésiens de jeter les cadavres aux ordures. Car si le cadavre n'est plus un corps en tant que tel, car déserté par sa forme, il en reste un pour les autres.
Il faut, en effet, distinguer deux sortes de formes : le principe d'animation (morphè), qui a disparu, et la configuration extérieure (en grec skhèma, en allemand Gestalt) qui est maintenue. Le cadavre n'est donc pas le déchet de quelqu'un, mais sa dépouille, c'est-à-dire sa configuration extérieure résiduelle, mais privée de son principe d'animation, donc de vie. Ce terme de dépouille évoque la peau laissée vide par l'animal qui vient de muer. Elle n'est certes plus le corps propre ou la chair, mais elle conserve encore les traces de la chair et elle est perçue comme telle par les autres. Car ce qui fait l'humanité d'une personne est pour une très large part constitué des éléments relationnels qu'elle entretenait avec les autres, éléments intégrés dans un nouage indissociable avec le corps physique, tant que la personne vivait. Ce qui subsiste du corps qui n'est plus un corps est donc paradoxalement de l'ordre de la chair, car l'investissement qui la constitue est aussi le nôtre. La famille, les proches, les amis, deviennent alors, en quelque sorte, dépositaires et porteurs d'une part de la chair du mort, en son lieu et place. La personne défunte conserve d'ailleurs son nom, ses liens de parenté, et elle permet encore de faire mémoire d'une histoire singulière. C'est pourquoi on honore un mort, rend hommage à ses vertus et à ses actions, prend soin de sa dépouille, la restaure après prélèvements et autopsie.

 

Que peut-on tirer de ces considérations dans une situation d'agonie avec gasps ?
Une fois épuisés les moyens normaux d'en calmer la violence, on peut évidemment laisser aller et attendre. Mais la situation peut être insupportable pour les proches, les soignants, le médecin lui-même. Insupportable humainement, par projection mimétique sur le patient. Insupportable moralement de voir un être humain réduit à un système réflexe sans sujet, d'assister à la vaine révolte d'organes contre l'organisme, la nature se dressant contre elle-même sans inventer pour autant une manière possible, fût-elle diminuée, de continuer à vivre. Dans cette situation, tous ces autres deviennent au sens strict des "protagonistes", à la fois placés devant et sommés d'apporter réponse, s'il se peut.
Est-il alors éthique de tenter d'humaniser cette mort ? On n'est pas dans l'euthanasie, qui consiste à anticiper la fin de la vie d'un vivant. On n'est pas non plus dans l'artificialisation d'une vie pour retarder une mort inéluctable. On est déjà dans l'orbite de la mort, et ce qu'on peut encore y faire pourrait se comprendre comme un moyen de re-naturer la mort naturelle contre ses propres égarements, ce qui est la définition même de l'action médicale. Sauf qu'on en use ici à rebours de ce qu'on fait ordinairement, qui est de préserver la vie. En agissant sur un Cela devenu sauvage, on suppléerait ainsi à l'incapacité de la personne agonisante. Un tiers, le médecin, prendrait alors la place du Je absent, mais encore traité comme un Tu. Il ne s'agit certes que de symptômes, mais la médecine ne se renie pas en traitant les symptômes, ce qu'elle fait en ordonnant de l'aspirine, des antidépresseurs, sans soigner le fond. En utilisant le curare, on ne serait évidemment pas dans le double effet, plutôt dans le simple effet, puisque la branche négative (la mort) est déjà à l'œuvre. A la limite, ce serait du double effet inversé : le pire étant advenu, on le rend moins pire.
Mais il y a plus, si l'on prend en compte les autres, ceux qui accompagnent le mourant qui gaspe. Il s'agit de la famille, des proches, des soignants et même du médecin, tous bouleversés par la violence incoercible de ces manifestations. On se demandera ce que la médecine peut bien y faire, car aucun d'eux n'est malade au sens de l'anglais disease. Mais ils sont néanmoins dans le "pâtir", terme que Viktor von Weizsäcker préférait à celui de "maladie". Ils le sont même doublement, sous forme d'illness, le pâtir subjectif, et de sickness, le pâtir social. En tant qu'ils sont désormais les seuls porteurs de la chair du défunt, ils en deviennent en quelque sorte le substitut. Autres que lui et mêmes à la fois.
En s'inspirant ici de Levinas, on se retrouve dans l'éthique du tiers, car si l'on ne considère que la relation Je-Tu, celle du médecin face au patient, on risque d'oublier ses obligations envers les autres. Il y a là une forme première de justice qui est partie intégrante de la relation éthique. On est bien en éthique, et non dans la situation de sujets libres et égaux entrant dans un contrat, puisque les personnes confrontées au patient qui gaspe sont non seulement vulnérables, mais "vulnérées", blessées. Le médecin est donc éthiquement obligé. Comme le dit Levinas, "le besoin de l'autre, et pas sa liberté, m'oblige dans ma liberté".
Peut-être prouvera-t-on un jour qu'un patient dans cet état est déjà mort. Depuis l'invention de la mort encéphalique, tout paraît possible... Si c'était le cas, le curare ne poserait aucun problème. La médecine ne serait plus que thanatopraxie vis-à-vis du patient, mais elle remplirait néanmoins son rôle vis-à-vis des autres.
Dans l'incertitude résiduelle où nous sommes, on se retrouve au fond dans une situation fort proche de celle qui prévaut dans la sédation terminale. Le lien entre les deux serait alors le sommeil, le dernier sommeil de la personne. Au point de vue éthique, cela n'aurait rien de choquant, puisque cela reviendrait à réintégrer une situation exceptionnelle dans la communauté humaine. Tous les morts, quelle que soit la manière dont ils meurent, retrouvent la paix dans ce type de sommeil. N'oublions pas que le mot "cimetière" vient du grec hoimêtêrion, qui veut dire "dortoir"...

]]>
news-2756 Sat, 02 May 2015 20:23:00 +0200 Le colloque 2015 : "OU EST LA SAGE-FEMME ?" https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-colloque-2015-ou-est-la-sage-femme Le vendredi 27 mars 2015 et le samedi 28 mars au matin s'est tenu à l'ASIEM à Paris un passionnant colloque : "Où est la sage-femme ?" II Révolution de la procréation.

Ce colloque s’interrogeait notamment sur la place de la sage-femme devant la révolution des modes de procréation auxquels nous assistons.


Dans son introduction Hélène de Gunzbourg revendiquait l’idée que ce n’est pas la famille qui est détruite par les révolutions actuelles mais que ce sont plutôt de nouvelles formes familiales qui apparaissent.

 

 

Sur la photographie : David SMADJA- Hélène de GUNZBOURG - Jacques TESTART - Anne LÉCU

 


L’historienne Scarlett BEAUVALET de l’Université de Picardie nous a raconté les péripéties des luttes et revendication des sage-femmes entre le dernier tiers du XIXe s et le premier tiers du siècle suivant.
    Défense de la profession contre les matrones – celles qui faisaient majoritairement accoucher dans les campagnes avant la création du diplôme de sage-femme.
    Souci d’entretenir de bonnes relations avec les médecins tout en repérant qu’avec l’augmentation des compétences théoriques des sages-femmes une délimitation des attributs des uns et des autres devient parfois difficile. Les médecins avaient jusque-là le monopole de l’emploi des instruments pour l’accouchement et pourtant on distribue à Port-Royal des forceps aux sage-femmes comme prix de fin d’année… Arrive alors la thématique de l’avortement, car c’est bien à ce niveau que l’on craint l’influence montante des sage-femmes.
    A la question de leur dénomination, les sage-femmes continuent à revendiquer ce terme plutôt que celui d’ "accoucheuse" : toute personne peut être accoucheuse mais pas sage-femme. La sage-femme sait en effet ajouter à l’acte en question, l’art de la psychologue, de la confidente, du soutien de la femme en difficulté et tout le long de la grossesse.

Chantal BIRMAN après une vie entière de sage-femme revient sur le mouvement de libération des femmes et ce qui a amené à légaliser l’avortement en France. Elle rappelle, en sachant faire partager son émotion aux plus jeunes, les différents épisodes qui se sont succédés entre 1967 et aujourd’hui. Les revendications qui ont été le plus souvent portées par les sage-femmes n’étaient pas des revendications corporatistes mais bien des revendications pour toutes les femmes.

Bénédicte ROUSSEAU sociologue et enseignante à science-Po nous a ensuite fait part de son regard sur les changement dans la procréation. Avant on allait voir son gynécologue pour lui demander "comment ne pas avoir d’enfant ?". Elle s’est surprise à voir une amie mariée de 27 ans, sans problème de fertilité, demander à son gynécologue : "comment avoir un enfant ?". Les temps ont changé. L’acquis de la contraception a modifié en quelques décennies la manière de concevoir la procréation. Les tests de dépistage anté-natal amènent une très grande majorité d’IVG non pour des raisons personnelles, mais "pour raison fœtale". Les risques de maladie héréditaire, de handicap mental ou physique de l’enfant sont mis en avant. Avec une prédiction qui n’est pas parfaitement fiable et qui provoque bien des dégâts : Des "faux positifs" et "négatifs" non négligeables qui inquiètent inutilement certaines femmes et en rassurent d’autres de manière non légitime. Les "faux positifs" inoculent chez les parents une inquiétude définitive devant toute information dite "scientifique". La présentification du fœtus par la radiographie moderne a en tout cas amené ce que la philosophe allemande Barbara Duden a appelé "l’invention du fœtus". Ce "fœtus-patient" qui peut devenir très intrusif pour la femme. La question a été posée : la santé des femmes n’intéresse-elle plus qu’en fonction des futurs citoyens qu’elles sont amenées à porter ? La sage-femme a en tout cas le rôle difficile de rester neutre et d’informer dans les cadres de suivi de grossesse.

Jacques TESTART nous a alors parlé lui aussi de cette révolution dans la procréation. Avec des références techniques précises. L’invention en 1996 de la technique de l’injection d’un spermatozoïde directement dans l’ovule a amené à ce que puisse être sélectionné un spermatozoïde qui antérieurement n’aurait jamais pu atteindre l’ovule (ex : un spermatozoïde immobile) et pourtant cela ne donne pas d’enfant "anormal". Cette technique amène à une forme de "parité génétique" : un spermatozoïde pour un ovule, alors qu’antérieurement c’était des millions de spermatozoïdes qui étaient confrontés à un seul ovule. Si le clonage et la transgenèse (chère aux transhumanistes) sont pour Jacques TESTART bien souvent des délires sans avenir au XXIème siècle, le diagnostic préimplantatoire risque fort d’être la révolution universelle de notre siècle. Le problème entrevu par le biologiste est que nous sommes insensiblement en train de passer d’un diagnostic préimplantatoire pour éviter des maladies graves à un diagnostic visant à supprimer le simple risque de maladie grave ou à choisir des caractéristiques précises du bébé sans qu’il n’y ait de facteur de gravité. Le choix du sexe est autorisé aux Etats-Unis. Depuis 2012 les Anglais acceptent que l’on trie les bébés à naître pour supprimer le strabisme à la demande des parents. Chercher le meilleur n’est pas la même chose que vouloir éviter le pire. Les parents vont mettre un poids énorme sur les épaules des enfants futurs pour lesquels ils auront tant "investi". Ces tendances semblent très fortes pour un Jacques Testart qui prédit que "tous les enfant seront conçus en laboratoire avant la fin du siècle". Seuls quelques écologistes continueront à vouloir une procréation naturelle mais ils ne seront plus assurés par personne. Le risque que l’espèce humaine court est celui de la réduction de la diversité humaine. Cela pourrait bien amener une fragilité génétique de l’ensemble de notre espèce l’empêchant de passer outre certaines crises de l’avenir. Le biologiste français revendique donc des "droits de l’humanité" prévalant sur les "droits de l’homme" et permettant de refuser des directions allant à l'encontre du bien commun.

David SMADJA nous a alors proposé de "penser la sage-femme avec Hans Jonas". Avec Hans Jonas, parce les philosophes ne nous dédouanent pas d’avoir à penser. Hans Jonas fait apparaître une transmutation de la sphère privée. Une politique ordinaire se fait jour, dans des situations qui antérieurement n'apparaissaient pas politique (choix sur son corps, sa procréation, sa famille). Il s’agit donc d’une politisation, d’une éthicisation de la sphère privée, d’une redistribution du clivage privé/public. Jonas a été marqué par deux éléments : la persécution qu'il a subi comme citoyen allemand d'origine juive qui lui a montré dans ces "sombres temps", ces temps d’obscurcissement du domaine public, un temps où le "public" semble disparaître. Nous croyons nous être défaits du nazisme et pourtant quelque chose "cloche" dans notre civilisation technologique : un vide éthique avec un caractère inédit de la civilisation technologique : pour la première fois l'homme est en mesure de se détruire. Le deuxième élément majeur pour Jonas a été sa découverte de la problématique médicale de l’expérimentation sur l’humain. Dans "The phenomenon of life" (écrit en anglais) en 1967 dans la revue Dedalus, Jonas amenait une "biologie philosophique" et connaissait un immense succès auprès des médecins américains. La position de Jonas peut être présentée comme conservatrice : il existe une nature humaine qui possède une valeur intrinsèque (indépendamment du fait qu'il puisse y avoir un sujet sous-jacent capable ou non de donner un consentement). Il ne s’agirait pas ici d’un débat sur les mœurs avec le traditionnel clivage traditionnaliste/progressiste mais de la mise au jour d’une spécificité des questions amenées par la technique : le refus de modifier l’homme ne relève pas ici d’une pensée religieuse. Dans Le Principe Responsabilité, le paradigme pour penser la responsabilité c'est le rapport au nourrisson. Ce qui nous commande ce n'est pas le nourrisson en tant que sujet rationnel, c'est sa simple respiration. Nous n'avons pas besoin de postuler un sujet pour respecter la vie.

Anne Lécu religieuse dominicaine et médecin en prison de femmes, nous a apporté un moment de fantaisie tout en étant très sérieusement documentée : la procréation qui est bien souvent présentée dans un discours religieux ambiant comme dépendante d’un modèle familial strict "mari-femme, enfants au sein d’un mariage unique" vole en éclat lorsque l’on est attentif à la lettre des textes de l’Ancien et du nouveau Testament. Nombre sont les matriarches (Sara, Rebecca, Rachel, Anne) qui ont eu beaucoup de mal à enfanter et qui l’ont fait par des voies détournées. Les servantes passent par-là et les enfants sont reconnus néanmoins… Jésus lui-même lorsqu’on étudie sa Généalogie dans l’Evangile est issu d’une ligne où l’on trouve de l’adultère (Betsabé), des prostituées (Tamar, Rahab) et des étrangères (Ruth). Il n’y a donc pas dans la Bible de cellule famille exemplaire, mais la vie circule quand-même. Le travail de l’homme semble être d’enfanter en nous le Verbe, d’avoir à "devenir fils". L’inquiétude devant la révolution de la procréation est que la technique puisse vouloir nous dispenser de devenir fils.

]]>
news-2758 Sat, 07 Feb 2015 18:56:00 +0100 Face au refus de soin des patients https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/face-au-refus-de-soin-des-patients Face au refus de soin des patients : fragilités théoriques de la médecine et chemin vers une "éthique continue", constructrice de relation Robin CREMER est réanimateur-pédiatre au CHRU de Lille et directeur de l’espace de réflexion éthique régional du Nord Pas-de-Calais.

 

Les valeurs qui fondent la médecine impliquent que, sauf péril grave de santé ou de sécurité publique, les propositions thérapeutiques ne peuvent être faites à un patient que dans l’objectif de lui procurer un bénéfice personnel. Pourtant quelle que soit l’intention bienveillante vis-à-vis du malade, cette proposition thérapeutique comporte toujours une part d’objectivation, ne serait-ce que par la nécessaire reformulation de la plainte initiale et son replacement dans un référentiel médical préexistant (1). La loi du 4 mars 2002 (2)  (dite loi Kouchner) a reconnu une plus grande autonomie de décision au patient et a rendu obligatoire la recherche d’un consentement explicite avant toute intervention sur sa personne. Mécaniquement, elle expose donc les soignants à faire face à des refus plus fréquents, ou plus formalisés, qui peuvent paraître remettre en cause leur bienfaisance et les fragiliser dans leur exercice professionnel, voire sur le plan personnel. Ces tensions vont-elles nécessairement miner l’exercice médical ?

 

Le contexte de la loi Kouchner

 Alors que dans l’Antiquité elle ne relevait pas de la science (thêoria) puisque soumise aux contingences du monde sublunaire elle était rangée dans la teknè (3), la médecine est maintenant qualifiée de scientifique puisque les traitements efficaces dont elle dispose sont issus de connaissances biologiques à prétention universelle. Pourtant, bien avant la construction de la notion de personne, la philosophie antique a fréquemment utilisé des exemples médicaux pour illustrer des propos politiques ou éthiques. Ainsi Platon affirmait qu’un médecin ne peut soigner de la même façon un esclave et un homme libre, indiquant ainsi que c’est parce que le médecin reconnaît la singularité de son patient qu’il va le soigner comme tel, et non le considérer comme un élément parmi d’autres, voire comme un objet (4). De même, Aristote a utilisé à plusieurs reprises l’exemple du médecin pour définir la sagesse pratique (phronesis), qui est la vertu cardinale permettant de bien délibérer avant de prendre une décision (5). Le rôle d’expertise à dimension sociale du médecin est également illustré dans la légende qui rapporte qu’Hippocrate avait invalidé l’accusation de folie portée contre le philosophe Démocrite par ses concitoyens abdéritains inquiets de le voir rire de tout (6). La séparation des sciences d’avec la philosophie, puis l’individualisation de la médecine par rapport aux sciences biologiques n’a pas supprimé cette double polarité de la médecine, entre science et existence, entre objet de savoir et sujet de soin. Cependant son expression s’est déplacée du niveau moral et politique, vers le niveau individuel, relationnel, voire interpersonnel. Cette évolution vers une médecine scientifique que Foucault fait remonter à l’ère pasteurienne avec son cortège de grandes découvertes est à l’origine de ce qu’il a appelé le "biopouvoir" (7). Dans ce système strictement scientifique, la singularité du patient s’exprime sous la forme d’une variabilité statistique considérée comme une propriété du vivant, et la maladie est définie comme un écart à la norme. C’est ce contexte qui peut faire considérer la relation thérapeutique comme totalement asymétrique, le médecin disposant de la connaissance que le malade n’a pas. Cette attitude paternaliste faisait dire au premier président de l’Ordre des médecins : "L’acte médical n’étant essentiellement qu’une confiance qui rejoint librement une conscience, le consentement éclairé du malade, à chaque étape de ce petit drame humain, n’est en fait qu’une notion mythique que nous avons vainement cherché à dégager des faits" (8). En réalité, la loi Kouchner, en établissant la nécessité d’un consentement explicite n’a fait que confirmer dans le droit positif une jurisprudence constante qui se fondait sur les articles 16-1 et 16-3 du Code Civil affirmant les principes d’inviolabilité et d’intégrité du corps humain. Cependant, après l’adoption de la loi Kouchner qui maintenait pour le médecin l’obligation de convaincre son patient d’accepter son traitement, il s’est installé un malaise suffisant pour que le comité consultatif national d’éthique (CCNE) français soit saisi de la question. En effet, après la loi Kouchner et avant la loi Leonetti, l’article Article L. 1111-4 du code de la santé publique se lisait comme suit : "Si la volonté de la personne de refuser ou d'interrompre un traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en œuvre pour la convaincre d'accepter les soins indispensables. Il peut faire appel à un autre membre du corps médical.". Ce n’est qu’après l’adoption de la loi Leonetti (9) que ce même article a été complété par les phrases suivantes : "Dans tous les cas, le malade doit réitérer sa décision après un délai raisonnable. Celle-ci est inscrite dans son dossier médical.", confirmant une jurisprudence constante de la Cour de cassation et limitant la responsabilité juridique de médecin en cas de refus de traitement.L’avis N° 87 du CCNE français, rendu une semaine avant la l’adoption de la loi Leonetti (10) est un document de 37 pages qui reste une référence sur la question du refus de traitement (11). Ce texte souligne la multiplicité des enjeux et des acteurs impliqués dans un refus de traitement, lequel implique le plus souvent une famille et un entourage, une équipe soignante et la société toute entière par l’intermédiaire de règles de droit à l’interprétation complexe. Il invite à sortir d’un affrontement singulier entre le médecin et le malade. Il pose clairement la question de la capacité du malade à consentir s’il est sous influence ou s’il subit des pressions. Il examine également une série de cas d’école, en particulier les situations où le refus de traitement peut avoir des conséquences pour un tiers et les cas psychiatriques. Enfin, en dehors de l’urgence non anticipée, pour laquelle il rappelle que c’est la proportionnalité de la réponse en regard du risque encouru qui a toujours été jugée par les tribunaux, le CCNE prend acte du véritable dilemme moral qui peut se poser quand un patient, parfaitement apte à consentir refuse un traitement qui paraît indiqué, peu invasif, et susceptible de lui apporter un bénéfice.

 

Mieux appréhender l’incertitude scientifique pour la partager et fonder une liberté

 La double polarité de la médecine en tant que nécessairement objectivante – replaçant la plainte du malade dans un référentiel connu (12) - et en même temps attentive à la subjectivité du malade (sa plainte telle qu’il la vit, inscrite dans son histoire personnelle) est une caractéristique qui en fait une activité intrinsèquement éthique. L’apparente opposition entre science et existence (ou entre objet et sujet) à l’endroit de l’acte de prescription (ou de non prescription) peut être en grande partie dédramatisée par une meilleure compréhension de la nature du savoir scientifique médical par les acteurs de santé.En effet, le savoir médical est issu de l’analyse statistique de cohortes les plus homogènes et les plus pures possibles, constituées de patients choisis pour répondre de la manière la plus efficace à une question scientifique posée sous la forme d’une hypothèse à vérifier ou à infirmer. Il en résulte deux conséquences. La première conséquence est bien connue, mais souvent oubliée dans situations extrêmes et les périodes de dilemme éthique : la connaissance médicale s’exprime sous forme de moyenne, pour des groupes de patients qui se ressemblent. C’est ce qui a fait dire à Christian Mélot : "Un statisticien est un homme qui, la tête dans le four et les pieds dans la glace, dira : en moyenne je me sens bien" (13). Les statistiques ne disent donc absolument rien du patient singulier que l’on soigne. Le médecin prescrit par extrapolation à partir de la connaissance de la cohorte. Il en découle que la prescription ne peut se poser sous forme d’un non-choix ou d’une évidence donnée a priori. Il s’ensuit aussi que la science ne peut pas dédouaner le prescripteur de sa responsabilité. De plus, la connaissance médicale scientifique est entachée d’un risque d’erreur (par convention inférieur à 5%) qui est accepté quand il s’agit d’instaurer un traitement et qui n’a pas de raison d’être refusé par principe quand on prétend rationaliser les décisions de limitation des traitements. La deuxième conséquence est moins connue et moins enseignée. Les règles de publication scientifique et la politique éditoriale des grandes revues médicales privilégient grandement les études qui font avancer la science biologique (identification d’un mécanisme biologique, explication d’un phénomène physiologique par exemple) et les études qui utilisent des méthodes d’inclusion destinées à éliminer les facteurs confondants et les points aberrants. Il s’ensuit, de manière mécanique, que plus l’étude est de haut niveau scientifique (cohorte très pure, question très pointue) plus elle emportera la conviction, mais moins elle donnera de renseignement sur le patient courant qu’on a à prendre en charge. Cette bonne appréhension de ce en quoi consiste le savoir médical est de nature à favoriser l’acceptation par le médecin qu’il existe un degré d’incertitude irréductible et d’inconnaissable, même dans les situations scientifiques les plus balisées. Cette incertitude est la source d’une liberté qui peut être partagée avec le patient. Cette incertitude est aussi le fondement de la responsabilité médicale puisqu’il en découle que ce n’est pas la science qui prescrit mais bien le médecin.

 

Accepter la nécessité des tensions créatrices pour entrer dans une "éthique continue"

 Nous avons vu que le savoir médical, au sens scientifique du terme, est constitué de la moyenne des réussites dans des entreprises antérieures de vérification d’hypothèses. Ces réussites ont le statut de sommations d’expérimentations scientifiques, menées de manière à permettre une exploitation statistique reconnue comme universellement valide. Comme pour la mécanique classique, le temps de ces expériences est "le vrai temps newtonien", c'est-à-dire extérieur au modèle. C’est un contenant externe à la réalité qui s’écoule, que des événements aient lieu ou non, et qui a sa propre nature, sans relation à rien d’extérieur (14). Dans ce schéma, la prescription du médecin a une dimension de pari sur l’avenir ; c’est le pari que ce patient-là va se comporter comme s’est comportée antérieurement la moyenne de la cohorte. C’est d’ailleurs parce qu’il actualise la somme des connaissances passées dans le présent en vue d’un futur, qu’on peut dire que la prescription est un acte et non un simple geste intemporel, c'est-à-dire qu’elle est engagée et engageante, inscrite dans une temporalité vécue. La médecine basée sur les preuves met à disposition du médecin des "paris tout-prêts" validés par les expériences antérieures. Elle propose également des schémas décisionnels qui sont en fait des paris imbriqués les uns dans les autres, conçus pour arriver au plus vite aux résultats espérés. Ces martingales sont en réalité figées, sans dimension temporelle réelle.Cependant, si on admet avec Dominique Folscheid que l’objet de la médecine c’est l’Homme et non sa seule santé, il en résulte que la médecine est dès le premier instant une relation intersubjective. Instituer ou arrêter un traitement, c’est agir non seulement sur une maladie ou un symptôme, mais aussi sur la destinée d’un sujet (15). Dans cette dimension relationnelle, qui inclut le soignant en tant qu’un de ses termes, l’incertitude prend alors la dimension de l’inconnaissable, voire celle du mystère au sens que lui donne Gabriel Marcel (16). Il se différencie du simple problème qui se dresse devant celui qui y est confronté et qui demande à être résolu (ou contourné) en ce qu’il englobe aussi l’acteur qui délibère, parce qu’il s’y trouve engagé. Cette relation se déroule dans un temps vécu, une durée non fractionnable, c'est-à-dire un temps subjectif de type bergsonien. Pour Bergson, l’essence du temps est la durée et le temps mesuré, voire même le temps pensé en tant que mesurable, n’est qu’une abstraction, puisqu’il devient du même coup discontinu, constitué d’instants toujours séparables et divisibles à l’infini. Il s’agit d’un processus qualitatif, constitué de l’évolution des états de conscience successifs, chacun d’entre eux conservant ceux qui l’ont précédé, tout en rajoutant quelque chose de nouveau par effet de boule de neige (17). En clinique, on constate des allers-retours incessants entre le temps newtonien de la connaissance scientifique et le temps bergsonien de la relation. Ainsi la recherche clinique, la conception de protocoles de soin, l’élaboration des stratégies thérapeutiques, la prévision de l’évolution de la maladie, et les mises en œuvre thérapeutiques routinières relèvent de la temporalité newtonienne, strictement extérieure. A l’inverse l’anamnèse et l’examen clinique, l’annonce de la maladie et des décisions, le soutien appartiennent à la temporalité vécue. De ces allers-retours naissent un certains nombre de distorsions que connaissent tous les soignants. L’exemple de contraction du temps le plus commun est celui du séjour en réanimation pendant laquelle la possibilité d’une issue bonne ou mauvaise est objectivement très proche et pourtant subjectivement si longue à attendre. Les expériences d’agonie d’un patient qui paraissent interminables et qui se dissolvent presque instantanément une fois la mort survenue dans un contexte qui fait sens sont un autre exemple de ces distorsions. La difficulté à reconnaître une évolution inattendue (qu’elle soit bonne ou mauvaise) autrement que comme une erreur de prédiction antérieure est une autre forme de distorsion induite par les allers-retours entre temps scientifique et temps vécu. Elle provoque le malaise du médecin qui a fait le pari que le malade allait mourir et qui observe qu’il survit. Elle pose également la question du positionnement du médecin face à un patient atteint d’une maladie chronique. Où est le réel au moment de l’inter crise, quand un patient atteint d’une maladie chronique "va bien" mais que le médecin sait parfaitement que la situation s’aggrave irrémédiablement et rapidement ? Peut-on parler d’une "résilience médicale" quand il n’y a pas de crise, en miroir de la résilience du patient qui, elle, survient en cas de crise ? Le réel d’un patient atteint d’une maladie chronique lentement évolutive ne peut-il être appréhendé autrement que sous une forme dualiste indépassable d’une tragédie et d’une illusion ? Tragédie en puissance vue du coté du médecin et illusion qu’il est possible de faire durer le présent vue du coté du patient et des soignants de proximité ? S’il y a oscillations d’une vision à l’autre, voire d’une vérité à l’autre, comment assurer la continuité d’un parcours de soin ? En réalité, ces situations trouvent généralement une issue intuitive dans des ajustements au sein même de la relation de soin, sans le recours à des procédures de crise. C’est la relation elle-même qui synchronise les partis, dans sa temporalité propre, vécue comme une co-présence. C’est cette relation même qui est sujette à contingences, au présent, et qui doit être protégée et entretenue comme quelque chose de précieux. C’est cette relation qui est le lieu de développement de la bienveillance, de la bientraitance mais aussi de leur carence ou de leur inverse que sont la maltraitance et la malveillance. Dans cette dimension relationnelle, l’asymétrie est moins flagrante que dans le domaine de la connaissance. Cette asymétrie est plus instable aussi et peut s’inverser. C’est à cet endroit que la maltraitance des soignants par le malade devient possible.Ces tensions créatrices de la relation ont d’autant plus de chances de ne pas déborder les capacités d’ajustement des acteurs qu’elles sont regardées en face et acceptées comme nécessaires, voire comme essentielles. C’est la condition pour pouvoir entrer en éthique selon la formule de Ricoeur : "On entre véritablement en éthique quand, à l’affirmation par soi de la liberté, s’ajoute la volonté que la liberté de l’autre soit" (18). A cet endroit, il n’y a pas nécessairement d’asymétrie.

 

Conclusion

 D’une représentation de la médecine comme exclusivement scientifique, il résulte que l’éthique médicale peut glisser vers une éthique au service de la médecine (en perdant sa valeur universelle), voire vers une bioéthique (en perdant son caractère médical, centrée sur le patient-sujet). Cette éthique est en réalité asservie à la médecine puisqu’elle est convoquée de manière discontinue, dans un objectif performatif, en tant que mode de résolution d’une crise décisionnelle. On l’appelle à la rescousse, par exception au cas général, soit quand la logique scientifique ne suffit pas à indiquer une action acceptable, soit quand le patient manifeste son individualité sous la forme d’une évolution clinique imprévue ou d’une volonté personnelle surprenante. Elle est appelée en contrepoint d’un déterminisme scientifique prédominant, comme une extériorité que l’on appelle au secours dans la panique. Cette éthique "au coup par coup" est une éthique des problèmes qui produit des "solutions" qui ne sont valables que provisoirement, dans un temps illusoirement figé, jusqu’à la crise suivante. Une meilleure compréhension de la nature de la médecine comme scientifique, mais toujours et en même temps relationnelle peut aider à trouver, au sein même de la relation de soin, des ressources relevant d’une "éthique continue", plus constructrice de relation que conservatrice d’un système. Comprendre comment et pourquoi les tensions sont nécessaires et constitutives de la relation de soin, c’est aussi comprendre sa fragilité et sa valeur. Cela peut éviter que cette relation ne se laisse ébranler par une évolution inattendue qui ne témoigne, finalement, que de l’individualité du sujet soigné.

 

Robin Cremer MD, PhD, Espace de réflexion éthique régional du Nord Pas-de-Calais. 2 rue du Professeur Laguesse. 59037 Lille cedex. Courriel : robin.cremer@chru-lille.fr

 

Notes

(1) Mallet D. La médecine entre science et existence, Vuibert, Paris, 2007.

(2) Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé. Journal Officiel de la République Française du 5 mars 2002, p. 4118.

(3) Aristote. Métaphysique, 1032 b5 s.

(4) Platon, Lois, VII, 797e-798.

(5) Aristote. Ethique à Nicomaque, livre III, 1110a1-1115a3.

(6) Lettre apocryphe d’Hippocrate à Damagète N°17.

(7) Foucault M. La volonté de savoir, Gallimard, Paris 1976.

(8) Portès L. Cité dans l’annexe de l’avis 87 du CCNE français, p. 38. Disponible en ligne sur www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/avis087.pdf.

(9) Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades en fin de vie. Journal Officiel de la République Française N° 95; 2005; N° 95: 7089.

(10) Ibid.

(11) Avis N°87 du CCNE français. Disponible en ligne sur www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/avis087.pdf.

(12) Mallet D. Op. cité.

(13) Mélot C. "Vous avez dit statistiquement significatif ?" Congrès de la SRLF, Paris, janvier 2012.

(14) Newton I. "Philosophiae naturalis principia mathematica", 1897, cité par Buser P., Debru C. Le temps, instants et durée. De la philosophie aux neurosciences, Odile Jacob, Paris, 2011, p. 31-32.

(15) Folscheid D, Wunenburger JJ. "La dimension éthique de la médecine", In Folscheid D, Feuillet-Le Mintier B, Mattéi J, Ed, Philosophie, éthique et droit de la médecine, PUF, Paris, 1997, p. 147-155.

(16) Marcel G. Être et avoir, Paris, Aubier, 1935.

(17) Bergson H. L'évolution créatrice, Puf Quadrige, Paris, 2009, p. 337.

(18) Ricoeur P. "Avant la loi morale : l'éthique". Encycl. Univ. 1985, p. 42

]]>
news-2759 Wed, 14 Jan 2015 16:11:00 +0100 Intimité sous le regard et le toucher en dermatologie https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/intimite-sous-le-regard-et-le-toucher-en-dermatologie Que devient l’intimité du patient sous le regard et le toucher en dermatologie ? Dominique PENSO-ASSATHIANY est dermatologue, installée en libéral depuis 1986. elle est membre du comité de rédaction des Annales de Dermatologie et Vénéréologie et responsable éditoriale du site e-dermato.fr. Elle est également membre fondateur du Groupe de réflexion éthique en dermatologie (le GED) qu'elle coordonne depuis 2008.

La dermatologie est la spécialité, la science, le logos de la peau. Le dermatologue, pour son examen, se sert surtout de l’œil et du toucher. La nécessité d’utiliser des instruments pour l’examen en est la limite. Si d’autres spécialités médicales sont également cliniques, l’examen est différent. Le palper, l’auscultation, la mobilisation sont effectués. Mais lorsque l’on cherche ou l’on examine une lésion dermatologique, tout se passe comme si le regard changeait de focale et les doigts devenaient à leur tour instrument diagnostic. Passer de la peau d’une personne à la personne elle-même et inversement, comme si les deux étaient différents, constitue une interrogation de la consultation dermatologique. Ce travail interroge la tension qu’il y a entre l’intimité du patient et son dénudement devant un tiers, le médecin, qui n’entre pas dans sa sphère habituelle d’intimité. Que devient l’intimité du patient sous le regard et le toucher du dermatologue ? Cette intimité reste-t-elle intime ou devient-elle publique dès lors qu’un regard autre que celui du partenaire amoureux ou des "intimes" se porte sur la peau ? Sommes-nous des intrus dans une histoire qui n’est pas la nôtre? Notre présence, les modalités de notre examen clinique ébranlent-ils l’intimité du patient ? Ce travail tente d’élaborer des pistes.


Le temps clinique
La consultation de dermatologie dans un cabinet libéral a évolué avec la prise de conscience des risques liés à une exposition fréquente et régulière au soleil. Ainsi, une grande partie de notre exercice est devenue une consultation de dépistage où les patients viennent "montrer leur peau". L’examen préventif de la peau est probablement devenu le premier motif de consultation. L’autre partie est la consultation pour une pathologie dermatologique, avec démarche diagnostique et, le cas échéant, thérapeutique.
Dans tous les cas, il est nécessaire de regarder et toucher la peau des patients. Mais l’examen est différent s’il s’agit d’un examen de dépistage ou s’il existe une pathologie.
La consultation dite de dépistage est particulière puisque nous partons alors à la recherche essentiellement de lésions précancéreuses ou cancéreuses, mais pas seulement, et que nous ignorons ce que nous allons trouver. Travail d’exploration de la peau couvrant le corps, la personne allongée sur la table d’examen ou debout. Lorsqu’il faut examiner un patient, l’examen est précédé du déshabillage. Ce moment très intime de l’habillage et du déshabillage mérite de s’y arrêter et de l’illustrer.


Histoire clinique : Adolescent emmené par sa mère qui souhaite me montrer les nævus de son fils. Panique du fils à qui je dis qu’il va falloir se déshabiller. Proposition que la mère sorte, ou que je mette le paravent afin de nous isoler du regard maternel. Proposition qu’il enlève le haut. J’examine ce qui est au-dessus de la taille et lui propose de remettre son T-shirt puis de retirer son pantalon et ses chaussettes. Je peux alors lui dire de se mettre debout, dos vers moi et de me montrer ses fesses. En ce qui concerne la région génitale, le risque de mélanome à 15 ans étant exceptionnel, je lui propose de s’examiner lui-même. Il me parle alors d’une tache située sur le gland ; il est finalement rassuré d’avoir pu montrer ce qui en fait l’inquiétait le plus mais dont il ne parlait pas.


Il peut arriver que le regard venant de nos yeux ne suffise pas et que ce regard ait besoin d’être amplifié. Nous utilisons alors un dermoscope, sorte de loupe posée sur la peau. Lorsque nous ne savons pas, que l’anamnèse, l’œil et les doigts ne permettent pas un diagnostic de certitude, nous pouvons faire une biopsie et c’est le regard à travers le microscope qui devient important, autre niveau de pénétration du regard. Reste un autre regard, celui du photographe. Nous sommes amenés à prendre des photographies soit pour le suivi d’une lésion ou d’une pathologie, soit devant une lésion inhabituelle qui pose un problème de diagnostic ou de traitement. Mais qu’en est-il de l’impression que peuvent ressentir certains patients ? Il ne s’agit pas de photographies de famille mais de photographie d’une partie malade de la peau pouvant siéger n’importe où sur la peau, c’est à dire de ce qui est intime. S’agit-il d’une intrusion ?
La peau est le premier élément du contact avec Autrui, ce qui se voit d’emblée car elle nous recouvre. C’est ce que nous allons maintenant tenter d’approfondir.


Questions sur la peau
Paul Valéry écrit : "Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme c’est la peau — en tant qu’il se connaît".
La peau est notre enveloppe, celle qui nous contient et nous fait d’une seule pièce. Elle permet la cohésion de toutes les parties de notre corps. Elle est un organe vital. Elle assure la cohésion physique, la stabilité thermique, les échanges hydroélectrolytiques et la défense immunitaire. Certaines maladies cutanées engagent le pronostic vital.
Cette peau, organe essentiel à notre vie, est aussi le lieu de la première rencontre. C’est sur son aspect que se porte le premier regard, sans que l’on n’en soit réellement conscient. Dans le visage, la peau forme un ensemble avec les yeux, leur forme et leur couleur. Suivant qu’elle est boutonneuse, lisse ou rugueuse, rose, claire ou bronzée, ridée, maquillée de façon discrète ou pas, l’impression première que nous avons de la personne que nous rencontrons varie. Emmanuel Levinas dit : "peau à rides, trace d’elle-même". Elle nous renseigne sur autrui et d’emblée provoque un ressenti voire un sentiment. Elle est donc vue au premier regard, elle peut aussi être cachée avec plus ou moins de talent, tel l’adolescente qui met ses cheveux en rideaux devant son visage pour en cacher l’acné. Sous l’œil du dermatologue, elle est un livre ouvert ne montrant qu’une partie de ce qu’elle est, c’est-à-dire sa partie externe. Ce livre permet de connaître la personne parfois au-delà de ce qu’elle aurait souhaité faire connaître. En effet, telles taches disent les comportements vis à vis du soleil ; telles cicatrices disent l’antécédent chirurgical ou traumatique, la brûlure grave, mais aussi les scarifications, souvent inquiétantes et tentatives de suicide. Les piercings discrètement portés au niveau de l’ombilic ne sont pas destinés à être vus par un tiers, pas plus que les tatouages gravés en haut d’une fesse. Nous entrons ainsi dans une intimité qui ne nous est pas destinée. D. Le Breton, concernant le tatouage comme mode d’expression non verbal, écrit : "La peau prend la parole". Ces paroles non verbales et non affichées sont-elles destinées à être lues par tout public, y compris le médecin ?
Comme toute enveloppe, la peau a deux faces, l’une intérieure, l’autre extérieure. Emmanuel Levinas, dans Totalité et Infini parle de la surface d’une chose, avec un endroit et un envers. L’endroit, la façade garde le secret sur ce qu’elle couvre. Cette façade ne se livre pas. "Elle est visage.". Cette façade me fait penser à la peau avec son endroit, sa façade et son envers, les secrets de la personne qu’elle garde. Il parle de la peau dans Autrement qu’être, comme d’une maison qui enfermerait l’intériorité. Cette enveloppe a des invaginations et replis, cavités mettant en relation subtile l’intérieur et l’extérieur. Didier Anzieu explique que le cerveau et la peau sont issus du même tissu embryonnaire et que les deux faces de la peau ont des fonctions différentes, la surface assurant la cohésion du corps, et la face interne, la cohésion psychique. Cette fonction contenante constitue pour le Moi, une limite protectrice, rassurante. Anzieu décrit trois fonctions de la peau : sac qui contient et retient le bon à l’intérieur, interface marquant la limite entre le dehors et le dedans, lieu et moyen primaire de communication. Il propose qu’un certain nombre de maladies cutanées ont pour point de départ un défaut de rôle contenant de la peau. Toutefois Sartre, dans son introduction à L’Être et le Néant, rejette ce dualisme qui ferait que la peau a un extérieur et un intérieur, une face apparente et l’autre cachée : "Il n’y a plus d’extérieur de l’existant, si l’on entend par là une peau superficielle qui dissimulerait aux regards la véritable nature de l’objet." Mais on peut les réconcilier car même si pour Anzieu, la peau est une enveloppe dont une face est interne, son extérieur et son intérieur n’en constituent pas moins une seule et même personne.
Quelle est alors, la position du dermatologue? Il me semble que la difficulté qu’ont certains patients à montrer leur peau, à se déshabiller, tient à cette pudeur, difficulté à exhiber une intimité qu’ils ne souhaitent pas partager avec un tiers. Cette intimité est certes celle de la peau, mais peut-être est-elle aussi celle du psychisme, de l’intérieur, que la peau reflète induisant pudeur honte. Sartre dit (cité par Vincent de Gaulejac lors de son interview par Sylvie Consoli et Gisèle Harrus Revidi), "la honte naît sous le regard d’autrui". Mais est-on si sûr que la honte ne puisse pas être ontologique, ne puisse pas précéder le regard d’autrui ?


Regarder
Etymologiquement, regarder a la même racine que garder  (Germ, attendre, soigner puis protéger). Regarder est "diriger sa vue sur". Cette étymologie sous-entend la bienveillance du regard. Le regard est attentif ; il est différent de la vision qui me semble être l’utilisation passive de la fonction visuelle. Nous voyons malgré nous. Maine de Biran différencie le fait de voir, acte passif, du fait de regarder, acte volontaire. Cette différence est perceptible par celui qui est regardé. Ainsi, il n’est pas pareil d’entre vu en maillot de bain sur une plage que d’être regardé par le dermatologue, en sous-vêtements.. Finalement ne pourrait-on pas penser que autrui me regardant me subjectivise alors que s’il me voit il m’objectivise. Merleau-Ponty écrit dans L’œil et l’esprit "voir c’est avoir à distance". Il nous parle ici de possession, même si elle est virtuelle car à distance. Au contraire, le regard, volontaire, est. Il vient de la personne et se dirige vers une autre personne. On n’est pas une vision alors qu’on peut être un regard. Sartre montre que les yeux disparaissent derrière le regard. En effet, si quelqu’un me regarde, je ne vois que ce regard et pas les yeux qui l’émettent, dont je ne saisis d’ailleurs pas la couleur. En dermatologie comme en peinture, en photographie, le regard s’éduque car rien ne ressemble autant à un "bouton" qu’un autre "bouton". Le risque de ce regard est d’en oublier la personne à qui appartient la peau en cours de lecture. Merleau-Ponty dit d’ailleurs: "la science a pour parti pris de traiter tout être comme un objet, c’est à dire "à la fois comme s’il ne nous était rien et se trouvait cependant prédestiné à nos artifices". Et d’ailleurs, que ressent la personne que nous examinons et qui nous voit la regarder ? Que devient son intimité et n’y–a-t-il pas un certain paradoxe à venir "montrer sa peau" et à hésiter à la montrer au moment du déshabillage par exemple ? Se posant sur la peau du patient, le regard peut même être vécu comme intrusif lorsqu’il lit le livre de la peau. Le mot intrusion contient en effet l’idée d’une faute comme si l’accès à une partie de l’histoire intime de ce patient par l’examen de la peau était attentatoire à cette intimité. Sommes-nous des voyeurs ? Surtout, en quoi ne le sommes-nous pas ? Le voyeur est celui qui regarde abusivement, sans y avoir été invité et qui en tire une jouissance. Nous ne sommes pas celui qui regarde par la serrure d’une porte fermée décrit par Sartre. Notre méthode d’examen de la peau de proche en proche, permet d’en faire une pratique préservée d’affects potentiellement trop envahissants. Nous éprouvons parfois, une certaine gêne, lorsqu’un patient se dénude trop facilement presque avant que nous en ayons émis la demande. L’objectivation et le caractère scientifiquement fondé du regard posé zone de peau par zone de peau, lésion par lésion, sont les piliers permettant de ne pas risquer de glisser vers le voyeurisme. Finalement, l’objectivation de la personne examinée, pendant ce temps de l’examen est peut-être la meilleure façon de permettre à la personne de ne pas être trop gênée, de pouvoir composer avec sa pudeur, sa gêne voire sa honte.
Proximité du regard du dermatologue penché sur la peau et mise à distance simultanée, apanage des yeux qui peuvent être secondés par le toucher. Le regard, même s’il est très proche reste quand même distant de la personne regardée. Levinas décrit la transcendance comme "une relation avec une réalité infiniment distante de la mienne, sans que cette distance détruise pour autant cette relation et sans que cette relation détruise cette distance". Ainsi l’Autre est infiniment distant, en particulier de la distance du regard. Il corrobore l’idée que l’examen clinique par le regard éduqué du dermatologue n’englobe pas l’intériorité de la personne, son intimité mais son extériorité, sa peau. Si la distance imposée par le regard et le respect vont de pair, il n’y a pas forcément d’irrespect lors du toucher qui est, par définition, proximité physique, contact.


Le toucher
Notre main est un prolongement du regard. Au doigt et à l’œil ! Le toucher permet d’en savoir plus sur la lésion que nous analysons du regard qu’il prolonge. Il faut ici encore un apprentissage du toucher. Maine de Biran en étudie le caractère volontaire. Celui- ci est composé de fonction motrice et fonction sensitive. C’est le tact qui est le sens ou l’action du toucher. Maine de Biran dit de la fonction du tact qu’il "étend la connaissance, complique ou multiplie les rapports primitifs mais ne les crée pas". Ainsi la fonction de motilité de la main et la sensibilité du tact agissent-elles ensemble. La main qui touche rencontre une résistance. Elle est également touchée en touchant. C’est le sens qui est au plus près de son objet. En dermatologie, l’abolition de la distance n’est pas rupture d’intimité. En effet, il y a une différence entre le toucher et la caresse. Il peut arriver que la main passe superficiellement sur la peau, évaluant ainsi son degré de sécheresse, mais il ne s’agit de caresse qu’en apparence. Cette action est réfléchie et son résultat est analysable par la pensée et peut aboutir à un conseil thérapeutique. En revanche, la caresse est un geste intime qui donne du plaisir à celui qui la reçoit comme à celui qui la donne. Elle est cadeau à l’autre, elle est don de soi pendant le temps où elle s’effectue. Elle est rêverie affectueuse ou érotique en fonction de la nature de l’autre. Levinas dit qu’elle "transcende le sensible". Elle est en cela fondamentalement différente du contact par le toucher. Il ajoute que l’aimé, sujet de la caresse érotique n’est pas le corps physiologique. On peut en cela la distinguer du passage léger de la main du dermatologue sur la peau qu’il examine. La peau du malade qu’elle touche n’est pas "la révélation du caché – en tant que caché", ce n’est pas la profanation. La profanation en question est celle qui induit la honte, celle du "clandestin-découvert". Alors que la pudeur du patient examiné par la main du dermatologue est plutôt dans le dévoilement temporaire, autorisé. Ce qui est perçu par la main du dermatologue est signification dont il peut se servir pour émettre un avis diagnostic et /ou thérapeutique. Il s’agit ici de la mise à distance de celui qui n’est pas admis comme partenaire de l’intimité. Il me semble qu’en effet l’objectivation de la personne qui devient sa peau pendant le temps de l’examen clinique, par le toucher du dermatologue est garante du respect qu’on lui doit. Cela peut paraître paradoxal puisque par ailleurs, la personne est l’Autre. Mais sait-on ce que perçoit le patient ? Comment reçoit-il cet examen minutieux du regard et du tact ? La limite entre tact et caresse est parfois ténue. Tout se passe comme si la tension entre in-timité et ex-timité sous les doigts et le regard du dermatologue était parallèle à celle entre subjectivation et objectivation de la personne, comme tension entre intériorité, monologue intérieur, et extériorité, distance entre l’autre et moi. Quand je caresse, je ne caresse pas la peau mais je caresse la personne à qui elle appartient. Cette caresse n’est pas donnée par mes mains mais par ma personne dont les mains ne sont qu’un intermédiaire. Quand je touche la peau du patient, je touche l’objet peau et pas la personne à qui elle appartient. La caresse pourrait être intériorité et le tact, extériorité.
L’opposé du tact pourrait être la mise à distance, en particulier par le port systématique de gants. En effet, si le port de gants me paraît signe de respect de l’intimité (examen de la région génitale par exemple) ou indispensable mesure d’hygiène lors de l’examen d’un patient suspect par exemple de gale, leur port systématique m’interroge. J’ai le sentiment qu’il s’agit d’une mise à distance systématique du patient, comme si nous lui disions : "je vais examiner ta peau, mais de loin car le contact direct me gêne. Je ne fais que regarder et ça devrait suffire." Le port systématique de gants pose plusieurs problèmes. Il pose un problème de sémiologie et donc purement de technique médicale. Il pose aussi un problème de con-tact avec la personne examinée. Toutefois, il est des situations où le port de gants n’est pas un obstacle à la relation à Autrui. Le soin, dans les services hospitaliers de dermatologie, est très particulier car les malades ont des maladies graves au cours desquelles une partie de la peau est détruite de diverses façons. Les malades ont souvent une symptomatologie de douleur, de brûlure ou de démangeaison. Leur manipulation est problématique puisque, chez certains, les érosions sont telles qu’ils sont difficiles à manipuler. Mais c’est au moment des soins corporels, pendant lesquels le malade est dénudé, baigné, pansé, que les confidences sont faites. Autrement dit, tout se passe comme si à partir d’un certain stade, où le malade est dépendant, au moins pendant le temps des soins, le dévoilement pouvait avoir lieu avec ceux qui font les soins, c’est à dire, le plus souvent les aide-soignants et, à un moindre degré, les infirmières. Comme si, le dénudement physique pouvait alors, dans ces conditions très particulières, s’accompagner d’un dénudement affectif. Si le tact a pour proche la caresse, il a pour opposé l’indifférence. Eric Fiat  dans son article "La négligence : Une violence ?" remarque que l’indifférence et l’indiscrétion sont les deux extrêmes dont le juste milieu aristotélicien est l’attention. Il ajoute à propos de l’attention : «… elle est juste distance, curiosité respectueuse du jardin secret de l’autre, respect curieux de l’existence d’autrui."


Tact et regard. Interactions
L’examen dermatologique nécessite donc l’utilisation du regard et du tact. Quelles sont les relations de ces deux sens et en quoi sont-ils complémentaires ? Maine de Biran parle d’"accord parfait de ces deux sens", de leur complémentarité et de la similarité de leurs procédés. Pour Levinas, la vision n’est possible qu’en présence de lumière, celle-ci faisant apparaître la chose regardée. Quant à la main, elle doit traverser l’espace. Ce faisant, la vision et la main traversent des "riens" c’est à dire respectivement la lumière et l’espace et en cela se ressemblent. Il poursuit en décrivant le lien entre la vision et le toucher, lien tel que "La vision se mue en prise". Evelyne Courjou écrit dans son mémoire intitulé Le Toucher Relationnel que "Le toucher est de tous les sens, celui qui assure le mieux l’autre non seulement de notre présence, mais aussi de notre attention, de notre émotion." Elle introduit ici la réciprocité du toucher par sa proximité avec la peau du patient. Cette réciprocité qu’elle interroge pose également la question de l’équivoque érotique qu’il faut savoir reconnaître pour s’en distancier. La main touchant est également touchée. Il n’en n’est pas de même pour le regard car je peux regarder la peau sans être regardée. Les yeux n’ont pas de sensation directe en retour contrairement à la peau de la main du touchant. Ces deux sens sont issus d’organes très importants pour la communication non verbale entre personnes. Les yeux et les mains font partie de ce qui est vu ou regardé en premier lors d’une rencontre. Ils sont parfois des indices sur ce qu’est ou fait la personne. Levinas introduit son chapitre sur Visage et Sensibilité par cette interrogation : "Le visage n’est-il pas donné à la vision ?". Certes, l’utilisation qu’il fait du mot visage fait référence à la transcendance d’Autrui, à ce qu’il nomme l’épiphanie du visage. Mais il me semble que cette phrase peut aussi se rapporter au visage utilisé dans son sens commun. Il est d’ailleurs notable que visage et vision ont la même étymologie, videre (voir). Ainsi le visage est ce qui se voit. Quant aux mains, elles parlent de la personne à qui elles appartiennent. En fait, ces considérations sur le visage et les mains, sur le toucher et le regard, nous amènent à rediscuter la tension entre ce que l’on apprend par leur observation et le secret de la personne qu’ils recèlent. Pourrions-nous dire que le jardin secret de chacun est le lieu de son intimité ?


L’intimité
Intérieur de l’intérieur, la notion d’intimité est vaste. Chacun revendique le droit de conserver son intimité intime. Pourtant, la prolifération des "amis" sur les réseaux sociaux, l’affichage de ce qui constitue la vie privée, n’est-elle pas alors paradoxale ? Mais cet affichage ostentatoire de soi n’est-il pas qu’un écran posé sur ce qui est finalement le plus central chez la personne, son intimité, son intérieur de l’intérieur ? Levinas introduit la notion de secret et d’intériorité, notions qui me paraissent proches de celle de l’intimité.
Le soignant au sens très large du terme peut être amené à pénétrer en partie l’intimité du malade. Mais au fond, qu’est-ce que l’intimité ? Ce noyau central de la personne a pour proche la pudeur, la réserve, la discrétion. Elle a pour opposé le public, l’indiscrétion, l’ostentation. On peut rapprocher l’indiscrétion de celui qui regarde par le trou de la serrure, celui chez qui l’interrogation sur la vie privée devient un interrogatoire. La différence dans la façon dont nous recueillons l’histoire du malade entre interrogation et interrogatoire peut être ténue. La ligne entre attention à l’autre médicalement justifiée et indiscrétion est étroite. Lorsqu’un patient nous dit avoir eu de "très gros problèmes", faut-il rester silencieux, au risque de l’indifférence ou ouvrir la porte, au risque de l’indiscrétion ? Sommes-nous, comme le suggère E. Levinas, responsables d’Autrui ? Une telle perspective a de quoi être effrayant. Responsabilité, comme répondre de. Pouvons-nous répondre des actes d’Autrui ? Et devant qui ? Qui suis-je devant Autrui pour en être responsable ? Qu’est Autrui pour moi pour qu’il devienne un tel poids ? Nous avons la responsabilité morale de la personne qui vient nous consulter mais pour cet exercice, il me semble qu’on peut la limiter aux limites du patient. Responsabilité vis-à-vis de la personne, notamment malade, par le respect qu’on lui doit et qu’on doit au secret dont nous sommes dépositaires. Que le patient ait des droits, c’est entendu mais il a aussi des devoirs, en particulier de respect vis-à-vis de moi.
Intimité, intériorité constituent la sacralité d’Autrui, son noyau. Cette intimité est le lieu du secret de soi. Le secret appartient à la personne, même lorsqu’elle est dépossédée de conscience de soi. Le secret s’éteint avec la mort de celui à qui il appartient. C’est aussi lui le véritable objet du secret médical, ce secret dont une partie a pu affleurer lors de la consultation. C’est lui dont le médecin ne peut être délié y compris par son patient. Mais, le secret peut-il être partagé ? oui pour partie, face au médecin qui entre dans la vie corporelle de son patient, dont les yeux scrutent et les mains touchent. Le secret peut, à l’instar de l’intimité, être décomposé en plusieurs niveaux : le niveau partageable, on peut dire profane, et le niveau central qu’on peut dire sacré. L’intériorité de la personne est constituée par son secret sacré. Il est inaccessible comme est inaccessible la partie centrale de son intimité. Il transcende la personne et est inviolable y compris par la personne elle-même.
Il y a donc plusieurs niveaux d’intimité, un noyau central, inviolable, sacré, lieu du secret, et un niveau réservé à un certain partage, avec des partenaires choisis. Il peut s’agir de l’ami, du partenaire amoureux. Pour ce qui concerne l’intimité, peut-il s’agir du médecin ? S’il y a un secret partageable entre le patient et son médecin. Il ne peut pas et ne doit pas y avoir d’intimité partagée entre le malade et le dermatologue ; justement, la difficulté, malgré le regard et le tact, malgré la proximité liée à ces sens, est de rester à distance. Cette distance est le respect que tout médecin doit à son patient. La situation de dénudement du patient, les particularités de l’exercice de la dermatologie, la présence du regard et du toucher interdisent formellement un partage d’intimité.


Parler
Lors de l’examen dermatologique, comment protéger l’intimité des patients. Leur intimité reste-t-elle intime ou exposée, publique ? Lorsque nous regardons un carcinome de la joue, nous ne regardons pas et ne touchons pas le visage mais le carcinome. Nous ne regardons le visage de l’autre qu’avant ou après l’examen clinique, reconstruisant ainsi la personne qui s’est rhabillée, c’est-à dire a mis des peaux sur sa peau, la cachant ainsi au regard d’autrui. L’Autre se reconstitue en dehors de l’examen clinique. Il y a plusieurs temps pendant la consultation de dermatologie. Le temps du face à face, de la prise de contact entre la personne du malade et le dermatologue. Ce temps est celui du regard sur le visage d’autrui, de renseignements sur son motif de consultation mais aussi son passé. Puis vient l’étape de l’examen clinique précédé du déshabillage. L’examen se fait de proche en proche et ce morcellement permet la mise à distance de la personne. Le contact reste établi par le langage qui alors prend toute son importance. En effet détailler oralement ce que l’on voit ou l’on touche en même temps qu’on le fait, permet, au-delà du morcellement, de reconstituer la personne. Il me semble d’ailleurs que l’énonciation de ce que l’on voit prend d’autant plus de valeur que la zone examinée ne peut être vue par le patient. La parole est un lien entre l’examinant et l’examiné ; l’examen clinique peut être vécu comme effrayant en son absence.
L’objectivation permet l’examen clinique dans le respect du patient, c’est à dire sans entrer dans une quelconque intimité. Ici, l’objectivation ne me semble pas antinomique de la subjectivation mais complémentaire. Elle est, au contraire, respect, pendant le temps de l’examen. A la fin de cet examen clinique, quand le patient s’est rhabillé, il s’assoit de nouveau face au médecin. La personne retrouvée dans son intégrité peut alors écouter la synthèse, le compte rendu des informations la concernant. C’est la parole, d’après Levinas, qui est attestation de soi, visage. Le langage est nécessaire à la pensée dit-il aussi. L’échange par le langage constitue finalement le fil de cette consultation dermatologique. On peut ici prendre le tact dans une autre acception que celle de l’action de toucher, celle de la délicatesse, métaphore du toucher. Tact dans le langage permettant de manifester la nécessaire attention à l’autre. Tact dans le langage lors de l’annonce d’une mauvaise nouvelle. Temps nécessaire à l’explication, aux questions, aux doutes et au silence. Dépôt du secret que le patient nous confie.


En guise de conclusion
Que devient l’intimité du patient sous le regard et le toucher du dermatologue lors de son examen clinique ? La notion d’intimité m’a poussée à distinguer une intimité intime, nucléaire, inviolable, sacrée, d’une intimité plus superficielle, partageable avec des proches choisis à cet effet. Il me semble que le dermatologue ne peut pas et ne doit pas partager l’intimité de son patient. Il est soutenu dans cet exercice par une sorte de colonne vertébrale qu’est son savoir scientifique et son but médical, aidé par le morcellement temporaire du sujet examiné. Mais il n’en demeure pas moins que le patient examiné est une personne unique, singulière et que le lien avec elle se fait par le langage. Langage nécessaire lors de l’examen ou lors d’un geste thérapeutique. Ce lien oral me paraît essentiel à tous les instants de la consultation car il comporte la reconnaissance permanente de la personne, de l’autre dans son intégralité.
Deux paradoxes apparents se font jour : le premier concerne le morcellement de l’examen de la peau en même temps que cette peau appartient à non pas une personne quelconque mais à la personne examinée qu’elle enveloppe. Le deuxième concerne l’intimité et le secret. Si l’intimité et le secret nucléaires vont de pair, il me semble que la consultation sépare l’intimité partageable du secret partageable. En effet, l’intimité reste du domaine purement privé, se partageant avec des partenaires choisis. En revanche, les paroles du patient, secret confié, sont partagées, de même que certaines découvertes cachées au regard des autres sur la peau. Alors intimité et secret, dans la partie extérieure de l’enveloppe de la personne se dissocient, permettant un examen clinique serein et respectueux.

Notes :
(1) Valéry P., L’idée fixe ou deux hommes à la mer, Paris, Ed Gallimard, "La Pléiade", œuvres II, 1960, p 215.
(2) Levinas, E. [1978] 2013, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le Livre de Poche. p145.
(3) Le Breton, D., Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles. 2002, Paris, Metailié.p 35.
(4) Levinas, E. [1971] 2008, Totalité et infini, Paris, Le livre de poche.
(5) Levinas, E., Autrement qu’être ou au delà de l’essence. op.cit. p.147.
(6) Anzieu, D., Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985.
(7) Sartre, J-P., L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p.11.
(8) De Gaulejac, V., Consoli, S.G., Harrus Revidi,G., La honte dans la peau.  In La Peau, scène de la honte, ed Champ Psy, n°62, 2012, pp.9-29.
(9) Maine de Biran, [1805] (1988) Mémoire sur la décomposition de la pensée, in Oeuvres Tome III, Paris, Vrin
(10) Merleau-Ponty, M., L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, "Folioplus", [1964], 2006, p. 19.
(11) Merleau-Ponty, M., L’œil et l’esprit, op.cit. p. 7.
(12) Sartre, J-P., L’être et le néant, op.cit. p.300.
(13) Levinas, E., Totalité et infini, op.cit., p. 31.
(14) De Biran, M., Mémoire sur la décomposition de la pensée, op.cit., pp 198-226
(15) De Biran, M., Id, p 211.
(16) Fiat, E., "La négligence : une violence ?" in Revue d’éthique et de théologie morale, n° 229, Juin 2004, pp 27-33.
(17) De Biran, M., Mémoire sur la décomposition de la pensée, op.cit.
(18) Levinas, E., Totalité et infini, op.cit., p. 206.
(19) Id. p. 208.
(20) Courjou, E., Le toucher relationnel, Paris, Dunod, 2007.
(21) Levinas, E., Totalité et infini, op.cit., p. 203.
(22) Id., p.226.

]]>
news-2760 Mon, 10 Nov 2014 23:00:00 +0100 L’affaire de Poitiers ré-analysée https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/laffaire-de-poitiers-re-analysee Prématuré, faire vivre ou faire mourir : à qui appartient la décision ? L’affaire de Poitiers ré-analysée Un article de Laurent VERCOUSTRE 

"Un nouveau-né prématurissime menacé de lourdes séquelles, des parents désemparés refusant de prendre en charge un enfant handicapé, une équipe médicale qui temporise".

Laurent Vercoustre, né en 1949, est gynécologue- obstétricien et praticien hospitalier depuis 1979. Il exerce actuellement au pavillon mère-enfant au Groupe Hospitalier du Havre. Il a obtenu également un Master de philosophie pratique à l’université de Marne-La-Vallée et fait partie de l’Ecole éthique de la Salpêtrière. Il est l’auteur d’un essai sur l’hôpital public : Faut-il supprimer les hôpitaux ? L’hôpital au feu de Michel Foucault (L’Harmattan, 2009) et d’un récit Docteur House, et moi simple praticien hospitalier, (L’Harmattan, 2014).

 

 


Un nouveau-né prématurissime menacé de lourdes séquelles, des parents désemparés refusant de prendre en charge un enfant handicapé, une équipe médicale qui temporise. Voilà comment se posait, il y a quelques jours l’affaire de Poitiers. Obstétricien depuis plus de vingt ans, j’ai souvent été confronté à ce problème. J’ai envie de dire, avant toute chose, il était temps que cette question soit promue sur la scène médiatique. Car à travers le drame de Titouan, se joue un problème autant sociétal que médical, sans doute l’un des  plus importants et des plus difficiles auquel notre époque ait jamais été confrontée.

 

 À partir du cas de Titouan, tâchons de poser clairement et dans sa généralité les données du problème ; sans entrer dans des données chiffrées trop précises, il est permis d’affirmer que ces situations de grandes prématurité conduisent à une proportion non négligeable d’enfants survivants sans séquelles, mais  aussi à une proportion également non négligeables d’enfants avec des séquelles lourdes, en particulier cognitives. Disons d’une façon extrêmement schématique pour fixer les idées : un tiers de survivant sans séquelles, un tiers d’enfants plus ou moins lourdement handicapés, enfin un tiers de décès. Il y aura donc des morts en proportion importante. Sans négliger ces derniers, le problème éthique central est celui de cet acte de réanimation, de prise en charge  qui promeut la vie une proportion non négligeable d’enfant gravement déficients. Par ailleurs, les pédiatres sont sur ce point tous d’accord, il n’y a aujourd’hui aucun moyen de prédire à long terme l’avenir de ces prématurés. Seront-ils des enfants parfaitement normaux ou de grands handicapés moteurs ou cognitifs ? Nul ne peut le prévoir. On se trouve donc ici devant un choix strictement probabiliste. Chaque option peut conduire à des situations difficiles : faire vivre c’est prendre le risque de remettre aux parents et à la société un individu lourdement handicapé pour toute une vie, faire mourir c’est accepter de vivre toute une vie avec une interrogation : que serait ce fœtus  aujourd’hui si… ?

 

Les cadres de pensée qui organisent classiquement les réflexions éthiques en médecine, en particulier dans le cadre des fins de vie sont inopérants ici. Car le fœtus n’a pas le statut de sujet ni sur le plan philosophique, ni sur le plan juridique du moins tant qu’il est dans le sein de sa mère. On ne peut dans la situation du fœtus ou du nouveau-né faire référence au principe de dignité ou d’autonomie kantien. Pour Kant, la dignité de l’homme repose avant tout sur sa capacité de raisonner, c’est sa capacité de raisonner qui fonde sa liberté. Notre fœtus ne raisonne pas encore, il n’est donc pas libre.

 

Sans doute l’utilitarisme de Bentham conviendrait mieux à notre problème. Pour Bentham "La question n’est pas : peuvent-ils raisonner ? Ni peuvent-ils parler ? Mais bien peuvent-ils souffrir ?» C’est cela la question essentielle pour Bentham. L’idée directrice de l’utilitarisme peut s’énoncer assez simplement : "une action est bonne quand elle tend à réaliser la plus grande somme de bonheur dans l’univers pour le plus grand nombre d’êtres concernés par cette action. Elle est mauvaise dans le cas contraire, c’est à dire quand elle tend à augmenter la somme globale de malheurs dans le monde". Voilà pourquoi aux yeux des utilitaristes, il existe en effet des cas où l’on peut exiger le sacrifice individuel au nom du bonheur collectif.  La référence à l’utilitarisme de Bentham ne satisfait guère car si on l’appliquait, cela reviendrait à supprimer les fœtus handicapés. Dans notre pays épris d’un républicanisme d’inspiration kantienne, cette conception heurte notre conscience. Même si notre pratique médicale nous conduit, constamment à des choix de type probabiliste, qui font de nous, sans que nous en soyons toujours conscients, des utilitaristes. Nous ne regretterons pas de renoncer à la référence utilitariste.

 

Il est plus fécond d’aborder ce problème sous l’angle du pouvoir. À la manière de Foucault dont les médias célébraient au mois de juin dernier le trentième anniversaire de sa mort. Pour parvenir à une lecture de notre présent, Foucault cherche d’abord à repérer les lignes de forces, les jeux de pouvoirs qui mettent en tension les problèmes de notre société. La question du pouvoir est trop souvent occultée dans nos débats éthiques. La situation du nouveau-né prématuré qui échoue  sans transition entre les mains de la médecine, invite plus que toute autre à réfléchir aux limites du pouvoir médical.

 

Tâchons d’esquisser le diagramme des forces en présence. Ces forces viennent en représentation du fœtus qui n’a donc pas le statut de sujet. Dans le cas du sort d’un enfant prématurissime et de l’opportunité de réanimer ou non, trois instances se pressent autour de la couveuse, trois instances peuvent prétendre à la décision : la médecine, la société et bien évidemment les parents. Ces trois instances défendent plus ou moins consciemment des intérêts. La médecine défend la possibilité d’expérimenter, de repousser encore ses limites. La société cherche plutôt à se dispenser du fardeau économique lié à la prise en charge d’un enfant handicapé. Les parents ? Les parents défendent quelque chose qui est de l’ordre du désir : désir pour l’enfant. Or l’instance la plus fondatrice de l’être humain, c’est le désir de ses parents. Nous n’existons en définitive que dans le désir de l’autre. "Le moi s’éveille par la grâce du toi", disait si élégamment Bachelard. Mais il serait bien naïf de suspendre la décision au seul désir des parents, car l’enfant n’est pas totalement réductible à ce désir. Il reste que les parents occupent une place centrale dans le débat éthique.

 

Or de façon assez paradoxale, le pouvoir qui apparaît le moins légitime dans la décision, c’est le pouvoir  médical. Ce qui est essentiellement engagé dans le problème d’un prématurissime, c’est l’avenir, l’avenir lointain. Or, à la sortie de l’hôpital, seuls les parents et la société seront présents au quotidien auprès de ce prématuré et ils le seront pour une vie entière. La société devra assurer financièrement la prise en charge. La médecine l’aura oublié, à moins qu’elle ne l’ait enregistré pour une étude comme un cas…

 

Etrange pouvoir que le pouvoir médical. Son rôle ne devrait-il pas se limiter à déployer sa tekhne. Pourquoi ne s’y résout-elle pas. Pourquoi ? Parce qu’elle a encore et plus que jamais, dirait Foucault, cette exorbitante prétention, de légiférer dans l’ordre du bien et du mal, dans l’ordre des valeurs. La médecine grande héritière du pouvoir pastoral, disait Foucault.  Tâchons, à l’exemple de Foucault, de dégager de la contingence. De montrer que ce pouvoir, médical tel qu’il s’affirme dans le cas du prématurissime ne va de soi. De briser, dans cette prise de recul, certaines évidences.

 

Ainsi la réunion médicale, où sera décidé le sort du prématuré. La collégialité de la décision est reconnue comme une bonne pratique, elle est devenue la religion des services hospitaliers. Que penser de cette règle qui met un couple esseulé et fragilisé en face d’une armée de soignants ? N’y a-t-il pas dans ce déséquilibre numérique une forme d’indécence ? Comment imaginer qu’une femme puisse, psychologiquement faire sienne, intérioriser, comprendre au sens étymologique du mot c'est-à-dire prendre avec, une décision émanant d’une entité aussi lointaine aussi abstraite que celle d’une collégialité, elle ne peut le faire que dans l’espace restreint d’une relation entre deux individus elle-même et le médecin. Le consensus est un dogme et fait du groupe, du nombre, une caution de la vérité.  La multiplicité garant de la vérité ? Toute l’histoire de la pensée ne montre-t-elle pas le contraire. Galilée était bien seul à penser que la terre tournait autour du soleil et non l’inverse. La médecine a donc ses grand-messes pour célébrer le dogme du consensus. Il n’y a pas si longtemps pourtant elle défendait avec la même conviction le colloque singulier !

Ainsi le vocabulaire même utilisé par les médecins. Les médecins disent volontiers qu’ils demandent aux parents "leur avis". Mais ce mot avis n’est-il pas déjà une façon de mettre à distance les parents. On demande un avis à un expert, un avis n’a pas force de décision. N’y a-t-il pas une certaine muflerie du pouvoir médical à utiliser le mot avis, car un avis demande une distanciation, voire une certaine indifférence par rapport au problème posé. Comment supposer cette indifférence chez des parents.

 

Ainsi l’affirmation suivante relevée dans la presse: "on ne peut pas demander aux parents de porter la responsabilité du pari sur l’avenir que sont les décisions d’arrêt des soins thérapeutiques en néonatalogie" ; voilà un stéréotype unanimement partagé par les professeurs, stéréotype qui transpire le paternalisme médical. Pourquoi les parents n’assumeraient-ils pas la décision qu’ils prennent quelle qu’elle soit, et d’autant mieux justement qu’ils l’ont choisie. ? C’est d’ailleurs bien ce qu’ont revendiqué les parents de Titouan. Certains ont l’incroyable naïveté d’ajouter ": cela leur facilitera le travail de deuil !"

 

Ainsi cette affirmation du professeur Fabrice Pierre "Il ne faudrait pas tomber dans un domaine judiciaire, comme dans l’affaire Vincent Lambert, car ce n'est pas au juge de trancher ce type de situation." Et pourquoi pas ? Pourquoi le juge qui représente la société n ‘aura-t-il pas son mot à dire. C’est l’une des instance, non la moins importante qui à notre sens doit participer à la décision.

 

Ainsi, de ressentir le scandale de cette sentence glanée dans la presse qui tombe comme un couperet : "écouter les parents et en laisser  le dernier mot à l’équipe médicale.".

 

Mais le sommet de l’indignité du pouvoir médical est atteint par cette réflexion d’un professeur : "la première semaine, dit-il, les parents souffrent beaucoup, mais cette souffrance leur permet de se structurer". Certes "ce qui ne tue pas nous rend plus fort" disait Nietzsche, on peut réfléchir sur le rôle de la douleur dans notre vie psychique mais la recommander à nos semblables, c’est tout autre chose, or  voici qu’un professeur la prescrit…

 

Que proposer ? La solution n’est pas à trouver dans l’ordre dune démarche scientifique, car si elle existait le problème ne se poserait plus. Ce n’est peut-être pas le choix que l’on fait qui importe mais le processus qui le produit. Ce processus doit être équitable, donnant à chacune des instances convoquées autour de ce prématuré la place qu’elle mérite.

 

Mais, on le sait,  l’état de Titouan s’est brutalement aggravé, la nature a finalement tranché permettant à la médecine de sauver la face. Je salue le courage des parents qui ont réussi à faire de ce problème qui couvait depuis longtemps un véritable débat public.

 

Le droit romain donnait au père de famille le patria potesta c’est à dire le droit de disposer  de la vie de ses enfants et de ses esclaves. Aujourd’hui ce privilège nous scandalise… Que penserons les générations futures de cette médecine qui prétend détenir à l’égard du prematurissime un pouvoir exclusif.

 

Terminons en donnant la parole à Foucault "la médecine est une stratégie biopolitique" (1), affirmait-il. Dans la configuration actuelle des pouvoirs, le pouvoir médical se présente comme un facteur bloquant du déploiement des stratégies biopolitiques. Il s’interpose entre le sujet et le biopouvoir détournant le sujet d’une confrontation directe avec le biopouvoir dont la fonction est la maximisation de la vie. Il met entre le biopouvoir et le sujet un espace sanctuarisé excluant le regard de toute autre forme de pouvoir en proférant une discursivité creuse nourrie aux humanismes mous.
Ainsi il n’est utile ni au sujet, ni à la société, il ne fait qu’amener de la confusion….C’est dans une confrontation directe avec le biopouvoir que le sujet trouvera sa dimension éthique… Toutes les formes institutionnalisées de l’éthique, espace éthique, comité d’éthiques ne s’opposent, ni n’atténuent le pouvoir médical, elles leur donnent un autre visage, un visage présentable.

 

 

 

 

Note :
(1) Michel Foucault, Dits et écrits, "Crise de la médecine ou de l’anti-médecine ?", Paris, Quarto Gallimard, t. II, p.40.

]]>
news-2761 Sun, 12 Oct 2014 22:02:00 +0200 La peur de l'institutionnalisation https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/la-peur-de-linstitutionnalisation Un article du Docteur V. LEFEBVRE DES NOETTES

Entrer en maison de retraite fait encore aujourd’hui peur, peur d’y entrer, peur d’y vivre, peur d’y mourir seul et  loin de son chez-soi.

PSYCHIATRE  DU SUJET AGE, C.H. EMILE ROUX 1 AV DE VERDUN 94450 LIMEIL BREVANNES

Entrer en maison de retraite fait encore aujourd’hui peur, peur d’y entrer, peur d’y vivre, peur d’y mourir seul et  loin de son chez-soi. Nos représentations sociales en sont si négatives que c’est le plus souvent la dernière des "solutions" qui sera imposée dans un contexte d’urgence quand la grande dépendance va rendre impossible le maintien au domicile. Comprendre l’irrationnel  de ces peurs archaïques  nous interrogera sur les notions de chez-soi comme métaphore de soi dans une temporalité nécessairement  anticipatrice.

Ne pas y aller…

"Je veux pas y aller, jamais, là-bas ils maltraitent les vieux… je vois bien… je suis de trop, je veux pas coûter, alors le Père Lachaise… c’est mieux, oui c’est mieux là au moins on sait où on va" (Albertine, 92 ans MA sévère). Dans le même ordre d’idée, Françoise, ancienne professeur de Lycée, 78 ans, dépendante physiquement et atteinte de démence mixte modérément sévère ne voit rien de positif à l’institutionnalisation : "Les maisons de retraites ?  C’est l’horreur, pire que la peur, c’est l’enfermement, la perte de liberté, la perte des repères, la perte de soi".
Le nombre des personnes âgées vivant en maison de retraite ou en foyers-logements n’est pourtant pas si important. Par rapport aux onze millions cinq cent mille personnes de plus de 65 ans en France, il pourrait être de sept cent mille (dont près de la moitié souffrent de troubles cognitifs plus ou moins prononcés) – chiffre qui, s’il semble imposant en valeur absolue, ne représente donc que 6 % des plus de 65 ans. D’où vient alors cette peur d’une institutionnalisation qui se généralise ?
Nous ne comprendrons une telle peur que si nous réfléchissons d’abord à l’importance que revêt le chez soi pour la personne âgée.


Un chez soi comme rempart contre la peur d’un anéantissement du moi

Liiceanu (1) souligne la similitude sémantique des verbes grecs de l’habitation : oiken, naein, demein… Ils communiquent par l’idée de durée et de stabilité avec le fait d’exister et il est intéressant de constater qu’en grec ce sont les seuls verbes capables de commuter entièrement avec le verbe "être" dont ils étaient de véritables synonymes. L’habitation est prise au sens de séjour sur terre des mortels, séjour dont la configuration fait advenir le jeu du monde : le séjour se déploie sur terre mais aussi sous le ciel, englobe l’expérience du sacré et celle de l’appartenance à la communauté humaine. Il y a dans l’habitation un sens existentiel qui dépasse sa simple fonctionnalité.
C’est ce qu’a bien compris Bachelard, lorsqu’il rend compte d’une psychologie de la maison ; l’originalité et la force du philosophe français résident dans sa capacité à montrer que la maison est un corps d’images : abri fortifiant, clos et secret, lieu d’intimité et de solitude centrée, la maison est cette gravure essentielle, ce qui reste une fois qu’elle est dépouillée de ses contingences historiques et culturelles, la "hutte" qui reçoit "sa vérité" de l’intensité de son essence, l’essence du verbe habiter. "La maison abrite la rêverie, protège le rêveur et nous permet de rêver en paix". Le choix de Bachelard de s’en tenir à une topo-analyse qui, de fait, est une topophilie, a conduit plusieurs auteurs à nier les versants conflictuels de l’habiter. C’est ignorer que, pour lui, la demeure c’est en rêver la sécurité première, parce que "dans son germe, toute vie est bien-être. L’être commence par le bien-être" (Bachelard, 2004 : 103) et l’expérience de l’hostilité du monde existe mais est seconde. Entreprendre une topophilie, c’est " déterminer la valeur humaine des espaces de possession défendus contre les forces adverses, des espaces aimés. Pour des raisons très diverses et avec les différences que comportent les nuances poétiques, ce sont des espaces louangés" (Idem : 17).  Le chez soi est un espace qui me protège et que je peux vouer à la rêverie.
Or les  EHPAD  ne font jamais rêver personne, ni les familles prises dans des conflits de loyauté et d’intérêt, ni les patients   qu’on souhaiterait y "placer". C’est leurs maisons, ou mieux celles de leur enfance qui sont des espaces sécurisés et sécurisant pour eux, leurs "bases de sécurité» leurs ports d’attache, leurs demeures.
Pour Bertrand Quentin (2), le propre du "chez-soi" est de sédimenter la vie. Le premier appartement est souvent plus nu, moins chargé d’objets personnels que celui d’une personne âgée. La vie personnelle se déploie en plusieurs couches. Il en va de même pour le "chez-soi", l’épaisseur de cette sédimentation n’est pas étrangère aux capacités de mobilité des individus. Plus la sédimentation est importante, moins les personnes seront mobiles. Il est donc moins difficile de déménager après deux ans qu’après toute une vie.
Il y a donc un chez-soi mental, psychique, qui se construit mais aussi se délite, à l’aune des liens que l’on construit et dont on se déprend. Les objets du cours de notre vie ont aussi ce rôle psychique : «C’est ma fille qui m’a mis ce tableau avec des enfants, ils sont souriants mais c’est pas les miens, chez moi c’était mes petits-enfants que je regardais mais c’était moi qui choisissait"  me dit Evelyne 91 ans. Ce chez-soi mental se retrouve dans les objets transitionnels que nous transportons avec nous, photos, foulards, vêtements, peluches, bijoux, lettres d’amour mille fois pliées, lues, relues, et cachées au creux d’un chemisier sans âge. Ces objets sont le lien, la trace affective et mnésique d’un chez-soi, base de sécurité qui permet d’être au monde ; nous devons suivre ces traces, ces pas dans les pas des vies de nos patients, car derrière tout déplacement, bouleversements qui nous paraissent sans importance se cachent des secrets, des vies fragiles, qu’il faut respecter puisque ces bouts de chez-soi sont des bouts d’eux-mêmes, de leur identité. Il y a, dans le chez-soi plusieurs dimensions : celle de la personne avec son histoire de vie, son passé, sa mémoire, son psychisme, celle de l’espace, et celle des objets qui "meublent" cet espace.
Le maintien du chez-soi interne se délite dans la démence. Le maintien de Soi se réalise à travers la narration d’un récit biographique individuel et collectif  mais aussi à partir de la maison. Or, la maladie d’Alzheimer va modifier le rapport aux autres, au monde, au temps, à l’espace, aux mots, aux émotions, le patient recherchant  «une petite chambre avec des placards pour cacher mes secrets» ou "un balcon pour faire le tour et voir le monde", "le mieux c’est une maison et ici il n’y a pas de toit, mais une maison ça commence par un toit"..
Le symbolisme du toit nous aide aussi à penser l’habitation en tant qu’appartenance. Le toit abrite et accueille la maisonnée. Dans sa dimension verticale, le toit, en tant que symbole protecteur s’érigeant au-dessus de nous, nous rappelle notre dimension humaine. En filtrant le ciel, le toit nous prie de regarder le sol et la terre. La maison et sa toiture représentent le refuge et l’abri protecteurs sous lesquels vient s’unifier et se reconnaître l’être humain comme humain. Dans une même maisonnée à laquelle nous appartenons tous, y compris les patients Alzheimer, nous sommes unis sous la toiture du monde humain.
Quand la mémoire flanche que le moi s’étiole que nous reste-il comme réponse à la peur, à l’angoisse d’être dans un monde hostile ? Le retour en terre natale, à la maison ! "La maison est une des plus grandes puissances d’intégration pour les pensées, les souvenirs et les rêves de l’homme. Dans cette intégration, le principe liant, c’est la rêverie"(3).
Demeurer chez-soi c’est aussi demeurer Soi, il y a dans cette notion l’idée d’un temps fixé, suspendu, qui reste, qui ne bouge plus, elle permet le retrait et ouvre sur des horizons, elle organise un univers à partir duquel l’habitant rayonne, va et vient, fait l’expérience du voyage ou de l’exil, mais aussi celui du retour et de l’attachement.



Le déménagement comme premier traumatisme

Déménager peut être pensé de manière positive : c’est se projeter dans l’avenir, aller vers de nouveaux investissements. Le "deuil" de notre maison peut alors être plus rapide. Mais cela requière une énergie psychique immense bien difficile à mobiliser chez le patient Alzheimer. Le déménagement qui amène à l’entrée en institution est souvent pour lui une rupture radicale, une perte des racines, accompagnée de l’angoisse primaire profonde qui est la perte du chez-soi, du lien entre soi et les autres, entre le dedans et le dehors. Gilka, ancienne danseuse classique, belle tête blanche sur un corps encore très jeune pour ses 89 ans (4), nous parle de cette perte complète de repères, provoquée par le déménagement : "Avec le choc du déménagement, je me suis retrouvée pendant quatre jours comme une petite fille de 5 ans. A tel point que je ne savais pas qu’il fallait se laver, je ne savais pas qu’il fallait manger, je ne savais plus rien, cela a été horrible, c’est une descente aux enfers. J’ai été transplantée ici, comme une plante qu’on a replantée mais qui n’a pas prise"…
"Déménager à 89 ans, ce n’est pas recommandé, parce que vous perdez tous vos repères alors que vous ne voyez plus. J’étais bourrée de repères, moi, à Levallois"….
En imposant une institutionnalisation, en urgence, nous sommes  confronté rapidement à ces refus et au refus de vivre qui sont dits avec force, avant : "si c’est ça , je préfère mourir et rejoindre maman au cimetière, là tu verras si j’ai besoin de ton aide, tu n’auras que ce que tu mérites et que ce que tu attends, ma mort sur ta petite conscience"  dit Marie-Thérèse, 76 ans, (MMS 16/30) en colère et en écrivant "je veux être libre".
Pour les patients Alzheimer, quitter son domicile le plus souvent dans un contexte traumatique c’est mourir lentement et glisser sûrement vers la mort.




De la peur d’y aller à la peur qu’il ne soit pas pris

Ginette, 82 ans, ombre errante d’elle-même, fragile brindille accrochée par un cheveux à la vie et au bras de sa fille, se montre d’une force inouïe quand après 5 ans de suivi en consultation mémoire pour une démence mixte évoluée, vient celle de l’annonce répétée et patiente d’une institutionnalisation tant redoutée pour elle-même mais tant  souhaitée  par sa fille qui, une fois, de plus a dû chercher "comme une folle" sa mère qui n’était pas rentrée "du pain" qu’elle était allée cherché cette nuit. Cette fois ce n’était plus possible, j’ai toujours promis à maman de ne pas "la placer" mais c’est trop d’inquiétude et de douleur, "j’ai peur qu’elle se perde, j’ai peur de la perdre".
Quand, enfin un consensus mou vient déclencher les mesures d’aide sociales et de protection juridique pour "imposer" un placement, arrive une autre épreuve, celle  de la recherche d’une EHPAD, la peur au ventre qu’on "refuse" son parent parce que "trop agité ou agressif",  parce que trop déambulant et "fugueur", parce que pas assez consentant ;
Si le consentement à l’entrée en institution doit être recherché, on ne peut que déplorer que certaines maisons de retraite très réputées aux listes d’attente parfois de plusieurs années, motivent, sur le refus de consentement lors de la visite de l’établissement, le rejet de la candidature de patients, dont les familles ont travaillé pendant des mois le dossier d’admission et qui ayant réussi "l’écrit" ratent "le grand oral de la visite de pré-admission» quand leurs parents, sorti de leur "solution d’attente" (SSR, SLD, autre EHPAD éloignée ou trop chère) dira invariablement "non je ne veux pas rester, c’est pas chez moi ici".



Diverses attitudes après l’institutionnalisation

La confusion dans le lieu
Bernard Ennuyer (5), souligne les articulations du domicile : espace privé et espace public, espace privé et espace intime, vécu extérieur et vécu personnel. On pourrait décrire un chez-soi social lieu du dedans/dehors, ouvert à ceux à qui l’on ouvre la porte et non ceux qui s’autorise à "pénétrer" chez-soi sans y être autoriser, un chez-soi discret avec ses codes, ses médiations, et enfin un chez-soi secret, qui n’appartient qu’à la personne elle-même et donc est inaccessible. Il semble essentiel d’accepter cette part du chez-soi inaccessible qui devrait être respectée par les auxiliaires de vie au domicile ou les soignants à l’hôpital. Car bien souvent le sentiment d’être chez soi, d’être protégé disparaît au sein de l’EHPAD ou de l’hôpital. La démence va atténuer, modifier, altérer, la conscience de soi, le sentiment d’exister et d’habiter le monde. La personne "déménage", dans sa réalité spatiale et dans sa tête.  Quand une personne n’est plus autonome, son chez-soi devient vite un espace public, ouvert à tous vents, une béance, la porte d’entrée de toutes les peurs :
Avec l’intrusion fréquente de l’espace public au sein de ce qui devrait rester un lieu privé, c’est l’étrangeté qui s’invite à côté de nous. "Tenez ma fille, dites à cette femme de quitter ma chambre, elle est assise là au bout de mon lit" dit Adeline en  montrant un tas de vêtements épars.
 "Laissez la lumière !!, la nuit des grands noirs viennent me violer ! À mon âge c’est pas correct"  dit une autre quand le logiciel de "traçabilité" indique un change à  5 h du matin.
" On m’a mise toute nue, j’ai eu froid, ils parlaient fort, en allemand, on me mettait la lampe sur les yeux, c’était dans une cave, avec des murs verts". Alors qu’il s’agissait là encore d’une toilette et d’un change mais dans un lieu inconnu froid et inhospitalier.
    
Fuguer
Nombre de malades d’Alzheimer "fuguent", fuient, cherchent à rentrer chez eux dès l’admission à l’hôpital ou en EHPAD, pour retourner chez eux, c'est-à-dire bien souvent dans leur maison d’enfance et non celle où ces femmes très âgées ont été mères et ont élevés leurs enfants : "s’il vous  plait ! Ramenez- moi chez-moi dit cette femme Alzheimer évoluée à la cantonade, arpentant le trottoir devenu étranger devant chez elle, où la peur et l’angoisse avaient comblé cet espace d’incertitude". Léon 89 ans a été retrouvé en pyjama tambourinant sur la porte d’une maison devant ses occupants intrigués, Léon leur somma de sortir de "sa" maison. Depuis soixante ans, celle-ci avait changé trois fois de propriétaires… Léon était parti de l’hôpital sans argent, sans chaussures ni vêtements adaptés, sans "sa tête" alors qu’il ne savait plus s’orienter dans le temps et l’espace, il a pu prendre le métro, le train pour retourner dans la maison de son enfance en Vendée !

Supporter le départ définitif, en se faisant croire à du provisoire
L’hospice d’antan a aujourd’hui pour nom "EHPAD", avec un "H" qui veut dire "hébergement". Cette notion renvoie au fait de se loger "à titre provisoire" dans l’attente de retrouver son "chez-soi". Comme me dit cette patiente dans son lit derrière ses ridelles les cheveux "lâchés", le corps décharné et en position fœtale mais curieusement habillée d’un boléro et d’un boa bleu électrique qui me dit un rien impatientée : "vous vous méprenez ma petite, je ne reste pas, je suis ici pour aider les autres, alors comme c’est fatiguant je me suis couchée!".
Ou encore celle-ci qui, collée à la porte vitrée de son EHPAD, me dit " ici je suis en vacances, c’est bien, mais pas pour rester d’ailleurs j’attends qu’on vienne me chercher, je ne sais pas si c’est maman ou ma fille qui viendront".
Les notions de "lieu-de-vie" et de "chez-soi" n’ont pas la même signification : un lieu de vie est un espace où l’ont peut manger, dormir, se laver, s’habiller, mais c’est aussi un lieu à la fois privé et public, alors que le chez-soi comporte une dimension affective, indissociable de l’histoire de vie, de sa personnalité, de son niveau de vie ; il arrive aussi que certaines personnes ne se sentent jamais "chez-elle", même quand elles sont dans leur propre domicile.


Apprivoiser ses peurs

L’anticipation et l’essentielle patience pour aboutir à un vrai consentement
La famille commence à vivre dans la temporalité de l’inquiétude et de l’urgence.  En revanche les personnes âgées Alzheimer vivent parallèlement dans une toute autre temporalité, celle du passé bienheureux, des enfants à aller chercher à l’école, du pain et du chocolat chaud, peu importe si le monde ne tourne plus dans ce temps-là, peu importe si la nuit n’est pas le jour, si l’autoroute ne ressemble plus au chemin des écoliers.  Du coup le temps de l’anticipation est souvent réduit au temps du "on ne peut plus faire autrement", du " tant qu’on peut",  au  "vite il y a urgence".
Marie-Pierre Hervy (6) s’indigne du fait que nombre d’institutionnalisations sont dites "consenties" alors qu’il n’existe pas de possibilités suffisantes pour que la personne puisse vivre à son domicile. On qualifiera aussi de "consentis" nombre de retours à domicile "acrobatiques", qui n’étaient pas réellement souhaités par la personne mais qui "arrangent" financièrement les enfants par la suppression du coût important de l’institutionnalisation.
Le consentement n’est ici pas un vrai consentement de la personne et repose souvent sur le présupposé que le malade d’Alzheimer n’est plus vraiment capable de donner son avis. Or, une personne souffrant de ce type de troubles reste très longtemps capable d’exprimer un oui ou un non, pourvu qu’elle soit écoutée et décodée. Il est possible de recueillir son consentement dans l’ici et le maintenant (hic et nunc) dans le concret. Mais pour l’avenir et l’abstrait, recueillir rapidement ce consentement ne sera plus le cas. C’est pourquoi l’urgence d’un placement n’est pas possible. Du temps doit être donné pour l’anticipation.
Suzette, 88 ans assise dans son fauteuil roulant le sourire aux lèvres les mains nouées sur ses genoux douloureux dit : "cette nuit mon fils est venu repeindre tout mon salon, il s’est trompé un peu de couleur, mais c’est pour me faire plaisir alors je lui fais croire que je n’ai rien vu parce que moi, je préfère ça que d’aller en maison de retraite…on n’est pas chez nous , en maison de retraite"…et pourtant elle y vit depuis 5 ans sans jamais avoir manifesté le désir de retourner chez elle , sans refus actif ou syndrome de glissement.
Son chez-soi est devenu son soi dans ce nouvel espace reconfiguré au grès de ses troubles de la reconnaissance mais où il est question d’elle, de son fils, de ses goûts.
Pourquoi nous n’obtenons jamais un consentement "libre et éclairé" d’emblée à l’entrée en institution ? Car demeurer soi, c’était demeurer chez soi.

Une réappropriation
Pour les personnes démentes, cette capacité est pour le moins diminuée et de notre point de vue peut participer d’une part au refus systématique de se projeter dans un futur qui n’est pas le sien et l’effondrement psychique et psychologique qui, si le projet n’a pas été bien "préparé" en amont, va conduire à une mort rapide : "dans les six mois ils partent" me dira une soignante d’EHPAD résignée.
…"J’ai vécu une désincarnation, ou au contraire une réincarnation – pas en un animal mais presque. J’étais dans un état inexplicable. Ma fille a fini par me dire d’accepter ma condition et ma vieillesse. Et c’est seulement au bout de quelques jours que cela a été possible"…

"J’ai réalisé que j’étais toute seule et que si je ne faisais pas quelque chose, personne ne ferait rien pour moi. Puis, la chatte m’a demandé à manger"….

…"Une nuit, j’ai décidé d’essayer de me décontracter. J’ai fait des exercices. De quart d’heure en quart d’heure, les choses ont commencé à s’éclairer. Et puis petit à petit, c’est revenu. J’ai eu faim, j’ai remangé. J’ai même fait la connaissance de personnes. …"Avec la vieillesse, je m’attends encore à des choses peut-être pires, je ne sais pas. A mesure qu’on avance on découvre des choses, des nouvelles incapacités, et des nouvelles distorsions, l’usure qui progresse".
Ce que Gilka nous dit c’est qu’elle doit réinstaurer la maîtrise du chez-soi. La réappropriation de sa maison est œuvre de reconquête de son espace, qui révèle que l’habiter est mouvement, qu’il doit maintenir pour le sujet les dimensions de sa temporalité et qu’il comprend la capacité d’assumer les tensions de ce qui est à venir.





CONCLUSION

Paulette Guinchard-Kunstler et Marie-Thérèse Renaud indiquent qu’une des caractéristiques de ces maisons de retraite est de faire peur, à ceux qui sont encore jeunes et espèrent ne jamais y aller, comme à ceux qui sont vieux et appréhendent de devoir y partir. Il serait tout à fait faux de prétendre que rien n’a été fait pour transformer et changer l’image de l’hospice de vieux de jadis, et tout à fait injuste de nier l’effort quotidien de ceux qui y travaillent pour faire bouger les choses. Mais, disent–elles, globalement, il faut changer en profondeur la conception et le fonctionnement des maisons de retraite et des services de long séjour qui, même s’ils recouvrent les réalités les plus diverses, continuent à être dans l'ensemble perçus comme des lieux sans vie. Leurs constat est que souvent la vie n’est pas plaisante là où l’on envoie les personnes âgées finir la leur. Et c’est bien  la raison essentielle pour laquelle nombre d’entre elles refusent d’y aller, obstinément et aussi longtemps qu’elles en ont le moyen, alors que leur domicile n’est pas forcément adapté et qu’il n’est pas toujours commode pour elles de continuer à y habiter (7).
Penser l’entrée en institution c’est ce frotter à l’idée d’un ailleurs et d’un ailleurs bien inquiétant source de peurs irraisonnées et rarement  havre de paix.
Les personnes âgées devenues dépendantes par leurs pertes cumulées, sont aussi des éponges émotionnelles et perçoivent parfaitement ce que Quentin appelle notre "empathie égocentrée" (8), cette compassion qui croit bien faire mais qui se trompe en pensant que le sujet conscient n’est plus là. Dès lors comment s’étonner du refus d’imaginer,  de penser sa retraite dans une "maison pour vieux". Très vite ce projet qui n’est pas le leur et qui ne sera jamais le notre va réactiver des peurs archaïques et des angoisses d’abandon.
Un nécessaire travail de deuil anticipatoire du chez-soi, accompagné et  tissé dans la trame d’un pacte soignant doit pouvoir nous guider.







NOTES
(1)    Liiceanu G., Repères pour une herméneutique de l’habitation Paris, L’Herne, 1983.
(2)    Quentin, B. (2006) " chantier "chez-soi" tentative de définition d’un lieu concret et immatériel", Janvier 2006, Leroy Merlin Source.
(3)    Bachelard G. (2004), la poétique de l’espace, PUF.
(4)    Rue 89 "l’été où Gilka 89 ans est partie en maison de retraite", 31 /08/2013.
(5)    Ennuyer B. (2006), Repenser le maintien au domicile, Paris, Dunod.
(6)    Hervy M.-P.,  "Quid du consentement", Gérontologie et société, 2002, n°101, p.129-141.
(7)    Guinchard-Kunstler P., Renaud M.-T. (2006) "Mieux vivre sa Vieillesse" , Paris, L’atelier, 23/02/06.
(8)    Quentin B. (2013), La philosophie face au handicap, Toulouse, Eres.

]]>
news-2762 Mon, 15 Sep 2014 15:31:00 +0200 Sur un livre d'Alain de BROCA https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/sur-un-livre-dalain-de-broca "A propos du soin, dans une ère de transition"

Sur un livre d'Alain Broca


Critique de l’ouvrage Le Soin est une éthique. Les enjeux du consentement ou du refus de soin et de l’obstination déraisonnable, A. de Broca, Paris, Seli Arslan, 2014.


"Qu’est-ce que le soin aujourd’hui, dans une ère de transition ?" (119). Voilà ce qu’ausculte Alain de Broca, neuropédiatre à Amiens, dans un petit ouvrage publié en 2014 chez Seli Arslan. Le titre de l’ouvrage nous dit que "le soin est une éthique". Qu’est-ce à dire ?

Le soin est une éthique

Tout d’abord cela signifie que le soin ne se réduit pas à un acte technique. A l’instar des auteur anglo-saxons du care Alain de Broca veut faire du soin un ensemble vaste et non réductible au traitement-cure qui a monopolisé l’attention sous l’effet de "la domination médicale et curative du XXe siècle" (16). "Le soin est une éthique, c’est-à-dire ici conçu comme un don relevant d’une dynamique d’échange de considération et de reconnaissance réciproques" (67).  Le soin ne peut ainsi se réduire à un échange marchand où la relation prendrait fin après le paiement d’un acte. Si le soin est bien souvent passé de ce qu’il était (une attitude, une attention) à un acte, à "un faire", Alain de Broca est net :  "Dans cet ouvrage, il s’agit de montrer que l’un ne va pas sans l’autre et qu’une personne qui ne ferait qu’une partie du soin ne peut revendiquer le nom de soignant" (9). Pour revendiquer le nom de soignant, il faut donc être capable d’envisager l’homme dans son ensemble. Le soignant ne doit pas réduire l’homme à son aspect biologique, à un corps qu’il faudrait simplement réparer comme une "machine compliquée" (28), manière postmoderne d’envisager l’humain. L’homme est en réalité un être "biopsychosocial" (11). Au biologique, s’ajoute le psychologique (rencontrer le patient) et le social (comprendre son environnement familial, culturel). La tâche du soignant est donc plus complexe que certains pourraient le croire. Et elle l’est devenue davantage encore aujourd’hui, car les choses ont changé : "L’attitude de bienfaisance teintée ou non de paternalisme semblait être la posture la plus adaptée jusqu’à assez récemment face à une population peu au fait du savoir médical. Peu à peu, les connaissances du public sur le corps, la science, les thérapeutiques et son désir d’indépendance […] ont conduit les soignants à devoir "partager" le savoir" (24). "Partager le savoir" ?  Un peu contraint et forcé, certes. Mais c’est comme cela ! Internet a fait son œuvre d’accessibilité universelle. On rencontre sur les blogs ceux qui partagent les mêmes symptômes et avec lesquels des millions d’"informations" médicales circulent.  "Les malades disent ne faire confiance qu’aux pairs vivant les mêmes maladies" (46) nous dit l’Auteur.  Et en même temps il précise de manière plus optimiste : "quand ils n’ont pas pu fonder une vraie confiance avec l’équipe soignante" (46). Il faut donc maintenant d’abord établir un climat de confiance avec le patient. Ce climat s’établira par un refus de la dogmatique position traditionnelle de surplomb du médecin face à son patient. Il faudra se rendre à l’évidence que le patient est aussi un expert de lui-même : "Seule la personne soignée peut savoir ce qui, dans un projet thérapeutique, présente plus de désagréments ou de gêne qu’il ne semble apporter de bénéfices" (23). La narrativité, le fait de raconter et d’écouter devient une piste judicieuse. "La réintroduction de cet "instant" qu’est l’accident ou l’annonce d’un diagnostic dans l’histoire de vie du patient est au cœur du soin, comme le soulignent les études sur la narrativité. Les récits de patients où se confrontent le vécu des personnes souffrantes et la capacité des soignants de les entendre et de les aider à effectuer un travail d’herméneutique (ou un travail d’interprétation de la survenue de l’événement dans leur vie) ouvrent sur une démarche originale et féconde pour faire se rencontrer la temporalité des personnes soignées et soignantes" (25). On entre aussi dans l’ère de la négociation. Au patient s’ajoute la famille, avec des logiques complexes : plaire au médecin contre sa famille, plaire à sa famille contre le médecin, plaire à la famille contre son patient etc…L’importance de ces différents éléments apparaîtra de façon capitale pour obtenir un consentement au soin.



Consentement au soin et refus de soin

 "[Ce] refus de soin est une question très délicate, d’autant qu’elle est érigée comme un droit désormais plein et entier" (12). Pourtant "un refus de soin est une posture extrêmement complexe du fait même de la complexité de la pensée humaine" (12).
Le refus de soin peut être issu d’un contexte d’incompréhension, de mésentente. D’où l’investissement réel à avoir dans des échanges avec le malade et la famille. On entre à nouveau dans l’ère de la négociation fine. "Le consentement (ou son refus) sera toujours fonction des liens que le patient a avec les personnes de son environnement […] Les conflits de loyautés entrent aussi souvent en jeu lorsqu’il s’agit de donner ou non son consentement, qu’il s’agisse de suivre ou pas, voire de trahir ou pas le médecin – car il est "si gentil" et parce que "je ne peux rien lui refuser" - ou de suivre ou pas l’avis de sa famille – "à qui je dois tant" ou "qui m’en a tant fait baver que je ne vois pas pourquoi je vais suivre ses conseils". Ainsi, donner son consentement, c’est avant tout le donner à une personne, et cela peut provoquer un sentiment plus ou moins conscient de perte de liberté, de voir sa propre volonté déniée" (80).
Quand le soignant a affaire à un refus de soin issu du malade, il faut commencer par faire un effort d’interprétation. "l’expression "refus de soin" pourrait signifier qu’une personne refuse complètement la relation, ce qui est rarement le cas. C’est bien plus souvent du refus d’un geste technique, d’une thérapeutique, d’une intervention dont il est question" (83). De Broca l’illustre avec ce patient de 80 ans qui présente une démence avec des troubles mictionnels. Il ne peut pas parler mais sait froncer les sourcils en voyant arriver l’aide-soignante qui vient lui remettre la couche qu’il retire aussitôt mise. Il faut au grand dam des aides-soignantes changer le lit très régulièrement. Au bout de quelques jours, une aide-soignante décide de le laisser sans protection. Elle pose un urinoir sur une chaise à portée de main. Avec surprise, elle constate lors de son passage suivant que l’urinoir est rempli. "Qu’avait-il refusé en urinant sur lui, qu’avait-il accepté ensuite en urinant dans l’urinoir ?" (87-88). Voilà les interprétations fines qui seraient aujourd’hui dévolues aux soignants qui veulent réellement prendre soin de leurs patients. Les dilemmes sont pourtant nombreux. Par exemple celui lié aux vieux patients qui fuguent : "Pour certains soignants, la fugue peut montrer la capacité d’opérer une transgression, peut signifier la liberté retrouvée, constituer une manière de se proclamer vivant. D’autres peuvent l’interpréter comme la volonté de fuir sa réalité psychique et physique, de fuir ses contradictions […] Comment le laisser fuguer sans intervenir vu les risques qu’il encourt à l’extérieur ? La fugue est une fuite assurément, mais est-ce réellement un refus de soin ? Elle peut surtout correspondre à une demande d’aide supplémentaire ou différente, à une recherche d’attention et d’écoute renforcée dont les soignants auront à tenir compte" (89). L’Auteur a cette qualité de ne pas trancher dogmatiquement et de montrer que l’existence présente des situations qui sont à penser.
Il recense les situations où le praticien doit accepter le refus d’un patient (fin du paternalisme) et les situations où il peut être amené à passer outre (pronostic vital, troubles cognitifs).
Ce peut être aussi le praticien qui refuse de donner des soins. Et cela de manière licite, permise par le code de déontologie médicale  (il se dégage de sa mission pour des difficultés professionnelles ou personnelles mais en faisant les transmissions adéquates à un nouveau praticien) ou illicite : "l’absence d’accueil du malade par le soignant est à la limite de l’illégal. Cela peut être le cas si un malade est refusé dans un service parce qu’il est trop vieux, trop agressif, a un statut social trop précaire, ne peut pas honorer le paiement des actes réalisés. Cet aspect impose des prises de position politiques majeures afin que les soins soient administrés à tous dans les conditions les plus respectueuses" (84).
Il évoque également le cas délicat de l’obligation de soin. "L’essence éthique du soin pourrait être remise en cause puisque la personne n’est plus consultée pour les actes qu’elle va subir. Les soins peuvent ainsi être pénalement ordonnés, par exemple pour des prévenus ou détenus toxicomanes, qui doivent se soumettre à un contrôle judiciaire et à un suivi médical. Si la personne ne suit pas son traitement, elle peut voir sa peine commuée en peine de prison effective" (61). "Le juge demande des comptes rendus au médecin et des analyses médicales. Or, un acte de soin peut-il être honoré en confiance si le secret médical n’est pas respecté ? Le soin peut-il s’accorder avec la notion d’obligation ou d’injonction ?" (62). "Le médecin se trouve […] pris entre un malade qui vient le voir pour éviter l’incarcération, et un juge qui lui dicte ce qu’il doit faire, se transformant alors en prescripteur : le médecin peut dans ce cas se sentir simple exécutant de justice. De plus, en s’estimant capable de discerner si un patient doit suivre absolument un traitement – alors que le fait médical devrait être réservé au soignant -, la justice ou le droit instrumentalise la médecine" (63).
Problèmes difficiles encore une fois, où la médecine ne vit plus de ses rentes d’antan. Ne faudra-t-il d’ailleurs n’"aider contre son gré" que les toxicomanes, les personnes dangereuses pour autrui ? "Les soignants s’interrogent ainsi souvent sur l’attitude à adopter face, par exemple, à une personne faisant des tentatives de suicide ou qui refuse de suivre des traitements immunosuppresseurs malgré le risque de rejet rapide de son greffon" (63).
De là on peut en venir à la question de l’obstination déraisonnable de la part du corps médical.



L’obstination déraisonnable

Après avoir évoqué l’apparition depuis une quarantaine d’années de l’expression "acharnement thérapeutique" dans les situations compliquées de fin de vie et son remplacement progressif par celle d’ "obstination déraisonnable" depuis une quinzaine d’années, de Broca rappelle fort judicieusement que "les situations de fin de vie ne sont pas les seules concernées par l’obstination déraisonnable" (100). Et il assortit cette affirmation d’une succession d’exemples cliniques pertinents : la toilette, l’alimentation d’une personne âgée, vouloir vaincre l’infertilité, la prématurité extrême, la médecine fœtale, la médecine prédictive, la chirurgie esthétique, la contention du malade etc. Sur la toilette il nous dit par exemple qu’"au quotidien, imposer des toilettes corporelles, de plus à horaire fixe, à des personnes âgées qui s’y opposent parfois quand elles peuvent s’exprimer est un exemple d’obstination déraisonnable" (100). Sur l’alimentation des personnes âgées, l’Auteur pointe du doigt "la tentative d’alimenter à tout prix une personne, quitte à la "gaver" contre son gré" (100). Mais "C’est parfois à la demande des familles que des actes d’acharnement thérapeutique peuvent être entrepris, celles-ci souhaitant avant tout éviter le décès de leur proche, au point d’exiger de mettre en place des techniques ou des essais thérapeutiques qui paraissent inadaptés pour les équipes soignantes" (100). Pour la chirurgie esthétique, également, les choses ne sont pas toujours si simples : "Cette forme de chirurgie est parfois à la frontière entre le besoin médical et le désir personnel. Où se situe le raisonnable dans cette spécialité ? Pour beaucoup, une telle médecine serait à réserver aux seules défigurations, brûlures et autres pathologies majeures pour lesquelles ces chirurgies ont été développées. Cependant, qui peut s’ériger en juge de souffrances intimes, voire de handicaps sociaux que peuvent susciter des difformités (ou jugées telles par les personnes), la chirurgie esthétique pouvant en de nombreuses situations améliorer nettement le vécu des patients ?" (102).
Paradoxalement c’est sur la question de la fin de vie qu’Alain de Broca reste le moins disert. Alors que c’est pourtant par rapport à  ce sujet que l’expression d’"obstination déraisonnable" a été créée. Gageons qu’Alain de Broca nous réserve pour un prochain livre des analyses à ce propos.






Quelque épines…

Stipuler que "tout est politique" a souvent été un discours inquiétant. Il serait préjudiciable que notre Auteur tombe dans un piège de même ordre en affirmant que "tout est soin". Il nous dit en effet au début de l’ouvrage : "j’insiste sur l’idée qu’il n’y a pas de moment du soin en tant que tel, car tout moment de vie est potentiellement lié au soin" (27). Est-il  pourtant si sûr que tout soit "potentiellement lié au soin" ? Il est clair qu’en tant qu’être humain, toute expérience implique une base biopsychosociale qui la rend possible. Mais il est au moins envisageable que s’intéresser à la beauté du monde ou de l’art peut nous ouvrir à autre chose qu’à des problématiques de soin.
Par ailleurs, après avoir affirmé que ni l’autonomie prise au sens kantien ni l’autonomie de tradition anglo-saxonne, utilitariste ne répondent réellement à la position de la personne malade, Alain De Broca revendique la création d’un concept qui serait selon lui plus approprié, celui de "konomie" (du grec koine-nomos : la loi qui se dégage d’un langage compris par tous). "La décision d’un malade est loin de ne dépendre que de sa volonté, surtout s’il est en état de fragilité majeure ou de vulnérabilité. Une personne, en tant qu’être biopsychosocial, a besoin de pouvoir donner du sens à sa décision et de partager cette perspective avec ceux qui l’entourent (familialement, socialement et médicalement). Elle serait alors pour l’Auteur "en situation de "konomie"". Si nous partageons les analyses de l’Auteur sur l’insuffisance de l’autonomie pensée à la manière anglo-saxonne, nous sommes malheureusement un peu sceptique quant à l’avenir d’un vocable aussi rebutant que celui de "konomie". Nous pourrions vraisemblablement en faire l’économie en parlant d’une "autonomie dans un sens philosophique élargi", rendant à la fois compte des problématiques anglo-saxonnes, kantiennes et systémiques, sans passer par un terme aussi jargonnant.
Enfin, il nous a bien semblé repérer un lapsus à la page 49 (lapsus ou coquille ?). L’Auteur énumérant les questions qui peuvent venir au patient, à la place d’un "Qui suis-je pour subir cette maladie ?" écrit "Qui suis-je pour subir cette malade ?". Comme quoi, aux questions de patients se mêlent de plus en plus les questions de médecins…


Conclusion

Alain de Broca a bien conscience qu’au sein d’une médecine du XXIe siècle ivre de ses réussites techniques, son discours peut être mal reçu : "pour certains, la dynamique du soin comme don renvoie à des soignants passéistes, antimodernistes voire antiscientifiques" (67-68). Mais il nous appelle à empêcher nos contemporains de se comporter comme les autruches : les progrès techniques tendent à faire croire au grand public et aux soignants eux-mêmes que la médecine devient une science exacte dont on pourrait attendre une sécurité totale. "Les soignants devront […] admettre que certains soins sont préjudiciables à la qualité de vie, même s’ils permettraient, dans le meilleur des cas, un allongement de la durée de vie" (72). Les soignants devront aussi être vigilants devant le système d’assurance maladie, qui en ne remboursant que les gestes techniques, accentue la mise en arrière-plan du soin qui enveloppe les actes.
Si le propos du livre n’est pas toujours très original, il y a un effort utile de synthèse ("les piliers du soin", "les types de consentement", "de refus"). Des illustrations cliniques sont également les bienvenues pour incarner le propos. Fidèle à l’esprit de l’Ecole éthique de la Salpêtrière, dont il est issu, Alain de Broca a souvent l’humilité philosophique de poser des questions dérangeantes sans pour autant asséner des solutions dogmatiques.
Un petit ouvrage qui a donc de réelles qualités pour les soignants d’aujourd’hui qui veulent penser leurs pratiques.

Bertrand QUENTIN

]]>
news-2763 Thu, 31 Jul 2014 21:52:00 +0200 La médecine face à la définition de l’homme https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/la-medecine-face-a-la-definition-de-lhomme Un  article de Michaela FABRE, médecin  responsable de l’USP (unité de soins palliatifs) du CHU de Grenoble. Depuis plus de dix ans, elle exerce dans le domaine de la douleur cancéreuse rebelle, des soins palliatifs et dans le champ de l'éthique (comité éthique CH Bourges 2007-2012, CHU). 

 

Naissance d’une perplexité métaphysique

L’exercice médical contemporain est prodigieusement compliqué, pas tant par le développement exponentiel de sa complexité scientifique et technique, que par la confrontation permanente du médecin à l’épreuve éthique de son exercice. Si la médecine moderne se veut toujours inscrite dans la tradition ancestrale de la sollicitude à la souffrance de l’Autre, le médecin, par qui cette sollicitude s’exerce, est constamment rappelé à la recherche d’un sens de son exercice qui ne va plus de soi. Témoin, cette apostrophe du fils d’un de mes patients :

"Ma mère ne me reconnaît plus, ne me parle plus, ce n’est plus elle-même, ce n’est pas humain ça, ce n’est pas une vie. Moi, j’ai pris  soin même de mon chien à la fin, quand je l’ai amené chez le véto pour le piquer! Et alors, docteur, qu’allez-vous faire pour ma mère ?"

Le médecin reçoit cette interpellation de plein fouet, toutes les questions contenues en elle le traversent comme autant de balles, perforant ses convictions sur l’Humain et lui-même,  elle balaye tout ce qu’il pensait donner comme sens à sa présence à côté du malade ainsi qu’au regard qu’il posait jusqu’alors sur lui, car ces quelques mots ouvrent un vide vertigineux sur trois idées qui finalement s’emboîtent et s’imposent à lui comme essentielles : 1) que le sujet du propos est l’Homme dont la capacité d’expression de soi au monde est peut-être définitivement murée, impénétrable à la compréhension d’un tiers ; 2) que cette inaccessibilité de soi par le tiers pousse ce dernier à renvoyer le sujet des rangs de l’Humanité aux rangs d’une compassion fourre-tout, au même titre que son animal de compagnie, dans une sorte de no man’s land conceptuel où la rencontre n’est plus possible, faute de dialogue ; 3) que sans un esprit accessible, l’Homme cesse d’en être un.

Par cela, l’interpellation dépasse le questionnement sur l’Humain en filigrane de la grande vulnérabilité dont nous parle Sylvie Pandelé (23), pour nous amener à l’Homme comme image latente de soi sur une pellicule photographique non encore développée. Dès lors, trouver ici du sens à la sollicitude médicale nécessite de savoir s’il y a encore un Homme sur cette pellicule latente, en vertu d’une essence qui lui serait propre et accessible à une définition susceptible d’être apprivoisée par notre entendement, et quel serait les révélateurs de cette humanité à la conscience définitivement muette, inaccessible à autrui ?

La question revisitée du  "qu’est-ce que l’Homme ?"

1.    Du côté des sciences

L’homme a toujours cherché à comprendre à la fois le monde qui l’entoure  mais aussi la place qu’il occupe à l’intérieur de ce monde et pour ce faire, il a eu naturellement recours à l’observation, à la comparaison et à la classification de ses observations, construisant ainsi des systèmes plus ou moins algorithmiques. Parmi eux, les sciences du vivant s’avèrent clairement impropres à la recherche de l’essence de l’Homme, et il semblerait que c’est justement le côté analytique qui fait barrière à l’ineffable. Dans cette quête d’une essence primordiale de l’humain l’aporie persiste, car ni le système populaire par son langage vernaculaire, ni les systèmes algorithmiques de classement (Note a) ne transcendent les caractères anatomiques (structuration), génétiques (chromosomes) et moléculaires (ADN) qui sont synonymes d’ordre des organismes vivants.

Le survol d’autres domaines de la science ne nous apporte pas non plus le moindre aperçu d’un début de réponse à notre perplexité. La chimie inorganique nous apprend que, à nous seuls, nous contenons une bonne partie du tableau périodique des éléments de Mendeleïev que nous partageons par ailleurs avec les étoiles (une belle consolation). La physique mécanique et celle des fluides nous apprennent que notre corps fonctionne en respectant les mêmes lois que la pomme de Newton et l’écoulement des ruisseaux. In fine, la physique quantique et la cosmologie nous susurrent que lorsque nous nous croisons dans la rue, autrement dit lorsque nous faisons une rencontre, il s’agit en réalité d’un événement dans le cône de lumière (cosmologique), au croisement de deux lignes de l’Univers, dont la lumière "[…] forme un cône à trois dimensions dans l’espace-temps à quatre dimensions " (14).  

2.    Du côté des  philosophes

 "Ma mère ne me reconnaît plus, ne me parle plus, ce n’est plus elle-même, ce n’est pas humain ça… "

Si "la philosophie est fille de l'étonnement " (4), la perplexité métaphysique serait l’instant de vertige abyssal qui nous aspire brutalement lorsque certains propos nous laissent sans repère jusqu’à frôler l’anéantissement existentiel. Alors on se penche par-dessus la sagesse immémoriale des civilisations comme par-dessus les bords d’une fontaine, pour chercher dans la mémoire ancestrale de notre espèce des traces d’un questionnement identique au nôtre, sans toutefois y croire trop. Mais le vertige s’amplifie, car la fontaine s’avère immensément profonde. L’eau qui jaillit en son fond trouve sa source bien loin dans le temps, à l’époque de l’Égypte pré-pharaonique qui concevait déjà l’Homme comme microcosme (en lui tout l’univers) et macrocosme (lui-même partie de l’univers), quelque 4000 ans av. J.-C., et ses remous sont renforcés par d’autres centaines de ruisseaux traversant les cinq continents  et les millénaires.

Les traces préservées par Gaïa sont révélation. Depuis la nuit des temps, les hommes ont pressenti qu’il y a en eux une essence (du lat. esse : ce qui est intrinsèque à un être pour être ce qu’il est) qui les rend ineffables et indéfinissables et, par cela, infiniment différents et plus nobles que toute autre forme animée sur Terre, car elle les place au-delà de la temporalité, d’où l’apparition et la pérennisation des rites de transmission comme rites de mémoire.

Ce pressenti a pris peut-être sa substance lors d’un instant de paix, après une journée de chasse, lorsque l’homme s’est retrouvé les yeux dans les yeux avec les étoiles et a été surpris de sa surprise… Premier instant d’intériorité…Comme un petit caillou qui s’est disloqué du bloc d’un monde jusqu’alors sans interrogations et qui dévale depuis les profondeurs vallonnées des intériorités successives, éveillant des échos polyphoniques dans l’Homme de toutes les époques, sans jamais atteindre sa conclusion.

Par où commencer ? Faut-il et suffit-il d’aborder la question de l’âme ? Ou encore, qu’est-ce que l’âme et qu’est-ce que l’esprit ?

Issu étymologiquement du lat. anima ("vent", «air", «souffle") et sémantiquement du gr. psyché (Note b) terme ayant pour radical le sanscrit âtman-ana ("respirer "), le mot âme semblerait désigner à l’origine un attribut d’ordre plutôt physique que métaphysique, car indéniablement la respiration est un fait commun aux animaux et à l’homme. Pourtant, en scrutant les profondeurs des temps, nous nous apercevons que, contrairement aux civilisations occidentales qui cultivaient le dualisme corps-esprit, la culture africaine a abordé précocement et d’une manière beaucoup plus nuancée le sujet. Ainsi, l’Égypte antique distinguait neuf éléments essentiels de l’Être dont un seul représentait le corps matériel. Mais, contrairement aux philosophies africaines et orientales (shamanisme, bouddhisme), qui ont gardé dans leur praxis l’édifice conceptuel choisi (corps   âme   ombre pour les unes, vacuité et périssabilité de l’âme pour les autres) sans qu’aucune n’aille dans des débats fondamentalement contradictoires, la philosophie occidentale, et en premier lieu la philosophie  grecque se sont appliquées à creuser cette pensée. Le spirituel vient s’ajouter à l’édifice, du latin spiritus qui désigne à la fois la respiration du corps et l’inspiration de l’âme, le couple latin anima/spiritus ayant son correspondant en grec avec pneuma/psychè. Ce n'est qu'à propos de la création de l'homme que la Bible mentionne la neshama (nèphèsh en hébreu, qui provient d’une racine signifiant respirer et qui prend le sens littéral de respirant) que Dieu lui a insufflée dans ses narines, faisant de lui un être vivant (Genèse II, 7). Dans le texte biblique, l'homme ne possède pas une âme, il est une âme. Avec son sens plus-que-aérien des cimes touchant les cieux, le spirituel a acquis dans les temps modernes une acception complémentaire de sens, désertée du déisme, tout en gardant un parfum de l’au-delà de soi.

 "L'âme est d'une certaine manière toute chose " disait Aristote (3), pensant à tout être vivant. Il apparait donc naturellement nécessaire de parler d’une essence, l’ousia (Note c), la substance aristotélicienne nommant l’"étance " (qui signifie le fait même d’être). Pour Aristote, l’être possède une pluralité de significations (l’être plurivoque, "pollâchos legomenon "), et l’ousia est le fondement stable auquel l’être se rapporte et qui permet d’éviter la dispersion d’interprétation.

Parmi les quatre sens attribué par Aristote à l’être (4), seul l’intellect (la faculté pensante) est propre à l’homme et le distingue de l’animal, car elle lui permet de connaître et d’acquérir un sens moral et de l’exprimer par un prédicat : "[…] l’homme est par nature un animal politique […] et l’homme, seul de tous les animaux, possède la parole […] Il n'y a en effet qu'une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l'injuste et des autres notions de ce genre " (2).  

Le logos représente un attribut singulier pour Aristote, car il permet à l’homme l’élaboration et la transmission intelligible des concepts abstraits, dont les plus élémentaires concernent les choses ("ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme, mais sa forme ") (3). Par extension, nous pourrions dire que le logos est à la fois créateur car porteur de l’énergie d’une pensée mais aussi substrat de la raison d’où naît la conscience.

Voici donc les prémices et les prémisses conceptuelles (raison, pensée, logos) qui permettront à l’homme kantien d’acquérir la liberté selon la loi morale, tout en ayant le privilège de disposer du libre arbitre pour la choisir ou non (18). Cependant, ici la notion de liberté est particulière par le fait que l’homme chez Kant est sa propre liberté et c’est pour cette raison que le philosophe conclut que l’homme ne peut  être défini selon le modèle d'une essence déterminée.

3.    Proposition d’une nouvelle définition de l’Homme

Penchés longuement par dessus la fontaine des anciens, pénétrés du son d’un bruit venu du fond des âges, en grondement sourd résonant jusqu’à nous, nous devenons comme des accolades reliant des savoirs et des incertitudes de toutes les générations, chaque fois différents mais s’entrelaçant à l’infini dans le savoir et l’inconscient collectifs de l’espèce. Alors, finalement, quelle enivrante déception que de se dire cette révélation, que l’homme n’est réductible à aucune de ses caractéristiques isolées ni à leur simple somme arithmétique ! Car il n’est pas seulement primate, ni seulement carbone, ni seulement ADN, ni seulement  pensée, conscience, décision…mais tout à la fois et autrement... O, étrangeté suprême, ce n’est pas notre esprit raisonnant qui nous dévoile cela mais bien quelque chose qui s’émeut dans nos âmes sensibles, comme une réminiscence d’une vérité qu’on a connu jadis…  Si nous choisissions une de ses dimensions ou une toute autre, n’importe laquelle de celles qui lui sont applicables, nous le restreindrions à une catégorie et par cela même il ne serait plus un être mais une chose.

Quel admirable apprivoisement de l’ineffable positivité, dans la philosophie du négatif, que celui de Jankélévitch (16) : "Le positivisme de la chose tiendrait volontiers pour négatif tout ce qui est non-chose; et pour la philosophie négative ou apophatique, au contraire, c'est cette mystérieuse non-chose qui est la positivité par excellence, l'ineffable positivité... ". Alors, pour nous, une définition apophatique s’impose dialectiquement à l’homme et pour l’homme (du gr. apophatikos = de ce qu’il n’est pas), celle que nous n’appliquions jamais jusqu’ ici qu’à Dieu...  

La question de la conscience  

1.    Neurophysiologie et clinique

 Le mot conscience, rappelons-le, dérive du latin conscientia (de cum "avec " et scientia "science ").

La médecine utilise le mot conscience non pas comme un concept mais comme un repère sémiologique d’aptitude de l’individu à être présent à la relation (à soi-même et au monde). En même temps, ce sens est utilisé en oscillation permanente avec la notion de connaissance : troubles de la conscience, traumatisme crânien avec perte de connaissance, état de conscience fluctuante… Ici, la connaissance n’est pas entendue dans son sens ontologique mais plutôt dans le sens d’une re-connaissance (souvenir) de soi et de son environnement immédiat (que l’on pourrait définir d’extériorité, les lieux, ce que l’on évalue à l’examen neurologique comme capacité d’orientation dans l’espace) ou événementiel (que l’on pourrait nommer d’intériorité, celui qui est inscrit dans l’histoire d’une personne par le biais de sa mémoire et que l’on évalue comme capacité d’orientation dans le temps).

D’une manière plus globale, il est sous entendu que l’on évalue l’existence et le degré de gravité d’éventuels troubles des fonctions cognitives.  Les fonctions cognitives désignent les facultés intellectuelles propres à l’humain lui permettant d’avoir la capacité d’abstraction, d’interprétation et d’élaboration du monde ainsi que de ses propres sentiments et pour ce faire, la condition médicale  sine qua non d’un bon fonctionnement réside dans l’intégrité du réseau neuronal sous-jacent.

Le système neuronal du cerveau humain est constitué d’environ 100 milliards de neurones (1011) et chaque neurone s’interconnecte avec les autres par un millier de synapses en moyenne (environ 103), ce qui amène au fait que la configuration de ce système est en perpétuelle réorganisation. Partant de ce seul constat quantitatif, Gérard Chazal pose les questions suivantes : "[…] si ce réseau est le substrat de l’esprit, qu’est donc cet esprit qui s’accommode d’une telle variabilité […] ? Deuxièmement, comment pouvons-nous avoir l’expérience d’une unité de moi aussi bien dans l’espace que dans le temps ? " (5).  Questions légitimes, qui renvoient dans l’aporie l’idée d’une conscience n’étant qu’une propriété physique du cerveau telle que l’affirme Jean-Pierre Changeux (6). Par ailleurs, la réponse que lui fait Comte-Sponville (7) est dialectiquement succulente et mérite d’être citée: "[…] un neurobiologiste absolu pourrait tout savoir d’un cerveau vivant, mais serait dans l’incapacité de distinguer la différence entre une idée vraie et une idée fausse ".

Mais constater l’existence de ces "briques " structurelles que sont les neurones ne suffit pas, car les synapses (liaisons) ne sont fonctionnelles (dans le sens d’une transmission d’information) qu’à la seule condition de l’existence des neurotransmetteurs et des processus biochimiques complexes, tributaires à leur tour de l’existence d’un équilibre global de ce que Claude Bernard (Note d) nommait "le milieu intérieur " de l’organisme (compris de nos jours d’une manière plus large qu’à l’époque de la création du concept, suite aux avancées dans les domaines fondamentaux de la recherche médicale: hormones, pH, équilibre acido-basique et hydro-électrolytique, etc.).

Cette vérité physiologique rend encore plus difficile l’approche du concept de l’esprit. Nous ne pouvons pas nier l’existence des circuits neuronaux fonctionnels et le fait que leur stimulation expérimentale provoque une réponse localisée. Nous ne pouvons nier non plus que le stress positif (plaisir) ou négatif (peur, traumatisme, lésion) influe sur le taux de certains neurotransmetteurs ou de certaines hormones, le processus de feed-back étant démontré en physiologie (voir le reflexe pavlovien), et les exemples pourraient se multiplier.

Nous nous trouvons finalement devant deux certitudes relatives à l’homme et que nous ne pouvons pas relier sur le plan conceptuel : l’évidence d’une structuration biologique et neurologique générant des fonctionnalités complexes d’une part, et sa capacité métaphysique qui surpasse cette structuration et qui le rend autrement Homme d’autre part. Le paradoxe réside justement dans le fait que l’Esprit se joue de toutes ces découvertes scientifiques, qui ne font que mettre encore plus en lumière son caractère ineffable. Peut-être faut-il faire l’impasse sur la science à tout prix et se résoudre à l’évidence du mystère. Alors nous pourrions nous contenter de répondre à la question du pourquoi de l’esprit de l’homme par un clin d’œil à Montaigne : parce que c’est lui…

Les techniques modernes sont en continuel essor. Récemment, une équipe de chercheurs de l’Université de Milan, dirigée par Adenauer Casali du Département des sciences biomédicales et cliniques de l’Université de Milan (8) a mis au point une technique de stimulation magnétique transcrânienne permettant l’évaluation de l’état de conscience chez les patients comateux par accident ou suite à une anesthésie générale, dans un but prédictif du réveil. Et si le réveil est synonyme en médecine d’une reprise de conscience dans le sens d’un ré-accès à soi-même, quelles seraient les conséquences à envisager pour les malades dont le score prédictif serait trop faible ? Voici peut-être l’émergence d’une nouvelle réflexion épistémologique.

La conscience de soi et l’autre : le jeu des miroirs

Se penser soi-même, c’est avoir conscience de son existence dans la temporalité et de son état dans l’instant, et c’est en cela que réside le propre de l’homme, et sa grandeur ajouterait Pascal (24).

La conscience de soi se révèle à l’être. Kant (17) nous dit que "posséder le Je dans sa représentation élève l’homme et par ceci, il est une personne " car, à partir du moment où l’enfant qui fut en chacun d’entre nous commence à dire JE, il ne revient jamais en arrière pour parler de lui-même à la 3ème personne; auparavant, "il ne faisait que se sentir, maintenant il se pense ". Se posant en sujet, l’homme peut commencer à dialoguer avec le monde auquel il se rapporte.

Le premier autrui, c’est nous-même, voilà pourquoi la conscience de cet Autre ne pourrait pas exister en dehors de la conscience de soi  qui nous établit dans notre rapport au monde. Mais l’homme n’est pas seulement un de ces deux facteurs du rapport, car "la Conscience diffère du simple rapport à soi mais est une réflexion sur soi " (22) et porte à  la délibération (1) ; cela élève l’homme au-dessus des actes, en lui évitant la réduction que fait Sartre au fait d’exister proportionnellement à ses projets réalisés.

Pascal sublime l’homme dans la seule faculté de penser lorsqu’il dit  " Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête […] Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée ; ce serait une pierre ou une brute " (24). Il y a toujours un risque de dérive lorsqu’on essaie de restreindre l’Homme à une catégorie, au sens aristotélicien du terme. Il en est de même pour la réduction à la capacité d’avoir un jugement moral kantien, car pour émettre un jugement encore faut-il avoir l’intégrité des capacités intellectuelles. Extraire donc une catégorie de l’ensemble du discours philosophique appauvrit le discours, enlaidit la personne et soumet au risque d’une finalité d’eugénisme érigée en principe, car "l’attribut d’un être (en l’occurrence sa non manifestation au tiers) est accidentelle et n’affecte en rien sa substance " (4).  

Pour ce qui concerne la question du logos comme attribut singulier et essentiel de l’humain, l’argumentation aristotélicienne se retrouve  renforcée par Francis Wolf, pour qui l’homme est un animal rationnel  dés lors qu’il dispose du langage prédicatif qui lui permet l’accès à une pensée triplement plissée : dire quelque chose "au sujet de ", affirmer ou nier la même chose et parler de cette chose à quelqu’un (30).

Comment alors trouver un dialogue entre l’Homme des philosophes et celui de ceux  que nous nommerions des utilitaristes existentiels, ceux qui dénient l’appartenance à l’humanité de l’être, lorsqu’il se trouve dans l’incapacité définitive de raisonner comme de parler ?

Nous pouvons contourner l’aporie en posant le postulat que l’humain est un être essentiellement prédicatif, dont le premier verbe qui l’habite est le verbe être (du lat. esse essence). Cet homme exprime son essence par le savoir (conscience) et le faire (auquel appartient la décision), et ces allers-retours lui font suivre un chemin existentiel spiralé, vers le haut ou vers le bas… Une deuxième particularité de l’homme prédicatif est le fait que son prédicat peut devenir réflexif. Il devient alors celui qui subit. Son esse se transforme en un être-objet, soumis au savoir et au faire d’un tiers qui, par cela, prend le pouvoir décisionnel à son encontre.

Pour dépasser la problématique de l’inconnaissabilité (Note e) de l’essence, posons un deuxième postulat : que l’esse est la même pour tout homme, celui qui est donc un homme prédicatif.  Le fait que celui-ci n’est accessible que par son être par accident (4) ne devrait plus poser de problèmes, dés lors que la reconnaissance entre les deux altérités se ferait naturellement, en vertu de la ressemblance, car chacune est essentiellement le miroir de l’autre. Mais, malgré tout, la question de l’Altérité est loin d’être résolue. Platon avait opposé l’altérité à l’être et en avait fait ainsi un non-être. Aristote a restitué l’altérité à l’être lui-même, à travers la relation perçue comme un de ses sens mais aussi par l’argument de la pluralité de significations dans le langage sur l’être. Ainsi a-t-il restauré l’idée que nous sommes tous autant essence qu’aléas…

Notre besoin de l’autre est un besoin inscrit dans notre essence, à cause de la ressemblance. Puis, besoin inscrit en nous en tant que membres de la Cité, pour se sentir reconnus et justifiés. In fine, puisque nous sommes aussi des êtres d’émotion, nous aurions besoin de dire avec Bachelard "le moi s’éveille par la grâce de toi " ; mais qu’en est-il alors de cet Autrui esseulé dans la Cité par l’absence de son moi sensible et accessible? A-t-il encore besoin de notre regard ? Nous ne saurons le dire, en revanche nous avons besoin de le voir, au-delà du regard, pour rester conformes à notre essence.

Ceci nous amène à penser la primauté du sujet regardant sur  le sujet regardé, comme condition de l’altérité, ce qui donne une autre perspective aux propos de Dominique Folscheid "privé d’altérité, l’être est donc privé d’identité (10).

Révélateurs possibles de l’image latente de l’Humain

1.    La potentialité permanente

La médecine n’est pas interpellée sur la question du sens lorsqu’il y a une suspension transitoire de la conscience de soi et donc de la capacité d’autodétermination, comme cela a lieu lors d’une anesthésie générale. En revanche, cette question resurgit chaque jour autour des individus qui n’ont plus ou pas encore une  conscience accessible : les nouveau-nés malformés, les malades arriérés, les personnes en état végétatif, les grands vieillards, les agonisants…On remarquerait que la question sur l’humanité de l’individu ne surgit jamais non plus lorsqu’il s’agit des nouveau-nés sains, pressentis pour acquérir la conscience.

Pour Aristote, l’être en acte est le plus haut degré ontologique. Etre en acte, c’est être absolument, car la pensée peut se concrétiser à la face du monde. En dépit de cela, pour Aristote l’être en puissance n’est pas un pur non-être, c’est en quelque sorte l’être à l’état de latence, un être possible qui attend le moment de son actualisation. Si pour Rousseau l’être en puissance "[…] est indéterminé […] ouvert à mille accidents " (27), nous pouvons regarder l’être latent comme une indétermination ouverte perpétuellement au possible, à tous les possibles. Ainsi nous pourrions dire que le nouveau-né autant que la personne en état de coma sont en état de potentialité.

Nous serions tentés d’assimiler cet état de possibilité à la capabilité, concept introduit par le Prix Nobel d’économie, Amartya Sen. Il définit la capabilité comme "la capacité de chacun à pouvoir transformer les libertés abstraites en opportunités réelles " (29). Pour les personnes dépourvues définitivement de toute possibilité de liberté dans le sens kantien du terme, il apparait évident que la capabilité est à son point le plus bas.

Du côté de la médecine, si les avancées scientifiques et technologiques de la fin du XXe siècle ont été jugées spectaculaires, celle qui sont actuellement en marche sont absolument époustouflantes, autant par leur étendue que par leur vitesse de progression. Nous parlons des nanotechnologies, des biotechnologies, de l’informatique et de la cognitique (les sciences du cerveau et de l’intelligence artificielle), l’ensemble étant désigné par l’acronyme NBIC. Les perspectives ainsi ouvertes sont vertigineuses. Les manipulations de l’ADN vont restreindre l’incidence et la sévérité des maladies génétiques. L’utilisation des cellules souches servira à obtenir la régénération des tissus lésés ou vieillis. La greffe des organes artificiels entiers évitera les inconvénients actuels des traitements anti rejet, sans compter que la durée de vie des greffons sera beaucoup plus longue que celle d’un greffon biologique. Des essais sur l’homme ont déjà été réalisés pour la mise en place des implants électroniques dans le système nerveux central dans le cas de certaines maladies neurologiques dont le Parkinson. Des travaux de recherche extrêmement avancés sur des souris ayant des lésions typiques de maladie d’Alzheimer ont conduit à la disparition des plaques amyloïdes (lésion cérébrale caractéristique de la maladie) et à une restitution fonctionnelle sensationnelle. Et bien sûr, la liste de prodiges n’est pas close.

A la lumière des merveilles médicales évoquées, on pourrait facilement imaginer notre  vieille patiente qui  "ne […]  reconnaît plus, ne […] parle plus  " ressuscitée et réintégrée dans sa dimension d’être en acte.  Ce qui nous semblerait capital dans une telle hypothèse, c’est que la fonction cérébrale restaurée serait toujours de type humain et non pas canin, argument de taille en faveur de l’esse.

On peut alors conclure à la primauté de cette potentialité d’acquisition d’une conscience, l’être échappant ainsi à la condition du l’instant  pour rester dans une dimension atemporelle qui le place au-dessus du périssable matériel de sa condition biologique. C’est cette potentialité permanente d’acquisition ou de récupération individuelle de sa capacité d’expression qui permet à l’individu de garder sa place dans l’Humanité et empêche les autres de remettre en question cette appartenance, "[…] entre l’être qui ne pense ni ne parle encore, ou qui ne pense ni ne parle plus, mais a en lui la capacité, et l’être qui pense et parle effectivement, la différence n’est pas d’essence mais de degré ; de l’un à l’autre, le passage est non pas […] du non-humain à l’humain, mais de l’humain à l’humain " (12).

2.    L’empreinte de soi sur le monde

Dans la langue arabe, le mot pour l’être humain est Insan qui, dérivé du verbe nassa  "oublier ", indique "celui qui oublie ".

Nous oublions d’écouter comment, constamment, l’Homme se raconte dans l’histoire du monde. Les traces des mains de nos ancêtres sur les murs de la grotte de Chauvet en France jusqu’à Gua Masri II à l’Est de Bornéo en Indonésie, en passant par la Patagonie, l’Extrême- Orient et l’Afrique soumettent à notre émoi troublé le témoignage de leur présence. Dans chaque pyramide, dans chaque morceau de poterie de Troie et jusqu’à la Tour Eiffel nous apercevons perpétuellement la pensée créatrice qui leur a donné forme et nous regardons le témoignage de ces êtres en acte que nous pourrions nommer nos ancêtres en acte.

A cela nous pourrions ajouter la magie silencieuse de chaque moment présent, aussi anodin soit-il. Car il y a l’empreinte de tout un chacun sur le monde, puisque chaque être participe, de par son existence même, à la construction de la mémoire de ceux qu’il croise, pour un instant ou des années, lors de chaque rencontre-événement dans le cône de lumière (cosmologique), au croisement de deux lignes de l’Univers, dont nous avons déjà parlé.

3.    L’irréductibilité à l’instant

Kant nous apprend que l’homme ne peut être pensé comme un simple moyen. Nous considérons qu’il ne saurait davantage l’être comme simple événement ou état. Cela entrerait en contradiction avec l’idée même de la construction de la conscience de soi dans l’histoire propre à chaque être et signifierait que serait rompu son statut d’être de potentialité.

Le temps nous hante, nous emporte, nous transforme en oubli. Mais en même temps, paradoxalement, l’homme ne peut échapper à la temporalité ni ne doit rêver de le faire, car c’est elle qui va sous-tendre la mémoire qui lui est nécessaire pour s’enraciner en soi, puisque c’est elle qui lui confère unité et permanence, assurant "en lui sa continuité d’individu en dépit des changements " (23).

Et si, comme nous l’avons noté, chaque être participe, de par son existence même, à la construction de la mémoire de ceux qu’il croise, on peut reprendre l’énoncé si limpide de Saint Jean de Cronstadt: "… l’homme en ses paroles ne meurt pas, en elles il est immortel, elles parleront encore après sa mort " (28).  

Conclusions

Scruter la mémoire du monde pour se trouver… Se pencher par-dessus la fontaine de la sagesse ancestrale, cette sagesse qui se cherche elle-même depuis si longtemps... C’est un peu comme si, soudainement, on rencontrait par dessus les étoiles les regards de tous nos ancêtres, dans la pupille dilatée par la surprise de ce premier homme, lors de son premier instant de paix, après une journée de chasse…

La mémoire nous permet de nous construire dans une Cité, dans une culture et dans une histoire singulière. Elle nous permet de devenir, pour passer du stade d’humain au stade d’Homme, car s’est seulement dans une cité et dans une culture que nous pouvons acquérir le langage et la conscience morale (le cas contraire des enfants sauvages en témoigne). La connaissance nécessite savoir et compréhension des choses. La mémoire nous permet également de veiller sur notre plus-que-prochain, pour paraphraser Folscheid, celui qui   pour un médecin   est toute personne dont l’état la rend vulnérable, impuissante et, en quelque sorte, esseulée dans la cité.

  Nous comprenons alors que, pour sortir de l’aporie, il était absolument indispensable que le médecin recherche une dimension éthique à son choix de réponse en acte, pour retrouver la grâce par-delà cette perplexité métaphysique. C’est à cette ultime condition qu’il peut encore continuer d’espérer retrouver du sens là où les mots avaient tout emporté, seule raison pour que le veilleur continue de veiller. L’exercice médical reste d’une certaine manière un exercice de funambulisme sur une corde toujours en balance entre doute et certitude, car "nous sentant tout autant fils d'Abraham que fils d'Aristote, nous comprenons l'éthique comme la tension entre le respect ordonné par les normes, et le respect de ce qui en l'homme est au-delà de toutes normes " (9).

Kant nous dit que "la sauvagerie est l’indépendance à l’égard de toutes les lois " (19). Mais quel concept devrions-nous inventer pour nommer l’abandon auquel on nous demande de procéder pour ces personnes qui ne parlent plus, ne nous reconnaissent plus, ne sont plus ni pensée ni logos mais des consciences murées dans des corps dits "sans avenir " ? Dernier abandon signifié par la cité lorsque les proches ne leur reconnaissent plus le statut de prochain ? Dernier abandon exigé de la part des veilleurs… La traversée du no man’s land où il n’y a que le pressentiment de soi, l’image latente d’un soi caché, est inévitable pour chacun d’entre nous (la période de vie, incompressible, de l’état de nouveau-né et de nourrisson, mais aussi pour certains, les moments nécessitant une anesthésie générale ou qui font suite à un fait entraînant une suspension transitoire de la conscience).

 "Ma mère ne me reconnaît plus, ne me parle plus, ce n’est plus elle-même […] "

Enumération de ce qui semble manquer à l’idée que le tiers se fait de sa maman (primauté de l’eidos platonicien sur la substance de l’être au sens aristotélicien), effaçant au passage le fait que pour parler d’un étant nous devons primitivement considérer son caractère existant ou non-existant, qui ne réside pas dans ses attributs (positifs par présence ou négatifs par absence) mais dans son état intrinsèque d’étant que nous pressentons comme essence.

La question de départ était de savoir s’il y avait encore un Homme sur ce négatif devenu irrévocablement figé lorsque la conscience est perçue comme inaccessible. Nous l’affirmons résolument en vertu des trois concepts que nous avons développés : la potentialité permanente d’une conscience morale, l’empreinte singulière que chaque être laisse dans la conscience de l’Autre et par là-même dans l’Humanité, et l’irréductibilité de l’Homme à ce qu’il est à tel instant de sa vie.

Ce oui jaillit tous les jours devant nous, anonyme et fragile, mais il dépend d’un simple regard véritablement accueillant pour qu’il se fasse force de vie, capable d’empêcher l’oubli de l’être, tel ce témoignage prenant place dans un service de gériatrie de long séjour :

Mme M., démence d’Alzheimer stade sévère, dépendante pour tous les actes de la vie. Depuis trois ans, son époux, lui-même âgé, vient tous les jours à l’heure du déjeuner pour faire manger sa femme et ensuite passe les après-midi à lui faire de la lecture, à lui raconter les dernières nouvelles des enfants ou à lui montrer des photos de famille. Un jour, un soignant lui demanda : "Monsieur,  comment allez-vous ? Ce n’est pas trop difficile de venir tous les jours voir votre femme qui ne vous reconnait plus ? " Le vieux monsieur le regarda un long moment et répondit : " mais moi, je sais qui elle est ".

 

NOTES :

a : La méthode cladistique : système exprimé par le biais de cladogrammes qui remplace la hiérarchie fixe de catégories par un système de taxons emboîtés les uns dans les autres, et où chaque taxon devient une ramification de taxons subordonnés entre eux, un clade.

b : Psyché : personnage de la mythologie grecque,  est souvent confondue avec l'ensemble des fonctions psychiques constituant la psyché, instrument qu'elle "anime ".

c : Ousia (gr) : bien foncier et ce sur quoi on peut bâtir. Cela a donné "sub-stancia ", substance,  qui désigne ce qui se tient en dessous.

d : Claude Bernard, (1813   1878), médecin et physiologiste français. Considéré comme le fondateur de la médecine expérimentale. On lui doit les notions de milieu intérieur («Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux" 1878-1879) et d’homéostasie, fondements de la biologie moderne.

e : Kant, préface à la première édition de la Critique de la raison pure : "le "qui " reste inconnaissable en soi, seul le phénomène peut être connu "

 

BIBLIOGRAPHIE :


1. ALAIN. La Conscience Humaine, première leçon La Forme Humaine, 11 nov. 1930, Collection "Les classiques des sciences sociales " version numérique, la bibliothèque Paul – Emile – Boulet de l’Université de Québec à Chicoutimi

2. ARISTOTE, La politique, Paris, Édition VRIN, 2005

3. ARISTOTE, De Anima, Livre trois, chapitre VIII, 431b20, trad. Bodéüs, www.remacle.org

4. ARISTOTE, Métaphysique, www.remacle.org

5. CHAZAL G., La problématique du corps et de l’esprit à la lumière des neurosciences, dans Le corps et l’esprit, ouvrage dirigé par Roland Quilliot, Paris, Edition Ellipses, 2003

6. CHANGEUX J.-P., L’Homme neuronal, Paris, Edition Fayard, 1983

7. COMTE-SPONVILLE A., extrait du livre "Le démon de Changeux ", cité par Jean-Pierre Graftieaux dans Le soignant et sa conscience ; La relation clinique comme présence à l’autre et expérience, Paris, Edition Seli ARSLAN, 201

8. CASALI G. Adenauer and all., A Theoretically Based Index of Consciousness Independent of Sensory Processing and Behavior, Sci Transl Med 14 August 2013; Vol. 5, Issue 198, p. 198ra105.

9. FIAT E., "Humanité, citoyenneté et soins ", Revue Espace éthique – APHP,  n°7  8 hiver 1998 - printemps 1999

10. FOLSCHEID  Dominique, Philosophie morale et éthique, in Philosophie, Paris, Eyrolles, coll."Mention ", 2007

11. FOLSCHEID Dominique, La philosophie allemande, De Kant à Heidegger, Paris, PUF, 1993

12. GILDAS Richard, Du non-Humain à l’Humain, Ethique, n° 20, 1996

13. GRAFTIEAUX Jean-Pierre : Le soignant et sa conscience. La relation clinique comme présence à l’autre et expérience de l’Etre, Paris, Edition Seli ARSLAN, 2011

14. HAWKING S., Une brève histoire du temps, Paris, Edition Flammarion, 1998

15. HUSSERL Edmund, Méditations cartésiennes, Paris, VRIN, 2000

16. JANKELEVITCH V. Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, PUF,  1957

17. KANT, Anthropologie du point de vue pragmatique,  Paris, Edition Flammarion, 1993

18. KANT, Fondement de la métaphysique des mœurs, Paris Delagrave, 1980

19. KANT, Traité de pédagogie, Traduction par Jules Barni, Edition  Auguste Durand, 1855

20. LECOINTRE G., GRUYADER H., La classification phylogénétique du vivant, Edition Belin, 2001

21. LEVINAS E., Totalité et infini, Paris, LGF – Le Livre de Poche, 1990

22. LOCKE, Essai sur l’entendement moral, Paris, Édition Ellipses, 2004, Coll. Philo-oeuvres

23. PANDELE Sylvie, La Grande Vulnérabilité ; Fin de vie, Personnes âgées, Handicap, Paris, Edition Seli ARSLAN, 2007

24. PASCAL, Pensées, Gallimard, Pléiades, 1976

25. QUILLIOT R., Le corps et l’esprit, Paris, Edition Ellipses, 2003

26. RICOT Jacques, Etude sur l’humain et l’inhumain, 2e édition, Nantes, Plein feux, 1998

27. ROUSSEAU, le 2nd discours,  Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Flammarion, Paris, 1992

28. JEAN DE CRONSTADT : Ma vie en Christ, Spiritualité orientale n° 27, Ed. Abbaye de Bellefontaine, 1979/2007

29. SVANDRA  P: "L’autonomie comme expression des capabilités ", Ethique et Santé, 2007, 4 ; 74-77.

30. WOLFF F., "Qu’est-ce que l’être humain ? ", conférence sur fichier audio, www.diffusion.ens.fr

]]>
news-2764 Fri, 06 Jun 2014 20:36:00 +0200 A 8 contre la bientraitance https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/a-8-contre-la-bientraitance Critique de l’ouvrage Faut-il avoir peur de la bientraitance ?, coordonné par Ph.Svandra, Paris, De Boeck-Estem, 2013. "À huit contre la bientraitance"
 
Bertrand QUENTIN

 

Critique de l’ouvrage Faut-il avoir peur de la bientraitance ?, coordonné par Ph.Svandra, Paris, De Boeck-Estem, 2013.


Une chose semble certaine : le concept de "bientraitance" ne ressortira pas vivant de la lecture de ce livre, si tant est qu’il soit encore pris au sérieux par les véritables soignants…
Nous n’assistons pas ici à une séance des Sept Samouraïs mais à huit auteurs qui se succèdent pour dégommer ce concept à tour de rôle. Nous pouvons cependant rassurer le lecteur : il n’y a en cela aucun effet de lassitude, car chaque auteur y va de sa voix propre et ce sont à chaque fois des perspectives différentes qui s’ouvrent. On peut donc féliciter Philippe Svandra d’avoir coordonné cet ouvrage en s’étant entouré de gâchettes qui se complètent avec des nuances variées. Svandra est passé par l’Ecole éthique de la Salpêtrière et en est un digne représentant : la langue de bois est laissée au vestiaire et il y a toujours un effort authentique pour penser.

C’est Marie-Garrigue Abgrall, elle aussi passée par notre école, qui ouvre les "hostilités" avec le chapitre : "La bientraitance, du concept à la pratique". Elle rappelle utilement que ce concept est apparu dans le contexte de la petite enfance – domaine qu’elle connaît bien puisqu’elle est éducatrice de jeunes enfants depuis 1984 et auteure de l’ouvrage Violences en petite enfance chez érès. Le concept était cependant écrit avec un tiret ("bien-traitance"). La "bientraitance" a aujourd’hui gagné le domaine de la gériatrie, mais Abgrall s’en tient à ce qui est son domaine. L’apparition de ce néologisme pouvait être un appel à contrebalancer les mauvais traitements à l’égard des enfants. Les mauvais traitements les plus profonds pouvaient ne pas être physiques mais être de l’ordre de ce qu’Alice Miller, psychanalyste, appelle la "pédagogie noire" (Miller, 2002). Abgrall explicite ce mode de la pédagogie noire "qui dès l’âge du nourrisson, s’efforce par tous les moyens (punitions, humiliations, privations, contraintes, mais aussi manipulations douces, tromperies au nom de la vertu, répétition de tâches destinées à prouver l’obéissance, etc.) d’étouffer les sentiments (manifester de la joie quand on ressent de la colère), les affects, les pulsions de vie, pour prôner l’obéissance et la piété au dépend de toute liberté intérieure et de l’authenticité du ressenti de chacun, au nom du bien. L’enfant se construit alors en "faux self", source de risques pour sa propre personnalité fragilisée et/ou pour son entourage" (13). Il reste à savoir d’où vient cette maltraitance qu’elle appelle aussi "négligence" - terme cher à Eric Fiat. De manière platonicienne, Abgrall voit le mal dans l’ignorance : "c’est l’ignorance qui reste la première cause de la plupart des carences éducatives et de leurs conséquences" (14). Cette ignorance n’est pas que d’ordre cognitif : "nous avons aussi des mécanismes de défense qui nous empêchent de les percevoir, ce sont les mécanismes d’évitement, d’aveuglement, de déni, etc. Et on a beau vouloir être bientraitant, ces mécanismes agissent aussi en nous. Il y a également l’empathie dangereuse, celle qui conduit à vouloir supprimer le bébé qui crie, les malades, les handicapés, les vieillards pour supprimer l’émotion, la maladie, le handicap, la vieillesse" (14). Mais en pastichant Winnicott, Abgrall revendique un soignant qui ne soit que "suffisamment bon", un soignant qui ne s’épuise pas à vouloir être comme la mère qui veut être parfaite avec son enfant. Le concept de "bientraitance" n’est pas satisfaisant : "c’est un mot trop fermé sur lui-même, comme si désormais nous savions tout du "bien traiter"" (8). La vérité c’est que "les soignants de tous bords qui pratiquent le soin au sens large et des soins thérapeutiques font tout ce qu’ils peuvent, en toute conscience professionnelle, pour bien soigner et pour bien traiter ceux dont ils s’occupent" (8). Par l’introduction du terme de "bientraitance" c’est une suspicion remettant en question les pratiques quotidiennes qui a alors été durablement installée. On ne devrait d’ailleurs pas se focaliser autant sur l’aspect purement individuel d’un soignant face à sa "maltraitance" : "Il y a des contextes d’accueil insuffisants, tels que l’absence de personnel, l’absence de formation, l’absence de moyens adaptés, qui peuvent générer les conditions d’apparition de négligences plus ou moins graves" (14). Comme Aristote ne cesse de le montrer dans l’Ethique à Nicomaque, il y a bien une responsabilité collective à rendre possible une atmosphère où l’on pourra se comporter d’une manière pleinement humaine.

    Jean-Christophe Weber, chef de service de médecine interne à Strasbourg, dans le second chapitre ("Douleur, éthique et "bientraitance"") s’attaque plus précisément à la terminologie employée. "Bientraitance" serait un nouvel avatar de la "bienveillance" (qui depuis le XIIe siècle allie le bien et le vouloir) ou de la "bienfaisance" (qui n’apparaît qu’en 1725 dans le sens de la charité chrétienne). Serait-ce une laïcisation de termes connotés de façon trop religieuse ? Il reste que dans "bientraitance" au "bien", c’est le suffixe "traiter" qui est maintenant associé. "Un soin, c’est déjà en quelque sorte une "bientraitance", ce terme est redondant, il n’ajoute pas grand-chose. Au contraire, peut-être même opère-t-il une soustraction. En effet, dans le champ de la santé, traiter c’est agir sur l’homme, et ce qui disparaît dans la bientraitance est la distinction, qui n’est pas sans conséquences, entre traiter la maladie et soigner le malade" (24). La dégradation d’une certaine qualité de relation humaine est en marche : "le droit à la bientraitance, tel qu’il est maintenant opposé à la "maltraitance ordinaire" est, en son essence, la revendication d’être traité…comme un objet, même si c’est un objet d’attention ou de soins. Seuls des objets en effet sont traités. Maltraitance et bientraitance font la paire et se chauffent du même bois ! […] Quant au soignant, il sera désormais prié de se comporter comme une machine traitante" (29). L’objectif qui se cache derrière tout cela est avant tout financier : "il s’agit d’autre part […] de limiter autant que possible le nombre de professionnels qualifiés, et d’y embaucher des agents aussi peu formés à l’accompagnement des personnes vulnérables et au soin que possible, sans risquer trop de dérapages médiatiquement ruineux. L’enjeu est le suivant : quelles consignes procédurales faut-il imposer pour pouvoir "lancer" un novice peu qualifié, voire même en situation de précarité psychosociale, dans des zones de haute turbulence souffrante, par ailleurs contraint au rendement ?" (25). Une "machine traitante" coûtera moins cher qu’un soignant qui pense chacun de ses actes en faisant attention au patient spécifique dont il s’occupe. Ce qui est en route, c’est aussi une démarche permanente et anxiogène d’évaluation prônée par l’ANESM (Agence Nationale de l’Evaluation et de la qualité des établissements et Services sociaux et Médicosociaux) avec des objectifs réels, qui ne sont pas ceux affichés : "S’il s’agissait de bienfaisance ou de bienveillance, il ne viendrait à l’idée de personne d’en planifier le développement ! La lecture du plan [Weber évoque ici le plan de l’ANESM] nous convainc toutefois que la bientraitance (21 occurrences dans le texte) est un habillage qui masque mal l’objectif prioritaire qui est la lutte contre la maltraitance (76 occurrences). Il est question  d’évaluation (21), de contrôle (18), de signalement/signaler (19), de procédure (7). Ce sont donc encore des mesures de police, au service d’une lutte contre un mal désigné" (25).

    Pascale Molinier intervient alors avec un troisième chapitre intitulé "Pourquoi le care n’est-il pas bientraitant ?". Chapitre que l’on peut particulièrement saluer comme étant d’un haut niveau d’intelligence et qui "fait mouche" à chaque phrase. Ecoutons Molinier : "La bientraitance, je dirai que c’est le travail prescrit, et le care, c’est le travail réel.  Jamais fait là où l’on croit et par qui on croit. C’est pour cela que le care n’est pas bientraitant […] Je ne crois pas personnellement, que d’être passé de la maltraitance à la bientraitance représente un progrès décisif, encore moins un changement de paradigme […] La bientraitance demeure, à mes yeux, un paradigme condescendant. Ce n’est pas du vocabulaire qu’on utilise pour qualifier les pratiques des médecins. On ne dit pas d’un chirurgien qui reconnaît lui-même avoir des difficultés pour communiquer avec ses patients qu’il est maltraitant, et pourtant son désintérêt pour la vie et les souffrances psychiques des personnes qu’il opère peut être vécu comme une violence par certaines d’entre elles. On ne l’enverra pas non plus se "former en relation"" (35). La "bientraitance" est une injonction à l’égard du personnel placé au plus bas de la hiérarchie et donc la prescription a quelque chose d’insultant : "Se soucier des autres, pour un humain, c’est "la moindre des choses". Ce n’est pas une "bonne pratique". Je veux dire par là que cela n’a pas à être prescrit car le care est beaucoup affaire de circonstances" (34). La description par Molinier de ce que l’on voit dans les établissements accueillant des personnes âgées et la façon dont on peut l’interpréter de l’extérieur est d’ailleurs édifiante : "Le matin, les soignantes distribuent les médicaments, donnent les petits déjeuners, font les toilettes, les lits, déplacent le linge sale, etc. Le travail est physique et doit être réalisé dans un temps contraint, on ne va pas laisser les gens au lit toute la journée […] En début d’après-midi, c’est plus calme, les soignantes essaient de récupérer tout en surveillant d’un œil les personnes âgées. D’une manière générale, la charge physique est sous-évaluée dans les maisons de retraite. On s’attend implicitement à ce que les soignantes puissent faire huit heures de travail de force, ce qui n’est pas possible, et l’effort assez violent et soutenu et réalisé le matin n’est généralement pas compensé par la pause, quand elle est prise […] Plus la couleur de peau des soignantes est foncée, plus les représentations sociales des Noires (forcément ?) costaudes risquent de faire leur œuvre en sourdine. […] Dans l’esprit des gens qui les surprennent assises, elles ne sont pas en train de récupérer, elles "glandent". Autre stéréotype sous-jacent : les Noires sont nonchalantes (et les Arabes désobéissantes). Dans cette semi-vacuité qui suit le repas, les personnes âgées, fatiguées elles aussi, ont tendance à glisser fâcheusement dans leur fauteuil. Oui, mais si on les redresse, elles reprendront inexorablement la même posture dans le quart d’heure qui suit. Alors les soignantes laissent couler et n’agissent qu’en cas de risque d’une franche et imminente dégringolade. Ce laisser-aller n’est pas du goût d’autres personnes qui, elles, sont dans le moment le plus intense de leur activité, comme l’animatrice et les bénévoles" (37). La "maltraitance" c’est donc aussi une affaire d’interprétation, une idéologie qui suresponsabilise les familles et les rend méfiantes et agressives. La "bientraitance" n’étant pas un concept clair, il y a là un kaléidoscope d’interprétations : " Ce qui est non bientraitant ne fait pas l’objet d’un consensus immédiat entre les différentes personnes qui se préoccupent d’un malade. La définition de ce qui, est bon pour lui est plutôt l’objet d’un rapport de force constant entre les différents protagonistes, d’autant que le patient ne peut pas toujours donner son point de vue ou qu’il est lui aussi disqualifié […] Aussi longtemps que ces points de vue sont institués comme hiérarchisés, en l’occurrence le point de vue de l’animatrice ou celui des familles vaut plus que celui des soignantes et celui des patients, on ne peut pas savoir si l’intérêt qui l’emporte est vraiment celui du patient" (39). Pascale Molinier montre alors que les soignantes ont une autre expérience que celle des familles. Elles ne savent rien de ce qu’était la personne auparavant, mais elles ont des connaissances sur la maladie et sur la personne devenue malade. "C’est une chance pour les patients que certaines personnes ne les jugent pas à l’aune des ce qu’ils étaient avant. C’est une chance que ces personnels aient été éduqués et s’éduquent entre eux à rechercher le consentement des patients. Les dépendances sont telles que les choix sont restreints, mais au moins ont-ils la possibilité de manger le petit-suisse convoité ce jour-là plutôt que la compote qu’ils aimaient "avant" et qu’ils doivent désormais ingurgiter quotidiennement" (39). Pour sortir par le haut de ces difficultés il faut rétablir un climat plus serein et c’est peut-être cela le secret d’une bientraitance qui ne serait pas creuse : "Cela veut dire une éducation des familles à faire confiance, laquelle implique que l’encadrement fasse confiance à son personnel" (40). Au passage, Molinier écorne ce qui a été un lieu commun du travail social : le professionnel devrait garder une "distance professionnelle", ne pas avoir de relation affective au patient. "on dit souvent aux soignantes les moins qualifiées à la fois qu’il ne leur faut pas "s’attacher" (aux patients, aux enfants, aux vieillards, etc.) et qu’il leur faut être bientraitants […] Cette double injonction est paradoxale ou absurde : comment être bientraitant sans s’attacher ?" (32). "la prescription si courante de "ne pas s’attacher" s’avère la plus contre-productive et la plus absurde en termes de care. On peut montrer que le modèle le plus fiable pour traiter convenablement les personnes consiste à les traiter précisément comme si elles étaient des proches : "je la soigne comme ma propre mère"" (40).

    Patrick Karcher dans le chapitre qui suit, "Bientraitance en EHPAD : l’histoire d’un malentendu", rappelle également que la plus grande partie des plaintes de patients concerne le non-respect d’une certaine normalité des relations. A l’inverse "Les gestes de la vie ordinaire sont également mobilisés en faveur de la bientraitance. C’est ici la conception d’une relation ordinaire qui se construit sur de petites choses (le fait de dire bonjour, de frapper avant d’entrer) qui est valorisée. Les soignants rappellent leurs difficultés à maintenir des espaces de vie ordinaire au sein d’établissements soumis à une médicalisation croissante" (46). Il y a eu une "dénaturalisation" de la relation de soin. "La relation au soigné n’apparaît plus naturelle, inhérente à la fonction du soignant […]. La montée de "l’imprévisibilité de droit de la réaction et de l’orientation individuelle" qui accompagne la montée de l’individualisme et du pluralisme des valeurs, fait que la relation de soin est déstabilisée ; il n’y a plus de conduite "juste" mais une relation à construire en fonction des valeurs de chacun" (45). Une directrice témoigne ainsi : "on s’est détaché du bon sens ces dernières années à vouloir tout sécuriser et tout protocoliser" (45). Cette "dénaturalisation" de la relation de soin est issue de "qualiticiens [qui] se sont appropriés la bientraitance avec la volonté de traduire le concept en indicateur" (49). On a abouti à la déstabilisation de soignant ne pouvant se reporter aux seuls savoirs acquis et à une intériorisation de la responsabilité qui signifie aussi une intériorisation de la culpabilité. Officiellement on évalue le fonctionnement d’une institution à travers les éléments structurels de la prise en charge du résident (mise en place de formations, de conseils de vie sociale, de comités d’éthique, intégration du thème de bientraitance dans le projet d’établissement, etc.) et des éléments de la qualité de la démarche évaluative (réponses aux questionnaires d’autoévaluation, existence d’un plan d’amélioration, etc.). Mais à partir du moment où on met en avant le terme de "bientraitance", on sous-entend une propriété liée à une pratique ou à une personne et on tombe alors dans le jugement moral de cette pratique, ou de cette personne.

    Catherine Déliot dans le cinquième chapitre nous parle de "Bientraitance, puissance idéologique du discours" et selon une inspiration foucaldienne s’attaque aux sous-entendus inaperçus du langage. Elle est sensible au fait que les soignants acceptent paradoxalement le terme de "maltraitance" mais se hérissent devant celui de "bientraitance". Ce dernier terme en effet revient à un déni de reconnaissance des savoir-faire soignants dans leur dimension éthique. Un soignant témoigne : "C’est comme s’il y avait trois niveaux de soin : un soin maltraitant, un soin neutre, un soin bientraitant" et Déliot de questionner : "Peut-il y avoir du soin sans bienveillance ? Peut-on appeler soin l’exécution simple d’un acte technique, la réalisation d’une tâche ?" (56). En creusant un peu plus l’analyse, Déliot en vient à avancer que le discours de la bientraitance relèverait d’une incapacité à penser la violence féminine : "Les termes de bientraitance et de maltraitance […] constitueraient une terminologie éthique spécifique au domaine du travail féminin" (61). A cela s’ajoute le "formatage de la culture soignante par les cultures juridiques des associations d’usagers et les cultures ingénieuriques des services qualité. Un processus d’ "occupation", de "domination" et de "colonisation" de la culture soignante par ces deux cultures" (62). Déliot termine alors par une revendication de la parole des soignants : "les soignants doivent se donner le droit et le pouvoir d’avoir voix au chapitre, de donner de la voix, d’articuler dans leur propre langage leur conception du soin, d’exposer leur éthique du soin d’une voix puissante et d’imposer leur propre discours" (64).

    Le titre du chapitre de Philippe Svandra "Le soin n’est pas soluble dans la bientraitance" reprend une formule dont Dominique Folscheid était friand. Svandra établit une série claire de mises au point : "Il nous faut alors réaffirmer cette évidence : le soin ne peut être que bientraitant (sinon il perd immédiatement sa raison d’être)" (75). On comprend donc pourquoi ce terme est étranger au vocabulaire traditionnel des soignants. Svandra récuse la symétrie entre "maltraitance" et "bientraitance" : "si les deux termes sont […] opposés, ils ne sont […] pas pour autant symétriques, tout simplement parce que si le mal est assez facilement objectivable et peut faire consensus, il n’en est pas de même du bien qui relève d’un jugement hautement subjectif" (70-71). "s’il existe un terme opposable à celui de "prendre soin", ce ne serait pas "maltraitance", mais plutôt "négligence"" (75). "Le soin revient donc à nous lier les uns aux autres, à avoir du souci pour autrui et par conséquent le traiter avec sollicitude" (75). Svandra retrouve ici le beau mot choisi par Ricoeur et qui a plus d’épaisseur que la "bientraitance".

    Dans le septième chapitre, Christian Gilioli, passé également par l’Ecole éthique de la Salpêtrière, s’intéresse à un aspect tout à fait différent au sein du thème de la bientraitance. Il traque les zones où les protocoles de la bientraitance sont invisibles ou oubliés. Nous sommes devant la fameuse tâche aveugle : c’est le personnel soignant lui-même qui peut être l’exclu le plus manifeste des protocolisations de bientraitance des directions de la Qualité. "les cadres soignants […] se trouvent sommés d’augmenter la qualité du service rendu (allonger les temps de consultation, individualiser les soins, etc.) tout en conservant des agents dont tout le monde connaît la faiblesse professionnelle" (78). "étrange ambiance où il faut traquer les niches de productivité tout en gardant (officiellement) le souci de la bientraitance comme horizon […] Certains agents pris dans cette tension dialectique connaissent alors une sorte de nomadisme professionnel interne, passant d’un poste à l’autre sans véritable préparation ou sans posséder les qualités intrinsèques aux postes proposés […] Rompant avec ce qui semblait être une sorte de mission tacite de la fonction publique, les agents non performants, ou plutôt hypoperformants, sont vécus de plus en plus […] comme les parias d’un monde résolument tourné vers l’efficience" (78). Nous avions vu une injonction paradoxale avec l’aide-soignante qui devait être bientraitante et ne pas s’attacher aux patients. Nouvelle injonction paradoxale ici : être bientraitant avec son personnel et obtenir des gains de performance dans les équipes : "le malaise gestionnaire des cadres paraît légitime tant la situation de double bind qu’ils connaissent alors – accueillir un agent non performant qui va, mécaniquement faire baisser l’efficience du service pendant que l’équipe de direction maintient l’exigence de performance – ne leur laisse par définition aucune porte de sortie. Le recours au saupoudrage est d’autant plus fréquent que l’on assiste toujours, dans le cadre de la recherche de productivité, à la disparition progressive mais continue de ce que l’on pouvait appeler des niches d’emplois protégés comme les buanderies, les salles de garde, etc." (80). Le constat peut donc être amer pour Gilioli : "le recul d’une sorte de compassion humaniste […] au profit de ce que l’on peut convenir de nommer le soin réduit à une prestation (dans une logique de plus en plus contractuelle) tend aussi à professionnaliser, au sens de la compétence technique des personnels qui vivaient autrement la noblesse de leur métier" (80).

    Le dernier chapitre est écrit par Benoît Pain et s’intitule "Bienveillance et sympathie. Les incertitudes de la bientraitance". Il est très riche en termes de matériaux mais, malheureusement, de composition beaucoup trop anarchique. Une première partie navigue autour des thématiques de la bientraitance à l’hôpital avec comme point focal la personne Eugène B, souffrant de maladie d’Alzheimer. Il est dommage que le propos manque un peu de lecture critique. Pain affirme par exemple : "La bientraitance telle qu’elle est ici définie apparaît comme une démarche ouverte, totalement en cohérence et en harmonie avec l’ensemble des approches contemporaines soignantes" (90). Il faudra attendre une dizaine de pages avant que soit entrevue l’esquisse d’une distance par rapport aux "éléments de langage" des directions de la Qualité : "Ceux qui présentent la bientraitance comme un principe éthique et politique identifié n’ont qu’exceptionnellement souci de développer chez les professionnels et les usagers une culture du soin, l’instrumentalisant dans tout autre but que le bien-être des patients" (99). La seconde partie de l’article est très hétérogène par rapport à la première. Elle est également fort riche en matériaux visant à clarifier le terme de "bientraitance" au sein des termes "bienveillance" et "sympathie" mais flirte souvent avec les digressions hors sujet. Benoît Pain semble vouloir donner ses lettres de noblesse au concept de "bientraitance" mais en l’analysant de manière parfaitement anachronique, comme si ce terme avait été employé par Hume, Smith ou Scheler. (ex : "la bientraitance, entendue à la façon humienne" (110) ou "la bientraitance est beaucoup moins réactive que ne le croit Scheler" (111)). On flotte donc sans cesse entre des termes approchants. Il aurait peut-être mieux valu assumer que "bientraitance" est un néologisme purement contemporain et se demander pourquoi jusque-là on employait d’autres mots "à sa place" et se demander enfin s’il apporte quelque chose de conceptuellement justifié plutôt que de justifier à toute force ce que des bureaux de la Qualité ont inventé. Il reste que le lecteur trouvera quantités de références riches et utiles à la pensée, dans ce travail de Pain.

    Philippe Svandra remarquait : "comment être contre la bientraitance ! […] En relevant d’une forme de rhétorique de l’évidence qui fait florès aujourd’hui, la bientraitance semble ne donner prise à aucune critique". Bravo à lui et à son équipe de fines gâchettes qui ont pourtant réussi à monter le contraire. Nous ne pouvons qu’inciter le lecteur à se procurer et à lire cet excellent réactif contre la langue de bois de notre temps. Nous l’avons dit en introduction : après ce parcours, le concept de bientraitance "ne bouge plus beaucoup". Jean Christophe Weber dit sans ambages : "la bientraitance n’apporte aucune nouveauté pour penser le soin" (30). Nous avons peut-être, comme le disait Claude Quentin (qui n’a aucun lien de famille avec votre serviteur…) "laissé entrer dans la bergerie un loup déguisé en mouton, sans trop prêter attention au fait qu’il bêlait de façon bizarre" (Quentin C., 2009).



Références bibliographiques :


Aristote (2004). Ethique à Nicomaque, trad. Bodéüs, Paris, GF Flammarion.
Miller A (2002). C’est pour ton bien, racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, Paris, Aubier.
Quentin C (2009). Conférence du 17 novembre 2009 pour les trente ans de l’IFCS d’Angers.
Svandra et al. (2013). Faut-il avoir peur de la bientraitance ?, Paris, De Boeck-Estem.

]]>
news-2765 Thu, 17 Apr 2014 16:02:00 +0200 La "conference de citoyens" https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/la-conference-de-citoyens Y avait-il quelque chose d'utile dans la "Conférence de citoyens" sur la fin de vie du 16 décembre 2013 ? Y avait-il quelque chose d'utile dans la "Conférence de citoyens" sur la fin de vie du 16 décembre 2013 ?
Bertrand QUENTIN

 

Pour réaliser la tâche que le Président de la République lui a demandée (juger du caractère opportun d’une nouvelle législation sur la fin de vie) le CCNE (Comité Consultatif National d’Ethique) a considéré qu’il pouvait être utile d’impliquer aussi des personnes qui ne sont pas des experts mais qui peuvent refléter des interrogations et des orientations vécues au sein de la population française. L’Ifop a ainsi sélectionné pour le CCNE un panel de 18 personnes, censé être assez représentatif de notre pays. Ce panel qui a été intitulé "conférence de citoyens" a ensuite auditionné sur trois week-ends une vingtaine d’interlocuteurs (12 personnalités choisies par le CCNE et une dizaine d’interlocuteurs choisis par les membres du panel).
  A la suite d’un week-end de réflexion supplémentaire, le panel de citoyens a rédigé des réflexions générales sur la fin de vie en France, des questions sur ce thème et enfin des recommandations ou propositions rendues publiques le 16 décembre 2013, sous le titre "Conférence de citoyens sur la fin de vie".
 

 

Intérêt de ce dispositif


  L’organisation de cette "Conférence de citoyens" manifeste une volonté louable de donner au grand public un moyen d’expression sur les questions de la fin de vie
  Nous aurons tous à expérimenter des moments de fin de vie, que ce soit pour des proches ou pour nous-mêmes. Les réflexions et interrogations sur ce qui nous touche tous ne sauraient donc être l’apanage de spécialistes. Il est alors judicieux que le CCNE cherche un moyen de sortir d’un débat entre intellectuels qui se connaissent bien et débattent régulièrement les uns avec les autres.  Non pas qu’il faille démagogiquement se défier des débats entre intellectuels de renom. Ces débats ont leur importance pour éclairer l’opinion dans une démocratie exigeante. Mais une démocratie ne peut non plus cantonner le débat à un groupe d’experts. Platon au IVe siècle avant notre ère se méfiait de la démocratie parce qu’il y repérait essentiellement le risque d’une "populace" mal éduquée. Il préférait donc que les grandes questions politiques soient tranchées par un "roi-philosophe" (1). Aristote, en cela plus démocrate (au sens contemporain), estimait, lui, que fonder les décisions exclusivement sur les avis d’experts pouvait appauvrir les questionnements et les réponses à donner (2). C’est donc fidèle à cette sensibilité aristotélicienne que le CCNE a procédé : faire entrer dans la ronde, des citoyens français qui ne sont pas des experts.

 

Analyse des principales formulations de la "Conférence"


Les soins palliatifs


  La "Conférence" met particulièrement en avant les soins palliatifs. "seules 20% des personnes qui devraient bénéficier des soins palliatifs y ont accès" (p.6). Ayant "découvert" des disparités importantes à ce niveau et considérant qu’elles viennent pour une part importante d’une formation insuffisante du corps médical, la "Conférence" prône donc "un enseignement intégré du palliatif à toutes les spécialités médicales. Cette proposition est susceptible de réduire le clivage soins curatifs/ soins palliatifs voire de faire bénéficier les patients de soins plus intégrés" (p.6).
  
  La "Conférence" évoque alors "les directives anticipées" en faisant part de sa propre ignorance qu’elle impute (fort légitimement certainement) au reste de la population : "Nous avons constaté une large méconnaissance du grand public au sujet des directives anticipées, c’est-à-dire la possibilité laissée à chacun de préciser par écrit ses volontés  […] et de nommer une personne de confiance" (p.7). On repère que la "Conférence" fait ainsi de la nomination de la personne de confiance une sous-partie des directives anticipées, ce qui n’est pas le cas dans la loi, les deux thématiques étant séparées. Ce pourrait sembler un détail, mais il est important dans un débat public que l’on soit très précis sur les expressions employées afin d’éviter les malentendus. C’est peut-être ce que les "experts" peuvent au moins apporter…

 

Les directives anticipées et la personne de confiance


  Par rapport à ces directives anticipées la "Conférence" estime que "l’actuelle durée de validité de 3 ans de ces directives anticipées est sans objet" (p.7). La formulation est à nouveau malencontreuse. Veut-elle dire que cette durée "n’est pas légitime" ? La volonté écrite devrait rester valable même après 3 ans et cela sans limitation, à l’instar d’un testament ?
  Il semble que le législateur a préféré fixer 3 ans, de façon à obliger le citoyen à se reposer la question de sa fin de vie de manière régulière, considérant qu’une volonté qui n’a pas été réitérée sur le sujet n’est pas une volonté pleinement assumée. Il est considéré que sur ces sujets notre avis peut changer notablement en fonction de notre avancée en âge. Notons néanmoins au passage que le véritable clivage se fait peut-être plutôt entre la personne en bonne santé qui imagine ce qu’elle pensera en fin de vie et la personne qui expérimente effectivement la situation de fin de vie. Là peuvent apparaître des métamorphoses inattendues de point de vue, rendant largement illusoire l’aspiration à des directives anticipées généralisées au sein de la population française. De ce fait "l’envoi d’un courrier tous les 5 ans rappelant à la fois, l’existence de directives anticipées et la possibilité de les modifier" (p.7) ne modifie en rien le caractère problématique de ces directives.
  La directive anticipée est en tout cas clairement pensée par la "Conférence" comme le bastion de résistance possible d’un patient contre les désirs de sa famille ou ceux du corps médical, puisqu’il est souhaité "leur conférer un caractère officiel et opposable à l’entourage familial et aux médecins" (p.7). La formulation montre ici un clair parti pris pour que la volonté du sujet soit la référence ultime quelles que soient les situations.

 

La sédation


  La "Conférence" nous fait part d’"un véritable trouble entretenu par notre perception d’un cadre légal – défini par la Loi Leonetti – insuffisamment clair et peu appliqué car laissant une part trop importante à l’interprétation du corps médical et excluant le patient comme l’ensemble des citoyens de ses implications" (p.8). On peut être fort dubitatif devant cette série d’affirmations. Que la Loi Leonetti ne soit pas assez connue du grand-public, on l’a compris, et du personnel médical, certainement aussi. Mais dire que cette Loi "exclut patient et citoyens" ne semble pas pouvoir tenir, puisque c’est cette même loi qui a appelé à lutter contre l’obstination déraisonnable des médecins, à développer les soins palliatifs et à mettre en avant "directives anticipées" et "personne de confiance". A travers de telles formulations la "Conférence" ne paraît pas du tout aussi neutre qu’elle le voudrait. Elle est bien traversée par des scories idéologiques qu’il faut relever. La confusion est particulièrement importante quand on voit que la "Conférence" revendique de manière répétée comme principe absolu la volonté du patient mais que soudain elle revendique de "ne pas gêner le libre arbitre des médecins en matière de pratique de la sédation profonde en phase terminale" (p.8). Pour la "Conférence" c’est donc surtout chaque fois qu’elle "demande la mort" que la volonté (du patient ou du médecin) semble devoir être absolue et respectée. Notons également au passage la note de bas de page où la "Conférence" définit que "dans la sédation terminale, il y a deux sédations : la sédation en phase terminale (d’un point de vue chronologique) et la sédation à effet terminal" (Note 1 p.8). La formulation est confuse, mais à l’aune de la confusion sur ces termes au sein du grand public. La sédation est un apaisement de la douleur au moyen d’un sédatif qui retire au patient pendant un laps de temps la conscience de ce qui lui arrive. La "sédation à effet terminal" signifie une sédation dont le patient ne se réveille pas. Cela ne peut donc être dit qu’a posteriori. Il n’y a qu’une seule sédation, la mort n’étant que l’effet secondaire obtenu en voulant d’abord apaiser la douleur (cf : l’expression d’ "effet secondaire d’abréger la vie" qui est inscrit dans l’Article 2 de la Loi Leonetti – dit également "double effet").

 

Le suicide assisté


  La "Conférence" énonce sans ambages : "La possibilité de se suicider par assistance médicale comme l’aide au suicide constituent à nos yeux un droit légitime du patient en fin de vie ou souffrant d’une pathologie irréversible" (p.10). Sont donc mis sur le même plan celui qui se trouve dans la souffrance des derniers instants et celui qui anticipe par l’imagination sa pathologie irréversible. Un tel amalgame semble problématique. Il n’est pas en tout cas légitimé.
  Est ensuite considéré que "dans tous les cas, l’acte de suicide médicalement assisté doit s’inscrire à la fois dans des procédures et un accompagnement médical […] cet acte doit s’inscrire dans un environnement médical institutionnalisé" (p.10). Nous pouvons remarquer que le point de vue des médecins n’est pas du tout envisagé (est-ce parce qu’il ne se trouve pas de médecin dans les citoyens sélectionnés ?). Pour les citoyens du panel, il semble couler de source que la société puisse se décharger sur les épaules des médecins seuls, de la tâche de mettre fin aux jours de personnes qui le demandent. Et cela pour une profession qui devrait maintenant transgresser le Serment d’Hippocrate.
   La "Conférence" distingue alors "les personnes en capacité de réaliser cet acte" et "celles qui ont besoin d’une assistance". On pense alors à la distinction entre celui qui a l’usage de ses membres pour se suicider et celui qui ne les a pas. Mais ce n’est pas du tout ce que la "Conférence" a en tête puisqu’elle considère que pour les personnes qui "ont besoin d’une assistance […] le consentement du patient s’appuiera sur les directives anticipées qu’il a pu rédiger ou sur la volonté qu’il a exprimé à un tiers" (p.10). Elle parle donc de patients dans le coma. De ce fait il ne s’agit pas d’un "suicide assisté" avec un patient "volontaire", mais d’un patient "qui a dit lors de sa vie passée qu’il aimerait se suicider". Le médecin pratiquerait un "suicide demandé par anticipation". Cela relève à l’évidence du concept d’ "euthanasie" et non du "suicide assisté".

 

L’euthanasie


  Le terme n’est visiblement pas employé de façon stabilisée par les membres du panel : 5 d’entre eux l’emploient pour des situations où le médecin use d’un produit létal (usage rigoureux du terme d’euthanasie)  tandis que 12 d’entre eux l’emploient quand la mort a lieu à la suite d’une sédation (ce qui n’est pas à proprement parler une "euthanasie", au sens de la Loi Leonetti). L’absence d’une stabilisation du terme rend alors problématique toutes les affirmations qui suivront. Lorsque la "Conférence" énonce que "L’application de la Loi Leonetti n’a pas mis fin à la pratique d’euthanasie clandestine" on ne sait plus où l’on se trouve. La Loi Leonetti en son Article 2 autorise bien "l’application d’un traitement [pour soulager la souffrance] qui peut avoir pour effet secondaire d’abréger la vie" (Article 2, Loi du 22/04/2005). Les 12 personnes qui emploient le terme "euthanasie" de façon erronée devraient savoir que la Loi Leonetti l’autorise déjà et de façon "non clandestine". De fait, ces actes n’ont pas eu à diminuer avec la Loi, mais ont eu l’avantage de perdre avec clarté leur soupçon d’illégalité. Maintenant, que l’on administre dans les services des produits létaux dans les cas de fin de vie est au moins douteux.
  Lorsque la Conférence énonce "notre groupe se retrouve [de manière absolue, sur un point] : nul ne peut disposer sans son consentement de la vie d’autrui" (11). Il y a là une position un peu inquiétante car elle semble régresser par rapport à la Loi Leonetti : si on se donne comme seule boussole le consentement de l’individu, on ne pourra pas selon l’Article de la loi Leonetti déjà cité "appliquer un traitement ayant pour effet secondaire d’abréger la vie". Les médecins n’ont donc pas pour seul référence le "consentement du patient". Si le patient est inconscient, ils doivent "respecter la procédure collégiale", consulter "la personne de confiance, la famille, ou un des proches" (Article 5, Loi du 22/04/2005) mais ils peuvent ainsi s’il y a lieu procéder à la limitation ou l’arrêt de traitement. Est-ce un principe sur lequel la "Conférence" souhaiterait revenir ? Leur manque de précision ne permet pas d’y répondre.

  La confusion semble en tout cas particulièrement importante à la fin du texte : il est ainsi affirmé que grâce à la Loi Leonetti, aux soins palliatifs et au suicide assisté, la Conférence peut "écarter l’euthanasie comme solution pour la fin de vie" (p.11). Vu l’emploi jusque-là aléatoire du terme, on n’est pas très sûr de ce que la conclusion signifie. Le "suicide assisté" écarterait "l’euthanasie" ? Parce qu’on serait déjà mort ou parce que la demande de suicide par "directives anticipées" ne serait plus appelée "euthanasie" ?
  Après ces incertitudes apparaît une surprise finale : "Toutefois nous nous déclarons favorable à une exception d’euthanasie" (p.11). Cette phrase sort du chapeau à la fin, alors que rien ne la justifie. "Celle-ci est envisageable dans des cas particuliers, ne pouvant entrer dans le cadre du suicide assisté lorsqu’il n’existe aucune autre solution (pas de consentement du patient)" (p.11). On se souvient que l’apparition de l’expression "exception d’euthanasie" avait fait l’objet d’une controverse importante appelant les travaux qui ont abouti à la Loi Leonetti. C’est Henri Caillavet, alors membre du CCNE et également militant de l’ADMD, qui avait tenu sur les ondes un propos (relayé par la presse) qui se voulait définitif : "Le CCNE est favorable à l’exception d’euthanasie"  alors que l’Avis n’avait pas encore été publié (il ne le sera que le 3 mars 2000). Avec deux autres membres du CCNE, le Président Didier Sicard, s’était alors désolidarisé de cette interprétation de Caillavet dans une tribune du Monde du 19 mars 2000. Axel Kahn, autre sage du CCNE, avait tenu le 14 avril, le propos suivant : "Ce texte n’est pas très bon, il est ambigu" . On pourrait ainsi, comme en 2000, s’interroger sur la légitimité d’une Loi à se définir comme statuant de l’exception.
 

 


 Conclusion


  La "Conférence" aboutit à quatre préconisations.
  La première est "le développement massif de l’accès aux soins palliatifs" (p.12). Cela est parfaitement en phase avec la Loi Leonetti qui implique les soins palliatifs dans nombre de ses articles (et notamment l’Article final article 15).
  La seconde est "l’autorisation de la sédation en phase terminale" (p.12). On peut, de la même façon considérer que cela est déjà dans l’Article 2 de la Loi Leonetti.
  La troisième est "la légalisation du suicide médicalement assisté" qui serait une rupture radicale avec la culture française jusqu’à aujourd’hui et serait de  "tonalité belge".
  La quatrième est "la création d’une exception d’euthanasie", avec toute la difficulté à comprendre ce qui est entendu par la "Conférence" à ce propos. S’agit-il de l’usage de produits létaux sur des patients inconscients ? La "Conférence" ne le dit pas.

 

Intérêts et limites de ce dispositif


  Nous avons vu que ces 18 citoyens n’aboutissent pas toujours à des formulations claires et sans contradictions . L’intérêt le plus important que représente alors cette conférence de citoyens pourrait paradoxalement reposer sur l’exhibition de ses ignorances et de ses découvertes.
  Ces 18 personnes choisies "au hasard" dans la population française ont bénéficié d’un stage accéléré d’informations sur les questions liées à la fin de vie. Après  trois week-ends à auditionner des personnes qui ont une aussi riche expérience (Didier Sicard, Jean-Luc Romero, Robert Badinter etc…), on ne reste pas le même. Les limites de l’expérience sont alors que les 65 millions de Français qui n’ont pas été choisis n’ont pas, eux, bénéficié de ce stage accéléré d’information. En conséquence, ce que le panel nous dit de ses découvertes révèle à peu près les ignorances de 65 Millions de Français. D’où l’intérêt de se focaliser sur ce que ces 18 personnes ne "savaient pas".
  La "Conférence de citoyens" a ainsi appris "qu’en France, à la différence d’autres pays, médecine curative et médecine palliative sont le plus souvent séparées en termes d’équipes médicales et de structures" (p.2).
  Il y a certes ici une réalité qui peut exister sur le territoire français : des lieux entièrement dédiés aux soins palliatifs et séparés de l’hôpital au sens curatif. On a ainsi pu estimer que l’insistance sur la spécialisation palliative avait pu en France faire régresser "l’esprit palliatif" dans tous les autres services : à partir du moment où certains personnels sont dits spécialisés dans les souffrances des malades en fin de vie, les autres peuvent plus facilement penser que ces malades ne sont plus de leur ressort et s’en désinvestir.
  Mais à rebours de ces remarques sur le clivage entre lieux dédiés au palliatif et dédiés au curatif, il faut remarquer que de plus en plus d’interventions sont faites par des équipes palliatives mobiles au sein des services hospitaliers "classiques" - ce que le "panel" n’a pas l’air de savoir.

  La Conférence nous dit avoir "constaté […] l’existence de tout un univers de lois et de réglementations sur la fin de vie que beaucoup d’entre nous ignoraient : directives anticipées, personne de confiance, sédations" (p.2). Il y a lieu d’en être inquiets : les Français ne savent pas qu’il y a des lois sur la fin de vie. Comment peut-on alors prendre au sérieux les sondages réguliers présentés par les médias sur leur opinion à ce propos ? Comment peut-on parler d’une "demande" des Français en direction de leurs députés pour un changement de loi alors qu’ils ne sont pas au fait de ce que la loi permet déjà. Il y a ici tout lieu de craindre un jeu entre lobbys.
  
  Il est clair que 18 personnes "choisies au hasard" ou même selon une certaine représentativité de la population ne peuvent prétendre dire "la voix de la France". C’est pourtant malheureusement de cette façon que la Conférence a pu être enrôlée dans les médias sous telle ou telle bannière. Ceux qui appellent à des moyens accrus pour les soins palliatifs pourront s’en réjouir un peu : une Conférence de citoyens a l’avantage de pouvoir énoncer ce type de principes sans avoir à s’inquiéter du budget qu’il faut mettre en face. Il est clair que ceux qui revendiquent le suicide assisté ou l’euthanasie sont mieux lotis : cela ne coûtera pas plus cher et cela semble démagogiquement payant. On peut espérer que la démocratie française respecte les garde-fous républicains et que la politique ne se fasse pas qu’à l’aune des sondages d’opinions.

 


Références :


(1) Platon La République.
(2) Aristote : "pour autant que la masse considérée ne soit pas trop servile, certes chacun y sera plus mauvais juge que les spécialistes, mais tous <ses membres> réunis soit seront meilleurs <juges qu’eux> soit ne seront pas plus mauvais"  Les Politiques (1990) 1282a 15-17, Paris, GF Flammarion, p.243.

]]>
news-2766 Thu, 13 Mar 2014 15:19:00 +0100 La conscience à l’épreuve des maladies neurologiques https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/la-conscience-a-lepreuve-des-maladies-neurologiques La conscience à l'épreuve des maladies neurologiques : un défi éthique "La conscience à l'épreuve des maladies neurologiques : un défi éthique"

 

Christian Tannier est médecin neurologue, ancien chef de service de neurologie au centre hospitalier de Carcassonne et Président du comité d’éthique de ce même centre hospitalier. Il est également Docteur en philosophie de l'Université de Paris-Est.


La conscience à l’épreuve des maladies neurologiques : un défi éthique (1)


Les maladies neurologiques, qu’elles soient d’origine vasculaire, traumatique ou dégénérative, atteignent souvent la conscience. Elles provoquent parfois une altération de l’état de conscience qui se traduit par un coma ou un état végétatif ; elles sont fréquemment responsables d’une dégradation progressive des contenus de conscience, qu’il s’agisse, de façon élémentaire, du sentiment de soi et de la représentation du monde, ou de manière plus complexe de l’accès à l’identité et à la liberté de choix, à ce qui permet la constitution d’un modèle personnel du monde (2).

Une situation tragique, un défi éthique

Ces situations, qui mettent en question la puissance et l’autonomie de l’esprit, peuvent bien être qualifiées d’épreuves tragiques, car elles conjuguent l’effroi, l’impuissance et l’aporie. Effrayant est ce vide qui envahit l’esprit, cette altération qui introduit l’étrangeté au sein de soi ; impuissant souvent est ce soignant qui ne connait que les gestes techniques qui sauvent ou prolongent la vie, mais non la manière de sauver la conscience ; indécidables et sans issue semblent ces questions qui  interrogent les limites de l’humain et parlent de la valeur d’une vie dont la conscience s’en va.
 Notre expérience de la gestion d’un comité d’éthique hospitalier pendant de nombreuses années, nous a conduit à constater que la majorité des demandes de saisine du comité était motivées par des troubles de conscience du patient : comment décider lorsque le patient ne semble plus exprimer d’avis ou lorsque son avis semble devoir être disqualifié ? Certes, les lois de 2002 et 2005 relatives aux droits des patients et à la fin de vie apportent des réponses : la recherche d’une autonomie indirecte par les directives anticipées ou la parole d’une personne de confiance, la distinction en fin de vie entre les patients capables ou non d’exprimer leur volonté. Certes, l’éthique principliste (3) nous propose de respecter l’autonomie des sujets conscients et de traiter avec bienfaisance ceux qui perdent leur "compétence". Mais ces réponses binaires sont insuffisantes, car elles laissent le soignant face à la complexité des situations cliniques : à lui de classer le patient dans la catégorie de la conscience ou de l’inconscience, de la compétence ou de l’incompétence, de la capacité ou de l’incapacité à exprimer sa volonté, à lui de savoir où placer ce sujet sur l’échelle de l’autonomie ou de la vulnérabilité, de décider in fine de la valeur d’une vie sans conscience.
C’est donc bien à un défi éthique que se mesurent les soignants et les accompagnants, confrontés à la complexité de la rencontre avec cette personne blessée dans ses possibilités mêmes d’être présente au monde, d’affirmer son identité et sa liberté : comment  proposer une attitude juste et aidante de la relation de soins répondant à cette tragédie humaine ? Comment préserver l’autonomie de ce sujet sans méconnaître son extrême vulnérabilité ? Comment affirmer la permanence de la personne alors que sa conscience s’en va ? Comment, dans les situations extrêmes, savoir éviter une obstination que la loi qualifie de déraisonnable ?
Nous proposons des réponses basées à la fois sur l’audace des paris et sur une sagesse des limites, dans cette médecine qui traite des confins de l’humain.

L’audace des paris

A l’image du pari pascalien, il faut ici parier sur l’improbable, donc sur le possible, car les gains escomptés ne sont pas modestes : c’est l’humanité de la relation qui est à gagner, la reconnaissance de l’autre au-delà de ce qui le rend méconnaissable. Quels sont les paris ? Pari sur la liberté, dans des maladies qui l’altèrent, pari sur les possibles lorsque ceux-ci se restreignent, pari sur les compétences lorsque celles-ci disparaissent, pari sur l’autonomie dût-t-elle être accompagnée, pari sur l’empathie possible avec une conscience souffrante lorsque la communication s’altère. C’est en définitive parier sur le sujet, fût-il extrême, mais aussi, ce qui est différent, postuler la permanence de la personne. 
C’est l’un des thèmes essentiels de Kant que d’affirmer qu’il faut toujours "faire comme si" l’homme était libre, de postuler la liberté (4). Certes la délibération consciente, socle du consentement éclairé, devient difficile dans les maladies de la conscience. Est-ce à dire que le patient doive se résigner à simplement assentir à ce qu’on lui propose, abdiquant ainsi sa volonté et sa liberté ? Nous ne le pensons pas, car vouloir n’est pas consentir, et même lorsque la conscience est altérée, le choix décisionnel peut naître encore d’une intuition émotionnelle, longtemps préservée, et jaillir d’un inconscient cognitif que Leibniz (5)  avait magistralement décrit bien avant les neurosciences (6). Tenir compte d’une volonté et d’une liberté qui surgissent en deçà ou au-delà de la délibération conscience, d’un vouloir qui va au-delà du consentement, sans disqualifier le sujet qui l’exprime, constitue une exigence éthique.
 Décliner l’autonomie brisée (7) en capacités (l’unité élémentaire qui exprime l’aptitude à réaliser une tâche), en compétences (la possibilité d’utiliser les capacités dans une action globale dirigée vers un but ou une décision) ou en capabilités (8)  (ce qu’une personne est réellement capable de faire ou d’être), individualiser une autonomie des valeurs, désirs et préférences, identifier une "protoautonomie (9) », c’est finalement parier sur les possibles de cet être, si on se réfère là à l’ontologie heideggerienne (10) qui fait de cette ouverture au possible une caractéristique de l’homme, jusqu’à la mort qui seule ferme la possibilité du possible.
Au sein de ces paris faits sur les richesses restantes, il faut aussi risquer celui de l’identité : on peut aider ce patient à garder une cohérence narrative par le récit, par les photographies, on peut valoriser goûts, désirs, préférences, connaissances sémantiques, par une espèce de "transfusion de sens", qui aide ce sujet à garder l’estime de soi, sans laquelle il n’est pas de liberté possible.
Lorsque les possibles se restreignent, lorsque l’identité est brisée, il importe de privilégier la conscience au présent, de retrouver la valeur de l’instant présent même si son destin est d’être oublié. Mais cette conscience au présent peut à son tour être souffrante et déstructurée, celle d’un sujet vivant dans un présent dont le sens lui échappe, incapable d’organiser le kaléidoscope de ses sensations, dans un monde envahi d’une inquiétante étrangeté et parfois peuplé d’hallucinations. Cette tragique condition est celle des maladies neurologiques évoluées, dégénératives ou vasculaires. L’empathie est-elle encore possible avec un esprit perdu dans un autre monde, dont le sens nous échappe ? C’est à nouveau un pari éthique que de répondre par l’affirmative ; le refuser est rejeter le patient et sa capacité à s’exprimer encore. Cet effort de compréhension empathique d’une conscience souffrante (dont il faut comprendre que la propre empathie est souvent déficiente), est une des bases de l’éthique soignante ; à condition toutefois d’éviter les démons de l’empathie déviante, qui ne juge de la qualité d’une vie handicapée que par la projection de sa propre sensibilité de personne valide (11), ou de ceux de la compassion fusionnelle qui peut générer souffrance et parfois violence.
Parier sur le sujet, enfin, c’est ne céder, jamais, au démon de l’objectivation, cette maltraitance ordinaire ; c’est pour le soignant, consacrer suffisamment de temps et d’attention à l’expression, même sans parole et au sein d’une grande dépendance, des sentiments, volontés, choix et désirs de ce sujet souffrant mais toujours présent, présumer sa compétence, l’aider à dire "je". Les limites du sujet semblent atteintes lorsque l’éveil et l’état de conscience sont eux-mêmes  altérés. Pourtant, on peut encore parier sur un "sujet extrême (12)", auquel on parle, même dans un coma profond ; cette relation intersubjective devient fondamentale dans les phases de récupération d’un coma.
Mais il est des situations où le sujet semble bien disparaitre durablement et même, estime-t-on avec des arguments de plus en plus scientifiques, définitivement, parallèlement à sa conscience. C’est le cas des états végétatifs, en particulier d’origine anoxo-ischémique, et même de certains états de conscience minimale non évolutifs et fixés. Il importe alors de postuler la permanence de la personne. Postuler n’est pas parier : dans un cas il s’agit d’une position morale a priori, dans l’autre d’une attitude éthique volontariste, toutes deux guidées par le souci de respecter l’homme et sa dignité. On postulera la permanence de la personne, inconditionnellement, et on pariera sur le sujet, jusqu’à un certain point.
  Affirmer la permanence de la personne, même dans le coma, oblige à s’écarter d’une conception "cognitiviste", qui, depuis J. Locke (13) , relie la personne à la conscience de soi, avec le risque de désigner ainsi une sous-humanité dont le respect de la dignité n’est plus assuré : sélectionner les personnes sur des critères de conscience ouvre sur le risque de l’indifférence ou de l’abandon, voire de la maltraitance ou de la violence. C’est pourquoi il est si important de se référer à des conceptions ontologique et relationnelle de la personne. Ontologique pour dire que le concept de "personne" ne caractérise plus un phénomène, un fait, comme le sujet, le personnage, ou encore l’individu, mais est une abstraction de la raison, indique une valeur, devient un concept moral, un postulat qui enveloppe la dignité et l’obligation de respect. Relationnelle ensuite, car la personne est le fruit d’une histoire, dont la valeur et la continuité sont assurées par la reconnaissance par autrui. Faire de la personne qui perd sa conscience et son esprit, un semblable, avant toute évaluation de ses capacités, avant de la soigner et pour la soigner : pour reprendre J. Maisondieu (14) , ce message est peu, mais ce peu est essentiel.

Mais l’audace des paris ne doit pas empêcher la recherche d’une éthique, d’une sagesse des limites, qui est aussi celle des situations extrêmes.

 


Une sagesse des limites

Car, quels sont les risques des paris ? Ne serait-ce pas d’oublier que ce sujet vulnérable et fragile, qui s’adresse à la responsabilité du soignant, demande aussi sollicitude, tendresse, accompagnement, voire, osons le mot, une petite touche de paternalisme ? D’oublier aussi qu’obstination rime avec déraison ?
Aux racines de la responsabilité du soignant, pourrait se placer le message de la philosophie de Levinas : le visage de l’homme sans conscience, celui du comateux, celui du confus, dans lequel ne brille aucun regard, à la fois nu, sans défense et exposé à la mort, pourrait constituer le paradigme de la vulnérabilité et de la responsabilité primitivement éthique qui en découle (15). Les éthiques de la vulnérabilité (16) s’opposent à celles de la liberté et de l’autonomie, car elles s’adressent à ce qui dans l’homme est fragile, sensible, susceptible d’être blessé, chez le patient, mais aussi chez le soignant, car la prise de conscience de sa propre vulnérabilité, comme sa capacité à être affecté par celle d’autrui, est à la base du sentiment de sollicitude comme de l’empathie et revêt de ce fait une dimension éthique.
Mais la responsabilité n’est pas que passivité, aux risques de la souffrance sacrificielle et de l’épuisement, elle est aussi engagement et action. C’est pourquoi l’éthique du care paraît particulièrement adaptée à la vulnérabilité de la conscience par sa dimension d’action compétente, d’attention aux besoins spécifiques du patient, d’ouverture à ses capabilités, sans oublier le souci de son intégration sociale.
Ces attitudes éthiques, dictées par le souci de bienfaisance, correspondent à des qualités morales acquises et non pas seulement à des dispositions psychologiques. Elles nécessitent une formation qui s’écarte du paradigme de la médecine curative et de son analyse en signes, diagnostic et traitement. De nouveaux référentiels sont nécessaires, abordant non seulement l’assignation à responsabilité, mais aussi l’écoute empathique, la communication, l’apprentissage du maniement d’une gamme de sentiments qui vont du respect à la compassion, en s’adaptant à la singularité du patient et au degré de l’altération de sa conscience, sans écarter, parfois, un "certain" paternalisme (17) .
En dernier lieu, il est important de réfléchir à une éthique des limites et des situations extrêmes.
Un consensus semble s’être établi autour de la loi Leonetti d’avril 2005,  lorsqu’elle condamne l’obstination déraisonnable et déclare que les actes de prévention, d’investigation ou de soins peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris "lorsqu’ils paraissent inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie". Ce principe concerne tous les malades, qu’ils soient ou non en fin de vie.
Naviguer entre les écueils du défaitisme injustifié et de l’obstination déraisonnable constitue bien un effort vers une sagesse pratique, qu’on peut nommer sagesse des limites, dans ces situations aux frontières de la conscience et de l’humain.
Le problème le plus difficile est posé lorsque l’altération de l’état de conscience ne correspond pas à une situation de fin de vie, en dehors d’une complication intercurrente, comme dans l’état végétatif chronique, l’état de conscience minimale ou certaines démences dégénératives très évoluées. Alors l’équipe soignante est amenée à juger de la valeur, de la qualité ou du sens de cette vie, dont on estime qu’elle devient uniquement biologique, artificiellement maintenue, et dont "l’humain", identifié souvent à la conscience, semble s’être retiré. Mais où placer le curseur ? Jugement et décision sont facilités, dans les situations extrêmes, par l’existence de directives anticipées ou par des volontés claires transmises à une personne de confiance, mais c’est encore rarement le cas.
L’introduction du caractère "extrême" de la situation nous semble un critère décisionnel important. Certes l’extrême est subjectif, le terme est difficile à définir et ses frontières sont imprécises. Mais son introduction permet une aide à la réflexion collégiale (18), lorsqu’il faut prendre des décisions lourdes de conséquences, comme celle du laisser-mourir. Il s’agit de dire que cette situation est extra-ordinaire, non pas forcément rare, mais tranchant par sa singularité, souvent aporétique et revêtant une dimension tragique, nécessitant une concertation collégiale qui devrait permettre de sortir d’un climat passionnel ou d’un excès d’affects. L’état végétatif persistant, cet éveil sans conscience, lorsqu’il est clairement et sûrement identifié,  paraît bien constituer le paradigme de la situation extrême. Quand on s’éloigne de cette situation, lorsque des contenus de conscience sont encore ou de nouveau présents, il convient d’être très prudent dans l’appréciation de la valeur de la vie pour autrui, d’autant que les patients adaptent souvent leurs exigences de qualité de vie à leur handicap et d’une façon insoupçonnable lorsqu’on est en bonne santé. Il paraît en tout cas impossible d’envisager des procédures ou des recommandations valables dans tous les cas, qui excluraient le temps de la discussion éthique. Ce temps de l’éthique est surtout celui de la narration, de la rencontre, de la réflexion collective. Lui seul permet de répondre aux questions essentielles : qu’aurait voulu le patient ? Qu’en pensent les proches ou la personne de confiance ? Qu’en pense la collégialité des soignants ? La situation est-elle extrême ? Lui seul permet de dégager des décisions consensuelles dans ces situations tragiques.
L’arrêt d’une nutrition et d’une hydratation artificielles constitue la décision la plus difficile (19). S’inscrivant dans le cadre de la suspension des thérapeutiques justifiée par le refus de l’obstination, elle pose néanmoins des problèmes spécifiques liés à la valeur symbolique de la nutrition et de l’hydratation ainsi qu’à la crainte d’une "mauvaise mort", générant la souffrance du patient et de ses proches. Seuls une réflexion longuement préparée avec les équipes et les proches, ainsi qu’un accompagnement palliatif sans faille, peuvent faire de ce laisser-mourir une mort acceptable et acceptée. C’est ici que se pose avec le plus d’acuité la question d’une sédation profonde (20), différenciée d’un geste euthanasique que la loi interdit actuellement.

Au total, lorsque s’éloignent les rivages rassurants de la conscience, une nouvelle relation humaine, forcément complexe, doit être inventée. Nous proposons au soignant des "attitudes" basées sur la nuance, reflétant la déclinaison en degrés de la conscience, sur l’audace, qui parie sur les possibles avant de se résigner aux pertes, sur la recherche d’une sagesse, consciente de la fragilité et des limites de l’humain. Ainsi, peut-être, parviendra-t-il à atténuer le tragique de ces situations (21).

 

Notes :

(1) Ce texte reprend les thèmes principaux d‘une thèse de philosophie pratique soutenue le 1er octobre 2013 à l’Université de Paris-Est, sous la direction de M. E. Fiat
(2) H. Ey, La conscience, Paris, Desclée de Bouwer, 1983
(3) T.L. Beauchamp, J.F. Childress, Les principes de l’éthique biomédicale, Paris, Les Belles Lettres, 2008
(4) E. Kant, Critique de la raison pratique, Dial. Ch. IV, Paris, Quadrige/PUF, 2007, pp. 132, 142, 143
(5) G.W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Paris, GF Flammarion, 1990
(6) L. Naccache, Le nouvel inconscient, Paris, Odile Jacob, 2006
(7) C. Pelluchon, L’autonomie brisée, Paris, Léviathan PUF, 2009
(8) M.C. Nussbaum, Capabilités, Paris, Climats, 2012
(9) "Les maladies neurologiques dégénératives détrônent une conception insolente de l’autonomie", J.-P. Pierron, "Insolente autonomie ? Du paternalisme médical au paternalisme bioéthique", Alzheimer et autonomie, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 111
(10) M. Heidegger, Être et temps, Paris, Gallimard, 1986
(11) B. Quentin, La philosophie face au handicap, Toulouse, érès, 2013
(12) M. Grosclaude, Réanimation et coma, Paris, Masson, 2009
(13) J. Locke, Essai sur l’entendement humain, Paris, Vrin, 2001
(14) J. Maisondieu, Le crépuscule de la raison, Paris, Bayard, 2001
(15) E. Levinas, Ethique comme philosophie première, Paris, Payot § rivages, 1998
(16) C. Pelluchon, Eléments pour une éthique de la vulnérabilité, Paris, Cerf, 2011
(17) Excluant formellement l’infantilisation du patient mais ne renonçant pas à la responsabilité d’aide à la décision
(18) SFAP, Aide à la réflexion lors de situation extrêmes, 2007
(19) R. Aubry, "L’alimentation et l’hydratation chez la personne en état végétatif chronique : soins, traitement ou acharnement thérapeutique ?", Médecine palliative, Soins de support, Accompagnement, Ethique, 2008, 7, p. 74-85
(20) "Décision d’un geste létal dans les phases ultimes de l’accompagnement en fin de vie", Commission de réflexion sur la fin de vie, 2012, p. 122, et CCNE, Avis 121, Fin de vie, autonomie de la personne, volonté de mourir, 2013, p. 35
(21) En reprenant la définition qu’E. Fiat donne de l’éthique : "rendre le tragique moins tragique",  "Face à l’impasse : le recours à l’éthique", in S. Pandelé, Accompagnement éthique de la personne en grande vulnérabilité, Paris, Seli Arslan, 2009, p. 101

]]>
news-2768 Sun, 05 Jan 2014 18:16:00 +0100 L’addictologie palliative https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/laddictologie-palliative Les nouveaux concepts produits par l’Ecole éthique de la Salpêtrière : Les nouveaux concepts produits par l’Ecole éthique de la Salpêtrière :
"L’addictologie palliative"


C’est Johann Caillard qui en 2012 a développé ce concept.

Johann Caillard exerce dans le champ des addictions depuis treize ans, d’abord comme infirmier puis comme cadre de santé dans une unité hospitalière de traitement des addictions à Chalons en Champagne.

Soins palliatifs ?

Johann Caillard a développé en 2012 le concept d’ "addictologie palliative". De quoi s’agit-il ? On sait que l’expression de "soins palliatifs" s’est développée pour rendre compte de types de soin qui ne sont plus focalisés sur l’aspect curatif et qui pourtant ont leur légitimité : si la médecine ne peut plus guérir la personne en fin de vie, elle peut et elle doit l’accompagner jusqu’au bout, en visant s’il y a lieu à réduire le niveau de douleur du patient.         Dans le champ de l’addictologie nous ne sommes habituellement pas là. Le paradigme, et cela est également légitime, est celui de l’accompagnement vers la guérison, guérison toujours relative, car la seule connue face à l’alcoolisme est l’abstinence : "dans le champ de la dépendance aux produits, aux substances dites psychoactives, l’abstinence reste incontournable" (Caillard, 2012 : 10).

 

Des hospitalisations répétées

        Le modèle de la guérison fonctionne dans bon nombre de cas, mais comme le montre Johann Caillard, on bute sur certains types de patients, qui, à la manière du Bartleby de Melville, s’ingénient à rendre impossible toute guérison : "Accompagner un dépendant, dans le sens des addictions, dans son parcours de soins nécessite à différentes étapes de travailler entre autres, le déni, la demande et l’adhésion. Certaines personnes de par leurs carences, leurs failles, leurs choix de vie, ne s’inscrivent pas dans notre processus soignant préétabli, celui de l’abstinence" (5).    Johann Caillard donne l’exemple de Patrick, 41 ans, toxicomane et alcoolodépendant. Ce dernier semble demander à l’équipe de l’accompagner dans ce qui leur apparaît comme une impasse thérapeutique. Il les confronte à une absence de demande et de désir de changement de son mode de vie, tout en reconnaissant qu’il souffre. "Dans notre discipline, nous reprenons le terme du champ médicosocial d’accompagnement. Il peut paraître inadéquat dans ce type de situation car il sous-tend d’aller avec lui dans une direction commune et non contre lui dans des directions opposées. Dans la situation clinique, Patrick met en danger les autres personnes hospitalisées et l’équilibre du service. Par usure il nous contraint à lever la contrainte le laisser se maintenir dans son choix de vie. Mais pouvons-nous utiliser ce terme de choix tant la passion semble prendre le dessus sur la raison. Devons-nous abandonner, l’abandonner à "sa décision" ?" (6). Le projet de Patrick semble être - car non clairement exprimé - de vivre chez lui sans autre compagnie que le toxique. En même temps il est satisfait de son séjour dans le service d’addictologie. "Il se positionne dans une passivité active dans le sens où il est acteur de cette passivité, qu’il scénarise" (10). Son hospitalisation (après bien d’autres) arrive maintenant à son terme. Mais l’équipe est loin d’être satisfaite : "Sa situation sociale est redressée, ses bilans biologiques améliorés et son périmètre de marche étendu mais aucune adhésion à un projet addictologique n’a pu être acquise" (11). Quelques semaines plus tard, hélas, cela va être le retour de Patrick : "Encore !" va-t-on soupirer dans le bureau. L’exaspération sera déjà là avant la nouvelle confrontation physique avec lui. Pourquoi ? Parce que la nouvelle hospitalisation ne sera plus vécue comme un nouveau départ, "l’ardoise n’est plus effacée" (37). Quand Patrick s’explique devant l’équipe de sa rechute par un "c’est comme ça !", il ressemble au roc Bartleby de Melville avec son systématique "je préfèrerais pas" ("I would prefer not to") (Melville [1856] 1996 : 25). Ce qui use l’équipe c’est surtout d’avoir l’impression qu’on a laissé s’installer une situation d’exception. Dans les mêmes circonstances, la plupart des autres patients se verraient prononcer une sortie pour rupture de contrat thérapeutique. Mais de façon incompréhensible Patrick est toujours-là. Plane ici la figure tutélaire de Bartleby, dont le narrateur du récit éponyme croit pouvoir se débarrasser : "Je résolus de rassembler toutes mes forces et de me débarrasser à jamais de cet intolérable incube" (63). Mais "l’incube" revient à chaque fois parce que le narrateur ressent mystérieusement un devoir envers lui. Quand Patrick est hospitalisé, que cherche-t-il ? "Il attend ! Quoi ? Difficile à définir ! Il semble attendre que son corps soit de nouveau capable de l’aider à succomber à sa passion, attendre que nous l’ayons "retapé"" (39). Patrick est un nouveau Prométhée dont le foie, dévoré "le jour" par l’aigle de l’alcool, repousse durant "la nuit" de la cure thérapeutique. Ce sont les soins de l’équipe qui lui permettront donc de poursuivre ses alcoolisations, sa passion, ses souffrances. "Tout cela perdure par les bienfaits de nos soins" (43). Et c’est là que Johann Caillard prend conscience de l’aspect palliatif de leur travail avec Patrick : "La situation de cet homme au foie cirrhotique refusant l’arrêt de l’alcool est similaire à la personne en insuffisance rénale sévère qui refuse la dialyse, ou du diabétique insulino-dépendant n’acceptant pas les injections" (49). La différence va porter sur la temporalité. Les patients en fin de vie peuvent être dans le court terme alors qu’en addictologie la conclusion létale de ce type de comportement peut se jouer jusqu’au  long terme. Il reste que Patrick est malade mais refuse le seul traitement connu. Un effort d’adaptation des soins est donc à réaliser : les soins curatifs devenant impossibles, l’équipe se met  à assumer des soins qui ne sont que de confort. Ici se fait un "passage du cure au care" (49).



L’utilité pratique du concept d’addictologie palliative

Quelle est l’utilité de ce concept "d’addictologie palliative"? Il permet une relation de soins moins stérile, moins exténuante : "Cette nouvelle orientation des soins offre, à ce couple soignant/soigné, un terrain neutre moins conflictuel. Cette porte de sortie apaise les pressions exercées sur l’addict mais également sur la blouse blanche à l’origine de son épuisement. Les bases d’une nouvelle relation de soins sont édifiées" (50). "Poser une prescription d’accompagnement palliatif c’est avant tout reconnaître l’inefficacité de nos thérapeutiques et l’inadéquation d’un projet d’abstinence" (55).
        L’accompagnement palliatif va permettre de maintenir le lien avec le patient, permettre de ne pas perdre le contact, avec souvent la nécessité d’interventions à domicile. L’alliance thérapeutique est ici de l’ordre de l’apprivoisement. "L’addictologie palliative se substitue à la mort relationnelle et sociale, à l’isolement du patient" (51). L’équipe apprend à redéfinir son approche : "Nous abandonnons ! Non pas le patient, mais notre objectif vers lequel ce dernier ne pouvait tendre et, par répercussions, que les soignants ne pouvaient pas atteindre" (52). Se détacher de l’objectif de la guérison, voilà un effort paradoxal pour tout soignant. Mais c’est ce qui peut correspondre à une attitude réellement éthique.

 Ce n’est pas non plus le refus de toute règle et de tout espoir

"Eluder la nécessité de l’arrêt des toxiques ne signifie pas la banalisation des intoxications. En ambulatoire, la sobriété doit être de mise lors des  rendez-vous, des démarches et toutes les consommations de substances psycho-actives non prescrites restent proscrites lors de l’hospitalisation. Le filet de sécurité favorise l’anticipation des retours dans l’unité, et permet d’intervenir avant une altération trop importante. Il en découle des séjours plus courts et limite de fait l’épuisement du patient dans l’hospitalisation ainsi que les ruptures du cadre institutionnel" (55-56). L’addictologie palliative n’est donc pas l’arrêt définitif des propositions de projet d’abstinence mais l’acceptation d’un refus face à elles, tout en maintenant une présence, un accompagnement. La personne à la vie équilibrée peut trouver irationnelle l’attitude des personnes se laissant aller à l’addiction. Mais en réalité, une économie rationnelle des affects peut aussi s’y trouver. Tout simplement, "une vie sans toxique, sans ivresse semble chez cet intempérant à l’origine de souffrances bien supérieures que celle infligées par son addiction" (56). Comme le repérait Joyce Mac Dougall, le problème est que "le sujet est l’esclave d’une seule solution pour échapper à la douleur morale". (Mc Dougall, 1996 : 231). L’objectif peut donc devenir pour le soignant de permettre au patient l’émergence de nouveaux désirs "sans les imposer, juste en démontrer la possibilité" (43).

C’est une maladie et elle est maladie des relations sociales

        Johann Caillard prend au sérieux la maladie comme maladie. Il est certes possible d’entendre des discours moralisateurs accusant l’alcoolique d’être responsable de son état, "il l’aurait choisi", mais pour reprendre la formule d’un médecin : "personne ne s’est dit en se levant le matin, qu’il allait devenir dépendant !». Réduire la dépendance à un manque de volonté c’est lui faire perdre son statut de maladie au profit d’une faiblesse de caractère, ce à quoi Johann Caillard ne se résout pas.
        Il peut également y avoir là de lourds destins familiaux à porter : "nous constatons dans des situations familiales complexes, voire pathologiques, que le malade, celui qui boit, a une fonction de symptômes, l’attention se concentre sur cet élément perturbateur, préservant ainsi l’économie familiale de toutes introspections collectives. Son addiction a une utilité pour son entourage" (22).
    Cette maladie va se développer comme pathologie des relations sociales : "l’alcoolisme est une pathologie du lien dans le sens où le toxique et son omniprésence dans les pensées perturbent, altèrent, voire détruisent les relations avec l’entourage […] Cette dimension exclusive, réductrice se retrouve chez les fumeurs de cannabis, où la rencontre, souvent improductive, est motivée par la consommation "on fait tourner le joint"" (21). Du fait de la dépendance, le temps ne s’écoule plus de façon créative. L’histoire de ces alcooliques ou toxicomanes semble arrêtée à l’époque où leur vie a basculé. Quand le praticien établit la biographie du patient, lors de la prise de contact, cela apparaît clairement : parallèlement à la prégnance des intoxications, le récit s’appauvrit : peu de loisirs, peu d’investissements et du coup peu de souvenirs.

Conclusion

        Johann Caillard ne vise pas à amplifier ce qui est, somme toute, un cas particulier. Un patient comme Patrick appartient à une catégorie heureusement minoritaire. Parmi les personnes accueillies, une majorité cherchent à s’en sortir, cherchent à tirer un profit durable de l’accompagnement qui leur est proposé. L’objectif de guérison est l’horizon du travail suivi. Mais nous avons a contrario ici quelqu’un qui pousse à bout les ressources des travailleurs sociaux, un type de patient qui concentre les regards, l’attention et l’énergie du soignant au détriment de vingt autres personnes pour qui l’offre de soins s’avèrerait adaptée et montrerait des résultats, à plus ou moins long terme.
        Mais ne nous méprenons pas. Le propos de Johann Caillard ne vise pas à stigmatiser certains patients pour considérer dans une optique gestionnaire que l’on perd du temps avec eux, temps qui serait plus judicieusement accordé à d’autres qui sauraient en être reconnaissants et en tirer profit. Méfions-nous ici d’une logique égalitariste. Pensons à des situations familiales où un de nos enfants nous demande beaucoup plus de temps que les autres, parce qu’il a plus de difficultés que les autres. Vouloir égaliser dogmatiquement en disant que chacun bénéficiera de la même portion de temps d’accompagnement, amène à ne s’occuper bien de personne…
On en arrive au nœud du problème : quand peut-on décider en addictologie que l’on quitte le curatif pour le palliatif ? "Les critères de référence pour élaborer un diagnostic d’addictologie palliative ne peuvent être clairement définis […] A quel moment pouvons-nous abandonner la perspective de l’abstinence et d’une amélioration de santé physique et sociale ? […] Par excès, le soignant risque par la profusion d’action et d’offres, de sombrer dans l’obstination déraisonnable. Face à l’intempérance de l’addict, le soignant doit faire preuve d’une tempérance de son désir de soigner" (59). Voilà donc l’affaire : arriver à réaliser un accompagnement sans obstination déraisonnable.
        Parler d’addictologie palliative c’est s’intéresser à des pratiques de soin qui n’aboutiront vraisemblablement pas à une guérison mais auxquelles nous sommes maintenant capables de donner du sens.
   
Bertrand QUENTIN



Bibliographie :

Caillard,  J. (2012).  "Vers une addictologie palliative ?" Mémoire de Master I de philosophie pratique, Université de Paris-Est Marne-la-Vallée.
Mc Dougall J. (1996). Eros aux mille et un visages.
Melville H. [1856] 1996. Bartleby le scribe (initialement dans les Contes de la véranda (The Piazza Tales)), Paris, Gallimard.

]]>
news-2769 Mon, 02 Dec 2013 16:52:00 +0100 Euthanasie, suicide assisté, refus de l’obstination déraisonnable https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/euthanasie-suicide-assiste-refus-de-lobstination-deraisonnable Euthanasie, suicide assisté, refus de l’obstination déraisonnable : Peut-on arrêter l’alimentation par sonde gastrique d’un patient en état végétatif chronique ? Euthanasie, suicide assisté, refus de l’obstination déraisonnable : Peut-on arrêter l’alimentation par sonde gastrique d’un patient en état végétatif chronique ?

Par Bernard ROMEFORT

Le Docteur Bernard ROMEFORT est médecin  exerçant  en soins palliatifs, et dans une unité de patients en Etat Végétatif Chronique ou Etat Pauci-Relationnel. Il a publié en 2011 l’article "Le médecin peut-il annoncer l’échéance de sa mort au malade ?" dans la revue Ethique et Santé.

Droit de mourir ou droit à la mort ?

Les patients en état végétatif chronique (EVC) sont caractérisés par une atteinte cérébrale entraînant une incapacité totale de se mouvoir et de communiquer. Le patient est dit en état végétatif parce que ne subsistent que ses fonctions vitales. Est-ce que pour autant il aurait perdu conscience de son environnement, de sa condition ? De plus en plus de témoignages de personnes ayant été dans le coma (qui correspond à une atteinte cérébrale plus importante encore que l’état végétatif) remettent en question cet état de conscience ou de non conscience des patients en EVC. Ainsi en est-il par exemple d’Angèle Lieby dans son livre Une larme m’a sauvée  (Lieby, 2012). Ceci étant, conscients ou non, les patients en EVC sont totalement dépendants de leur entourage pour assurer leur alimentation. Celle-ci est assurée par l’intermédiaire d’une sonde (appelée GPE) introduite dans l’estomac à travers la paroi abdominale. Quel sens peut-il y avoir à continuer à alimenter par cette sonde le patient en état végétatif chronique ?
La seule certitude qui s’impose à nous est que l’arrêt de cette alimentation provoquera immanquablement sa mort. Il y va donc de la vie ou de la mort du patient. Mais alors, qu’est-ce qui nous justifierait de provoquer sa mort ? Qu’est-ce qui nous empêcherait de le laisser mourir ? Qu’est-ce qui nous obligerait à le maintenir en vie ?
 Une première approche amènerait à considérer qu’il s’agit de permettre au patient de mourir. La seconde approche consisterait à considérer qu’on lui permet de finir ses jours en le laissant mourir des conséquences de ses atteintes cérébrales. Il y aurait là davantage un refus d’une obstination jugée déraisonnable. Enfin une dernière approche mènerait à faire mourir volontairement le patient, par compassion ou par nécessité sociale. Nous serions là devant une euthanasie.
 Remarquons que dans l’expression "droit de mourir" il y a déjà une grande ambiguïté. De même qu’il ne faut pas confondre le droit de vivre et le droit à la vie, de même, nous faut-il différencier un droit de mourir d’un droit à la mort. Evoquer qu’il puisse y avoir un droit à la mort supposerait que la mort, en tant que telle, serait un choix, qu’on pourrait choisir de mourir ou de ne pas mourir, c’est-à-dire, en quelque sorte, d’être immortel. Or la mort n’est pas un choix. Elle est la condition même de tout être vivant. C’est parce que nous sommes vivants que nous mourrons, et non parce que nous le voulons. La mort est l’aboutissement inéluctable de la vie. De ce fait, de même que nous ne pouvons pas faire valoir un droit à la vie, de même nous ne pouvons pas faire valoir un droit à la mort car, que nous le voulions ou non, elle s’imposera à nous.
Par contre, c’est parce que nous sommes vivants, et que la vie n’appartient à personne, que nous avons le droit de vivre, de jouir de la vie, de notre vie, et nul n’a le droit de nous l’ôter. Si la mort n’est pas un droit, mourir, parce que c’est vivre encore, ouvre à des droits dont le droit de vivre ses derniers jours en tant que derniers instants de vie. Le patient a le droit de mourir, et non pas un droit à la mort.
On peut considérer que si le patient a un droit de mourir, dans le sens où il est libre de mourir, en aucun cas cela ne doit entraîner un droit-créance de mourir qui serait opposable et qui obligerait autrui à s’impliquer dans la mort de celui qui le lui demanderait, ce qui serait fondamentalement une atteinte à l’interdiction morale d’attenter à la vie d’autrui.
Acceptant le droit de mourir du patient tel que nous l’avons défini, dans quelle mesure cela peut-il s’appliquer à l’arrêt de l’alimentation par sonde gastrique ?



Permettre de laisser mourir le patient dans un refus d’une obstination déraisonnable



Il nous faut rappeler ici que le patient en EVC devrait être mort, du fait de son atteinte cérébrale. S’il est toujours vivant c’est parce qu’on repousse indéfiniment sa mort en le maintenant artificiellement en vie. C’est pourquoi, en soi, l’arrêt de l’alimentation d’un patient en EVC n’est pas un arrêt de mort, c’est l’arrêt d’un refus de mort, et en tant que tel l’arrêt d’une obstination déraisonnable. Il nous faut donc définir ici sur quels critères nous pourrions considérer que nous sommes face à une obstination déraisonnable.
L’alimentation par GPE du patient en état végétatif chronique, pour être jugée comme une obstination déraisonnable, doit être confrontée aux objectifs qui ont justifié sa mise en œuvre, et à ceux qui ont pu apparaître au moment où la décision doit être prise de l’arrêter ou non. Ces objectifs peuvent être différents selon que l’on se place en tant que médecin (ou soignant) ou en tant que patient lui-même. Il nous faut donc envisager ces deux positions pour analyser ces différents objectifs qui justifieraient, ou ne justifieraient plus cette alimentation.

Au regard de l’objectif médical
Objectif thérapeutique ?
Quels ont pu être les objectifs médicaux ayant justifié la pose de la GPE pour alimenter le patient lors de la survenue de l’accident ?
D’une part il pouvait s’agir de maintenir le patient en vie le temps de faire les examens médicaux complémentaires, cliniques et para-cliniques, afin d’évaluer la nature et l’importance des lésions cérébrales et de définir la conduite thérapeutique à tenir par la suite, si cela s’avérait possible. C’était un objectif à plus ou moins court terme dépassé déjà depuis longtemps. Cet objectif n’étant plus d’actualité lorsque le patient est déclaré en EVC, il ne justifie plus la poursuite de l’alimentation par GPE.
L’autre objectif pouvait être de mettre en place une rééducation avec stimulation sensorielle ayant pour but de permettre au patient de récupérer, autant que possible, les capacités qu’il avait perdues. Il est communément admis dans la communauté médicale spécialisée qu’au-delà de trois mois, si la cause est traumatique, et de douze mois, si elle est non traumatique, il n’y a plus de chance de récupération. C’est alors que le patient est déclaré en EVC.  Donc, dans le cas de ces patients, il n’y a plus, a priori, de possibilité de récupération de leurs capacités motrices et cognitives, et la poursuite de l’alimentation par GPE ne leur permettrait pas de voir leur état s’améliorer.
Ainsi, au regard des objectifs médicaux de départ, la poursuite de l’alimentation par GPE ne se justifierait plus. Elle ne répondrait plus, en tant que telle, à un objectif thérapeutique.

Soin de base ?
Mais qu’en serait-il si on la considère comme un soin de base ?
En tant que soin de base elle aurait pour objectif le maintien artificiel de l’équilibre nutritionnel du patient, dans le seul but de conserver son intégrité physique. Sans projet d’amélioration clinique, quel objectif pourraient avoir ces soins de base si ce n’est de garder le patient dans cet état végétatif ?
Nous considérions l’alimentation par GPE comme un acte médical ou comme un soin de base, dans le cadre même de la loi du 22 avril 2005 qui stipule que : "Ces actes ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris. Dans ce cas, le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa vie en dispensant les soins visés à l'article L. 1110-10." Que l’alimentation soit considérée comme un acte médical thérapeutique ou comme un soin de base, cela ne change rien à l’interprétation de la loi, et elle peut être jugée comme une obstination déraisonnable, et en tant que telle interrompue.
Du point de vue médical on peut considérer l’alimentation par GPE d’un patient en EVC comme une obstination déraisonnable, et il serait alors légitime de l’arrêter, ce d’autant plus si elle entraînait, de son fait même, un inconfort, voire des complications médicales, ce qui peut se rencontrer et poserait alors la question même de la bientraitance. Si l’acte médical est par lui-même source de souffrance, et qui plus est de complication, alors il paraît urgent de l’interrompre, cela serait même un devoir au regard du premier devoir du médecin qui est de ne pas nuire (primum non nocere).
Considérant l’impuissance médicale de sortir le patient de son EVC, il s’agirait ici de le laisser mourir en continuant à en prendre soin, en s’assurant qu’autant que possible il ne souffre pas, et surtout en l’accompagnant dans les derniers instants de sa vie en restant présent comme auprès de tout patient qui se remet entre nos mains. Entendons-nous bien : il ne s’agit donc en aucun cas ici d’un abandon de soins, mais d’une réorientation de ceux-ci dans le respect de la personne et en particulier de sa dignité d’être humain.
 Il s’agit ici du regard médical de la situation, mais l’objectif médical n’est pas une motivation absolue, elle doit être en rapport, en adéquation avec la motivation du patient lui-même. Qu’en est-il ? Quel pourrait être son objectif ?

Au regard de l’objectif du patient
Dans un premier temps on peut légitimement penser que l’objectif du patient était celui du médecin, ou plus exactement que l’objectif du médecin correspondait à celui supposé du patient, c’est-à-dire de récupérer autant que possible ses capacités physiques et cognitives. Nous venons de voir que cet objectif ne tient plus. Nous serions donc là encore dans une démarche pouvant être de l’ordre de l’obstination déraisonnable, sauf que ce qui peut paraître déraisonnable pour le médecin, voire pour l’entourage, peut ne pas l’être pour le patient. Ses objectifs peuvent être multiples, parfois même paraître contradictoires, sans compter qu’il aurait pu changer d’objectif. Les seules indications dont nous disposerions seraient ses directives anticipées ou l’avis de sa personne de confiance.
Il nous faut donc étudier d’une part le cas où le patient aurait fait savoir ses volontés, et d’autre part le cas où il ne l’aurait pas fait, et dans ce cas envisager l’hypothèse où il serait ou non conscient.

Le patient aurait anticipé l’expression de sa volonté 
Si le patient a exprimé, d’une façon ou d’une autre, sa volonté d’être, ou de  ne pas être maintenu en état végétatif, il nous semble être du devoir du médecin de respecter ses volontés, comme le prévoit d’ailleurs la loi, et ce d’autant plus si cette volonté a été réitérée.
Nous pouvons rejoindre ici la pensée développée par Hans Jonas. Il parle du malade conscient, et il dit que "…lui permettre de mourir devrait être libéré de toute crainte de représailles légales (en droit pénal ou civil) de même aussi que corporatives, à partir du moment où l’on cède à une demande constante du patient (et non à la supplique d’un instant de désespoir) pour que soit débranché l’appareil à respirer qui le maintient en vie, sans autre perspective que de le maintenir dans cet état" (Jonas, 1996 : 47). Certes, d’une part Jonas parle d’une assistance respiratoire, et non d’une alimentation par GPE, mais dans un cas comme dans l’autre, le but est de maintenir le patient en vie, et leur arrêt entraînerait sa mort. Ces deux situations sont donc similaires. D’autre part il parle de malade conscient, capable de s’exprimer, ce qui n’est pas notre cas ici, mais on peut considérer de la même manière un patient qui, au moment où il était conscient et qui plus est en pleine possession de ses capacités cognitives, aurait exprimé ses volontés anticipées vis-à-vis d’une telle situation. Ce  qui a pu être sa volonté à un moment donné pourrait différente au moment de la prise de décision, mais on ne peut pas non plus l’affirmer, et donc en faire abstraction. Le patient, au moment où il écrit ses directives anticipées prend sa responsabilité envers lui-même, et envers ceux qui seront amenés à en prendre soin. Ceci étant, on voit tout l’intérêt d’inciter le patient à écrire ses directives anticipées en présence de son médecin, afin de se faire expliquer les tenants et les aboutissants de sa décision, et aussi de sa personne de confiance, s’il en a nommé une, afin que celle-ci comprenne le sens de sa volonté ainsi exprimée.
Donc, même s’il peut persister un doute quant à la volonté du patient au moment de décider d’arrêter de l’alimenter, il me semble que sa volonté précédemment exprimée doit être respectée, et que ce soit un devoir pour le médecin d’arrêter cette alimentation. Le respect du malade oblige au respect de sa dernière volonté exprimée, mais il oblige aussi à continuer les soins dont il pourrait encore avoir besoin, en s’assurant qu’il ne souffre pas de l’arrêt de l’alimentation, et à poursuivre son accompagnement par une présence à ses côtés autant que cela soit possible, comme quand il était encore alimenté.
Maintenant qu’en serait-il si le patient n’a pas laissé de directives anticipées, ou s’il n’a pas exprimé à sa personne de confiance ce qu’il aurait voulu pour lui au cas où il serait un jour en état végétatif chronique ? Comment savoir ce que pourrait être son objectif de soin au moment voulu ? Pour cela encore faudrait-il que le patient soit conscient, or rien nous prouve qu’il le soit ou non. Il nous faut donc envisager d’une part que le patient puisse être conscient, et d’autre part qu’il puisse ne pas l’être.

Le patient n’aurait pas anticipé l’expression de sa volonté et il est inconscient
Si le patient est inconscient, il ne peut pas avoir de désir. A ce moment-là la poursuite de l’alimentation ne peut pas se justifier comme répondant à un objectif du patient. Le seul objectif de la poursuite de cette alimentation serait ici de prolonger artificiellement sa vie dans un état d’inconscience.
Pourquoi ne pas lui permettre de mourir des suites de l’accident ayant provoqué son état végétatif puisqu’il n’y a plus d’espoir qu’il sorte de cet état. Il s’agirait ici de considérer que la mort fait partie de la vie, et qu’elle est ici la conséquence des lésions cérébrales et non de l’arrêt de l’alimentation. Ainsi, si on considère que le patient n’est pas conscient, il me paraît que ce serait de notre devoir que de le laisser mourir en continuant d’en prendre soin, c’est-à-dire de prendre soin de son corps, de continuer d’être présent auprès de lui, et de s’assurer que n’apparaissent pas des signes de souffrance. Ceci justifierait, afin d’éviter une très improbable sensation de faim puisqu’il serait inconscient, de le plonger dans un sommeil médicalement induit, au moins pendant quelques jours, le temps que cette sensation disparaisse, selon ce qui a été noté chez les personnes saines. Si j’insiste ici sur ces soins et cette présence à assurer auprès au patient, c’est parce qu’il me paraît important de toujours considérer celui-ci comme une personne, au moins potentielle, et au minimum en mémoire de celle qu’il a été.
L’arrêt de l’alimentation ne serait pas là le signe d’un abandon, mais bien au contraire le signe d’un respect à la fois de son état végétatif inconscient, et en quelque sorte de sa mort qui en découle nécessairement, et de sa dignité d’homme, en le considérant toujours comme tel, même dans le doute de sa présence réelle dans ce corps dont on ne sait s’il est encore habité. Nous avons  supposé ici que le patient était inconscient. Qu’en est-il s’il est conscient ?

Le patient n’aurait pas anticipé l’expression de sa volonté et il est conscient
Conscient, le patient aurait sans doute un souhait quant à savoir s’il veut continuer à vivre, assisté par l’alimentation par GPE, ou s’il veut cesser de vivre dans cet état végétatif. Mais son état même l’empêche d’exprimer sa volonté.
Nous serions sans doute tentés de penser qu’il choisisse de cesser de vivre. Or que nous apprennent certains patients en état pauci-relationnel (patients qui ont aussi une atteinte cérébrale sévère les rendant totalement dépendant, mais qui peuvent encore communiquer d’une manière ou d’une autre) ? Nous pouvons témoigner que certains, bien que conscients de leur état, ne manifestent pas le désir de mourir en ne refusant pas les soins, et en particulier l’alimentation qui leur est proposée. Bien sûr cela ne préjuge en rien de ce que tel patient pourrait vouloir, ni dans un sens ni dans un autre, mais cela doit nous inciter à beaucoup de prudence quant à postuler ce qu’il pourrait souhaiter. Or il peut être aussi injuste, risqué, de décider d’interrompre l’alimentation du patient en état végétatif chronique, ou de ne pas l’interrompre. Nous sommes face à un dilemme. Dans les deux cas nous risquons d’aller à l’encontre de sa volonté : soit d’accepter de vivre, soit d’accepter de mourir.
Ainsi, si nous choisissons de ne pas interrompre son alimentation alors qu’il souhaiterait qu’elle le soit, nous prenons le risque de le condamner à vivre emprisonné dans son corps alors que, si la médecine ne s’en était pas mêlée, il serait déjà mort des conséquences de son atteinte cérébrale. Ne serions-nous pas des acteurs inconscients d’une médecine carcérale ?
Si nous choisissons d’interrompre son alimentation, alors même qu’il souhaiterait le contraire, nous prenons le risque de le priver de sa vie, comme elle est certes, mais sa vie tout de même. De quel droit pouvons-nous prendre le risque de lui voler sa vie ? Comment sortir de ce dilemme ?
J’essaierais ici d’user de prudence (phronesis) au sens aristotélicien du mot (Aristote, 1992 : 175) en n’interrompant pas l’alimentation du patient, en m’assurant autant que possible qu’il ne souffre pas physiquement, afin de mobiliser les moyens qui sont à notre portée pour lui épargner ces souffrances. La prudence aristotélicienne est la sagesse pratique comme moyen pour atteindre le bien. Ici : être ajusté aux besoins du patient, et non essayer de me protéger (de poursuite en justice par exemple). En effet, si on interrompt l’alimentation il n’y a plus de possibilité de retour en arrière, pour le patient il n’y a plus d’espoir. Si on continue à l’alimenter cela n’empêche en rien de revenir sur cette décision qui peut donc être remise en question à tout moment. Alors que dans le premier cas on supprime le possible, ici on laisse une chance au possible.
Ainsi donc, face à certaines situations, l’arrêt de l’alimentation par GPE pourrait être éthiquement possible, voire souhaitable dans le but de laisser mourir le patient des conséquences de ses atteintes cérébrales. En quoi cela ne serait-il pas possible dans le but d’un suicide assisté ?

Permettre au patient de mourir en l’aidant à mettre fin à ses jours : un suicide assisté ?


Pour répondre à cette question il nous faut savoir en quoi l’arrêt de l’alimentation peut ou ne peut pas être considéré comme une demande de suicide assisté. Par définition, il y a suicide quand celui qui meurt est en même temps celui qui le fait mourir. Or, du fait même de son état,  le patient en EVC est dans l’incapacité totale de mettre fin à ses jours.
Par ailleurs, dans la lignée de la réflexion de Hans Jonas (49), on ne peut que constater qu’en ce qui concerne le patient en état végétatif chronique (EVC), du fait de l’arrêt de l’alimentation ce n’est pas le patient qui est la cause de sa mort, c’est son atteinte cérébrale. Il ne s’agit pas que d’une nuance sémantique, mais d’une réelle différence en ce qui concerne la responsabilité de la mort du patient. Il ne peut donc pas être question ici d’un suicide à proprement parler, mais tout au plus d’un état de fait qui est que l’atteinte cérébrale du patient provoque nécessairement sa mort si on ne le maintient pas artificiellement en vie.
Ainsi se suicider c’est refuser de vivre, le contraire étant de vouloir, sinon d’accepter de vivre. Or pour le patient, ici en état végétatif, vouloir arrêter son alimentation par GPE serait non pas de l’ordre d’un refus de vivre, mais d’une acceptation de sa propre mort, et inversement, la volonté supposée du patient de maintenir son alimentation par GPE reviendrait à refuser de mourir en prolongeant artificiellement sa vie. En effet, vu son atteinte cérébrale irréversible, le patient en refusant d’être alimenté par GPE accepte sa mort en refusant la survie qui lui aura été permise, si ce n’est imposée par la médecine.
Si tant est que l’on persiste à considérer l’arrêt de l’alimentation comme réponse à une démarche suicidaire de la part du patient, cela ne justifie pas de l’aider à se suicider. En effet, le patient qui se suicide le fait pour mettre fin à ses souffrances, et en tant que souffrant-suicidaire il mérite notre respect, voire notre compassion, mais en aucun cas notre approbation. Nous avons vu plus haut que le suicide en tant que droit-créance, que droit opposable est inacceptable. La mort volontaire d’autrui ne peut en aucun cas être souhaitée, tout au plus peut-elle être acceptée, jamais provoquée. Donner les moyens à un patient de se suicider c’est en quelque sorte l’inciter, le provoquer à se donner la mort.
Enfin, pratiquement, en supposant même que l’on veuille considérer qu’il puisse s’agir d’un suicide, on ne peut l’envisager comme un suicide assisté. En effet, le suicide assisté implique que l’on donne les moyens au patient de mettre fin lui-même à ses jours. Or, du fait même de son état végétatif, il est dans l’incapacité totale de passer à l’acte. Il ne s’agirait donc pas, dans l’esprit d’une mort souhaitée et provoquée, de lui donner le moyen de se suicider, mais il s’agirait de mettre fin à ses jours, à sa place. Il y aurait ici dissociation entre celui qui désire mourir et celui qui le ferait mourir. Il ne s’agirait donc plus d’un suicide assisté mais d’une euthanasie, hypothèse qu’il va falloir envisager.

Arrêter l’alimentation par GPE dans le but de mettre fin à la vie du patient
Nous appelons euthanasie une démarche qui consiste à provoquer volontairement la mort d’autrui, le plus souvent pour son bien, parfois pour celui de la collectivité. Certains objecteront que faire la différence entre refuser ce qui serait de l’ordre de l’obstination déraisonnable, et l’euthanasie ne serait qu’une hypocrisie, les deux se soldant dans tous les cas par la mort du patient. C’est avoir ici une démarche éthique conséquentialiste qui ne juge la valeur morale de l’action que sur le résultat de celle-ci. Si donc la valeur éthique de la démarche n’était jugée qu’au regard de ses conséquences, les deux approches auraient même valeur. Or si on se place d’un point de vue intentionnel nous sommes face à des approches, des valeurs totalement différentes.
Dans le refus de l’obstination déraisonnable il s’agit de respecter la condition humaine du patient, condition mortelle de l’homme, et de l’accompagner sur son chemin de vie finissant, en continuant à lui prodiguer les soins et la présence qui lui sont dus, comme nous l’avons exposé plus haut. Il s’agit ici de refuser la toute-puissance médicale et de se positionner dans une attitude d’accompagnement du patient jusqu’à la fin de sa vie acceptée. Cette démarche se veut respectueuse de la condition humaine du patient et donc de sa personne, d’une part en ne cessant pas d’en prendre soin, d’autre part en la considérant toujours comme une personne humaine jusqu’à sa mort, et enfin en refusant de mettre fin volontairement à sa vie parce que la vie d’autrui ne nous appartient pas et qu’en le tuant, même à sa demande, nous mettrions la main sur sa vie, et par là même nous validerions qu’elle n’a plus de valeur. Qui sommes-nous pour en juger ?
Dans le cas de l’euthanasie, il s’agirait non plus d’accepter la condition mortelle de l’homme, mais de provoquer volontairement sa mort en ayant pour objectif soit de l’aider à mettre fin à sa vie, soit d’abréger ses souffrances, soit de permettre à d’autres de bénéficier des soins qui lui sont prodigués. Cette démarche impose de faire abstraction du visage d’autrui tel que le définit Levinas, visage qui oblige, dont le sens consiste à dire : "Tu ne tueras point" (Levinas, 1982 : 81). A l’opposé d’une démarche d’accompagnement de l’autre, l’euthanasie s’appuie sur une attitude de toute-puissance médicale, de maîtrise de la vie et de la mort, le but n’étant pas de respecter la fin de vie du patient, mais de provoquer sa mort. Certains objecteront que dans la démarche d’euthanasie il y a accompagnement de l’autre puisqu’on fait sa volonté, qu’il y a prendre soin de l’autre puisqu’on supprime ses souffrances : nous reprendrons ces arguments au fur et à mesure de notre réflexion. Pour cela, reprenons chacun des objectifs pouvant motiver une euthanasie.

L’euthanasie en tant que substitut d’un suicide assisté


Certains voudraient considérer qu’il serait licite de se substituer au patient qui veut se suicider et qui en serait empêché par son état. Mais n’oublions pas la différence qu’il peut y avoir entre vouloir se suicider, ou tout au moins le dire, et se suicider. Je me souviens d’un témoignage de plusieurs chefs de service d’hôpitaux parisiens qui avaient, à la demande de leurs malades atteints d’un cancer incurable, mis à leur disposition, sur leur table de nuit, les médicaments à prendre pour se suicider. Tous ceux qui ont témoigné ont dit qu’aucun de leurs malades n’était passé à l’acte. Personnellement je me souviens de Monsieur T. qui, atteint d’un cancer en phase terminale, m’avait copieusement insulté devant mon refus de l’euthanasier et qui, au moment où je le quittais, m’avait demandé si je continuerai à lui donner son "traitement pour le cœur". Je lui avais répondu que, bien sûr, on continuerait à le lui proposer, et qu’il serait libre de le prendre ou non. Jusqu’à ce qu’il soit dans l’incapacité de le faire il a continué à le prendre… Cela nous montre combien il peut y avoir de distance entre l’expression d’un désir, voire d’une souffrance, et le passage à l’acte, et combien il serait dangereux de passer à l’acte à la place du patient sans pouvoir être certain qu’il aurait fait lui-même le pas. Or personne ne peut en être certain. Il s’agit alors de tuer un patient sur la simple hypothèse qu’il l’aurait fait lui-même, parce qu’il en aurait exprimé la volonté à un moment donné : la vie d’une personne peut-elle être supprimée sur une simple hypothèse ? Disons-le : ce serait faire bien peu de cas de la vie d’un homme.
Par ailleurs, c’est une chose que de se donner la mort, c’en est une autre que de faire mourir autrui. Dans tous les cas c’est celui qui passe à l’acte qui est en dernier ressort responsable de la vie de celui qui sera mort. Qu’on le veuille ou non, poser un tel acte, c’est-à-dire tuer volontairement autrui, fût-ce-t-il en état végétatif chronique, c’est soit juger que cet acte est bon (et donc c’est juger que le patient ne vaut pas de vivre, soit considérer que cet acte n’a pas de valeur en soi (ce qui revient à dire que faire mourir quelqu’un n’a pas de valeur en tant que tel, ce qui ouvre la porte au meurtre), soit qu’il est mauvais mais que le médecin, ou le soignant, n’a pas à en juger. Dans cette dernière hypothèse celui qui provoque la mort du patient est rabaissé au rang d’objet agissant : un technicien du mourir mû par un contrat, opérant en dehors de toute conscience.
Mais en définitive, de quoi a besoin toute personne qui veut mourir, si ce n’est de raisons de vivre ? Or comment donner des raisons de vivre à quelqu’un si soi-même on ne lui en reconnaît pas ? Et si la demande de suicide-assisté était la manière la plus violente qui soit de rechercher dans le regard de l’autre, dans son attitude, une dernière flamme, si petite soit-elle, qui ranimerait une raison, une envie de vivre. L’euthanasie, dans ce cas, serait à l’opposé de l’attente du patient.
En définitive, la valeur éthique qui consiste à respecter la volonté du patient ne peut être plus grande que celle qui consiste à le respecter lui-même, à travers sa condition d’homme, et ce en respectant sa vie et sa mort, sa vie en ne le tuant pas, sa mort en ne l’empêchant pas de mourir.
S’il n’est pas éthiquement possible d’envisager une euthanasie comme substitut d’un suicide-assisté, est-il possible de l’envisager en tant qu’acte compassionnel ?

L’euthanasie compassionnelle
Il s’agirait ici de provoquer la mort du patient pour lui épargner une souffrance. De quelle souffrance s’agirait-il ?
Il est remarquable de noter que l’euthanasie "compassionnelle" est née alors même que s’impose l’idée que toute souffrance est mauvaise et que "la souffrance zéro" doit être recherchée à tout prix. Il ne s’agit en aucun cas pour moi de faire l’apologie de la souffrance, mais il s’agit simplement de constater qu’elle fait partie de notre condition humaine : la souffrance physique certes, mais c’est sans doute celle contre laquelle nous sommes heureusement le mieux armés, mais aussi la souffrance psychique, spirituelle plus difficiles à soulager. Rappelons-nous qu’il est très difficile de parler de la souffrance d’une personne en état végétatif chronique et que, pour le moins, il serait aussi hasardeux d’affirmer qu’elle souffre, que d’affirmer le contraire.
Comment peut-on justifier de tuer le souffrant pour supprimer sa douleur ? Cela peut s’envisager sur un champ de bataille quand on n’a aucun moyen de faire cesser la douleur et que la personne va mourir. Mais nous ne sommes pas sur un champ de bataille, nous sommes dans un service médical normalement armé pour soulager les douleurs. A chacun de se former pour cela. La démarche qui consiste à traiter les douleurs possibles et à continuer de prendre soin du corps du patient est une démarche du "prendre soin". La démarche qui consiste à tuer le patient est une démarche d’arrêt de soin. L’une ne peut se confondre avec l’autre.
En ce qui concerne les souffrances existentielles, il y a là encore une opposition fondamentale. D’un côté il s’agit d’être présent auprès de ces patients, de les accompagner sur le chemin qui est le leur, et ainsi leur signifier l’importance qu’ils ont à nos yeux, la valeur qu’ils représentent indépendamment de leur état. Et d’un autre côté, avec l’euthanasie, il s’agit de leur dire au mieux notre impuissance à les accompagner, au pire la perte qu’ils représentent à nos yeux.
L’euthanasie en tant que telle, et qui plus est en tant qu’acte  "compassionnel" serait ici en contradiction totale avec la mission du médecin. En effet, rappelons ici que la mission du médecin, et avec lui de tout soignant, c’est de guérir parfois, soulager souvent, accompagner toujours. Or l’euthanasie n’a jamais guéri personne (guérir c’est donner un surcroît de vie, ce n’est pas supprimer la vie), elle ne soulage pas (l’euthanasie ne supprime pas la souffrance, elle supprime le souffrant : peut-on dire d’un mort qu’il est soulagé ?), elle n’accompagne pas puisque qu’elle supprime l’accompagné (comment accompagner un mort ?). L’euthanasie est une négation même du rôle du soignant puisqu’elle supprime le soigné. En ce sens, mais nous l’avons déjà dit, l’euthanasie ne devrait pas être confiée aux soignants si elle devait être légalisée.
L’euthanasie "compassionnelle" est aussi en soi un aveu d’impuissance face à la souffrance, impuissance compensée par une toute-puissance qui consiste à ôter la vie de celui qui souffre : "Je ne peux rien contre la souffrance j’agis sur le souffrant", "Je ne peux pas améliorer ta vie, je provoque ta mort".
Devant la tentation de l’euthanasie "compassionnelle" il serait urgent de se demander, en vérité, si ce n’est pas aussi, sinon surtout, notre propre souffrance que nous voudrions voir supprimée : souffrance compassionnelle face à celui qui souffre certes, mais aussi souffrance personnelle face à notre impuissance médicale devant ces situations qui nous échappent, impuissance compensée par une toute-puissance mortifère.

L’euthanasie sociétale
Il reste à envisager l’euthanasie comme solution de justice pour permettre de libérer des moyens dont pourraient bénéficier d’autres patients. Si cela pouvait permettre de dégager des moyens pour prodiguer des soins à un patient qui a priori en profiterait en terme de qualité ou de durée de vie plus que celui que l’on supprimerait : cela demanderait effectivement une réflexion. Nous rentrerions ici dans une logique comptable du soin. Les soignants qui vivent au quotidien auprès de ces patients vous rappelleront tout de même que ce sont avant tout des personnes dont il s’agit, chacune étant unique à leurs yeux. Qui sommes-nous pour décider qu’ils méritent moins que d’autres qu’on dépense de l’argent pour prendre soin d’eux ?
Il s’agit ici de savoir si la vie de ces patients vaut ce qu’elle coûte à la société. Cela pose la question  de la valeur de la vie. La valeur de la vie est-elle absolue, ou relative à la personne en question ? En définitive, qui déciderait de la valeur de la vie des patients en état végétatif chronique ? Et si on accepte l’idée de juger de la valeur d’une personne en état végétatif, pourquoi pas d’autres groupes de personnes ? Nous ne serions plus dans le cadre de la médecine, mais dans celui d’un choix de société eugéniste à laquelle je m’oppose fermement car ce seront toujours les plus faibles qui en pâtiront ce qui est humainement inacceptable puisque ce sont eux avant tout, que toute société humaine, digne de ce nom, devrait protéger.
 Nous serions ici en plein eugénisme, ce qui est en contradiction totale avec le respect de la personne, de la dignité humaine qui stipule que tous les hommes sont égaux, quel que soit leur état de santé, voire de conscience. Ainsi Kant nous dit que c’est parce que l’homme est habité par la loi morale, et qu’il est un être de raison qu’il est autonome, que c’est parce qu’il est autonome qu’il est une fin en soi, et que c’est en tant que fin en soi qu’il est digne (Kant, 1989). Mais du fait que le patient en état végétatif ne peut plus faire preuve de raison, il ne serait pas autonome, et donc il ne serait plus une fin en soi, et il n’aurait plus de dignité ? Non, car il faut aller plus loin dans la réflexion de Kant qui précise que, même si l’homme est dans l’incapacité de mobiliser sa raison, de faire appel à la loi morale qui est en lui, il n’en est pas moins un être de raison potentiel (ce qui est son état aussi bien en tant que nourrisson, que quand il dort ou quand il est dans le coma). Pour Kant l’homme est digne parce qu’il est habité par la loi morale, qu’il puisse ou non mobiliser sa raison, le fait même d’être potentiellement un être de raison étant nécessaire et suffisant pour qu’il soit digne. La dignité de l’homme ne dépend donc pas de ses capacités, ni même de ce qu’il fait ou pense. En fonction de ce qu’il fait ou pense il peut être jugé plus ou moins digne de sa dignité, mais il n’en reste pas moins digne, de cette dignité ontologique qui est en tout homme. La personne en état végétatif n’a donc rien perdu de sa dignité. En tant que telle, elle doit être respectée, et la plus belle façon de la respecter n’est-elle pas de l’accompagner sur le chemin de vie qui lui reste à vivre, qui fait partie intégrante de sa condition humaine, et non de la supprimer.
Nous voyons donc que l’euthanasie ne peut pas justifier l’arrêt de l’alimentation du patient en état végétatif chronique. En tant que substitut d’un suicide-assisté elle ne serait qu’un leurre, car nul ne peut se substituer à celui qui atteint à sa propre vie sans dénaturer le suicide en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’acte mortel posé par celui-là même qui se donne la mort. En tant qu’acte compassionnel elle est en fait un acte qui fait mourir au lieu d’aider à mourir, qui supprime le souffrant au lieu de supprimer la souffrance, qui interrompt le soin au lieu de prendre soin, qui suspend l’accompagnement du souffrant en le précipitant dans la mort au lieu de continuer de marcher avec lui sur son chemin de vie.
L’euthanasie sociétale serait une porte ouverte, au mieux à une injustice, au pire à un eugénisme, l’un et l’autre étant humainement  inacceptables.



Conclusion


Arrivés au terme de notre réflexion, nous voyons que  l’arrêt de l’alimentation d’un patient en état végétatif chronique ne peut se justifier ni en tant que suicide assisté, ni en tant qu’euthanasie. Il reste qu’il peut être envisagé en tant que refus d’une obstination déraisonnable. Mais dans quelles conditions ? Toute la difficulté de la décision repose en premier lieu sur l’état supposé de conscience du patient.
Si nous retenons l’hypothèse que le patient est inconscient, l’arrêt de l’alimentation est envisageable, si ce n’est souhaitable d’une part pour le patient, puisqu’il n’est plus, ou n’a pas conscience d’être, d’autre part pour l’entourage, afin de permettre à celui-ci de tourner la dernière page du livre de vie de leur proche, pour la société qui pourrait alors mobiliser les moyens mis à son service pour d’autres patients qui en auraient besoin, et enfin pour le médecin et les soignants qui doivent apprendre à lâcher prise et à ne pas s’obstiner quand ce n’est plus au profit du patient. Cela devrait se faire d’une part en s’assurant que le patient n’en souffre pas, et le cas échéant en en prenant les moyens, d’autre part  en continuant de prendre soin du corps du patient, et enfin en restant présent auprès de lui, manifestant ainsi tout le respect auquel il ne cesse d’avoir droit qu’il soit conscient ou inconscient, vivant ou mort.
La décision se complexifie si on considère que le patient est toujours conscient ce que, je le répète, nous ne pouvons  infirmer avec certitude. Le mieux serait alors de répondre à ce que serait son souhait à ce moment-là, mais par définition il est dans l’incapacité de l’exprimer. Mais peut-être a-t-il exprimé, par anticipation, ce qu’il aurait souhaité ? Ceci nous oblige à nous référer soit à ses directives anticipées, s’il en a écrites, soit à sa personne de confiance, s’il en a désignée une. Ces informations pourraient ne plus être en adéquation avec ce qu’il voudrait au moment de la décision, mais s’il a pris la peine de s’exprimer à un moment donné, ne serait-ce que par respect de son autonomie, nous nous devons de considérer ce qu’il a signifié à ce moment-là comme étant le reflet de sa volonté de toujours.
Si donc la volonté du patient, exprimée par anticipation, était qu’en aucun cas sa vie soit prolongée de façon artificielle, il nous faudrait arrêter son alimentation. Cela ne serait sans doute pas sans répercussion sur son entourage. En supposant que cela soit en adéquation avec leur avis, il serait difficile de ne pas agir dans le sens de l’expression de sa volonté. Par contre si sa volonté est en opposition avec l’avis de l’entourage, il me semble qu’il serait souhaitable de cheminer avec celui-ci pour progressivement lui faire admettre ce que le patient a pu souhaiter. Dans un premier temps, cette temporisation peut paraître irrespectueuse de sa volonté, mais celui-ci aurait-il voulu passer à l’acte s’il avait senti qu’il ferait par là-même souffrir ses proches ? Ne faut-il pas mieux prendre du temps pour aider l’entourage à cheminer, et ne pas risquer de les faire souffrir en leur donnant l’impression qu’on a tué leur proche ? Il y a des traumatismes qu’il vaut mieux éviter alors que nous ne sommes même pas certains que c’est effectivement la volonté du patient, à ce moment-là, d’accepter de mourir. Dans le doute je préfèrerai prendre le temps de l’accompagnement de l’entourage du patient tout en alimentant leur réflexion dans le sens de l’acceptation de l’arrêt de l’alimentation puisque ce serait, a priori, la volonté du patient.
Si la volonté du patient, toujours exprimée par anticipation, était qu’il ne soit pas mis fin à sa vie, il est alors, me semble-t-il, inconcevable d’arrêter son alimentation dans le respect, là aussi, de sa volonté. Mais qu’en serait-il alors si son entourage demandait que l’alimentation soit arrêtée ? Ne serait-ce pas ici le rôle du juge des tutelles, dont la mission est de protéger le patient et ses intérêts, de se prononcer sur la décision adéquate, le juge ayant par ailleurs plus de recul que l’entourage ou même les soignants en charge du patient, pour rechercher le bien du patient.
Enfin si le patient n’a à aucun moment fait connaître sa volonté, là encore le "tu ne tueras point" devrait ici s’imposer, à condition que la poursuite de l’alimentation ne soit pas en soi source de complication ni de souffrance.
Dans tous les cas l’objectif devrait être de respecter le patient, et par là même autant que possible ses volontés s’il les a exprimées, ce en prenant soin de lui, en l’accompagnant sur son chemin de vie, jusqu’à sa mort, considérant que la mort fait partie de la vie, qu’en aucun cas elle doit être recherchée pour elle-même, mais acceptée ici comme la conséquence naturelle de son atteinte cérébrale.

Bibliographie :


Aristote (1992). Ethique de Nicomaque, Paris, Ed. Flammarion.
Jonas H. (1996). Le droit de mourir, Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque.
Kant E. (1989). Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Edition Nathan.
Levinas E. (1982). Ethique et Infini, Paris, Livre de poche.
Lieby A. (2012), Une larme m’a sauvée, Paris, Editions des Arènes.

]]>
news-2770 Wed, 30 Oct 2013 00:04:00 +0100 Flash-back sur un livre de FOLSCHEID https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/flash-back-sur-un-livre-de-folscheid Il y a 11 ans, Dominique FOLSCHEID publiait Sexe mécanique (La crise contemporaine de la sexualité). A l'époque un "jeune" professeur publiait un compte-rendu de ce livre, le voici :


Dominique FOLSCHEID :  Sexe mécanique, La crise contemporaine de la sexualité, Paris, La Table ronde, 2002.

    Chez les grands philosophes de l’histoire occidentale le sexe a rarement été un objet d’étude à part entière. Michel Foucault dans son Histoire de la sexualité montrait que ce que nous appelons "sexualité" n’est pas une entité intemporelle qu’il faudrait étudier à travers les âges, mais bien une manière historique particulière de penser l’existence et que notre époque apportait en ce domaine du radicalement nouveau. Dominique Folscheid reprend ici cette piste.


    Le titre de l’ouvrage ne doit pas nous tromper. Il ne s’agit pas ici d’un pamphlet ou d’un ouvrage grand public qui brosserait une description sociologique bien dans l’air du temps. Non, il s’agit bien de philosophie. D. Folscheid cherche à penser l’homme, à penser notre rapport à l’existence, et l’usage parfaitement maîtrisé des philosophes est sans cesse là pour le rappeler. Le modèle d’analyse qui est ici clairement à l’œuvre est celui du Heidegger de la conférence de 1953 : "La Question de la technique". De la même façon que le philosophe allemand nous aidait à penser la technique comme ce qui ne se réduit pas aux objets empiriques qui s’entassent autour de nous mais à diriger la question vers "l’essence" de la technique, D. Folscheid nous aide à ne pas en rester au constat d’une société où s’est accru l’ "offre" pour "vivre sa sexualité  de façon épanouie". Derrière ce discours convenu de l’ "épanouissement", l’A. repère une logique à l’œuvre qui n’est le discours de personne (là encore la référence au "On" heideggerien est explicite) et qui vise à servir une figure de la sexualité qui se réduit au sexe. Le constat de l’ouvrage n’est pas celui d’un certain discours moralisateur qui lirait dans notre temps une "crise de la moralité", une "crise des valeurs". L’A. le précise : "la crise n’est pas celle de la sexualité, la crise est "la sexualité" elle-même. Autrement dit, "la sexualité" est la figure de crise de la sexualité humaine" (p.36). Le terme de "sexualité" est pris ici dans sa réduction au sexe brut.  

C’est en naturalisant la sexualité humaine que le discours ambiant manifeste cette crise, en oubliant que chez les hommes la sexualité est d’abord un discours, un imaginaire, un ensemble d’aspirations et de représentations qui les distinguent à jamais de la bête. Ce discours ambiant se caractérise par le fait de convertir le "désir" en "besoin sexuel". Il gagne ainsi sur deux tableaux : le droit de satisfaire ses besoins naturels est perçu comme inattaquable et inversement on fera entrer de force dans la catégorie de la frustration et de la "misère sexuelle" celui qui ne se conforme pas à la tendance qui meut le discours ambiant. Revendiquer de parler du sexe "librement et sans tabou" c’est simplement signifier qu’on a éliminé toutes les sphères qui le relativisaient (notamment celle du sacré) pour l’instaurer, lui, comme sphère. On neutralise par là même tout jugement moral. On feint d’oublier ce qu’il y a de violence dans le désir sexuel – le plus violent de tous les appétits naturels nous disait Platon. C’est pourquoi les hommes ont cherché à travers l’histoire à domestiquer cette violence latente en l’encadrant culturellement. Naturaliser la sexualité est donc une façon de régresser. A nouveau il faut ici distinguer le "sexe" et la "sexualité".    

La sexualité humaine authentique est "un système de médiations réciproques", une "intégration d’éléments aussi disparates que le biologique et l’humain, le charnel et le spirituel, la liberté et la nature, le pulsionnel et l’affectif" (p.30). L’humain est ainsi pris comme un tout, avec ses dimensions de sentiments et ses angoisses. Le discours du sexe ampute, lui, l’homme d’une part essentielle de ce qui le définit, visant à l’efficacité et à l’aboutissement de l’acte. Le discours techniciste ayant habitué l’homme à se penser abstraitement comme ayant des vies distinctes (une vie professionnelle, une vie familiale, une vie sexuelle etc.) l’a également habitué à séparer la fonction génésique (ou plus généralement créatrice) de l’univers du sexe. L’une des marques de l’empire du discours du sexe sur nous c’est de ne plus vouloir envisager la mort. Comme le remarque l’A. : "Avant on parlait sans hésitation et sans fard de la mort, mais on ne parlait pas du sexe ; maintenant on parle du sexe sans hésitation et sans fard, mais on ne parle plus de la mort" (p.173). Le sexe est une "exubérance de la vie dans la vie", mais dans cette répétition des "bons moments" centrés sur l’instant orgasmique il stérilise toutes les formes de fécondité (amour, art, science etc.). Georges Bataille avait montré, lui, que l’érotisme était "l’approbation de la vie jusque dans la mort" soulignant que les faces de l’existence humaine n’y sont pas niées comme dans le sexe. Le sexe ignore ou exclut l’attente, l’espoir, la temporalité, toutes ces dimensions qui animent le désir amoureux. Avant l’époque qui est la nôtre, tout ce qui concernait la sexualité humaine ne pouvait être vécu et pensé qu’en associant la vie et la mort - ce qui donnait une importance capitale à la procréation, à l’amour et à leurs enjeux métaphysiques. La réduction de la sexualité au seul sexe appauvrirait aujourd’hui la réalité humaine.

    Les analyses de l’A. sont le plus souvent d’une grande acuité. Le propos passe de la technicisation du sexe à l’avènement de la procréatique et à l’hygiénisme médical qui résout les "problèmes moraux dans des solutions sanitaires" (p.236).    

On peut se demander cependant si le sexe peut faire système comme la technique fait système chez Heidegger. En d’autres termes, le sexe est-il un cas particulier de la technique ou l’inverse ? N’est-il qu’une ontologie régionale ou est-il la nouvelle ontologie ?

D’autre part, tout comme Heidegger se plaisait à rappeler les vers de Hölderlin :

        "Mais là où est le danger, là aussi
        Croît ce qui sauve."

    Ne peut-on pas encore et toujours espérer que la pauvreté existentielle - qui serait celle de notre époque - amène l’aspiration à son propre dépassement ?
    
    Le lecteur habitué à un certain ton philosophique pourra être irrité par le style de l’A. qui avec un propos sérieux multiplie à l’excès les double-sens sexuels. A cela s’ajoute que l’ouvrage surabonde en références aux discours de notre temps et qu’il descend jusqu’aux hebdomadaires people, à la publicité, aux sondages sur la vie sexuelle des jeunes américains ou aux types de prise de vue du cinéma porno. Jean Brun disait à ce propos que pour mesurer l’évolution morale d’une société, il fallait commencer par examiner ses revues pornographiques. D. Folscheid s’y emploie. Il y a ici du Hegel qui ferait entrer les Additions dans le corps même de l’Encyclopédie. Jusque dans l’évocation des peep show ou du safe sex nous ne sommes donc pas en dehors du concept, mais dans un universel qui se dit à travers le particulier. Ne nous méprenons donc pas face à ce qui peut apparaître comme des obstacles à un accès conceptuel de cet ouvrage, il y a ici une œuvre véritablement philosophique.

Bertrand QUENTIN

]]>
news-2771 Sat, 28 Sep 2013 12:53:00 +0200 La normalité à l'école de CANGUILHEM https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/la-normalite-a-lecole-de-canguilhem Est-ce normal d’être malade ? "LA NORMALITÉ À L'ÉCOLE DE CANGUILHEM"



Est-ce normal d’être malade ?

Nous avons tous, un jour ou l’autre, été malade. Etions-nous anormaux pour autant ? Le fait d’être malade, de tomber malade peut-il être qualifié d’anormal ? A l’évidence non, puisque tout vivant connaît à un moment de sa vie cette situation. En ce sens donc, on peut dire qu’il est normal d’être malade.
Pour autant, quand on est malade, "on n’est pas dans son état normal", lequel est associé à la santé. Etre malade, c’est non seulement ne plus réagir comme d’habitude (sur le plan physiologique, affectif, social), mais c’est éprouver négativement ce nouvel état. Rien n’est donc plus normal dans la maladie.
Qu’est-ce à dire ? S’il est vrai que tout vivant est confronté à la maladie, alors la maladie n’a rien d’une anomalie, et il y a au contraire de la normalité dans le fait d’être malade. Pour autant, cette normalité n’est pas celle de la santé, tant du point de vue quantitatif que qualitatif. Y aurait-il alors plusieurs normalités, ou bien peut-on retrouver une normalité unique sous cette apparente diversité ? Que signifie alors "être normal" ?

Le repérage par CANGUILHEM de l’ambiguïté du terme "normal"

Au début de son article "Le normal et le pathologique"(1), Canguilhem pose d’emblée la définition du terme "normal" en termes d’ambiguïté : "normal qui désigne tantôt un fait capable de description par recensement statistique (…) et tantôt un idéal, principe positif d’appréciation, au sens de prototype ou de forme parfaite." Ou encore : "en médecine, où l’état normal désigne à la fois l’état habituel des organes et leur état idéal" (2).
En un premier sens donc, l’état normal se définit comme étant ce qui est le plus fréquent, le plus habituel. La norme est alors une norme calculée, métrique : une norme quantitative et objectivable. Normal est ici pris au sens descriptif et factuel.
En un second sens, sera considéré comme normal "ce qui est tel qu’il doit être" (3), incluant donc un jugement de valeur. La norme, c’est ce qu’il convient de faire, d’atteindre, de respecter, c’est donc une norme estimée, valorisée : une norme qualitative, d’ordre axiologique. Normal prend ici un sens prescriptif ou idéal.
Or cette ambiguïté est aussi une confusion, au sens où bien souvent l’une des acceptions ne va pas sans l’autre : être normal, c’est être dans la moyenne, ce qui est considéré comme un bien, un signe de bonne santé physique ou mentale ou encore de bonne intégration sociale. C’est précisément cette confusion que Canguilhem se propose d’interroger, non seulement pour en montrer les fondements, mais aussi pour la critiquer.

C’est la vie qui invente les normes ("normativité")

Il faut d'abord préciser que pour Canguilhem, on ne peut comprendre ce qu’est une norme qu’à condition de la penser à partir d’une réflexion sur la vie. La vie, c’est l’idée qui permet de ressaisir le concept de norme. C'est ainsi que Canguilhem va être amené à poser la vie comme une activité consistant à poser des normes : la vie ne se caractérise pas par le simple maintien des normes, elle est invention de normes pour répondre aux modifications des milieux de vie (extérieur et intérieur) dans lesquels un corps se situe. Or cette capacité à inventer des normes, c'est ce que Canguilhem appelle la "normativité". La vie se définit donc comme une activité normative, comme ce qui est capable de transformer les normes, d'en instituer de nouvelles ; la vie est création, nouveauté, altérité.
Mais pour parvenir à cette thèse, Canguilhem doit d'abord revenir sur "une sorte de dogme, scientifiquement garanti"(4) : celui d'une identité, aux variations quantitatives près, du normal et du pathologique. Dogme dont Canguilhem va montrer d'une part qu'il se fonde sur une ontologie (erronée) unifiée de la vie, d'autre part qu'il conduit à concevoir négativement, comme une déficience, une erreur, toute forme de pathologie. C'est cette conception (erronée selon Canguilhem) de la normalité que je présenterai dans un premier moment.
Contre donc cette idée de normalité biologique univoque, Canguilhem fait valoir un perspectivisme, l'idée d'une pluralité des formes de vie : la vie a plusieurs "allures"(5), qu'on ne saurait ramener à un dénominateur commun. Plusieurs conséquences en découlent : un régime qui n'est plus celui de la déficience mais de l'altérité, une redéfinition par leur individualisation des concepts de normal et de pathologique, une relativisation de la normalité. C'est ce que je développerai dans un second moment.
Mais tout vivant humain est non seulement un individu biologique mais aussi un individu social, dont l'inscription dans le social n'est pas sans effet sur la vie. C'est pourquoi Canguilhem développe aussi une réflexion sur la normalisation à l'œuvre dans le social. Il sera alors question d'une "normativité sociale", qu'il distingue de la normativité vitale, et dont il montre les effets sur la vie tout en insistant sur le fait que les normes sociales n'échappent pas à la logique créatrice du vivant. C'est le troisième aspect de la pensée de Canguilhem que je développerai pour terminer l'exposé de ses thèses.

La normalité selon le dogme de l’identité

Dans la première partie de l'"Essai"(6), Canguilhem montre comment au 19ème le fait pathologique est dissout dans le fait normal (qui est quant à lui assimilé à la santé), ce qui conduit à la formulation d'une normalité en soi, considérée alors comme forme dominante de tout vivant.
L'homogénéité des phénomènes normaux et pathologiques s'impose comme un dogme épistémologique, tant selon Canguilhem d'un point de vue médical que biologique : la pensée médicale, dont la restauration du normal est l'objet, détermine toujours la maladie comme une augmentation ou une diminution d'être. La pathologie est alors considérée comme un fonctionnement normal, mais qui fonctionne trop bien ou pas assez bien "Ces déviations sont de l'ordre du défaut ou de l'excès"(7). La pensée biologique quant à elle considère la maladie comme le substitut naturel d'une expérimentation qui est impossible ; la pathologie est alors destinée à mieux connaître le fonctionnement normal par l'exagération qu'elle en donne. Dans les deux cas, le postulat est le même : c'est celui d'une identité réelle, aux variations quantitatives près, des phénomènes vitaux normaux et pathologiques (la maladie n'étant plus alors qu'un sous-phénomène visant à éclairer la santé, et non un phénomène autonome, ayant une spécificité). Comment en est-on arrivé là? Quelle est l'origine de ce processus?
Ce dogme trouve d'abord une origine dans une ontologie unifiée de la vie : c'est d'abord parce qu'on considère qu'il y a une unité des phénomènes de la vie, qu'on peut ainsi assimiler les phénomènes pathologiques aux phénomènes normaux de la vie. La vie, comme réalité unifiée, peut ainsi faire l'objet de cette science qu'est la biologie, dont physiologie, pathologie et tératologie ne sont que des parties homogènes.
Ce discours transparaît notamment, selon Canguilhem, dans le primat accordé à la physiologie sur la pathologie : si la pathologie est envisagée, ce n'est pas pour elle-même, mais en tant qu'elle est un obstacle à la santé, ou encore qu'elle permet de mieux comprendre la santé. La maladie n'est donc envisagée que par rapport à la santé, la pathologie qu'en référence à la santé ; ce qui est premier c'est donc la santé et ce qui s'y rapporte. En somme pour Canguilhem, le primat de la physiologie sur la pathologie révèle un discours qui, légalisant les phénomènes biologiques, les homogénéise ; lequel discours révèle lui-même une conception unifiée des phénomènes de la vie.
En amont encore de ce dogme et de cette ontologie unifiée, Canguilhem montre que ceux-ci ne sont pas sans fondement idéologique. Cette norme scientifique élaborée au 19ème est en fait sous-tendue par un jugement normatif d'origine sociale : "la tentative thérapeutique de restaurer, contre le désordre de la maladie, l'ordre de la bonne santé, est à comprendre à partir d'un primat général de l'ordre sur le désordre."(8). Je reprends ici les explications que donne G. Le Blanc : derrière cette identification du normal et du pathologique, ce qui se joue c'est l'affirmation de la primauté de l'ordre sur le désordre, de la conservation sur le changement, de l'identité sur la différence. Il y a ainsi une norme sociale qui érige en valeur l'ordre, qui considère alors toute forme de désordre comme dangereuse et donc contre laquelle il va falloir lutter. Tout changement, toute différence, toute modification sont interdits ou supprimés dans l'affirmation d'une primauté absolue de l'identité. Ce que reprend admirablement le dogme de l'identité du normal et du pathologique.

Contre ce caractère unilatéral d'une normalité biologique univoque, d'un pathologique réductible au normal, Canguilhem développe un perspectivisme qui affirme la pluralité irréductible des formes de vie.

La normalité à l’aune de la pluralité de la vie

Pour rendre compte des rapports entre normal et pathologique, Canguilhem change de perspective, quitte l'approche scientifique, pour adopter le point de vue subjectif du malade, lequel révèle selon lui la différence qualitative de la pathologie. C'est à l'expérience du sujet individuel qu'en appelle Canguilhem pour repenser le rapport entre normal et pathologique. Il rejette donc une définition scientifique du normal, au profit d’une signification subjective. Car le normal, avant d’être une catégorie scientifique, est d’abord ce à quoi se rapporte, positivement ou négativement, un individu dans l’expérience de la santé ou de la maladie.
Or, si on adopte le point de vue du sujet malade, on voit bien que pour celui-ci la maladie n'est pas comparable à la santé. L'expérience de la maladie est l'expérience d'une autre forme de vie. Le malade a un sentiment d'anormalité dans l'expérience de la maladie, se vit autre. Pour le sujet malade, être malade, c'est être un autre homme : "être malade, c'est vraiment pour l'homme vivre d'une autre vie"(9). La maladie ne se contente pas de désorganiser ou de révéler, mais elle aboutit au bouleversement complet d'une vie. La maladie instaure une rupture : pour le vivant, la maladie surgit comme un événement, comme une altération qualitative de la totalité de son être. D'où une polarisation de l'existence entre ce qui est valorisé (la santé) et ce qui est vécu comme une restriction (la maladie). Canguilhem ajoute que l'activité humaine qui consiste à évaluer la vie normale et la vie pathologique, est une activité de la vie même. La polarité subjective révélée dans la maladie se fonde sur une autre polarité, celle de la vie même. On peut alors comprendre sa conception de la vie comme normativité.
"Nous pensons [...] que la vie n'est pas indifférente aux conditions dans lesquelles elle est possible, que la vie est polarité et par là même position inconsciente de valeur, bref que la vie est en fait une activité normative. [...] Au sens plein du mot, normatif est ce qui institue des normes."(10)  La vie est qualifiée en termes d'activité. Or cette activité de la vie est double : c'est non seulement une activité de conservation, de maintien de l'organisme dans sa normalité organique (stabilité interne de l'organisme, capable d'autonomie et de constance malgré les variations du milieu). C'est donc une activité globale de régulation. Mais Canguilhem insiste aussi sur la dimension productrice ou créatrice de la vie. C'est cette puissance créatrice qui permet à l'organisme, dans des situations nouvelles ou menaçantes d'inventer de nouvelles normes. Il n'est plus simplement question ici de normalité organique mais bien de normativité organique.
Ce que précise Canguilhem, c'est que l'activité de régulation se fonde sur l'activité de différenciation : car si l'équilibre de l'organisme peut être maintenu, c'est d'abord parce que l'organisme valorise ce qui est favorable à cet équilibre et dévalorise ce qui pourrait le perturber. La régulation suppose en amont une activité de valorisation de l'équilibre du milieu : il n'y a donc pas de normalité organique sans une normativité. Cette normativité exprime l'activité fondamentale de la vie comme lutte contre ce qui lui nuit. Ainsi donc la vie apparaît-elle comme ce processus de différenciation par lequel tout vivant produit ses propres normes biologiques. En somme, la normativité a deux effets : elle valorise la vie, tout en individualisant le vivant.
La normativité permet alors de clarifier la distinction entre le normal et le pathologique.  Plusieurs points sont ici à souligner.
-La normativité désigne la puissance de la vie de créer de nouvelles normes. Or c'est elle qui va fonder le normal : la normalité d'un organisme vient de sa normativité. Ce qui signifie que la norme, pour un organisme, c'est sa capacité à changer de norme ; à l'inverse, la pathologie se manifeste par la réduction de l'organisme à une norme unique. "l'homme normal, c'est l'homme normatif, l'être capable d'instituer de nouvelles normes, même organiques. Une norme unique de vie est ressentie privativement et non positivement."(11)  C'est donc la normativité organique, comme capacité de changer de normes de vie, qui fixe la normalité de l'organisme ; et de ce point de vue, un organisme malade est un organisme dont le pouvoir normatif est réduit.
-de là découle une redéfinition de la santé et de la maladie. Si la santé se caractérise par une capacité normative, par une normativité accrue, en revanche dans la maladie c'est cette capacité normative qui est affectée. Non pas que toute normativité disparaisse, mais il s'agit d'une "normativité restreinte" : être malade, c'est voir sa normativité atteinte, restreinte, à la fois par rapport à ce que peuvent faire les autres, et à la fois pas rapport à ce que l'individu pouvait faire avant. En somme, la distinction entre la santé et la maladie n'est pas une distinction selon la normalité mais selon la normativité. Ce qui signifie aussi que la maladie n'est pas l'absence de normes : "l'état pathologique ou anormal n'est pas fait de l'absence de toute norme. La maladie est encore une norme de vie, mais c'est une norme inférieure en ce sens qu'elle ne tolère aucun écart des conditions dans lesquels elle vaut, incapable qu'elle est de se changer en une autre norme."(12) Etre malade, c'est se sentir anormal non au sens où on ne serait soumis à aucune norme, mais au sens où on éprouve subjectivement un sentiment d'amoindrissement de la normativité.
Ce que montre alors Canguilhem, c'est que le sens du normal et du pathologique est d'abord individuel : c'est par référence à la capacité normative d'un individu qu'il faut les déterminer. La norme  ne prend sens que pour un individu. Canguilhem opère ainsi une individualisation des concepts de normal et de pathologique : "en matière de normes biologiques, c'est toujours à l'individu qu'il faut se référer"(13). La normalité est donc singulière et non universelle : c'est un individu qui se sent ou non normal, qui s'éprouve subjectivement comme tel. Par conséquent, il n'y a pas de séparation absolue entre ce qui est normal et ce qui est pathologique : ce qui est normal dans une situation peut devenir pathologique dans une autre, et inversement. Quant au passage de l'un à l'autre, il est subjectivement éprouvé par un individu : "de cette transformation, c'est l'individu qui est juge"(14).
De cette individualisation de la normalité découle alors sa relativisation : il n'y a plus de frontière distincte entre le normal et la pathologique, puisque celle-ci dépend non seulement d'un individu, mais encore de la manière dont il appréhende une situation (une même situation peut être vécue, par un individu, comme normale à un moment donné, et anormale à un autre). "Il n’y a pas de fait normal ou pathologique en soi. L'anomalie ou la mutation ne sont pas en elles-mêmes pathologiques. Elles expriment d'autres normes de vie possibles."(15) On ne saurait donc établir, de manière absolue, une normalité valable de manière immuable pour un individu et de manière universelle pour tous les individus : la normalité se mesure à l'aune d'une subjectivité qui s'éprouve comme telle.
Mais en définissant ainsi la normalité par le vécu individuel d'une normativité accrue, et par opposition au sentiment d'une normativité restreinte (ressentie comme anormale), Canguilhem ne rétablit-il pas une différence quantitative et non qualitative entre les deux ? Ne réintroduit-il pas une continuité entre le normal et le pathologique ?
Il faut comprendre au contraire que la maladie ne se contente pas de désorganiser ou simplement modifier l'état normal de santé. La maladie n'est pas à concevoir selon le régime de la déficience (par rapport à un état normal de santé), mais de l'altérité : elle est un complet bouleversement de la vie, une allure de vie distincte. Canguilhem insiste en effet sur cette idée que la vie a plusieurs allures : "Parmi les allures inédites de la vie, il y en a de deux sortes. Il y a celles qui se stabilisent dans de nouvelles constantes, mais dont la stabilité ne fera pas obstacle à leur nouveau dépassement éventuel. Ce sont des constantes normales à valeur propulsive. Elles sont vraiment normale par normativité. Il y a celles qui se stabiliseront sous forme de constantes que tout l'effort anxieux du vivant tendra à préserver de toute éventuelle perturbation. Ce sont bien encore des constantes normales, mais à valeur répulsive, exprimant la mort en elle de la normativité. En cela elles sont pathologiques, quoique normales tant que le vivant en vit."
Or cette altérité de la maladie est à entendre non seulement au sens biologique, mais aussi au sens existentiel et social. Au sens biologique car la maladie affecte la totalité de l'organisme, le rendant alors étranger à lui-même. Canguilhem prend l'exemple du diabète, qui montre que la maladie n'affecte pas une ou deux fonctions de l'organisme (même si certains organes sont favorisés), mais l'organisme dans sa globalité (même les larmes du diabétique sont sucrées). En ce sens, le diabète apparaît comme une autre allure de la vie. La vie est créatrice, productrice, jusque dans la maladie. Mais l'altérité de la maladie est aussi existentielle : le rapport  à la vie est autre dans la pathologie. Le malade, s'il n'est pas privé de normes, a un sentiment d'anormalité car il se sent malade, s'éprouve comme séparé et des autres (non-malades) et de lui tel qu'il était avant la maladie. La pathologie introduit une rupture, une discontinuité dans l'existence du sujet. Etre malade, c'est donc être transformé dans son corps et dans son esprit : la vie psychique, et pas seulement la vie somatique, est marquée par la maladie (chacune pouvant d'ailleurs évoluer différemment : on peut être encore atteint psychiquement alors même qu'on est guéri physiquement). De même, la vie malade est toujours nécessairement rapportée non seulement à une signification existentielle, mais aussi à une signification sociale : le normal est socialement associé au régime de la capacité, quand le pathologique est associé à celui du handicap, de l'incapacité.

Ce que montre donc Canguilhem, c'est que si pour le vivant singulier malade, la maladie est une restriction, en revanche pour la vie, la maladie est une forme nouvelle, une invention de vie, qui accroît donc la normativité de la vie.
Faire de la maladie un phénomène normal pour la vie même s'il est vécu comme anormal par le vivant malade, c'est alors aussi totalement repenser l'irrégularité, l'erreur, le raté que pourrait constituer la maladie : la maladie est à concevoir comme une création originale de la vie dans un vivant.  Bien plus, la maladie n'est pas un simple accident externe à la vie et au vivant : elle est au contraire une structure nécessaire du comportement vivant. Dans la maladie, la santé est mise à l'épreuve, à la fois testée (et renforcée par cette épreuve) et menacée. En somme pour Canguilhem, ce qui définit la santé, c'est la possibilité de courir des risques, d'admettre de l'imprévu, d'affronter l'inédit, et par là d'ouvrir des possibles inexplorés de la vie. Et la maladie, c'est ce qui vient limiter cette capacité d'innovation, d'adaptation, et en même temps la révéler dans la capacité à surmonter cette maladie ou à vivre avec : l'erreur que constitue la maladie n'est pas le contraire de la réussite que serait la santé. L'une et l'autre sont des devenirs possibles du vivant, l'une et l'autre sont des allures distinctes de la vie.

Du vital au social

Parce qu’à travers l’analyse du dogme scientifique, Canguilhem a décelé en réalité un dogme social de conservation de l’ordre établi ; parce que par ailleurs la question de la norme se pose aussi dans le champ du social, Canguilhem en vient à se confronter alors plus explicitement au problème des rapports entre le sens social des normes et leur sens vital. Deux problèmes animent sa réflexion.
Dans l’Essai de 1943 (16), le problème que se pose Canguilhem est le suivant : comment préserver le sens vital du normal et du pathologique (révélé par cette compréhension philosophique de la vie), contre les diverses réductions produites par le champ social, lequel investit également le terrain du normal et du pathologique ? L’enjeu vise donc à préserver un sens vital du normal, contre les réductionnismes sociaux, qui viendraient réintroduire une unification non seulement théorique (dogme scientifique), mais aussi pratique. Dans cette perspective, Canguilhem va insister sur la nécessité de préserver le sens subjectif du normal, contre toute détermination purement sociale : il s’agit de faire du normal un concept vécu, et non un concept social, médiatisé par la science.
De même le souci de Canguilhem est-il de faire apparaître la dimension profondément originale de la normativité appréhendée dans l’expérience d’une subjectivité : le normal et le pathologique sont ainsi, pour le vivant humain, des valeurs subjectives qui échappent "à la juridiction du savoir objectif. On ne dicte pas scientifiquement des normes à la vie. (...) Il n’y a pas de pathologie objective. On peut décrire objectivement des structures ou des comportements, on ne peut les dire "pathologiques" sur la foi d’aucun critère purement objectif."(17). Il est donc impératif, contre toute détermination externe du normal et du pathologique, de retrouver le sens individuel, vécu, immanent, de ces concepts.
Mais si la normativité vitale ne doit pas se dissoudre dans la normativité sociale, à l’inverse la normativité sociale ne doit pas non plus être a priori limitée par la normativité vitale. C’est ici que l’on retrouve le deuxième problème : comment, sans perdre la valeur et la spécificité de la normativité vitale, prendre en compte cette autre forme de la norme qui apparaît dans la normalisation ?
Il va d’abord s’agir de reconnaître que la vie n’est pas une première "chose", une nature première : on n’a jamais accès à du vital pur. Au contraire la vie est toujours socialisée, traversée d’énoncés et de pratiques culturels, sociaux, etc. De sorte que l’organisme est toujours dépendant de son inscription dans un certain milieu social, lequel détermine un certain rythme de vie, une certaine longévité, une certaine alimentation, etc. Il serait donc totalement vain d’imaginer concevoir et a fortiori rétablir un mythique état de nature biologique, une "innocente" normalité biologique. Si la peur d’être malade ou la réalité même de la maladie pousse l’individu à se projeter vers une parfaite santé antérieure, vers une normalité objectivement déterminée par la biologie, reste que cette pureté de la santé, cette normalité biologique objective n’existe pas.
D’autre part, Canguilhem insiste sur la nouvelle distinction qu’il y a à faire entre deux formes de normativité : si la "normativité vitale" rend compte de l’enracinement de la normativité dans la vie, la "normativité sociale", qui se manifeste dans le processus de normalisation, a une vie propre et des caractères propres. 1) Sur le plan social, la normativité prend la forme d'une normalisation. Le normal, c'est ce qui se soumet et qui correspond ainsi à des règles : le normal, c'est le normalisé. 2) Dans le vivant l’exigence de normes est interne à l’organisme, immanente car elle correspond à une nécessité vitale ; dans le social au contraire, la normalisation repose sur un choix arbitraire de normes transcendantes collectivement déterminées : "la normalisation […] est l’expression d’exigences collectives" (18). La norme ne vaut pas de manière interne, elle est imposée de manière prescriptive, en vue de promouvoir une valeur socialement construite. La norme au sens social, c’est une exigence qui cherche à s’imposer à une existence. 3) La normalisation c’est ce qui permet, par l’institution d’une valeur commune, d’unifier le champ social. Les normes sociales visent donc à organiser l’espace social. Mais cette organisation n’a rien d’immédiat, d’évident comme ce peut être le cas pour un organisme ; le phénomène de régulation qui est inhérent à l’organisme est au contraire extérieur et donc à conquérir pour la société. Dans l'organisme, la fin est immanente et se confond donc avec sa mise en œuvre ; dans la société au contraire, l'organisation, parce qu'il n'y a pas de fin naturellement assignée, doit être déterminée par les individus eux-mêmes (et de ce fait, toujours en débat, toujours susceptible d'écart, de variation).
Comment alors articuler ces deux normativités ? Faut-il concevoir deux normalités, l’une vitale l’autre sociale ? Ou peut-il émerger une conception commune de ces deux champs ? On peut remarquer que les normes sociales elles-mêmes n’échappent pas à la logique créatrice du vivant : de même qu’il y a une normativité vitale, il y a une normativité sociale ; à la fois la position de valeurs, et la possibilité d’un écart à cette valeur constituée en norme. Pas plus que les normes vitales ne sont garanties (toujours menacées par la maladie ou les modifications du milieu de vie), les normes sociales ne le sont. Toute norme s’accompagne du risque de dissolution de la norme : "C’est par leurs écarts qu’on reconnaît les normes" (19). Ce qui signifie que sans négliger la spécificité des normes sociales, on peut insister sur l’idée que la normativité sociale, comme la normativité vitale, est productrice d’écarts (au sein desquels, un sujet peut inventer une voie nouvelle, faire "craquer les normes" et "en instituer de nouvelles" (20)). En somme, la vie comme le social est position de valeurs, lesquelles sont toujours à concevoir dans leur fragilité, dans leur possible remise en cause et dépassement. Etre normal c'est être normatif, capable d'un écart à la norme par l'invention de nouvelles normes.

Canguilhem nous invite donc à penser le concept de normalité en lien avec une réflexion sur les valeurs. Etre normal, c'est à la fois être capable de valoriser, et en même être capable de supporter des écarts à ce qui est ainsi valorisé. Or il me semble qu'à partir de là, on peut envisager à la fois des conséquences, mais aussi des problèmes issus d'une telle conception de la normalité. C'est pourquoi je voudrais, pour finir, ouvrir quelques pistes pour une réflexion plus orientée vers l'éthique, à partir de ces analyses de Canguilhem sur la normalité.

Conséquences et problèmes éthiques

La première de ces pistes, je la reprends à P. Ricœur dans un article paru dans Le juste 2 (21). Dans cet article, Ricœur insiste sur le fait que le pathologique, parce qu'il est une allure propre de vie (et non une anormalité, une infériorité) mérite d'être en soi-même objet de respect. La pathologie, ou le handicap, parce qu'ils ne sont pas seulement à concevoir en terme de déficit, mais bien comme des aventures singulières de la vie, ont à être respectés pour eux-mêmes. "La maladie (...) est autre chose qu'un défaut, un manque, bref une quantité négative. C'est une autre manière d'être-au-monde. C'est en ce sens que le patient a une dignité, objet de respect."
Pourquoi alors constate-t-on des formes d'irrespect à l'égard des malades, des handicapés? Pourquoi une telle mise à l'écart (de plus en plus véritable mise à l'index si on regarde du côté du début comme de la fin de vie) du handicap, de la malformation, de l'infirmité, de la faiblesse sous ses différents aspects? Cette question conduit alors à réfléchir sur les normes sociales qui viennent encadrer le vital : alors que le vital admet en son sein même des écarts à la norme, des maladies, etc., leur rejet ne peut se comprendre que du point de vue d'un jugement social. Pour Ricœur, cette non reconnaissance de la vie malade en général relève d'un jugement social d'exclusion, appuyé sur une certaine idée (erronée selon Ricœur) de la normalité sociale : "Est normale la conduite capable de satisfaire aux critères sociaux du vivre ensemble."(22) Or ainsi que le remarque très bien Ricœur, le critère qui détermine aujourd'hui le vivre ensemble, c'est celui de l'autonomie, "de gestion propre de son genre de vie". Dès lors l'hétéronomie, l'incapacité à l'autonomie ne peut qu'être renvoyée hors du champ de la normalité, ce qui signifie sur le plan social, qu'être exclue. "La société voudrait ignorer, cacher, éliminer ses handicapés. Et pourquoi? Parce qu'ils constituent une menace sourde, un rappel inquiétant de la fragilité, de la précarité, de la mortalité."(23) C'est ainsi que ce qui n'était qu'un écart sur le plan biologique, se transforme en mise à l'écart sur le plan social.
    C'est pourquoi, contre cette non reconnaissance du pathologique, Ricœur réaffirme-t-il qu'être malade est une autre manière d'être au monde, autant digne de respect qu'une autre. Le respect dû au patient est la conséquence éthique obligée qui découle de cette nouvelle allure de vie qu'est la maladie. En somme, si le patient a à être respecté, ce n'est pas ici en référence à une quelconque notion d'humanité ou de dignité qui serait conférée à toute personne, même la plus fragile. Le respect dont il est ici question est un respect dû à la personne en tant précisément qu'elle est malade. La respecter, c'est alors reconnaître qu'elle a une valeur propre, que la maladie est porteuse d'une autre forme de vie. Car derrière ce respect dû au patient, ce qui est manifesté c'est un respect plus fondamental dû à l'allure de vie nouvelle : le pathologique, par lui-même, est digne de respect car porteur d'un sens autre de la vie. "Il importe à l'individu réputé bien portant de discerner dans l'individu handicapé les ressources de convivialité, de sympathie, de vivre et de souffrir avec, liées expressément à l'être malade." Il y a donc une véritable richesse de l'altérité malade, que la société doit non seulement reconnaître, mais aussi prendre en charge. C'est-à-dire que la société doit ouvrir au maximum ses normes aux formes de vie autres.
    Le deuxième aspect de ma réflexion consistera plus à souligner ce que pourrait être, me semble-t-il une mauvaise lecture de Canguilhem, qui servirait, au nom de la normativité et de la créativité, à justifier certains choix, certaines nouvelles normes. N'est-ce pas en effet inventer de nouvelles normes, se montrer normatif que de proposer comme norme en matière de décision dans le champ de la naissance le "projet parental"? N'est-ce pas se montrer inventif et normatif que d'envisager la GPA ou l'ectogénèse?(24). Certes les auteurs en faveur de ces pratiques ne mentionnent pas Canguilhem, ne se réfèrent pas à lui, n'évoquent nullement ses thèses pour justifier les leurs. Mais parce que celles-ci critiquent un certain immobilisme, une certaine rigidité des normes, on pourrait envisager de fonder ces thèses sur ce que dit Canguilhem. La question se pose en somme de savoir jusqu'où on peut accepter une pluralité de normes. Refuser l'ectogénèse est-ce manifester une incapacité normative, et donc une forme de pathologie? Refuser nombre de possibilités offertes par la technique, n'est-ce pas se montrer incapable d'adaptation au milieu (aux changements de la société), refuser de nouvelles allures de la vie?
    Contre cette possible utilisation des thèses de Canguilhem, il me semble qu'on peut renvoyer à deux aspects de sa pensée :
- des décisions, sous couvert de nouveauté, de créativité, semblent plus révéler une perte de normativité qu'une réelle normativité accrue : ainsi peut-on lire certaines décisions prises à l'égard du handicap. Bien plus qu'une tolérance à des formes de vie autres, les choix opérés, visant de plus en plus à l'éviction de tout handicap, sont peut-être à lire comme un rétrécissement de la capacité à accepter la diversité, la pluralité, la différence. Les nouvelles normes consistent alors à se resserrer sur une seule : l'humain sans défaut, parfaitement conforme au projet parental, parfaitement adapté à une société de l'autonomie.
- par ailleurs, la manière dont Canguilhem articule normes vitales et normes sociales peut, me semble-t-il, nous aider à critiquer ces nouvelles pratiques ou ces nouvelles revendications. La réflexion de Canguilhem en effet suppose de penser ensemble les normes vitales et les normes sociales, l'émergence du sujet humain dans sa singularité et sa liberté se jouant précisément dans cette interaction : de même que la normativité sociale rend possible un arrachement de l'homme au déterminisme naturel, la normativité vitale est aussi ce qui permet à l'homme de ne pas être le simple produit de normes sociales. C'est pourquoi il me semble qu'avec Canguilhem on est conduit certes à faire place à la normativité sociale, à inventer socialement de nouvelles normes, de nouvelles allures de vie. Mais en même temps celles-ci sont à inscrire au sein d'une normativité vitale, d'une prise en compte de ce que la vie elle-même produit. En somme, à la lecture de Canguilhem, on apprend je crois à chercher un rapport aux normes qui ne soit ni réductible au biologique ni réductible au social. Ce qui montre alors une nécessaire limitation au pluralisme des normes.

Marie GOMES-ST-BONNET

 

Notes :

(1)    paru dans La connaissance de la vie, Vrin, 1965 (CV).
(2)    Idem. p. 76
(3)    Ibidem.
(4)    Le normal et le pathologique, PUF, 1966 (NP) p. 14
(5)    Id. p.137
(6)    Ibid.
(7)    NP p.24
(8)    G. Le Blanc : Canguilhem et les normes, PUF, 1998, p.48
(9)    NP p.49
(10)    NP p.77
(11)    NP p.87
(12)    NP p.119
(13)    NP p.118
(14)    NP p.119
(15)    NP p.91
(16)    NP II chapitre 3
(17)    NP p.153
(18)    NP p.176
(19)    NP p.205
(20)    NP p.106
(21)    Le juste 2, Esprit, 2001, p.215 sq.
(22)    p.220
(23)    id.
(24)    voir sur ces questions les travaux notamment de P. Descamps, D. Mehl, M.-A. Hermitte

]]>
news-2772 Thu, 04 Jul 2013 12:57:00 +0200 Le film Hannah Arendt https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-film-hannah-arendt Réflexions sur le film Hannah Arendt de Margarethe Von Trotta Hélène de Gunzbourg, membre de l'école éthique de la Salpêtrière, raconte :

"Lorsque je vis apparaître dans les rues de ma ville

et dans le métro d’immenses affiches au fond sombre et terne exposant au premier plan une femme au regard pensif  devant sa machine à écrire d’une autre époque à la fois très proche et déjà lointaine je la reconnue même si elle ne lui ressemblait pas vraiment.  C’était elle, son nom était écrit en grande lettres blanches sans autre titre et  je l’attendais : Hannah Arendt m’accompagne depuis longtemps, et sa présence est si vivante qu’il me sembla évident qu’elle surgisse ainsi dans mon espace familier.

Margarethe Von Trotta et son actrice Barbara Sukowa vont nous faire vivre ce moment particulier de l’histoire, où Hannah Arendt quitta New York pour Jérusalem afin de suivre le procès d’Adolf Eichmann, envoyée par le journal  The New Yorker. Elle écrivit à son retour une série d’articles qui firent scandale et un livre que nous n’avons pas fini de lire et de relire : car cette affaire donna lieu à une controverse ardente qui n’est à ce jour pas encore éteinte.

Elle voulait voir de ses yeux, elle qui n’avait pas assisté aux procès de Nuremberg mais qui avait déjà écrit ses deux ouvrages sur l’antisémitisme et le totalitarisme, un représentant du système nazi qui avait participé de manière active à un niveau essentiel de la hiérarchie  à la destruction des juifs d’Europe : Adolf Eichmann qui venait d’être enlevé par les services secrets israéliens en Argentine où il s’était caché et qui allait être jugé par un tribunal israélien à Jérusalem.
Eichmann dans sa cage de verre, nous le voyons sur l’écran puisque la réalisatrice a préféré, à juste titre, utiliser quelques images d’archives du procès. Il est en effet le meilleur acteur de lui-même : il se lève comme un pantin dès que le procureur le lui demande, répond comme un automate aux questions précises de ses juges ou des avocats, le visage déformé par des tics et des mimiques parfois grotesques. Les questions sont en allemand et portent sur la mise en place des déportations de masse qui conduisirent au génocide dont il était chargé. Il répond en allemand mais sur des points de détails sans aucune pertinence autre que celle d’une évaluation bureaucratique et comptable  d’événements qui furent jugés comme crimes contre l’humanité. Il parle des camps de concentration et d’extermination en terme d’économie, d’Auschwitz et des chambres à gaz dans tous les camps d’extermination comme d’une "question médicale».
Cette langue dit Hannah Arendt n’est pas de l’allemand c’est une autre langue (1) :
C’est un ensemble de "clichés" qui lui procurait une jouissance euphorique, seul signe de sa sensibilité perverse: celle d’avoir obéi aux ordres du Führer, sans parole, sans lien avec une quelconque émotion ni même un sentiment ni un essai de réflexion. C’est l’expression risible et pitoyable si elle n’était aussi dramatique dans ses effets de la non pensée. Voilà ce que vit Hannah Arendt et elle trouva un nom à cette terrifiante performance : la banalité du mal.
 Eichmann se prétendait kantien parce que sa volonté se mettait au service de la loi incarnée par Hitler lui-même et de l’"éthique" perverse qu’il avait édictée et qui s’était répandue comme un chancre malfaisant du haut en bas de la société allemande et de ses soutiens : l’inversion des valeurs morales : tu ne tueras point devient tu tueras (2), tu ne voleras point, tu voleras !
Il se prétendait sioniste parce qu’en disciple de Theodor Hertzel, il organisait la déportation avec l’horizon possible d’une émigration ultérieure des Juifs vers Madagascar. La " Solution finale" décidée en 1942, ce sionisme serait devenu obsolète, à son grand regret, disait-il encore, mais il aurait, par son efficacité, cherché à régler la "question juive" avec "le moins de souffrance possible".
Lorsque à son retour les articles d’Hannah Arendt furent publiés et surtout lorsqu’elle écrivit à partir de cette expérience son livre Eichmann à Jérusalem les critiques se déchainèrent, et la plupart ses amis intellectuels américains ou allemands exilés, jusqu’à son vieux compagnon Kurt Blumenfeld au moment de mourir à Jérusalem, se détournèrent d’elle.  Le film retrace le combat d’Hannah Arendt  et sa solitude face à cette incompréhension. Hannah Arendt affronte cette solitude qui d’ailleurs n’est pas absolue puisqu’elle reçoit le soutien sans faille de son amie Mary Mac Carthy et de son mari adoré Heinrich Blüche, ainsi que des étudiants de son séminaire.

Que lui reprochait-on ? 

D’avoir banalisé le mal le plus extrême celui auquel nul autre ne pourrait être comparé celui du nazisme, d’Auschwitz et d’Eichmann son représentant. Non ! Répond-elle, la banalité du mal n’est pas une fatalité et ceux qui l’ont mis en pratique de manière systématique comme Eichmann ne seront certes pas pardonnés pour autant. Il mérite la peine de mort car refusant de laisser la vie aux hommes en tant qu’hommes ceux-ci ne souhaitent plus partager le même monde.
Elle a voulu comprendre l’essence de ce mal qui en arriva à détruire non seulement l’homme comme ennemi, comme rival, comme autre, ou comme image inquiétante de soi mais l’humanité même de l’homme. Et c’est en observant Eichmann dans sa cage et ses mimiques, sa pauvre langue de bois, ses souvenirs mités et son autosatisfaction : celle du travail bien fait, qu’elle le comprit. Il ne s’agissait plus d’un mal monstrueux inhumain ou d’un mal radical comme celui que définissait Kant et qu’elle-même a évoqué dans son ouvrage sur le totalitarisme à propos des camps nazis (3). Le mal radical loin d’être l’absence de conscience, disait Kant, est enraciné dans la nature humaine. L’homme dans la confrontation entre ses désirs liés à sa nature limitée et la liberté de sa raison illimitée est tenté d’inverser "l’ordre des mobiles" et de faire passer en priorité ses désirs ses intérêts à court termes, son bonheur, avant sa liberté et l’aspiration à suivre sa raison morale (4).
La banalité du mal que découvre Hannah Arendt malgré le terme qui semble l’adoucir et même l’excuser est infiniment pire et surtout il correspond à cette forme de mal qu’a engendré notre monde au XXe siècle et que les camps d’extermination, la Shoah ont mis en pratique : la destruction systématique de l’homme en tant qu’homme non plus seulement par l’inversion des "mobiles" mais par l’inversion des valeurs morales elles-mêmes et la toute-puissance de la Technique créée par l’homme mise  au service de la destruction de sa civilisation  et de son Etre. Nous retrouvons Heidegger qui d’ailleurs apparaît en flash-back (5) : dans un monde d’ étants où l’oubli de l’Etre et même de l’être de l’étant a disparu, où tout devient équivalent et peut être mesuré, comptabilisé, mis en forme de manière statistique ou virtuelle, l’homme lui-même risque d’être exclu de son humanité puis détruit et même transformé et recyclé  avec la meilleure bonne volonté bureaucratique du monde.
Qu’est-ce que la banalité du mal ? L’absence de pensée, répond Hannah Arendt.  Lorsque l’homme renonce à sa faculté de pensée qu’il  intègre les lois, législatives ou morales comme de pures certitudes, qu’il obéit sans critique, qu’il abandonne sa liberté de conscience et son intelligence morale dans un monde qui n’est plus qu’un enchainement de causalités dictées par la volonté d’un tyran et de ses sbires, le mal n’est plus radical et individuel mais banal et collectif :  ce mal est sans racines il s’étend comme un chancre et rien ne l’arrête. Il n’est plus l’exception mais au contraire la banalité de ces "sombres temps". L’homme moral, le Juste devient l’exception et le mal devient la norme. Eichmann n’était pas stupide, dit-elle, " c’est la pure absence de pensée — ce qui n’est pas du tout la même chose que la stupidité— qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque" (6).
Seuls les hommes ou les femmes qui ont choisi de penser par eux-mêmes  pendant cette époque ont échappé à la banalité du mal : les résistants qui ont pris les armes au risque de leur vie pour le combattre, les Justes qui, dans la mesure de leurs moyens et de manière individuelle souvent en affrontant des risques extrêmes, ont refusé les lois iniques et ont sauvé des juifs, et même, dit-elle, ceux qui ont tout simplement refusé d’obéir à cette absurdité destructrice (7). "La condition préalable à cette forme de jugement n’est pas une intelligence hautement développée ou une haute sophistication dans les affaires morales, c’est plutôt la disposition à vivre explicitement avec soi, c’est-à-dire à être engagé dans ce dialogue silencieux entre moi et moi-même que , depuis Socrate et Platon, nous appelons penser (…) Les meilleurs de tous seront ceux qui savent seulement une chose : que quoi qu’il se passe , tant que nous vivrons, nous aurons à vivre avec nous-mêmes."
Socrate est son maître car c’est lui qui lui apprit ce dialogue avec elle-même mais Kant est aussi convoqué car c’est la liberté morale, la liberté de jugement au-delà de toute contrainte qui permet à l’être humain de vivre en paix avec lui-même.
La solitude est la compagne de la pensée, la pensée philosophique mais aussi et surtout la pensée morale qui n’exige aucune connaissance particulière ou expertise au-delà de ce choix : dialoguer avec soi-même et c’est ce qui rend l’exercice si difficile. Nous voyons Hannah Arendt seule, sans livre, ni cahier allongée sur son canapé en train de fumer : elle pense. Au risque de perdre sa position sociale si chèrement acquise, son  confort matériel, ses collègues, ses amis parfois. Affronter l’exil, la ruine et la haine ou l’injustice et même ce que nous voyons dans le film, l’incompréhension.
Pas plus que pour Socrate qui mourut parmi ses amis et disciples, la solitude n’est l’isolement. Hannah Arendt insiste sur la vie en commun la vie parmi les hommes  ceux qu’elle aime qu’elle a choisi auprès desquels elle a voulu s’engager. Kurt Blumenfeld et Gershom Sholem lui reprochèrent de ne pas aimer son peuple, le peuple juif. Sa réponse fut catégorique : elle est juive car le monde de son temps l’a renvoyée à cette identité  et c’est en tant que juive qu’elle répond à l’antisémitisme comme en tant que femme elle répond à la misogynie. Mais elle n’aime que ses amis, ceux qu’elle a choisis, ceux qui l’accompagnent (8).

Notre école est adossée à l’Institut Hannah Arendt. Pourquoi ?

Nous sommes pour la plupart des praticiens du domaine médical, économique ou social, notre pratique nous a questionnés : qu’est-ce que l’éthique médicale, quelles sont les nouvelles questions que pose en ce début de XXIe siècle l’évolution des technosciences et leur application à la médecine, à la biologie, au comportement de l’homme à son psychisme ? Quels sont les risques de ces progrès, comment y sommes-nous entraînés, comment les penser ? Nous avons rencontré des professeurs, des maîtres, qui nous ont enseigné la philosophie et qui nous ont  incité et aidé à penser notre pratique. Nous avons rencontré des compagnons de route avec lesquels nous avons confronté nos recherches et qui nous ont eux aussi aidé à avancer. Mais cela ne suffit pas nous dit Hannah Arendt. Nous devons aussi affronter cette solitude, ne pas nous contenter de suivre l’air du temps, les normes morales et les habitudes éthiques. Nous devons dialoguer avec nous même sans cesse. Les dangers extrêmes de la banalité du mal se révèlent en temps de dictature ou de totalitarisme. Cependant notre temps n’est pas sans risque : la mainmise l’ "arraisonnement", disait Heidegger, de la Technique sur les étants mais aussi sur notre propre pensée reste d’actualité. La langue se pervertit toujours et notre vigilance reste en alerte. Ce qui ne veut pas dire que nous sommes condamnés à nous retirer du monde et à redouter le nouveau ou l’action, comme aurait dit encore Hannah Arendt, au contraire, et pour la sage-femme que je suis c’est l’arrivée des nouveaux venus qui transforme le monde et lui donne l’espoir du commencement".

Notes :

(1) Cf. également Victor Klemperer, La langue du troisième Reich. Carnets d’un philologue (1947) Paris Albin Michel, "Bibliothèque Idées", 1996, p. 38 : La "catastrophe langagière" qui anéantit la pensée et le jugement moral de ces sombres temps est celle de la jouissance barbare et sans limites du nazisme qui tel "un poison" se diffusa "dans la chair et le sang du grand nombre , à travers des expressions isolées , des tournures, des formes syntaxiques, qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente".
(2) Hannah Arendt, Responsabilité et jugement, Paris, Payot, 2005, p. 73.
(3) Hannah Arendt Les origines du totalitarisme vol III, le système totalitaire Paris, Seuil, 1972, p. 180.
(4) Cf. E. Kant, La religion dans les limites de la simple raison (1794).
(5) Cf. Martin Heidegger, "Lettre sur l’humanisme" in Questions III et IV, Paris,  Gallimard, "Tel", 1990, et La question de la technique, in Essais et conférences,  Paris, Gallimard, "Tel" 2001. Malheureusement Heidegger tomba lui-même dans "son propre piège", dit Hannah Arendt, du moins en 1933 lorsque il adhéra eu parti National Socialiste et qu’il rédigea son "discours au rectorat". Il n’en demeure pas moins que pour réfléchir à la banalité du mal et aux conséquences tragiques de l’absence de pensée chez l’homme, elle s’inspira de Heidegger, son premier maître, son amant, qu’elle a toujours défendu, ce qui apparaît d’ailleurs dans le film.
(6) Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, op. cit., p. 495.
(7) Hannah Arendt, Responsabilité et Jugement, op. cit., p. 75, 76.
(8) Hannah Arendt entretien avec Günter Gaus, "Seule demeure la langue maternelle" in  La tradition cachée, Paris, Christian Bourgois, 1996.

]]>
news-2773 Mon, 20 May 2013 18:55:00 +0200 Ethique et vieillissement https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/ethique-et-vieillissement L'Ecole éthique de la Salpêtrière publie ses travaux dans le Numéro 144 de Gérontologie et société : "Ethique et vieillissement" / D.FOLSCHEID, C.DELSOL, E.FIAT, M.GEOFFROY, V.LEFEBVRE des NOETTES, des extraits de travaux de M.-C. BLOCH-ORY etc...dans un Numéro coordonné par B.QUENTIN 

 

Argument du numero :

Depuis une vingtaine d’années, l’éthique est et reste à la pointe "de la mode", amenant sans cesse de nouveaux champs de l’existence à lui être confrontés ("éthique et politique", "éthique et capitalisme", "éthique et médecine" etc.). Mais cette prolifération sémantique est paradoxalement le signe d’une incapacité à fonder le champ de l’éthique de façon légitime. Un fossé béant apparaît entre la "demande d’éthique" et la solidité philosophique d’éventuels principes fondamentaux. Les repères traditionnels de la morale s’estompent au sein de la société et on parle d’un "vide éthique" où prend place un individualisme hédoniste et narcissique. A répéter à l’envi que l’idéal humain est celui de l’autonomie et de la performance et que son envers abhorré est celui de la dépendance, la manière d’envisager l’avancée en âge est devenue de plus en plus problématique. Une maltraitance dont on parle peu, se déploie à travers cette idéologie de l’autonomie qui finit par contaminer l’esprit des personnes âgées elles-mêmes en les amenant à penser qu’elles sont un poids pour les autres et qu’ "il faut savoir partir". Derrière l’exhibition du thème de "la mort dans la dignité" peut ainsi se profiler des arrière-pensées utilitaristes beaucoup moins reluisantes et qui de proche en proche, minent "éthiquement" l’ensemble de la société contemporaine.
Un enjeu de taille se présente alors à nous : plutôt que de s’enfoncer dans une civilisation du déni de ce qui fait le propre de l’homme, les personnes âgées pourraient bien jouer le rôle de "cogito éthique" en nous permettant de fonder solidement ce domaine de la pensée à partir de la vulnérabilité qui est la leur : la personne âgée est une des figures de la vulnérabilité qui révèle immanquablement la place d’une obligation humaine. Nous serions donc dépendants des personnes âgées pour réapprendre ce que c’est que d’être un homme.
Ce numéro, nourri notamment de réflexions issues de l’Ecole éthique de la Salpêtrière et coordonné par Bertrand Quentin, met en lumière que le vieillissement n’est pas une menace mais qu’il s’inscrit dans la logique métamorphique de la vie qu’il nous faut assumer comme telle, avec ses difficultés mais aussi ses richesses. Il est l’occasion de renouer avec certains fondamentaux qui donnent sens à l’ensemble de l’existence humaine.

 

Introduction / Cadrage par Bertrand Quentin

"Une éthique du vieillissement qui ne se paye pas de mots"

Si étymologiquement "éthique" et "morale" viennent tous deux de l’idée de mœurs (ethos chez les Grecs et MOS (MORIS) chez les Latins) l’histoire de notre langue a amené à ce que "morale" soit employé davantage pour des principes normatifs, et "éthique" pour la visée du bien qui leur est sous-jacente. Ricoeur revendiquait la primauté de l’éthique sur la morale et définissait la première en ces termes : "Appelons "visée éthique" la visée de la "vie bonne" avec et pour autrui dans des institutions justes" . Maintenir la visée éthique par rapport aux personnes âgées, c’est continuer à viser pour elles une vie aussi bonne que possible en la garantissant par des institutions justes. Mais comme le montre Chantal Delsol , notre modernité tardive est un peu prise au piège : elle aurait voulu clamer la dignité inaliénable des uns et des autres, mais en réduisant la pensée à des neurones et le corps aux fonctionnalités et à la chimie, elle a sapé la possibilité d’une dignité inaliénable. Le critère de la sensibilité et de l’aptitude à souffrir ouvre un éventail à la fois trop large puisque tout animal doit être protégé, et trop étroit, voire inquiétant, puisque si l’aptitude à sentir avec réflexivité consciente est suspectée, l’expulsion de la catégorie de "personne" nous guette aussitôt.
 Comme le revendique Eric Fiat, nous devons réfléchir à "une éthique du vieillissement qui ne se paye pas de mots" . En effet, c’est bien le propre de l’Ecole éthique de la Salpêtrière   de ne pas se satisfaire de phrases lénifiantes qui appelleraient à "agir avec bientraitance" et à "refuser la maltraitance". Le va-et-vient y est au contraire permanent entre une réflexion conceptuelle exigeante nourrie d’histoire de la philosophie et une confrontation aux situations de terrain vécues par les professionnels.

La peur Alzheimer

Ce qui frappe également dans ce numéro, c’est la récurrence des articles interpellés par la maladie d’Alzheimer ou autres maladies neurodégénératives de la vieillesse. Plusieurs auteurs rappellent pourtant que la plus grande partie des personnes âgées ne développeront pas de maladie d’Alzheimer ou de dégénérescence. Mais nombre d’institutions gériatriques sont confrontées aux difficultés de la démence. "Ethique et vieillissement" ne parle donc pas de la vieillesse dite "sans problème", de la vieillesse des Seniors magnifiques. Comme le dit d’emblée Dominique Folscheid : "on n’est plus vieux au même âge qu’auparavant et une fois vieux on ne l’est plus de la même manière" . Les curseurs se sont considérablement déplacés. Nos vieux sont bien plus jeunes et bien plus nombreux qu’autrefois. Mais le numéro s’intéresse à ces situations limites où la question de la définition même de l’homme se pose. C’est davantage aux "vieux vieux" malades, fragiles, vulnérables, dépendants, ayant perdu une grande partie de leur autonomie (il faut les qualifier car les "vieux vieux" peuvent se porter très bien cf. Stéphane Hessel, E. Morin, etc.)  que les différents auteurs s’intéressent ici. Mais comme nous le montre Hugues Bensaïd, les personnes atteintes de maladies neurodégénératives, en nous invitant à entendre la passivité comme éveil éthique de l’homme, nous aident à retrouver cette autre dimension de nous-même . Nous sommes tous amnésiques de notre incarnation, de notre vieillissement. Levinas est là : le vieillissement est altérité qui vient mettre en question l’homme comme objet simplement naturel. Ce qui va être dit ici n’est donc pas relatif à une spécificité du grand vieillard mais est au cœur de tout psychisme humain. Retrouvons ce qui fait le sens et le sel de l’aventure humaine. Ne nous contentons pas de cette caricature de nous-même qu’est l’animal consommateur professionnellement actif. Véronique Lefebvre des Noëttes, psychiatre en gériatrie, a passé sa vie à montrer toute la richesse humaine de ces situations et tout le sens éthique qu’il y a à maintenir des soignants pour permettre à l’homme de "signifier jusqu’au bout" .

Approches globales de la personne

C’est ici que peuvent aussi entrer en conflit des conceptions de l’homme hétérogènes. La culture anglo-saxonne a promu l’idéal d’un sujet individualiste et autonome, avec une survalorisation de la volonté. Ce modèle est entré en France dans le monde de la santé notamment à travers la loi du 4 mars 2002, dite "Loi Kouchner". Le patient est maintenant qualifié d’ "usager" et a le droit de refuser le soin que le médecin préconise. Certes, l’objectif est de contrebalancer un pouvoir médical paternaliste qui se vivrait dans la toute-puissance. Mais cela  symbolise bien en même temps la perte de confiance en ceux qui servent la santé publique - climat détérioré dont rend bien compte Gilles-Olivier Silvagni dans le texte un brin désabusé qui clôt le numéro . Pour contrebalancer le pouvoir du soignant sur un patient affaibli et dans certaines situations ne pouvant même plus parler (personnes souffrant de troubles neurodégénératifs), la loi du 4 mars 2002 a mis en avant un nouveau garant intitulé "personne de confiance". Sophie Moulias montre les intérêts de ce dispositif légal. Elle souligne néanmoins l’hétérogénéité entre la pensée anglo-saxonne et la pensée "continentale". Si le droit anglo-saxon assume fort bien que l’on puisse consentir pour un autre, en droit romain cela n’est pas concevable. La personne de confiance ne se substitue donc jamais au patient. Elle ouvre pourtant une brèche au cœur du secret médical, la personne de confiance pouvant accompagner et assister le patient jusque devant le médecin. Une dérogation légale au secret médical a donc dû être établie. Certes on peut craindre que le patient soit "sous emprise" ou inversement que les médecins puissent se décharger de leur responsabilité médicale sur la personne de confiance. Mais cette dernière permet aussi de poser le patient en tant que personne humaine, non pas définie par ses capacités à un moment donné, mais inscrite dans une histoire et un lien relationnel. L’éthique n’est ainsi pas désincarnée. Elle vit de liens forts et de fidélité à la parole donnée, de fidélité à la personne .
La contemporanéité aime à se gargariser de mots qui la dédouanent d’avoir à dire ce qui fâche. La "qualité" est ainsi un concept largement mis en avant car permettant souvent de "pressurer" les personnels en leur faisant passer la "quantité" (sa réduction)  - objectif peu fédérateur - pour cette "qualité" à laquelle nul ne pourrait raisonnablement s’opposer. Mais sous la plume de Sébastien Doutreligne, le programme MobiQual ("Mobilisation pour la Qualité", programme mis en œuvre depuis 2007 dans la  santé publique) semble attentif à des problématiques réellement éthiques : s’interroger sur le sens et les valeurs au-delà d’une logique d’action purement technique, prendre du recul face à des situations complexes, définir les enjeux de manière collégiale et pluridisciplinaire . Le Docteur Jean-Marie Gomas, chef de l’Unité Douleur chronique Soins palliatifs à l’hôpital Sainte-Perrine a ainsi proposé une Démarche pour une décision éthique. Ces "outils d’aide à la décision" ne sont pas des avatars d’un management qui cherche les économies de moyen, mais bien des efforts authentiques pour faire émerger les questionnements oubliés.
Un point commun souligné dans différents articles est l’importance de ne pas en rester à un regard technique, parcellaire, mais bien à envisager la personne avec une vision globale. Cela est repéré par le programme MobiQual, cela est mis en avant par Aline Corvol et fait  donne d’ailleurs tout le son sens du au "gestionnaire de cas" en gérontologie  dont elle nous parle dans son article. Derrière ce libellé qui pourrait inquiéter par sa tonalité managériale se trouve une pratique professionnelle récente qui se développe en France notamment dans le cadre du plan Alzheimer. La terminologie qu’elle développe a ses qualités : ne plus parler de "patient" (qui relève du paradigme médical et qui n’est donc pas approprié pour penser le vieillissement dans son intégralité), ni d’"usager" (aux connotations administratives refroidissantes) mais bien d’une "personne accompagnée". Tout l’intérêt de l’article d’Aline Corvol est de bien montrer que le "gestionnaire de cas", nonobstant son libellé, ne se situe pas dans un traitement stéréotypé, "gestionnaire", uniquement mû par l’obsession de l’efficacité économique, mais implique une véritable intelligence humaine. Loin des clivages binaires entre "personne capable d’un jugement éclairé" et "personne qui n’en est pas capable", Aline Corvol montre que la plupart des personnes accompagnées par le gestionnaire de cas se trouvent "dans une zone grise". La principale tâche du professionnel est donc de graviter entre le principe de protection des personnes vulnérables et celui du respect de leur choix de vie. Comment négocier et insister s’il le faut (bienfaisance), sans harceler, ni  manipuler (maltraitance) ? Comment faire entrer en maison de retraite quelqu’un qui souhaite rester à domicile mais qui se met en danger et qui épuise les autres ? Véronique Lefebvre des Noëttes a donne également des illustrations de ces situations ambivalentes où la personne aussi démunie soit-elle, peut laisser entendre son acceptation à celui qui veut l’entendre sans la brutaliser. Le "gestionnaire de cas" doit créer un lien de confiance malgré l’asymétrie fondamentale de la relation. Voilà une tâche humaine qui ne doit s’enfermer ni dans une relation thérapeutique, ni dans une relation de proche. L’engagement du soignant peut être bien fort. D’où le risque d’un épuisement professionnel. C’est ce qui a souvent amené à ce que Marie-Christine Bloch-Ory appelle le "paradigme de la contention" - paradigme malheureusement assez français, qui consiste à obtenir par la force (contention physique) ou les moyens insidieux (contention chimique) que la personne reste immobile, de façon à impliquer le moins d’efforts pour les soignants . Aline Corvol insiste enfin sur le fait que l’engagement du "gestionnaire de cas" dans l’histoire de la personne peut l’aider à maintenir une identité mise à mal par les problèmes neurodégénératifs. Comme le dit Gadow, il ne s’agira pas toujours de "trouver la bonne solution", mais de "donner du sens à une situation". Encore une fois, c’est l’approche globale de la personne qui est soulignée comme indispensable.
Quand il s’agit de l’aidant dit "familial" (le conjoint, le frère, les enfants etc.) le regard global sur la personne est encore plus évident. Sophie Ethier et ses co-auteurs québécois s’intéressent à la transformation et à la pérennité de la relation dans le couple aidant/aidé face aux troubles de comportement de l’aidé . Ils insistent sur le faux paradoxe de l’asymétrie et de la réciprocité dans la relation. L’asymétrie est certes là, avec parfois des ruptures ("on devient un petit peu moins épouse […] il devient notre enfant") mais aussi l’inverse ("Il est devenu plus amoureux, plus aimant […] Je me dis que je suis chanceuse […] des moments de jeunes mariés"). Loin d’être anodin , le rapport sexuel peut contribuer à maintenir le lien conjugal. A cela s’ajoute l’expérience fondamentale d’une responsabilité morale de l’aidant qui le conforte dans sa construction de lui-même.

Un temps pour la patience

Michel Geoffroy insiste sur ce que le regard strictement médical peut avoir d’an-éthique en tant qu’il réduit la personne à un empilage d’organes. Il nous faut réapprendre à rencontrer un corps et par-delà cela même, une personne. La relation entre soignant et soigné a besoin, pour être éthique, de la possibilité d’une rencontre, c’est-à-dire d’une inscription de la relation dans un temps qui, au sens de Bergson, soit durée. La rencontre exigera alors la vertu de patience qui seule rendra possible la coprésence rendue impossible dans le temps de l’homme pressé.
Mais ne nous méprenons-pas. Il ne s’agira pas dans ce numéro de proposer une éthique particulière pour les personnes âgées. Quel que soit leur état, elles ne sont pas, comme le dit Dominique Folscheid, "une sous-espèce d’humains" mais des personnes aux aspirations similaires à celles de tout homme.
Au XVIe siècle déjà, Montaigne devait rappeler à l’ordre ses contemporains : "La vieillesse a quelque peu besoin d’être traitée plus tendrement" . Retrouvons cette indulgence d’antan par rapport à celui qui perd un peu la tête. Acceptons avec Eric Fiat les métamorphoses que le temps nous impose et ayons pour nos vieillards, selon le vers de Jaccottet, "la main qui veille et le cœur endurant".

]]>
news-2774 Sun, 14 Apr 2013 00:00:00 +0200 Un livre de Charles GARDOU https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-de-charles-gardou Un livre vivifiant de Charles GARDOU Par Bertrand QUENTIN
A lire : Un livre vivifiant de Charles GARDOU

 

 

L'auteur :

Charles GARDOU est Professeur à l'Université Lumière Lyon 2, ISPEF (Institut des Sciences Pratiques et d'Education et de Formation). Il est l'auteur de nombreux ouvrages marquants mettant en lumière les aspects les plus variés du handicap. Pascal, Frida Kahlo et les autres..., Erès, 2009 ; Le handicap au risque des cultures, Eres, 2010.
Bertrand QUENTIN est Maître de conférences en philosophie à l'Université Paris-Est Marne-la-Vallée.


Critique par Bertrand QUENTIN de l’ouvrage La société inclusive, parlons-en ! Il n’y a pas de vie minuscule, Toulouse, Erès, 2012.

 

"Si tous n’entrent pas dans la Cité, je reste dehors"


Charles Gardou était venu nous rendre visite l’année dernière pour nous parler du handicap, à travers une conférence passionnante et un débat qui ne l’était pas moins (le mercredi 8 février 2012). Il nous revient ici avec un petit livre blanc intitulé : La société inclusive, parlons-en !, chez Erès.
Jeremy Bentham avait qualifié la Déclaration des droits de l’homme de 1789 d’ "absurdité montée sur des échasses", soulignant ainsi le caractère ronflant de principes qui n’auraient d’autre poids que rhétorique. Charles Gardou se demande alors si l’on ne pourrait pas aujourd’hui avoir une suspicion analogue à propos du concept de "société inclusive". Le constat sur la société qui est la nôtre est grave : "Ceux qui peuvent accéder quasiment à tout continuent à garder la haute main sur le patrimoine […] Cette dissymétrie, ou plutôt cette coupure, est l’un des faits les plus préoccupants de notre temps contradictoire" (13). "Temps contradictoire", parce que le discours revendique partout une égalité et une inclusion de tous, alors que les faits ne les matérialiseraient pas beaucoup. D’où la question politique : "Quelle impulsion pourra hâter les profondes transformations autorisant enfin les plus fragiles à bénéficier d’un plein droit à leur part du patrimoine commun ?" (12-13). Le travail de l’Auteur va être de déployer les fondements d’une "société inclusive" qui n’en resterait pas aux mots. Cinq axiomes de travail vont être énoncés.

    Le premier axiome proposé est le fait que nul dans la société ne doit y avoir l’exclusivité du patrimoine humain et social. "une société n’est pas un club dont des membres pourraient accaparer l’héritage social à leur profit pour en jouir de façon exclusive et justifier, afin de le maintenir, un ordre qu’ils définiraient eux-mêmes" (28). C’est pourtant bien la tendance dans notre monde. D’où le problème : "Ecartée des biens communs et dépossédée de possibilités de participation sociale, comment une existence pourrait-elle s’accomplir ?" (31-32).
    Charles Gardou préfère le terme d’"inclusion" à celui d’ "intégration". L’intégration sous-entendait ajuster un élément à un système préexistant. La personne en situation de handicap devait "faire son trou" au sein d’une organisation qui ne se remettait pas en question. En revanche le terme d’ "inclusion" permettrait davantage d’imaginer que l’organisation sociale "se flexibilise pour offrir, au sein de l’ensemble commun, un "chez soi pour tous"" (37). L’Auteur prend finalement acte de l’expression devenue un passage obligé de "personne en situation de handicap" qui doit remplacer le substantif d’ "handicapé". En effet, un "handicapé" n’aurait de réclamation à faire à personne. S’il l’est, ce peut-être la faute à pas de chance mais pas celle de la société. En revanche, user du vocable de "situation de handicap" permet d’envisager que la société ait une responsabilité et une influence possible pour faire qu’une "situation de handicap" ne le soit plus, ou moins. Lorsque vous équipez de planchers surbaissés tous les bus de la ville, la personne en fauteuil roulant continue à être ce qu’elle est, mais son handicap a diminué.

    Le second axiome d’une société inclusive pour Charles Gardou, c’est d’affirmer que "l’exclusivité de la norme, c’est personne ; la diversité, c’est tout le monde". Aimé Césaire disait qu’on pouvait se perdre "par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’universel" (Césaire, 1956). Les deux voies sont de garage. Il nous faut donc apprendre à promouvoir "la capacité collective à conjuguer les singularités, sans les essentialiser" (43) en gardant conscience que "Nul n’est à l’abri d’être rendu étranger à la norme collective" (49).

    Le troisième axiome de la société inclusive, c’est qu’"il n’y a ni vie minuscule, ni vie majuscule" (63).

    Le quatrième c’est que "vivre sans exister est la plus cruelle des exclusions" (85). "L’existence humaine procède, pour les personnes en situation de handicap comme pour tous, de la possibilité de se projeter vers des fins qui dépassent de toutes parts le seul entretien de la vie" (111). Il ne s’agit donc pas simplement d’allouer à la personne handicapée ce qui lui permet de se nourrir. "Permettre d’exister à une personne fragilisée par un handicap enjoint, en premier lieu, de valoriser ses ressources, ses capacités, d’intensité et d’expression variables" (92). Avoir pleinement conscience de la richesse que nous allons tirer de notre ouverture aux personnes en situation de handicap, c’est dépasser l’attitude compassionnelle et paternaliste (Note 1). "Les pratiques artistiques à l’adresse des personnes en situation de handicap ne sauraient se limiter à des activités d’ordre thérapeutiques ou occupationnel" (102). Charles Gardou énumère alors tous ces artistes qui ont tant apporté au monde et qui étaient caractérisés par un handicap (El Greco, Pissarro, Degas, Monet, Van Gogh, Munch etc.).
    Ne pas exclure les personnes handicapées de notre société, c’est ne pas parler à leur place : "Jamais, où que ce soit, la voix et l’expertise des personnes en situation de handicap ne peuvent être écartées des délibérations et décisions inhérentes à leur quotidien, en leur proposant, si nécessaire, des aides à la parole" (113). Un proverbe africain nous dit que "Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur". Pour faire passer dans le réel la voix des personnes en situation de handicap, la société inclusive doit mettre en place des hérauts adéquats. Des aides à la parole seront bien souvent un préalable. L’objectif étant, pour reprendre le titre d’un rapport de Jean-François Chossy, de "passer de la prise en charge à la prise en compte" (Chossy, 2011).

    Le dernier axiome de la société inclusive indiqué par l’Auteur est que "Tout être humain est né pour l’équité et la liberté". L’Auteur est dubitatif devant la réalité : "les personnes en situation de handicap subissent une justice et une citoyenneté à géométrie variable" (122). Faut-il alors rappeler le refus de la ségrégation symbolisé par Martin Luther King ? Ce dernier disait avec fermeté dans un Discours : "il nous faut apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons périr ensemble comme des imbéciles" (Luther King, 1968). Ce n’est pas le modèle individualiste, celui de la revendication d’autonomie, qui nous sortira de l’ornière. "Le modèle individuel, dominant dans la pensée des Pouvoirs publics, se trouve radicalement contesté parce qu’il escamote les liens de cause à effet entre les obstacles sociaux et le handicap, enrayant ainsi le processus d’égalisation des chances" (143).
    L’ouvrage se termine par un dernier plaidoyer pour la "mosaïque d’étrangetés" qui forme l’humanité. "Une société inclusive est une société sans privilèges, sans exclusivités ni exclusions".

    Il émane de Charles Gardou une énergie positive qui, jointe à son léger accent méridional (pour nous qui avons eu la chance de l’entendre), trouvera à diffuser une lumière solaire chez ses lecteurs.
    Certains pourront certes parfois l’accuser de naïveté. Lorsqu’il dit que "le manque de savoirs objectifs, chose la mieux partagée en ce domaine, déforme le regard" (118), il semble faire de l’idéal scientifique la garantie d’un regard plus ouvert à l’accueil de la personne en situation de handicap. Méfions-nous : les discours racistes, discriminatoires (esclavage noir, nazisme) se sont par le passé souvent revendiqués de l’objectivité de la science. Il ne sera pas suffisant de prétendre que c’étaient de faux discours scientifiques. La science en elle-même, si on la réduit aux disciplines que l’on nomme aujourd’hui ainsi (mathématiques, physique, biologie) ne répond pas aux questions strictement humaines. Si l’on pouvait prouver que certains groupes humains géographiquement isolables ont certaines qualités physiques, génétiquement inférieures à celles des "autres" cela permettrait-il d’en déduire un comportement différent à avoir à l’égard de ces groupes ? Nullement. Nos comportements sont aimantés par des exigences éthiques, non par des données dites "scientifiques". Comme le dit Chantal Delsol : "Si l’on pense que la science suffit à dire l’humain, alors l’humain ne sera pas respecté" (Delsol, 2013).Ce qui ressort aussi de la formulation de l’Auteur, c’est que les obstacles à ce monde meilleur seraient uniquement les superstitions et les traditions culturelles et religieuses. Quand Gardou juge que l’exclusion des personnes handicapées est "lourde des restes d’une histoire judéo-chrétienne qui énonça les règles d’exclusion les plus drastiques envers ceux que l’on considérait comme impurs" (115), il use d’un terme ("judéo-chrétien") trop propice à l’amalgame. C’est pourtant bien dans l’Evangile que le Christ se met à accueillir ceux qui jusque-là étaient considérés comme vivant des vies minuscules ou iniques (prostituées, lépreux, et personnes handicapées de tout genre). Quand dans l’Evangile selon St Jean, ses disciples voyant un homme aveugle de naissance lui demandent : "Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ?" Jésus leur répond : "Ni lui ni ses parents n’ont péché"" (Jn 9, 1-3 ; 2000 : 1798). Le Christ a donc bien insisté sur l’absence de responsabilité de la personne handicapée et son geste est hautement significatif : Cessons de renvoyer à l’individu une culpabilité pour ce qui peut être issu d’un aléatoire malchanceux.
Les personnes en situation de handicap ne voudraient pas de compassion mais simplement de l’équité ? Certes, le regard compassionnel peut isoler plutôt qu’inclure. Mais Charles Gardou est bien obligé à un moment d’en appeler à la "fraternité" : "L’égalité et la liberté ne suffisent pas à forger une société sans exclus : il y faut de la fraternité dans les mots comme dans les comportements" (84). Or, la fraternité ne se décrète pas par un discours de meeting. Les limites d’une philosophie dite "des Lumières" se repère ici. Hegel avait jugé de l’échec de la Révolution Française à faire passer dans le réel ses principes, à l’absence de conscience du soubassement culturel riche qui doit porter la société. Le philosophe allemand pointait du doigt l’erreur des révolutionnaires français : "Il faut regarder seulement comme une sottise des temps modernes, de changer un système d’une éthique corrompue, la constitution politique et la législation liées à elle, sans modifier la religion, d’avoir fait une Révolution sans une Réforme" (Hegel, ([1830] 1988). # 552 Rem : 338). Cela signifie très exactement que l’homme n’est pas seulement ni essentiellement la partie d’un tout politique (comme l’affirment les conceptions contractualistes de la société) mais qu’il est spirituellement habité par ce tout, et que sans changement spirituel de l’homme, aucun changement matériel ne peut avoir un sens profond et durable. Dès lors, il y a parfois plus de vérité pour l’humain dans ce qui au niveau de l’individu paraît opaque à l’entendement que dans ce qui peut être présenté avec clarté et distinction cartésienne. Hegel nous en donne une illustration concrète : "les deux rives d’un fleuve appartiennent typiquement au même pays. La Silésie est le bassin de l’Oder, la Bohême et la Saxe sont la vallée de l’Elbe, l’Egypte celle du Nil. C’est un faux principe qu’ont soutenu les Français pendant les guerres de la révolution, lorsqu’ils prétendaient que les fleuves seraient les frontières naturelles des pays" (Hegel,[1822-1955] 1965 : 227). Affirmer que les fleuves sont des frontières naturelles c’est affirmer un principe que l’ "entendement cartographique" reçoit comme une évidence. Mais bouleverser le réel pour y faire passer de force ce genre d’ "idée", c’est exactement ce qui a donné les désastres totalitaires. Au Cambodge, Pol Pot voudra ainsi faire passer de façon immédiate les populations des villes dans les champs et les transformer en populations d’agriculteurs. On connaît l’ampleur de la famine qui s’ensuivit. Il n’y a pas de "Moralität" sans "Sittlichkeit". Il n’y a pas de beaux principes susceptibles de passer dans le réel, sans une collectivité riche de sens qui le rend possible. Travaillons donc à développer notre culture, notre esprit pour prendre en compte toutes les aspérités de l’âme humaine, pour nous ouvrir déjà à nos propres handicaps, et ne nous contentons pas du discours aseptisé et égalitariste de la modernité tardive. Mais Charles Gardou a conscience de cela.

Au total, voilà un livre vivifiant, bourré de références et dans son plaidoyer pour la société inclusive, on a bien envie de suivre Charles Gardou quand il nous cite Michelet : "Si tous les êtres, et les plus humbles, n’entrent pas dans la Cité, je reste dehors".

BQ

(Note1) : Nous avons à ce propos développé les concepts d’ "empathie égocentrée" et de "compensations inopportunes" dans notre ouvrage à paraître en mai 2013 : La philosophie face au handicap.




   
Références bibliographiques :

Césaire, A. (1956). Lettre à Maurice Thorez. Discours à la Maison du sport, Fort-de-France, Parti progressiste martiniquais.
Chossy J.-F. (2011). Rapport du 2 déc. 2011 "Evolution des mentalités
Delsol, C. (2013). "Digne parce qu’il souffre" in Gérontologie et société N°144.
Gardou, C. (2012). La société inclusive, Toulouse, Erès.
Hegel, ([1830] 1988). Encyclopédie des sciences philosophiques, III La Philosophie de l’Esprit, (noté : Encyclo-Esprit)  trad. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin.
Hegel, ([1822-1955] 1965). Cours donnés à Berlin. Die Vernunft in der Geschichte, par Hoffmeister, Hamburg, F.Meiner Verlag ; La Raison dans l’histoire ; trad : par K. Papaioannou, Paris, Plon.
Jean St (2000), in La Bible de Jérusalem, Paris, Les Editions du Cerf.
Luther King, M. (1968). Discours du 31 mars 1968.

]]>
news-2775 Thu, 14 Mar 2013 15:40:00 +0100 Proposition d'un cheminement https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/proposition-dun-cheminement Gestation Pour Autrui : proposition d'un cheminement de pensée Par Hélène de GUNZBOURG

 

"Gestation Pour Autrui : proposition d'un cheminement de pensée"

 

L'actualité en question : Un essai de questionnement éthique à propos de la Gestation Pour Autrui.

L'auteure :

Hélène de GUNZBOURG a été sage-femme pendant trente-cinq ans (et d'abord à l'hôpital Antoine Beclère au moment de la naissance d'Amandine le premier bébé Fiv en 1982).
Elle a soutenu une thèse de doctorat à Paris-Est Marne-la-Vallée en décembre 2011 intitulée : "Projeté dans le monde - vers une éthique de la sage-femme". Elle donne actuellement à Paris des cours d'enseignement éthique aux étudiantes sages-femmes (école de Baudelocque et de Saint-Antoine).


La Rédaction d'ETHIQUE. LA VIE EN QUESTION, ne prétend pas délivrer une pensée orthodoxe, correspondant à une ligne éditoriale figée et en particulier pour cette question difficile de la GPA qui entre dans le débat public.
Nous pouvons ne pas partager tous les éléments de l'analyse qui suit, mais nous saluons avant tout une pensée qui se cherche avec humilité mais exigence. Un esprit philosophique souffle ici. C'est bien cela l'Ecole éthique de la Salpêtrière…




La possibilité de la Gestation Pour Autrui (GPA) est une question récurrente depuis une trentaine d'années, c'est-à-dire depuis que la procréation fut externalisée des corps, que la sexualité et l'engendrement furent techniquement séparés et pas seulement symboliquement comme ce fut toujours le cas. Elle fit couler beaucoup d'encre qui mobilisa écrivains, philosophes, scientifiques, juristes, politiques et "experts" des comités d'éthique. Elle est désormais brutalement réactivée par la demande des hommes homosexuels communément nommés "gays" de pouvoir légalement bénéficier de cette possibilité dès lors que les femmes lesbiennes pourraient elles-mêmes avoir le droit à la "PMA", ou plutôt au don de sperme, comme les autres couples hétérosexuels ou présumés tels et dits "stériles".
Ma réflexion en tant que sage-femme me conduisait jusque alors à ne pouvoir accepter moralement la gestation pour autrui, mais les événements politiques de ces dernières semaines et l'exaspération des propos de ceux qui veulent  interdire aux homosexuels  d'avoir des enfants et de les élever m'ont indignée et m'ont conduite à reprendre ma réflexion ou plutôt à la commencer, car jusque alors je la croyais réglée pour moi.
Je n'aborderai pas ici les questionnements liés au désir d'enfant et aux réponses des techniques dites de PMA. Je n'aborderai pas non plus la question plus générale du mariage, de l'adoption et de la parenté acceptée légalement ou en voie de l'être aux couples homosexuels dans notre pays. Mon propos est donc un questionnement éthique sur le fait qu'une femme puisse de son propre gré porter un enfant et le donner à un couple en "mal d'enfant" qui ne peut lui-même procréer soit parce que la femme n'a pas d'utérus soit parce que le couple est homosexuel et que ce sont deux hommes. Je ne différencie pas dans ma réflexion le type même d'embryon, conçu ou non avec l'ovule de la femme porteuse avec ou non le spermatozoïde du conjoint ou d'un des deux conjoints dans le cas du couple d'homosexuels.

Je me suis demandée alors ce que représentait la GPA comme menace, si elle transgressait dans son essence même, avant toute forme d'application, la loi morale, si elle remettait en question de manière fondamentale comme disent certains les lois anthropologiques et éthiques des sociétés humaines et en particulier de nos sociétés contemporaines. La GPA est-elle inscrite dans nos lois humaines, générationnelles fondatrices d'humanité, est-elle au contraire porteuse de transgression dangereuse, de destruction, de mort ou d'indifférenciation ce qui revient au même symboliquement.

La première question est donc celle-ci : est-il moralement répréhensible pour une femme  de porter un enfant et de le donner à un autre être humain qu'elle jugerait en tant qu'être humain aussi libre qu'elle-même et aussi compétent, puisque son égal, d'accueillir et d'élever ce nouveau-né  pour faire partie de la communauté humaine?
Et bien-sur son corollaire : est-il immoral pour un être humain d'accepter le don d'un nouveau–né librement consenti par les deux parties ? Si nous prenons,  le fondement de la loi morale de Kant qui consiste à élever à l'universalité le principe même de l'action pour vérifier qu'il ne porte aucune contradiction, il n'y a dans le principe même de cet acte aucune transgression. Il peut être universalisable. Nous ne pouvons affirmer que seule l'union charnelle de l'homme et de la femme saurait, sinon engendrer un être humain ce qui fut le cas avant les derniers développements de la techno science, mais surtout en faire un être humain dans le monde commun des hommes. D'ailleurs dans l'histoire de l'humanité l'apparition de la famille en tant qu'entité cellulaire constituée d'un homme d'une femme de leurs enfants légitimes qu'ils élèveraient ensemble est extrêmement récente et limitée  aussi bien sur le plan ethnologique que géographique et même mythique et religieux. Cette forme de la famille, Hegel l'a analysée dans ses deux essences éthiques qui prenaient forme sous la figure de l'homme et de la femme et il prévoyait déjà son implacable mouvement dialectique la transformation inéluctable de la famille. Freud a observé les productions névrotiques et analysé l'ébranlement de  cette famille qui reposait sur l'oppression et le silence de la femme et des enfants dans un système patriarcal, justifié par une contrainte morale bien partagée par l'Eglise et la République laïque. Dans nos sociétés individualistes contemporaines. "L'autonomie condition" et la nécessité pour chacun de se construire une destinée individuelle nous enferme dans de nouvelles  contraintes morales aussi douloureuses que les précédentes, sinon pires, en remplaçant la culpabilité latente de la pression œdipienne donc de la menace du père même déchu (ce que Lacan nommait le nom du père), par un clivage du moi qui engendre la persécution d'une de ses parties par l'autre (1). La forme archaïque de la famille disparaît comme norme du moins, nous devons penser ce qui advient.
Dans la deuxième partie du XXe siècle les nouvelles pratiques d'engendrement, liées au développement des technosciences médicales et surtout à l'aspiration (ou la contrainte) à l'autonomie des individus et de nouvelles formes de familles se sont mises en place. Nous devons donc repenser la famille et les deux essences éthiques qui la constituent masculine et féminine comme Hegel avait pensé en son temps la famille patriarcale qui portait en elle-même les germes de sa destruction dialectique et de sa transformation (2).
Laisser le sujet seul avec son autonomie persécutrice penser à partir de son désir seul la forme d'une famille autocréée comme s'il n'était plus ni sujet d'une généalogie et de ses romans, ni celui d'une histoire et de ses mythes, ni d'une société et de ses productions relève me semble-t-il d'un déni mortifère pour chacun d'entre nous. Le condamner au nom d'une morale qu'elle soit religieuse ou laïque basée sur une anthropologie mythique qui instituerait de manière universelle la famille hétérosexuelle et l'engendrement naturel est une imposture. C'est pourquoi je ne peux m'associer aux critiques moralisatrices qui condamnent au nom de cette idée éternelle de la famille, d'une rupture symbolique anthropologique, ou d'une remise en cause de l'Œdipe tout puissant, les nouvelles alliances créatrices de famille (3).

Qu'en est-il de la GPA ? Deux thèses violement contradictoires s'affrontent. Mais parfois elles se rapprochent étrangement comme dans toute confrontation dialectique :
—La première, celle qui semble largement partagée, condamne la GPA au nom du principe de l'indisponibilité du corps inscrite dans le code civil français: le corps ne peut faire l'objet d'un contrat ou d'une convention. Ce principe s'appuie sur le respect kantien de la dignité de la personne humaine car seul l'homme ou l'être de raison existe comme une fin en soi. L'impératif catégorique qui en découle, rappelons-le est applicable à toute l'humanité : " Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen.". Les choses ont une valeur relative qui peut être donc évaluée en fonction des désirs, du cours des échanges, du troc ou des arrangements entre particuliers jusque aux fluctuations boursières d'une économie devenue financière. Les êtres de raison en l'occurrence les humains n'ont pas de prix, mais une dignité qui ne peut être ni vendue, ni échangée, ni reprise.
Le corps humain porteur de la dignité universelle n'est ni à vendre ni à louer. La femme ne peut vendre son utérus comme une marchandise mise au service d'autrui, la grossesse n'est pas un travail comme un autre (4). Cependant il y a comme toujours des exceptions. Dans la maxime kantienne déjà nous pouvons insister sur les adverbes : toujours en même temps et jamais simplement. Ce qui veut dire que si dans le cadre de la GPA la femme qui prête son utérus est consentante que sa volonté s'accorde avec celle des futurs parents et qu'elle ne vend pas son corps mais qu'elle fait un acte altruiste de don d'enfant, la maxime ne s'applique pas à son cas. Sa dignité est respectée, elle laisse son corps être utilisé comme une chose mais pas seulement. Comment le savoir, diront les contradicteurs : elle peut être influencée, pervertie, poussée à abandonner sa volonté à d'autres bien-sûr. Mais ceci vaut pour tout acte moral qui est toujours impur au regard de l'intransigeance kantienne qui rejette comme entaché d'intérêt toute parcelle de  passion de sentiment ou de désir autre que purement moral : agis pour le bien et seulement le bien, sans condition !
Dans le code civil lui-même il y a des exceptions : il est possible de donner son sang, sa moelle osseuse, son rein, des gamètes et même des embryons et même tous nos organes après la mort si nous y avons consenti avant. À condition de respecter la gratuité ce qui semble kantien et l'anonymat qui ne l'est pas du tout, nous y reviendrons.
En outre nos bien-pensants s'offusquent souvent moins de la prostitution, tolérée par nos sociétés. Elle est dans une situation légale intermédiaire, si elle ne se compromet ni avec le proxénétisme ni avec le racolage même passif (ce qui est, avouons-le, difficile).

L'autre argument des contradicteurs, celui qui m'émeut le plus en tant que sage-femme concerne l'éthique de la naissance : la grossesse, l'accouchement ne seraient rien, Comment nier qu'une femme qui porte un enfant pendant toute la gestation et qui vivrait avec lui ce moment extrême de séparation et de passage d'un monde à l'autre qu'est l'accouchement pourrait disparaître sans traces ou à peine ; Il ne se serait rien passé, l'enfant ne viendrait de nulle part et son accueil dans le monde ne commencerait qu'après la séparation d'avec sa première mère ? Cette question pose de toute manière la question plus générale de l'anonymat dans l'adoption que notre droit a généralisé et que les  dernières lois de bioéthique ont renouvelé.
Kierkegaard dans le concept de l'angoisse est un des rares philosophes à avoir pensé la naissance en tant qu'événement fondateur de monde : la femme au moment de la naissance, dit-il,  ressent plus que l'homme l'angoisse existentielle, sans objet, purement éthique, l'angoisse de tous les possibles et celle du saut qui s'accomplira au moment de la naissance. L'angoisse qui signe la peccabilité de l'être humain qui arrive au monde, pas le péché mais la possibilité de l'accomplir qui est le signe d'Adam et de tous les siens (5), en d'autres termes  c'est cette liberté celle de "tous les possibles" donc celle de la faute et de la transgression morale qui signe son humanité.
En fait c'est à travers la femme qui porte l'enfant et qui le laisse naître que le nouveau-venu dont parle Hannah Arendt, celui qui ouvre avec le champ des possibles le commencement d'une nouvelle histoire humaine et la possibilité de l'acte politique, peut entrer dans le monde.  Ce qu'elle nomme natalité, concept révolutionnaire puisqu'elle permet le nouveau à partir du commencement et non du recommencement ou du destin. (Ceci est d'ailleurs précisons-le en rupture avec l'éternité du cycle naturel dont se réclament les opposants à toute forme de changement.)
Mais que devient cette angoisse si elle est déniée totalement. Cette femme-là qui n'est pas encore mère ne peut disparaître, même si l'enfant peut être élevé par d'autres qui lui transmettront la langue et la culture. Elle est fondamentale pour l'existence humaine.
C'est pourquoi elle doit, quelle que soit la suite, apparaître dans l'histoire de ce nouveau-venu, il ne vient pas de rien et elle n'a pas porté le rien. Je suis donc sur le plan éthique opposée à la disparition de la mère "porteuse" et à l'anonymat.
Je laisse de côté volontairement dans cet appel à l'éthique tout un pan de ma propre réflexion sur la séparation que représente la naissance aussi bien pour la mère que pour l'enfant et l'importance des médiations pour que la langue maternelle donc la pensée puisse émerger de cet événement. L'abandon par la mère de l'enfant qu'elle vient de mettre au monde même sous la forme d'un "don" n'est pas un acte sans conséquences mais ceci est davantage d'ordre psychologique qu'éthique.

L'autre thèse est celle des défenseurs de la GPA tout aussi convaincus, mais tout aussi prudents, au sens aristotélicien du terme. Ceux-ci s'appuient sur les principes éthiques liés à la reconnaissance de l'altérité, à la générosité, au don absolu, le don de sa vie devenant le don d'une vie.  
La question de la marchandisation du corps se pose aussi comment payer pour ce qui n'a pas de prix, (je renvoie à la maxime kantienne) ? Pour l'éviter il suffirait que le don soit gratuit et que le travail demandé à la femme " porteuse" soit simplement dédommagé. Mais est-ce un travail ? Certains privilégient l'éthique minimaliste et utilitariste du contrat entre deux volontés. Cette thèse est insuffisante sur le plan éthique car nous retombons dans les risques de marchandisation et de réification du corps de la femme et de l'enfant.
 Pour Antoinette Fouque la GPA ne pose aucun problème au contraire c'est une étape nouvelle dans la libération des femmes : l'utérus de la femme est producteur de vivants-parlants, porteurs de culture et d'humanité, dit-elle. "La femme est anthropocultrice"(6). C'est un pur travail et un pur don. Cette philosophe psychanalyste engagée dans les luttes de libération des femmes, défend une thèse à la fois politique et éthique : la femme a toujours produit avec son utérus et ses capacités de génitrice des enfants mais cette créativité a toujours été maîtrisée et contrôlée par et pour l'Église, l'armée, le pouvoir politique, le biopouvoir. C'est ainsi qu'elle a été soumise à la loi patriarcale et à l'oppression. Ce travail lui a été dénié ainsi que la charge qu'elle avait d'élever les enfants. Les enfants lui furent imposés ou arrachés, le droit à la reconnaissance de son désir de maternité et à sa liberté  n'était pas reconnu. Le combat pour la contraception et l'avortement fut donc une étape essentielle pour la libération de la femme : "un enfant quand je veux, si je veux !" Il restait à reconnaître l'aspect non seulement anthropologique et politique de sa capacité de génitrice, le reconnaître comme un travail mais aussi comme un don altruiste à l'humanité. Ce serait chose faite du moins symboliquement et politiquement  avec la GPA.  
Cette thèse s'appuie donc aussi sur la théorie du don absolu qu'est la maternité et qui se révèle lorsque une femme porte un enfant pour une autre. Et même pour un couple d'hommes qui, s'ils veulent adopter un enfant ainsi porté, doivent reconnaître l'immensité du don de la femme. Il est donc impossible dans ce cas, dit-elle, que le corps de la femme soit instrumentalisé, elle est forcément reconnue comme génitrice généreuse.
L'accueil de cet enfant est porté par la même nécessité éthique : l'adoption devient un acte d'hospitalité pure, le libérant de tous les arrangements favorisés par le secret et l'anonymat. Accueillir au-delà de sa capacité d'accueil, comme disait Levinas, voilà ce que deviendrait dans sa transcendance, l'adoption. Notre société ferait ainsi le choix non plus de faire des enfants, d'avoir un droit à l'enfant mais d'adopter l'enfant comme nouveau-venu, nouvel arrivant, et ceci pourrait servir d'exemple.
L'adoption peut donc être une acte éthique, le don  généreux d'une femme à un couple, la reconnaissance de l'enfant comme un autre qui ne lui appartient pas et à qui elle offre la possibilité d'une vie meilleure que celle à laquelle il serait destiné en restant avec elle. Mais à l'inverse l'adoption peut être un acte de barbarie si l'enfant est arraché à la mère sans son consentement et pour toujours comme ce fut le cas dans certaines périodes sombres de l'histoire aussi bien en Europe sous le fascisme franquiste que dans les dictatures d'Amérique latine pour ne reprendre que ces exemples.
Avec la GPA les deux extrêmes peuvent se présenter : une jeune indienne ou ukrainienne poussée à donner l'enfant qu'elle a porté à un couple occidental (qu'il soit hétéro ou homosexuel qu'importe) et dont l'histoire  sera passé sous silence, ou bien une femme qui souhaite porter un enfant mais qui ne sens aucune disposition pour l'élever et qui accepte généreusement de participer à la création d'une famille, tout en y ayant une place de choix.
Mais ceci évidemment exige que l'on sorte du silence, du déni et que l'on reconnaisse, dans l'enfantement, l'autre femme. La figure des deux mères est originelle présente dans la plupart des mythes fondateurs, dans les contes de fée et dans l'histoire de chacun d'entre nous, entre marraines, nourrices, tantes ou grand-mères (j'ajoute parfois la sage-femme).
L'arrachement à la famille d'origine est le commencement de l'histoire. Nous pouvons évoquer les deux figures de la femme à l'origine des monothéismes : Sarah et Agar(7). Moïse que la fille du Pharaon qui adopte sans que la mère d'origine ne disparaisse. L'histoire d'Œdipe séparé de sa mère dès sa naissance et qui la retrouve en commettant l'inceste et le meurtre du père, transgression tragique qui ne plaide pas en faveur du déni et du silence qu'impose l'anonymat. La plupart des mythes commencent par un abandon de l'enfant-héros et son adoption par une autre famille, ou même  par un animal, une louve, une lionne. L'abandon  ou le don d'enfant sont à l'aube de l'histoire de l'humanité, l'adoption aussi. Le problème éthique que soulève la GPA ne se situe donc pas là, dans l'origine. Où est-il alors ?
Cet arrangement(8) anthropologique serait-il scandaleux en soi ? N'oublions pas qu'autrefois, il n'y a pas si longtemps, les jeunes "filles-mères" pauvres et pécheresses réfugiées dans des couvents  étaient incitées à porter l'enfant jusqu'à terme pour ne pas avorter et à le donner à un couple infertile bien choisi? Serait-il interdit aux seuls homosexuels, qui d'ailleurs, rappelons-le, ont toujours eu ou élevé des enfants, soit dans le mariage ce qui ne rendait personne heureux, soit grâce à l'adoption qu'elle fut légale ou non ? Devrions-nous juger de cet acte double (don/hospitalité—abandon/adoption) en fonction des risques moraux qu'il porte et que j'ai évoqués plus haut ? En ce cas tout acte, tout engagement, porte un risque moral, tout dépend comme disait Aristote de la juste mesure, de la réflexion ou délibération qui y a présidé et du temps ou Kaïros qui l'accompagne.
Quelle que soit la réponse que nous donnerons à cette question à la fois très ancienne et nouvelle dans sa formulation, il me semble d'ores et déjà qu'elle nous oblige à penser l'adoption, à sortir du déni généralisé de grossesse et pour cela nous ne pouvons simplement la rejeter.

Notes :
(1)    Cf. Castel Pierre-Henri, la fin des coupables suivi de le cas Paramord, Paris, Ithaque, 2012.
(2)    Hegel G.W.F., Préface de la phénoménologie de l'esprit, Paris, GF-Flammarion, 1996.
(3)    Les représentants des religions monothéistes, en particulier l'Eglise catholique, s'appuient sur la parole biblique, et de ce point de vue les couples qui se forment hors du mariage, les pratiques de conception hors du corps incarné sont condamnées et bien sûr l'union de deux personnes de même sexe et la famille homosexuelle. Mais du point de vue religieux seulement. Leur dogme ne peut s'appliquer à l'ensemble d'une société ni faire appel à des arguments de nature anthropologique ou psychanalytique.
(4)    Cf. Agacinski Sylviane, Corps en miettes, Paris, Flammarion, 2009.
Plus récemment la pétition en ligne collectif  No Body For Sale, et tant d'autres.Cf. la dernière loi de bioéthique de juin 2011.
(5)    Kierkegaard Søren, Le concept de l'angoisse, Paris, Gallimard "Tel", 1999.
(6)    Fouque Antoinette, Génésique Féminologie III, Paris, des femmes, 2012. Cf. Contribution à la réflexion sur la maternité pour autrui, rapport d'information de Mme Michèle ANDRÉ, MM. Alain MILON et Henri de RICHEMONT, fait au nom de la commission des lois et de la commission des affaires sociales , n° 421 (2007-2008) - 25 juin 2008.
(7)    Benslama Fethi, La psychanalyse à l'épreuve de l'Islam, Paris, Flammarion, "Champs", 2002.
(8)    Arrangement : cf. Boltanski Luc, La condition fœtale, une sociologie de l'engendrement et de l'avortement, Paris, Gallimard nrf essais, 2004.
La parenté est un arrangement anthropologique en matière d'engendrement qui permet d'accueillir ou non le fœtus en devenir. Il dépend dans le cas de la demande d'avortement ou IVG essentiellement de la mère qui l'accueille dans sa chair mais aussi dans la parole ou pas. Cet arrangement qui devient projet parental est lié à tout un réseau social et politique, même si la femme est celle qui porte le foetus et lui accorde ou non son statut de projet.

]]>
news-2776 Sun, 03 Feb 2013 00:00:00 +0100 Un livre de Philippe BATAILLE https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-de-philippe-bataille Philippe BATAILLE, comme Fabrice del Dongo à Waterloo Par Bertrand QUENTIN

 

"Philippe BATAILLE, comme Fabrice del Dongo à Waterloo"

 

Une critique du livre A la vie, à la mort. Euthanasie : le grand malentendu Editions AUTREMENT, Paris, 2012, qui parle des soins palliatifs en France.

L'auteur :

Bertrand QUENTIN est Maître de conférences en philosophie à l'Université de Paris-Est Marne-la-Vallée. Il va publier début 2013, La Philosophie face au handicap aux éditions Erès.

 


Dans A la vie, à la mort. Euthanasie : le grand malentendu de Philippe Bataille, il est question de souffrance, de souffrance avant de mourir, de derniers instants douloureux qui peuvent aussi se prolonger. Philippe Bataille n'a pas voulu parler de loin. Il a choisi la méthode du sociologue qui passe de nombreux mois en immersion. Il a donc vu, entendu, il rend compte de ce qui a été dit devant lui.

Le nez dans les guides
Mais devant le caractère crucial du débat actuel sur la fin de vie, on peut attendre des "intellectuels" un effort pour clarifier les situations et les enjeux. Le livre de Philippe Bataille n'est malheureusement pas à la hauteur de cette exigence. A présenter les choses sous l'angle de l'immersion dans un service de soins palliatifs, on se trouve soudain un peu comme Fabrice Del Dongo dans La Chartreuse de Parme, plongé au coeur de la bataille de Waterloo, ne comprenant rien, n'ayant qu'une vue parcellaire de ce qui se joue. Nous voyons arriver des patients mécontents, des patients qui souffrent et nous voyons des équipes au discours stéréotypé, égocentré, sûres d'elles devant des patients immobiles et impuissants. Philippe Bataille donne bien les éléments d'argumentation venant des personnes travaillant dans les soins palliatifs. Exemple : "A défaut d'obvier à la mort, les soins palliatifs améliorent la qualité de la vie grâce à une pharmacie antidouleur qui procure du confort" (Bataille, 2012 : 76). Des phrases de ce genre, censées décrire les objectifs que se donnent les soins palliatifs, parsèment l'ouvrage - ce qui pourrait être le gage d'un effort d'objectivité. Le problème est qu'elles n'apparaissent qu'au milieu d'exemples qui illustrent les échecs de ce qui, de façon méprisante, est ici sans cesse appelé le "palliativisme". Du coup, l'effet qui ressort à propos du discours tenu par les soins palliatifs est saisissant : celui d'un discours creux, voire mensonger par rapport à la réalité du terrain, celle que l'Auteur a découverte.

Un "stop ou encore" à interroger
Le sociologue nous dit qu' "entendre ce qui se dit et se laisser approcher par ce qui se vit dans ces expériences a pris des années" (Ibid : 11). Un grand flou entoure néanmoins la durée réelle passée et les types de service où il s'est rendu. Plusieurs services ? Dans des villes différentes ? Ou un seul ? On comprend que la rigueur scientifique qu'on est en droit d'attendre d'un sociologue n'est pas ici au rendez-vous. Il cite à un moment le cas du petit Carl datant de 2004/2005 (Ibid : 32). Cela fait donc plus de sept ans. Pour une recherche sociologique se faisant sur une telle durée, le résultat "quantitatif" est maigre : un petit livre en gros caractères qui dépasse à peine les cent pages. L'essentiel des situations décrites, une dizaine, se présente comme à charge contre les soins palliatifs. Est-ce à dire que le sociologue a retiré les centaines d'autres situations auxquelles il a assisté mais qui ne cadraient pas avec sa thèse, ou a-t-il passé beaucoup moins de temps qu'il ne le suggère dans les divers services de soins palliatifs de France ?
Il cite le cas de cette femme au stade terminal d'un cancer qui demande d'arrêter les traitements : "elle ne souhaitait pas assister à la victoire du cancer, ni, surtout, à sa propre défaite" (67). Elle réclame donc "une sédation couplée à une suspension d'hydratation et d'alimentation pour être conforme à la loi. Ce fut finalement fait, avec une nuance malgré tout. Elle serait régulièrement réveillée de sa perte de conscience pour que l'équipe s'assure de sa volonté de poursuivre sa lente descente vers la mort" (70). Il est alors dit qu'après le décès de sa mère, son fils a déclaré ne pas avoir "apprécié le "stop ou encore" sédatif de l'interprétation palliative de la loi" (70). Dit comme cela, le lecteur ne peut que s'interroger sur l'impression de cruauté et de désinvolture des soignants. Pourquoi endormir, pour réveiller ensuite ? Si Philippe Bataille avait passé plus de temps dans ces services ou donné aussi des exemples qui ne soient pas à charge, il saurait que d'autres patients réagissent bien différemment de ce qu'il décrit. Prenons deux exemples relatés par le docteur Dominique Poisson, médecin en soins palliatifs - exemples que l'on ne risque pas de trouver dans le livre de Bataille : Une femme est en phase terminale d'un cancer de l'ovaire. Le pronostic médical donne une ou deux semaines à vivre. Elle demande tous les jours à mourir et elle accuse de "cruauté mentale et de non-assistance à personne en danger" tous les soignants qui s'approchent d'elle. Elle est mise sous hypnovel et s'endort 24 heures. On la réveille alors progressivement (le fameux "stop ou encore" reproché comme sadisme). Sa demande de mort a disparu. Elle décèdera paisiblement huit jours après (Note 1). Second exemple : Une femme au tableau clinique catastrophique demande de façon répétée "je veux mourir, je n'en peux plus". Le médecin lui donne une dose mesurée d'hypnovel sans l'amener jusqu'au coma. A un moment, elle dit se sentir soulagée. Du coup elle a pu passer la nuit avec son mari et n'est décédée qu'à 7H du matin. Le mari témoignera avoir durant cette nuit vécu le moment le plus intense de leurs trente années de mariage. Ces situations existent aussi. L'euthanasie empêchera que certaines dernières paroles ne soient dites, empêchera cette intensité relationnelle non préméditée qui ne peut apparaître que lorsque l'existence n'est pas maîtrisée de bout en bout par la volonté. Tout est loin d'être facile et un point fondamental est la nécessité d'une grande compétence des soignants : "soulager une dyspnée, cela s'apprend. On la soulage mieux après dix ans de pratique. Pour des douleurs neuropathiques, difficiles à soulager, il faut par exemple utiliser autre chose que de la morphine"(Note 2). On ne peut pas faire disparaître toute douleur, mais les professionnels peuvent quasiment toutes les réduire de manière significative.
Exemple contre-exemple, on n'ira pas très loin. Notre but n'est pas d'improviser une bataille de tranchées contre l'Auteur, mais de montrer que la réalité est beaucoup plus nuancée que ce qu'il nous présente.


Déraisons de l'urgence ?
Dire par exemple que "la loi Leonetti [...] ne solutionne aucun des problèmes éthiques qui lui étaient posés" (55) fait partie des raccourcis pamphlétaires qui font perdre à l'ouvrage le sérieux qu'on pourrait lui accorder. Les études auprès des réanimateurs, professionnels qui se trouvent confrontés directement et journalièrement aux problématiques de la fin de vie sont plutôt nettes de ce point de vue. Citons l'article important publié par la Sfar : "Dans notre spécialité [les anesthésistes-réanimateurs], il nous apparaît que la loi du 22 avril 2005 permet de répondre à la quasi-totalité des cas rencontrés et difficiles de fin de vie" (Beydon et al., 2012 : 9). Une vingtaine de personnalité signent cet article. On lit plus bas : "ni Vincent Humbert ni Hervé Pierra n'auraient survécu à leurs lésions initiales sans des réanimations longues qui, aujourd'hui, seraient probablement considérées comme relevant de l'acharnement thérapeutique" (Idem : 3). Acharnement thérapeutique contre lequel s'est opposé pour la première fois fermement la loi Leonetti. Mais rien de ce qu'a apporté la loi Leonetti ne sera mis à son crédit par Bataille. Si la loi Leonetti ne résout pas tous les problèmes, prétendre qu'elle ne résout rien est faire preuve de mauvaise foi idéologique.
L'article de la Sfar, après avoir souligné les apports de cette loi, nous dit que "les quelques cas où la demande d'euthanasie existe résultent la plupart du temps d'une prise en charge inadaptée en amont, du fait d'un acharnement thérapeutique qui est, le plus souvent directement lié à la méconnaissance du pronostic". Est ici mis en évidence une difficulté de taille : la médecine contemporaine a acquis le pouvoir de maintenir en vie un nombre considérables d'individus qui seraient morts à d'autres époques. Parlant du cas Vincent Humbert, Gilles-Olivier Silvagni évoquait ainsi "les conditions dans lesquelles une équipe médicale d'urgence s'est employée à empêcher la mort miséricordieuse, et par tous les moyens techniques à sa disposition, de ce corps de vingt ans, désarticulé, détruit, réifié par les mutilations, tétraplégiques, sourd et aveugle, proie impuissante de souffrances indicibles parfaitement prévisibles" (Silvagni, 2007 : 10). Plutôt que de mettre sur les épaules des soins palliatifs tous les péchés du monde, Bataille aurait pu leur accorder qu'ils n'étaient pour rien dans le fait de recevoir des personnes que le zèle parfois aveugle des urgentistes a amené à une stabilisation sans espoir ultérieur. Silvagni s'interroge ainsi, lui, "sur les techniques mises en oeuvre en médecine d'urgence et en traumatologie". L'équivalent d'une "obstination déraisonnable" pourrait ne pas se juger seulement au bloc mais déjà au niveau de l'équipe d'urgence. C'est à ce niveau que la Loi Leonetti n'apporte rien. Et Silvagni de regretter "la voie vers ce qui fit jadis la réputation de la clinique française dans sa capacité à porter l'ars medica et le dévouement altruiste de nos médecins au lit de chaque patient" (Idem : 1) tout en assumant les décisions difficiles que seul un homme peut prendre. Mais dans le livre qui nous intéresse, nous ne trouvons aucune analyse sur la réalité qui se situe en amont. Comme Toinette répétait dans le Malade imaginaire que "tout venait du poumon", pour Bataille, "tout vient ici des soins palliatifs".

Légiférer sur le singulier ?
Bataille semble aspirer à une loi qui prône "l'exception d'euthanasie". La question se pose de savoir si une nouvelle loi pourrait résoudre les problèmes mis au jour par ces cas singuliers. "en vingt ans la mort à l'hôpital s'est généralisée alors que les demandes d'euthanasie ne concernent toujours que des cas très exceptionnels" (13). La SRLF (Société de Réanimation en Langue Française) a réalisé un sondage fort intéressant auprès de 2580 médecins réanimateurs. 616 d'entre eux ont répondu. A la question "Pensez-vous qu'il soit techniquement possible de rédiger une loi d'exception autorisant l'administration de substances directement létales, qui protège des dérives potentielles ?" pour le cas d'un patient conscient, 35% ont répondu négativement (28% NSP) et pour un patient inconscient 45% négativement (32% NSP). Si des personnes, qui sont amenées elles-mêmes de par leur profession à pouvoir être dans la situation de pratiquer une euthanasie, ne voient pas bien comment une loi pourrait totalement border leur pratique, cela signifie bien que l'on se situe au coeur de problèmes non solubles par la simple légalité. C'est pourquoi l'interdit du meurtre doit rester gravé dans la loi. Il y aura toujours dans l'existence des cas extrêmes, exceptionnels qui amènent à être dans la transgression de cet interdit. Mais il faut que l'homme qui donne la mort sente toujours sa responsabilité. Comme le remarque pourtant Bataille : "il est vrai aussi que les juges ne condamnent pas" (33)(Note 3). Veut-on une loi qui permette à l'individu qui commet un tel acte de s'en déresponsabiliser systématiquement ? S'agit-il de protéger les médecins devant la  judiciarisation montante de nos sociétés ? En tout cas, le fait de requalifier l'euthanasie de "meurtre" en "acte légal" ne suffira pas à rendre l'acte indolore pour les professionnels qui le pratiqueront.

A deux dans le même bateau (celui de l'algophobie)
Lorsque Philippe Bataille revendique "(l)'idéal d'un mort relativement rapide et sans souffrance que chacun espère pour lui-même ou son proche" (Bataille, 2012 : 24) il considère cette aspiration comme indiscutablement universelle. Paradoxalement, Bataille et les soins palliatifs fonctionnent ici au sein du même paradigme : La douleur est l'ennemi. Avec évidemment l'option supplémentaire pour Bataille d'aller jusqu'à offrir la mort comme solution à la douleur et au mal-être, alors que les soins palliatifs s'y refuseront. Une critique pourrait donc être élevée qui engloberait à la fois l'Auteur et les soins palliatifs qu'il récuse. Tout le monde fuirait la souffrance ? Cette évidence colportée partout pose problème. Est-il si sûr que la souffrance soit la chose la plus haïssable et la plus à éviter au monde ? Il ne s'agit pas ici de revendiquer un archaïque dolorisme, mais de s'interroger sur cette impossibilité à penser d'autres attitudes. Citons deux exemples contemporains liés à l'agonie : Henri Bauchau, romancier et poète témoigne : "Ma mère a vécu toute sa vie sous l'autorité de son père, puis de son mari, se conformant en toute chose à l'idéal de l'épouse et de la mère de famille chrétienne. Et voilà qu'au moment de sa fin, se sachant condamnée, elle se révolte enfin, au lieu de se laisser mourir doucement, elle souffre et lutte de toutes ses forces pour conserver son souffle. Lutte terrible, magnifique, inutile apparemment, sauf pour ma soeur et moi qui avons vécu cette agonie près d'elle. Nous lui en avons eu une reconnaissance infinie. Elle avait pour elle-même, pour sa vie, avec un courage qui nous a fortifiés et a, je pense, fortifié, sans qu'ils le sachent, tourtes les femmes et tous les enfants de notre entourage" (Bauchau, [2006] :161). Michèle Piazza d'Olmo, médecin en gérontologie et soins palliatifs nous propose un second cas édifiant : "Monsieur C. souffre atrocement. Ses douleurs "résistent" à tous les traitements, même à très forte doses […] Un ultime traitement apaise ses souffrances. Le miracle tant attendu fait place au cauchemar. Il arrache la perfusion d'antalgiques, veut s'enfuir : "Je n'ai plus confiance en vous…" gémit-il, "Je n'ai plus rien, vous m'avez tout pris, même ma douleur…" Quel désarroi pour lui, sa femme, les soignants ! Et si la douleur lui était nécessaire pour se sentir en vie ? Vouloir éradiquer la douleur à tout prix, la "traquer", ne reviendrait-il pas, chez certains patients, à s'"acharner" sur les forces de vie déployées ? Comment expliquer qu'il faille parfois des doses "surhumaines", des doses "à faire peur" pour soulager ?" (Piazza d'Olmo, 2011 : 51). Ces exemples ont certes leur singularité. Mais ne décrétons pas trop vite que la société a pour devoir de supprimer les souffrances des uns et des autres. Ecouter est primordial. Et c'est ce que l'on peut attendre d'un service de soins palliatifs



Conclusion :

Les soins palliatifs ne sont pas Waterloo. A Waterloo on achevait parfois les camarades de combat agonisants et cette illégalité de l'acte en faisait un acte d'homme à homme et non un fort mal nommé "acte médical". Mais Bataille veut que l'acte singulier soit légitimé universellement par la loi. A Waterloo surtout, les hommes agonisaient majoritairement sans que personne ne s'occupent d'eux et c'est contre cet abandon dans le cadre de l'hôpital que se sont justement créés les soins palliatifs. Ce qui se passe dans les soins palliatifs de France est certainement très souvent dramatique, parfois tragique. Rappelons que le tragique ne fait pas simplement référence à un événement triste de l'existence humaine, mais à un événement qui ne laisse pas de place à une "solution". Les tragédiens grecs ont ainsi mis en lumière une spécificité de cette étrange créature que nous sommes. Légaliser l'euthanasie ou refuser cet acte transgressif de manière absolue nous placent tous deux devant une vie inhumaine. Bataille se contente finalement de nous dire que les services de soins palliatifs ne dissolvent pas tout le tragique possible de l'existence. Sa grossière illusion est de croire que l'euthanasie pourra atteindre, elle, ce résultat. Résoudre une aporie en la supprimant est manière de barbare.
On l'aura compris, A la vie, à la mort n'est pas un très bon livre. Non en raison de la thèse qu'il serait censé défendre, mais parce que le livre ne permet pas d'accéder à la réalité de ces choses difficiles avec un minimum de recul et de nuances. Espérons que le législateur ne se contentera pas de lui sur sa table de chevet.



Notes de bas de page :
(1) Conférence du docteur Dominique Poisson à l'IHFB de Levallois Perret le 30/11/2012.
(2) Idem.
(3)Les juges prononcent le plus souvent un non-lieu pour un authentique acte de compassion, mais il est heureux qu'ils puissent aussi condamner une Christine Malève (condamnée le 15 octobre 2003 à douze années de prison et à une interdiction définitive d'exercer la profession d'infirmière). Les patients qu'elle faisait « passer » n'avaient jamais demandé à mourir.

Références bibliographiques :
BAUCHAU H. ([2006] 2011).  "Je ne connais rien d'autre que vivre - entretien avec Déborah Gabriel" in Approches N°145 : L'euthanasie en questions, printemps 2011. Entretien publié initialement dans le Hors-série du Nouvel Observateur N°62 avril-mai 2006 "Apprivoiser la mort pour mieux vivre".
BEYDON L. et al. (2012). "Fin de vie, euthanasie et suicide assisté : une mise au point de la Société française d'anesthésie et de réanimation (Sfar)" In Ann Fr Anesth Reanim, 2012,
PIAZZA d'OLMO M. (2011).  "Une espèce denazi… ? Et d'autres peurs" in Approches N°145 : L'euthanasie en questions, printemps 2011.
SILVAGNI G.-O. (2007). "Sans garantie du gouvernement" in Le Portique.

]]>
news-2777 Tue, 11 Dec 2012 00:00:00 +0100 Protection juridique pour l'embryon https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/protection-juridique-pour-lembryon Faut-il une protection juridique spécifique pour l'embryon humain ? Par Valérie VIACCOZ

 

"Faut-il une protection juridique spécifique pour l'embryon humain ?"

 

Un article qui nous vient de la Suisse et qui nous éclaire sur le cadre actuel et ses horizons en matière de droit européen (suisse, anglais, français) et de droit international sur l'embryon.

L'auteure :

Valérie VIACCOZ est titulaire d'un Bachelor et d'un Master en droit de l'Université de Fribourg (Suisse). Elle s'est intéressée tout particulièrement au droit de la famille suisse et comparé, aux problématiques relatives aux droits de l'Homme ainsi qu'au droit des migrations. Elle a développé dans le cadre de son Master son intérêt pour les questions éthiques auxquelles le droit fait face quotidiennement. Elle se forme actuellement en vue d'obtenir le brevet d'avocat en Suisse.

 



"Faut-il une protection juridique spécifique pour l'embryon humain ?"



L'article est le résumé-condensé d'une étude plus exhaustive que nous aurons le plaisir de vous présenter dans la revue ETHIQUE. LA VIE EN QUESTION, dans les mois à venir.

La question du statut juridique de l'embryon humain se pose

Le droit à la vie est garanti de manière absolue par la plupart des instruments supranationaux de protection des droits de l'homme. Cependant, aucune de ces conventions ne définit la notion de vie. La Convention Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) fait expressément référence à la vie des personnes alors que les autres instruments de protection des droits de l'homme mentionnent un droit à la vie général. Se pose alors l'éternelle question du commencement de la vie et des conséquences qui en découlent. A partir de quel moment la vie doit-elle être protégée ? Ne doit-on protéger que la vie des personnes vivantes, c'est-à-dire nées et viables, ou cette protection doit-elle également s'étendre à la vie naissante, à savoir avant la naissance effective de l'enfant ?

Ces questions sont délicates. En effet, en fonction de la réponse qui leur est donnée l'utilisation de certaines méthodes médicales peuvent être interdites ou autorisées. Ainsi en est-il des traitements visant à faciliter la procréation ou des recherches sur les embryons humains. De plus, une réponse impliquant une protection accrue de l'enfant à naître risque de remettre en cause les fondements de l'autorisation de l'interruption de grossesse.

C'est dans ce contexte que se pose la question du statut juridique de l'embryon humain. Cette expression réfère au degré de protection garanti par la loi à la vie humaine avant la naissance. Or, la personnalité juridique s'acquiert généralement au moment de la naissance. La naissance effective de l'enfant vivant marque donc son existence en tant que sujet de droits et d'obligations.

Une protection est cependant généralement admise pour l'enfant conçu mais non encore né dans le but de lui reconnaître la succession de ses ascendants décédés avant sa naissance ou dans le but de le protéger contre des atteintes à son intégrité. Le degré de protection accordé à l'enfant à naître n'est toutefois pas identique dans les différents Etats. Il n'existe en outre pas de consensus au niveau européen, et encore moins au niveau international concernant la protection qui doit être accordée à ces embryons.


Certaines "choses" bénéficient d'une protection juridique accrue

Ni l'embryon in vitro, ni l'embryon in vivo ne sont des personnes au sens juridique de la notion, c'est-à-dire des êtres au bénéfice de la personnalité juridique et titulaires de droits, quel que soit l'ordre juridique que l'on considère. En principe, dans le domaine juridique, si une entité n'est pas une personne, il s'agit d'une chose. Or, certaines choses bénéficient d'une protection accrue, indépendamment de l'existence de la personnalité juridique. C'est le cas de l'embryon humain qui, en raison de sa nature humaine, est protégé de manière particulière. S'agissant de l'embryon in vitro, le degré de protection qui lui est reconnu dépend de sa situation dans le projet parental du couple géniteur. En effet, l'embryon in vitro qui ne fait plus l'objet d'un projet parental verra sa protection diminuer jusqu'à l'admission de sa destruction dans les cas où l'embryon ne peut plus être utile. Au contraire, la potentialité d'être humain de l'embryon faisant partie d'un projet parental lui garantit une protection plus importante.

Cependant, quelles que soient les solutions juridiques adoptées, dès le moment où plusieurs embryons sont conçus in vitro afin de combler le désir d'un couple infertile d'avoir un enfant, les embryons sont instrumentalisés. La protection qui est accordée aux embryons ainsi créés a donc comme but de minimiser leur instrumentalisation. Il s'agit en effet de la difficile mise en balance des intérêts de protection de la vie humaine et de dignité avec celui de la liberté de la science. Ainsi, alors que les Etats et les entités internationales s'accordent pour admettre la nécessité d'une certaine protection de l'embryon, la manière dont celui-ci doit être protégé et le degré de protection auquel il a droit diffèrent.

L'embryon en droit anglais

Le Royaume-Uni est l'un des Etats les plus libéraux dans ce domaine. Contrairement au droit français ou au droit suisse, le droit anglais ne contient pas de principes généraux de protection de la dignité humaine ou de respect de la vie humaine qui pourraient inclure l'embryon in vitro. L'HFE Act se contente de lister les interdits et les pratiques autorisées. Il en ressort une grande liberté en matière de recherche scientifique et une marge de manoeuvre importante dans le domaine de l'autonomie de reproduction. Si une certaine protection de l'embryon émane du droit anglais, c'est davantage dans le but de limiter les risques d'eugénisme, notamment en lien avec la sélection des embryons, que réellement en raison de sa nature humaine.

Cette constatation découle du fait que la création de chimères ou d'hybrides ainsi que le clonage thérapeutique sont possibles en droit anglais, pratiques ayant pour effet d'altérer la nature humaine de l'embryon humain. De plus, l'instrumentalisation de l'embryon est bien présente en droit anglais puisqu'il autorise la création d'embryons à des fins de recherche. S'agissant de la protection de l'embryon contre des pratiques eugéniques, il convient de rappeler que le parlement anglais a le pouvoir d'autoriser les modifications génétiques sur l'embryon dans le cadre de la recherche, ce qui peut ouvrir la voie à une forme d'eugénisme. Il semble de ce fait difficile de déduire du droit anglais la promotion d'un statut quelconque de l'embryon humain, les intérêts de la recherche et de l'autonomie procréative primant pour une large part sur ceux de la protection de l'embryon. La seule interdiction catégorique du droit anglais est celle de l'interdiction du clonage, qui a cependant plus pour but de protéger l'intégrité de la race humaine que l'embryon lui-même.

L'embryon en droit français

Les autres systèmes de droit étudiés semblent quant à eux être plus concernés par la question de la protection de l'embryon humain, tout en respectant dans une certaine mesure la liberté de la science afin de demeurer compétitif sur le plan de la recherche internationale. Ainsi, le droit français permet la conservation des embryons, ainsi que le DPI même dans l'hypothèse des "bébés médicaments". Ces pratiques sont toutefois soumises à de strictes conditions. Le droit français n'autorise cependant aucune sélection n'étant pas en lien avec une maladie grave et interdit toute modification génétique de l'embryon ainsi que toute forme de clonage. Il pose le principe de l'interdiction de la recherche sur l'embryon mais permet des dérogations à ce principe soumises à des conditions cumulatives restrictives.

Le législateur français fait preuve d'une volonté très claire de protéger l'embryon contre les abus résultant des avancées scientifiques. Cependant, la loi française fait également ressortir la difficulté de concilier les intérêts de la science et ceux de la vie potentielle de l'embryon humain. Ainsi, le droit français tend à respecter la nature humaine de l'embryon et son intégrité en ce sens qu'il n'autorise pas qu'il soit intervenu "arbitrairement" dans le patrimoine génétique de l'embryon, tout en conservant une marge de manoeuvre raisonnable pour l'autonomie reproductive et la recherche médicale. Apparaît dès lors une volonté de promouvoir un statut de l'embryon sui generis qui permet de le préserver contre les abus et de respecter la vie humaine qu'il pourrait devenir. Toutefois, son utilisation à des fins instrumentales est parfois admise, comme dans le domaine médical lorsqu'il offre la possibilité de soigner des maladies graves incurables qui rendent la vie des personnes qui en sont atteintes très douloureuse.

 

L'embryon en droit suisse

 

Le droit suisse, enfin, possède la législation la plus proche d'une protection quasi absolue de l'embryon humain. En cherchant à ne créer que le nombre d'embryons nécessaires à l'induction d'une grossesse, le système suisse favorise en effet une production minimale d'embryons surnuméraires. De ce fait, aucune sélection d'embryons n'est possible, la conservation de l'embryon n'est pas autorisée, ni en principe nécessaire, et la recherche sur les embryons est limitée à la recherche sur les cellules souches embryonnaires pouvant être prélevées sur le peu d'embryons surnuméraires produits accidentellement. La Suisse adopte donc actuellement une vision très restrictive de la liberté de la recherche et de l'autonomie de procréation. La personne qui souhaite recourir à une fécondation in vitro n'a pas le droit de choisir quel embryon sera implanté dans son utérus et s'il s'avère au cours de la grossesse que celui-ci est atteint d'une maladie grave, elle pourra avoir recours à une interruption de grossesse. Les chercheurs sont quant à eux limités aux cellules souches embryonnaires provenant des quelques embryons surnuméraires produits en Suisse.

La révision de la LPMA aura pour effet d'assouplir ces restrictions. En autorisant le DPI dans des cas strictement définis, elle permettra aux couples d'éviter l'implantation d'embryons porteurs d'une maladie grave et impliquera de ce fait l'existence de plus d'embryons surnuméraires disponibles pour la recherche, avec pour conséquence la fin de l'interdiction de la cryoconservation. La protection de l'embryon s'en trouvera quelque peu diminuée puisque celui-ci pourra être congelé et réimplanté par la suite. Les grands principes du droit suisse visant au développement d'un nombre minimal d'embryons surnuméraires seront toutefois préservés, tout comme les interdictions d'intervention dans le patrimoine génétique de l'embryon. De ce fait, le droit suisse, même après révision de la LPMA, demeurera un droit ayant pour but d'éviter au maximum l'instrumentalisation de l'embryon. Il tente en effet toujours de limiter cette instrumentalisation aux situations où il s'agit d'un moindre mal, l'embryon étant de toute façon voué à sa destruction.

Il convient toutefois de soulever une des incohérences du droit suisse en la matière. Dans le but de prévenir l'éclatement de la parenté, le droit suisse privilégie l'abandon des embryons surnuméraires à la recherche, qui implique forcément leur destruction, au don d'embryon qui permettrait de mettre au monde le fruit de la fécondation de l'ovule conçu par fécondation in vitro. Or, dans une optique de protection maximale de l'embryon telle qu'elle existe en Suisse, il serait plus logique de permettre à cet embryon d'être accueilli par un couple receveur. Cette situation démontre une fois de plus la complexité de prendre en considération tous les intérêts en jeu. En effet, il ne s'agit donc plus uniquement de la mise en balance des intérêts de protection de l'embryon avec ceux de liberté de la science.  La protection de l'embryon humain se heurte ici à la conception suisse de la famille.

L'embryon en droit international

Le droit international et en particulier le Conseil de l'Europe, conscients des problèmes que représentent ces diverses conceptions de la protection de l'embryon humain, tentent pour leur part d'établir un cadre commun pour tous, garantissant une protection minimale de l'embryon humain, sans toutefois parvenir à faire l'unanimité au sein des Etats.

Conclusion

La question sous-jacente à l'ensemble de cette matière est de savoir si, parce qu'une technique est possible, elle est légitime et peut donc être pratiquée. C'est dans ce contexte que l'on se demande s'il est nécessaire de promouvoir le statut juridique de l'embryon afin de garantir que certaines limites ne soient pas franchies. Mais plus encore que le simple statut de l'embryon, c'est le statut de la personne humaine, son intégrité et la valeur de l'être humain qui est mise en cause actuellement par le progrès de la science. Si les modifications génétiques sont admises par exemple, quel est le but qu'elles poursuivent ? Ne risque-t-on pas d'entrer dans une idéologie bioéthique de l'homme meilleur, pouvant être modifié à la guise de ses créateurs ?

Il est vrai que des personnes souffrent de maladies neurologiques ou physiques particulièrement douloureuses et qu'il est dans leur intérêt que la recherche médicale trouve une solution à ces maladies. Il est vrai également qu'il n'est pas logique d'inséminer un embryon pour qu'il se développe jusqu'au stade de foetus pour l'avorter si une maladie est détectée. Mais est-ce que toutes les imperfections humaines doivent être gommées ? Qu'en serait-il d'un monde où chaque personne aurait été formatée pour être la plus performante ?

Bien plus que la simple question du statut de l'embryon humain, il en va de l'avenir de l'espèce humaine. Or, pour limiter les impacts que peut avoir la science sur cet avenir, le droit a l'obligation de mettre en oeuvre ce qui est le mieux. Sans remettre en cause l'importance de la recherche médicale dans ce domaine, il convient de ménager un juste équilibre entre les intérêts en jeu afin de garantir tout de même que l'embryon humain ne soit pas l'objet d'expériences ou de sélections mettant en péril la diversité humaine. Cela n'a pas à se faire par le biais d'une reconnaissance d'une protection absolue de l'embryon. Il suffit de prendre en considération l'embryon humain comme un être potentiel ou une partie du corps humain afin de pouvoir ménager une protection spécifique à son égard, dans le but de le protéger en tant que tel et dans l'objectif de préserver l'espèce humaine d'une idéologie malsaine de la perfection.

 

(1)    Art. 2 CEDH, art. 3 DUDH ou encore art. 6 Pacte II par exemple.

(2)    MARTINHO DA SILVA P., "Statut juridique de l'embryon", in Hottois G. / Missa J.-N., Nouvelle encyclopédie de la bioéthique, Bruxelles, 2001, p. 376.

(3)    C'est le cas par exemple en droit suisse conformément à l'art. 31 al. 1 CC.

(4)    Art. 31 al. 2 CC par exemple.

(5)    MARTINHO DA SILVA P., "Statut juridique de l'embryon", p. 378.

(6)    MASSAGER N., "Droits de l'Embryon", p. 364.

]]>
news-2778 Tue, 30 Oct 2012 00:00:00 +0100 Quelle prévention pour le petit d'homme https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/quelle-prevention-pour-le-petit-dhomme Une réflexion sur la prévention c'est d'abord une réflexion sur la vie humaine... Par Marie GARRIGUE-ABGRALL

 

"QUELLE PRÉVENTION POUR LE PETIT D'HOMME ?"

 

 

"Une réflexion sur la prévention c'est d'abord une réflexion sur la vie humaine...

 

 

 

L'auteure :

Marie GARRIGUE-ABGRALL est Docteur en philosophie, chargée de cours à l'Université de Paris Est et formatrice dans les écoles d'EJE, IRTS et à l'Association Pikler Loczy-France. Elle est éducatrice de jeunes enfants depuis 1984 dans diverses institutions et est auteure de Violences en petite enfance, publié chez Erès en 2007.

 



"Quelle prévention pour le petit d'homme ?"




Introduction

Une réflexion sur la prévention c'est d'abord une réflexion sur la vie humaine. Quelles sont les conditions d'une "vie humaine", quels sont les risques qui menacent la vie humaine mais aussi quels sont les risques intéressants à courir dans une vie humaine ? En premier lieu, il s'agit avant tout de préserver l'être des enfants, car comme le dit Aristote "pour les vivants l'être c'est la vie". C'est pourquoi le soin (1) et la protection sont indissociables de la prévention. Depuis le XIXe siècle la famille n'a plus tous les droits sur l'enfant mais la société en cas de défaillance parentale ou de maltraitance est tenue d'intervenir et de protéger l'enfant. En effet, pour les parents, les professionnels de l'enfance dont les pédopsychiatres, et la société dans son ensemble, il est de notre responsabilité de soutenir et de défendre ce sujet en construction qu'est le jeune enfant et sa relation naissante avec ses parents et sa famille. Puis de l'accompagner jusqu'à l'âge adulte.
Cette phrase de Saint-Exupéry  "L'avenir n'est jamais que du présent à mettre en ordre. [...] Tu n'as pas à le prévoir mais à le permettre (2)" nous donne quelques axes de pensée sur ce thème de la prévention. Elle introduit le rapport au temps qui lui est sous-jacent, le rapport sémantique avec des termes qui sont proches comme la prévision, et le rapport à la liberté qui concerne les générations entre elles, l'Etat par rapport au citoyen, les experts vis-à-vis des patients et la liberté des soignants à exercer leur libre-arbitre dans le cadre de leur profession. A tout cela il nous faut aussi considérer les risques liés à l'environnement écologique et l'environnement humain, car tout être humain s'oriente dans l'existence par l'aménagement des interactions mutuelles de son organisme et de son psychisme avec l'extérieur.
S'il y a une nécessité indéniable de la prévention, il y a aussi une vigilance à exercer dans ce qu'elle peut véhiculer comme confusion et danger. Les politiques d'évaluation se répandent dans tous les domaines avec le risque d'une inversion faussée. En effet la transformations d'expériences avérées et quantifiées en courbes statistiques et en classifications ne peut en aucun cas inverser le rapport au temps et faire d'une déduction une prévision certaine (3). Pourquoi y en a-t-il autant ? Que cherche-t-on à prédire ? Les événements les plus simples à accompagner touchant au développement d'un bébé ou aux différentes étapes de l'adolescence sont de plus systématiquement transformés en problèmes et en pathologies. Avec quelle justification ? Nous constatons aussi une évacuation du présent et du sujet au profit de quantifications qui tendent à affirmer avec assurance la certitude et la disparition des risques…. et de la vie ? Une instance étatique pourrait-elle donc tout résoudre comme le disait Toqueville : "… Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire […] que ne peut-il leur ôter le trouble de penser et la peine de vivre ? (4)». Cependant nous le savons tous, le risque zéro n'existe pas pour les vivants. Socrate le disait déjà "Connais-toi toi-même" qui signifie en d'autres termes "Saches que tu es mortel". Vivre c'est courir tous les risques et peut-être les prendre et nous n'échapperons pas à celui de mourir. Cependant ce slogan mensonger du risque zéro a fait déjà beaucoup de dégâts. Nous n'acceptons plus le moindre incident, le moindre accident, les rapports entre familles et professionnels se durcissent et la judiciarisation remplace de plus en plus vite le dialogue, le bon sens et la réflexion partagée. Or il ne peut y avoir de prévention efficace sans confiance et sans alliance.

La prévention et le rapport au temps : la prévention se vit au présent


Saint-Augustin définissait le présent avec trois dimensions : un présent relatif au passé par la mémoire, un présent relatif au présent par la perception, un présent relatif au futur par l'attente. Nous pouvons le décliner aussi en : ce que nous connaissons, ce que nous observons et ce que nous espérons.
Grâce à la psychiatrie de l'enfant et au travail pluridisciplinaire d'équipes spécialisées dans le soin des enfants et de leur familles, et très récemment grâce aux progrès des neuro-sciences, nous avons appris énormément de choses ces dernières années concernant le bébé et l'importance des premières interactions pour son développement physique cognitif et psycho affectif. Nous savons également l'effet désastreux des carences affectives sur le développement de l'enfant et de l'adolescent, et le nombre encore effroyable de décés de très jeunes enfants liés à des maltraitances. De nombreuses équipes ont innové des stratégies diverses de soutien à la parentalité (5) qui ont permis souvent une reprise évolutive de l'enfant et une amélioration de leur relation avec un renforcement de leur attachement réciproque dans une plus grande sécurité affective. Nous savons aussi que le care giver est la personne la plus importante pour le bébé et que les substituts parentaux et tous les professionnels de l'enfance face à des enfants difficiles et perturbés ont besoin de soutien et d'espaces d'élaboration et d'analyse des pratiques pour bien s'en occuper. La prévention primaire consiste à appliquer ce que nous connaissons en matière d'attention et de bonnes conditions d'accueil des enfants et de leurs parents dès le prénatal. Des recherches-actions visant à vérifier leur mise en application et à en mesurer les effets pourraient aider de nombreuses familles et contribuer à valoriser le travail quotidien de tous ceux qui s'occupent des enfants, sans grande reconnaissance, actuellement. A cet égard, le travail dans la période prénatale qui consiste à entourer la mère et à la protéger de stress et émotions négatives violentes tout en lui procurant des repères et aides concrètes pour anticiper l'arrivée de son bébé se sont révélés souvent très bénéfiques.
La périnatalité avec la petite enfance sont des périodes privilégiées pour mettre en place des éléments de prévention. Les pressions que véhiculent notre société sur les enfants en matière d'apprentissages précoces, d'emplois du temps saturés, et de consommation laissent peu d'espace au respect du rythme de l'enfant, contraignant les jeunes enfants à subir le rythme de l'adulte et des discontinuités relationnelles au niveau des soins. Ces pressions se surajoutent parfois à d'autres formes de violences extra ou intra familiales, de carences, négligences ou d'événements ayant une incidence directe sur l'enfant comme la maladie, les deuils, les séparations et les traumatismes et les difficultés psychosociales. La violence a très vite des répercussions sur les conduites et les comportements des enfants, mais aussi sur leur santé physique et psychique et donc sur leur développement, d'où l'importance d'une prévention précoce en ce domaine.
En effet, une des préventions efficaces des troubles du développement du nourrisson et du jeune enfant consiste à agir dès que les troubles apparaissent et quand ils sont encore réversibles. Sur ce point, Mazet et Stoléru (2003) (6)  ont démontré l'utilité de mettre en place des actions préventives très précoces : thérapies, soutien, observation du bébé, consultations, intervention à domicile… Il faut rappeler que ce temps de l'enfance, est un temps incompressible, et qu'il y a, comme l'ont transmis nombre de pédagogues, des besoins spécifiques, des périodes sensibles qu'on ne peut contourner, ni raccourcir, des étapes de maturation dans le développement de l'enfant, qui sont autant de pré-requis conduisant aux étapes suivantes et que l'enfant doit pouvoir vivre pleinement.
Il y a des moments favorables pour créer un attachement suffisamment "sécure", pour pouvoir se séparer de ses parents et les retrouver, et des moments pour certains apprentissages. Tout ce qui va permettre l'attachement entre l'enfant et ses parents est un fondement essentiel de l'inscription de l'enfant dans le monde humain. Ainsi il faut respecter le temps de se connaître et d'établir des liens.
Par ailleurs, beaucoup de parents aujourd'hui, tout en voulant le bien de leurs enfants, agissent à contresens de ce que peuvent réaliser ceux-ci, par ignorance et méconnaissance des besoins et des capacités des tout-petits. Ils entendent aussi des discours surabondants et parfois contradictoires, élitistes, ou consuméristes dans le domaine de la puériculture, véhiculés par les médias qui contribuent à brouiller leurs repères.

Distinctions sémantiques entre prévention, prédiction, prévision, prévoyance et prévenance


La prévention touche à la politique, la santé et l'éducation avec le risque de l'indifférenciation des sphères et des rôles. N'y a-t-il pas une confusion grave entre prévention et prédiction ? De la nécessaire prévoyance à la prévision, il y a une distance. Ne faudrait-il pas plutôt commencer par agir avec prévenance ?
Le mot prévention vient du latin praeventio, qui désigne l'action consistant à devancer, à prévenir un risque, un mal, un danger (7). Pareille définition est négative qui suppose l'existence d'un mal, d'une menace en tout cas. Nous distinguons aussi trois niveaux de prévention : la prévention primaire qui consiste à agir avant qu'un problème ne surgisse, la prévention secondaire qui consiste à repérer et dépister les troubles dès qu'ils apparaissent à les soigner et à empêcher leur aggravation, et la prévention tertiaire qui vise à éviter l'aggravation des difficultés, les rechutes, et qui s'inscrit dans un processus de rééducation et de réinsertion du sujet. Il nous faut faire attention aussi au sens le plus négatif de ce mot qui révèle bien des aspects contemporains et qui nous divise aujourd'hui, il s'agit du sens de partialité (8), que l'on observe dans la défiance visant certaines populations.
Dans notre pays, les moyens de la prévention englobent les outils de la santé, la protection des enfants, leur éducation, la formation des professionnels qui s'en occupent, l'information, le choix éthique qui sous-tend toute action ; mais aussi la répression et les soins. En effet ce terme de prévention recouvre à la fois, l'ensemble de mesures préventives contre certains risques ou dangers, ainsi que l'organisation chargée de les appliquer. Mais dans le domaine qui nous intéresse, c'est-à-dire la prévention dans la périnatalité et dans la petite enfance, ce vocable recouvre également un sens positif, que l'on appelle au Québec "la prévenance".
"la prévenance, c'est une disposition à se montrer prévenant, l'attitude d'une personne qui cherche par ses actions, ses paroles, à prévenir les désirs d'autrui. Elle se rapproche de l'obligeance, l'amabilité, l'attention, la délicatesse, la gâterie, la gentillesse, le soin (9)."
La prévention se situe toujours dans un rapport au temps (10). Elle se vit dans le présent, en vue d'un futur possible et meilleur et en référence à des événements passés, dont on connaît les effets toxiques ou réparateurs. Dans le domaine qui nous concerne, de nombreux thérapeutes d'adultes et d'adolescents ont pu faire remonter l'origine des troubles et des pathologies psychiques de leurs patients à la petite enfance. Serge Lebovici disait à ce propos "On peut prédire le passé". De même, Bertrand Cramer (11) qui travaille depuis longtemps auprès d'enfants en souffrance dit, et nous sommes bien d'accord avec lui, qu'il est bien plus facile de reconstruire l'histoire d'une personne que de prédire son évolution, c'est pourquoi il préfère la notion de risques à celle de prédiction. Cependant, en agissant très tôt, dès la grossesse dans les situations à risques, on peut en limiter certains effets connus. En effet se développer dans un environnement hostile, c'est déjà être dans le pathologique, nous dit Canguilhem. Il faut alors intervenir pour le sujet et pour améliorer son environnement. Mais la prévention se distingue cependant des déterminismes et de toute idée fataliste ou superstitieuse, et en cela elle comporte toujours une part d'inconnu car comme le rappelle Karl Popper :
"On peut étudier ce qui a été, mais ce qui a été est terminé, et à partir de là, nous ne sommes pas en mesure de prévoir quoi que ce soit, de suivre le courant ; nous devons simplement agir et tâcher de rendre les choses meilleures." (12)
Boris Cyrulnik, entre autres, a fait connaître le concept de "résilience", qui prouve que dans certains cas, malgré un contexte et des événements catastrophiques dans l'enfance, des individus peuvent par de bonnes rencontres au cours de leur vie, développer des ressources leur permettant de devenir des adultes équilibrés. C'est pourquoi la prévention n'est pas la prédiction. Les évaluations prédictives, stigmatisantes, se développent et se multiplient. Prévenir, oui ; "prédire et son cortège de maléfices", comme le dit Bernard Golse (13), certainement pas. Prévenir, prédire, prévoir, ces termes sont proches mais le premier concerne ce qui va venir dont on ignore encore au moins partiellement le contenu, mais il s'annonce néfaste, alors que les deux autres sont davantage dans l'affirmation, la certitude ou la croyance. En effet, la prédiction comme la prévision appartiennent à la sphère de la magie, des devins et des prophètes, car prévoir est proche de prédire et renvoie à :
"… l'action de prévoir, la connaissance de l'avenir. Elle se rapporte à la divination, l'intuition, la prescience, la probabilité, la conjecture, la croyance, le pronostic…" (14)
"La prédiction est l'action de prédire et renvoie à la prophétie, à la divination, à la vaticination (prédiction, oracle), au destin."(15)

Nous sommes loin, comme vous le voyez d'une approche "scientifique" avec ces termes. De plus, on a peu de moyens d'agir à partir de prédictions, on ne peut que subir et vivre dans l'attente de ce qui est annoncé que ce soit de bon ou de mauvais augure d'ailleurs, il ne reste qu'à subir le destin. Saint Exupéry nous rappelle que : "Le champ visuel de l'homme est minuscule. Le langage est un instrument imparfait. Les problèmes de la vie font éclater toutes les formules (16)". Nous pouvons donc prévoir ou entrevoir des conséquences directes de négligences ou d'actions défavorables déjà expérimentées et bien connues, et bien sûr il faut tenir compte de l'expérience pour éviter des drames ou des catastrophes qu'il est facile d'anticiper. Mais restons humbles aussi sur nos capacités à penser l'avenir et à le modifier, nous ne sommes pas tout-puissants, et la complexité du monde nous dépasse infiniment.
Si déjà nous appliquions ce que nous savons et ce que nous avons compris des fondements de "la vie bonne" pour les enfants et les adolescents, beaucoup d'entre eux en seraient plus heureux… La prévention primaire est trop souvent bafouée malgré les connaissances des besoins des jeunes enfants, en témoigne ce simple exemple : Il n'y a pas de lits pour tous les enfants de trois ans dans cette classe de maternelle. Il n'y aura donc qu'un temps calme d'une demi-heure. Les besoins élémentaires de sommeil ne sont pas respectés. Les conséquences sont connues : fatigue, difficultés d'attention et d'apprentissages, irritabilité et colère, agressivité et violence, relations perturbées avec les parents en fin de journée, troubles du sommeil la nuit, dans certains cas nécessité de consultations en pédiatrie ou en pédopsychiatrie….
Par ailleurs, il est important pour le fonctionnement de toute société d'avoir une organisation politique. Prévoir l'arrivée d'un enfant, organiser ses conditions d'accueil, de soins et d'éducation avec du personnel formé, relèvent de la responsabilité des adultes d'une société donnée. C'est pourquoi, quand prévoir c'est "envisager des possibilités, et organiser d'avance, décider pour l'avenir en étant prévoyant"(17), on rejoint alors une facette de la prévention et la prévoyance s'articule alors à la prudence, à créer des conditions favorables. La prévoyance (18) s'établit en terme de coûts, de budgets, de crédits et ils sont plus que nécessaires en ce domaine. Au Québec, il était affiché dans le bureau du ministre de la famille : "Il coûte moins cher d'aider un enfant (ou une famille pourrait-on dire) à se construire que de réparer les dysfonctionnements."
Néanmoins, quand la prévention est l'apanage d'un Etat il y a toujours un risque de glissement vers une tentative de prévention «totale" et donc de totalitarisme (19). Cela se traduit aujourd'hui par la recherche du risque zéro, ou alors, par un discours vide, réduit à une rhétorique pour séduire des électeurs mais non suivi des moyens nécessaires à sa réalisation, ou encore, de choix économiques favorisant le marché des psychotropes et de programmes lucratifs d'éducation comportementaliste. C'est pourquoi Hannah Arendt écrivait : "Il n'y a pas de prévention totale."(20)  En effet, une prévention totale, supposerait un système totalitaire qui dénierait toute liberté au nom d'un monde pacifié artificiellement, véhiculant sa propre violence masquée, comme dans Le meilleur des mondes.(21)

Quand la prévention devient violente


Les politiques de prévention s'inscrivent dans des programmes reflétant des choix de notre société. Et cependant, c'est là qu'apparaît un autre point problématique : c'est de constater que la prévention que nous avons toujours défendue jusqu'alors, pouvait elle aussi devenir violente à l'égard de ceux qu'elle est censée aider. En effet, la prévention s'est faite violente dans des domaines qui concernent le handicap, les migrants et la sécurité. Les dangers de la prévention sécuritaire ont déjà été mis en relief par des collègues, distinguant "la prévention sécuritaire" basée sur la discrimination et les risques d'exclusion qui s'en suivent, et "la prévention précoce ou primaire" qui s'applique à soutenir les premiers liens parents-bébé et à créer les conditions d'installation de "la sécurité de base" dont a besoin le tout-petit pour vivre et pour bien grandir(22).  
Au nom de la prévention, qui a vraiment la légitimité d'informatiser le recueil des données concernant les pathologies familiales et les drames propres à l'histoire et à l'intimité des sujets en question ? Ces fichiers informatisés une fois existants, qui pourra garantir leurs bons usages ultérieurs ? De même, la prévention est-elle une justification qui autorise toutes les recherches et questionnaires intrusifs, déstabilisant les familles et les institutions, provoquant des réactions de refus, comme certains l'ont révélé il n'y a pas très longtemps dans les écoles ? Ne faut-il pas interroger l'autorité abusive des "experts" sur les professionnels de terrains qui côtoient les publics concernés ? La non-prise en compte des représentations différentes entraine une incompréhension réciproque associée parfois au sentiment d'être dépossédé et violenté sur son lieu d'exercice, pour les professionnels, ou dans leur fonction parentale pour les parents.
Nous observons aussi qu'une partie de la psychiatrie se désintéresse de la prévention auprès des familles à problèmes multiples, noyées dans leurs difficultés. Ce mépris du psycho-social, jusqu'à présent relayé par l'Etat, était déjà pointé par Myriam David. En revanche tous les psychiatres qui y consacrent leur talent et leur énergie manquent cruellement de moyens, et les listes d'attentes sont beaucoup trop longues pour soulager les crises familiales.
Pourtant aujourd'hui nous savons traiter une grande partie des carences éducatives et de certains troubles psychiatriques même si cela suppose parfois un étayage au long cours. Les médicaments ne peuvent pas remplacer l'éducation et les psychothérapies, même s'ils peuvent dans certains cas y être associés. Par ailleurs, une politique de prévention sécuritaire peut contribuer à évacuer du soin ceux qui en ont besoin, en transformant en délateurs ceux qui sont censés établir la confiance et réinscrire dans la communauté sociale ceux qui n'avaient pas bénéficié des bonnes conditions pour y accéder d'emblée. Tout le monde n'a pas le même lot de vie. Mais il n'y a pas que cette dimension sécuritaire qui est dangereuse, les approches et les recherches intrusives sous couvert de "science" le sont aussi pour la liberté des sujets.
La prévention qui vise à trier voire à éliminer tout ce qui ne serait pas l'enfant parfait  comme les trisomiques, les handicapés, les mal-formés… comporte aussi sa part de danger et un eugénisme qui ne dit pas son nom. De même, la prévention excessive l'hubris, la démesure, n'est plus la prévention et elle véhicule alors sa part de tragique. Par exemple, la multiplication des examens prénataux qui véhiculent des facteurs anxiogènes. La technique déployée pour effectuer les multiples échographies en ce domaine ne peuvent que contribuer à renforcer des terreurs parce que l'on aura vu sur l'image une "anomalie" vite transformée pour les futurs parents en "anormalité" de l'enfant. Ces éléments prédictifs pouvant entraver l'investissement du bébé par la suite. Pays des paradoxes, dans notre pays de nombreuses femmes accouchent encore sans savoir ce qui passe dans leur corps et pour leur bébé, parce que les cours de préparation à l'accouchement se sont réduits comme peau de chagrin. Etrangement, on choisit parfois pour elles la péridurale ou on abuse d'épisiotomie ou de césariennes. La technique pure, si bonne soit-elle, appliquée sans explications et concertation du sujet en cause se transforme alors en violence.

La violence de la démesure(23) et de l'excès


La recherche d'une prévention qui évacuerait tous les risques de maladies et de malformations conduit aujourd'hui à des actions consistant à modifier le génome humain, donc à modifier la nature humaine elle-même. Il s'agit là d'une transgression, vis-à-vis de notre être-tel, de notre héritage d'hommes et de femmes descendants d'autres hommes et femmes. Les finalités de ces modifications ne sont pas toutes très claires, comme on peut déjà l'entrevoir à l'étranger dans les catalogues de donneurs potentiels ou d'enfants à adopter. Certains recherchent l'enfant parfait à leurs yeux, le cerveau le plus performant, les traits les plus purs ou les yeux les plus bleus, l'agilité la plus grande, etc. Toutes les cultures agissent sur le corps humain et le modifient, coiffures, dentition, scarifications, tatouages ou modelages du crâne, épilations et teintures impriment au corps une symbolique et l'appartenance à un groupe ou à une société. Une intervention qui au nom de la prévention agirait en amont de cette mise en forme humaine, dans ce qui la constitue, les gênes, pourrait entraîner des modalités de perception du monde de ces nouveaux êtres, de leurs instruments de régulation interne et externes comme l'immunité, les connections cérébrales, les échanges chimiques, la morphologie, peut-être l'affectivité et les capacités relationnelles, qu'en savons-nous ? Cette prévention si radicale ne semble pas a priori sans danger non plus.
Pour autant il ne faut pas renoncer à la prévention telle qu'elle est partagée encore dans des représentations communes par de nombreux acteurs de santé, du social, et du droit. "Mieux vaut prévenir que guérir" recueille encore bien des accords. La liberté humaine individuelle de chaque sujet peut être entravée de multiples façons et à des degrés bien différents. C'est pourquoi en ce domaine il s'agit bien de choix politique, d'une société donnée. Ces enfants, quel citoyens voulons-nous qu'ils deviennent ? Quelle créativité leur souhaitons-nous ? Quel monde et quels moyens d'agir sur lui leur laisserons-nous ?
Il faut du temps, mais le temps avance inéluctablement et il y a vraiment des périodes sensibles pour certaines acquisitions qui ne le sont plus après. Le temps est court dans ces premières années. Il faut prendre le temps de l'urgence et de la gravité, à temps et sans précipitation. La précipitation est un mal de notre époque habituée à l'immédiateté. Or elle est un obstacle à l'efficacité en obligeant à des retours en arrière coûteux pour mieux appréhender et réévaluer l'état des lieux insuffisamment étudiés avant l'action.
Il faut prendre le temps de convaincre de la nécessité de soins, tout en en donnant en commençant par écouter et dialoguer. Le temps des recherches, des remplissages multiples des grilles d'évaluation ne doit pas se faire au détriment du temps des soins. Les temps du deuil, temps de la douleur, temps des acquisitions, temps de la complicité et temps de la joie, auxquels succèdent le temps des échanges et des transmissions autour des familles, alternent au gré des événements et des capacités à les vivre. Si comme le dit Winnicott, c'est le rôle de la mère de donner le monde à son enfant petit à petit, à la mesure de ses capacités à l'absorber et à le comprendre, les problèmes surgissent quand justement elle ne peut pas elle-même assimiler ce qui lui arrive. Comment accompagner alors son enfant si elle-même n'est pas aidée à élaborer ce déferlement d'émotions ou une sidération liée à des traumatismes ?
D'autre part, il y a risque de violence pour l'enfant, pour ses parents et pour leur relation quand la rencontre ne s'est pas produite au moment de la naissance, qui est son kairos (24) naturel. La séparation entre le bébé et ses parents pour des raisons médicales ou autres va avoir des conséquences. En effet, les enfants qui, dès la naissance sont amenés dans les services de réanimation ou de néonatalogie ou en pouponnière et qui font l'expérience d'une séparation précoce d'avec leurs parents, souffrent d'une absence de continuité avec leur mère. L'absence de ce lien d'attachement avec celle-ci, peut entraîner des troubles du développement du bébé et une perturbation de leurs futurs échanges quand ils se retrouveront. Les parents les plus démunis auront besoin d'être soutenus dans les visites à leur bébé et d'être accompagnés une fois de retour au domicile, pour restaurer ce lien dont ils se sentent coupables de n'avoir pu ou pas su établir et pour éviter leur épuisement pouvant entraîner le rejet de l'enfant. Leur rencontre, différée de quelques heures ou de plusieurs mois, nécessitera beaucoup plus d'attention et d'efforts prolongés de part et d'autres et de soutien. Cela s'inscrit aussi dans une démarche de prévention.
Nous, professionnels, considérés comme experts, devons questionner aussi notre rapport au pouvoir. Il peut être si facile, si tentant et si dangereux de transformer insidieusement nos valeurs en normes ! Parler des connaissances actuelles sur le jeune enfant ne doit pas servir à dénigrer d'emblée des modalités relationnelles parents-enfants différentes de celles que l'on connait. Il est possible de modifier des pratiques néfastes pour le développement de l'enfant sans tout détruire de son environnement. La douceur, le respect et la délicatesse sont requis pour soutenir cette parentalité en cours. L'accès pour les familles à une pluralité de pratiques soignantes (psychanalytiques, éducatives, pédagogiques, pharmacologiques, comportementalistes, issues des neurosciences, et de la compréhension de l'histoire transgénérationnelle) est aussi un gage de démocratie, qui prend en compte la dimension multifactorielle des problèmes ou des pathologies. Et dans les situations les plus graves, le recours à des mesures de placement et d'aménagement du lien peuvent être des leviers importants de la prévention.
Notre temps voit la coexistence d'individus qui ont bénéficié de toute l'élaboration des expériences et des savoirs acquis et transmis au cours des générations et d'autres qui en sont totalement démunis. Ainsi nous sommes confrontés en nous occupant de très jeunes enfants à des aspects effrayants relevant de l'archaïque, ou complexes, riches, subtils et joyeux. Ces rencontres sont des chocs culturels et existentiels qui nous tirent d'un confort trop superficiellement adopté. Seules l'écoute et l'observation du réel, "des choses mêmes" peut nous permettre de nous y ajuster.
Ce qui est intéressant et que souligne Winnicott et que la clinique de l'enfance confirme, c'est que dans la manifestation de ce qu'il appelle "tendance antisociale", l'espoir est sous-entendu et que d'autre part l'environnement est important. A chaque étape, l'enfant redemande des interventions à son égard, c'est pourquoi chaque intervention en ce sens déjoue toute prédiction. Ces actes qui peuvent être des actes de violence ou de destruction sont des élans tardifs, des appels vers autrui pour restaurer l'attention et l'affection. L'enfant est en quête d'un environnement perdu et cela va "du corps de la mère, aux bras de la mère, à la relation parentale, la maison, la famille y compris les cousins et les proches, l'école, la localité avec ses postes de police, le pays avec ses lois (25).» Dans son agitation, qui se manifeste par la quête de l'objet et par la destruction, il est en quête d'une auto guérison, il est actif à la rechercher, c'est pourquoi des réponses adaptées dans ces moments là ont un effet d'apaisement et de restauration du lien vital qui l'unit à ses parents. Mais il reste des enfants qui grandissent dans une indifférence totale qui, si elle n'est pas connue ne peut émouvoir personne, comme ces oubliés dont Buñuel a témoigné dans un film tragique "Los olvidados (26)», et dont les jeunes héros deviennent des criminels.
Un autre aspect inquiétant de l'excès de prévention concerne l'environnement humain, le monde humain (27). La prévention hygiéniste revient en force avec un monde sans risque d'allergie : sans animaux, sans fleurs, sans herbes ou arbres, sans nourriture familiale entachée de suspicion et de dangerosité mais présentée sous vide certifié conforme bien qu'insipide, désaffectée et sans saveur ; un monde sans terre, sans rocher, sans sable, avec des pelouses synthétiques et des sols caoutchoutés. Cet environnement sans risque devient un êthos sans vie. La misère créative, la réduction des expériences est-ce la prévention que nous souhaitons ?  Au nom de la prévention on appauvrit considérablement l'univers sensoriel et le rapport au vivant des enfants, les éléments naturels disparaissent, ils sont remplacés par des jeux plus souvent en plastiques mais labellisés conformes, par des fiches pédagogiques directives venant trop précocement remplacer l'expérience directe et ludique de la confrontation au réel. La diversité du vivant réduite à quelques normes est une catastrophe. La turbulence de l'enfance qui dérange est de moins en moins tolérée et vient alimenter la tentation et le commerce des psychotropes.
La prévention peut-elle se faire toujours sans violence ? Cette recherche montre que non, c'est pourquoi il y a un choix éthique essentiel à redéfinir sans cesse, pour une bonne prévention. Que veut-on vraiment ? Comment le fait-on ? Quelles sont les règles à respecter ? Ce qui nous ramène à Kant et à sa question fondamentale : "Que dois-je faire ?" Il nous donne de plus une clé pour lutter contre la violence : le respect de tout être humain, élément essentiel, fondé sur la raison qui découle de "la loi morale en tout homme". Ce respect nous incite à être attentif au bébé, à sa famille et à son histoire. De là peuvent naître une compréhension et la prise en compte d'une violence qui masque une souffrance ou une peur jamais dites.

Que serait une prévention opportune ?

Cette prévention prévenante se joue dans l'attention et la présence à l'enfant dans les soins quotidiens, et dans le respect de ses parents. Cette relation naissante est fragile, vivante, jamais installée. La délicatesse nécessaire à ce travail va à l'encontre d'une prévention brutale et intrusive. En effet, l'idéal de la prévention, la première étape, consiste comme nous l'avons vu à créer les conditions favorables au développement de l'enfant et à sa bonne santé en relation avec ses parents, les autres et le monde. Nous connaissons déjà beaucoup de choses qui le permettent : la sécurité affective, dans un espace aménagé pour qu'il offre des intérêts à être exploré sans danger, les soins adaptés prodigués dans des relations suffisamment bonnes, et dans la continuité, par les adultes ayant de l'empathie envers les enfants dont ils s'occupent. L'accès au langage, au jeu et aux autres médiations sensorielles qui sont du registre de l'expérience et de la culture sont indispensables à la construction du sujet humain. Les professionnels de l'enfance sont des acteurs porteurs de ces différentes dimensions. Ils peuvent contribuer à développer des échanges respectueux, le partage de l'émerveillement et de la joie des enfants avec les parents, dans une relation asymétrique, qui exclut la rivalité et crée ainsi une enveloppe de sécurité affective autour de l'enfant. Cela se construit dans les moments de rencontres avec les parents et dans les temps institutionnels indispensables d'élaboration et d'échanges entre professionnels, dans tout lieu qui accueille des enfants.
Peut être que nous pouvons anticiper, désirer l'accueil d'enfants qui puissent devenir des sujets libres et pour cela aider leur entourage quand toutes les conditions de cet accueil ne sont pas réunies, et cela dès le prénatal. C'est cette prévention qui me paraît "prévenante" et de plus, éthique.
 "A chaque fois qu'un enfant devient objet et non pas sujet en devenir et que ses besoins ne sont pas reconnus ou reçoivent des réponses discordantes ou paradoxales sa santé psychique et sa santé physique sont en danger."(28)
Nous avons longuement abordé le rapport au temps de la prévention et l'importance d'accueillir et de s'occuper des choses au bon moment au moment propice, (kairos), avant les problèmes, ou au moment  où ils apparaissent et avant qu'ils s'installent dans la durée. Mais prévenir, c'est aussi "venir près", être proche, cela signifie que cette prévention opportune se joue dans l'attention et la présence à l'enfant dans les soins quotidiens, et dans le respect de ses parents, d'où la proximité nécessaire des acteurs psycho-médico-sociaux. Les outils de prévention sont avant tout nos connaissances actuelles pour un bon développement physique psychique et affectif des enfants, ensuite l'observation directe, la phénoménologie. Ce sont des outils partageables entre professionnels de terrain chercheurs et cliniciens qui peuvent être mutualisés au profit des familles. La formation des professionnels de l'enfance et des actions de co-éducation avec les parents devrait inclure ces différentes dimensions.
Il nous faut aussi, pouvoir aborder chaque situation unique et singulière avec un regard neuf. Car le présent est toujours neuf, il contient toujours une part d'imprévisibilité et de créativité. Le paradoxe c'est d'inventer la prévention sans cesse. L'enfant du fait de son commencement, bouscule autour de lui les phénomènes ambiants, il vient "changer le monde" nous dit Hannah Arendt et solliciter notre créativité pour chercher ensemble une issue à la violence qui ne soit pas destructrice. Sur ce point, nous sommes amenés à chercher pourquoi l'arrivée de tel ou tel enfant provoque parfois tant de turbulences. L'enfant alerte, et nous guide, il ne va pas mal sans raison et il nous aide aussi car, il apporte avec lui quelque chose de nouveau, une énergie fraîche, créatrice, mobilisatrice, prête le plus souvent à reprendre le cours d'une évolution positive. "Il ne fait aucun doute que tout homme, en vertu de sa naissance, est un nouveau commencement, et son pouvoir de commencer peut très bien correspondre de ce fait à la condition humaine. […]"(29) H. Arendt souligne la force profonde qu'apporte chaque naissance. C'est ce qui sauve l'homme de la morbidité et de la dépression et de tout le cortège d'actes de destruction, sabotage et sentiment d'impuissance, ou ennui et apitoiement sur soi-même. L'enfant bouscule, oblige au changement, et du coup à la création.

"La vie de l'homme se précipitant vers la mort entraînerait inévitablement à la ruine, à la destruction, tout ce qui est humain, n'était la faculté d'interrompre ce cours et de commencer du neuf, faculté qui est inhérente à l'action comme pour rappeler constamment que les hommes, bien qu'ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir, mais pour innover… l'action paraît un miracle." (30)
Mais pour que ce miracle puisse avoir lieu encore faut-il qu'il y ait les conditions nécessaires à sa réalisation et ensuite à son épanouissement. Cela va commencer avec les capacités d'accueil de ceux qui l'entourent quand il se prépare à naître, puis quand il vient au monde. Dans l'idée de prévention il nous faut donc intégrer l'idée d'intervention précoce. Mais celle-ci, pour être ajustée au plus près de chaque situation singulière devrait prendre la forme d'un accompagnement souple et modulable, être contingente et prudente au sens aristotélicien du terme.

Une prévention qui préserverait la liberté est-elle possible ?

Être libre c'est se choisir, disait Sartre : "Ainsi la liberté n'est pas un être, elle est l'être de l'homme, c'est-à-dire son néant d'être." (31)
Il est vrai qu'entre intérêt individuel et collectif l'être humain est souvent en conflit. Les enjeux de la prévention viennent questionner la liberté individuelle et l'emprise sur autrui, le désir pour soi et le désir pour l'autre, la protection de l'ensemble social et la protection du sujet singulier (32). Kant, avec le concept de "l'insociable sociabilité", décrit le besoin de l'homme d'être en société et une fois qu'il y est d'aspirer à la solitude et Freud souligne que la civilisation s'édifie sur la contrainte et le renoncement aux instincts. La recherche d'une conciliation entre individu et société est pourtant possible, l'épanouissement d'un individu au sein d'une collectivité cela existe, même s'il y a des périodes de conflits inévitables. S'il y a trop d'écart entre les aspirations personnelles et l'institution c'est impossible. C'est peut-être là que se situe le rapport à l'autorité qui est un élément de la prévention envers les jeunes générations. Entre autoritarisme et laxisme une mutualité existe. Arendt rappelle l'importance capitale de l'autorité légitime associée à la justice pour endiguer la violence.
Il n'y a pas de liberté sans responsabilité. Dans le domaine de la prévention de quelle liberté est-il question et la liberté de qui ? La problématique de la liberté est déterminante pour la constitution du sujet. Pour être libre il faut accéder à son humanité. Le barbare c'est celui qui ne reconnait pas son humanité, c'est souvent celui qui n'y a pas eu accès. Le processus de l'éducation, de la paideia grecque qui consiste à faire passer un enfant au stade de l'homme fait, est un processus qui introduit la culture, des valeurs éducatives, morales et citoyennes. "L'homme n'est homme que par l'éducation" disait aussi Kant. Hannah Arendt quant à elle pose la question de l'éducation comme paradigme pour l'avenir : "C'est également avec l'éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d'entreprendre quelque chose que nous n'avions pas prévu, mais les préparer à l'avance à la tache de renouveler un monde commun (33)"

La naissance psychique a à voir avec la naissance du sujet qui passe pour cela par la reconnaissance d'autrui. La périnatalité et la petite enfance sont des périodes privilégiées pour accompagner et soutenir ce processus. Il y a une profonde nécessité de travailler ensemble en réseau ou en équipes pluridisciplinaire (médico-psycho-socio-éducatives) pour une synergie d'attention et de compétences autour de l'enfant et sa famille.
La maladie contemporaine qu'est la manie des classifications prive de liberté les praticiens de l'enfance et de l'adolescence. Bien sûr des évaluations sont nécessaires, pour définir des directions, des lignes de conduite et effectuer des réajustements vis-à-vis des populations concernées. Elles ne doivent pas prendre toute la place, les soins relevant de la prévention primaire secondaire et tertiaire sont indispensables à la population et aux acteurs de soin. Se sentir compétent, pouvoir exercer son métier, ce pour quoi nous avons choisi de nous occuper de bébés, d'enfants ou d'adolescents fait partie intégrante de notre liberté. Nous ne pouvons être réduits à de simples exécutants de protocoles dictés par d'autres. Nos compétences ne se réduisent pas à dépister et compter des symptômes. Actuellement une immense souffrance touche tous les acteurs du soin. Il n'y a plus assez de place pour le soin dans les politiques actuelles. On s'efforce de faire disparaître les causes des maladies, confondues avec des déviances en traquant les moindres risques inhérents pourtant à la vie. Nous oublions que pendant ce temps des familles vivent et ont besoin d'aide pour ne pas souffrir davantage ou aggraver leur état.
Ceux qui travaillent avec les enfants et avec la jeunesse ont du plaisir et de la joie à côtoyer et à échanger avec ce public. Si l'enfant devient un problème, et se réduit à n'être qu'un problème ou un préjudice, l'avenir se présente mal. Permettre aux acteurs du soin d'agir dans leur domaine de compétence. Reconnaître leur valeur humaine et sociale. Laisser du jeu pour qu'il puissent exercer leur libre-arbitre (34), leur capacité de choix. Sans une certaine stabilité et permanence des personnes, il ne peut y avoir de réel travail d'équipe. Il faut du temps pour se connaître, pour partager des représentations sur lesquelles s'accorder, participer à des processus de soin. Or face à la souffrance, face à la pathologie, face à la maltraitance, il est indispensable d'être plusieurs, d'être soudés, de réfléchir ensemble pour contenir et accompagner les patients dans un processus de guérison ou d'amélioration de leur état. La diversité pour penser et agir est un moteur de la démocratie, la discussion et les échanges, la délibération sont des outils de l'éthique et doivent aussi être ceux d'une prévention toujours à redéfinir. Pour cela nous devons tolérer la co-existence de pratiques diverses en matière d'éducation, de parentalité, de modèles thérapeutiques, de choix de modes de vie en maintenant un dialogue et des discussions, traquer l'ignorance toujours et partout car elle reste l'une des premières sources de carences et de malheurs. (c'est vrai encore aujourd'hui pour la maltraitance). Nous avons à préserver l'intégrité physique et psychique de l'enfant et à lui donner les moyens d'accéder à sa liberté et pour cela lui offrir des chances d'interactions, de rencontres qui puissent infléchir des destins mal engagés, par notre présence, notre attention, notre désir pour un avenir heureux.

(1)    Soin, en anglais care, prendre soin c'est entretenir la vie.
(2)    Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle, éd. Gallimard, coll. NRF, 1948, chap. LVI, p. 167
(3)    Antoine de Saint Exupéry, Un sens à la vie, Gallimard ; 1956, p. 257-259.
(4)    Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1840, Gallimard, coll. Folio histoire, 1961,t.II, IV ème partie, chap. 6, p. 434.
(5)    Maisons vertes, lieux d'accueil parents-enfants, maison des adolescents, écoutes téléphoniques soins gratuits, accueils d'urgence, VAD, etc.

(6)    Philippe Mazet et S. Stoléru, Psychopathologie du nourrisson et du jeune enfant, Développement et interactions précoces, 3ème éd., coll. "les âges de la vie", Masson, Paris, 2003.
(7)    Cf. Le Dictionnaire Le Petit Larousse illustré, 1994.
(8)     "Prévention : partialité, opinion antérieure à tout examen, qui a donné parti-pris, préjugé, (voir défiance), sentiment irraisonné d'attirance ou de répulsion,[…] la prévention pour un prévenu : le temps qu'une personne passe en prison entre son arrestation et son jugement." Le Robert Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, t. 5, 1978, p. 453
(9)    Le Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, t. 5, Paris, 1978. "Prévenir",  " prévention", "prévoir", " prédire", " prévenance", pp. 452-454.
(10)    Marie Garrigue Abgrall, Violences en petite enfance, Pour une prévention opportune, coll. 1001 bb, érès, Ramonville-Saint-Agne, 2007.
(11)    Bertrand Cramer, Que deviennent nos bébés ?, Editions Odile Jacob, 1999.
(12)    Karl Popper, La leçon de ce siècle, trad. J. Henry et Cl. Orsoni, 10/18 coll. "Bibliothèques", 1993, pp. 82-83.
(13)    Bernard Golse, pédopsychiatre, intervention à la journée sur la parentalité, Paris, Hôtel de Ville, 18 mars 2005.
(14)    Le Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, t. 5, Paris, 1978, op. cit.
(15)     "Prédiction", idem, p. 409.
(16)    Antoine de Saint-Exupéry, "Lettre aux français", Un sens à la vie, Paris Gallimard, p. 211
(17)     "Prévoir", Le Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française,
(18)     "La prévoyance est l'attitude de celui qui prend des dispositions, les précautions nécessaires pour faire face à telle ou telle situation qu'il prévoit, qui est prévoyant. Cela renvoie à la prudence, à l'épargne". op. cit.
(19)    Conférence de Mr Porge, psychiatre, psychanalyste, dans le cadre des  Masters de philosophie pratique, Université de Paris est, 11 mai 2005.
(20)    Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Agora Pocket, Paris, Calmann-Lévy, 2003.
(21)    Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, Le Livre de Poche.
(22)    Bulletin de la fédération nationale des Educateurs de Jeunes Enfants, n° 67- avril 2004.
Catherine PONS, EJE et responsable du département Petite Enfance d'un Institut de formation de travailleurs sociaux à Paris. "A propos de l'avant projet de loi sur la prévention de la délinquance"
"…la prévention, appelée précoce ou primaire, s'attache à l'accompagnement et au soutien bienveillant et sécurisant des tous premiers liens qui participent au fondement de la relation entre un tout petit qui vient de naître et sa mère, son père, sa famille…[…] Parfois il ne faut pas grand chose pour qu'un parent reste soutenant pour son enfant… Cette prévention-là devrait s'imposer, dans les objectifs nationaux, bien en amont de la-dite délinquance. Car c'est la solitude qu'il faut combattre, en favorisant le maintien des familles dans les maternités, en accentuant les propositions de visites à domicile, en multipliant l'offre de lieux parents-enfants, de halte-garderie, en favorisant l'accès aux espaces d'écoute et de paroles, en créant des services spécialisés d'accompagnement à la restauration du lien comme les maternologies…"
(23)    La démesure, l'hubris, l'orgueil, était considérée par les Grecs de l'antiquité comme l'un des plus grands fléaux humains.
(24)    Kairos, terme grec qui signifie le moment propice.
(25)    Donald Winnicott, La tendance antisociale, De la pédiatrie à la psychanalyse, 1956, Paris, Payot, 1969 pour la version française, pp. 292-302.
(26)    Luis Buñuel, Los olvidados, "les oubliés", Titre français "pitié pour eux", film en DVD, réédition FSF, 2001.
(27)    Le séjour de l'homme, le monde humain est appelé êthos par les Grecs, il est à l'origine du mot "éthique".
(28)    Christian Besnard, psychologue, Journal international de victimologie, Année 2, n° 1, octobre 2003, JIDV.com
(29)    Hannah Arendt, La vie de l'esprit, PUF, Quadrige, 2005, p. 285.
(30)    Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Agora pocket, Calmann-Lévy, 1983, p. 312-314.
(31)    Sartre, L'être et le néant, 1943, Gallimard, coll. "Tel", 1994, p.495.
(32)    Philippe Lecorps, psychologue enseignant, ENSP.
(33)    Hannah Arendt, La crise de la culture, Folio, 1991, p. 250-252.
(34)    Libre-arbitre : l'indétermination de la volonté face à un choix. Le libre-arbitre c'est d'être conscient d'agir à sa guise et de choisir en toute indépendance le meilleur comme le pire.

]]>
news-2779 Tue, 02 Oct 2012 00:00:00 +0200 Quand la philosophie rencontre le soin https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/quand-la-philosophie-rencontre-le-soin QUAND LA PHILOSOPHIE RENCONTRE LE SOIN... L'auteur :

Philippe SVANDRA est né le 23 mai 1959. Après être entré dans le monde hospitalier avec un diplôme d'infirmier, il devient cadre supérieur de santé et formateur au Pôle formation du Centre Hospitalier Sainte Anne. Il est docteur en philosophie et a publié Le soignant et la démarche éthique en 2009.

 

QUAND LA PHILOSOPHIE RENCONTRE LE SOIN...

Petite contribution à une histoire de l’Ecole éthique de la Salpêtrière

 

Un peu d'histoire ….

Je me souviens, c'était en 2000, j'étais alors cadre de santé dans un service de maladies infectieuses, autre nom pour dire SIDA à cette époque, mon collègue et ami Christian Gilioli   m'avait parlé d'un lieu particulier où soignants et philosophes se retrouvaient, ce lieu portait le nom un peu énigmatique d' "espace éthique". Cette structure originale avait été créée quelques années plus tôt, en 1995, sous l'impulsion du directeur général de l'AP-HP de l'époque, Alain Cordier. Pour l'anecdote, il faut savoir que ce directeur, grand admirateur d'Emmanuel Levinas, avait cédé son logement de fonction, qui se trouve traditionnellement en face de Notre Dame à l'hôtel Miramion, pour y installer les locaux de l'espace éthique.
Le pari d'Alain Cordier était pourtant loin d'être gagné. Estimant que les soignants, englués dans un quotidien si pesant, seraient peu enclin à s'intéresser à la philosophie, nombreux étaient ceux qui doutaient de la réussite d'une telle entreprise. On considérait alors ce projet avec un peu de condescendance, voire comme une lubie de directeur. Pourtant, il s'est rapidement avéré que l'espace éthique répondait à un réel besoin puisque dès sa création il trouva son public. Alain Cordier avait donc vu juste, le pari était gagné. Face à ce succès l'espace éthique fut déplacé quelques années plus tard dans une aile de l'hôpital Saint Louis.
Je me rappelle de grands moments, comme les premières conférences du soir d'Eric Fiat, sur des thèmes comme la dignité, l'hospitalité, l'angoisse, la fatigue ou la pudeur. Ces conférences affichaient régulièrement complet, on refusait même du monde dans une salle qui pourtant pouvait accueillir un peu plus de quatre-vingt personnes. Nous étions également un nombre conséquent à suivre les interventions de David Smadja qui venait de la philosophie politique et nous parlait alors du livre de Hans Jonas, Principe responsabilité. C'est l'époque où j'ai pu assister aux interventions de Suzanne Rameix sur les sources philosophiques de l'éthique médicale qui, je me souviens, étaient d'une très grande clarté. Autre grand souvenir, le séminaire que nous proposait Robert Misrahi sur Spinoza.
Pris dans l'ambiance, je me suis rapidement inscrit au DESS puis au DEA organisé par l'Université de Marne la Vallée sous la responsabilité de Dominique Folscheid, qui sera quelques années plus tard mon directeur de thèse. J'ai pu découvrir avec d'autres soignants (médecins, psychologues, infirmières, kinésithérapeutes,…) ce continent largement inconnu qu'était pour nous la philosophie. Les années passant, et malgré la concurrence d'autres proposition de formation éthique sur Paris, nombreux étaient les nouveaux soignants à venir s'inscrire à notre DESS de philosophie pratique pour suivre avec ferveur les enseignements de Dominique Folscheid, Eric Fiat et David Smadja. Un peu plus tard, les mêmes continuant en DEA venaient participer au séminaire du jeudi soir du Professeur Folscheid au 1er étage de l'école d'infirmière de la Salpétrière dans le devenu célèbre amphi. 107 où de nombreuses et brillantes soutenances de doctorat eurent lieu.
En 2006, sous l'impulsion du docteur Michel Geoffroy sera ensuite crée dans ce même esprit un Diplôme Universitaire d'éthique soignante et hospitalière, d'abord à l'Institut de Formation des Cadres de Santé de Ville Evrard, puis à Sainte Anne. Ces deux cursus continuent et se développent, ils sont devenus un véritable vivier car nombreux sont ceux qui poursuivent la formation aujourd'hui en master. C'est ainsi qu'un nombre important de soignants de toute catégorie est passé par ces diverses formations (DU, DESS,  DEA, Master, Doctorat). Ils sont aujourd'hui les porteurs d'une conception véritablement philosophique de l'éthique médicale et soignante.
L'aventure continue puisqu'aujourd'hui le DEA est devenu un master et tous les ans des professionnels du soin achèvent leur cursus et soutiennent leur thèse. L'ensemble de ces enseignements qu'a créé et fait si bien vivre Dominique Folscheid est depuis septembre 2011 sous responsabilité d'Eric Fiat. David Smadja est toujours fidèle au poste et Bertrand Quentin est venu rejoindre l'équipe pédagogique en 2011. Ainsi, les graines patiemment semées par Dominique Folscheid depuis plus de quinze ans ont poussées et ont portées de beaux fruits.

 

Pourquoi la philosophie ?

A la lumière de cette expérience qui est donc commune maintenant à un nombre non négligeable de soignants, la question serait au fond de savoir ce que cet enseignement  philosophique a pu nous apporter ?  Il me semble assurément plus facile de dire d'abord ce qu'il ne nous a pas apporté. A cet égard, jamais il n'a été question de fournir aux étudiants un quelconque "prêt à penser", aucune solution clés en main ne nous a été proposée… et c'est tant mieux ! Nos enseignants n'ont jamais tenté de nous apporter la "bonne parole" du haut de leur savoir. L'expérience d'ailleurs le montre, toute position surplombante est légitimement très mal vécue par les soignants. Le philosophe n'est pas plus un guide qu'un prescripteur. A cet égard, le terme même d'éthicien est ici assurément à proscrire.
Alors à quoi a donc pu nous servir cet enseignement, et plus généralement qu'est-ce que la philosophie peut apporter au soin et un philosophe à l'hôpital ? Pour répondre à cette question, il faudrait peut être revenir à la fonction qu'avait Socrate auprès de ses concitoyens à Athènes,… celle de les déranger, les questionner, les bousculer. Il se voulait être un poisson-torpille, un taon, et bien je crois que nous avons besoin de cela, d'hommes et de femmes qui nous questionnent et nous dérangent, qui remettent parfois en cause notre doxa, nos habitudes, nos certitudes. Il s'agit de nous obliger à expliciter ce qui nous semble aller de soi, de nous pousser ainsi dans nos retranchements en nous rappelant sans cesse la leçon socratique, celle qui nous enseigne que "savoir qu'on ne sait pas", c'est le premier des savoirs. L'objectif est plus concrètement de mettre à l'épreuve notre langage, nos formules qui nous font dire par exemple d'un malade en réanimation qu'il a été techniqué, …voire équipé, ou qui, dans le milieu de l'obstétrique, nous fait dire d'une grossesse qu'elle est précieuse parce qu'elle a été obtenue par Procréation Médicalement Assistée (PMA).
La philosophie doit donc nous déranger, nous inquiéter, nous réveiller de "notre sommeil dogmatique". Sans pour autant être paralysé par l'angoisse, la pratique de la philosophie doit donc nous empêcher d'être totalement tranquille. Elle a pour vocation de faire naître et de préserver en nous ce sentiment d'inquiétude mêlé d'étonnement qui est à l'origine de toute réflexion véritablement philosophique. Le fait de n'être jamais totalement en paix avec soi-même et le monde n'en constitue-t-il pas le premier acte ? Il s'agit alors de rappeler les vertus de cette inquiétude qui constituent à bien des égards pour un soignant un véritable devoir professionnel. Pour jouer son rôle de déstabilisation, et de nous empêcher de penser en rond, de nous satisfaire de nos savoirs, la philosophie doit cependant veiller à conserver son extériorité en allant jusqu'à assurer une fonction d'étrangeté. En réinterrogeant ainsi du dehors ce que nous discernons mal du dedans, ce détour par la philosophie doit nous placer dans une tension salutaire entre "étrangeté" et "familiarité". Pour l'acteur, celui qui est dans l'agir quotidien, l'exigence d'une prise de recul s'impose. Si une forme d'intuition est sans doute nécessaire, celle-ci a besoin parfois d'être mise à distance, médiatisée, afin d'être analysée puis comprise. Merleau Ponty écrivait dans son Eloge de la philosophie en ce sens :
Obéir les yeux fermés est le commencement de la panique, et choisir contre ce que l'on comprend le commencement du scepticisme. Il faut être capable de recul pour être capable d'un engagement vrai.
Ainsi, aujourd'hui, je me rends compte rétrospectivement à quel point cet enseignement a pu modifier mon regard sur le soin. Cette rencontre a été (n'ayons pas peur des mots) une forme de révélation, un dévoilement (une Aléthéïa). Cette révélation n'est pas à entendre dans un sens religieux  mais de manière littérale, dans le sens premier, c'est-à-dire "ce qui dévoile", "ce qui fait apparaître", comme lorsqu'à la lointaine époque des pellicules argentiques le révélateur faisait apparaître peu à peu l'image photographique. Ainsi, la philosophie nous a aidés à penser des pratiques que se pratiquent, il faut bien l'avouer, bien souvent sans se penser.

 

Trouver le problème !

A cet égard, la philosophie, souvent considérée comme une activité théorique, voire contemplative, possède une vertu pratique. Elle n'est donc pas seulement comme le voudrait Platon, une contemplation, ni, comme Descartes le prétend, une réflexion ; elle est d'abord une production de quelque chose de particulier qui a pour nom "concept". Ainsi, selon Gilles Deleuze : "le philosophe c'est quelqu'un qui crée des concepts". La philosophie devient dès lors une discipline aussi créatrice, aussi inventive que bien d'autres disciplines. Il ne faut cependant jamais oublier qu'un concept "ça n'existe pas tout fait", on ne le trouve pas dans une espèce de "ciel étoilé" où il attendrait patiemment qu'un philosophe le saisisse, non les concepts il faut les créer puis ensuite les faire vivre.
Certes, souvent ils peuvent nous sembler abstraits, … mais  en apparence seulement. Car si l'on cherche à comprendre la raison de leur création, on se rend compte que chaque concept cherche à répondre à un problème bien précis. Une fois que l'on a compris à quel problème il répond, tout devient beaucoup plus clair, plus concret… et passionnant. Un concept en même temps qu'il est créé, répond en effet à un problème qui le sous-tend. La seule condition pour qu'un concept existe c'est donc qu'il ait une nécessité, qu'il réponde à de vrais problèmes. C'est lui qui empêche à la pensée d'être une simple opinion, un simple avis, un bavardage. Dans ces conditions, faire de la philosophie c'est constituer des problèmes qui ont un sens. Pour nous autres acteurs du soin, il s'agit en pratique moins de les créer que de savoir les faire revivre, c'est-à-dire leur donner de nouveaux problèmes. En effet, créés en d'autre temps par des grands auteurs parfois très anciens, ils gardent étonnamment un pouvoir explicatif souvent intact qu'il nous revient de trouver. Ils nous font alors avancer dans la compréhension des problèmes de notre époque.
Pour illustrer ce point de vue, nous pouvons nous référer à notre propre expérience de professionnel de santé au sein de ce qui est devenue aujourd'hui "l'école éthique de la Salpêtrière". En effet, si nous avons chacun de nous, à un moment donné de notre vie professionnelle, fait ce choix de la philosophie, c'est bien que nous étions face à un questionnement, une inquiétude, une aporie, un problème. Ces questions nous les avons portées au cours de notre formation au travers notamment de nos mémoires ou de nos thèses. En suivant l'enseignement des philosophes ou en lisant leurs ouvrages nous avons découvert des concepts éclairants qui ont constitués autant de clés de compréhension. Grâce à ce travail notre questionnement a gagné en rigueur, et surtout ce cheminement nous permis de mieux appréhender les enjeux de la médecine et du soin, et donner in fine du sens à nos pratiques.
Toutefois ce gain n'est pas à sens unique. En effet, de leur côté nous fournissons à nos enseignants philosophes une "matière première" inestimable, nous alimentons leur réflexion conceptuelle. En leur livrant nos problèmes de soin, nous leur donnons l'occasion de mettre à l'épreuve du réel leurs pensées.
C'est ainsi que les soignants deviennent un peu philosophes et les philosophes un peu soignants... Ne serait-ce pas l'intérêt de cette rencontre qui a débuté il y a maintenant plus de quinze ans. Un rapprochement qui a été utile autant aux uns qu'aux autres. Le seul vœu que nous puissions faire ensemble, c'est que cette rencontre, si fructueuse, puisse perdurer le plus longtemps possible...

]]>
news-2780 Wed, 15 Aug 2012 00:00:00 +0200 On vous prépare un avatar https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/on-vous-prepare-un-avatar Par Bertrand QUENTIN

N'AYEZ PAS PEUR : ON VOUS PRÉPARE UN AVATAR...


On nous dit que la Corée aurait investi soixante milliards de dollars dans un plan national consacré à la robotique. Le Japon ne serait pas en reste dans le domaine. La Chine en aurait fait une priorité nationale...

 

L'Auteur :

 

Bertrand QUENTIN, né en 1968, est Maître de conférences en philosophie pratique à l'Université de Paris-Est Marne-la-Vallée. Docteur en philosophie, il a d'abord travaillé sur le philosophe Hegel (Hegel et le scepticisme, L'Harmattan, 2008). Il a écrit ensuite de nombreux articles dans le domaine du vieillissement et du handicap et va publier chez Erès, début 2013 un ouvrage sur la Philosophie face au handicap.

 

N'ayez pas peur on vous prépare un avatar :

On nous dit que la Corée aurait investi soixante milliards de dollars dans un plan national consacré à la robotique. Le Japon ne serait pas en reste dans le domaine. La Chine en aurait fait une priorité nationale. Quelle mouche a donc piqué tous ces pays à s'enticher ainsi de robots ?
Les objectifs qui font fantasmer l'enfant n'y sont pas pour grand chose. Certes la conquête de l'espace avec des"robots sentinelles" fait partie des projets, l'armée et l'usage de robots lors de catastrophe naturelle aussi. Mais l'essentiel de la stratégie envisagée tourne autour du constat du vieillissement de la population. La robotique doit envahir massivement le domaine de la santé et de l'assistance aux personnes pour résoudre les problèmes qu'on y anticipe. De quelle robotique s'agit-il ?
 On pourrait avoir une première piste avec des robots de compagnie. Sony a conçu un chien robot produit à deux cents mille exemplaires et vendu trois mille dollars l'unité, en un temps record. Le petit chien que vous achetez fait partie de la"robotique intelligente", c'est-à-dire apte à l'apprentissage. Dès sa mise en fonctionnement il mitraille son environnement avec une cellule photographique numérique, il enregistre les voix de ceux qui l'entoure et se met à suivre celui qui est le plus régulièrement avec lui. Il se met également à l'imiter. Placé chez un cadre supérieur dynamique, il aura des mouvements rapides. Placé chez une personne âgée à motricité lente, il aura des mouvements ralentis. Deux robots de conception identique deviennent donc très différents en quelques semaines. Ce serait donc l'animal de compagnie idéal : il n'y a pas à lui chercher d'aliment. Il se recharge sur sa base électrique. Le service de promotion précise :"c'est un petit animal qui à demeure peut donner des informations sur une personne âgée".
Mais plutôt qu'avoir un animal de compagnie on pourrait imaginer la personne âgée veuve, isolée, ressentir le besoin d'un robot humanoïde de compagnie. Sony a cependant arrêté ce type de robotique car il est très compliqué de faire se déplacer harmonieusement un robot humanoïde dans un appartement. Il peut buter sur toutes sortes d'obstacles au sol. Qu'à cela ne tienne, l'avenir serait dans la"robotique insecte". Un robot de la taille d'une libellule peut déjà voler dans l'appartement d'un quidam et le filmer. Toujours dans l'optique de"surveiller les personnes qu'on aime". Grâce à la robotique insecte, si maman tombe dans son appartement, je pourrai le savoir en temps réel…
Mais la véritable piste de l'avenir, ce ne sont pas les robots polyvalents mais les objets eux-mêmes. Les"objets intelligents" vont être multipliés dans les années à venir : la bouilloire pourra faire elle-même des statistiques. Elle mémorisera que son propriétaire fait bouillir de l'eau à sept heures du matin. Avec une connexion internet adéquate, la bouilloire pourra appeler automatiquement le médecin parce qu'à neuf heures elle n'a toujours pas été allumée. Les objets vont pouvoir"surveiller les personnes qu'on aime".
Mieux encore, les"médicaments intelligents" vont arriver sur le marché. Fini la sempiternelle question de savoir si la personne âgée a bien pris ses médicaments. C'est le médicament qui"saura" s'il a été pris. En lui se trouve une capsule communicante qui émettra un signal satisfaisant. Sans émission de signal, là encore, l'entourage ou le médecin peut"rappliquer" au plus vite.
Les promoteurs de technologies à tous crins parlent également de"réalité augmentée" : une personne seule pourra communiquer avec un avatar, un être humain virtuel que l'on voit sur un écran d'ordinateur et qui par des capteurs adéquats nous reconnaît, enregistre toute sorte d'informations sur nous et peut donc entrer en dialogue. Si je lui montre une feuille sur laquelle j'ai écrit un mot, il reçoit à l'écran cette feuille en virtuel avec le même mot écrit. Si je lui écrit"à l'aide" il pourra aussi via internet envoyer le message à qui de droit.





Les nouvelles technologies au service de la médecine préventive vont aussi faire leur entrée dans les salles de bains et les WC. Le miroir, la balance, la cuvette des WC dotée de capteurs"mettra à la disposition de ceux qui le souhaitent" un"tableau de bord santé" connecté par internet à un médecin, à des proches. Les Japonais ont déjà commercialisé les"toilettes intelligentes" mesurant le taux de sucre dans l'urine, la pression sanguine et le taux de graisse tandis qu'on est assis. Mais cette gérontechnologie a encore son prix : 3.500 dollars. Le pas supplémentaire est l'installation sous la peau d'une puce contenant notre dossier médical miniaturisé. En cas de problème, le médecin du SAMU pourra avoir instantanément toutes les informations nécessaires avec un lecteur identique aux lecteurs de codes-barres.
Le défi d'aujourd'hui serait donc de mieux réussir sa longévité grâce à la révolution de la biologie moléculaire et de la nanomédecine du milliardième de mètre appliquée à la médecine. Aubrey de Grey, chercheur en bio-informatique de l'Université de Cambridge déclare à ce propos :"On a le droit - c'est un droit humain - de vivre aussi longtemps qu'on le peut. On a le devoir de donner aux autres la possibilité de vivre aussi longtemps qu'ils le désirent" .

Ce qu'il y a d'effrayant dans tous ces scénarii, c'est d'envisager comme norme future des hommes ou femmes vivant seuls et étant isolés. Voilà l'anticipation qui est faite des besoins : les hommes vivront de plus en plus longtemps seuls et isolés. Il faut donc leur fabriquer la possibilité de vivre aussi longtemps que possible dans un appartement isolé. Mais que signifie ce genre de vie ? Faut-il vivre pour vivre ? Faut-il être obnubilé par la performance, par le fait de vivre plus longtemps que les autres ? Pourquoi faudrait-il investir autant d'argent pour envisager que les gens vivent seuls ? Il y a ici un idéal politique de la maîtrise individualiste. On pourrait en effet envisager d'autres choix budgétaires : si cet investissement est dirigé en direction du secteur social, ce n'est pas un WC qui donnera à la personne âgée son bilan journalier de santé mais une infirmière. Et cette infirmière apportera une chaleur humaine que ne saura pas donner un avatar. Quand bien même cette infirmière est revêche. Elle donnera l'occasion à la personne âgée de s'en plaindre en prenant le thé avec sa voisine. Comment voulez-vous vous plaindre de votre miroir, de votre balance ou de votre WC qui fonctionne très bien ? La technologie n'est pas un mal en soi, mais elle doit être là pour prolonger une autonomie, pas pour s'y substituer. Elle doit être là pour remplir des tâches mécaniques, pénibles, pas pour remplacer l'humain en ce qu'il a d'irremplaçable.
Derrière ce développement tous azimuts de technologies qui doivent tisser autour de l'humain une toile de sécurité permanente, il y a autre chose d'effrayant : la peur qu'il arrive quelque chose. Mais il arrivera bien quelque chose un jour ! Nous ne devons pas avoir peur de mourir ou en tout cas ne pas en faire une obsession qui nous empêche de vivre. La personne âgée peut de ce point de vue être plus philosophe que ses enfants. Elle peut préférer vivre le plus longtemps possible dans sa maison, même si elle court de plus en plus le risque d'une chute fatale en pleine nuit."Si cela arrive, cela arrivera…". Ce sont les proches qui le plus souvent ont du mal à accepter ce fatalisme. Certes il y a la possibilité d'une Télé-alarme. Mais qui nous dit que la personne âgée l'a toujours autour du cou, qu'elle la met bien la nuit pour aller aux toilettes ? Dès lors apparaît l'obsession délirante des"robots insectes" ou pour le prolétaire, de quelques caméras de surveillance qui permettront via internet d'être sûr que papa ou maman n'est pas tombé. L'argument marketing nous revient :"pouvoir surveiller ceux que l'on aime". Le"ceux que l'on aime" disparaît en réalité sous le"désir de surveiller". Surveiller sans punir, c'est encore surveiller. Il y a là une obsession panoptique qu'un Michel Foucault aurait évidemment repérée. Comment une personne peut-elle accepter d'être filmée en permanence dans sa vie privée ? Après le divertissement du cirque qu'a été"Loft Story", nous passerions à"Old mum Story"… Une personne humaine a besoin d'intimité, à quelque âge que cela soit. L'impératif de la sécurité ne doit pas se faire au détriment de l'intimité de l'individu. Les gérontechnologies devront être pensées en fonction de cela. Il faudrait que la loi encadre par des protocoles toutes les techniques qui présentent des risques intrusifs importants.
La confiance de la personne envers ses proches est aussi une donnée fondamentale. Elle doit être certaine que les gérontechnologies sont installées pour elle et non pour calmer les angoisses de ses proches. Aimer quelqu'un ce n'est pas être prêt à remettre en question sa liberté pour se donner à soi-même un peu de confort psychique. C'est préférer la liberté assumée de l'autre malgré l'inconfort psychique que l'on peut ressentir. Aimer quelqu'un c'est vouloir le protéger, mais surtout protéger ses possibilités. Certes il est dur de penser que son père ou sa mère peuvent tomber la nuit, à un moment où il n'y aura personne pour les aider. Mais ce peut être le risque à payer pour une fin de vie à domicile assumée.
Une des vraies questions est donc celle-là : les gérontechnologies sont-elles faites pour les personnes âgées ou pour leurs enfants qui ne veulent pas assumer le vieillissement qu'il repèrent chez leurs parents ? Nous pouvons repérer ici ce fameux écart entre ce que les gens pensent bon pour eux et ce qu'ils pensent bon pour autrui. Dans un cadre très différent, une étude d'opinion a été menée par les Services funéraires et a montré que dans une proportion étonnante les gens veulent aujourd'hui pour eux une crémation et un enterrement sans cérémonie (l'argument premier invoqué est de ne pas être une charge pour la famille). Mais la même question posée pour autrui donne des résultats parfaitement inversés : pour nos proches on veut une vraie cérémonie et pas nécessairement la crémation. Cet écart entre la volonté pour autrui et la volonté pour soi serait certainement à mettre en évidence à propos des gérontechnologies. On en veut pour notre vieille maman, mais elle, elle n'en veut pas. Et éventuellement si elle en veut, ce n'est pas pour elle mais ce sera pour faire plaisir à ses enfants. Le problème c'est que les politiques et les grands argentiers des caisses d'assurance qui seraient tentés de lancer notre société dans des investissements massifs en terme de gérontechnologies appartiennent à ces générations qui peuvent vivre mal le vieillissement de leurs aînés. Si certains s'entichent de gadgets, pourquoi pas… Le problème dans les investissements massifs d'une nation, c'est qu'il se font au détriment d'autres choix budgétaires. On ne pourra pas avoir les"WC intelligents" et la présence humaine de l'infirmière. On coupera donc dans les budgets sociaux en pensant avoir comblé les manques grâce à la gérontechnologie. Voilà ce qu'on peut craindre et voilà pourquoi les gérontechnologies risquent de nous faire perdre l'humain. Les gérontechnologies sont un fantasme : ne plus s'occuper des vieux sans avoir pour autant à culpabiliser. On a payé assez cher pour eux !
Ne diabolisons pas non plus, de façon a priori, tout ce que la technique peut apporter. Il est évident qu'elle peut de façon précieuse pallier de nombreuses déficiences. Les nanotechnologies nous permettraient une médecine plus curative que préventive. Des personnes paraplégiques pourraient à nouveau marcher avec un mixte de nanopuces placées dans le cerveau et d'exosquelette approprié. Des personnes devenues aveugles pourraient recouvrer la vue. Pour certains, vivre à domicile pourrait être à nouveau possible. Cela n'est pas à négliger.
Mais que par rapport à diverses nouvelles techniques les personnes âgées puissent résister peut aussi se comprendre. Par nature les nouveautés technologiques n'appartiennent pas à l'univers mental de ceux qui ont produit"le monde d'avant". Il faut alors un peu de pédagogie, de la patience, pour montrer à notre vieux parent les avantages qu'il a à tirer de l'usage d'internet ou de toute autre invention. Cependant nous retrouvons notre argument fondamental : cela est-il un véritable avantage pour la personne ou n'est ce un avantage que pour les entreprises qui s'ouvrent des segments de marché supplémentaires et pour les générations moins âgées qui imposent leur univers et leurs angoisses par la force ? Les Sophistes du XXIe siècle sont en tout cas déjà là : comment peut-on parler de"réalité augmentée" devant un écran TV où se balade un avatar qui vous repère par des capteurs aussi sophistiqués que possible ? Une"virtualité augmentée" serait éventuellement le terme adéquat. Mais quelle chaleur humaine peut-on attendre de telles inventions ? Y a-t-il un homme qui attende avec impatience de finir sa vie en tête-à-tête avec une image - si réactive soit-elle ? Nous avons insisté également sur le pathos du"surveiller ceux que l'on aime". Les mots peuvent faire rêver, habiller les"bonnes" intentions toxiques, mais la réalité humaine qu'il y a derrière n'en sera pas améliorée.
Le fait est que nous aurons un jour à mourir, que nous avons déjà à mourir. Les poudres aux yeux technologiques n'y changeront rien. L'obsession de la maîtrise sous-jacente au"tout technologique" cache une peur de la mort. Le discours de la foule voudrait d'ailleurs que cela soit la pire menace qui pèse sur l'individu. Mais il n'en est rien. Notre existence aurait-elle en effet seulement un sens si nous n'avions pas à mourir ? Il faut avoir pris acte de l'existence irrémédiable de la mort pour pouvoir donner un sens à notre vie. C'est un des grands enseignement de Heidegger. Le philosophe allemand a défini en 1927 dans Etre et temps, l'homme comme"Etre pour la mort" (" Sein zum Tode" en allemand). Non pas qu'il soit de façon macabre attiré par la mort. Il n'y a rien de cela chez Heidegger. Il dégage en revanche que le rapport à la mort est une structure permanente qui éclaire le sens de notre existence. L'homme doit être défini comme un être en rapport permanent à la possibilité de ne plus être. Je ne peux être une personne qu'en tant que j'ai à mourir et c'est cela qui produit la temporalité. Pour agir, pour vouloir, il faut être pressé par le temps. La mort donne de la densité, de l'intensité à notre vie. Si vous étiez éternels, auriez vous fait l'effort de vous concentrer sur les petits caractères d'imprimerie de cet article ? Il faut assumer notre condition humaine, dans sa grandeur comme dans sa fragilité. Le problème pour l'homme contemporain qui veut s'émanciper de la religion est l'incapacité à se décrisper. Plus l'existence brute devient le seul horizon humain, plus l'angoisse monte face aux dangers qui guettent. S'inverse alors les apports du savoir (connaître à tout moment si maman va bien ; savoir à tout moment si mes constantes médicales sont bonnes) : de bénéfiques ils deviennent anxiogènes. La vigilance devient obsession. Tant que nous n'avons pas accepté un risque résiduel dans toutes les circonstances de la vie nous ne serons jamais décontracté. Il est connu qu'à vouloir se prémunir de tous les risques on ne vit plus. L'obsession de la précaution maximale, du risque zéro, relève d'une pathologie paranoïaque. L'utopie d'une société sans risque nous guette pourtant indéniablement.

Les gérontechnologies peuvent donc faire courir plusieurs risques : faire oublier dans le technique les éléments qui fondent la condition authentiquement humaine : l'aspiration à la liberté, à l'intimité.
Elles peuvent également se développer au détriment d'activités humaines à dimension pleinement relationnelles.
Que les argentiers réfléchissent en lançant de gros investissements en gérontechnologie : Eux qui s'énervent à voir leurs rejetons obsédés par les jeux vidéo, veulent-ils un jour voir la télécommande de leur destin mise entre les mains de leurs enfants ?

Par Bertrand QUENTIN

N'AYEZ PAS PEUR : ON VOUS PRÉPARE UN AVATAR...

On nous dit que la Corée aurait investi soixante milliards de dollars dans un plan national consacré à la robotique. Le Japon ne serait pas en reste dans le domaine. La Chine en aurait fait une priorité nationale...

 

L'Auteur :

 

Bertrand QUENTIN, né en 1968, est Maître de conférences en philosophie pratique à l'Université de Paris-Est Marne-la-Vallée. Docteur en philosophie, il a d'abord travaillé sur le philosophe Hegel (Hegel et le scepticisme, L'Harmattan, 2008). Il a écrit ensuite de nombreux articles dans le domaine du vieillissement et du handicap et va publier chez Erès, début 2013 un ouvrage sur la Philosophie face au handicap.

 

N'AYEZ PAS PEUR : ON VOUS PRÉPARE UN AVATAR...

(Article paru partiellement dans les Documents Cleirppa de Nov 2009)

On nous dit que la Corée aurait investi soixante milliards de dollars dans un plan national consacré à la robotique. Le Japon ne serait pas en reste dans le domaine. La Chine en aurait fait une priorité nationale. Quelle mouche a donc piqué tous ces pays à s'enticher ainsi de robots ?
Les objectifs qui font fantasmer l'enfant n'y sont pas pour grand chose. Certes la conquête de l'espace avec des"robots sentinelles" fait partie des projets, l'armée et l'usage de robots lors de catastrophe naturelle aussi. Mais l'essentiel de la stratégie envisagée tourne autour du constat du vieillissement de la population. La robotique doit envahir massivement le domaine de la santé et de l'assistance aux personnes pour résoudre les problèmes qu'on y anticipe. De quelle robotique s'agit-il ?
 On pourrait avoir une première piste avec des robots de compagnie. Sony a conçu un chien robot produit à deux cents mille exemplaires et vendu trois mille dollars l'unité, en un temps record. Le petit chien que vous achetez fait partie de la"robotique intelligente", c'est-à-dire apte à l'apprentissage. Dès sa mise en fonctionnement il mitraille son environnement avec une cellule photographique numérique, il enregistre les voix de ceux qui l'entoure et se met à suivre celui qui est le plus régulièrement avec lui. Il se met également à l'imiter. Placé chez un cadre supérieur dynamique, il aura des mouvements rapides. Placé chez une personne âgée à motricité lente, il aura des mouvements ralentis. Deux robots de conception identique deviennent donc très différents en quelques semaines. Ce serait donc l'animal de compagnie idéal : il n'y a pas à lui chercher d'aliment. Il se recharge sur sa base électrique. Le service de promotion précise :"c'est un petit animal qui à demeure peut donner des informations sur une personne âgée".
Mais plutôt qu'avoir un animal de compagnie on pourrait imaginer la personne âgée veuve, isolée, ressentir le besoin d'un robot humanoïde de compagnie. Sony a cependant arrêté ce type de robotique car il est très compliqué de faire se déplacer harmonieusement un robot humanoïde dans un appartement. Il peut buter sur toutes sortes d'obstacles au sol. Qu'à cela ne tienne, l'avenir serait dans la"robotique insecte". Un robot de la taille d'une libellule peut déjà voler dans l'appartement d'un quidam et le filmer. Toujours dans l'optique de"surveiller les personnes qu'on aime". Grâce à la robotique insecte, si maman tombe dans son appartement, je pourrai le savoir en temps réel…
Mais la véritable piste de l'avenir, ce ne sont pas les robots polyvalents mais les objets eux-mêmes. Les"objets intelligents" vont être multipliés dans les années à venir : la bouilloire pourra faire elle-même des statistiques. Elle mémorisera que son propriétaire fait bouillir de l'eau à sept heures du matin. Avec une connexion internet adéquate, la bouilloire pourra appeler automatiquement le médecin parce qu'à neuf heures elle n'a toujours pas été allumée. Les objets vont pouvoir"surveiller les personnes qu'on aime".
Mieux encore, les"médicaments intelligents" vont arriver sur le marché. Fini la sempiternelle question de savoir si la personne âgée a bien pris ses médicaments. C'est le médicament qui"saura" s'il a été pris. En lui se trouve une capsule communicante qui émettra un signal satisfaisant. Sans émission de signal, là encore, l'entourage ou le médecin peut"rappliquer" au plus vite.
Les promoteurs de technologies à tous crins parlent également de"réalité augmentée" : une personne seule pourra communiquer avec un avatar, un être humain virtuel que l'on voit sur un écran d'ordinateur et qui par des capteurs adéquats nous reconnaît, enregistre toute sorte d'informations sur nous et peut donc entrer en dialogue. Si je lui montre une feuille sur laquelle j'ai écrit un mot, il reçoit à l'écran cette feuille en virtuel avec le même mot écrit. Si je lui écrit"à l'aide" il pourra aussi via internet envoyer le message à qui de droit.





Les nouvelles technologies au service de la médecine préventive vont aussi faire leur entrée dans les salles de bains et les WC. Le miroir, la balance, la cuvette des WC dotée de capteurs"mettra à la disposition de ceux qui le souhaitent" un"tableau de bord santé" connecté par internet à un médecin, à des proches. Les Japonais ont déjà commercialisé les"toilettes intelligentes" mesurant le taux de sucre dans l'urine, la pression sanguine et le taux de graisse tandis qu'on est assis. Mais cette gérontechnologie a encore son prix : 3.500 dollars. Le pas supplémentaire est l'installation sous la peau d'une puce contenant notre dossier médical miniaturisé. En cas de problème, le médecin du SAMU pourra avoir instantanément toutes les informations nécessaires avec un lecteur identique aux lecteurs de codes-barres.
Le défi d'aujourd'hui serait donc de mieux réussir sa longévité grâce à la révolution de la biologie moléculaire et de la nanomédecine du milliardième de mètre appliquée à la médecine. Aubrey de Grey, chercheur en bio-informatique de l'Université de Cambridge déclare à ce propos :"On a le droit - c'est un droit humain - de vivre aussi longtemps qu'on le peut. On a le devoir de donner aux autres la possibilité de vivre aussi longtemps qu'ils le désirent" .

Ce qu'il y a d'effrayant dans tous ces scénarii, c'est d'envisager comme norme future des hommes ou femmes vivant seuls et étant isolés. Voilà l'anticipation qui est faite des besoins : les hommes vivront de plus en plus longtemps seuls et isolés. Il faut donc leur fabriquer la possibilité de vivre aussi longtemps que possible dans un appartement isolé. Mais que signifie ce genre de vie ? Faut-il vivre pour vivre ? Faut-il être obnubilé par la performance, par le fait de vivre plus longtemps que les autres ? Pourquoi faudrait-il investir autant d'argent pour envisager que les gens vivent seuls ? Il y a ici un idéal politique de la maîtrise individualiste. On pourrait en effet envisager d'autres choix budgétaires : si cet investissement est dirigé en direction du secteur social, ce n'est pas un WC qui donnera à la personne âgée son bilan journalier de santé mais une infirmière. Et cette infirmière apportera une chaleur humaine que ne saura pas donner un avatar. Quand bien même cette infirmière est revêche. Elle donnera l'occasion à la personne âgée de s'en plaindre en prenant le thé avec sa voisine. Comment voulez-vous vous plaindre de votre miroir, de votre balance ou de votre WC qui fonctionne très bien ? La technologie n'est pas un mal en soi, mais elle doit être là pour prolonger une autonomie, pas pour s'y substituer. Elle doit être là pour remplir des tâches mécaniques, pénibles, pas pour remplacer l'humain en ce qu'il a d'irremplaçable.
Derrière ce développement tous azimuts de technologies qui doivent tisser autour de l'humain une toile de sécurité permanente, il y a autre chose d'effrayant : la peur qu'il arrive quelque chose. Mais il arrivera bien quelque chose un jour ! Nous ne devons pas avoir peur de mourir ou en tout cas ne pas en faire une obsession qui nous empêche de vivre. La personne âgée peut de ce point de vue être plus philosophe que ses enfants. Elle peut préférer vivre le plus longtemps possible dans sa maison, même si elle court de plus en plus le risque d'une chute fatale en pleine nuit."Si cela arrive, cela arrivera…". Ce sont les proches qui le plus souvent ont du mal à accepter ce fatalisme. Certes il y a la possibilité d'une Télé-alarme. Mais qui nous dit que la personne âgée l'a toujours autour du cou, qu'elle la met bien la nuit pour aller aux toilettes ? Dès lors apparaît l'obsession délirante des"robots insectes" ou pour le prolétaire, de quelques caméras de surveillance qui permettront via internet d'être sûr que papa ou maman n'est pas tombé. L'argument marketing nous revient :"pouvoir surveiller ceux que l'on aime". Le"ceux que l'on aime" disparaît en réalité sous le"désir de surveiller". Surveiller sans punir, c'est encore surveiller. Il y a là une obsession panoptique qu'un Michel Foucault aurait évidemment repérée. Comment une personne peut-elle accepter d'être filmée en permanence dans sa vie privée ? Après le divertissement du cirque qu'a été"Loft Story", nous passerions à"Old mum Story"… Une personne humaine a besoin d'intimité, à quelque âge que cela soit. L'impératif de la sécurité ne doit pas se faire au détriment de l'intimité de l'individu. Les gérontechnologies devront être pensées en fonction de cela. Il faudrait que la loi encadre par des protocoles toutes les techniques qui présentent des risques intrusifs importants.
La confiance de la personne envers ses proches est aussi une donnée fondamentale. Elle doit être certaine que les gérontechnologies sont installées pour elle et non pour calmer les angoisses de ses proches. Aimer quelqu'un ce n'est pas être prêt à remettre en question sa liberté pour se donner à soi-même un peu de confort psychique. C'est préférer la liberté assumée de l'autre malgré l'inconfort psychique que l'on peut ressentir. Aimer quelqu'un c'est vouloir le protéger, mais surtout protéger ses possibilités. Certes il est dur de penser que son père ou sa mère peuvent tomber la nuit, à un moment où il n'y aura personne pour les aider. Mais ce peut être le risque à payer pour une fin de vie à domicile assumée.
Une des vraies questions est donc celle-là : les gérontechnologies sont-elles faites pour les personnes âgées ou pour leurs enfants qui ne veulent pas assumer le vieillissement qu'il repèrent chez leurs parents ? Nous pouvons repérer ici ce fameux écart entre ce que les gens pensent bon pour eux et ce qu'ils pensent bon pour autrui. Dans un cadre très différent, une étude d'opinion a été menée par les Services funéraires et a montré que dans une proportion étonnante les gens veulent aujourd'hui pour eux une crémation et un enterrement sans cérémonie (l'argument premier invoqué est de ne pas être une charge pour la famille). Mais la même question posée pour autrui donne des résultats parfaitement inversés : pour nos proches on veut une vraie cérémonie et pas nécessairement la crémation. Cet écart entre la volonté pour autrui et la volonté pour soi serait certainement à mettre en évidence à propos des gérontechnologies. On en veut pour notre vieille maman, mais elle, elle n'en veut pas. Et éventuellement si elle en veut, ce n'est pas pour elle mais ce sera pour faire plaisir à ses enfants. Le problème c'est que les politiques et les grands argentiers des caisses d'assurance qui seraient tentés de lancer notre société dans des investissements massifs en terme de gérontechnologies appartiennent à ces générations qui peuvent vivre mal le vieillissement de leurs aînés. Si certains s'entichent de gadgets, pourquoi pas… Le problème dans les investissements massifs d'une nation, c'est qu'il se font au détriment d'autres choix budgétaires. On ne pourra pas avoir les"WC intelligents" et la présence humaine de l'infirmière. On coupera donc dans les budgets sociaux en pensant avoir comblé les manques grâce à la gérontechnologie. Voilà ce qu'on peut craindre et voilà pourquoi les gérontechnologies risquent de nous faire perdre l'humain. Les gérontechnologies sont un fantasme : ne plus s'occuper des vieux sans avoir pour autant à culpabiliser. On a payé assez cher pour eux !
Ne diabolisons pas non plus, de façon a priori, tout ce que la technique peut apporter. Il est évident qu'elle peut de façon précieuse pallier de nombreuses déficiences. Les nanotechnologies nous permettraient une médecine plus curative que préventive. Des personnes paraplégiques pourraient à nouveau marcher avec un mixte de nanopuces placées dans le cerveau et d'exosquelette approprié. Des personnes devenues aveugles pourraient recouvrer la vue. Pour certains, vivre à domicile pourrait être à nouveau possible. Cela n'est pas à négliger.
Mais que par rapport à diverses nouvelles techniques les personnes âgées puissent résister peut aussi se comprendre. Par nature les nouveautés technologiques n'appartiennent pas à l'univers mental de ceux qui ont produit"le monde d'avant". Il faut alors un peu de pédagogie, de la patience, pour montrer à notre vieux parent les avantages qu'il a à tirer de l'usage d'internet ou de toute autre invention. Cependant nous retrouvons notre argument fondamental : cela est-il un véritable avantage pour la personne ou n'est ce un avantage que pour les entreprises qui s'ouvrent des segments de marché supplémentaires et pour les générations moins âgées qui imposent leur univers et leurs angoisses par la force ? Les Sophistes du XXIe siècle sont en tout cas déjà là : comment peut-on parler de"réalité augmentée" devant un écran TV où se balade un avatar qui vous repère par des capteurs aussi sophistiqués que possible ? Une"virtualité augmentée" serait éventuellement le terme adéquat. Mais quelle chaleur humaine peut-on attendre de telles inventions ? Y a-t-il un homme qui attende avec impatience de finir sa vie en tête-à-tête avec une image - si réactive soit-elle ? Nous avons insisté également sur le pathos du"surveiller ceux que l'on aime". Les mots peuvent faire rêver, habiller les"bonnes" intentions toxiques, mais la réalité humaine qu'il y a derrière n'en sera pas améliorée.
Le fait est que nous aurons un jour à mourir, que nous avons déjà à mourir. Les poudres aux yeux technologiques n'y changeront rien. L'obsession de la maîtrise sous-jacente au"tout technologique" cache une peur de la mort. Le discours de la foule voudrait d'ailleurs que cela soit la pire menace qui pèse sur l'individu. Mais il n'en est rien. Notre existence aurait-elle en effet seulement un sens si nous n'avions pas à mourir ? Il faut avoir pris acte de l'existence irrémédiable de la mort pour pouvoir donner un sens à notre vie. C'est un des grands enseignement de Heidegger. Le philosophe allemand a défini en 1927 dans Etre et temps, l'homme comme"Etre pour la mort" (" Sein zum Tode" en allemand). Non pas qu'il soit de façon macabre attiré par la mort. Il n'y a rien de cela chez Heidegger. Il dégage en revanche que le rapport à la mort est une structure permanente qui éclaire le sens de notre existence. L'homme doit être défini comme un être en rapport permanent à la possibilité de ne plus être. Je ne peux être une personne qu'en tant que j'ai à mourir et c'est cela qui produit la temporalité. Pour agir, pour vouloir, il faut être pressé par le temps. La mort donne de la densité, de l'intensité à notre vie. Si vous étiez éternels, auriez vous fait l'effort de vous concentrer sur les petits caractères d'imprimerie de cet article ? Il faut assumer notre condition humaine, dans sa grandeur comme dans sa fragilité. Le problème pour l'homme contemporain qui veut s'émanciper de la religion est l'incapacité à se décrisper. Plus l'existence brute devient le seul horizon humain, plus l'angoisse monte face aux dangers qui guettent. S'inverse alors les apports du savoir (connaître à tout moment si maman va bien ; savoir à tout moment si mes constantes médicales sont bonnes) : de bénéfiques ils deviennent anxiogènes. La vigilance devient obsession. Tant que nous n'avons pas accepté un risque résiduel dans toutes les circonstances de la vie nous ne serons jamais décontracté. Il est connu qu'à vouloir se prémunir de tous les risques on ne vit plus. L'obsession de la précaution maximale, du risque zéro, relève d'une pathologie paranoïaque. L'utopie d'une société sans risque nous guette pourtant indéniablement.

Les gérontechnologies peuvent donc faire courir plusieurs risques : faire oublier dans le technique les éléments qui fondent la condition authentiquement humaine : l'aspiration à la liberté, à l'intimité.
Elles peuvent également se développer au détriment d'activités humaines à dimension pleinement relationnelles.
Que les argentiers réfléchissent en lançant de gros investissements en gérontechnologie : Eux qui s'énervent à voir leurs rejetons obsédés par les jeux vidéo, veulent-ils un jour voir la télécommande de leur destin mise entre les mains de leurs enfants ?

]]>
news-2781 Tue, 26 Jun 2012 00:00:00 +0200 Du courage en éducation thérapeutique https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/du-courage-en-education-therapeutique L'Auteur :

 

Philippe WALKER, né en 1953, est médecin endocrinologue, praticien hospitalier, chef de pôle et exerce en cabinet libéral à Bourges. Promoteur et président du réseau de soins du Cher CARAMEL pour les personnes diabétiques et obèses, il est doctorant en philosophie à Paris-Est et porte ses recherches sur l'éducation thérapeutique du patient.

 

DU COURAGE EN EDUCATION THERAPEUTIQUE


Parler du courage peut-il nous éclairer pour mieux comprendre ce qui détermine le choix entre deux modèles d'éducation thérapeutique ? Il est étonnant d'entendre sereinement prononcer le même mot avec des sens opposés, sans que les sujets ne s'aperçoivent que ce qu'ils veulent dire est compris à l'inverse par l'autre. Une sorte d'accord metaverbal fait alors consensus. Il en est ainsi du courage et de l'éducation thérapeutique.
Nous savons que deux modèles d'éducation du patient se côtoient pour le meilleur et contre le pire. Un modèle de connaissances extérieures, centré sur la maladie, il s'agit de bien le faire, et un modèle d'autodétermination, centré sur le malade, il s'agit de faire le bien. Pour le courage aussi, deux modèles sont dans nos têtes. Notre pari est que parler en même temps de ces deux termes ambivalents, le courage et l'éducation thérapeutique, permet de faire sens. Ainsi parler du courage pourrait nous éclairer pour mieux comprendre ce qui détermine le choix du modèle d'éducation thérapeutique. Et parler d'éducation thérapeutique pourrait nous aider à mieux comprendre le modèle de courage utilisé.
Trois questions peuvent être posées :
– Qu'est-ce que le courage ?
– Comment penser le courage quand on est soignant ou soigné ?
– Comment le questionnement du courage permet de comprendre l'éducation thérapeutique ?

Petit survol historique et conceptuel sur la notion de courage

Le mot courage dérive de cur, le coeur, les dispositions du coeur, et pendant longtemps coeur et courage étaient synonymes. La Fontaine illustre les trois sens du courage que donne Le Robert.
– L'ensemble des passions (sens vieilli) : « Au moins que les travaux, les dangers, les soins du voyage, changent un peu votre courage » (résolution), Les deux pigeons, L. IX, fable 2.
– Le fait d'agir malgré les difficultés, c'est l'ardeur, la volonté, le zèle, l'énergie dans l'action. Sens actif : « Je ne sais pas l'endroit mais un peu de courage vous le fera trouver. Vous en viendrez à bout » Le laboureur et ses enfants, L. V, fable 9.
– Le fait de ne pas avoir peur, devant la souffrance, physique ou morale. Sens passif : « La vraie épreuve du courage n'est que dans le danger que l'on touche du doigt. Tel le cherchait, dit-il, qui changeant de langage s'enfuit aussitôt qu'il le voit. » Le lion et le chasseur, L. VI., fable 2.
Aristote attire notre attention sur les faux courageux (1) : ceux qui apprécient mal le danger, et ceux qui sont sans crainte. Celui qui ne perçoit pas le danger, l'aveugle au bord de la falaise, et celui qui est sans peur, le sage aphobique ou l'homme entraîné ou l'impulsif, ne sont pas des personnes courageuses. De même celui qui ne fait preuve de bravoure qu'à cause de l'espérance ou de l'attente du bien, n'est donc pas homme courageux (2)  et Aristote condamne le suicide. Ainsi pour certains patients, l'auto injection d'insuline mobilise de nombreuses craintes par défaut d'expérience (crainte de la douleur, crainte de se tromper). Pour d'autres, au contraire, l'injection sous-cutanée ne provoque aucune crainte car ils en ont l'expérience pratique, comme cette infirmière devenue diabétique, elle n'est pas courageuse, elle connaît simplement son métier.
Dans la philosophie occidentale, on retrouve le courage entre coeur et raison, entre thumos et logos. Aristote, dans L'éthique à Nicomaque, fait du courage une vertu qui est guidée par le sens de la juste mesure entre deux extrêmes : la lâcheté et la témérité. Pour notre auteur, le courageux n'est pas celui qui ne craint rien, mais celui qui sait avoir peur de ce qui est véritablement un mal à craindre et qu' « il choisit d'endurer parce qu'il est noble de le faire, ou parce qu'il est honteux de ne pas le faire » (3).  Aujourd'hui, le terrain du courage s'est déplacé et nous ne pourrons plus suivre Aristote jusqu'à sa perception de la noble mort à la guerre, les guerres rencontrées par les soignants se produisent dans d'autres espaces et dans un autre temps. Nos patients ont des maladies qui leur offrent d'autres occasions de mourir dans d'autres combats, combats non plus contre les autres mais avec eux-mêmes. Pour Platon, le thumos est un sentiment d'ardeur qui, comme le dit Michel Tournier, vient s'insérer entre la tête raisonneuse et le ventre-sexe. Un sentiment qui viendrait de ce qu'il est communément appelé le coeur, comme dans l'expression « du coeur à l'ouvrage » qui indique l'ardeur avec laquelle on travaille.
Le courageux est-il le vainqueur ou bien le vaincu, le combattant ou la victime ? Le courage « à l'ancienne » aurait non seulement déserté le terrain social, mais aussi le champ de l'individu. Le courage n'est plus à la guerre, mais dans l'âme. Nombreux sont les soignants ou les patients qui invoquent les maux issus d'une fatalité de société, de l'état, des autres. Ils se sentent contraints à l'impuissance et ont des difficultés à mobiliser leurs capacités, à intégrer des changements d'habitude d'agir ou d'habitude de penser, à mobiliser leur courage. « Non ! Çà suffit ! Trop, c'est trop ! ». Le courage, c'est aussi dire non à une situation mal vécue, chercher une solution, une médiation, un remède à défaut d'un médecin.
Ainsi, deux modèles de courage se sont imposés. Un modèle personnel guerrier qui s'est progressivement socialisé. Le courage viril d'Achille, andréia, chanté par les poètes, permettant la vie éternelle du héros, a servi de modèle à Alexandre le Grand puis à César. C'est le courage héroïque du guerrier. Un autre modèle apparaît avec le courage de la maîtrise de soi, de former ses opinions. Avec les stoïciens, la connaissance de ce qui doit être supporté permet le courage car « rien n'est mal de ce qui se fait selon la nature » (4).  Pour le chrétien, le fait d'accepter les épreuves, son sort avec patience et soumission est réputé courageux. C'est le « chevalier de la résignation infinie » qui accepte sa condition humaine. Nous avons là des réactions habituelles à court terme de nos patients : se battre contre sa maladie ou contre ses émotions pour accepter ses contraintes, lutter contre ce qui est extérieur à soi ou lutter contre ce qui est intérieur à soi. Le courage né du doute est apparu avec le christianisme, avant qu'il ne réapparaisse un courage plus politique, décrit par Machiavel, au service de la communauté.
Dans le premier modèle, être courageux, c'est lutter hors de soi, contre un autre, quelqu'un puis contre des idéaux. Dans ce deuxième modèle, être courageux, c'est lutter en soi, contre moi, contre un état pathologique. « Le courage ne s'oppose alors plus comme dans l'Antiquité à la lâcheté, mais à la paresse et à la mollesse de la volonté » (5).  Agir de manière courageuse, c'est encore combattre, mais c'est lutter contre des ennemis intérieurs, désirs, faiblesses ou peurs. Ainsi la morale n'est pas le respect d'un code de valeurs établies, mais celui d'une procédure d'évaluation de soi.
Ce déplacement intellectuel et subjectif du courage introduit une nouvelle temporalité dans le courage. Ce n'est plus la force impétueuse et brève d'un acte d'éclat, mais la force constante que demande la cohérence dans le comportement et la maîtrise dans l'attitude. Ce n'est plus l'action isolée, mais la disposition générale face à la vie. Cette nouvelle forme de courage permet d'aborder la maladie non tant dans sa forme aigue, où le courageux soignant, armé de sa puissance de compassion et de ses armes techniques, part à l'assaut de l'accident aigu qui attaque son prochain, mais dans sa forme chronique avec celui qui, armé de savoirs techniques et de philosophie, permet l'abord du mal chronique qui rend son prochain impuissant d'être.

Le métier de soignant entre vertu froide et vertu chaude

Courage d'action ou courage de pensée ? Le courage est-il un geste d'éclat, inaugural, ou la persistance d'un effort ? Comme le disait Nietzsche, le courage est l'exemple même d'une vertu froide et d'une vertu chaude.
« A vrai dire, l'humanité a jugé très utile le courage, qu'il soit de sang-froid ou ardent, et de plus, trop peu fréquent pour ne pas le ranger parmi les joyaux sous deux couleurs différentes » (6). 
Nous pourrions en rapprocher le sang chaud des uns s'opposant au sang froid des autres, et au courage passionné, un courage raisonné. Pour le courage comme vertu chaude, nous en rapprocherons le langage martial des soignants et des soignés qui se battent contre la maladie. Dans le film La guerre est déclarée (I), Roméo et Juliette luttent contre la maladie de leur enfant Adam ; il faut être plus fort qu'elle, l'héroïsme homérique se manifeste par la visibilité du geste d'éclat sur une scène publique, à l'hôpital comme sur le champ de bataille. Guerre contre la maladie, qui ne doit pas se transformer en guerre contre le malade, ce qui n'est pas rare dans la maladie chronique qui remet tellement en question le soignant. C'est une vertu utile dans toutes les situations d'urgence, où l'action prime. A l'inverse dans les maladies chroniques, cette version chaude du courage peut favoriser un mécanisme de défense habituel du soignant contre la remise en question de sa toute puissance est d'attribuer la responsabilité de sa maladie à la toute puissance du malade. « Moi, je vais lui dire, lui dire la vérité : Nous, on n'y peut plus rien, c'était à vous de faire ce qu'il fallait faire avant. »
A l'inverse, pour le courage comme vertu froide, le courage est en latin virtus qui signifie aussi la vertu, et qui vient de vir, l'homme mais aussi l'humain. On voit donc dans le courage se dessiner un symptôme d'humanité. Le courage, comme vertu, est puissance d'humanité. Nous en rapprocherons l'effort pédagogique du philosophe, l'héroïsme platonicien d'une relation au disciple dans sa recherche de la vérité. Il débouche sur le rôle politique. C'est une vertu du rapport de soi aux autres. Chez les Grecs, le courage était de s'exposer devant le public. Courage de dire la vérité face au tyran ou à l'assemblée du peuple. Puis au fil du temps, avec le développement du christianisme, la notion a évolué et le courage est devenu une vertu du rapport de soi à soi. Dans les situations d'urgence, le sang froid sera apprécié pour organiser les secours, rassurer les équipes, mais réduira la réactivité aux évolutions imprévisibles des situations abordées. Face à la maladie chronique, il n'y a pas d'urgence et le temps est souvent nécessaire pour trouver la meilleure solution d'accompagnement dans la durée, mais le sang-froid ne veut pas dire ne rien décider, mais décider après un temps de réflexion permettant de prendre en compte tous les facteurs.
Le courage est un joyau, un joyau à ranger sous deux couleurs différentes nous dit Nietzsche, il est remarquable et remarqué. Mais sa perception dépend de la référence du sujet et du sujet lui-même. D'une part, le même sujet peut apprécier le courage par rapport à soi-même ou par rapport aux autres, D'autre part, deux sujets peuvent référer différemment l'expression de ce courage, la même action peut demander du courage à l'un et pas à l'autre. Se lever tôt le matin pour prendre un train pour travailler demande le courage de programmer son réveil-matin, mais se lever de bonne heure pour lire un essai passionnant, ou pour écrire le fruit d'une nuit de repos, est un réel plaisir et ne demande aucun effort et donc pas de courage. Pour notre lecteur matinal, la perception de ce qui n'est pas évitable n'est pas vécu comme courageux, car il n'a pas le choix, alors que choisir de se réveiller tôt pour faire quelque chose qui demanderait un effort à autrui, peut lui paraître courageux. L'effort est subjectif, il dépend du sujet. Il peut apparaître courageux à celui qui se baigne avec plaisir de voir l'autre rester allongé sur la plage à se laisser stoïquement brûler par le soleil. A l'inverse, il peut apparaître courageux à celui qui est allongé voluptueusement sur le sable, de voir l'autre se baigner dans l'eau fraiche. Mais l'habitude du courage pour l'un pourrait être perçue comme le courage de l'habitude pour l'autre. « Je ne le ferai pas. Mais lui, il est habitué ! » Pour moi, il me faudrait faire un effort, mais pour lui cet effort est réduit par l'habitude dont nous avons parlé. Le courage se réfère au choix volontaire d'un effort perçu comme tel par soi ou par autrui. On comprend donc pourquoi ce qui peut-être perçu comme courageux par les uns peut-être perçu banal pour d'autres. Le courage se réfère à sa perception inter et intrasubjective.
Les champs de bataille, où le courage de chacun est appelé à s'exprimer, se sont modifiés dans l'histoire et explorent les différents sens du courage. D'où l'intérêt de l'alliance de l'esprit et du coeur, du thumos et du logos car là où s'accomplit le miracle de leur articulation, nait ce que l'on peut appeler une “oeuvre de civilisation“ (7).

Le courage en milieu de soin

Comment le soignant peut-il comprendre et utiliser le courage dans son action de soignant et dans l'action du soigné ? Le discours sur le courage est abondamment utilisé en éducation du patient, à la fois par le soignant mais aussi par le soigné, courage de dire, courage de faire, mais aussi courage d'être et d'assumer sa responsabilité, courage de s'engager dans une relation complexe. L'éducation du patient nous amène à développer le rapport du courage au faire, le rapport du courage à être.
Le courage s'identifie différemment devant la même situation, selon le sujet, selon qu'elle est vue par le soignant ou vue par le patient. Plus le risque est perçu comme important, plus il faudra de courage au sujet. Marcher sur une planche de 30 cm de large posée sur le sol ne comporte pas de risque et ne demande aucun courage. Marcher sur la même planche à 3 m de hauteur comporte plus de risque en cas de chute, et marcher sur la même planche à 10 m de hauteur relève du défi car un faux pas nous serait fatal. Objectivement, la planche a la même largeur, mais le risque et par conséquent le courage à mobiliser pour surmonter notre crainte dépendra de l'idée que chacun se fait de la hauteur subjective à laquelle est placée la planche. C'est l'évaluation du risque induit par la situation que je rencontre. Le patient dit : « J'ai pas le courage de me piquer » ; le soignant dit à sa collègue à la transmission d'équipe « Celui-là, il ne veut rien entendre, bon courage ». A notre impuissance devant la maladie chronique, aux contraintes de sa prise en charge, soignés et soignants partagent un espace et un temps lourds à supporter. Le courage est la vertu à mobiliser pour rompre, rompre avec la peur de l'injection pour le patient, rompre avec la tentation de laisser le patient dans ses difficultés pour le soignant. Mais quel type de courage peut nous aider à résoudre la crise, à laquelle nous sommes confrontés, afin de se retrouver en adéquation soignant avec soi-même ? Alors, le courage, vous le voulez chaud ou froid ? Ou tiède ?
Ce déplacement intellectuel et subjectif du courage introduit une nouvelle temporalité dans le courage. Ce n'est plus la force impétueuse et brève d'un acte d'éclat, mais la force constante que demande la cohérence dans le comportement et la maîtrise dans l'attitude. Ce n'est plus l'action isolée, mais la disposition générale face à la vie. Cette nouvelle forme de courage permet d'aborder la maladie non tant dans sa forme aigue, où le courageux soignant, armé de sa puissance de compassion et de ses armes techniques, part à l'assaut de l'accident aigu qui attaque son prochain, mais dans sa forme chronique avec celui qui, armé de savoirs techniques et de philosophie, permet l'abord du mal chronique qui rend son prochain impuissant d'être.
Pour malades et soignants, le courage peut s'exprimer par l'encouragement à se battre contre la maladie, contre le malade, ou contre le soignant. Le courage, c'est aussi lutter contre le découragement du sujet malade ou soignant face à la maladie,. Allons courage ! Courage, fuyons ! Entre ces deux expressions opposées du courage, soignants et soignés expriment leur façon courageuse d'aborder leurs rencontres avec eux-mêmes soignant et la maladie ou eux-mêmes soignés et leurs maladies, ou bien avec les autres soignants ou les autres malades.
En effet, le courage est contagieux, et c'est ainsi qu'entre malades, les groupes animés par un soignant dans le cadre de groupes thérapeutiques, ou les groupes animées par un malade comme dans les associations de patient dans le cadre de l'accompagnement peuvent s'animer de la diffusion du courage d'un membre du groupe aux autres participants. Nous le constatons autant dans nos réunions du réseau CARAMEL, que dans le cadre des hospitalisations de semaine de nos patients. Mais cette diffusion du courage touche aussi les soignants, lors de leurs réunions d'équipe, en transmission, en staff, ou en formation, comme nous avons pu le constater lors de nos formations internes que nous nommons “Café éducation”. Cette diffusion du courage dans son sens passif ou actif, prend toute sa dimension dans les réunions partagées entre soignants et soignés que nous organisons annuellement, nos “Ateliers de printemps”.
Ce partage est incontournable, car n'oublions que bien au-delà de l'organe malade, de la cellule qui ne fonctionne plus ou du gène qui nous y prédispose, nous sommes avec le diabète, l'obésité ou l'anorexie dans des maladies dont l'évolution dépend de la vie quotidienne. Une expérience que chacun partage, puisque stress, alimentation, mobilité et sexualité sont le lot de vie de chacun, soigné et soignant.  L'approche scientifique se retourne dans cette maladie contre elle-même car plus elle se développe, et plus elle nous amène, par une biologisation, toujours plus intensive de l'existence de la personne diabétique au travers de ses variations glycémiques, à prendre en compte notre humanité dans notre intériorité et notre extériorité. Une patiente nous dit : « Je me suis disputée avec ma compagne pour une bêtise et le soir j'avais 1,94 g. Comme quoi, il faut modérer son comportement. » Cette patiente a remarqué qu'une contrariété modifiait son équilibre biologique. En effet, cet affect a favorisé la fabrication d'hormones hyperglycémiantes, et notre patiente souffrant de diabète n'a pas pu compenser cette hyperglycémie par la fabrication d'insuline. Les capteurs de glucose dont nous disposons actuellement mesurant toutes les cinq minutes la glycémie sont de véritables affectomètres. Mais on ne peut que constater, car ils ne peuvent pas prédire la perception affective consciente et inconsciente de la personne, ils ne peuvent que souligner son importance dans la compréhension de l'évolution de la maladie.
Une personne diabétique, n'est ni seulement un diabétique, ni seulement un diabète. Le courage philosophique serait le courage de pouvoir dire non à la vision réductrice, heureusement autolimitée par la pratique, qui fait l'échec ou le succès de nos rencontres thérapeutiques. La vie ne se met pas en équation (II).  Dire non à l'hégémonie de l'industrie pharmaceutique dans le raisonnement médical, dire non à l'Isoméride, et aux anorexigènes, dire non au Médiator, et aux glitazones. C'est facile quand c'est interdit, mais il faut un peu de courage pour résister aux pressions multiples de prescriptions lorsque c'est commercialisé, et que les premiers effets indésirables apparaissent dans la littérature internationale. Les visions scientifiques et éthiques sont alors requises pour lutter contre une médiacratie omnipotente.

Trois alternatives pour cibler le courage en éducation thérapeutique

Le courage contemporain peut se penser autour de trois alternatives (8).  Ces trois alternatives s'appliquent à notre problématique et après les avoir décrits, nous verrons comment ils éclairent notre appréhension de l'éducation thérapeutique :
— Est-il plus courageux de supporter une situation pénible ou de rompre ? C'est un premier conflit entre l'endurance du coeur et l'affirmation des valeurs.
— Être courageux est-ce réfléchir avant d'agir ou agir avant de réfléchir ? Ce deuxième conflit se situe entre lucidité et passion.
— Être courageux, est-ce défendre le bien ou n'importe quelle cause ? Ce troisième conflit explore la relation entre morale et sentiments.
Nous allons voir comment soignant ou soigné peuvent se poser ces trois questions autour de l'imbrication entre coeur et raison, et nous permettent de resituer cette antique vertu au centre de notre existence. Plus précisément : en son coeur. Toutes ces questions sont posées aux soignés quand il faut affronter la crainte des conséquences de la maladie ou celle du traitement et de ses effets secondaires. Ces questions sont aussi posées aux soignants quand il faut affronter nos peurs de ne pas pouvoir éviter les complications vitales pour le patient ou de ne pas pouvoir éviter une réduction importante de sa liberté. Alors que pour le soignant, la peur des complications de l'hyperglycémie prédomine sur la crainte de provoquer des hypoglycémies ; pour le soigné, la crainte d'hypoglycémie immédiate l'emporte sur la crainte de complications du long terme. Certains soignants brandissent la menace des complications à éviter pour invoquer une HbA1c inférieure à 6,5 %, mais ce qui multiplie par trois le risque d'hypoglycémie sévère (III).
Nous pouvons nous représenter pour chacune des trois questions, deux réponses extrêmes. Le courage de chacun peut alors se représenter comme un curseur placé entre ses deux expressions extrêmes, comme étant dans chaque situation le meilleur compromis. Pour choisir la tendance entre ces alternatives, répondons d'abord à la troisième question : Être courageux, est-ce défendre n'importe quelle cause ou défendre le bien ? Faut-il écouter davantage son coeur que sa raison ? Notre réponse à ce questionnement éthique permet de situer le courage, quelque part entre coeur et raison.
Plus le savoir permet de mobiliser le courage du côté du coeur et davantage les sentiments prennent le pas sur la raison. “J'ai peur ! Il vient de me dire que si mon HbA1c ne baisse pas, je vais devenir aveugle.” Ainsi savoir que l'état actuel de mon diabète peut me conduire à la cécité génère le courage dans sa couleur chaude. Et pour y pallier, nous développerons plus facilement une approche éducative du type sécuritaire immédiate, avec ses risques de formatage pour la personne éduquée et d'autoritarisme pour la personne éducatrice. Dans cette approche le courage, version chaude, favorise la rupture plutôt que l'endurance dans le cadre de la première question, et privilégie l'action plutôt que la réflexion dans le cadre de la deuxième question.
Plus le savoir permet de mobiliser le courage au profit de la raison, et donc aux dépens du coeur, plus nous favoriserons une éducation de type autodétermination. “Je pense préférable d'équilibrer mon alimentation, plutôt que de prendre un médicament qui peut me donner des effets indésirables.” L'endurance est alors privilégiée sur la rupture, ce qui répond à la première question et où la réflexion est favorisée par rapport à l'action, ce qui répond à la deuxième question.
Cette approche par le courage de l'abord de l'éducation thérapeutique nous permet aussi de comprendre, selon le type compliance ou autodétermination de cette éducation, comment sa mise en oeuvre peut être un combat épuisant pour le soignant comme pour le soigné avec burn out du soignant et dépression chronique du soigné, ou au contraire devenir une habitude valorisante pour le soigné comme pour le soignant par une satisfaction partagée entre soignant et soigné sur le long terme de la maladie chronique.

                    Éthique du courage
                               Savoir
Coeur--------------------------------------Raison

Rupture---------------------------------Endurance
Action------------------------------------Réflexion

Éducation "sécurité"        Éducation "autodétermination"

Penser l'éthique du courage nous permet de comprendre les oscillations entre l'éducation “sécurité” et l'éducation “autodétermination” et apporte un éclairage à l'éthique de l'éducation du patient. Nous pouvons alors nous installer avec le patient dans une approche de l'habitude pour renforcer cette pratique. Habitude du courage pour éviter la succession des efforts aboutissant dans la durée à la fin du courage.


NOTES EXPLICATIVES :

(I) Film réalisé par Valérie Donzelli, sorti en 2011.

(II) Ainsi la composition des aliments est moyennée comme si la moyenne permettait un calcul. Ainsi l'analyse de la pomme, dont nous connaissons les différentes variétés, l'état différent de maturation, les différents modes de production avec leurs différents terroirs, ne peut pas aboutir à un chiffre scientifiquement exact, mais invariable de nutriments glucidiques, pour la pomme qui est en réalité consommée. La pomme aussi est du domaine du vivant. Il n'y a pas, dans ce domaine, de paradigme, si ce n’est celui que l’homme se construit. Un référentiel arbitraire produit du hasard technique et du désir humain de transformer une image en réalité. Les influences hyperglycémiantes des hormones de contre régulation fabriquées en cas de stress sont tout simplement omises, car on ne peut les prévoir. On ne peut prévoir le stress perçu par autrui. Et tout cela produit non pas une mais bien évidemment des équations… à chaque "scientifique" de choisir la sienne eu égard au principe de liberté de chacun… de chaque scientifique… ou de chaque scientiste.

(III) Ceci explique d’ailleurs les pondérations introduites en 2010 par les chercheurs qui ont augmenté à 7,5 % chez une personne souffrant d’une cardiopathie le seuil souhaitable d’équilibre glycémique afin d’éviter les troubles du rythme parfois mortels, en cas d’hypoglycémie, et à 8% pour les enfants.

 

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES :

 (1) Aristote, Ethique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 2001, III, 10, 1115 b 24-30.
 (2) Aristote, Les grands livres d’éthique (La grande morale), trad. Catherine Dalimier, Paris, Arléa, 1995, XX, 9, 1191 a 15.
 (3) Aristote, Ethique à Nicomaque, idem. , III, 11, 1116 a 10-15.
 (4) Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, II, XVII, p. 49.
 (5) Thomas Berns, Laurence Blésin, Gaëlle Jeanmart, Du courage, une histoire philosophique, Paris, Les Belles Lettres, encre marine, 2010, p. 106.
 (6) Friedrich Nietzsche, Aurore in Oeuvres, Paris, Laffont, Bouquins, 2004, t.1., 277, p. 1120.
 (7) Paul Audi, Créer, introduction à l'est/éthique, 11200 Lagrasse, Verdier, 2010, p. 33.
 (8) Vincent Delecroix,  « Le courage aujourd'hui », Philosophie magazine, n° 29, Paris, mai 1995, p. 36-59.

]]>